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La lettre de l'Itésé Numéro 36 Printemps 2019 2 Dossier La filière nucléaire française : Diagnostic pour aujourd'hui et perspectives pour demain par Valérie Faudon*, Michel Berthelemy, JeanGuy Devezeaux de Lavergne** SFEN* CEA Itésé/Université ParisSaclay** La question du renouvellement du parc nucléaire se pose avec acuité en France. Pour se faire, le pays devra mobiliser l’ensemble de sa filière industrielle, en particulier bien sûr les industriels et prestataires engagés dans la construction de nouveaux réacteurs, pour s’assurer qu’elle disposera, à temps, des compétences nécessaires. En effet, la filière a souffert d’un longue absence de construction et a été difficilement remobilisée avec la construction de Flamanville 3. Il importe de maintenir l’effort en temps et heure, sinon de nouvelles difficultés se feront jour, avec des pertes de capacités et de compétences qui seraient probablement irrémédiables. L’objectif de la très récente note SFEN «Quand décider d’un renouvellement du parc nucléaire français ?» est ainsi de faire le point sur l’articulation entre les calendriers énergétiques et industriels. Sa seconde partie, basée sur une enquête détaillée réalisée par le cabinet de conseil BCG auprès de la filière nucléaire française, est la base de cet article. Introduction L es exercices de prévision, par définition difficiles, le sont tout particulièrement lorsqu’il s’agit de bâtir des scénarios énergétiques sur plusieurs décennies. Pour autant, l’idée de la nécessaire contribution de l’énergie nucléaire s’impose. Elle est actée par les organisations internationales (OCDEAIE, UE, GIEC) car elle a démontré qu’elle permettait de décarboner l’énergie et de lutter contre le réchauffement climatique. Elle constitue, par sa fiabilité, une réponse solide pour faire face aux incertitudes. Les scénarios de décarbonation européens confirment une montée en puissance des énergies renouvelables en Europe et en France à l’horizon 2050 et en même temps un socle nucléaire de l’ordre de 3540GW pour l’hexagone. Pour garantir ce socle la France devra être prête à construire de manière étalée et cadencée entre 3 et 4 paires par décennie entre 2030 et 2050. Après une période compliquée et des pertes de compétences qui ont pu être enrayées, la France dispose aujourd’hui d’une chaîne de valeur industrielle complète, qui lui permet, avec sa propre technologie et ses propres entreprises (de l’ETI à la PME), de construire des nouveaux moyens de production nucléaire. Le nucléaire est d’ailleurs le dernier secteur énergétique où c’est le cas. Le nucléaire reste ainsi aujourd’hui la troisième filière industrielle française, forte de 2600 entreprises et 220,000 collaborateurs. Ses salariés sont pour deux tiers des cadres et des ETAM, soit une proportion deux fois plus élevée que dans la moyenne nationale. Pour que la filière puisse maintenir ses compétences et disposer des ressources mobilisables à temps, elle aura besoin d’une visibilité suffisante pour se doter de moyens pérennes qui permettent de produire dans les délais, en conformité avec les contraintes qualité, et avec des coûts maîtrisés. Afin d’évaluer les contraintes liées au calendrier industriel de mobilisation de la filière, la SFEN a demandé au BCG une étude sur sa situation et ses besoins. Elle a proposé de donner la parole aux représentants de la filière à travers deux approches : • Une série d’entretiens auprès des directions de 15 entreprises représentatives de l’ensemble des spécialités de la filière et de son empreinte économique sur le territoire. • Un questionnaire quantitatif distribué plus largement auprès des professionnels de la filière à travers des réseaux comme celui du pôle de compétitivité Nuclear Valley et du GIIN (le Groupe Intersyndical de l'Industrie Nucléaire).

