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55 © Masson, Paris, 2005 J. Réadapt. Méd., 2005, 25, n° 2, pp. 55-59 ÉDITORIAL La famille et le sujet cérébrolésé : un climat passionnel J.M. WIROTIUS (1) , J.L. PÉTRISSANS (2) (1) Service de Médecine Physique et de Réadaptation, Centre Hospitalier, 19100 Brive. (2) Service de Psychiatrie, Centre Hospitalier, 64100 Bayonne et Centre de Rééducation Fonctionnelle en milieu thermal, 64270 Salies-de-Béarn. Notre propos est d’évoquer la question de « la famille » confrontée à des proches parents porteurs de handicaps complexes dont des troubles cognitifs, au décours de l’ins- tallation de lésions cérébrales. Cette question s’inscrit dans une double approche : celle de la construction du sens en réadaptation, ici pour les parents, et celle du champ pas- sionnel vécu par les familles. Les troubles du langage, de la mémoire, de l’atten- tion… en rapport avec une ou des lésions cérébrales, accompagnent des tableaux cliniques qui comprennent volontiers des troubles moteurs et une perte d’autonomie personnelle. Les affections en cause sont les accidents vas- culaires cérébraux, les traumatismes crâniens, les tumeurs cérébrales, les infections… Ces événements de vie sont sou- vent brutaux, graves, inattendus et plongent le sujet comme ses proches dans un nouvel univers angoissant et sans repères connus. La famille, passé les temps immédiats, ceux des premiers jours, où le risque vital est souvent présent, va très vite s’interroger sur le devenir fonctionnel et affectif du parent invalidé par cette lésion cérébrale. Cette question de la famille est toujours essentielle et critique en réadaptation : la famille est une présence sou- haitée, un partenaire souvent trop idéalisé, que l’on espère ajusté dans ses conduites, un témoin toujours attendu des efforts du sujet pour vaincre un destin, un co- thérapeute pour l’équipe et co-acteur pour le projet. Le « sujet — cellule » est aussi le membre d’un tissu familial qui se trouve tout autant blessé et bouleversé dans cette situation que la victime première. Nous évoquons la question de la confrontation des familles aux troubles cognitifs lorsque le trouble est grave au point de réduire de façon dramatique les capacités d’expression, de communication, d’adaptation…. Ces troubles cognitifs extrêmes, s’ils sont très douloureuse- ment vécus par les sujets, leur famille et les équipes sont des réalités qui éclairent une forme de vérité du handicap. LA REPRÉSENTATION DU CORPS ET DE SES FONCTIONS La lésion cérébrale a ici outre ses repères physio- logiques, des aspects qui engagent la représentation du corps et de ses fonctions : (1) la lésion et ses conséquences fonctionnelles sont-elles en continuité physique, (2) les représentations du corps handicapé, de son évolution à venir, sont-elles partagées ou non entre la famille et l’équipe ? LA CONTIGUITÉ INDICIELLE « Ainsi, qu’est au fond un index ? Un signe qui a avec l’objet indiqué une connexion de contiguité physique (le doigt pointé), ou une connexion causale (la fumée produite par le feu [1]) ? ». La lésion cérébrale a ceci de singulier qu’elle est cachée et située en un point du corps loin des zones déficitaires, elle n’est pas en continuité avec les déficits fonctionnels, elle ne modifie pas de façon significative la forme extérieure du corps, elle est invisible à l’observateur. Les parties du corps qui fonctionnent mal ou pas du tout, sont elles-mêmes intactes en apparence. Pour le sujet comme pour sa famille, c’est la possibilité d’investir un espoir supplé- mentaire dans les actions de rééducation : rien de visible ne s’oppose à un retour à la normalité, à l’état antérieur. La lésion cérébrale responsable de troubles moteurs, cognitifs, affectifs… se différencie point par point avec, par exemple, une amputation d’un membre : la lésion est en continuité avec le déficit fonctionnel, elle modifie la forme du corps, elle est visible (tableau I). Dans le premier cas et dans le second, les attentes sur le plan fonctionnel sont très différentes. Après une amputation d’un membre, les principes de la réadapta- tion sont applicables aisément et d’emblée accessibles à tous les partenaires de soins. Dans le premier cas, celui Tirés à part : J.M. WIROTIUS, à l’adresse ci-dessus. e-mail : [email protected] TABLEAU I. — Exemples de situations cliniques en rééducation selon les deux critères de contiguité indicielle et de visibilité lésionnelle. Lésion/ Fonction Contiguité indicielle Non contiguité indicielle Visibilité lésionnelle une amputation du membre supérieur et ses conséquences sur la gestualité une escarre sacrée et ses conséquences vésico-sphinctériennes Non visibilité lésionnelle une fracture du fémur et ses conséquences sur la marche une lésion cérébrale ischémique et la paralysie d’une main

