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La divination grecque d'après le chant XVIII de l'Iliade, hommes et dieux, nature et objets, universalité du phénomène Du point de vue dramatique, le chant XVIII de l'Iliade marque un tournant dans le récit homérique : la colère d'Achille a donné son plein effet, puisque l'échec des Achéens devant la fureur guerrière des Troyens a entraîné la mort de Patrocle, l'ami du grand héros. Achille lui-même et les dieux savent que cette situation amènera la prompte réalisation du destin de l'Éacide et de celui de Troie. Combats et trépas vont s'enchaî- ner jusqu'à la destruction finale. A ce propos, l'attention des hellénistes a été récemment attirée sur le parallélisme établi par Homère dans l'Iliade entre Apollon et Achille 1 . Les deux personnalités connaissent en effet la colère au chant 1. Celle d'Apollon est apaisée dès le début du poème, celle du héros seulement à la fin. Dans le premier cas, la supériorité divine sur les mortels est rapidement reconnue par les humains qui sacrifient et se soumettent à la volonté apollinienne. Dans le second cas, Achille, renonçant à sa colère, accepte d'aider le vieux Priam à assumer la souffrance qu'il ressent en raison du trépas de son fils, Hector, sous la main de l'Eacide. Mourir est le lot des humains. Malgré cette évidence, les hommes éprouvent le besoin de savoir quel est leur avenir. Celui-ci peut être appréhendé à travers plusieurs techniques qui relèvent toutes de la même démarche que l'on peut nommer mantique, prophétisme ou divination. La situation prophétique au chant XVIII de l'Iliade Une esquisse de l'analyse du prophétisme au chant XVIII de l'Iliade distingue quatre séquences : la première concerne le seul Achille, mais le héros évoque déjà sa mère, la seconde expose le déroulement de la rencontre entre Thétis et son fils, la troisième met la déesse Iris et l'Éacide en présence, enfin la quatrième narre les prédictions de Polydamas. Achille et le destin de Patrocle La première séquence commence avec l'arrivée d'Antiloque, le fils de Nestor, elle se clôt avec les paroles du jeune héros 2 . Ce dernier partage 1 R.J. Rabel, "Apollo as a Model for Achilles in the Iliad", AJPh, III, 4, 1990, pp. 429-440 ; et la conclusion de l'article de D. Bouvier, "Mourir près des fontaines de Troie. Remarques sur le problème de la toilette funéraire", Euphrosyne, 15, 1987, pp. 28-29. 2 Homère, Iliade, XVIII, 2-21. 23

La divination grecque d’après le chant XVIII de l’Iliade, hommes et dieux, nature ... · 2014-10-08 · La divination grecque d'après le chant XVIII de l'Iliade, hommes et dieux,

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La divination grecque d'après le chant XVIII de l'Iliade, hommes et dieux, nature et

objets, universalité du phénomène

Du point de vue dramatique, le chant XVIII de l'Iliade marque un tournant dans le récit homérique : la colère d'Achille a donné son plein effet, puisque l'échec des Achéens devant la fureur guerrière des Troyens a entraîné la mort de Patrocle, l'ami du grand héros. Achille lui-même et les dieux savent que cette situation amènera la prompte réalisation du destin de l'Éacide et de celui de Troie. Combats et trépas vont s'enchaî­ner jusqu'à la destruction finale. A ce propos, l'attention des hellénistes a été récemment attirée sur le parallélisme établi par Homère dans l'Iliade entre Apollon et Achille1. Les deux personnalités connaissent en effet la colère au chant 1. Celle d'Apollon est apaisée dès le début du poème, celle du héros seulement à la fin. Dans le premier cas, la supériorité divine sur les mortels est rapidement reconnue par les humains qui sacrifient et se soumettent à la volonté apollinienne. Dans le second cas, Achille, renonçant à sa colère, accepte d'aider le vieux Priam à assumer la souffrance qu'il ressent en raison du trépas de son fils, Hector, sous la main de l'Eacide. Mourir est le lot des humains. Malgré cette évidence, les hommes éprouvent le besoin de savoir quel est leur avenir. Celui-ci peut être appréhendé à travers plusieurs techniques qui relèvent toutes de la même démarche que l'on peut nommer mantique, prophétisme ou divination.

La situation prophétique au chant XVIII de l'Iliade Une esquisse de l'analyse du prophétisme au chant XVIII de l'Iliade

distingue quatre séquences : la première concerne le seul Achille, mais le héros évoque déjà sa mère, la seconde expose le déroulement de la rencontre entre Thétis et son fils, la troisième met la déesse Iris et l'Éacide en présence, enfin la quatrième narre les prédictions de Polydamas.

Achille et le destin de Patrocle La première séquence commence avec l'arrivée d'Antiloque, le fils de

Nestor, elle se clôt avec les paroles du jeune héros2. Ce dernier partage

1 R.J. Rabel, "Apollo as a Model for Achilles in the Iliad", AJPh, III, 4, 1990, pp. 429-440 ; et la conclusion de l'article de D. Bouvier, "Mourir près des fontaines de Troie. Remarques sur le problème de la toilette funéraire", Euphrosyne, 15, 1987, pp. 28-29. 2 Homère, Iliade, XVIII, 2-21.

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avec Achille certains traits de personnalité : la jeunesse et le caractère de combattant, par opposition aux deux figures paternelles, Nestor et Pélée, des vieillards certes mais aussi des maîtres du pouvoir royal. Cependant Achille se trouve déjà à l'acmè de sa vertu guerrière, tandis qu'Antiloque doit encore faire ses dernières preuves. Achille est donc en situation médiane par rapport aux deux rois qui ne peuvent plus combattre - le passé - et par rapport à Antiloque qui représente les p:r:omesses du futur. Achille symbolise donc le présent. Cependant, pour l'Eacide, le temps semble être en suspens. En effet, Achille apparaît encore au chant XVIII dans la situation exceptionnelle pour un guerrier où l'a placé son courroux envers Agamemnon; il se tient volontairement en marge. C'est pourquoi, venant du champ de bataille, Antiloque doit aborder Achille en messager. De ce fait, la fonction du fils de Nestor au début de ce chant est semblable à celle du dieu Hermès. Or, le fils de Zeus et de Maïa a également reçu d'Apollon des qualités oraculaires à la suite d'une journée visant à le qualifier pour son admission à l'Olympe. Dans ce laps de temps très court, Hermès a démontré sa capacité à être, selon les circonstances, ou jeune ou adulte ou vieux, c'est-à-dire à être, par essence, tout à la fois. Cette maîtrise du temps convient particu­lièrement bien à un dieu compétent en divination3. Le héros Antiloque et le dieu Hermès sont enfin tous les deux caractérisés par leurs pieds rapides4. L'ensemble de ces corrélations, implicites dès les premiers vers, introduit bien le chant XVIII dans l'atmosphère de la mantique.

En effet, la situation de marge où se complaît Achille appelle quelques remarques. Il ne s'agit pas d'un simple retrait des combats, qui laisserait le héros se déplacer au gré de sa fantaisie, mais d'une marge dans l'espace: Achille est acculé à la mer près des nefs. En cette limite du champ spatial de la guerre de Troie, on ne peut plus combattre, l'action est même impossible. Mais on peut éventuellement contempler de là les évolutions des guerriers. Au début du chant XVIII, d~tournant ses regards de la scène guerrière, donc en marge totale, l'Eacide manifeste une très forte activité psychologique, juste compen­sation à son inaction physique. En son coeurS, il songe au passé. Cepen­dant, le tumulte des combats interrompt sa rêverie. Alors l'emplacement des Achéens6 sur la plaine de Troie - panique au centre du champ de bataille, reflux des hommes vers une extrémité de l'espace, les nefs -déclenche chez lui l'évocation prophétique. En effet, pour Achille, les dieux sont en train de réaliser une conjoncture qui avait été prophétisée

3 H. H. H., 17-18 : "Né au matin, il jouait de la cithare dès le milieu du jour et, le soir, il déroba les vaches de l'Archer Apollon." 4 Homère, Iliade, XVIII, 2, pour Antiloque : 'Av'ttÀ.oxoç 0' 'AXtÀllt 1t60aç 'taxùç ÜyyEÀO<; ~ÀeE. 5 Vers 4 : 'tà <j>povéoV't' àvà 8uf.!àv a of] 'tE'tEÀ.EO"f.!Éva ~gv. 6 Vers 5-7.

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par Thétis; désormais, sous les yeux de l'Éacide, le passé, le présent et le futur ne vont plus faire qu'un. Le passé est représenté par les paroles de Thétis, le futur par le fait que ces dernières étaient prophétiques, le présent par une matérialisation de la prédiction. Achille ne peut plus douter maintenant de la clarté des paroles de la déesse: "Je tremble que les dieux n'achèvent les soucis si lourds à mon coeur qu'un jour m'a signifiés (81e1tf:<!>paoe) ma mère, en me disant (Èel1te) que, de mon vivant même, le plus brave des Myrmidons, sous les coups des Troyens, quitterait l'éclat du soleil (<!>aoe; YteÀtOlO)"7. C'est la maîtrise de la totalité du temps, situation typique du prophétisme.

Il apparaît donc nettement à l'analyste que la prise de conscience par le héros Achille d'une situation des guerriers dans l'espace amène corrélativement chez lui la prise de conscience de l'accomplissement d'une prophétie. Toutefois, le sort évoqué par Thétis avait son "antidote", indiqué par Achille à son ami Patrocle : écarter le feu dévo­rant et revenir aux nefs, c'est-à-dire interdire aux Troyens de dépasser, sur le champ de bataille, la médiane entre deux pôles opposés. En fait, revenir à un équilibre entre les combattants8. Cependant, dans la réalité de la lutte évoquée par le chant XVIII, bataille dédaignée par Achille en raison de sa retraite, Patrocle vient de poursuivre les Troyens et les Lyciens9, en outrepassant dangereusement les limites souhaitées. Le poète commente alors lui-même la gravité de la situation : "Pauvre sot! ce fut sa grande erreur; s'il avait observé l'ordre du Péléide, il aurait échappé à l'horrible kère de la mort noire" ; le vouloir de Zeus est bien supérieur à celui de l'hommelO.

En résumé, dans cet espace à deux dimensions que constitue la plaine de Troie, c'est le déplacement de l'armée des Achéens, à l'égal du déplacement d'un curseur sur une surface, qui introduit Achille dans le temps prophétique. Il est déjà possible de commencer à préciser la natili"e de ce dernier. La métaphore colorée du feu dévorant - of:Jlae; 1tUpOe; ai9ol-lf:VOlO11 - utilisée par Homère au tout début du chant XVIII pour désigner les guerriers des deux camps montre en effet que le temps n'est pas seulement linéaire - le 'f:Àoe; à atteindre -, mais qu'il est aussi d'une nature plus complexe. Le feu certes se déplace sur une surface, espace à deux dimensions, mais il se développe également en hauteur, constituant alors un espace à trois dimensions. Dans la

7 Vers 8-11. 8 Vers 13-14 ; Iliade, XVI, 64-68, voir les victoires des Troyens qui ne laissent aux Argiens qu'un "mince bout de terre" <J(,roPllÇ oÀIYllv ën ~oî:pCtV ëJ(,oneç), et les conseils de modération, vers 87-96, où deux notions solidaires, à la fois psychologiques et spatiales, sont mises en valeur: le refus du désir, ou de l'orgueil, d'avancer au plus loin dans la plaine vers Troie et le nécessaire retour vers le camp des Achéens. 9 Homère, Iliade, XVI, 684-685. 10 Homère, Iliade, XVI, 688 : 'AÀÀ' Ctle! 'te L1l0Ç KPSlcrcrrov vaoç lié TCep avôpaç. 11 Ibid., XVIII, 1.

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métaphore homérique, l'élévation des flammes évoque d'une part la verticalité des hommes dans le lumineux éclat de leurs armes de bronze et désigne d'autre part la voûte céleste, hémisphère d'où proviennent la lumière du soleil (<j>aoç ~eÀ,tOtO), celle que Patrocle ne verra plus en cas de décès12, l'éclair ou la foudre, et la clarté des astres. Le temps cyclique, celui de l'alternance du jour et de la nuit, est ainsi indirectement suggéré ; est-il également le symbole de la vie et de la mort dans le monde homérique? C'est effectivement ce que l'intervention du fils de Nestor, qui clôt l'épisode par l'annonce de la mort de Patrocle, accompagnée du jaillissement de "larmes brûlantes"13, laisse supposer.

En effet, à propos de la fin de cette première séquence, plusieurs remarques s'imposent. En premier lieu, le soin pris par le poète à souligner une contradiction naturelle importante : l'humidité des larmes et leur chaleur. Cela se retrouve, dans l'Iliade, lorsque le poète évoque, loin de la ville de Troie après un figuier, les deux sources jumelles du Scamandre, deux fontaines aux belles eaux. L'une coule tiède et une vapeur s'en élève pareille au feu flamboyant, 1tUPOç aieof.lévotO ; l'autre ruisselle en plein été avec un flot pareil à la grêle, à la neige froide ou à l'eau congelée14. Cette évocation précède la narration de la mort d'Hector, déjà prophétisée par Patrocle mourant sous la main du fils de Priam15. La tradition religieuse hellénique aimait en effet à souligner la présence de ce type de "merveilles", qui unissaient les contraires, dans des lieux sacrés. Au sanctuaire oraculaire de Dodone, par exemple, on liait l'eau de la source intermittente à la chaleur et au feu ; dans celui de Zeus Ammon à Siwa, en lisière de l'Égypte, la "Source du Soleil" était tiède au matin, glacée au midi et chaude à minuit16. En second lieu, si les pleurs brûlants sont, dans la poésie homérique, l'expression du chagrin, ils sont également associés très souvent par le poète à une situation de passage ou d'attente du passage. La mort des héros en fait bien partie17. C'est pourquoi, matérialisation du cycle de l'évolution de la vie humaine et de la succession des générations, les deux vieillards, Nestor et Pélée, sont nommés à la fin de cette première séquence comme géniteurs des deux jeunes héros18. En dernier lieu, une expression suffit pour rendre compte

12 Homère, Iliade, XVIII, 11, noté à nouveau en XVIII, 6I. 13 Ibid., XVIII, 17 : oaK pua 6SPllà Xf.rov. 14 Ibid., XXII, 147-152. 15 Ibid., XVI, 855-859. 16 Pline Hist. nat ., IV, 2 : la source de Dodone jaillit glacée, son niveau varie au cours de la journée (elle est presque asséchée au midi). Son pouvoir légendaire fait qu'elle peut aussi bien éteindre une torche que l'allumer; Diodore XVII, 50, 4-5. 17 Par exemple, le deuil des funérailles si typique, ou bien Ulysse, prisonnier de l'île de Calypso, qui pleure tous les jours dans l'attente de sa délivrance ; même situation, un peu plus loin, en XVIII, 235 (oaKpua 6sPIlà xf.rov), quand Achille accompagne la civière qui ramène le cadavre de Patrocle dans le camp des Achéens. 18 Homère, Iliade, XVIII, 16 et 18.

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de cet événement que constitue le trépas de Patrocle, une rupture dans l'écoulement du temps, le héros "gît à terre", situation spatiale inévi­table pour un cadavre, mais à l'opposé de la métaphore de la flamme19.

Il apparaît désormais que trois leçons peuvent être tirées sur le prophétisme à partir de la première séquence du chant XVIII. D'abord, la mise en marge d'un individu est favorable à la production de la mantique. Ensuite, à l'interrogation sur le futur, le temps, correspond une réponse située dans l'espace. Enfin, tout un monde de contraires est associé au prophétisme, que ce soit en juxtaposition dans l'espace ou en succession dans le temps, c'est-à-dire en cycle. Les autres séquences vont confirmer cette triple constatation.

Thétis et Achille confrontés au prophétisme

La seconde séquence est centrée sur les manifestations de la déso­lation de l'Éacide : chacune des étapes du deuil est soigneusement déve­loppée par le poète.

En premier lieu, la douleur, phase purement psychologique, à la fois soudaine dans son surgissement et envahissante dans ses effets. C'est la métaphore du noir nuage qui enveloppe Achille20. Mais aussitôt le héros va donner une forme rituelle à ce sentiment individuel en respec­tant les démonstrations de deuil admises par les Achéens, moyen le plus socialisé placé à la disposition de l'Éacide pour faire comprendre l'intensité de sa détresse. La coutume admet donc l'extériorisation de la souffrance due au décès d'un être cher ou proche par ,un barbouillage sombre de l'individu qui de fait produit une bigarrure. "A deux mains, il prend la cendre du foyer (KOVlV aieaMecrcrav), la répand sur sa tête, en souille son gentil visage. Maintenant, sur sa tunique chatoyante comme le nectar des dieux, s'étale une cendre noire. Et le voici lui-même, son long corps allongé dans la poussière ; de ses propres mains il souille, il arrache sa chevelure"21. Tout le passage est marqué par la tension entre deux pôles: la clarté de ce qui est lumineux et d'origine divine (l'allusion au feu et l'utilisation de l'adjectif veK'tapeoç), et l'obscurité de ce qui résulte de la combustion ou de la saleté - le héros n'est plus debout mais au sol comme les défunts -, c'est-à-dire le noir (1l KOVtÇ ou 1l 'télj>pa, la cendre, et l'adjectif at9aÀoetç-ouç, noirci par le feu). Comme on l'a déjà suggéré, s'organisent ici la juxtaposition des contraires et leur mise en correspondance avec d'autres pôles: vie-mort, dieu-homme.

En second lieu, le poète évoque, en deux étapes, la reconnaissance sociale de ce deuil. La première concerne les humains : les captives du fils de Pélée amplifient par leurs cris et leur gestuelle la manifestation

19 Homère, Iliade, XVIII, 20 : lŒhm Il<hpoKÀ.oc;, vbcuoc; .... 20 Ibid., XVIII, 22: 'tov 8' axEOC; vE$i;Â,T] h:UÂ,\)'I'E IlÉÂ,mvu. 21 Ibid., XVIII, 23-27 ; vers 25 : VEK'tUpÉCJ} 8/; Xmovl IlÉÂ,atv' àwpiÇavê 'tÉ<I>PT] .

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rituelle du chagrin de leur maître et Antiloque, appréciant à sa juste valeur la propension des héros à la démesure, en particulier celle d'Achille, maîtrise l'Éacide dans la crainte qu'il ne se suicide pour mettre fin à l'excès de sa douleur22. Mais, corrélativement, c'est justement l'outrance des cris d'Achille qui permet au poète de mettre en jonction deux mondes aussi éloignés que celui d'Achille et celui de sa mère, Thétis. En effet, la seconde étape de la reconnaissance de la souffrance du héros concerne le monde divin. Or celui-ci se trouve à l'opposé de la sphère ouranienne. Il s'agit du gouffre marin - Èv f3Évescrcnv éû.,oç23.

Comme dans l'épisode précédent, le cycle des générations est présent : Nérée, le Vieillard de la Mer, Thétis, adulte puisque mère, 1tôwta /l~'tllP, les Néréides, soeurs adultes de Thétis mais le symbole de la jeunesse étant donné qu'elles vivent toujours au foyer de leur père24. La résidence de ces divinités, au plus profond des mers, au sein d'une grotte, 'to cr1tÉoç25, sous-entend l'obscurité. Toutefois ici aussi se mani­feste l'union des contraires: la grotte sombre est également, en raison de la magie divine, brillante, àpyu<j>sov, éclatante de lumière blanche, sensation qui est amplifiée par l'épithète accordée à Thétis, la déesse "aux pieds d'argent", àpyupô1tsça 26• Avec les plaintes des divinités mari­nes, le deuil retentissant s'exprime désormais au sein de deux espaces différents, voire opposés, sur la terre et sous la mer. Or justement l'acti­vité de mantique s'insinue dans ce contexte. Entrecoupant les gémis­sements de Thétis, l'évocation du destin d'Achille surgit à nouveau, dans la bouche même de sa mère: "Et je ne dois plus le revoir ni l'accueillir rentrant chez lui, dans la demeure de Pélée"27. Puis la déesse et les Néréides, alors que le flot marin se fend à leur passage, viennent auprès d'Achille. Thétis dit alors à son fils : "Parle, ne me cache rien"28. Cependant la divinité avait déjà la prescience du destin de son fils -Achille, lui-même, l'avait souligné au chant 129 -, que peut-elle donc ignorer? Cela amène l'analyste contemporain à constater que l'examen du processus divinatoire offre une suite d'étapes complexes. En effet, dans un cadre immuable, celui du destin, la variante de détail est possible. C'est ce que nous allons démontrer.