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La lettre de l'I­tésé ­ Numéro 36 ­ Printemps 20192

Dossier

La filière nucléaire française : Diagnosticpour aujourd'hui et perspectives pourdemain

par Valérie Faudon*,Michel Berthelemy, Jean­Guy Devezeaux de Lavergne**

SFEN* ­ CEA I­tésé/Université Paris­Saclay**

La question du renouvellement du parc nucléaire se pose avec acuité en France.Pour se faire, le pays devra mobiliser l’ensemble de sa filière industrielle, enparticulier bien sûr les industriels et prestataires engagés dans la construction denouveaux réacteurs, pour s’assurer qu’elle disposera, à temps, des compétencesnécessaires. En effet, la filière a souffert d’un longue absence de construction et aété difficilement remobilisée avec la construction de Flamanville 3. Il importe demaintenir l’effort en temps et heure, sinon de nouvelles difficultés se feront jour,avec des pertes de capacités et de compétences qui seraient probablementirrémédiables. L’objectif de la très récente note SFEN «Quand décider d’unrenouvellement du parc nucléaire français ?» est ainsi de faire le point surl’articulation entre les calendriers énergétiques et industriels. Sa seconde partie,basée sur une enquête détaillée réalisée par le cabinet de conseil BCG auprès dela filière nucléaire française, est la base de cet article.

Introduction

Les exercices de prévision, par définition difficiles, lesont tout particulièrement lorsqu’il s’agit de bâtir des

scénarios énergétiques sur plusieurs décennies. Pourautant, l’idée de la nécessaire contribution de l’énergienucléaire s’impose. Elle est actée par les organisationsinternationales (OCDE­AIE, UE, GIEC) car elle adémontré qu’elle permettait de décarboner l’énergie et delutter contre le réchauffement climatique. Elle constitue,par sa fiabilité, une réponse solide pour faire face auxincertitudes.

Les scénarios de décarbonation européens confirmentune montée en puissance des énergies renouvelables enEurope et en France à l’horizon 2050 et ­ en même temps ­un socle nucléaire de l’ordre de 35­40GW pourl’hexagone. Pour garantir ce socle la France devra êtreprête à construire de manière étalée et cadencée entre 3 et4 paires par décennie entre 2030 et 2050.

Après une période compliquée et des pertes decompétences qui ont pu être enrayées, la France disposeaujourd’hui d’une chaîne de valeur industrielle complète,qui lui permet, avec sa propre technologie et ses propresentreprises (de l’ETI à la PME), de construire desnouveaux moyens de production nucléaire. Le nucléaireest d’ailleurs le dernier secteur énergétique où c’est le cas.Le nucléaire reste ainsi aujourd’hui la troisième filière

industrielle française, forte de 2600 entreprises et 220,000collaborateurs. Ses salariés sont pour deux tiers descadres et des ETAM, soit une proportion deux fois plusélevée que dans la moyenne nationale.

Pour que la filière puisse maintenir ses compétences etdisposer des ressources mobilisables à temps, elle aurabesoin d’une visibilité suffisante pour se doter de moyenspérennes qui permettent de produire dans les délais, enconformité avec les contraintes qualité, et avec des coûtsmaîtrisés.

Afin d’évaluer les contraintes liées au calendrierindustriel de mobilisation de la filière, la SFEN ademandé au BCG une étude sur sa situation et sesbesoins. Elle a proposé de donner la parole auxreprésentants de la filière à travers deux approches :

• Une série d’entretiens auprès des directions de 15entreprises représentatives de l’ensemble des spécialitésde la filière et de son empreinte économique sur leterritoire.• Un questionnaire quantitatif distribué plus largementauprès des professionnels de la filière à travers desréseaux comme celui du pôle de compétitivité NuclearValley et du GIIN (le Groupe Intersyndical de l'IndustrieNucléaire).

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Les compétences nécessaires au renouvellement duparc nucléaire français

La filière nucléaire, sur les grands chantiers de nouvellesconstructions nucléaires, requiert des compétencesspécifiques

Aucun projet de réacteur nucléaire n’avait été lancé nidémarré en Europe depuis deux décennies. Or la filièrenucléaire se caractérise par des exigences très strictes engestion de grands projets, études de sûreté, assurancequalité, en pureté des matériaux, en comportement deséquipements sous irradiation, en tenue à long terme,etc… Il a donc fallu reconstituer l’ensemble de la chaîneindustrielle pour construire OL3 et FL3.