La famille et le sujet cérébrolésé : un climat passionnel

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Page 1: La famille et le sujet cérébrolésé : un climat passionnel

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© Masson, Paris, 2005 J. Réadapt. Méd., 2005, 25, n° 2, pp. 55-59

ÉDITORIAL

La famille et le sujet cérébrolésé : un climat passionnel

J.M. WIROTIUS (1), J.L. PÉTRISSANS (2)

(1) Service de Médecine Physique et de Réadaptation, Centre Hospitalier, 19100 Brive.

(2) Service de Psychiatrie, Centre Hospitalier, 64100 Bayonne et Centre de Rééducation Fonctionnelle en milieu thermal, 64270 Salies-de-Béarn.

Notre propos est d’évoquer la question de « la famille »confrontée à des proches parents porteurs de handicapscomplexes dont des troubles cognitifs, au décours de l’ins-tallation de lésions cérébrales. Cette question s’inscrit dansune double approche : celle de la construction du sens enréadaptation, ici pour les parents, et celle du champ pas-sionnel vécu par les familles.

Les troubles du langage, de la mémoire, de l’atten-tion… en rapport avec une ou des lésions cérébrales,accompagnent des tableaux cliniques qui comprennentvolontiers des troubles moteurs et une perte d’autonomiepersonnelle. Les affections en cause sont les accidents vas-culaires cérébraux, les traumatismes crâniens, les tumeurscérébrales, les infections… Ces événements de vie sont sou-vent brutaux, graves, inattendus et plongent le sujet commeses proches dans un nouvel univers angoissant et sansrepères connus. La famille, passé les temps immédiats, ceuxdes premiers jours, où le risque vital est souvent présent, vatrès vite s’interroger sur le devenir fonctionnel et affectif duparent invalidé par cette lésion cérébrale.

Cette question de la famille est toujours essentielle etcritique en réadaptation : la famille est une présence sou-haitée, un partenaire souvent trop idéalisé, que l’onespère ajusté dans ses conduites, un témoin toujoursattendu des efforts du sujet pour vaincre un destin, un co-thérapeute pour l’équipe et co-acteur pour le projet. Le« sujet — cellule » est aussi le membre d’un tissu familialqui se trouve tout autant blessé et bouleversé dans cettesituation que la victime première.

Nous évoquons la question de la confrontation desfamilles aux troubles cognitifs lorsque le trouble est graveau point de réduire de façon dramatique les capacitésd’expression, de communication, d’adaptation…. Cestroubles cognitifs extrêmes, s’ils sont très douloureuse-ment vécus par les sujets, leur famille et les équipes sontdes réalités qui éclairent une forme de vérité du handicap.

LA REPRÉSENTATION DU CORPS ET DE SES FONCTIONS

La lésion cérébrale a ici outre ses repères physio-logiques, des aspects qui engagent la représentation ducorps et de ses fonctions : (1) la lésion et ses conséquences

fonctionnelles sont-elles en continuité physique, (2) lesreprésentations du corps handicapé, de son évolution àvenir, sont-elles partagées ou non entre la famille etl’équipe ?

LA CONTIGUITÉ INDICIELLE

« Ainsi, qu’est au fond un index ? Un signe qui aavec l’objet indiqué une connexion de contiguitéphysique (le doigt pointé), ou une connexion causale (lafumée produite par le feu [1]) ? ». La lésion cérébrale aceci de singulier qu’elle est cachée et située en un pointdu corps loin des zones déficitaires, elle n’est pas encontinuité avec les déficits fonctionnels, elle ne modifiepas de façon significative la forme extérieure du corps,elle est invisible à l’observateur. Les parties du corpsqui fonctionnent mal ou pas du tout, sont elles-mêmesintactes en apparence. Pour le sujet comme pour safamille, c’est la possibilité d’investir un espoir supplé-mentaire dans les actions de rééducation : rien devisible ne s’oppose à un retour à la normalité, à l’étatantérieur. La lésion cérébrale responsable de troublesmoteurs, cognitifs, affectifs… se différencie point parpoint avec, par exemple, une amputation d’un membre :la lésion est en continuité avec le déficit fonctionnel, ellemodifie la forme du corps, elle est visible (tableau I).