22 Homère, Iliade, XVIII, 28-34. 23 Ibid., XVIII, 36, 38 et 49 (Ka,a [3svea<; aÀ.àç ... ). 24 Thétis, selon un passage de l'Iliade, XX, 206-207, préfère vivre au fond de la mer avec son père plutôt qu'auprès d'un époux mortel. 25 Homère, Iliade, XVIII, 50. 26 Ibid., XVIII, 127. 27 Ibid., XVIII, 59-60 ; cela a déjà été souligné par Achille au chant lX, 410-416 ; J. Griffin, Homer on life and death, Oxford 1980, pp. 179-180. 28 Homère, Iliade, XVIII, 74. 29 Ibid., l, 362-365.

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Dans les vers qui suivent ses premières paroles, Thétis souligne bien que Zeus a accompli le voeu même d'Achille: l'échec des Achéens30. Seulement le signe de l'infériorité humaine du Péléide par rapport à la supériorité divine se marque par le fait que le héros a pris le risque, par son souhait même, que sa volonté s'accomplisse à son propre détriment. Le poète l'avait signifié au chant XVI, puisque Zeus avait refusé une partie de la prière d'Achille31. C'est pourquoi, devant Thétis, constatant à propos de la mort de Patrocle cette triste réalité, Achille assume clairement son destin, la mort à Troie. Mais, souligne également le héros, perdre son enfant mortel est corrélativement la destinée de sa mère divine. Effectivement, si l'immortalité préserve les dieux du phénomène de la "triste fin" qui afflige les humains, et qui pourtant est la seule certitude du destin de ces derniers, elle ne leur épargne pas, en groupe ou individuellement, une histoire qui peut être douloureuse. En conséquence, d'une part Achille prophétise sciemment sa mort, d'autre part Thétis confirme ses dires32. Tel est le cadre immuable de la mantique. Cependant, comme le laisse sous-entendre la déesse, le destin du héros - la fatalité de la mort - reste en sursis, tant que l'impétuosité du 8uJ.!ôç ne l'emporte pas. Mais, lorsqu'il s'agit de déterminer l'approche de ce phénomène, la science divinatoire de la déesse devient impuissante. C'est donc pour cela que Thétis questionne son fils. Telle est la variante - l'imminence de la mort - qui désormais peut se manifester au sein de l'immuable - la certitude du trépas.

Comme nous l'avons vu précédemment, la prédiction s'exprime exclu­sivement au moyen de l'examen rationnel par un observateur des consé­quences des comportements humains. En effet, le résultat de la déme­sure,du 8uJ.!ôç héroïque se lit (ou s'envisage longtemps à l'avance comme une \ probabilité dont l'éclosion est toutefois impossible à situer exacte­meritdans le temps) rationnellement dans l'espace et permet la prédic­tioniiC'est ce que dit le troyen Polydamas à ses compatriotes, lorsqu'au chant XII il reproche à Hector son goût excessif pour l'augmentation du pouvoir (crav oÈ Kpâ:wç aiÈv ùÉçl::tv), en l'occurrence pour l'application d'une stratégie visant à dépasser le mur des Achéens, à atteindre leurs nefs et à les jeter à la mer33. Mais, malgré les conseils, nul, et pas même Thétis, ne contrôle le 8uJ.!oç de l'être humain, et surtout pas celui d'Achille34. C'est pourquoi, avant le chant XVIII, lorsque Patrocle, au

30 Homère, lliade, XVIII, 74-77 ; voir la prière d'Achille au chant XVI, 233-248. 31lbid., XVI, 249-252. 32 Ibid., XVIII, 88-93, 95-96 ; voir aussi sur ce thème : L M. Slatkin The power of Thetis. Allusion and Interpretation in the IUad, Berkeley, Los Angeles, Oxford, University of California Press, 1991, pp. 38-40 33 Homère, Iliade, XII, 214. 34 Ibid., XVI, 52, Achille, lui-même, donne cette image de son conflit avec Agamemnon : "non, mais c'est un chagrin atroce qui m'entre dans l'âme et le coeur" (à).,).,ù ,ôo' atvov axoç Kpaoîl]v Kat 6uj.lov iKûvet).

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chant XVI, avait envisagé l'existence d'une prophétie de Thétis - "Si tu songes au fond de ton coeur à échapper à quelque avis divin, que ton auguste mère t'a fait savoir au nom de Zeus, envoie-moi alors, moi, et sans retard; et, pour me suivre, donne-moi la troupe de tes Myrmidons : je serai peut-être la lueur du salut pour les Danaens"35 -, Achille, furieux, avait nié ce qu'il avait pourtant déjà reconnu au chant IX36 -"Ah! divin Patrocle, que me dis-tu là ? Non, je n'ai point souci de tel avis des dieux que je pourrais connaître; non, mon auguste mère ne m'a rien fait savoir au nom de Zeus"37. Or il reconnaît bien au début du chant XVIII l'existence de cette prophétie. Encore auparavant, au chant XVI, et pour la même raison (le 8oJ..l6ç de l'être humain ne peut se dominer), Achille se donnait à lui-même les apparences de la rationalité - "Mais laissons le passé être le passé. Aussi bien, je le vois, n'est-il guère possible de garder dans le coeur un courroux obstiné" - en acceptant de transmettre à Patrocle ses propres armes et en lui donnant des c~nseils de modération38. Cependant était-il raisonnable de la part de l'Eacide d'attendre d'un héros encore jeune comme son ami Patrocle39 une conduite purement rationnelle qui évitât la démesure ? Certainement pas. Zeus le savait bien qui ne put permettre le retour du fils de Ménoetios dans le camp des Achéens.

Or c'est à nouveau l'affectivité qui met, au chant XVIII, l'Éacide en état d'envisager de venger Patrocle en tuant Hector40. À l'idée d'une conduite exclusivement rationnelle - renoncer à la revanche pour se concentrer uniquement sur le rétablissement de la situation militaire des Achéens et par conséquent repousser le moment de sa propre mort -, le héros s'emporte avec violence41, admettant pour la première fois que les dieux ont accompli son voeu à condition qu'il y perdît Patrocle. En conséquence, deux termes, Ëptç, la querelle, et xÔJ.,üç, la colère, sont opposés par Achille à 1tüJ.,û<\lprov, l'adjectif qualifiant l'ingéniosité de

35 Homère, lliade, XVI, 36-39. 36 Ibid., IX,410-416. 37 Ibid., XVI, 49-5l. 38 Ibid., XVI, 60-61 : 'AUà. Tà. /lI;V 1tpOTeTuxOaJ hicro/lev· Oùo' apa 1troç ijv acr1tepxÈç KexoÂrocr6at SVl <j>pecrtv· ... ; et vers 87-100. 39 Homère, lliade, Xl, 786-789, Patrocleest dit, par rapport à Achille, 1tP&crf3UT&POÇ, et en conséquence Ménoetios, son père, avant le départ pour la guerre de Troie, le charge de faire entendre raison à Achille ; mais Patrocle n'est pas suffisamment âgé - il reste encore le fils de Ménoetios - pour relever uniquement du monde de la sagesse ; son infériorité vis-à-vis d'Achille (il est son 6EpU1trov , c'est-à-dire qu'il accomplit un service honorable en tant que noble auprès de lui), héros plus fort que lui et non coupable d'homicide comme lui, est expliquée en XXIII, 85-90. 40 Homère, lliade, XVIII, 90, d'où la phrase de Thétis en 95 : 'QKU/lOPOÇ oiJ /lOt, TSKOÇ, ÈcrcrEaJ, oi' ayopeUEtç· "tu seras selon moi atteint par une prompte mort, mon fils, étant donné ce que tu proclames". 41 Homère, lliade, XVIII, 97 : oX6sro.

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l'intelligence42. Dès lors, en assumant les violentes pulsions de son affectivité, l'Éacide accepte, au sein d'un destin qui lui ouvrait deux perspectives, la voie qui le conduira à la mort43. En conséquence, il décide de combattre Hector. Le verbe oalluÇoo, dompter, utilisé par le poète, à propos des sentiments (EluIlOV .... Q>tÀ.ov) d'Achille, montre que, justement, le héros, qui vient de faire une anal~se critique et doulou­reuse de son ressentiment envers Agamemnon , ne se laissera pas envahir par un sentiment précis : une nostalgie du rationnel susceptible de le conduire à un comportement circonspect qui économiserait l'immi­nence de sa mort. Le détail de la vie humaine, c'est-à-dire l'état du ElullOÇ de chaque héros, élément incontrôlable de la personnalité compa­rable au hasard, rejoint bien ici la généralité : la condition mortelle. Et Achille de terminer par un parallèle avec Héraclès. La moïra de ce grand héros fut aussi sa mort, c'est-à-dire, insiste le poète, l'immobilité définitive d'un corps étendu sur le sol45 : à l'interrogation sur le futur correspond à nouveau clairement une situation dans l'espace. Et l'on voit en effet se profiler dans la poésie épique le cycle du destin humain : d'un côté le corps, tiré du néant d'abord par la fécondation et la gestation ensuite par la naissance et qui, après l'acmè de l'âge adulte, y retourne; de l'autre, l'âme immortelle, qui séparée du corps au moment du décès, rejoint le réceptacle divin, l'hadès. Les paroles d'Achille, au chant XVIII de l'Iliade, depuis l'évocation de sa colère jusqu'à l'annonce de son propre trépas, viennent donc de reconstituer, pour l'être humain de son vivant, le cycle inéluctable du temps : le retour sans fin de l'enchaînement passé,' présent, futur. Tel est le propre du prophétisme procuré par les dieux aux hommes : posséder la maîtrise du temps. Cela se constate clairement dans l'Iliade : "Comme naissent les feuilles, ainsi font les hommes. Les feuilles, tour à tour, c'est le vent qui les épand sur le sol, et la forêt luxuriante qui les fait naître, quand se lèvent les jours de printemps. Ainsi des hommes: une génération naît à l'instant même où une autre s'efface"46. C'est encore ce qui est dit au chant II, à propos d'Ennomos, l'interprète des présages, OiroV1CJ'1lÇ, la science divinatoire de ce héros ne saurait le préserver de la noire kère47.

On ne s'étonnera donc pas non plus de constater que cette seconde séquence, comme la première, prend fin avec l'évocation des contraires: ombre et lumière, à la fois dans le monde de la nature et dans celui de l'artefact. D'une part, le sombre : le gouffre de la mort - aircùv

42 Homère, Iliade, XVIII, 107-108. 43lbid., XVIII, 101-102, 114-116, 120-121. 44 Ibid., XVIII, 112. 45 Ibid., XVIII, 120-121 : "Qç Kat f.ywv, S1 olÎ J.!01 oJ.!Olll Il0'tpa 'tÉ't\)K'tal" / KdcroJ.!' f.1tSl KS 8av(O' ; voir note 16. 46 Homère,lliade, VI, 145-149. 47lbid., II, 858-859.

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o"-E8pov48 - qu'Achille en retournant aux combats va écarter de ses amis achéens, ou bien le vaste sein (ou le flot) de la mer - 8u,,-âcrcrll<; EÙpÉU KO"-1tOV ou l>1tO KÙfgU 8u,,-âcrcrll<;, avec la grotte du Vieux de la Mer, maison de ce dernier 9. D'autre part, ce qui éclaire et resplendit: l'aube et le soleillevant50, les pieds d'argent de la déesse, et les belles armes d'airain de Pélée, éclatantes, - Ëv,w KuM ... ./ Xâ"-KW j..lUpj..lutpOV'U 51. Peu avant ces vers52, d'autres qualités leur avaient été trouvées par le poète : ,EUX EU.. / 1tE,,-roptU 53, des armes prodigieuses, o.y"-uà 8ffipu 54, des présents brillants. Un peu plus loin, l'armement que Thétis va demander sur l'Olympe à Héphaïstos sera, à son tour, composé par des "armes illustres et resplendissantes", K,,-u,à ,EUXEU 1tUj..lQ>uvorov,u 55.

Le prophétisme et le cosmos

À la troisième séquence, l'intervention de la déesse Iris place immédiatement, et comme précédemment, l'épisode au sein du monde cosmique. Le nom divin évoque l'tpt<;, l'arc-en-ciel, ce phénomène météo­rologique lumineux en forme de cintre, qui met en contact le monde ouranien et le monde terrestre, espaces différents voire contraires, et qui offre les couleurs du prisme. De fait, c'est à la demande d'Hèrè que la déesse descend de l'Olympe neigeux, où le fils de Cronos trône56. Or ce passage est marqué par le futur: la déesse incite Achille à aller au combat pour récupérer le corps de Patrocle. Le héros hésite en se demandant comment il pourrait le faire sans armes. Puis Iris donne ses ordres à l'Éacide57 et Athènè intervient pour réaliser le plan d'Hèrè : faire en sorte qu'Achille épouvante les Troyens, afin de permettre la récupé­ration du corps du fils de Ménoetios.

48 Homère, Iliade, XVIII, 129. 49 Ibid., XVIII, 140, 145 ; on notera l'équivalence de la "nature", la grotte, et de la "culture", la maison. 50 Homère, Iliade, XVIII, 136 : 1Ïffi8ev YrXp veùf.lŒt Uf.l' 1ÏEÀ.lrp a.vtovn. 51 Ibid., XVIII, 130-13l. 52 Ibid., XVIII, 82-83. 53 L'adjectif 1teÂ.côpwç caractérise également le serpent de Delphes : Euripide, Iphigénie en Tauride, 1248. 54 Homère, Iliade, XVIII, 84, l'adjectif a.yÀuoç est également utilisé pour l'eau, Iliade, II, 307, ou pour le soleil, Empédocle, 172. 55 Homère, Iliade, XVIII, 144, 1tUf.l<l>uvorov , être tout brillant, épithète qui concerne en général les armes et l'airain ; l'Odyssée, XIII, 29, l'utilise pour le soleil ; dans Pindare, Isthmiques, l, 81, il s'agit du bois sacré ; l'adjectif voisin 1tUf.l<l>u~ç tout brillant, caractérise le miel dans Eschyle, Perses, 612, le feu dans Euripide, Trachiniennes, 548, le soleil dans Euripide, Médée, 125l. 56 Homère, Iliade, XVIII, 164-169, 185-186. 57 Ibid., XVIII, 178, 188, 199.

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Alors la fille de Zeus jette sur les épaules de l'Éacide l'égide frangée (aiyi8a 8\)crcravôEcrcrav), entoure sa tête d'un nimbe d'or (vÉ<!>oç; . .I.XPÛcrEOV) et fait ~aillir de son corps une flamme resplendissante (<!>Àôya 1WI-l<!>avorocrav) 5. La description est complétée un peu plus loin par le poète : un "feu vivace qui flamboie, terrible, au front du magnanime Péléide et dont le flamboiement est dû à la déesse aux yeux d'or de chevêche, Athènè" - (b'œt '{ôov àxa.l-la1:ov n:ùp 1. ÔElVOV ùn:èp KE<!>aÀllÇ; I-lEya8û1-lO\) TIllÀeîrovoç 1. ÔatOI-lEVOV· 1:0 ôè ÔatE 8Eà y Àa\)KmmÇ 'A8fJvl'J)59. Ainsi le héros est-il accompagné de divers éléments: l'un est animal, les longs poils de la toison caprine qui sert de cuirasse à la déesse, l'autre est atmosphérique, le nuage, et le dernier est physique, le feu. Mais celui-ci provient originellement de la foudre de Zeus, c'est-à-dire du monde céleste. Tous ces éléments naturels évoquent des couleurs claires et brillantes60 et ils ont chacun leur répondant dans les métaux: l'égide qui peut être réalisée dans un métal précieux, le nimbe qui est d'or, et l'éclat de la flamme qui correspond à la brillance des armes métalliques que Thétis va demander à Héphaïstos. Les yeux d'or d'Athènè s'intègrent alors parfaitement à ce monde. Un premier réseau de correspondances est donc établi entre les objets et la nature, un second réseau se manifeste avec la comparaison insulaire.

"Comme on voit parfois une fumée s'élever dans l'éther au-dessus d'une ville, provenant d'une île au loin que les ennemis assiègent en l'encerclant. Tout le jour, les gens, du haut de leur ville, ont pris pour arbitre le cruel Arès ; mais, sitôt le soleil couché, ils allument des signaux de feu, qui se succèdent, rapides, et dont la lueur jaillit assez haut pour être aperçue des peuples voisins: ceux-ci peuvent-ils venir sur des ·nefs les préserver d'un désastre? C'est ainsi que du front d'Achille une clarté monte jusqu'à l'éther"61. La métaphore insulaire est remarquablement complète, puisqu'elle amène la rencontre des éléments circulaires et des éléments verticaux du cosmos. D'une part, la descrip­tion de l'île combine l'image circulaire du territoire62 et celle cyclique de l'alternance du jour et de la nuit; d'autre part, l'évocation de la fumée,

58 Homère, Riade, XVIII, 203-206. 59 Ibid., XVIII, 225-227 ; la chouette chevêche, Atene noctua, est considérée par les ornithologues comme l'emblème d'Athènè. Son identification est favorisée par les repré­sentations figurées provenant des vases peints ou des monnaies d'Athènes. La chevêche présente une "expression irritée, féroce, due aux yeux jaunes, au front bas et aplati", R. Peterson, G. Mountfort, P. A. D. Hollom, P. Géroudet, Guide des oiseaux d'Europe, Paris 1989, p. 139, ce qui convient parfaitement à une divinité guerrière, fille de Zeus. 60 La chèvre est liée à Zeus et à Athènè, divinités qui ne sont pas chthoniennes dans leurs activités intellectuelles et guerrières, par conséquent il me semble logique d'imaginer les longues franges de sa toison comme claires, ce que la zoologie enseigne. 61 Homère, Iliade, XVIII, 207. 62 Voir S. Vilatte, "L'insularité dans la pensée grecque", Annales littéraires de l'Univer­sité de Besançon, Les Belles Lettres, Paris 1991, pp. 115-116.

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6 KU1tVOÇ, celle de l'éther, et celle de l'éclat brillant qui s'élève du front du héros, 'T:O aÉÀuç, désignent l'axe vertical. De fait, les quatre points cardinaux sont concernés par la comparaison. Si maintenant nous relions la métaphore insulaire à l'image d'Achille composée peu avant par Athènè, nous pouvons constater que les deux réseaux de similitudes s'interpénètrent. Le monde des couleurs brillantes affecte aussi bien les manifestations de la nature - cosmos, atmosphère, vie animale - que l'aspect des objets. Or nous savons qu'il en va de même dans l'Iliade avec les couleurs sombres63. C'est aussi le moment où Achille, trans­formé par la déesse en une image terrible qui ne trouve son équivalent que dans l'univers (l'île est la métaphore de Gaïa), maîtrise totalement son 9u!-Loç pour suivre la sage recommandation (1tUKtvl)V ... ÈQ>l>'T:!-L1Îv) de sa mère. Thétis avait en effet demandé à son fils d'observer la rationalité qui pouvait se déduire de l'examen de la plaine troyenne: se maintenir pour l'instant en marge spatiale au lieu d'entrer dans le champ des combats64. En fait, nous retrouvons ici le conseil donné précédemment par Polydamas à Hector et aux Troyens. Mais cet instant précieux, et somme toute rapide, où la raison de l'Eacide doit pleinement se manifester, est bien sûr suspendu à la prédiction plus générale de sa divine mère: la mort de Patrocle du vivant d'Achille sera le signe de la fin proche du fils de Pélée. Toutefois, le tableau visuel offert par Homère - Achille paré par Athènè et comparé à une île en guerre - ne semblerait pas complet au poète sans la description des sons.

Deux cris se répondent: celui d'Achille et celui de Pallas Athènè. La métaphore homérique fait de ces deux voix l'équivalent du timbre éclatant de la trompette. Cependant, l'adjectif àpts1ÎÀll, utilisé par le poète, établit clairement une double correspondance entre d'une part l'éclat de la lumière et celui du son, phénomènes naturels, et entre d'autre part l'éclat du son et le métal, l'airain, avec lequel est fabriqué la trompette, aspect technique65. Le caractère rituel de l'épisode paraît également évident : par trois fois Achille émet le cri qui terrorise les Troyens66•

L'épisode se clôt par l'intervention de l'auguste Hèrè aux yeux de vache - /3owmç 1tO'T:Vta "Hpll -, elle hâte le coucher du soleil pour que la nuit interrompe les combats. C'est donc un phénomène cosmique qui entraîne à son tour un épisode consacré au futur : les conseils de Polydamas, la quatrième séquence. On peut même dire que la mise en place de l'alternance jour-nuit est déjà introduite par l'épithète de la

63 Voir M.-P. Donnadieu, S. Vilatte, "Genèse de la nécromancie hellénique: de l'instant de la mort à la prédiction du futur (la Nekuia de l'Odyssée, Ephyra, Perachora)", DHA, 22,2, pp. 59-81 ; R. J. Edgeworth, "Color clusters in Homer", Eos, 77, 1989, 195-198. 64 Homère, !liade, XVIII, 134 et 214. 65 Ibid., XVIII, 217- 222. 66 Ibid., XVIII, 228-229.