Dans le cadre de ces 2 projets, EDF et Framatome ontqualifié plus de 600 fournisseurs d’équipements etservices et obtenu des progrès sensibles sur la qualité et lecalendrier des fournitures. La totalité de la chaîneindustrielle, systèmes, services et composants, doit êtrequalifiée au niveau «qualité nucléaire» ; les standards dequalité sont définis et contrôlés par les organismesnotifiés. On distingue en particulier les composants et lesservices «importants pour la sûreté», pour lesquels lesexigences sont maximales. Ensuite on se réfère auxnormes ISO 9001. La qualification d’un fournisseur peutprendre jusqu’à deux ans, avec d’abord un appel àmanifestation d’intérêt, qui va donner lieu à une pré­sélection après visite des entreprises candidates, etensuite un test de pré­qualification du composant ou duprocédé sur un cahier des charges bien défini. Pour biendes prestataires, il a fallu investir en compétences, parrecrutement ou par programmes internes de formation,sur des domaines spécifiques au nucléaire.

Si les têtes de série EPR ont permis de requalifier lasupply chain nucléaire, l’absence de décision sur lenouveau nucléaire à l’horizon 2021 viendrait mettre enrisque cette qualification.

Différents corps de métier sur un chantier de nouveauxréacteurs en fonction des phases d’avancement

En amont de la décision d’investissement, les équipesEtudes préparent la construction de l’avant­projet etinterviennent sur le site pour réaliser les études et lesmesures nécessaires. Puis, pendant les cinq premièresannées, ces équipes poursuivent leur travail pour réaliserl’analyse réglementaire, la modélisation en maquette, lescalculs et les plans. L’équipe du génie civil se joint à ellespour le terrassement, la construction des prises d’eau, desgaleries d’acheminement et des bâtiments. Ensuite, aucours des cinq dernières années, les équipes de montageélectromécanique mènent à bien les travaux deventilation, de tuyauterie et d’électricité. Les équipes definition se chargent des travaux d’isolation thermique, depeinture et du calfeutrement. Les équipes de réalisationd’essai interviennent en fin de chantier. De manière

transverse, des fabricants d’équipements et des équipesde préfabrication sont sur place (pour la tuyauterie parexemple) pendant toute la durée du chantier. Il en est demême pour les organismes notifiés pour assurer laconformité des activités réalisées avec les exigencesrèglementaires et les codes applicables. Enfin, les équipesde facilitation de chantier sont également présent defaçon continue.

Figure 1 : Organisation des chantiers selon un cadencementspécifique (source BCG pour SFEN)

On a vu, dans l’étude du programme français réalisé parla Cour des Comptes, que d’importants gains sur le coûtde la construction pouvaient être obtenus par les effets desérie : réalisation de deux tranches sur un même site (gainde coût de 15%), et aussi réalisation d’une série d’aumoins trois paires.

Dans la perspective de construire plusieurs tranchesd’affilée, la capacité en ressources des grands corps demétier sera une variable clé. Le bon cadencement deschantiers, à partir du premier réacteur, doit permettreaux industriels de s’assurer, entre autres, de la bonnedisponibilité des personnes compétentes dans la phasedu chantier où leurs compétences sont requises.

Dans le cadre d’un programme nucléaire, les personnescompétentes peuvent ainsi être affectées d’un projet à unautre, en fonction des besoins des chantiers. Cesaffectations participent, au même titre que lecadencement, à l’effet série car les personnes gagnent enexpérience, en compétence et en efficacité au fur et àmesure des chantiers.