Dans le premier cas et dans le second, les attentessur le plan fonctionnel sont très différentes. Après uneamputation d’un membre, les principes de la réadapta-tion sont applicables aisément et d’emblée accessibles àtous les partenaires de soins. Dans le premier cas, celui

Tirés à part : J.M. WIROTIUS, à l’adresse ci-dessus.e-mail : [email protected]

TABLEAU I. — Exemples de situations cliniques en rééducation selon les deux critères de contiguité indicielle

et de visibilité lésionnelle.

Lésion/Fonction Contiguité indicielle Non contiguité indicielle

Visibilitélésionnelle

une amputation du membre supérieur et ses conséquences sur la gestualité

une escarre sacrée et ses conséquences vésico-sphinctériennes

Nonvisibilitélésionnelle

une fracture du fémur et ses conséquences sur la marche

une lésion cérébrale ischémique et la paralysie d’une main

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de la lésion cérébrale, l’approche est plus complexe, ondoit repasser par un système virtuel de représentationdes fonctions [2] du corps humain, et il est beaucoupplus difficile de s’ajuster. On espère que ce corps restéintact dans son apparence du moment, au moins tant qu’iln’est pas en fonction, retrouve toutes ses aptitudes, toutesses compétences. Les attentes vis-à-vis du champ de larééducation sont alors considérables et ne coïncident pastoujours avec la réalité des possibilités thérapeutiques.

L’AJUSTEMENT DES REPRÉSENTATIONS SOCIALES [3]

La psychologie sociale a parmi ses notions clefs celledes représentations sociales :

« Elles (les représentations sociales) sont en quelquesorte autonomes par rapport à la conscience individuelle. Ilest vrai que ce sont les individus qui les pensent et les pro-duisent, mais au cours d’échanges, d’actes de coopération,non pas de manière isolée. C’est-à-dire qu’il s’agit de réali-tés partagées. Dans la vie des groupes, les représentationssociales se déplacent, se combinent, entrent en rapport et serepoussent, quelques-unes disparaissent, d’autres sont éla-borées (A Palmonari, 1986). »

Toute la question familiale est centrée sur les ajuste-ments réciproques des représentations qui conditionnentles attentes de soins et les réactions émotionnelles et pas-sionnelles qui en résultent. Les représentations sont celles(1) du corps blessé et (2) des soins de rééducation [4] :dans ces deux registres les données du sens commun quipréexistent à l’événement de santé vont être confrontées àcelles des équipes soignantes et du monde professionnelqui par expérience anticipent une réalité qui se dessineencore au loin.

C’est la réparation du corps dans le sens d’un retour àl’état clinique antérieur qui constitue pour le sujet commepour sa famille « l’objet » d’investissement. La rééducationest dans un premier temps comprise comme devant réussir làoù les soins médicaux de première intention ont échoué,c’est-à-dire guérir. Au début, c’est la question de la récupéra-tion qui est centrale. Est-ce que ce trouble est durable et quepeut-on faire ? L’objet investi est alors du domaine des soins.Le registre est dans le champ médical pour « faire » ce quipourra réduire les déficits langagiers, moteurs… observés.

Or la réadaptation médicale, si elle reste dans cettereprésentation commune, joue faux et le ressent vitecomme tel. Elle doit peu à peu, par la confrontation dechacun à la réalité nouvelle, faire évoluer ce champ desreprésentations idéalisées. En effet, « les deux parties(sujet et famille) espèrent une récupération totale ettendent vers des buts irréalistes [5] ».

Les tableaux des déficiences cognitives, sont à diffé-rencier selon leur gravité et selon l’efficacité en situa-tion de vie de la fonction altérée (langage, mémoire…).Ces deux aspects, gravité et efficacité, sans être confon-dus ont des rapports étroits et permettent de situer dessituations extrêmes : par exemple pour l’aphasie, les casgraves avec une réduction langagière majeure, quidésorganisent toutes les structures de la conversation,les cas peu graves où les capacités à communiquer bienqu’altérées sont préservées.