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déesse. En effet, l'utilisation par la poésie épique de la métaphore des yeux de vache évoque les prunelles à la fois noires et brillantes - union des contraires - de l'animal. Cet aspect d'Hèrè n'est pas propre au seul hellénisme. La déesse égyptienne Hathor présente une apparence similaire. Toutefois, dans ses représentations figurées, la divinité d'Égypte manifeste une mise en correspondance entre le monde animal et le monde cosmique encore plus poussée que celle proposée par l'épithète d'Hèrè. En effet, Hathor possède non seulement les grands yeux, sombres et brillants, les oreilles et les cornes de la vache, mais encore sa robe foncée67. Elle apparaît aux égyptologues comme la manifestation "d'une déesse céleste, qui porte en son sein le soleil, la voûte céleste étant assimilée au pelaie sombre de cet animal, dont le croissant de lune forme les cornes" . Chez les Hellènes, l'évocation mythique d'Hèrè comme la déesse aux bras blancs, 9sà. ÀWKroÀSVOÇ

"HPll, pourrait bien être similaire: signifier l'aspect lunaire de la divi­nité. De fait, au champ XVIII de l'Iliade, l'intervention d'Hèrè aux grands yeux sombres et brillants de vache inaugure la nuit qui permet, du côté troyen, la prédiction de Polydamas, du côté achéen, la préparation rituelle du cadavre du héros Patrocle69. Dans la narration des gestes funéraires, la poésie épique met à nouveau en valeur l'opposition obscurité-lumière dans les produits de la nature comme dans ceux de la technè humaine. Or l'analyse montre que ces préparatifs sont indispen­sables, avec la crémation ou l'inhumation, à la migration de l'âme jusqu'au royaume souterrain d'Hadès. Justement, chez les Grecs, la présence d'âmes dans les Enfers permet l'existence d'un oracle des morts. Dans la poésie homérique, il appartient à l'Odyssée de donner le récit de ce type de consultation. Au chant XVIII de l'Iliade, la J30wmç 1to'tVtU "Hpll évoque, en conclusion de son intervention, la nécessité pour l'homme d'achever son destin par rapport à un autre homme70, allusion nette d'une part au couple ami Patrocle-Achille, d'autre part au couple antagoniste Hector-Achille. Mais le second couple est complémentaire du premier. En effet, selon les dieux, la mort du premier de ces héros, le fils de Ménoetios, entraînera le trépas des deux autres.

67 À Dendera les chapiteaux du temple d'Hathor montrent le visage féminin de la déesse avec des yeux et des oreilles de vache; le roi Narmer à Hiérakonpolis dédia une palette où la déesse était représentée comme une vache à visage humain; à Deir el-Bahari, la divinité possède l'aspect d'une vache (XVIIIe dynastie, Musée du Caire). 68 S. Aufrère J.-Cl. Golvin, J.-Cl. Goyon, L'Egypte restituée. Sites et temples de Haute Egypte, t. 1, Paris 1991, p. 225. 69 Homère, Iliade, XVIII, 315-367 ; voir à ce sujet, M.-P. Donnadieu, S. Vilatte, "Genèse de la nécromancie hellénique ... ", op. cit., pp. 72-81. 70 Homère, Iliade, XVIII, 362-363.

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Le prophétisme en assemblée

Au sujet de la quatrième séquence, on peut se demander si le conseil des Troyens71 est bien un lieu où s'exprime la parole prophétique. Les Troyens forment en effet de nuit une assemblée, b; ù' àyopftv àyÉpov'to. Ils ne peuvent pas s'asseoir, ils restent debout, opeffiv ù' Ècr'tUô'trov àyopft yf:Vf.'t', car la terreur les tient tous - 1tuv'taç yàp ÈXe 'tpÔf.lOç 72. La raison en est simple : les Troyens sont encore sur la plaine où se tiennent les combats. Cependant, il est aussi probable qu'ils se groupent à proximité des portes de la ville, sur l'espace protégé par le voisinage du rempart et par les tombes des héros 73. Polydamas, l'avisé, 1te1tvuf.lÉvoç, parle le premier à l'assemblée des Troyens, ajgoreuvein. Il est le seul à voir le passé et l'avenir, b yàp 010ç. opa 1tpôcrcrro Kat 01ttcrcrro. Il apparaît aussi comme l'ha'tpoç d'Hector. Etant nés la même nuit, 'tU 8' èv VUK'tl yÉvov'to, les deux héros constituent en quelque sorte des jumeaux. Le texte ne permet pas de dire si cette naissance est la source de la camaraderie qui les unit. L'un, Polydamas, l'emporte par la parole, f.lUeOlO"lV, l'autre, Hector, par la lance, sYXéi. Mais Hector se considère comme supérieur à Polydamas, qui, face à lui, s'est déjà défini au chant XII comme un homme du peuple, du 8fjf.loç, et au chant XIII comme celui qui possède un bon esprit, source d'avis salutaires, selon le lot que Zeus lui a attribué 74. Au chant XVIII, Polydamas parle avec sagesse devant les Troyens, 0 crqn v èù <!>povÉrov àyop~cra'to. Il s'exprime au milieu de l'assemblée, f.le'tf:et1tev, et il fait le tour des problèmes, 'Af.l<!>t f.luÀ.a <!>puçecree75. Son conseil est de regagner la ville. Comme cette recommandation va à l'inverse de ce qu'il a fait lui­même pendant la colère d'Achille - participer pleinement à la bataille, il s'en explique. Le combat au milieu, entre les lignes, sur la plaine -.... . èv 1te8to;>, Det 1tep Tpffieç Kat 'AXawt /, èv f.lf:cro;> àf.l<!>ô'tepOt f.lÉvoç "APlloÇ 8a'tf:ov'tat -, est en effet la règle dans le cas d'une guerre ordinaire patronnée par Arès. Mais lorsqu'Achille est en ét~t de démesure, ce héros a le coeur trop violent, eUf.lOç U1tf:ppwç. L'Eacide voudra donc obtenir le maximum de son intervention guerrière : Troie et ses femmes, c'est-à-dire la destruction de la ville, le massacre des hommes et des enfants, et la servitude des femmes. La seule réponse possible selon Polydamas est d'inverser la situation, c'est-à-dire de demeurer à l'intérieur des murs 76. La nuit, les guerriers seront sur la

71 Homère, Iliade, XVIII, 243-314. 72 Ibid., XVIII, 245-247. 73 S. Vilatte, "L'insularité ... ", op. cit., p. 133. 74 Homère, Iliade, XII, 212-214 ; en 75, même vers qu'au chant XVIII, '2IJ7 : 'AU' ayee' dl(; âv i:yro Sl1tw, 1tElerol-leea 1tâvw;; Homère, Iliade, XIII, 732-734. 75 Homère, Iliade, XVIII, 249-254. 76 Ibid., XVIII, 254-264 ; conseil semblable - ne pas s'avancer et rester dans la masse des guerriers - de Phoïbos Apollon à Hector au chant XX, 375-378.

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grande place, en garde. La ville ,se défendra par sa propre force. : remparts, portes hautes, vantaux. A la première heure, les combattants s'établiront sur les enceintes. Face à cette stratégie de défense passive et d'immobilisme, l'échec d'Achille, astreint à tourner autour de la ville avec ses chevaux en tous sens et à satiété - btet K' eptuÛxevuc; 't1t1tOU~ / 1tUV't"OtOU 0PÔIlOU àcru U1te) 1t't"ôÀtv ~ÀucrKaÇrov, sera, selon Polydamas, manifeste. Vis à vis de ce plan proposé aux Troyens, l'expression de l'orateur est claire : il faut lui obéir avec confiance, 1tîeecreé IlOt, e1téecrcrt 1tterolleeU 77, même si l'attitude d'immobilisme paraît déplaisante, car, lui, il connaît l'avenir, <boe yàp &cr't"ut. Ici l'appel au eOIlÔC; est compatible avec la rationalité de la prédiction: une obéissance confiante et calme doit présider au moment de l'observance du sage avis de Polydamas.

La réponse d'Hector est véhémente : refuser le plan de Polydamas. Cet avertissement est traduit en phrases violentes par le poète. D'une part : "Ouvrir devant le peuple de pareils avis ; nul des Troyens, d'ailleurs, ne les suivra" - Il11Kht 't"uù't"u VOrlllUm Q>a'IV' ev! 0rlWV'; où yap nc; Tprorov e1tt1tetcre'tat. D'autre part: "Allons! observons tous avec conviction l'avis que je donne" - 'AÀÀ' àyee' roc; <Xv eycb it1tro, 1teteroW:eu 1taV'tec; 78. En outre, l'absence de raison, chez Hector qui fait ces suggestions, et chez les Troyens qui le suivent, est critiquée par le poète. Mais, reconnaît ce dernier, le facile succès du discours d'Hector auprès des Troyens est dû à une intervention de Pallas Athènè ! Et Homère de conclure: Hector a une mètis79 néfaste, KUKà ll11nôrov'tt, Polydamas, au contraire, donne un conseil excellent : oc; ecreÂ:f]V Q>paçew 13ouÀrlv. Dans les deux cas, l'avis est donné au sein du cycle cosmique : la nuit divine - vù'E, .. .1 <X1lf3pocrt 11 - et le jour80 encadrent l'épisode.

De fait, au chant XII81, Polydamas avait déjà exprimé un llùeOC; <X1trlllrov,un avis parfait de prudence stratégique, en analysant au sol la tactique éventuelle des Achéens face à une attaque troyenne contre le mur de protection de leur camp. Or la recommandation de Polydamas avait été rapportée par le poète de l'Iliade juste après l'évocation prophétique, par le début de ce chant, de la destruction du mur des Achéens, sous l'action des fleuves et de la pluie, selon le bon vouloir de

77 Homère, Iliade, XVIII, 266-273, 280-281 ; voir aussi M. Détienne, Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris 1967, pp. 55-56; et J. P. Vernant, sur la parole oraculaire comme guide, dans Divination et rationalité, Paris 1974, pp 18-21. 78 Homère, Iliade, XVIII, 296-297. 79 Sur cette notion, M. Corsano Themis. La norma e l'oracolo nella Grecia antica, Lecce 1988, p. 126 : Apollon use de la mètis à travers les hommes, il permet à la thémis d'intervenir par ce moyen. Chez Apollon, les effets ambigus de la mètis sont supprimés par la primauté de la thémis. 80 Homère, Iliade, XVIII, 267-268, 277et 303 (la première heure, à l'aube). 81 Ibid., XII, 61-80.

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Zeus, de Poséidon et d'Apollon. L'épisode était bien le symbole de la vanité des entreprises humaines82. C'est assez dire combien, pour le poète, Hector et les Troyens auront finalement accordé peu d'attention aux conseils d'un sage comme Polydamas et combien au contraire ils auront cédé aux instigations d'un 9uf-loç de l'excès. Cela explique pourquoi, à l'inverse, le prophétisme se définit, selon le devin Hélénos, comme une activité du 9uf-loç tournée vers les dieux. Le prophète dit en effet comprendre le plan divin en son coeur, crUV9E'tO 9uf-lc?/ ~ouÀ.1Îv, iî pa 9EOtcrtV f:$1Îv8avE f-lT)'ttorocrt, et il souligne que le sort d'Hector n'est pas dans l'immédiat la mort; il le sait, en étant à l'écoute des dieux, où yûp 1to) 'tOt f-lotpa 9aVEtV Kat 1to'tf-lOV f:1ttcr1tEtV· 1. ffiç yàp f:yœv 01t' a.Koucra 9EroV ai Et y EVE'tûrov83.

Il est donc possible de conclure, à propos de la dernière séquence prophétique du chant XVIII de l'Iliade, que la comparaison entre les paroles de Thétis et d'Achille d'une part et celles de Polydamas d'autre part montre que toutes les propositions de ces personnages relèvent du même système de pensée. La prédiction de la déesse Thétis et les recommandations prophétiques du Troyen reposent en effet sur une analyse logique : celle que permet la traduction sur un espace à deux dimensions des réactions de l'affectivité, du 9u f-lOC; , des héros. C'est pourquoi tous les excès provoqués par le 9uf-loC; trouvent à leur tour leur antidote dans un examen rationnel et précis de l'espace stratégique occupé par les combattants. Si les deux héros, Achille et Polydamas, ne sont pas des devins, en ce sens qu'ils ne font pas de leur prophétisme une activité spécialisée et/ou exclusive des autres, ils assument néanmoins, et très nettement, une activité de mantique ; d'ailleurs Polydamas, au chant XII, se compare clairement au devin, le 9E01tp01tOÇ, celui qui sait exactement comment interpréter les présages84. Chez ces deux héros, la mantique apparaît en outre liée à un affaiblissement des capacités militaires. Pour l'Eacide, il s'agit, sous l'effet de la colère, d'une mise en marge volontaire et finalement provisoire de dons guerriers incomparables. Pour Polydamas, il s'agit d'une activité martiale réelle mais pas de premier plan. Et cela est d'autant plus compréhensible que le prophétisme de ce Troyen est une négation de l'exploit guerrier typique de l'héroïsme. Justement, le propre de Polydamas est de ne pas séparer les conseils stratégiques qu'il donne à ses compatriotes de l'interpréta­tion des présages offerts par la nature. En effet, dans la poésie homé­rique, chez les dieux comme chez les hommes, la caractéristique de la projection dans le futur, par la parole, est de s'insérer profondément dans l'ensemble de la nature. C'est ce qu'il faut maintenant montrer à propos des phénomènes naturels et à propos des objets.

82 Homère, Iliade, XII, 10-33. 83 Ibid., VII, 47-53. 84 Ibid., XII, 228-229.

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Le prophétisme : les dieux, la nature et les objets

Les divinités et la prédiction du futur S'il va de soi, dès l'Iliade, de considérer Zeus comme le gardien de

la moïra85, du destin, et Apollon86, dieu oraculaire, comme l'interprète des volontés de son père, il apparaît néanmoins que d'autres divinités sont associées à la prédiction du futur, même si cette fonction ne s'est pas matérialisée en Grèce archaïque dans un sanctuaire doté d'une survie de longue durée. Or ces divinités sont liées d'une manière ou d'une autre (personnalité, rapprochement avec un animal) à une dynamique des couleurs qui va du clair au foncé et qui s'exprime aussi bien dans les phénomènes cosmiques que dans les phénomènes biologiques et physiques.

La déesse Iris représente, dans la poésie homérique, l'exemple le plus typique de cette conception religieuse. Jeune messagère de l'ensemble des dieux87, mais surtout d'Hèrè dans l'Iliade, cette personnalité divine traduit de fait l'anthropomorphisation d'un phénomène naturel, l'arc-en­ciel, dont le déploiement des couleurs assure par sa plénitude la jonction entre deux parties du cosmos, le ciel et la terre. Si bien que les déplacements rapides de l'Iris anthropomorphique entre le monde des dieux et celui des hommes, transferts qui garantissent la diffusion des arrêts du destin, ne sont probablement, dans la conscience religieuse des Grecs, que l'illustration secondaire de la manifestation cosmique primor­diale. Ainsi, la déesse Iris semble-t-elle, par sa nature cosmique même, détenir)es conditions de la production de l'oracle: la mise à l'écart, le contrôle; des contraires par le prisme des couleurs, la maîtrise du temps prophét~que - l'interrogation sur le futur qui se lit dans l'espace. En effet, cette divinité toujours jeune (âge des marges initiatiques) ne se produit, ,en tant que phénomène météorologique, que rarement (à nou­veau situation de marge). Néanmoins Iris intervient dans une circons­tance où les contraires se manifestent, puisque l'arc-en-ciel apparaît, au sein de l'orage qui se déchire, comme la confrontation de l'obscurité des nues et de l'apparition de la lumière et comme le déploiement, du violet au jaune pâle, de l'ensemble des couleurs foncées et claires. Enfin l'arc­en-ciel, cette irruption dans le temps de l'orage de l'annonce du retour de la belle journée, symbole de l'activité de prédiction de l'avenir par les dieux, occupe pleinement l'espace ouranien en direction de la terre. Ce message cosmique, et par conséquent naturel et divin, remplit une fonction de mantique : la réponse à une attente purement humaine

85 Homère, Iliade, 1,5: achèvement du dessein de Zeus, Lltàç 0' he4ie'to l3ouÎ>.~; VIII, 250 : Zeùç ITavoJ.1cJ>atoç . 86 Homère, Iliade, 1,69-72; cf. H.H.H., 471-472 ; Pythô citée, IX, 404-405, cf. H.HA., 294-299. 87 Par exemple Iris messagère: Homère, Iliade, XXIV 77, 143, 159, 188 ; L. Coventry, Messenger Scenes in Iliad, XXIII-XXIV (XXIII, 192-211, XXIV, 77-188), JHS, CVII, 1987, pp. 178-180.

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d'explicitation du futur par le divin omniscient. C'est pourquoi, dans l'Iliade, la divinité Iris est également associée par ses épithètes à d'autres phénomènes atmosphériques, le vent, la tempête, la neige ou la grêle88, ce qui la rapproche à la fois de Zeus et de l'ensemble des divinités associées à la détermination du futur.

De Zeus d'abord. En effet, comme le dit dans l'Iliade Athènè yÀauKromç à Zeus, père des hommes et des dieux, alors que celui-ci se demande s'il va sauver Achille, le respect des arrêts du destin engage la totalité de la communauté divine : "Père à la foudre blanche, à la nuée noire, quels mots dis-tu là (' Q ml'tëp àpylKépauvë, KëÂawë<j>éç, olov ëel1tëç·) ? Quoi ! un simple mortel, depuis longtemps voué à, son destin, tu voudrais maintenant le soustraire à la mort cruelle ? A ta guise! mais nous, les autres dieux, nous ne sommes pas tous d'accord pour t'approuver". Le dieu reconnaît alors que sa fille a raison89. Or le Zeus invoqué par la déesse aux yeux d'or de chevêche est celui des contraires atmosphériques, blanc-noir, moment privilégié de l'apparition de l'arc-en-ciel90. Ailleurs dans le poème, Agamemnon unit le maître des dieux à la fatalité et aux manifestations brumeuses de la vengeance divine: "Pourtant, je ne suis pas coupable. C'est Zeus, c'est le Destin, c'est Érinys qui marche dans la brume ... ", Èym 8' OÙK dinaç ëilll, 1 àÀÀà ZëÙÇ Kat MOlpa Kat ~ëpo<j>olnç 'Epwu7;91. C'est enfin le Zeus porte-égide qui est associé par le poète d'une part à la divination92, d'autre part aux signes atmosphériques: "Zeus prend son égide frangée resplendissante (aiyî8a 9ucrcravaëcrcrav .. .J Ilapllapéllv), il couvre l'Ida de nuages, lance l'éclair, ébranle la montagne et donne la victoire aux Troyens"93. Bien que forgée par Héphaïstos dans le plus éclatant des métaux, l'or, l'égide de Zeus conserve entièrement son apparence animale. En effet, du métal elle possède certains aspects, aiyî8a ... llapllapéllv, c'est-à-dire resplendir94, 8ewaç, effrayer par le mystère

88 Homère, Iliade, VIII, 398, XI, 185, Iris aux ailes d'or, Iris ... xpucr01t1:Epoç ; VIII, 409, Iris aux pieds de rafales Iris ùû..ÀÛltOç; VIII, 425 : Iris aux pieds rapides, Itolluç WKf;U Iris; XI, 195, Iris aux pieds rapides comme les vents, ItOIlr\VqIOÇ WKf;U Iris ; XV, 74-77, la rapide Iris, WKÉU Iris, a un vol aussi rapide que la neige qui tombe ou que la grêle glacée. 89 Homère,Iliade, XXII, 167-185. 90 Notez le contraste chez Zeus entre les yeux brillants (ocrcr!: <jlUEtvw : Homère, Iliade, XIV, 236) et les sourcils de lapis-lazuli: KUUVÉ1]crlV lm' 6<jlPÛcrl (Homère, Iliade, I, 528). 91 Homère, Iliade, XIX, 86-87. 92 VII, 60 : le chêne est associé à Zeus porte-égide, or c'est l'arbre de Dodone, sanctuaire oraculaire; Homère, Iliade, XII, 209-210 : le présage est envoyé par Zeus, porle-égide. 93 Homère, Iliade, XVII, 593 ; mais aussi au chant VIII, 75-76, Zeus fait savoir sa volonté aux Achéens par un fracas terrible de tonnerre et une lueur flamboyante, puis au vers 133, par un terrible tonnerre et par la foudre blanche (ùpy"1:U KEpauvov), enfin aux vers 170-171, Zeus le sage (j.lT]1:IE1:U Zwç) confirme par le tonnerre - trois fois - au fils de Tydée, Diomède, qu'il ne doit pas combattre les Troyens, c'est un présage (cr"j.lu). 94 Homère, Iliade, XV, 308-309 ; tel est également le cas des armes d'Achille, Homère, Iliade, XIII, 130-131, et du nouveau bouclier forgé par Héphaïstos pour Achille, XVIII, 479.