Le graphe suivant montre comment un cadencement denouvelles constructions avec un rythme d’une paire detranches (sur un même site) tous les cinq ans permettraitd’optimiser la gestion et le développement lescompétences. L’hypothèse retenue est qu’un nouveau

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chantier (construction de 2 tranches) démarrerait tous les5 ans, une fois que les ressources d’études et de GénieCivil du précédent chantier pourront être mises àdisposition. Les équipes de montage électro mécanique etde finition suivraient également des cycles de 5 ans d’unchantier à un autre.

Ce cadencement est une hypothèse de travail pour lerythme de démarrage du programme, sachant qu’ilconvient aussi d’étudier comment accélérer le rythme,afin de pouvoir satisfaire les exigences du calendrierénergétique, présenté dans la partie 1 de la note. On voiten effet qu’il faudrait, afin à la fois de garantir ladisponibilité du socle nucléaire nécessaire à l’horizon2050 et faire face à l’effet falaise à partir de 2040, être enmesure d’accélérer et doubler la cadence sur 2040­2050soit plutôt un rythme de 2 paires tous les 4 à 5 ans. Pourcela il sera essentiel que la filière nucléaire ait été enmesure, sur la période 2030­2040 d’avoir établi sa capacitéà construire en série, avec un schéma industriel, uneorganisation et des processus robustes, lesquels nécessitede lui donner une visibilité dès aujourd’hui sur laconstruction d’une première série de trois paires.

Organisation du calendrier industriel

S’il semble réaliste que le calendrier puisse s’accélérer aufur et à mesure des chantiers, ce qui est d’ailleurscaractéristique de l’effet de série, on constate que lacapacité maximale de construction de nouvelles centralesnucléaires sera limitée par la disponibilité des ressources.Les compétences spécifiques aux grands chantiers denouvelles constructions nucléaires sont aussi prisées pard’autres industries. C’est le cas en particulier descompétences au niveau de la gestion de grands projets,de l’ingénierie, ou de la sûreté. Autrement dit, si desformations spécifiques sont nécessaires pour entrer dansles activités nucléaires, les personnes peuvent facilement,en cas de « trou de charge » ou de manque de visibilitésur les projets à venir a contrario trouver du travail dansd’autres industries, et manquer à l’appel au moment duredémarrage des projets.

Figure 2 : Prise en compte descontraintes industrielles : taux

de charge et solidité de la filière(source : BCG pour SFEN)

Bilan de santé de la filière après Flamanville

Il convient de rappeler, en amont des résultats de l’étude,que les problématiques générales des entreprisesinterrogées sont nécessairement très variées en fonctionde leur profil d’activités :

• Selon qu’elles sont exposées plutôt à des activités deservices au parc nucléaire actuel (comme ONET, NUVIAou Rolls Royce Civil Nuclear), ou pour l’essentiel à desprojets Nouveau Nucléaire (comme Alstom PowerSystems, Bureau Veritas, Schneider ou Technicatome), ouà l’ensemble des métiers du cycle (comme Assystem,REEL, VELAN, ENDEL, BOCCARD, NEXANS).• Selon, qu’elles interviennent largement sur d’autresindustries (comme TechnicAtome, Prezioso, BOCCARD,NEXANS, SCHNEIDER), ou sont relativementspécialisées dans le nucléaire Civil (comme ONET,NUVIA, VELAN, ENDEL, REEL, ALSTOM POWERSYSTEMS).• Selon qu’elles interviennent sur des activitésd’ingénierie jusque très en amont de projets (commeASSYSTEM ou BUREAU VERITAS), ou sur des activitésde réalisations (comme VELAN, BOCCARD, ENDEL).• Selon qu’elles ont réussi à s’exporter sur des chantiersnucléaires à l’international (comme Alstom PowerSystem, VELAN, SCHNEIDER, BUREAU VERITAS), oupas.

La filière met en place des stragégies de court­terme

La majorité des responsables d’entreprises, en «bonsgestionnaires», affirment maîtriser leur carnet decommandes pour les trois prochaines années, mais lessituations semblent assez disparates. La filière montrepourtant des signes effectifs de fragilité : d’un côté 59%des répondants déclarent avoir des activités nucléaires«stables ou en croissance», de l’autre, près de 40% des

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personnes interrogées relatent qu’ils sont en dessous ouen limite du seuil d’activité souhaitable.