Nous envisageons le point de vue que les profession-nels rapportent dans les ouvrages consacrés à la rééduca-tion des personnes aphasiques, et/ou ayant des troublescognitifs. Les thèmes retrouvés dans la littérature sontcentrés sur les réactions familiales et sur l’interventionauprès des familles. La famille se trouve confrontée à denombreuses questions et l’équipe peut l’aider à y réfléchir.Ces questions sont différentes tout au long de l’évolutionselon qu’il y a ou non récupération fonctionnelle et selonle degré retrouvé d’autonomie.

Si chacun s’accorde sur l’importance de la familledans le processus de réadaptation, la façon d’envisagercette question dans les pratiques cliniques reste une inter-rogation importante : pourquoi la famille est-elle aussiimportante ? comment l’impliquer ?

L’ORGANISATION FAMILIALE

La famille joue un rôle important tout au long du suivid’une personne cérébro-lésée. C’est en particulier lafamille qui pourra informer l’équipe des composantes dela personnalité du sujet, de son passé, de son mode devie… C’est aussi la famille qui renseigne sur le milieud’accueil futur, sur le lieu de vie.

Les rôles familiaux sont en matière de handicap desrôles attendus et implicites. Rien n’est écrit, ni jamais ditde façon formalisée. Pourtant ces rôles attendus sont tou-jours identiques dans notre culture. C’est le conjoint oules parents biologiques qui sont de fait les interlocuteursdésignés et ceux qui feront face à la situation. Ces rôlesconstituent des valences sociales que nul autre ne peutoccuper sans semer le trouble. Nous ne pouvons disposerde ces valences qui sont comme réservées, en attente d’unpossible drame. La transgression de ces règles non écritespeut mettre en péril l’équilibre familial et la structure desolidarité qui est en place (tableau II).

La famille a une position vraiment très singulière avecplusieurs caractéristiques : (1) elle n’est pas préparée à faireface au handicap et pourtant elle sera d’emblée légitiméedans ce rôle difficile, (2) elle est blessée et sa structure est àreconsidérer : les rôles de chacun vont se remodeler. Danscertains cas, un premier handicap en induit un second (c’estle co-handicap) : tel sujet qui gérait toutes les écritures ordi-

TABLEAU II. — Les aidants à la sortie du service de rééducation [6].

Les aidants %

Conjoint 64

Enfants 45

Parents 5

Frères ou sœurs 9

Autres parents 12

Amis 9

Aidants professionnels 30

[pourcentages réalisés à partir de données de 66 patients recevant une assistance sur un total de 97 ; évaluation des intervenants 1 mois après la sortie ; âge moyen des sujets : 64,9 ans ; pathologies variées : orthopédiques, cardiaques, hémiplégies, paraplégies…]

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naires de la maison est alexique et agraphique et c’est ladésorganisation de la vie matérielle, tel autre sujet assuraitles liens avec l’environnement par ses qualités de communi-quant et il est devenu aphasique et c’est tout le positionne-ment familial qui est en question, (3) enfin les équipes desoins vont considérer très vite les proches parents comme desco-thérapeutes et attendre de la part de la famille un soutien,une capacité d’accueil, de gestion du quotidien, de lieu dereconstruction…

La question familiale se décline différemment selon lepositionnement dans la famille : conjoint, enfants, parents,fratrie… Et si les interlocuteurs « juridiquement » validessont privilégiés dans la relation avec l’équipe, il ne fautpas méconnaître les autres. Un intérêt particulier, depuisces dernières années porte par exemple sur la fratrie desenfants handicapés [7] : « en effet cette fratrie est souventoubliée tellement nous sommes centrés sur un enfant. Maisla prise en compte du groupe familial est, elle aussi, néces-saire ».

LES RÉACTIONS FAMILIALES

Ces réactions sont à considérer dans la confrontationde la famille à une réalité (la lésion cérébrale, l’hospitali-sation, les soins, la nouvelle personnalité du sujet…) et àun espoir (celui de préserver les équilibres familiaux,affectifs, économiques…). Cette immersion violente dansun univers douloureux et usant, va être une suite d’ajuste-ments réciproques de tous les partenaires, vers une situa-tion nouvelle, un nouvel équilibre, un apaisement, pour« apprendre à vivre autrement [8] ».

Les stéréotypes préexistant sur la maladie, le handicap,la rééducation peuvent conduire à des conflits avec lafamille si les buts thérapeutiques sont jugés trop irréalistes.Ce système des représentations mentales est toujours présentet s’il est différent selon les cultures, il est partagé par tousquel que soit le niveau culturel et économique des sujets.