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même de son éclat; de l'animal, elle conserve la toison, épaisse et nuancée dans ses couleurs (les poils du dos d'une chèvre, drus, sont toujours plus foncés que ceux des franges effilées et lustrées) : "Apollon tient l'égide impétueuse, terrible, hérissée partout de poils plus ou moins longs, éclatante aXE ô' aiyiôa 90ùptv" ÔEtv~V à, .. ujnMO"Elav àpmpE1tÉ')". Deux divinités dans l'Iliade, Athènè et Apollon, ont la possibilité de revêtir et d'utiliser cette égide. En quoi ce Zeus répond-il aux qualités prophétiques que l'on a définies précédemment? Sa mise "à l'écart" se fait par "le haut" : dominant les dieux et les hommes, il bénéficie du recul nécessaire pour exprimer le destin. Unique souverain de l'univers, il se joue de toutes les manifestations des contraires, comme le soulignait Athènè elle-même. En transmettant les arrêts du destin, il choisit dans l'espace universel les lieux de production de l'événement futur. L'aigle, aiEToc; sombre (1tEPKVOC;) ou fauve (aiEToc; a.'i9rov) est alors l'image de ce Zeus maître de la moïra 95, c'est l'oiseau chasseur, le plus puissant (KÛpT10"TOC;)96 et le plus rapide. Comme le dit P. Mazon97, il s'agit très probablement de l'Aquila chrysaetos de Linné, "à l'âge adulte cet oiseau possède une livrée d'un brun chocolat, tirant au jaune sur les pattes et au roux sur les plumes lancéolées et la région postérieure de la tête". De la même façon qu'en Grèce ancienne, en Égypte pharaonique, les textes sont sensibles à la couleur fauve et diaprée des grands rapaces sacrés. En effet, la nuance de leur plumage est comparée à la teinte dorée et chamarrée de l'idole du dieu gui est recouverte d'une feuille d'or battu; dans ses descriptions de l'Egypte, Strabon utilise pour traduire l'aspect moucheté du plumage de ces oiseaux sacrés le terme 1t01KîÀoC; 98. Nous retrouvons aussi en cela la bigarrure qui caractérisait les rites de deuil chez Achille victime des arrêts du destin.

De fait, dans la poésie homérique, les divinités associées à la déter­mination du futur sont compagnes d'Iris et, comme elle, liées aux contrastes chromatiques. Il s'agit d'Hèrè, de Thétis - on ne reviendra pas sur son cas -, d'Athènè et d'Apollon; plus secondairement de Poséidon, le Maître de la Terre, aux crins de lapis-lazuli, Kuavoxaha 99, ou à l'aspect de faucon, 'ipTlç l00, et de Dionysos qui, comme l'époque

95 Homère, Iliade, VIII, 247-252, XIII, 821-823, XV, 690, XVII, 674-680, XXIV, 315-316. 96 J.-L. Breuil, "Kpato~ et sa famille chez Homère: étude sémantique", dans Études homériques, Séminaire de recherche sous la direction de M. Casevitz Travaux de la Maison de l'Orient, n. 17, Maison de l'Orient, Lyon, 1989, pp. 17-53 ; S. H. Lonsdale, "If looks could kill : rcurc'tUtvro and the interpretation of imagery and narrative in Homer", CJ, 84, 4, 1989, pp. 326-333. 97 P. Mazon, Homère, Iliade, VIle édition, Paris 1970, p. 55, n. 1. 98 Strabon, XVII, 1, 182 ; M. Alliot, Le culte d'Horus à Edfou au temps des Ptolémées, Le Caire. Institut Français d'Archéologie Orientale, t. II, 1954, p. 567 et notes 5 et 6, 586-588. 99 Homère, [liade, XV, 174. 100 Ibid., XIII, 62.

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classique aime à le noter, est un f.lâvne; et partage à Delphes le sanctuaire d'Apollon 101. Quant à la situation d'Athènè, elle est particu­lièrement limpide lors de deux métaphores qui, toutefois, n'épuisent pas la question pour cette divinité. Messagère de Zeus, elle descend du ciel pour réveiller l'ardeur au combat des Achéens, elle est alors comparée à l'arc-en-ciel empo~ré, 1tOPq,UpÉllV iptv, puis à une vapeur empourprée, 1tOpq,upÉ1J Vf:q,ÉÀ.1J 1 . Ailleurs, pour rester dans le domaine céleste, Pallas Athènè, messagère de l'Olympe vers les hommes, apparaît com­me un astre, ùO""C"P, brillant, À.Uf.l1tpOe; avec des étincelles, 0"1ttv9fipce; 103.

L'Hèrè homérique, celle qui, dans l'Iliade, affronte avec hardiesse Zeus pour obtenir gain de cause dans le déroulement des événements de la vie des héros, semble bien spécifique. Il s'agit soit de la déesse aux bras blancs, 9&à À.wKolÀ.cvoe;"Hpll, soit de l'auguste Hèrè aux yeux de vache, pom1tte; 1to"CVta "HPll 104. Comme pour Zeus, sa mise "à l'écart" se fait par "le haut". Elle le souligne elle-même au chant IV ; déesse, parce que née de Cronos comme le roi des dieux, et épouse légitime de ce dernier, elle apparaît par conséquent comme supérieure par le rang à tous les autres dieux105. En outre, l'Iliade présente la divinité à la manière de l'Hathor égyptienne, la "maîtresse de la turquoise"l06. En tant que souveraine des forces cosmiques primordiales, Hèrè au trône d'or, XpuO"o9povoe; "HPll 107, la maîtresse des contraires juxtaposés dans l'espace ou se succédant dans le temps, symbolise en effet le sombre et le brillant, la nuit et le jour, la gamme chromatique de l'arc-en-ciel, la vie et la mort. Enfin, lorsque Zeus cède à ses demandes, elle détermine comme lui le futur dans l'espace108. Au reste, de la même façon, à

101 Remarquons que Diomède, au chant VI, après avoir évoqué Dionysos plongeant chez Thétis au fond des mers (130-137), prédit la mort à son adversaire Glaucos, qui répond en soulignant que, comme les feuilles des arbres, les générations humaines meurent et naissent tour à tour (143-149) ; Eschyle, Euménides, 24 et s. ; Plutarque, Morales, 365 a 35 ; Pausanias, X, 4, 3 ; Euripide, Bacchantes, 298-301 (Dionysos mantis), 1018-1019 : Dionysos peut être un taureau, un dragon à plusieurs têtes et un lion flamboyant. 102 Homère, Iliade, XVII, 544-552. 103 Ibid., IV, 73-77. 104 Les nécessités de la métrique expliquent que les noms propres des dieux (Apollon, Hèrè, Athènè) soient en général en fin de vers, mais pour des raisons précises des modifications sont possibles: M. Casevitz, "Remarques sur la forme, la place et la fonction des noms propres chez Homère, Le nom et la métamorphose", Séminaire d'étude des mentalités antiques, Sens et pouvoirs de la nomination dans les cultures hellénique et romaine, tome II, textes recueillis et présentés par S. Gely, Publications de la Recherche, Université Paul Valéry, 1992, pp. 17-19. 105 Homère, Iliade, IV,58-6I. 106 D. Valbelle, C. Bonnet, Le sanctuaire d'Hathor, maitresse de la turquoise. Sérabit El­Khadim au Moyen-Empire, Paris 1997, pp. 152-180. 107 Homère, Iliade, l, 611. 108 Quelques exemples typiques : Homère, Iliade, l, 55, 195, 208, 572, 595, Hèrè aux bras blancs, 551, 568, l'auguste Hèrè aux yeux de vache, associée à la détermination du futur; de

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Dodone, le couple divin, Zeus et Dionè, rendait les oracles. Or, dans l'iliade, lorsque la déesse Hèrè détermine le futur en accord avec le maître de l'univers, elle se trouve très souvent en contact avec Athènè et Apollon. Il paraît inutile de développer spécifiquement la personnalité d'Apollon, tant il est évident que le dieu correspond par excellence au contexte divinatoire que l'on décrit: le kouros des marges initiatiques, le dieu à la fois lumineux et sombre (le protecteur des animaux nocturnes et souterrains, les rats et les serpents), celui qui prononce les arrêts du destin du père 109.

L'Athènè yÀauKromç 110 se manifeste, elle-aussi, comme une divinité de "l'écart", puisqu'elle est la vierge, la compagne des héros dans leurs exploits initiatiques, et comme la maîtresse des contraires par sa figu­ration animale favorite, la chevêche au plumage bigarré: "Dessus brun foncé tacheté et barré de blanc. Dessous blanchâtre, largement rayé de brun foncé. Expression irritée, féroce, due aux yeux jaunes, au front bas et aplati. Souvent vue en plein jour, perchée sur un poteau, un piquet, etc. 'Révérences' nerveuses d'inquiétude. Vol bas et rapide, très ondu­leux." L'Athènè yÀauKwmç est également comparée dans l'Iliade à la mouche, en particulier à la mouche nécrophile, aux couleurs à la fois vives, métalliques même, et sombres, celles qui conviennent à la nécro­mancie111. La divinité peut encore prendre, comme messagère de Zeus, maître du destin, l'aspect d'un autre rapace au plumage bigarré, mais diurne celui-là: "Tel un faucon (ou un pygargue) aux ailes éployées, à la voix sonore, elle s'élance du haut du ciel à travers l'éther", ~ 8' ap1t'IJ hKula mvu1t'tÉpuyt Àtyu<j>wvq> 1. oùpavou f:K Ka'tÉ1taÀ'to 8t' ai9Époç 112.,En cela, la divinité est semblable au dieu Apollon, comparé au faucon tueur de pigeons ramiers, 'ipllS <j>acrcro<j>ôvoç 113. Enfin, lorsque

même, V, 711,,755, 767, 775, 784, Hèrè aux bras blancs, V, 721, "Hèrè, l'auguste déesse, la fIlle du grand Cronos", "Hpll, 1tp{;al3u esû, euYÛ'tllP /-lSYÛÀOlO Kpovoto; encore au chant VIII, conflit entre Zeus et Hèrè sur le futur, au vers 471, l3oroltte; 1tOWW "Hpll, en 477, Zeus dit: "Ainsi en a décidé le destin", "ne; yàp e{;a<!>Lt'tOV Èa'tl, et en 484, "Hèrè aux bras blancs ne répond rien", enfin, en 465-488, la scène se clôt par le coucher du soleil. 109 S. Vilatte, "Apollon-le dauphin et Poséidon l'Ebranleur : structure familiale et souveraineté chez les Olympiens", Mélanges P. Lévêque, Paris - Besançon, 1989, pp.307-330; Ibid., "Hodos, le chemin: la genèse de la fonction oraculaire en Grèce ancienne", RH, 578, 2, 1991, pp. 209-34 ; C. F. Dengate, The sanctuaries of Apollo in the Peloponnesos, Chicago 1989, qui montre que le culte d'Apollon est relativement peu lié au prophétisme en cette région. 110 Homère, lliade, II, 166-168,279, V, 719, 793, 825, 853, VII, 17,33,43, VIII, 3, 357. 111 M.-P. Donnadieu, S. Vilatte, "Genèse de la nécromancie hellénique ... ", op. cit., pp. 64-65. 112 Homère, Iliade, XIX, 350, 1] ap1tll : faucon ou orfraie (pygargue de Pallas, aigle) ; XXI, 493-494, Hèrè est comparée au faucon, ipll~ ; XVIII, 614-617, Thétis reçoit d'Héphaïstos, sur l'Olympe neigeux, les armes pour Achille, elle s'élance de là comme un faucon - ipTJ~ -pour apporter les armes à son fils, au vers 617, celles-ci sont qualifiés ainsi : 'tSUXsa /-luP/-lulpov'tu. 113 Homère, Iliade, XV,237.

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le fils de Léto accompagne Athènè, c'est un autre oiseau, mais proche des précédents, qui les représente, alors que les symboles de Zeus, seigneur du destin, sont encore présents. En effet, Athènè et Apollon à l'arc d'argent, pareils à des vautours, se posent sur le chêne de Zeus Père qui tient l'égide : Kà8 8' up' 'A911vaî 11 'te Kat àpyupo'to;oç 'A1toÀ.À.rov 1 i;Ç~cr911v OPVtcrtV &OtKo'teç aiyumoïcrt (<I>11Y0 &<1>' Ù"'11À.ij 1ta'tpoç ~tOç a'tytOXOlO 114. Tous ces oiseaux - chevêche, faucon, pygargue, vautour, aigle - ont en commun les yeux aux iris d'or, les livrées bigarrées en teintes sombres et claires. En conséquence, les chants de l'Iliade les plus particulièrement concernés par le futur offrent une jonction remarquable de ces divinités. Mais avant d'aborder ce thème on remarquera que les Grecs ne sont pas les seuls à avoir établi ce mode de corrélations entre les animaux et les divinités. La tradition religieuse de l'Égypte ancienne fait qu'à Esna, dans l'hymne au dieu Khnoum, Rê et ses deux fils, Khnoum et Nebtou, sont comparés à des lions; Khnoum est également dit brillant comme "le grand rapace, qui traverse le ciel dans toute sa largeur", comme le bélier, le lion, le taureau, le crocodile; "Il brille, le faucon au plumage moucheté"115. À Edfou, le dieu Horus, "au plumage moucheté", "aux couleurs multiples", le "Faucon d'or" emprunte au faucon "maillé" sa capacité à effectuer par le voIla jonction du monde céleste et du monde terrestre; à l'époque hellénistique et romaine, les Grecs mettront Horus et Apollon en relation de syncrétisme116.

Le chant VIII de l'Iliade, surchargé des symboles du prophétisme, représente un exemple typique de la jonction entre la prédiction du futur et certaines divinités. Il s'ouvre sur l'évocation de l'Aurore en robe de safran, 'Hillç IlÈv KpOK01te1tÀ.oç, de Zeus Tonnant, 'tepmK~pauvoç, de l'Athènè yÀ.<wKromç, puis Zeus part sur son char (à remarquer le bronze des pieds des chevaux, l'or de leurs crinières, du vêtement de Zeus ou de son fouet), vers l'Ida, la mère des fauves; les combats durent de l'aurore au milieu du jour, ~1l0Ç 8' 'H~À.lOÇ Il~crov oùpavov <XIl<l>tJ3eJ31lKet, c'est un jour fatal (a'icrtllov ~Ilap) pour les Achéens, où Zeus déploie sa balance d'or. Le dieu sage le fait savoir par des présages : un fracas terrible de tonnerre, une lueur flamboyante et enfin la foudre blanche. Puis il lance son présage: " ... son aigle (aie'tov), le plus sûr des oiseaux. L'aigle tient dans ses serres un faon issu d'une biche rapide, et il le laisse choir près de l'autel splendide où les Achéens ont coutume d'offrir leurs sacrifices à Zeus, maître des voix (TIavoll<l>aïoç). Ils comprennent ainsi que le présage leur est venu de Zeus, et, avec une ardeur nouvelle,

114 Homère, Iliade, VII, 58-60. 115 S. Sauneron, Les fêtes religieuses d'Esna aux derniers siècles du paganisme, Institut Français d'Archéologie Orientale, Le Caire 1962, pp. 367-370. 116 EIien, De natura animalium, VII, 9 (éd. Hercher), M. Alliot, Le culte d'Horus à Edfou au temps des Ptolémées, Le Caire. Institut Français d'Archéologie Orientale, t. 1, 1949, p. 13, 15, t. II, 1954, p. 588.

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ils fondent sur les Troyens; ils ne songent plus qu'au combat". Mais les Troyens sont supérieurs à l'assaut. Alors Hèrè, SEà ÀWKroÀEVOÇ, et sa messa!3ère, Athènè yÀ<xuKwmç, entrent en action pour équilibrer le conflit 17. Cette dernière rapporte alors son intervention, du haut du ciel, sur l'ordre de Zeus, en faveur d'Héraclès qui avait été envoyé au fond de l'Hadès, pour y chercher le chien Cerbère, symbole de la capacité de la fille du roi des dieux à joindre les contraires. Athènè rappelle ensuite l'attitude de Zeus lui donnant, affectueusement et en récompense de cet exploit, son nom de yÀauKwmç'AS~vl1, évocation de la bigarrure. À ce moment, la déesse demande un char pour se rendre sur terre118.

Le chant VIII reprend désormais le chant V119, où l'auguste fille du grand Cronos, Hèrè, SEà ÀWKroÀEVOÇ, et yÀauKW7ttç Athènè, qui dépose son péplos bigarré (7tOlK1Àoç), pour revêtir la tunique et l'égide de son père, pour prendre le casque d'or et la pique, montent sur le char flamboyant de la reine des dieux, fait d'or, d'argent et de bronze - une merveille à voir, Sat3f..la iÜf;crSat - ; les deux déesses sortent de l'Olympe et du Ciel, en franchissant la distance qui sépare le ciel étoilé de la terre et en écartant les nuées. Le passage se termine sur l'évocation du gris de la brume (~EpOEtüèç) et de la mer aux reflets vineux (f:7tl o'ivo7ta 7tOVtov), puis sur la comparaison des deux déesses avec les bisets (7tEÀEtacrw), qui, nous le savons par ailleurs, sont les oiseaux au plumage bigarré (du noir au gris et du gris au blanc) du Zeus oraculaire de Dodone.

Mais, au chant VIIJl20, Zeus en colère veut interrompre l'élan d'Hèrè et d'Athènè pour suspendre l'accomplissement d'un destin défavorable sur terre aux Achéens. Il envoie donc Iris aux ailes d'or, Irin .... xpucr07t'tEpOV, retenir les deux déesses ; c'est pourquoi Hèrè soutient: "Que celui-là meure, que celui-là vive, comme le sort voudra! À Zeus de décider, en son coeur, suivant ses desseins, entre Troyens et Achéens : rien' de mieux", 'tWV üÀÀoç f..lèv a7to<j>SlcrSû), üÀÀoç üè f3tro'tÛ), / oç KE 'tûnr KelVOÇ üè 'tà a Q>POVf;Û)V èvt SUf..l0 / Tpû)crt 'tE Kat Aavaotcrt 8tKaÇhû), ffiç f:mEtKéç ; puis l'épouse de Zeus exprime sa colère contre le roi des dieux, qui répond à l'auguste Hèrè aux grands yeux de vache, f30wmç 7to'tvta "HPl1 : "Ainsi en a décidé le destin", "Qç yàp Sf;crQ>a'tov ècr'tt. Zeus ajoute que même si sa fille - il n'y a pas plus chien qu'elle - allait jusqu'aux confins de la terre et de la mer (au Tartare où se trouvent Japet et Cronos) il n'en aurait cure. En contrariant son épouse partisane, Zeus a donc agi non pas sur la totalité

117 Homère,Iliade, VIII, 1,2,3,357,41-52,66-68,72,75-76,133,170-171, 247-252, 350-358. 118 Ibid., VIII, 358-380. 119 Ibid., V, 711-853. 120 Ibid., VIII, 396-398, au vers 409, Iris aux pieds de rafales, Iris àsUônoç, au vers 425, Iris aux pieds rapides, nôoaç wKÉa Iris, au vers 423, Iris traite Athènè de face de chienne, KuovàoosÉç, 429-431, 462-468, 471, 477, 478-483, 465-488, 489-565.

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du destin des humains - leur mort inéluctable -, mais sur ce qui peut suspendre momentanément leur lot. Il n'y aura donc en cette journée ni vainqueur ni vaincu. En effet, "à ce moment, tombe dans l'Océan le brillant éclat du soleil (ÀaJ.l1tpov Ij>âoç ~eÀtoto), et il attire la nuit noire (vUK1:a J.léÀatvav) sur la glèbe nourricière. Les Troyens voient plonger la lumière à regret. Pour les Achéens au contraire, la nuit ténébreuse (vùç èpe/kw,,) est la bienvenue trois fois souhaitée". À ce moment, Hector parle à l'assemblée des Troyens, en s'appuyant sur une pique de bronze à l'anneau d'or qui brille alentour: il demande de faire confiance à la nuit noire, VUKÙ J.lEÀatVIJ, jusqu'à l'aube tôt levée, en faisant brûler des feux innombrables jusqu'au ciel, pour empêcher la fuite des Achéens. Il propose aux hérauts que les tous jeunes adolescents et les tous vieux aux tempes grises soient rassemblés (na'tôaç nproe"paç 1toÀtoKpo1:âlj>ouç 1:E yépov1:aç) ; ces deux contraires réunis constituent le symbole de la maîtrise du temps; avec l'aube, puis le jour, Hector connaîtra l'avenir: il saura si Diomède doit le rejeter des nefs vers les murs de Troie, ou si lui­même doit le tuer. On ne pouvait mieux signifier qu'à une interrogation sur l'avenir correspond une réponse qui se lit dans l'espace. Le passage se termine par l'évocation des feux qui paraissent à l'image de la lune, entourée des astres brillants, dans le ciel, et sur l'attente de l'aurore au siège magnifique121. Un cycle complet jour-nuit aura ainsi été consacré en vain par les dieux à la détermination, par l'accélération ou au contraire par le ralentissement, du futur.