Figure 3 : Perspectives de charge (source BCG pour SFEN)

Les résultats témoignent du caractère très disparate desportefeuilles d’activités des entreprises de la filière,lesqueslles ne sont pas affectées de la même façon par lafin du chantier de Flamanville.Ainsi beaucoup d’entreprises sont en grande partieengagées dans des activités de services au parc nucléaireexistant, par nature sur des pas de temps plus long etoffrant une assez bonne visibilité sur les années à venir,voire à moyen terme. «Le parc aura toujours besoin denotre expertise et le parc est là pour durer» reconnait undirigeant de la filière. Le Grand Carénage en particulierpermet à plusieurs entreprises d’intervenir sur desvéritables programmes à moyen terme en raison duniveau élevé de standardisation du parc nucléaire.Ainsi 45% des répondants déclarent réaliser sur le parcplus de la moitié de leur activité des 5 prochaines années.En revanche ils sont plus de 80% à prévoir moins de 25%d’activité pour le nouveau nucléaire en France dans leurplan de charge à 5 ans.

Figure 4 : Prospective des activités (source BCG pour SFEN)

Certaines entreprises peuvent reporter en partie et à courtterme leurs compétences développées sur le chantier deFlamanville vers d’autres chantiers de la filière en Franceou à l’étranger. C’est le cas du réacteur de recherche JulesHorowitz (RJH), le projet de réacteur à fusion ITER ou leprojet de construction de deux EPRs à Hinkley Point C(HPC). «Aujourd'hui, j'ai trop de travail par rapport à ceque je peux réaliser. Et ça ne va pas changer à court­termeavec la montée en puissance d'ITER» estime unintervenant. «Nous pouvons maintenir nos compétencescols blancs sur HPC et ITER, nos compétences cols bleusseront cependant perdues» pour un autre. Un autreexplique que «le projet HPC permet de maintenirl’activité de nos usines pendant les 2 prochaines années».Aussi, malgré l’absence d’une décision d’investissementfinale, le lancement d'études pour le projet de Jaïtapur enInde peut également servir à sauvegarder descompétences limitées aux domaines de l’ingénierie.

Enfin certaines entreprises, qui ont réussi à développerleurs activités à l’exportation, bénéficient en partie desprojets russes (Rosatom) en Finlande, Hongrie et Turquie.«Les façons de travailler, les référentiels, lesautomatismes sont relativement proches entre la Franceet le reste de l’Europe et les compétences de la filièrefrançaise sont encore reconnues par Rosatom» expliqueune dirigeante de la filière. D’autres, plus rares,interviennent sur d’autres géographies comme la Coréeou la Chine. Cependant, ce relai de croissance est jugéextrêmement fragile par l’ensemble des entreprisesconcernées d’abord parce que le calendrier de l’ensembledes projets de Rosatom est très incertain et est en train deglisser. «Nous avons eu beaucoup de succèscommerciaux auprès de Rosatom récemment, mais cessuccès représentent surtout des coûts et peu de recettes àce stade.». Ensuite parce les opportunités en Chine seréduisent pour la filière française, alors que cette dernièredispose désormais de ses propres compétences : «Lesappels d’offres sont désormais en Chinois et les autoritéslocales nous refusent le fameux HAF 601 pour desraisons purement politiques».

Des risques de perdre à court terme les compétences surles constructions neuves

58% des responsables interrogés déclarent que, sansdécision sur le renouvellement du parc nucléaire dans lestrois ans, ils commenceront à réduire leurs effectifs. Ilsrappellent par ailleurs qu’il n’existe pas de relai évidentd’activité pour «préserver» les emplois et l’outilindustriel. Seules 56% des entreprises interrogéess’estiment capables de redéployer, de manière temporaireou définitive leurs effectifs sur une autre activité. Engrande majorité, cette autre activité concerne l’industriepétrolière et le naval de défense. «Nous cherchons à nousdiversifier dans le pétrole offshore, avec une relativefongibilité sur nos ressources nucléaire» explique undirigeant. Il faut noter à ce sujet que les énergiesrenouvelables n’apparaissent pas comme un relaicrédible de maintien des compétences et de poursuite de

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l’activité économique : seuls 16% des répondantsenvisagent de redéployer leurs ressources nucléaires dansce secteur.