L’objectif essentiel vis-à-vis de la famille sera de les aiderà avoir des buts réalistes : c’est essentiel pour le sujet et safamille comme pour l’équipe. Or le sujet a bien souvent ali-menté ses représentations communes d’une désinformationqui est en cours lors des phases initiales de la maladie, dutraumatisme. Une question essentielle est de s’assurer toutau long du suivi en rééducation que l’on est bien passé duregistre maladie/guérison vers celui de la réadaptation, car laquestion première est toujours centrée sur le pronostic.

Les réactions familiales, selon SA Kolakowky-Hayner[9] sont au nombre de cinq : la colère, les reproches, laculpabilité, l’agressivité et le déni. Nous envisageons lesquatre premières réactions émotionnelles comme consti-tuant un système dans le champ passionnel.

LE SYSTÈME PASSIONNEL

Les composants : colère, reproches, culpabilité, agressivité

La colère

La colère est une réaction commune, très fréquente.Elle a pour origine la difficulté d’adaptation à des nou-veaux comportements, le stress, la moindre patience. C’est

la confrontation toujours difficile aux équipes de réadapta-tion, à leur fonctionnement, à leur qualité ressentie, à leurdisponibilité. Ces réactions de colère peuvent compro-mettre la qualité des liens affectifs au sein de la famille.

Les reproches

Les reproches ont aussi pour starter les frustrations audécours de tels accidents de santé. La famille va chercherà identifier le coupable de l’événement, de la non ou de lamal récupération. Cette responsabilité sera attribuée ausujet, à sa famille, aux médecins… aux services soignantsen particulier lorsque l’accès aux soins leur est difficile ouque le niveau de récupération est jugé insuffisant. L’effetémotionnel peut être très destructeur sur la famille si cha-cun des membres fait des reproches aux autres.

La culpabilité

La culpabilité est liée aux deux autres affects, la colèreet les reproches. Habituellement chaque émotion renforceles autres. Quand la colère est dirigée vers soi, la culpabilitéen est la conséquence. La culpabilité est aussi à considérercomme un symptôme possible de dépression. La fréquencede l’anxiété comme de la dépression est élevée chez lesmembres des familles confrontées au handicap [10].

L’agressivité

L’agressivité est la réaction la plus préjudiciable aprèsune souffrance cérébrale. Elle est le fait des sujets souventdevenus irritables et aussi de la famille qui peut la mani-fester vis-à-vis du sujet, de l’équipe ou d’autres membresde la famille. Ce trouble est difficile à gérer pour la famillequi peut se sentir coupable et développer en retourd’autres sentiments comme la colère, la culpabilité… Lerisque de rejet d’un sujet devenu désagréable est certain etpeut encore renforcer cette agressivité familiale. Les trai-tements pharmacologiques peuvent être ici nécessaires.

Le système passionnel(colère, reproches, culpabilité, agressivité)

Le registre comportemental des réactions familiales est àenvisager en terme de système avec les quatre composantesde « colère », « reproches », « culpabilité » et « agressivité ».

Aspect et proprioception

Les deux premières valences sont la durabilité et ladimension proprioceptive (intériorité/extériorité). Pour ladimension aspectuelle, le reproche et la culpabilité sontdurables par rapport à l’agressivité et à la colère plus ponc-tuels et temporaires. Le reproche et l’agressivité sontd’abord extériorisés, et la culpabilité et la colère d’abordintériorisées même si des passages dans les deux sens sont àl’évidence possibles. C’est le sens sur la direction intérieur/extérieur qui change, avec un versant complémentairefacultatif : aller vers l’autre pôle, de l’intérieur vers l’exté-rieur ou le contraire. Par exemple, la colère est au moinstoujours intérieure, mais peut être extériorisée. Ces quatre

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états passionnels se structurent en terme de temps, d’aspectet de positionnement corporel (tableau III).

Action et passion

Les deux autres valences sont la passion et l’action,chacune graduée pour les quatre termes de culpabilité,reproche, colère et agressivité (figure 1).

L’ordre passionnel est le suivant : la culpabilité ausommet, puis en descendant le reproche, la colère etl’agressivité et au contraire pour l’action l’ordre estinversé : avec une progression de l’action de la culpabilitévers l’agressivité.

Ainsi, ces quatre composantes outre leur dimensionproprioceptive et aspectuelle, proposent une articulationentre l’intensité du mouvement passionnel et l’étendue del’action avec une graduation inversée qui ordonne culpa-bilité, reproche, colère et agressivité en un mouvementascendant ou descendant.