Or, le contexte que nous venons de définir, celui qui entoure les divinités impliquées dans l'accomplissement des arrêts du destin, ne diffère pas fondamentalement du prophétisme, lorsque ce dernier est associé à la nature ou aux objets

Nature et prophétisme

Dans l'Iliade, au sein de la nature, se produisent un certain nombre de situations qui sont reliées par les Anciens au prophétisme. Les termes 1:épaç, OPVtç et crfi!!a désignent ces occurrences. Dans ce poème, certains humains, régulièrement ou à l'occasion, apparaissent comme plus particulièrement aptes que les autres à saisir ces signes, Calchas, Hélénos, Ennomos, Polydamas. Cependant, l'ensemble du groupe peut également manifester une parfaite compréhension, lors de l'irruption de ces témoignages naturels, de l'essence prophéti(!'.v" -:l.:::;; signes.

121 Le chant IX, 6,14-15,65,365-366,407,474, est le complément du précédent, mais du côté achéen; il évoque: la vague noire (KÙIlU KSÀatVOV), Agamemnon comparé à la source noire (IlEÀuvu8poç) et à son eau sombre (8voQ>epov... ü8rop), la confiance en la noire nuit (1tStOWIlEOU VUKÙ IlsÀulV1J), le bronze rouge (xaÀKov i:puOpov), le fer gris (1toÀtôv ... cri811pov), le cheval aux crins blonds (ÇavOà KUPllva), la nuit ténébreuse (vùé, i:PE!3&VV").

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Au chant II, le prophétisme répond parfaitement aux règles que nous avons définies: marge naturelle constituée par l'espace sacré, union des contraires - dans la bigarrure de la peau du monstre, dans celle du tronc du platane et dans la livrée des oiseaux -, mise en contact des profondeurs terrestres et des éléments aériens, démesure du monstre qui dépasse les limites psychologiques admises dans sa condition et manifestation spatiale de ce eUllôÇ en excès. Si Calchas peut alors prophétiser, c'est parce que la lecture d'une situation dans l'espace amène sa projection dans le temps: le sort de Troie.

"Ayez donc le courage, amis, de demeurer un peu de temps encore, que nous sachions si Calchas est un vrai prophète (IlUV'tEÛE'tat), ou non. Il est un fait dont nos coeurs se souviennent et dont, tous, vous pouvez témoigner (wx.P'tupOt), vous du moins que n'ont point enlevés les déesses du trépas. C'était le lendemain ou le surlendemain du jour où à Aulis s'étaient assemblées les nefs achéennes, pour porter malheur à Priam et aux Troyens. Tout autour d'une source (8' àll<j>t nEpt KP~VllV), auprès de saints autels (iEpOÙÇ KU'tÙ f3<OIlOÙÇ), nous sacrifiions aux dieux immor­tels des hécatombes sans défaut, au pied d'un beau platane (KUÀ.fj ùno nÀ.u'tuvtcr'tql), où coulait une eau claire (àyÀ.uov Üû<op). Alors nous apparut un'terrible présage (èv9' È<j>avll Iléyu cri'jIlU). Un serpent, au dos rutilant, effroyable (8paK<Ov Ènt vû5'ta 8u<j>Otvôç / crIlEp8uÀ.Éoç), appelé à la lumière (<j>ô<oç) par le dieu même de 1'Olympe, jaillissant de dessous un autel, s'élança vers le platane. Une couvée était là, de tout petits passereaux, juchés sur la plus haute branche et blottis sous le feuillage - huit petits; neuf, en comptant la mère dont ils étaient nés. Le serpent les mangea tous, malgré leurs pauvres petits cris. Autour de lui la mère voletait, se lamentait sur sa couvée : il se love et soudain la saisit par l'aile, toute piaillante. Mais, à peine eut-il mangé les petits passereaux et leur mère avec eux, que le dieu qui l'avait fait paraître le déroba à nos'yeux : le fils de Cronos le Fourbe (Kpôvou .... àyKuÀ.OIl~'tEro) l'avait soudain changé en pierre. Nous restions là, immobile, à admirer l'événement, comment de si terribles monstres (ÔEWÙ néÀ.ropu) étaient venus troubler l'hécatombe des dieux. Mais aussitôt Calchas, rendant un oracle (eEOnponÉ<ov), disait : "Pourquoi rester sans voix, Achéens chevelus? celui qui à nos yeux a fait paraître ce terrible présage ('tépuç), c'est Zeus le Sage (1l11'ttEW) - présage éloigné, à longue échéance, dont le renom jamais ne périra. Tout de même que ce serpent a dévoré les petits passereaux et leur mère avec eux, ... de même nous devons rester à guerroyer un nombre tout pareil d'années; puis, la dixième, nous prendrons la vaste cité" Voilà ce qu'il disait, et aujourd'hui tout s'accomplit" 122.

122 Homère, Iliade, II, 305-332 ; XVIII, 579 : <JW:p8uÀÉoC;, effrayant ,à voir ou à entendre caractérise les lions.

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Le chant X, la Dolonie, correspond-il à une situation prophétique? Ce chant est préparé par les occurrences du chant III, où le même

système de pensée se manifestel23 : Pâris Alexandre est revêtu d'une peau de panthère, symbole par sa bigarrure de la juxtaposition dans l'espace ou de la succession dans le temps des contraires, et il prend un arc pour le combat. Mais il a peur comme un homme qui voit un serpent (opaKrov), animal lui même symbolique de la mantique par sa bigarrure. Le poème rappelle alors que le destin humain, la moïra, se manifeste par la mort. Un sacrifice est proposé: celui de l'agneau blanc, ).,WKÔÇ, et de l'agnelle noire, /-lé).,utvu, l'un pour le Soleil et l'autre pour la Terre. Enfin, il y a opposition par le poète de l'esprit des jeunes, peu fiable, et de la sûreté de la pensée du vieillard; mais, quand ces contraires sont assemblés, c'est-à-dire quand un vieil homme est au milieu des jeunes, l'ancien voit comment lier l'avenir au passé (a/-lu 1tpôcrcrro KUt 01ttcrcrro .1 ).,eUcrm:l) pour arranger les deux parties. De son côté, Iris vient trouver Hélène aux bras blancs 124, qui tisse un manteau de pourpre (1t0PQ>upéllv) en décrivant par les bigarrures des couleurs (1tOlKt).,OÇ) des batailles. L'épisode se termine sur le sacrifice et ses couleurs, les agneaux - le noir et le blanc -, le vin rouge, le cratère brillant, <j>UetvÔV, et sur le pacte entre Alexandre et Ménélas ; Priam donne une conclusion prophé­tique, en soulignant que Zeus sait à qui est destinée la mort qui tout achève.

Dans la nuit divine de la Dolonie du chant X, Agamemnon est inquiet . du succès des Troyens - ils occupent la plaine, alors que les Achéens sont rejetés vers leurs nefs en raison du retrait des combats d'Achille. Le chef des Achéens souhaite un conseil - ~ou).,1Î, /-lilnç 125 - qui entraîne le rétablissement de la situation, car, jense-t-il, Zeus préfère Hector en raison de la qualité de ses sacrifices12 . Ce plan, /-lilnç, doit être sans défaut (Ù/-lU/-lrov) et sauveur (Ù).,eÇtKUKOÇ) 127. À partir de là, les traits prophétiques se manifestent: situation de marge, tension psychologique, toisons animales aux couleurs vives sur le dos et claires sur le ventre, ou bigarrure des peaux animales et des armes, jonctions de la jeunesse et de la vieillesse, lecture de l'avenir par la situation dans l'espace.

En effet, Agamemnon se lève, puis il met ses vêtements et ses chaussures: une tunique dont la teinte n'est pas précisée, des sandales sur ses pieds brillants, 1tocrcrt 0' Ù1tO ).,t1tapOlcrtv, et il se couvre jusqu'aux talons avec la peau, à la couleur rouge fauve, d'un lion

123 Homère, Iliade, III, 16-33, 101, 103, 108-110, 121-129, 245-249. 124 Ibid., VI, 371, 377, Andromaque aux bras blancs est évoquée, puis vient un dialogue entre Hector et Andromaque sur leur destin respectif et sur celui de leur enfant ; au vers 488, Hector souligne que l'on échappe pas à son destin, sa moïra. 125 Homère, Iliade, X, 17, 19, 43. 126 Ibid., X, 46. 127 Ibid., X, 19-20.

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flamboyant (Da<!>otvOV... DSPlla ÀsoV'toç ( a'terovoç) 128. Ménélas, son frère, fait de même et choisit de placer sur son large dos la peau d'une panthère tachetée (IIapDaÀS'IJ .. .( 1totKîÀ'IJ)129. On notera à ce propos qu'en Egypte pharaonique les prêtres d'Ammon à Karnak, qui étaient les interprètes des oracles du dieu, portaient de la même façon un costume sacerdotal fait d'une peau de félin, très souvent celle de la panthère, jetée sur l'épaule gauche, passant sous l'aisselle droite pour couvrir le buste et retomber le long des jambes. Il est vrai qu'une des épithètes du dieu, dans l'hymne de Darius II de l'oasis d'Hibis, "façonneur des pierres précieuses noires et de couleur claire", évoquait également la bigarrure, et que l'associé d'Ammon dans le sanctuaire thébain, le dieu Min de Coptos, divinité ithyphallique de la fécondité et des exploitations minières, en particulier des pierres précieuses, était identifié soit au "vrai lapis-lazuli", la couleur du lotus (Nymphaea cerulea) qui lui était consacré, soit au taureau blanc 130. En Afrique centrale, au XXe siècle, le pagne "léopard" à double trame est encore l'insigne et le vêtement des chefs 131. Au chant X de l'Iliade, les héros d'Homère, hommes faits couverts de peaux de félins, vont à la rencontre du vieillard Nestor qui rassure Agamemnon en soulignant que Zeus le Sage ne permettra pas la réalisation des desseins (m:X.v'ta vO~lla'ta) fomentés par Hector en ce moment132. Quant au roi de Pylos, il se couvre d'un manteau de pourpre, xÀ.ulvav... <!>OtvlKôEcrcrav 133. Le vieillard rejoint Ulysse, le 1toÀûllllnç, qui place sur ses épaules un bouclier bigar­ré, 1t01KîÀov .... cruKoÇ 134. Nestor et Ulysse rejoignent le fils de Tydée.

Le discours de Nestor à Diomède est clair: l'avancée des Troyens dans la plaine est insupportable, puisqu'ils atteignent déjà le mamelon qui se trouvé près des nefs achéennes, l'espace (Xffipoç) qui sépare les deux armées est mince135 ! La confrontation de Nestor et de Diomède est accentuée par le poète. Il s'agit du vieux, YEpatÔÇ, et du jeune, Vf;Ùl-rEPOÇ. Le fils d~ Tydée cède et décide de partir pour rétablir l'équilibre au combat. A son tour, il place une peau de lion au pelage flamboyant sur

128 Homère, Iliade, X,21-24. 129 Ibid., X, 29-30. 130 G. Lefebvre, Histoire des Grands Prêtres d'Ammon de Karnak jusqu'à la XXI dynas­tie, Paris 1929, pp. 30-31, 74 ; H. Gauthier, Les fêtes du dieu Min, op. cit., 50, 83, 89, p. 203, note 1, 209. 131 M.-C. Dupré, Le masque Kidumu, maître de l'histoire tsaayi ,Canadian Journal of African Studies, 22 (1), 1988, p. 52. 132 Homère, Iliade, X, 104. 133 Ibid., X, 133. 134 Ibid., X, 148-149; le char est aussi associé à ltotK1Âoç : X, 393, 501, 503; au chant IV, 104-111, l'arc de Pandare, fils de Lycaon, est fait des cornes de l'isard sauvage et il possède un bec d'or, aux vers 140-145, le sang noir, utllU K&ÂUW&$Èç, entraîne une évocation métapho­rique de l'ivoire et de la pourpre, t' ÉÂ{;<!>uvw .... <jlolVtKt. 135 Homère, Iliade, X, 159-161.

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ses épaules, aéplJ.a Àéov'toç / di8rovoç, et elle tombe jusqu'à ses pieds 136.

Les rois argiens se réunissent alors en conseil, dans un espace libre entre les cadavres. Cet emplacement fut précédemment à la pointe de l'avancée d'Hector. Seule la nuit avait interrompu le héros de Troie137. Le vieux Nestor prend en premier la parole pour proposer l'incursion nocturne d'un guerrier dans l'espace troyen, afin de vérifier les intentions des ennemis. Ou bien ceux-ci décident la poursuite de leur percée vers les nefs achéennes - donc une aventure loin de leur cité -, ou bien, à la suite de la victoire d'Hector, ils optent pour la stabilisation des Troyens chez eux. La récompense annoncée par Nestor sera triple: la gloire, la brebis noire et la place au festin et au banquet138. Après un débat, Diomède décide de s'adjoindre Ulysse, en raison de sa capacité à s'extraire, lui et celui qui l'accompagne, du brasier ardent (éK 1tUPOç ai8olJ.évOlO), métaphore, on l'a vu, des guerriers au combat - c'est la marge par le haut - et en raison de sa capacité à présenter des idées (voficrat) 139. Ulysse insiste alors sur la nécessité de faire cette action sans tarder, car la nuit s'achève - les étoiles sont presque au bout de leur course - et l'aube est proche. L'équipement des guerriers achéens est marqué par la présence de l'animal : les casques sont fabriqués dans la peau du taureau, celui d'Ulysse possède en plus les dents brillantes d'un sanglier aux crocs blancs (ËK'tocr8E al; ÀEUKOt bOOV'tEÇ 1 àPY10aOVTOÇ uoç14O. La scène se termine sur l'intervention d'Athènè qui envoie un héron crier dans la nuit. Pour les héros achéens, c'est l'équi­valent d'un présage favorable. L'oiseau a donc permis une mantique. En effet, le cri envahit un espace immatériel, celui des airs, dans les marges où les héros se déplacent. Ceux-ci sont bien préparés à interpréter le signe, par leur situation psychologique et par leur équipement de type animal. Les héros procèdent donc immédiatement à une projection dans le temps - l'action à réaliser - de cette situation dans l'espace: le signe divin est forcément en leur faveur. Athènè, divinité messagère du destin dans l'Iliade, en est instantanément remerciée. Puis Diomède et Ulysse partent comme deux lions dans la nuit noire141.

L'ensemble de cette scène a son équivalent dans le monde troyen où Dolon se désigne à Hector et se revêt de la peau du loup gris (1tOÀ1010 ÀUKOlO) et d'un casque en peau de martre 142. Mais, dit le poète, il ne

136 Homère, Iliade, X, 177-178. 137 Ibid., X, 198-20l. 138 Ibid., X, 204-217. 139 Ibid., X, 246-247. 140 Ibid., X, 258, 262-264. 141 Ibid., X, 274-277. 142 Ibid., X, 334; XVI, 159: les loups ont les bajoues rouges de sang: n<icnv 81: nUPl1wv u'illun <!>owôv, ils offrent donc la bigarrure favorable au prophétisme.

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reviendra pas de l'expédition et par conséquent il ne rapportera rien à Hector par la parolel43. Cet aparté revient à une prédiction. L'action des deux Achéens contre Dolon est comparée soit à celle des chiens soit à celle des lions 144. Leur exploit a concerné également les chevaux de Rhésos, roi des Thraces, qui sont plus blancs que la neige, ÀWKO't&POt X10VOÇ, et, un peu plus loin, les étalons rappellent terriblement, selon Nestor, les rayons du soleill45. Les limites de l'action de Diomède sont marquées par l'Athènè yÀauKeOmç, aux yeux d'or de chevêche: ne pas aller plus loin dans le camp troyen et retourner aux nefs. L'expédition achéenne est réussie en raison même de cette limitation dans l'espace : Diomède n'a pas obéit aux excès du 9u!lOç. La Dolonie est bien un épisode prophétique146. On peut lire les Bacchantes d'Euripide comme un prolongement de cette situation : le vieux devin aux cheveux gris, Tirésias, qui s'initie aux rites dionysiaques à la manière des femmes, ce qui lui donne l'impression de retrouver sa jeunesse, porte une nébride bigarrée qui renforce sa fonction prophétique d'analyste des présages, 'tàv 't&paoxo1tov.I èv 1t01KtÀatcn V&13plo-l147.

Au chant XII de l'Iliade, la situation prophétique est parfaitement claire en fonction des bases que nous avons définies ; elle repose sur la jonction des signes naturels et de la présence de Polydamas. En effet, des Troyens brûlent d'enfoncer le mur des Achéens et de rejeter ceux-ci aux nefs et à la mer, mais un présage, OpV1Ç, intervient: " .... un aigle, volant haut, qui laisse l'armée sur sa gauche. Il porte dans ses serres un serpent rouge, énorme (<!>OlV~&v'ta opaKov'ta <!>8pffiV OVUX&(jcn 1t8ÀffiPOV), qui,vit, qui palpite encore et qui n'a pas renoncé à la lutte. À l'oiseau qui le tient il porte un coup à la poitrine, près du cou, en se repliant soudain en arrière. L'autre alors le jette loin de lui à terre: saisi par la douleur, il le laisse tomber au milieu de la foule, et, avec un cri, s'envole, lui, dans les souffies du vent. Les Troyens frissonnent à voir à terre, au milieu d'eux, le serpent qui se tord, présage de Zeus porte­égide" 148. Polydamas reproche alors aux siens leur hubris et exprime sa crainte de voir mourir de nombreux Troyens dans la stratégie de prise du mur des Achéens et des nefs : "Voilà comment parlerait un interprète des dieux (eW1tP01tOç), dont le coeur (9uW\» connaîtrait le sens exact des prodiges ('t&paffiv) et à qui les hommes obéiraient avec confiance (Kat oi

143 Homère, Iliade, X, 299-337,458. 144 Ibid., X, 360, 495. 145 Ibid., X, 437, 547. 146 Le caractère initiatique de l'épisode - marges, utilisation de l'animal dans le vêtement et les armes, combats de nuit pour Dolon qui fait son apprentissage d'espion -est tout à fait compatible avec le caractère prophétique ; la divination en Grèce utilise les rites et lieux initiatiques, cf. S. Vilatte, "Hodos, le chemin ... ", op. cit. 147 Euripide, Bacchantes, 248-251, 258, 324. 148 Homère, Iliade, XII, 197-210.

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1tEt90to:to Àaot)"149. À l'inverse, dans un accès de fureur, Hector reproche à Polydamas sa science, en menaçant ceux qui ne le suivraient pas de les tuer de sa main: "et tu nous invites, toi, à mettre notre foi dans des oiseaux qui volent à ailes déployées (OtffiVOtcrt 'taVU1t'tEpuYEcrcn lŒÀEUEt<;; / 1tEÎ9Ecr9at) ! Je n'en ai, moi, cure ni souci. Ils peuvent bien aller à droite, vers l'aurore et le soleil, comme à gauche vers l'ombre brumeuse. Ne mettons, nous, notre foi qu'en la volonté du grand Zeus ('H/lde; 81; /lEY(ÜOW LltOe; 1tEt9w/lE9a f3ouÀiJ), qui règne sur tous les mortels et sur tous les Immortels. Il n'est qu'un vrai, qu'un bon présage, c'est de défendre son pays (h<; OtffiVOC; aptcr'toc; à/luvEcr9at 1tEPl ml'tpYJe;). Et pourquoi craindre, toi, la guerre et le carnage ?"150. Puis Zeus tonnant envoie un nouveau présage ('tépac;), la poussière qui s'envole vers les nefs achéennes en défaveur des Achéens; c'est pourquoi les Troyens partent à l'assaut du mur des Achéens ; la fureur des combats est comparée par le poète à l'abondance de la neige de Zeus, image du monde de la divinationl51.

Au chant XIX, le cheval Xanthos, - son nom évoque une couleur lumineuse, proche de celle du soleil ou du feu - est concerné par le prophétisme avec un passage très bref, où les caractéristiques de la divination transparaissent néanmoins : "La déesse aux bras blancs Hèrè vient à l'instant de le douer de voix humaine", a~8fJEv'ta 8' Ë9YJKE 9Eà ÀWKWÀEVOe; "HpYJ. Le cheval prédit alors que l'Eacide va mourir: c'est l,a moïra, Achille doit être dompté par un dieu et par un homme. Les Erinyes arrêtent alors la voix de l'animal. Achille, irrité, répond qu'il combattra, car il connaît son destin et il pousse en avant ses chevauxl52.