Figure 5 : Risques sur les effectifs & plan de charge (sourceBCG pour SFEN)

Figure 6 : Possibilités de redéploiement(source BCG pour SFEN)

Au niveau des constructions neuves, les répondantsjugent que les projets en cours (HPC, RJH, ITER,Hanhikivi, Akkuyu et a fortiori FLA3), ne s’inscriventsuffisamment dans le long terme pour leur donner lavisibilité dont ils ont besoin pour gérer leurscompétences. Les autres projets potentiels à l’export(Sizewell B, Jaïtapur, Paks ainsi que le projet d’usine derecyclage en Chine) sont jugés quant à eux tropincertains. «Nous ne comptons pas sur Jaïtapur dansnotre scénario bas» précise par exemple un dirigeant,«Jaïtapur ne fait tout simplement pas partie de notre plande charge» ajoute un autre, «Sizewell est toujours aussihypothétique à moyen terme».C’est naturellement en s’appuyant sur un programmedomestique que la filière peut préparer ses projetsinternationaux. Cependant, à l’heure actuelle, les projetsinternationaux – celui de Taïshan (Chine) et celuid’Hinkley Point (Royaume­Uni) – servent de référence àla filière française et de réservoir de compétences pour unnouveau programme français.

Au­delà du risque de perte des pures compétencestechniques, tous mettent en garde contre le risque de

perte de la culture de sûreté. «Il faut des années pourconstruire une culture sûreté au sein de votre collectif,mais si vous ne la maintenez pas avec de l’activitépérenne et sur laquelle vos effectifs peuvent se projeter,vous pouvez la perdre très rapidement» explique undirigeant. «D’ailleurs, dans les années 90 de nombreusesentreprises ont quitté la filière faute d’activités, et ne sontjamais revenues parce que l’investissement à réaliser esttrop grand» rappelle un autre, tandis qu’un 3e met engarde : «La décision de ne pas faire, ou la non décision defaire risque de créer un effet psychologique dévastateur,voire une débandade industrielle».Plusieurs précisent d’ailleurs que l’activité sur le parc nesuffit pas non plus à maintenir les compétences requisespar les chantiers de nouveau nucléaire : «l’activité en baseinstallée est extrêmement encadrée par EDF, avec deschantiers normés par les règles d’exploitation descentrales et les arrêts de tranches – sur un chantiernouveau nucléaire les problématiques terrain sont trèsdifférentes». «Les connaissances et méthodologiesutilisées sur une construction neuve sont assez différentessur la réalisation de modifications en Base Installée, etpeu comparables aux travaux de maintenance courante».

Enfin, le démantèlement des installations nucléairesexistantes n’est pas perçu comme un potentiel substitut,même partiel, à un programme industriel de typerenouvellement du parc pour maintenir les compétencesde la filière : «Les volumes d’activité, les pas de temps, lesexpertises requises ne sont absolument pas comparables.Et puis on ne motive pas une équipe, on n’attire pas destalents avec du démantèlement» précise un industriel.D’ailleurs 83% des entreprises interrogées s’attendent àréaliser moins de 25% de leur CA sur cette activité dansles 5 prochaines années.Aussi le lancement d’un programme de renouvellementest jugé nécessaire par la totalité des entreprisesinterrogées, et «absolument indispensable à la pérennitéde leur activité économique» par 69% des sondés, sachantque les impacts d’une telle décision mettront plusieursannées pour diffuser dans le tissu industriel, selon lecalendrier industriel.