LE DÉNI

Le déni [11] est une question centrale dans le champ dela réadaptation. Pour certains, plus le déni est sévère, plusla famille risque d’entrer dans un état de crise majeure [12].Le déni peut être envisagé selon deux aspects.

Dans le contexte de la clinique médicale

C’est un symptôme que l’on retrouve lié à différentespathologies neurologiques, psychiatriques… et que l’ondécrit dans l’abnormal illness behavior [13] (AIB).

Dans le contexte fonctionnel

Le déni est alors, seulement, l’écart perçu des repré-sentations communes sur la maladie, le handicap entrecelles du sujet et celles de l’équipe. Cet écart est gradué,avec des composantes qualitatives et quantitatives en ten-sion, comme toujours en rééducation, allant d’une jonc-tion complète ou quasi complète des représentations despersonnels soignants et des personnes soignées vers desreprésentations totalement disjointes. Cet écart est vécusur un mode passionnel tant par le sujet que par l’équipe.Ainsi, le « déni » est pour la réadaptation l’« écart desreprésentations » et devient dans cette nouvelle approche,une composante centrale des questions psychologiques ensémiologie fonctionnelle.

Le déni peut être représenté comme la non congruencedes mécanismes passionnels par rapport à la raison(figure 2). Lorsqu’elle est du côté du déni, la famille estdans un registre euphorique et de survalorisation du pôlede la «mélioration », (les potentialités à venir sont au-delà de ce que peuvent imaginer les professionnels) etlorsqu’elle est du côté opposé, il y a la perception parl’équipe d’un catastrophisme, d’une péjoration de lasituation, d’une dimension dépressive. Pour réduire lesdifférences de perception dans la situation de déni,l’équipe va moraliser la situation pour ramener ouessayer de ramener la famille sur l’axe de la raison, versune euphémisation des points de vue. Moraliser rendcompte d’une possibilité de changer de dispositiond’esprit, en se rapprochant du point de vue des profes-sionnels : « la structure passionnelle est contrôlée par lamoralisation, c’est à dire par la régulation sociale qui fixela mesure, entre excès et insuffisance, de la circulationdes valeurs [14] ».

TABLEAU III. — Les composantes proprioceptives (extérieur — intérieur) et de permanence des quatre états passionnels.

Proprioceptionextériorité intériorité

Aspectdurable reproche culpabilité

temporaire agressivité colère

FIG. 1. — Les composantes du comportement familial entre l’étendue de l’action et l’intensité passionnelle.

culpabilité

reproche

colère

agressivité

ACTION

PA

SS

ION

FIG. 2. — Le déni dans les mécanismes passionnels : entre raison et passion.

déni

réalismeraisona-phorie

dysphoriepéjoration

th

ymie

fam

ilial

e

- thymie de l’équipe +

passion

euphoriemélioration

moralisation

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Cette différence des perceptions sur les capacités dusujet entre la famille et l’équipe est par exemple illustrépar la représentation du niveau de compréhension dansl’aphasie. L’entourage du patient surestime volontiers leniveau de compréhension [15] (figure 3).

L’implication de la famille dans tout le processus desoins serait une bonne façon de limiter ce mécanisme dudéni. La marque directe du phénomène de déni se maté-rialise lorsque la famille est en désaccord avec l’équipequant au pronostic et aux objectifs des soins. Ceci est fré-quent dans les premiers stades de la prise en charge alorsque la famille est souvent beaucoup plus optimiste sur larécupération que l’équipe. Mais le déni peut aussi s’expri-mer indirectement par exemple lorsque la famille s’inter-roge sur les progrès et souhaite un transfert vers une autreéquipe qui pourrait faire mieux pour son parent. De telscas sont nommés le « shopping médical » ou plus souvent le« nomadisme » dans lesquels la famille dévalue constam-ment l’opinion de l’équipe et erre de centres en servicesde rééducation jusqu’à avoir une réponse, des attitudes enphase avec leurs représentations. Les professionnelsdoivent tout à la fois prendre conscience du déni, maisaussi éviter de poursuivre des buts irréalistes et de gas-piller les ressources de l’unité de réadaptation.