Si la nature permet de prédire l'avenir dans les conditions que nous venons d'exposer, il apparaît, toujours dans l'Iliade, que des objets précieux rendent également possible ce fait. Les armes et les coupes, objets de guerre ou de culte, sont concernées. En effet, les objets reproduisent par leur décoration la nature; il n'y a donc pas d'opposition entre celle-ci et les produits de l'artefact. Par conséquent, la probléma­tique que nous suivrons dans l'analyse des divers aspects de la divina­tion présents au sein de la poésie épique ne sera pas celle de l'opposition entre nature et culture, mais celle de l'analogie. En effet, un dénomi­nateur commun est manifeste: la couleur dans ses contrastes, ses varia-

149 Homère, Iliade, XII, 214-244. 150 Ibid., XII, 245-249. 151lbid., XII, 251-289. 152 Ibid., XIX, 407-424; S. I. Johnston, "Xanthus, Hera and the Erinyes, Iliad, 19,400418", TAPhA, 122, 1992, pp. 85-98 ; comme les humains, les chevaux possèdent un coeur, associé au prophétisme ; ainsi dans l'Iliade, XVIII, 223-224, chacun d'entre eux fait faire demi-tour à son char, car chaque coeur (eU!-lOC;) est effrayé par les souffrances futures annoncées par la voix d'airain de l'Éacide qui épouvante également les Troyens.

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tions, ses nuances et ses transitions colorées. De fait, la matérialité d'un phénomène naturel ou artificiel s'appréhende à l'époque par la forme et la couleur. La forme des objets montre certes des concordances possibles avec la nature, mais elle exprime surtout un phénomène de modèle réduit. Avec la couleur, produit de la nature, un vaste réseau de simili­tudes est donc possible entre nature et culture.

Objets et prophétisme

La coupe de Nestor:

Au chant XI, la coupe de Nestor constitue un exemple merveilleux d'unité entre la nature et la culture, ce qui explique pourquoi cet objet peut être associé à une situation prophétique.

Le chant XI, commence par évoquer la cuirasse d'Àgamemnon : avec des bandes de lapis-lazuli sombre (I-lÉÀavoc; KuavolO), d'or et d'étain; des serpents de lapis-lazuli (Kuavwl 01:: opaKoV'tEc;) ; ils sont "tout pareils à ces arcs-en-ciel que le fils de Cronos fixe sur un nuage, pour signifier un présage aux mortels" Ciplo"<)lV èmKo'tEC; (lc; 'tE Kpov1.rov ! Èv vÉtj>ii (H~Pli;E, 'tÉpac; I-lEp01troV àv8pc01trov) 153. Ce motif est répété ailleurs par la seule couleur ou par la forme et la couleur associées : or et argent sur l'épée; bronze, étain blanc et lapis-lazuli sombre (IlÉÀ.avoc; KuavolO) pour le bouclier; le baudrier ('tEÀal-lcOv) possède de l'argent; "mais un serpent de lapis-lazuli y a déroulé ses anneaux (... aÙ'tàp È1t' aù'tou ( Kuavwc; èÀ.ÉÀ1K'tO opaKrov ... ) ; ce reptile est très proche des descriptions de la tradition égyptienne où le serpent de l' "île de la Très Verte [nom de la mer ou d'une vaste étendue d'eau], dont les deux rives sont dans les,;eaux," est constitué d'or et de lapis-lazulil54. En ce qui concerne les autres armes du héros, le bronze de la pique d'Agamemnon brille jusqu'au. ciel; en voyant le héros, Athènè et Hèrè saluent le basileus de Mycènes pleine d'or155. Les objets ont clairement et fidèlement reproduit la nature.

La scène est placée à l'aurore, au moment de la reprise des combats; c'est pourquoi, en prévision des décès, Zeus fait pleuvoir une rosée sanglante156. Alors, Hector en armes apparaît, image des contrastes chromatiques du cosmos: "Tel un astre funeste sort des nuées, resplen­dissant, qui ensuite se replonge dans les nuages ténébreux (oioc; 0' èK VE<!>ÉroV àva<!>atVs'tUl Ol>ÀlOC; àcmlP 1 1tall<!>atvrov, 'tO'!I:: 0' aùnc; ëSu

153 Homère, Iliade, XI, 24-28. 154 Ibid., Xl, 29-39 ; G. Lefefvre, Romans et contes égyptiens de l'époque pharaonique, Paris 1988, p. 35 et n. 12, p. 87 et s. 155 Homère, Iliade, Xl, 44-46. 156 Ibid., Xl, 50-54.

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vé<j>w. crKloeV'ta)"157. La journée est donc ponctuée par les combats, et, à cette occasion, le poète mentionne successivement, en soulignant l'antagonisme des couleurs, le Cronide à la nuée noire, KeÀ.alVe<j>éa Kpovlrova, et Iris aux ailes d'or. Puis le soleil se couche et vient l'ombre sacrée. Enfin, la scène finale d'interrogation sur l'avenir est préparée par plusieurs notations colorées : d'une part une nouvelle évocation d'Iris, la messagère aux pieds rapides comme les vents, d'autre part la notation des chacals au pelage d'un rouge brillant (8a<j>olVol 9roec;) et du lion flamboyant (aïerova À.éov1:a) 158. Grâce aux couleurs contrastées, une interférence va se manifester entre la nature qui vient d'être abondam­ment décrite et l'objet. Cela se remarque aussi dans la tradition reli­gieuse de l'Égypte pharaonique où un hymne évoque le dieu Khnoum-Rê d'Esna comme "le grand lion, maître de la flamme"159, dont on connaît les utilisations artisanales.

Au chant XI de l'Iliade, avant l'intervention du discours de Nestor, des apprêts ont lieu 160. Une table aux pieds de lapis-lazuli (KuaV01teçav) porte une corbeille de bronze avec des oignons, du miel clair (fléÀ.l XÀ.ropov), de la sainte mouture de blé; une coupe splendide, aux clous d'or et aux anses en forme de tige portant des bisets sert à composer un mélange de vin, de fromage de chèvre émietté au moyen d'une râpe de bronze, puis de farine blanche. La mixture doit certainement comporter le miel qui a été cité plus haut. Elle sera bue par le groupe en croquant des oignons. Après ce repas, Nestor, le plus âgé face à des plus jeunes, évoque les projets d'Achille: "Attend-il que nos fines nefs, au bord de la mer, en dépit des Argiens, s'y trouvent livrées au feu dévorant, tandis que nous serons nous-mêmes massacrés chacun tour à tour ?"161. C'est la situation de marge dans laquelle se complaît Achille qui touche les Achéens et qui les met en situation de s'interroger sur l'avenir. Et Nestor ajoute à propos du souci d'Achille au sujet du destin de Patrocle : "S'il songe au fond de son coeur à échapper à quelque arrêt divin, que son auguste mère lui aura fait connaître au nom de Zeus, eh bien ! qu'il te dépêche, toi et toute sa troupe de Myrmidons derrière toi : peut-être seras-tu la lueur du salut pour les Danaens. Et qu'il te donne alors ses belles armes à porter au combat : qui sait si les Troyens, te prenant pour lui, ne s'en vont pas renoncer à se battre et laisser ainsi souffler les vaillants fils des Achéens, à cette heure épuisés? Il faut si peu de temps pour souffler à la guerre! Vous n'auriez dès lors nulle peine tout frais devant des gens lassés de la bataille, à les repousser vers la ville, loin

157 Homère, Iliade, XI, 62-63. 158lbid., XI, 78, 185, 194-195, 474, 548. 159 S. Sauneron, op. cit ., p. 213. 160 Homère, Iliade, XI, 628-64l. 161lbid., XI, 666-668.

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des nefs et des baraques"162. Cette problématique est bien la même que celle évoquée par Thétis ou Polydamas. Elle est de plus abordée non pas en face de la nature sauvage ou de la nature occupée par les humains, mais en face d'objets qui en constituent l'équivalent. Enfin, les tiges de l'anse et les bisets font penser au sanctuaire oraculaire de Dodone avec son arbre sacré, le chêne, et ses bisets dont le nom sert à nommer les prêtresses, les I1ÉfI,WXl ou I1cÀ.EtabEç.

La coupe d'Achille:

Au chant XVI, Achille, toujours en situation de marge, ouvre un beau coffre, artistiquement élaboré, <Xll"-OU .. .f Ku,,-àç oatou"-ÉT)ç), don de Thétis aux pieds d'argent (0htç ùpyuponEÇu). Le héros en sort une coupe, bÉnuç, qui sert uniquement aux libations de vin aux sombres feux, u'ieonu otvov, en l'honneur de Zeus. Achille invoque alors le dieu de Dodone en lui demandant d'accomplir son souhait : effrayer les Troyens grâce à l'intervention armée de Patrocle, mais à condition que ce dernier revienne sain et sauf. Cependant le poète souligne que Zeus n'accorde que le premier voeu163. On ne peut savoir comment se présente en détail la coupe d'Achille. Cependant, la mention du sanctuaire oraculaire de'Dodone, avec ses habitants, les Pélasges164, et ses prêtres, les Selloi, la rendrait probablement très proche de celle de Nestor qui accompagne également une scène d'interrogation sur le futur. Son utilisation prophétique ne fait en outre aucun doute, et la présence du coffre chamarré, offert par la déesse aux pieds d'argent, fournit probablement un succédané du cosmos et de la nature aux couleurs contrastées. Il est vrai que le mythe aimait également à rappeler que le dieu Hélios se reposait la nuit dans une coupe d'or pendant le trajet souterrain quile menait de l'Occident à l'Orient, symbole du temps cycli­que : succession éternelle de la vie et de la mort dans le monde165. Le troisième objet, le bouclier d'Achille du chant XVIII, doit-il être placé dans ce contexte?

Le bouclier d'Achille:

La problématique de ce paragraphe consistera à démontrer que le bouclier, imaginé et exécuté par Héphaïstos, à la demande de Thétis, pour Achille, est le reflet de conceptions qui permettaient aux Grecs la pratique de la divination. Le rapprochement des contraires, en parti-

162 Homère, Iliade, XI, 792-803. 163 Ibid., XVI, 220-250. 164 D. Briquel, Les Pélasges en Italie. Recherches sur l'histoire et la légende, Rome 1984, pp. 74, 358-359, 43l. 165 Phérécyde (Athénée 470 C), Mimn. 9 ; Eschyle, fr. 66 ; bien sûr cette coupe d'or ressem­ble beaucoup à la barque solaire de la religion égyptienne.

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culier le contraste des couleurs claires et foncées, l'association étroite, par la présence réelle ou par la métaphore, des objets issus de la technè et des éléments naturels, tiennent une place de choix dans la description homérique.

Dans ce but, il convient de mettre d'abord en avant la personnalité divine du dieu artisan, à la fois concepteur et exécutant, dont l'environ­nement imite la nature 166. Il est, en effet, dans le "haut Olympe", le maître d'oeuvre de sa propre demeure, qui contient le feu de sa forge: elle est "impérissable et brillante à la manière des astres, remarquée par l'ensemble des Olympiens, tout en bronze", reproduisant le ciel étoilé, nuit et lumière. Son épouse, la Grâce au voile éclatant comme la lumière, XUptC; A,tn:UpOKpl)ÔeJ...lVoc;, accueille la déesse aux pieds d'argent, en l'installant sur un trône ouvragé et à clous d'argent (lml 8povou àpyupol)A,OU J KUA,OU ÔatOUA,Éou) 167. Le dieu lui-même, nommé par le poète le Pied bot, KUA,A,On:OOlffiV, ou le Boiteux, 'AJ...l<j>tyul)etc;, (XffiA,OC; est aussi utilisé), est considéré comme un monstre - n:ÉA,ffiP - à la manière du serpent bigarré de couleur vineuse du sanctuaire oraculaire de Delphesl68• Il aime à s'entourer d'objets de sa fabrication en métaux précieux et aux couleurs chatoyantes (coffre d'argent, trône brillant) ; certains d'entre eux, comme ses servantes d'or ou ses trépieds à roulettes en or, se meuvent seuls à la manière des êtres vivants 169. La rencontre avec la mère d'Achille, 0É'nc; àpyupon:eçu, fournit à Héphaïstos l'occasion d'un retour sur son enfance. En conséquence, c'est aussi pour ce dieu le moment de mettre en avant tout ce qui juxtapose ou unit les contrastes, le sombre et le brillant. Ainsi le poète place-t-il dans la bouche d'Héphaïstos d'une part l'évocation de la couleur claire du métal travaillé par le dieu dès sa jeunesse, celui des beaux objets (XUA,KWOV OUlOUA,U n:OA,A,u) et des bijoux, ou celle de l'écume de mer (à<j>poc;), et d'autre part la description de l'obscurité naturelle de la grotte ; néanmoins celle-ci est éclairée magiquement par les présences divines et par le feu de la forge, "œuvrant au fond d'une grotte profonde qu'entoure le flot immense d'Okéanos, qui gronde, écumant"; èv O"n:fjt

166 J. Pigeaud, "Le bouclier d'Achille (Homère, Iliade, XVIII", 478-608), REG, 101,480-481, 1988, pp. 55-63; T. K. Hubbard, "Nature and art in the shield of Achilles", Arion, 2, 1, 1992, pp. 16-41. 167 Homère, lliade, XVIII, 142, 369-370, 382, 389-390, 412 ; dans l'ensemble des chants consacrés à l'Iliade, le terme AUtel.pOÇ renvoie soit aux pieds divins d'Hèrè, 1tocrcrt ù· Ù1tO Al1tUPOtcrtv (II, 44), ou à ceux d'Hupnos, Al1tUpOÙÇ 1tOÙUç (XN, 241), soit à la couleur du voile (KP1lÙSI-lVov) des divinités féminines: celui d'Hèrè, qui semble d'un blanc lumineux à l'égal du soleil, AWKOV ù' ~v ~éAWÇ roç, XIV, 185,241. 168 Homère, Iliade, XVIII, 410 ; Euripide, Iphigénie en Tauride, 1245-46 : OSt 1tOtKtAOVO>tOÇ oivO>1toç ÙPUKO>V / ... yuç 1tSAWPWV tÉpaç ... 169 Homère, Iliade, XVIII, 371, 373-377, 393, 397, 413, 418, 422 ; le pied bot du dieu évoque une courbe (KuÂ.Â.6ç), cette monstruosité corporelle, naturelle ou accidentelle, a souvent été mise en relation par les commentateurs avec les instruments du forgeron, c'est bien un nouvel exemple d'analogie entre la nature (innée ou acquise) et l'artefact.

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y"-a<j>upc9· 1tept 8l, pooç 'QKGaVOtO.! à<j>Pc9 I-lOPI.UJpillV peeV ua1te"toç170. Les bijoux, c'est-à-dire "des anneaux, des bracelets courbes, des rosettes en spirales, des colliers pour la parure des femmes" - 1top1taç "te yval-lmaç 8' Ë,,-tKaç Ka,,-uKaç "te Kat OPI-lOUç_l71, où les formes courbes ou circulaires et l'aspect brillant l'emportent, sont à rapprocher des éléments naturels. En effet, chez les Grecs, iLl..,ts, évoque aussi bien la courbure d'un bracelet que celle des cornes claires et brillantes des boeufs. De la même façon, en Égypte pharaonique, les cornes des bovins étaient symboliques du croissant de la lune dans le ciel nocturne. En outre, dans la poésie épique grecque, un terme voisin d' Ë"-ts, f:,,-îKill'l', évoque la mobilité de l'oeil, ovale à la fois courbe et brillant par son humidité, comme celui de la vache et celui de la déesse Hèrè (ou Hathor, ou Neith)172. On a souvent noté qu'Héphaïstos, le dieu artisan, apparais­sait comme un héritier d'Ouranos et des divinités primordiales qui engendrèrent le cosmos et les dieux173. Il est possible de mettre en relation ce double aspect du dieu créateur, engendrement ou fabrication, avec la mythologie de l'Égypte ancienne, car il est "implicitement entendu que toutes ces différenciations ne sont que les reflets de l'infinie possibilité de mutation qui est le propre de l'être suprême". Le dieu potier d'Esna"Khnoum a l'aspect d'un bélier, créa la vie sur le tour, et se révèle aux yeux dans le disque solaire" ; il est inséparable de Neith "la vache des eaux initiales, la mère du soleil, déesse démiurge, créatrice du tissage, archère belliqueuse, image de l'indéfini temporel et spatial..."174. La comparaison d'Héphaïstos avec l'Ouranos grec ou avec les manifestations divines de l'être suprême de la mythologie égyptienne nous permettent de dire que le démiurge divin des Grecs manifeste incontestablement une double situation de marge, d'une part "par le haut", grâce au caractère unique de sa demeure-forge sur l'Olympe qui le rapproche de Ciel Étoilé, et d'autre part par sa "mise à l'écart", grâce à son apprentisSage, une véritable initiation, dans la grotte sous-marine (inversion du ciel). La laideur d'Héphaïstos n'est probablement que la conséquence de la marginalisation du métallurgiste divin. Cette pratique artisanale enlaidit par les efforts et les conditions de vie qu'elle exige, tandis que l'aspect de son infirmité évoque, par la courbure, les

170 Homère, !liade, XVIII, 369, 381, 400-403. 171 Ibid., XVIII, 40l. 172 Homère, Iliade, XVIII, 524 (ËÀ.l1i:aç l3ouç); l, 98, 389 ; S. Sauneron, op. cit ., p. 254, la déesse Neith : "Elle se donna l'aspect d'une vache" ; "Elle rendit lumineux les regards de ses yeux, et la clarté fut". À Dendara, v. 95, 1 : "celle qui illumine la terre quand elle ouvre ses deux yeux". 173 Voir dans le Dictionnaire des mythologies et des religions des sociétés traditionnelles et du monde antique, sous la direction dY. Bonnefoy t. 1, Paris 1981, Artisan. Dieux et artisans. Héphaïstos. Athéna. Dédale, par L. Brisson, Héphaïstos, pp. 83-85, et F. Frontisi­Ducroux, Athéna. Dédale, pp. 85-89. 174 S. Sauneron, op. cit., p. 307.

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instrument de la forge. Enfin, Il est également possible de rapprocher l'activité du dieu de celle des métallurgistes traditionnels de l'Afrique centrale. La métallurgie y est aussi conçue comme une activité à part, don des ancêtres, par l'intermédiaire des Pygmées, proches de l'infra­humain, ou par l'intermédiaire de la femme, ce qui explique l'existence d'images tirées de l'obstétrique pour décrire cette opération (Héphaïstos, lui-même, fait naître Athènè du front de Zeus). La production du métal apparaît encore en Mrique centrale comme une union des contraires, un jeu de la vie et de la mort, où le rassemblement de l'ensemble des oppositions construit une totalité créatrice, réalisant la capacité obsté­trique masculine175.

C'est donc dans ce contexte particulier de la forge divine, si proche des caractéristiques de la divination, que Thétis, suppliante, évoque pleine­ment la notion de destin. Elle narre le passé -l'enfance de son fils puis la querelle d'Achille et d'Agamemnon -, le présent et le futur qui sont inextricablement liés. C'est pourquoi elle peut prophétiser qu'elle n'accueillera plus un fils destiné à périr à Troie. En conséquence, elle demande à Héphaïstos les armes qui permettront l'accomplissement du destin176. La réponse du dieu est remarquable: pour le futur proche, il assurera la fabrication des armes, mais, pour le futur lointain, il ne peut éloigner la mort, malgré son désir, du héros Achille177. Le bouclier fabriqué par le dieu va donc illustrer ces paroles prophétiques qui sont également celles de la scène de nécromancie de la Nekuia de l'Odyssée: le destin de l'homme est la mort178. Cette situation éphémère entraîne en compensation chez l'être humain la production artistique et artisanale, c'est-à-dire la poésie et les représentations figurées (tissus brodés, vases, objets métalliques) qui chantent l'aspect dramatique du destin de l'homme.

Le bouclier circulaire (1tept 8' uV'tuyu ~ûÀÀe <j>uetv1lv { 'tpî1tÀUKU ~UP~UPSllv) apparaît comme une reproduction de l'ensemble de l'Univers (1tûv'tocre 8m8ûÀÀrov), avec "la terre, le ciel, la mer, le soleil infatigable et la lune en son plein, ainsi que tous les astres dont le ciel se couronne, les Pléiades, les Hyades, la Force d'Orion, l'Ourse - à laquelle on donne le nom de Chariot - qui tourne sur place observant Orion et qui seule ne se baigne jamais dans les eaux d'Océan"179. En effet, d'une part l'image métallique dépeint le mouvement éternel des astres, d'autre part

175 M.-C. Dupré, B. Pinçon, Métallurgie et politique en Afrique centrale : deux mille ans de vestiges sur les plateaux batéké, Gabon, Congo, Zaïre, Paris éd. Karthala, 1997. 176 Homère, IUade, XVIII, 440-460. 177 Ibid., XVIII, 464-466. 178 Voir C. S. Byre, "Narration, description and theme in the shield of Achilles", CJ, 88, 1, 1992, pp. 40-42 ; M.-P. Donnadieu, S. Vilatte, "Genèse de la nécromancie hellénique ... ", op. cit., pp. 81, 85-86. 179 Voir pour l'ensemble des significations humaines du bouclier S. Vilatte, "Art et polis: le bouclier d'Achille", DHA, 14, 1988, pp.89-107.