Figure 7 : Nécessité d'un nouveau programme(source BCG pour SFEN)

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Au­delà des compétences sur les constructions neuves,c’est la pérennité de l’ensemble de la filière qui est en jeu.Beaucoup d’industriels rappellent qu’il n’y a pas que lescentrales nucléaires qui génèrent de l’activité, mais aussiles installations du cycle, en amont et en aval, qui ellesaussi sans un certain volume ne pourront garantir leursinvestissements. «Le calendrier de fermeture des tranchespèsera sur l’ensemble du cycle, et donc sur lesprogrammes d’investissements d’ORANO en sus d’EDF»rappelle un dirigeant.

De manière plus indirecte les entretiens confirment lanécessité de donner de la visibilité comme une nécessitéabsolue pour maintenir les compétences spécifiques àl’industrie nucléaire et pour permettre aux industriels dela suplly chain de réaliser les investissements nécessairespour conserver les compétences et être en capacité derépondre à des prochaines commandes de plusieurs EPRpar décennies. «Personne n’investit dans un marchépareil» souligne le dirigeant d’un fournisseur de la filière.

Conséquences de l’absence de visibilité au delà de 5ans

Un manque de personnels formés dans les métierstechniques

«Fabriquer en France je veux bien, mais avec qui ?»exprime à titre d’illustration un industriel, en pointant lapénurie générale actuellement en France sur les métierstechniques, tous secteurs industriels confondus. Lesacteurs de la filière sont par conséquent parfois contraintsde recruter leurs ressources hors de France, même pourdes niveaux élevés de qualification : «Je suis obligé d'allerchercher du monde au Portugal, où il y a une vraieculture de grands projets, ou en Lituanie, pour desmétiers pourtant sans formation préalable» explique unintervenant. «Aujourd’hui le chantier de Flamanville créede l’emploi en Slovaquie, au Portugal et en Roumanie»commente un autre.

Et pourtant tous rappellent que les métiers techniquespeuvent offrir des carrières intéressantes. «Nous avonsun problème en France : on ne valorise pas assez lesformations et les parcours de carrières en filièretechnologique» rappelle un dirigeant, «on parle deréindustrialisation, mais cela doit commencer par laformation des talents de demain sur l’ensemble desmétiers de l’industrie» expose une autre.

Il faut noter qu’ajourd’hui de gros efforts sont faitsactuellement dans les territoires, en partie portés par lafilière nucléaire, en coopération avec d’autres secteurs,afin de former les jeunes aux métiers techniques (voirpour illustration l’encart 2 sur la formation «Actionsoudure Cotentin»).

L’enjeu est différent sur le personnel d’encadrement, cars’il semble que la France forme des ingénieurs et Bac+2/3

de qualité, mais il semble de plus en plus difficile de lesorienter vers la filière nucléaire.

L’enjeu de la capcité à attirer les talents nécessaires

Plusieurs dirigeants font tous le même constat desgrandes difficultés de recrutement. Ils s’accordent à direque, malgré les spécificités du secteur en matières decompétences et donc de besoins de formation, cesdifficultés de recrutement sont pour partie liées, commeon l’a vu, à des facteurs structurels partagés avec lesautres filières industrielles nationales.S’ajoutent cependant les questions sur l’avenir de lafilière nucléaire, liées au manque de visibilité :

• «Les jeunes ont du mal à s’imaginer faire une carrièredans le nucléaire car c’est une industrie qui est perçuecomme sans avenir».• «On n’attire pas les jeunes talents avec une filière endémantèlement».• «Nous avons de plus en plus de turn­over car les jeunesvoient leur avenir bouché».

Figure 8 : Perspectives sur 8 qualifications(source BCG pour SFEN)

Même si, sauf exceptions (essais et mise en service, ainsique soudage et travaux mécaniques en particulier), lesdéparts à la retraite expliquent moins de la moitié desbesoins de recrutement actuels, la filière éprouveaujourd’hui de vraies difficultés à recruter des jeunes demoins de 25 ans, ce qui pose un risque de fragiliser pluslargement la filière dans un horizon de 10­15 ans. Etpourtant, estime un dirigeant d’une entreprise de lafilière : «En province, les grands chantiers de type EPRsont de formidables opportunités d'insertion et deformation».