L’USURE DES AIDANTS FAMILIAUX

Dans son rôle d’aidant, la famille a ceci de singulierqu’elle ne peut avoir de répit, dans la journée, la semaine,le mois, l’année. Cette pression permanente de l’entou-rage de la personne handicapée est un facteur de stress etd’usure. Cette situation est tout particulièrement à risquepour la famille si les objectifs d’évolution sont par tropidéalisés, avec une surenchère d’activités [16].

CONCLUSIONS

La famille est le partenaire central de la réadapta-tion dont le rôle est essentiel pendant la phase de réédu-cation et encore davantage après cette phase, dans lasolitude retrouvée du domicile. Sa souffrance est constantedans le bouleversement induit par le changement majeurdes conduites de l’un des siens. L’équipe de réadaptationfocalise son attention sur le sujet et sur son devenir, maiselle doit considérer les besoins de la famille commeessentiels.

Le registre passionnel qui se met en place forme un sys-tème qui peut s’analyser en terme d’aspect, de propriocep-tion, d’intensité passionnelle et d’étendue d’action. Deuxapproches sont possibles : celui d’un continuum en tensionentre l’action et la passion avec comme repères : la colère,les reproches, la culpabilité, l’agressivité et celui d’une arti-culation entre la raison et la passion où les repères sont ledéni et la dépression. La moralisation se révélant commeune transition possible entre la passion et la raison.

RÉFÉRENCES

[1] ECO U. Le signe. Paris, Edition Labor (Le Livre de Poche), 1973, 1980,1988.

[2] WIROTIUS JM. La notion de fonction en rééducation. Journal de Réadap-tation Médicale 2004 ; 24 : 140-148.

[3] DOISE W, PALMONARI A. L’étude des représentations sociales. Paris,Delachaux & Niestlé, 1986.

[4] WIROTIUS JM. La rééducation : vers une cohérence sémantique. Journalde Réadaptation Médicale 2003 ; 23 : 43-48.

[5] PONSFORD J. Cognitive and behavioral rehabilitation. New York, TheGuilford Press, 2004.

[6] FOREST G, SCHWAM A, COHEN E. Time of care required by patients dis-charged from a rehabilitation unit. American Journal of Physical Medi-cine and Rehabilitation 2002 ; 81 : 57-62.

[7] VOIZOT B. La fratrie du jeune handicapé. Neuropsychiatrie de l’enfanceet de l’adolescence 2003 ; 51 : 359-402.

[8] VIENNOT M. Quelle place de la famille dans le projet proposé au trauma-tisé crânien. Résurgence 2004 ; N

° 30 :13-15.

[9] KOLAKOWSKY-HAYNER SA, KEUTZER JS. Family intervention aftertraumatic brain injury. in PMR, The complete approach. Ed Gra-bois M, Garrison SJ, Hart KA, Lehmkuhl LD. Malden, BlackwellScience, 2000.

[10] WIROTIUS JM, PÉTRISSANS JL. Dépression en rééducation. EncyclopédieMédico-Chirurgicale, Médecine Physique — Réadaptation 26550-A-10,Paris, Elsevier, 2005.

[11] WIROTIUS JM, PÉTRISSANS JL. Le déni en rééducation. Journal de Réa-daptation Médicale 1999 ; 19 : 42-44.

[12] ZARSKI JJ, DEPOMPEI R, ZOOK A. Traumatic head injury, dimensionof family responsivity. Journal of Head Trauma Rehabilitation 1988 ; 3 :31-41.

[13] PILOWSKY I. Abnormal illness behaviour. Chichester, John Wiley & sons,1997.

[14] BERTRAND D. Précis de sémiotique littéraire. Paris, Nathan, 2000.

[15] MC CLENAHAN R, JOHNSTON M, DENSHAM Y. Misperceptions of compre-hension difficulties of stroke patients by doctors, nurses and relatives. Jour-nal of Neurology, Neurosurgery, and Psychiatry 1990 ; 53 : 700-701.

[16] TRUCHOT D. Épuisement professionnel et burn out. Paris, Dunod, 2004.

FIG. 3. — Compréhension orale du langage évaluée par le WAB (Western Aphasia Battery).

[comparaison des évaluations proposées par les patients, les médecins,les infirmières et la famille (en abscisse : score de compréhension ; enordonnées : estimation des divers partenaires, moyenne et écart type)].

Figure Meancomprehension score(WAB) and 95 °Cconfidence intervals ofestimates by doctors,nurses, and relatives.

Com

preh

ensi

on s

core

Estimates

Patient Doctor NurseRelative

200

150

100

50

0