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elle reproduit le cycle de la vie et de la mort typique de tous les êtres vivants. L'insistance sur la mort comme destin de l'homme apparaît avec les "deux cités des hommes mortels" (~Ep61trov àv8pa)1trov), avec la Kère qui porte un vêtement rougeoyant du sang pourpre ŒU<!>OtVEOV u'i~u'tt) des hommes mortels (<!>ro't(l)v), enfin avec la roue des acrobates (... OOtW of: Kuf3tcr'trrrijpE KU't' uù'tOùç 1. J.loÀ1tl1Ç Èsapxov'tEÇ ÈOtvwov Ku'tà ~crcrouç) expression emblématique de l'alternance de la vie et de la mort, comme le montre encore de nos jours le danseur au masque de l'Mrique centrale chez qui la victoire du serpent python est représentative de l'échec et de la mort 180. Les qualités descriptives du bouclier travaillé par Héphaïstos, jointes à la présence de nombreux métaux précieux, or, argent, bronze, étain, et à celle du lapis-Iazuli181, font de cette oeuvre d'une part un objet bigarré, à l'image de ceux que l'Égypte pharaonique a fabriqué très anciennement pour son roi 182, et d'autre part un auxiliaire prestigieux de la divination.

Pour forger les armes d'Achille, Héphaïstos utilise en effet des moyens qui forment un pendant aux phénomènes météorologiques du Zeus prophétique : le feu rougeoyant (la foudre de Zeus a été fabriquée par les Cyclopes forgerons, fils d'Ouranos et de Gaïa), et le souffie des <!>ucrUt -"les soumets 'laissent échapper une expiration qui attise les flammes avec force en tous les sens (1tuv'tOt TJV dS1tPTJcr'tov àu't~~v Èsuvtdcrat)" 183. La luminosité du bouclier de métaux précieux est alors remarquable : ~UPJ.lapEOç, <!>Utvro ou 4>uEtv6ç. Le premier de ces termes, sous sa forme d'adjectif ou de verbe, peut qualifier, outre les armes, la brillance des yeux, des éclairs, des astres, de la lumière, de l'orl84. Le second de ces termes, le verbe <!>Utvro, est utilisé d'abord pour signifier "faire briller", puis, en conséquence, pour notifier "rendre visible" les objets ou les phénomènes, enfin pour "faire connaître, indiquer, annoncer des oracles ou pour présager". Telle est bien la fonction de la brillance du bouclier d'Achille: faire connaître la prophétie d'Héphaïstos. Le troisième terme, l'adjectif 4>uEtv6ç comme le premier, peut qualifier

180 Homère, Iliade, XVIII, 490-538 ; M.-C. Dupré, "Masques de danse ou cartes géopolitiques ? L'invention de Kidumu chez les Téké tsayi au XIXe siècle (République populaire du Congo)", Cahiers des Sciences Humaines, 26 (3), 1990, p. 465, par la roue effectuée par le danseur masqué, l'image du python menaçant, qui était auparavant en situation d'infériorité, se trouve brutalement en position de domination du pays. 181 Homère, Iliade, XVIII, 474-475, 507-508 : deux talents d'or, 517 : Pallas Athènè et Arès en or, 562-566: vignoble en or, argent, étain et lapis-lazuli; 574: vaches en or et étain, 577 : les bouviers en or ; 597 : épées d'or et baudriers d'argent, 612 : cimier d'or, 613 : cnémides d'étain. 182 La faucille, objet de culte pour le roi, en cuivre noir damasquiné d'or: H. Gauthier, Les fêtes du dieu Min, Le Caire, Institut Français d'Archéologie Orientale, 1931, p. 94. 183 Homère, Iliade, XVIII, 469-47l. 184 Ibid., III, 397, XIII, 801, XVIII, 480, 617, XXIII, 27, Hésiode, Théogonie, 699, D. P. 329, Euripide, Ion, 888, Aristophane, Nuées, 286, Apollonios de Rhodes, IV, 1710.

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l'aurore, la lune, le feu, les yeux, les métaux et les armes185. Quant à la cuirasse d'Achille, oeuvre d'Héphaïstos, elle apparaît plus éclatante que la clarté du feu, <jJactvo'tcpov 1tUPOç aùyfjç ; c'est également un effet semblable que procurent les armures - di801tl XaÂ.Kq>" au bronze couleur de feu - représentées sur le bouclier du héros186. A côté de ces couleurs fulgurantes se manifestent des teintes claires, plus douces, mais chargées d'autant de signification. En effet, Héphaïstos n'oublie pas de représenter sur le bouclier d'Achille les boeufs aux cornes recourbées - ËÂ.1Kaç J300ç-, les belles bandes de brebis aux toisons brillantes de blancheur - 1t(oca KaÂ.ù {ùpycvvffiv oiffiv -, la farine d'orge blanche - Â.cUK' àÂ.<jJl'ta -, et les tissus chatoyants comme l'huile - (J'tlÂ.J3oV't<XÇ ÈÂ.alql 187. Enfin, le ,Çlieu aime montrer les contrastes juxtaposés. Le sang noir - lléÂ.av ailla - du grand taureau déchiré par les lions, dont l'Iliade dépeint souvent les teintes flamboyantes, coule malgré les interventions des bouviers en or ; l'ombre (suggérée) du beau vallon en opposition au grand pacage à brebis dont les toisons sont d'un blanc brillant - ... VOIlOV ..... ) èv KaÂ.ij J3~crcrD llÉ:yav oiffiv ùpycvvawv -, situation également bien connue à Delphes, selon la poésie épique188. Le plus remarquable de ces contrastes s'exprime dans l'impression visuelle de conversion de l'or brillant et clair en une couleur sombre et inversement : la terre noire (llcÂ.alvc't') apparaît comme de l'or (XPUcrclll), le vignoble tout en or (XPUcrclllV) montre de noirs (1lÉ:Â.avcç) raisins, tandis que surgissent des échalas d'argent (ùpyUpÉ:DcrlV) et tout autour un fossé circulaire en lapis­lazuli (KuavÉ:llv) avec sa clôture d'étain (Kacrcrl'tÉpOU) 189.

Comme on a déjà pu le remarquer pour la nécromancie 190, les couleurs fondamentales - le blanc, le noir, le rouge ou le blond -, les bigarrures issues de ces teintes, et tous les autres tons, qu'ils soient vifs ou flamboyants (èpu8poç, a'i8wv, ai8o\jJ, oivo\jJ, 8a<jJotvoç, 1tOp<jJupwç <jJOtV1Ç), ou bien atténués en dégradés ou en camaïeux, tissent entre l'ensemble des différents aspects de la nature et les objets un vaste réseau relationnel qui exprime des continuités et des solidarités profondes. Le terme Kuavoç ou Kuavwç, qui désigne la couleur du lapis-lazuli, souligne à la fois la profondeur du bleu de nuit avec ses inclusions claires et la brillance de cette pierre précieuse. Le terme Kuavoç ou Kuavwç tient donc une place stratégique dans la description

185 Homère, Iliade, III, 357, N, 496, V, 215, VIII, 555, X, 500, XII, 151, XIII, 3 et 7 ; Odyssée, N, 118, VI, 19 ; Hésiode, Bouclier, 542. 186 Homère, Iliade, XVIII, 522, 610. 187 Ibid., XVIII, 524, 528-529, 560, 596. 188 Ibid., XVIII, 583, 587-588 ;H. H. A, 281-285,300,304,363,396,438,529-30. 189 Ibid., XVIII, 548-550. 190 M.-P. Donnadieu, S. Vilatte, "Genèse de la nécromancie hellénique ... ", op. cit., pp. 59-69.

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du cosmos au sein de la tradition hellénique de la poésie épique. Cette couleur, par sa double caractéristique, possède la vocation de signifier le divin et le royal, dans leur lien avec le cycle de la vie et de la mort. Et ceci non seulement en Grèce, depuis l'époque mycénienne qui a produit des objets bigarrés par la technique de damasq~inage des métaux précieux où s'insère le lapis-IazuliI91, mais aussi en Egypte pharaonique. En effet, telle est la couleur du lotus, symbole, comme en Grèce, de l'alternance sans fin du jour et de la nuit, de l'immortalité astrale; "le lotus de vie", offert à "Khnoum-Rê, seigneur d'Esna", est "sorti de la grande pièce d'eau d'Hermopolis, constitué de la semence des Huit-Dieux, sur la haute-terre, au commencement de la création. Sa couleur est celle de l'or, ses pétales sont en lapis-lazuli véritable (Nymphaea cerulea)" 192. Pharaon et ses enfants sont également représentés dans les textes avec des membres d'or et une chevelure de lapis-lazuli, le souverain est coiffé d'un casque de guerre de cette couleur, et la végétation printanière est assimilée par l'éclat de ses couleurs multiples à cette pierre précieusel93. Les mêmes images sont utilisées pour l'arbre des dieux dans l'Orient mésopotamienl94. La couleur du lapis-lazuli résume dans l'Iliade le sens prophétique du bouclier forgé par Héphaïstos : pour tout ce qui vit, une génération meurt, une autre naît. Beaucoup plus tard le rapprochement entre cette couleur et le prophétisme sera encore fait par Plutarque qui expliquera que le bronze déposé dans le sanctuaire prophétique de Delphes prend une patine extraordinaire, la couleur du lapis-lazuli, Kuavoç; ou KoûVeoÇ; 195.

Les dernières images utilisées par le poète pour évoquer la fabrication du bouclier montrent encore l'aspect oraculaire de ce dernier. En effet, Thétis s'élance, à la manière d'un faucon - 'ipllç, -, pour apporter à Achille'les armes étincelantes - 'teUXEU ~ap~aipov"CU -reçues d'Héphaïstos sur l'Olympe neigeuxl96. Au bouclier divinatoire, bigarré par ses contrastes, correspond l'animal bigarré, symbolique du

191 H. L. Lorimer, Homer and the Monuments, Londres 1950, pp. 168-178,487. 192 S. Sauneron, op. cit., pp. 142-144. 193 Le dieu Min de Coptos possède des "chairs bleu lapis-lazuli, ou noires, évoquant la nuit primordiale dans laquelle il évolue" : H. Gauthier, op. cit., pp. 75, 230 ; S. Sauneron, op. cit., p. 31 ; G. Posener, S. Sauneron, J. Yoyotte, Dictionnaire de la civilisation égyp­tienne, Paris 1959, pp. 70, 223-224 ; G. Lefefvre, Romans et contes égyptiens, op. cit., p. 87 et s.; Aufrère, J.-Cl. Golvin, J.-Cl. Goyon, L'Égypte restituée. Sites et temples de Haute Égypte, t. 1, Paris 1991, p. 65. 194 Le lapis-lazuli symbolise la nuit d'un bleu sombre et constellée d'étoiles, couleur de l'arbre sacré, d'origine céleste, associé à des divinités souveraines ou patronnes de la fertilité et de la fécondité, le kiskanu noir, dont les racines plongent dans l'abîme primordial : E. Dhorme, Choix de textes religieux assyro-babyloniens, Paris 1910, p. 98 ; J. Brosse, Mythologie des arbres, Paris 1989, p. 28. 195 Plutarque, De Pythiae oraculis, 2,395 B ; J. Pouilloux, L'air de Delphes et la patine du bronze, REA, 67, 1-2, 1965, p. 63 ; 1(UUVÔç .se trouve chez Platon, Phèdre, 113 b. 196 Homère, Iliade, XVIII, 562-566, 614-617.

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prophétisme, celui qui, comme Thétis, joint les contraires. Il convient maintenant de montrer, ainsi qu'on l'a tenté de manière partielle avec l'Égypte pharaonique, que la divination grecque s'inscrit dans un phénomène général, avec ses variantes propres.

La divination grecque, partie d'un phénomène universel

Le besoin de la divination s'exprime dans une situation de difficulté qui fait naître l'angoisse, le rôle du devin consiste à lever cette souffrance par une réponse197. Mais cette cure, pour fonctionner, est dans l'obliga­tion d'obéir à des règles fondamentales qui sont universellement respec­tées par l'esprit humain. Il n'y a pas lieu de tenter ici une synthèse systématique, mais d'illustrer par un nombre suffisamment important d'exemples cette réalité; l'Égypte pharaonique paraît alors comme un prototype de choix, étant donné sa situation médiatrice, grâce à ses possessions nubiennes, entre le coeur du continent africain et la Méditerranée.

Au point de départ d0!1c, un être humain s'interroge sur le futur, dans une situation de tracas. A cette interrogation qui se situe dans le temps répond toujours une solution dans l'espace à deux dimensions, qui lui­même se rattache au cycle cosmique.

Unité et universalité des techniques divinatoires

L'antiquité orientale : En Égypte pharaonique, une des manières les plus courantes de s'adresser à la divinité pour en obtenir un oracle est de se présenter à la porte du sanctuaire ou sur le chemin de la divinité lors de la sortie de la statue divine recouverte d'or chatoyant, l'image étant posée dans la barque placée sur les épaules des porteurs du sanctuaire (situation de marge "par le haut" de la divinité, bigarrure, et personnel initié : les prêtres et les membres du sanctuaire). A Siwa, l'oasis en bordure du désert libyen, la statue d'Ammon-Rê est recouverte d'émeraudes et de beaucoup d'autres pierres précieuses, ce qui lui donne un aspect particulièrement bigarré ; elle est transportée dans un navire d'or198. La question est donc posée au dieu au moment de la sortie de son image et les porteurs, inspirés par la divinité, c'est-à-dire sous l'impulsion bienfaisantel99 qui agit sur leur thumos comme un hasard, font prendre à la barque une direction qui correspond soit à une réponse positive (l'avancée), soit à une réponse négative (le recul). Cette

197 F. Jouan, "L'oracle, thérapeutique de l'angoisse", Kernos, 3, 1990, 21-22. 198 S. Sauneron, Les prêtres de l'ancienne Égypte, Paris 1988, pp.103-109 ; voir pour l'oracle d'Ammon à Siwa, Diodore, XVII, 50, 6. 199 Voir supra les paroles d'Hélénos dans Homère, Iliade, VII, 47-53.

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recherche, sous l'impulsion et dans l'espace, de la solution à l'interro­gation sur le futur se combine avec le cycle solaire, maître des oppo­sitions concernant le jour (Barque du Jour de Rê) et la nuit (Barque de la Nuit de Rê), maître de la vie et de la mort. En effet, sous la Ve dynastie, le dieu soleil Rê devient le dieu principal, et, plus tard, tous les autres grands dieux, ses rivaux, furent dans l'obligation de se combiner à lui (Ammon-Rê, Khnoum-Rê, Osiris associé à Rê etc ... ). La divination par la barque divine montre simplement que les réponses du dieu s'inscrivent dans le destin général de l'homme: la mort et la survie dans l'au-delà (la barque funéraire de chaque individu doit accompagn.er celle du dieu pour que l'âme atteigne à l'immortalité). Il existe en Egypte ancienne d'autres techniques oraculaires, mais toutes donnent, à la question posée, une réponse dans l'espace: interprétation des déplacements du taureau sacré Apis qui suit ses impulsions dans la cour du sanctuaire, incubation avec rêve (action divine sur le thumos humain) à l'écart dans un sanctuaire, ou bien voix prophétique d'un prêtre caché aux regards du consultant dans un temple, ces deux dernières techniques ordonnant des déplacements du consultant à la recherche de la solution préconisée, ou le tirage au sort des réponses du dieu, par oui ou par non, sur des tessons de poteries.

Dans le monde mésopotamien ancien, la divination repose sur des spécialistes, longuement initiés, qui interprètent les phénomènes natu­rels, fortuits ou provoqués ; de plus, les connaissances astronomiques des Mésopotamiens se combinent à un discours astrologique, matérialisé dans la technique divinatoire de l'horoscope, où l'avenir de l'individu est déterminé àla fois par sa date de naissance et par les influences astrales. En Israël, le fond religieux cananéen ancien montre l'existence de prophètes organisés et vivant à part2OO• Dans les deux cas, à une question sur le futur correspond une réponse dans l'espace.

VMrique traditionnelle: En Afrique, les Saba du Centre-Tchad pratiquent encore de nos jours la gara par le sable, technique divinatoire considérée comme d'origine arabe, qui est utilisée dans chaque village par des experts (situation de marge et initiation) à la demande de consultants. Le point de départ consiste dans le fait que le devin trace au hasard (équivalent de l'impulsion divine ou des aléas du thumos humain) dans le sable, de droite à gauche, quatre rangées de petits creux. La figure obtenue conduit à un modèle de combinaisons de signes inscrits au préalable sur le sol, modèle qui évoque des situations en majorité défavorables ; plusieurs phases se suivent alors qui déduisent des figures nouvelles à partir des figures anciennement tracées dans le

200 P. Garelli V. Nikiprowetzky, Le proche-orient asiatique. Les empires mésopotamiens, Israël, Paris 1974, pp. 178-183,195-196.

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sable. Les éléments défavorables sont interprétés par le devin comme une faute commise par le consultant en ce qui concerne le réseau des relations sociales, en particulier celui du don et du contre-don. Le consultant identifie lui-même le point sensible et propose de procéder à un versement de réparation. Deux villages seulement pratiquent la gara par les galets de quartz, celle-ci étant considérée comme une tradition et non pas comme une importation. Pour répondre à la demande du consultant, le devin trace sur le sable un vaste cercle non fermé, dont la circonférence est divisée en chambres qui décrivent chacune soit l'espace habité, soit la société et ses problèmes (par exemple : le village, la mère de l'enfant, les paroles des femmes du village etc ... ). L'utilisation des cailloux permet comme précédemment de déterminer, au hasard, des combinaisons qui sont matérialisées dans le sable et qui donnent le sens de la réponse finale. En effet, le devin produit son interprétation par la mise en correspondance de toutes les figures et de toutes les combinaisons matérialisées sur le sol par les dessins. Il évoque encore une faute du consultant dans la pratique du don et contre-don et ce dernier s'engage à la réparation201. Chez les Mofu, des montagnards du Nord-Cameroun, la divination comporte plusieurs aspects. Le type le plus ancien, familial, qui est présent aussi en Afrique centrale, ne nécessite pas d'initiation particulière (la transmission orale suffit) ; il utilise l'examen par un homme adulte, un responsable de préférence âgé (situation de marge "par le haut"), de la position dans l'espace des pattes d'un poulet égorgé, lorsque la mort les a figées ; ce type a un complément dans la divination par jet d'une tige de paille pliée, substitut éventuel du poulet. L'utilisation de l'animal sacrificiel, dont on interprète les mouvements quand il secoue l'eau dont on l'a éclaboussé (ce phénomène fait également partie du sacrifice grec : l'animal dit en hochant la tête sous l'aspersion s'il accepte d'être tué), est également significative d'une recherche de la réponse dans l'espace. Mais, les devins spécialisés, ceux qui le sont au point de devenir de véritables profes­sionnels - les plus renommés appartenant souvent aux clans qui fournissent les forgerons et les fossayeurs -, se disent inspirés par des génies (marge et action divine sur le thumos). Ils utilisent la divination par des galets de quartz qui fournissent des figures à interpréter ou par une calebasse remplie d'eau dans laquelle montent les esprits qui parlent au devin. La nécromancie et la divination exercée par les femmes se rapprochent de ces schémas, plus initiatiques et plus liés au phénomène de possession que les premiers, mais ces pratiques divi­natoires recherchent toujours, dans l'espace à deux dimensions et dans l'espace cosmique, la solution. En effet, la quête d'un contact avec les

201 J.-F. Vincent, Techniques divinatoires des Saba (montagnards du Centre-Tchad), Journal de la Société des Africanistes, XXXVI, 2, 1966, pp. 45-63.

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génies qui sont issus des ancêtres défunts, l'autre monde, et qui sont souvent évoqués comme des mouches coloriées (des bigarrures comme en Grèce, en particulier pour la nécromancie), montre le lien avec l'ensemble du monde cosmique et avec l'hénothéisme africain202.