Face à ce constat, la filière a la conviction que, pourredonner de l'attractivité à la filière nucléaire, auprès desplus jeunes notamment, le lancement et la visibilité sur denouveaux projets de construction sont des facteursdéterminants. En plus de générer de l'emploi dans lesrégions, un programme de renouvellement bien pensédoit permettre de créer les conditions d'attractivité qui

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manquent aujourd’hui : continuité de plusieurs chantiers,et optimisation de l'implantation des prochains projetspar rapport au tissu industriel et aux bassins d'emploiétablis.

Le sujet d’attractivité de la filière est une constante fortede l’ensemble des entretiens réalisés et est très fortementlié au niveau des commandes.

Un tiers des entreprises déclare devoir faire face à desbesoins de recrutement très significatifs. L’ensemble desmétiers est concerné, avec toutefois une surreprésentationdes métiers autour de la gestion de projet et de la sûreténucléaire. Ces prévisions de recrutement s’expliquentnon seulement par la croissance de l’activité, mais aussidans certains domaines par un vieillissement accru despopulations, notamment sur les métiers de type colsbleus, comme le soudage et les travaux mécaniques, ou lecâblage et travaux électrique.

Figure 9 : L'enjeu de la crédibilité sur les marchésinternationaux (source BCG pour SFEN)

Toutes les personnes rencontrées mettent en garde que sila France ne montre pas sa confiance dans sa proprefilière et n’engage pas de programme domestique, lacrédibilité de sa filière à l’étranger en pâtira. «Sansprogramme domestique, nous ne serons bientôt pluscrédibles à l’étranger» exprime un dirigeant, «si Rosatomnous fait confiance c’est parce que nous utilisons nous­mêmes nos technologies pour nos projets. Sans projetdomestique nous n’aurons aucun avantage compétitif».

Aujourd’hui, la filière exporte. D’abord bien sûrlorsqu’elle parvient à vendre ses propres machines, et lesprojets Jaïtapur et Taishan 3&4 pourrait représenter devéritables opportunités pour l’ensemble des acteurs de lafilière. Ensuite parce qu’elle parvient à exporter sessavoirs faire sur d’autres designs, et en particulier sur lesprojets VVER en Europe : de l’ingénierie, au contrôlecommande, en passant par l’ensemble de la ligne d’arbresou certaines vannes de sécurité, Rosatom s’appuie sur lafilière française pour son développement étranger. C’estbeaucoup moins le cas pour les filières chinoise oucoréenne, marchés beaucoup plus difficiles d’accès, maiscertaines entreprises de la filière (ingénierie, sûreténucléaire, vannes) y restent malgré tout reconnues.

Conclusion

La construction de nouveaux réacteurs nucléairesmobilisera des capacités et des savoir­faire quis’inscrivent dans le temps long. Avec l’EPR deFlamanville, la filière nucléaire française retrouve unecapacité à construire. Sans continuité, cette performancereconstruite et remobilisée resterait fragile et promise àune perte de capacités et de compétences qui pourraitêtre rapide dans certains métiers.

L’enquête menée par le BCG montre que les industrielsde la filière nucléaire ont besoin de visibilité pour sepréparer et investir, et qu’il est indispensable de prendrerapidement une décision sur un programme deconstruction et son calendrier, pour qu’ils soient prêts àrelever les défis sans perte de compétences ni reculd’activités. Le gouvernement prévoit de statuer sur unetelle décision en 2021, il ne faut pas rater cette échéance.Ne pas décider à cet horizon reviendrait à assumer deperdre la solution nucléaire pour produire de l’électricitéà la fois bas­carbone et disponible à la demande à long­terme. Ou d’y recourir un jour, mais avec des solutionsmassivement importées de l’étranger.