C'est également par une lecture dans l'espace, au moyen du masque Kidumu, créé vers 1860 (mais il s'agit probablement plutôt d'une réapparition de l'objet), que les Téké Tsaayi du Congo interprètent collectivement leur identité et leur histoire. Le masque est constitué par un ensemble composé de plusieurs éléments. Le masque proprement dit, de forme circulaire, est attribué par le récit de l'invention à un métallurgiste; il est de fait produit par des artisans rattachés aux clans des forgerons et des fondeurs. Son aspect fournit une bigarrure de dessins coloriés (le noir et le rouge) que le spectateur doit interpréter. Le masque est accompagné d'un costume où se remarque une chevelure de plumes (la bigarrure). Le porteur du masque et du costume exécute une chorégraphie qui comporte la figure de la roue (comme dans le bouclier d'Achille) : celle-ci inverse l'axe de symétrie des dessins. Ces derniers peuvent être interprétés de la manière suivante : l'identité des Tsaayi "s'inscrit dans l'antagonisme des deux maîtres [maître de la terre et maître des gens], elle se maintient dans la permanence de cet antagonisme. Si le pôle du maître de la terre, devenu trop important, vient déséquilibrer la structure et contraindre les Tsaayi à accepter un autre modèle politique, alors l'histoire prend une autre direction, privilégiant la violence et l'accumulation de la richesse"203. Tel est le sens que le masque donne au futur, en s'appuyant sur la tradition, à la manière d'un oracle. Comme chez les Grecs, les avancées successives des forces dominatrices et antagonistes dans l'espace donnent la réponse sur l'avenir.

Chez les Mwaba-Gurma du Nord-Togo, l'interrogation du consultant entraîne chez le devin, qui a subi une initiation complexe (marge), une recherche dans l'espace (les diverses figures) de la solution, au moyen des huit cordelettes qui constituent le processus initial (rôle du hasard dans l'utilisation). Il apparaît impossible de résumer brièvement la richesse des deux tomes d'A. de Surgy consacrés à ce peuple. On se contentera de rappeler d'une part l'importance des couleurs (blanc, noir, rouge, utilisées séparément ou en association) et d'autre part la valeur de la notion de bigarrure dans l'utilisation des animaux de sacrifice et des objets fabriqués par l'homme, les uns et les autres entrant en

202 J.-F. Vincent, "Divination et possession chez les Mofu, montagnards du Nord­Cameroun", Journal de la Société des Africanistes, XLI, 1, 1971, pp.71-132 ; sur l'héno­théisme des populations africaines: A. Julliard, Introduction, dans : Religious Dynamics in Black Africa, Social Compass, International Review of sociology of Religion, 43 (2), 1996, p. 165. 203 M.-C. Dupré, "Le masque Kidumu, maître de l'histoire tsaayi", op. cit., citation p. 70.

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relation avec la divination. Chez les Mwaba-Gurma du Nord Togo, qui savent que "l'invisible substance ... sur laquelle Dieu ... a mis les esprits ... au travail comme sur un terrain de culture pour y faire pousser des phénomènes ... reste [un lieu d'enracinement] à jamais obscur", la divination par les huit cordelettes consiste de la part de l'officiant à demander pour le consultant comment "aménager en même temps que célébrer une communication entretenue grâce à divers médiateurs avec les sources de vie " ; en effet le consultant "souhaite connaître avant tout l'état de ses dettes sacrificielles et ce qu'il lui faut promettre de sacrifier pour que tel fâcheux événement sur le point de se produire en soit empêché par un événement imprévu, ou pour qu'au contraire tel heureux événement risquant de ne pas se produire survienne tout de même"204.

Le monde italique ancien: Enfin pour clore cette série d'exemples, rappelons que, dans le monde de l'Italie ancienne, la disciplina etrusca (science d'initiation pour certains prêtres), révélée par Tagès, le puer senex205, comporte les libri haruspicini qui lisent l'avenir dans l'espace composé par des viscères, le foie surtout, des animaux sacrifiés. Le foie de brebis en bronze du Musée de Plaisance, un microcosme qui sert de modèle de lecture pour l'haruspice, est divisé en cases consacrées à l'espace céleste et aux divinités. Les libri fulgurales, qui interprètent les foudres, contiennent une grille de lecture de l'espace céleste similaire à celle proposée par le foie de bronze. Les libri rituales s'intéressent à la répartition institutionnelle des citoyens (divisions de l'espace social) et aux rituels de la fondation des cités sur le sol, mais ils exposent aussi la conception générale du destin de l'homme (libri fatales) et de l'espace infernal (libri acherontici). À Rome, la prise des auspices par observation du vol des oiseaux (la bigarrure) permet de constater que la technique augurale (l'augure détermine un espace délimité et orienté, le templum) tient compte du nombre des animaux et du côté du ciel où le vol des oiseaux se manifeste206.

Dans tous les cas décrits, l'angoisse du consultant peut être levée par la pratique divinatoire qui a un rôle de déculpabilisation : la situation vécue par l'individu possède une solution, parce qu'elle n'est qu'un cas particulier au sein du cas général. En effet, la destinée des humains est la mort et les prescriptions du devin consistent à aménager le plus heureusement possible le temps de la vie sur terre. Dans ces conditions,

204 A. De Surgy, La divination par les huit cordelettes chez les Mwaba-Gurma (Nord Togo), t. 1 Esquisse de leurs croyances religieuses, t. 1, Paris 1983, pp. 239-284, 297-304 ; voir l'ensemble du t. 2, Initiation et pratique divinatoire, Paris 1986, citation pp. 279-282. 205 D. Briquel, Les Tyrrhènes, peuples des tours, Paris 1993, pp. 185-186 ; "Divination étrusque et mantique grecque : la recherche d'une origine hellénique de l'Etrusca disciplina", Latomus, XLIX, 2,1990, pp. 321-342. 206 M. Pallotino, "Disciplina etrusca : doctrine et livres sacrés", R. Schilling, "Divination. À Rome", Dictionnaire des mythologies et des religions des sociétés traditionnelles et du monde antique, op. cit., t. 1, pp. 308-323.

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il convient désormais de revenir à la divination en Grèce ancienne, celle que le texte de l'Iliade ou celle que les sanctuaires oraculaires nous font connaître. Plusieurs remarques s'imposent alors au sujet de l'unité d'un phénomène qui regroupe en son sein la variété des pratiques divinatoires.

Retour au monde grec ancien: Divination et sanctuaires oracu­laires

La permanence du phénomène : La divinisation a préexisté à l'installation, sur des sites précis, de grands sanctuaires oraculaires spécialisés dans cette activité, qui, du même coup, s'est institu­tionnalisée207. Avant cette époque, que l'on peut dater de la fin de l'Age obscur et du début de l'archaïsme, la poésie homérique, qui accompagne ce mouvement, en héritant de la tradition épique antérieure, permet, en comparaison avec l'Orient, l'Égypte et l'Afrique, de reconstituer ce passé.

La divination repose alors sur des individus qui répondent à certains critères et qui se trouvent placés en certaines circonstances. D'abord, une situation de marge par rapport à la communauté humaine convient, tout en prenant des formes diverses. En effet, le destin lui-même est, dans toutes les civilisations, un phénomène à part, parce qu'il est l'inéluc­table, c'est-à-dire la mort des individus des espèces vivantes et corréla­tivement la survie de ces espèces par l'engendrement. D'où le lien de la divination avec les forces cosmiques, symbole cyclique de la vie et de la mort. Cependant le destin comporte en son parcours des possibilités d'aménagement. C'est pourquoi, en Grèce, les dieux qui symbolisent ce destin et qui sont'"donc impliqués dans les pratiques divinatoires des humains qui tentent d'entrer en contact avec eux et d'apprendre doivent se situer, par au 'moins un aspect de leur personnalité, en marge. Néanmoins, la souplesse de ce système paraît grande à l'origine dans le monde hellénique, puisqu'il suffit, dans le récit mythique, que tel dieu, à ce moment et en tel lieu, se trouve par sa marginalité concerné par l'activité prophétique. C'est pourquoi, avant la prédominance apolli­nienne, qui se veut, toutefois, le vecteur des arrêts de Zeus, lui-même garant du destin, un certain nombre de divinités comme Iris, Thétis, Hèrè, Athènè ont été impliquées dans le phénomène prophétique. Se mettre en marge, c'est aussi pour l'homme grec commencer une approche du destin. Cette marge peut être variable: initiation de l'adolescent, ou à l'inverse vieillesse qui écarte de la pleine activité de l'adulte, cessation

207 S. Vilatte, "Apollon-le dauphin et Poséidon l'Ebranleur : structure familiale et souve­raineté chez les Olympiens", op. cit., pp. 307-330 ; C. Morgan, "Divination and society at Delphi and Didyma", Hermathena, 147, 1989, pp. 17-29 en particulier; C. Morgan, Athletes and oracles. The transformation of Olympia and Delphi in the eighth century B. C., Cambridge University Press, 1990, pp. 25-190.

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momentanée des combats, ou au contraire expédition exceptionnelle com­me celle de la Dolonie, agilité particulière d'une intelligence individuelle qui sait distinguer etc ... L'Iliade montre Achille, Chalcas, Nestor, Polyda­mas en activité prophétique ou en situation de prophétiser, mais le célè­bre Mélampous - son nom, le pied sombre, évoque à la fois l'hellébore, à la racine foncée et à l'odeur forte, et les rites initiatiques _208 ou Cassandre sont aussi très significatifs.

Cette situation de marge de l'individu donne son plein effet en jonction avec une autre situation: quand la rencontre, par succession ou juxtaposition, des contraires, symbole du cycle des vivants (vie/mort, jour/nuit), se produit. Là aussi la souplesse est de mise. La bigarrure peut être assumée par l'arc-en-ciel, par la peau animale que l'on revêt, par les souillures rituelles de l'initiation, ou du deuil, par les animaux (oiseaux et serpents surtout) et/ou par les arbres et les plantes que l'on rencontre en pleine nature, enfin par les objets qui imitent le naturel et que l'on utilise à cet effet. Pareillement, la rencontre entre jeunesse et vieillesse peut être très significative de la divination. Ainsi conserve-t-on en Grèce des types variés de divination : ornithomancie, clédomancie, hiéroscopie, empyromancie, catoptromancie, cléromancie, oniromancie. Tous recherchent dans l'espace (même celui phonétique de la parole, la Dolonie est explicite à ce sujet) la réponse à une question posée pour le futur.

Il est possible de fournir des exemples de la persistance de ces phéno­mènes aux époques classique et hellénistique et de remarquer que ces derniers se situent en dehors des sanctuaires qui institutionnalisent la divination. Au Ve siècle, l'omphalos d'un bouclier d'airain, frotté d'huile pour être rendu plus brillant, à la manière du bouclier d'Achille ou d'un miroir (catoptromancie), sert d'objet divinatoire à un jeune, un pais, qui voit dans l'éclat du métal un vieillard, ce qui constitue la réponse à la question posée (Lamachos sera bienpoursuivi)209.

Plus tard, Polybe et Plutarque ont exposé une scène de divination spontanée, provoquée, en 214, par le roi macédonien Philippe V devant les entrailles d'un animal sacrifié à Zeus au sanctuaire de l'Ithomè, alors que le basileus était lui-même en conflit avec les deux générations d'une grande famille achaïenne, Aratos l'Ancien et Aratos le Jeune: " ... il les prit à deux mains et, les montrant à Aratos et à Démètrios de Pharos en se penchant tour à tour vers l'un et vers l'autre, il leur demanda si, d'après ce qu'ils voyaient dans ces entrailles, il devait s'emparer de la

208 Homère, Odyssée, XV, 225-242 ; Hérodote II, 49 ; IX, 34 ; A. Delatte, Herbarius. Recher­ches sur le cérémonial usité chez les anciens pour la cueillette des simples et des plantes magiques, Bruxelles 1961, pp. 10, 106 ; E. Suarez De La Torre, "Les pouvoirs des devins et les récits mythiques", LEe, LX, 1, 1992, pp. 9-2l. 209 Aristophane Acharniens, 1128 ; A. Delatte, La catoptromancie grecque et ses dérivés, Liège-Paris, 1932, pp. 133-136.

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citadelle ou la rendre aux Messéniens. Démètrios se mit à rire et dit : "Si tu as l'âme d'un devin, tu lâcheras la place; mais si tu as l'âme d'un roi, tu tiendras le boeuf par les deux cornes", donnant à entendre par là que, si Philippe ajoutait l'lthomè à l'Acrocorinthe, le Péloponnèse lui serait entièrement soumis et asservi". Mais le roi négligea l'annonce de l'homme fait, Démètrios, pour se ranger à l'avis opposé du vieillard Aratos21O. Dans un contexte caractéristique de la divination, une image spatiale est la réponse à la question posée sur le futur. Des remarques semblables s'imposent au sujet des sanctuaires prophétiques qui délivrent des oracles.

Les sanctuaires oraculaires: Ils étaient implantés au sein de marges naturelles qui évoquaient les lieux où se célébraient les rites d'initiation des jeunes211. Les sanctuaires étaient aussi des lieux d'union des contraires. À Delphes: montagne et mer, neige des sommets et profondeurs marines, maquis ou forêts et cultures, s0l.lrce profonde et laurier agité par le vent et jaillissant vers le cie1212. A Lébadée pour Trophonios, à Olympie pour Zeus, une montagne et un bois sacré s'oppo­saient soit au gouffre profond, soit au "creux" dit bouche213. Toutefois, l'oracle de Zeus à Dodone, en Epire, demeurait le plus significatif, avec les bois sombres en été et enneigés en hiver, la source intermittente à la fois froide et brûlante, les eaux fluviales ou lacustres en contact avec l'Hadès, symboles de vie et de mort ; "Dodone, comme· les autres sites oraculaires, a donc double visage: celui de l'incertain et de la rèfle, celui de la vie et de la mort, celui des contraires et de l'harmonie''21 . Quant aux animaux associés à ces sites célèbres, ils présentaient tous les couleurs contrastées, sombres et claires en juxtaposition sur leur robe, leur peau ou leur plumage, typiques de la divination : le dauphin et le dragon femelle à Delphes, les bisets et les cigognes à Dodone, les abeilles du Parnasse, les animaux sacrificiels à Olympie (où s'exprimait lors des rites une divination soit par les flammes du feu de bois qui cuisait les chairs, soit par l'aspect du foie et la peau de la bête abattue), les moineaux et les oiseaux de toutes sortes du Didyméion215. Il est

210 Polybe Histoires, VII, III, 12 à 14 ; Plutarque Vie d'Aratos, 50. 211 H. Jeanmaire Courai et Courètes. Essai sur ['éducation spartiate et sur les rites d'adolescence dans l'Antiquité hellénique, Lille-Paris, 1939, p. 418. 212H. H. A, 281-285, 300, 304, 363, 396, 430-31, 438, 529-30 ; sanctuaire oraculaire d'Apollon Didymaios : un plateau et promontoire au dessus de la mer, Strabon XIV, 1, 5. 213 Strabon IX, 2, 38; Pindare Olympiques, VI, 43-76; Pausanias, V, 14, 10; VI, 2, 5. 214 Homère, Iliade, II, 750 ; Odyssée, XIV, 97 ; Hésiode Catalogue des femmes, Frg. 240 ; Pline, Hist. nat., IV, 2; A. Ballabriga, Le soleil et le Tartare, l'image mythique du monde en Grèce ancienne, Paris 1986, pp. 42-44 ; S. Vilatte, "Hodos, le chemin", op. cit., pp. 210-213. 215 Hérodote l, 157 ; étude des couleurs de ces animaux dans, S. Vilatte Hodos, le chemin, op. cit., pp. 213-223.

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possible également de citer la présence du bronze aux reflets chatoyants sur les sites oraculaires de Delphes (trépied et chaudron), de Dodone Ge lébès), d'Olympie (trépied et chaudron en ex-voto) et celle des arbres bien connus en ces mêmes lieux, laurier, olivier, chêne, peuplier, platane dont le tronc ou les feuilles offraient des contrastes de couleurs remarqués. On terminera par le personnel de ces centres : à Delphes la Pythie (ou Mélissa), vierge en âge d'initiation ou vieille femme portant des vête­ments de vierge, prêtresse dont le nom évoquait soit la drakaina bigarrée pourrissant après son meurtre par Apollon, soit l'abeille aux ailes irisées, à Dodone les femmes prêtresses ou Péléiai portant le nom des bisets, les prêtres, Helloi ou Selloi, qui respectaient des rites initiatiques de la jeunesse (pieds jamais lavés et sommeil sur le sol), l'ensemble ayant des cheveux gris, entre le noir et le blanc. "La manti­que apparaît bien en Grèce comme un chemin trouvé entre deux contrai­res : l'homme, ignorant l'avenir, le divin, le possédant en la personne de Zeus... La présence de contraires sur les sites oraculaires : situation géographique ou topographique, climat, végétation, sols, faune, fournis­sait une invitation à la réflexion sur ce thème, alors que les rites de passage établissaient les contrastes des classes d'âge et, par l'utili­sation des modèles animaux, donnaient la possibilité de passer d'un état à l'autre. Les prophètes, devenus, grâce aux rites, à la fois vieux et jeunes, humains et animaux, sauvages et civilisés, aptes à saisir les signes envoyés par les arbres, pouvaient penser abolir la distance les séparant de la divinité détentrice de la règle du destin et répondre ainsi à l'attente des consultants"216.

Si l'on en vient maintenant aux fameux oracles de Delphes, produits en vers comme c'était le cas dans la poésie épique, il est clair qu'ils apportaient à leur tour une réponse dans l'espace (le problème de l'authenticité ne se pose pas ici, puisque le faux suit les mêmes règles que le vrai). L'ouvrage de J.-P. Savignac en restitue en français un grand nombre. Le plus ancien vaut d'être cité. Aux hommes d'Aegion, fiers d'avoir capturé un grand navire ennemi, alors qu'ils demandent au dieu qui sont les meilleurs des Grecs, l'oracle répond: "De toute la terre, Argos pélasgique, la meilleure, / Juments thessaliennes et lacédémo­niennes femmes, / Les hommes qui boivent l'eau de la belle Aréthuse ; / Mais encor que ceux-là sont meilleurs ceux qui entre / Tirynthe demeurent et l'Arcadie moutonneuse, / Argiens cuirasses-en-lin, aiguil­lons de la guerre. / Mais vous Aegiens, ni troisièmes ni quatrièmes / Ni douzièmes, ni en compte ni du nombrel"217. Par cette analyse de l'espace hellénique, qui souligne quels sont depuis longtemps les divers lieux d'excellence du monde grec, la modestie est proposée aux vainqueurs

216 S. Vilatte, "Hodos, le chemin", op. cit., pp. 227-232, citation p. 233. 217 J.-P. Savignac, Les oracles de Delphes, Paris 1989, p. 21, Ion, Fr., 17 .

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d'un moment, eux qui ne perturberont pas durablement un classement établi précédemment sans eux. Plus tard, à l'époque hellénistique, la Pythie fut interrogée sur le thème suivant : où faut-il enterrer Aratos, à Aegion où il est mort (en 214) ou à Sicyone dont il est originaire? La réponse fut claire: "Dois-tu toujours délibérer, Sicyone, pour payer le prix de ton salut, / Par des sacrifices et des fêtes, à Aratos, ton chef défunt? / Car ce qui accablerait cet homme en serait accablé, / Et serait une impiété sur terre, sur mer et dans le ciel'>218. La nécessité du respect des dettes de culte se mesure à son impact sur l'ensemble de l'espace.

En conclusion, l'aède de la poésie épique, ne serait-il pas un devin en déplacement ? Autrement dit un mantis répondant non pas à des questions précises posées par un individu ou par une communauté mais à une attente générale et permanente de son auditoire, fournissant en vers une longue réponse à la question suivante : quel est le devenir de l'homme ? L'Iliade le signifie clairement, en particulier par le chant XVIII, puis l'Odyssée par la scène de nécromancie, qui n'est qu'une des variantes de la divination hellénique. Homère rappelle alors que le destin de tous les mortels est leur trépas, mais qu'il est également possible de tenter d'aménager au mieux, c'est-à-dire dans le respect des traditions cautionnées par le divin, ce temps de vie. Grâce à la poésie homérique, nous pouvons reconstituer un état de la pratique divinatoire des Hellènes extrêmement ancien, puisqu'il nous apparaît semblable à celui des premières civilisations orientales et à celui des civilisations africaines. La divination hellénique ancienne montre bien qu'elle fonc­tionne comme un système d'analyse dans l'espace de toutes les formes de vie et de mort : cosmiques, animales, végétales, météorologiques. Ces forces du destin sont patronnées au cours des siècles par une pluralité de divinités qui respectent leur autonomie, en particulier par le dieu suprême. L'hénotheisme permet en effet de hiérarchiser la multiplicité des dieux. Les sanctuaires grecs ont enraciné tardivement, en des lieux très évocateurs de ce passé, la divination.

218 Plutarque, Vie d'Aratos, 53.

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Sylvie VILATTE Université Blaise Pascal-Clermont II