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LA FORCE DES DISPOSITIFS FAIBLES : LA POLITIQUE DE RÉDUCTION DES RISQUES EN MATIÈRE DE DROGUES Jean-Yves Trépos P.U.F. | Cahiers internationaux de sociologie 2003/1 - n° 114 pages 93 à 93 ISSN 0008-0276 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-cahiers-internationaux-de-sociologie-2003-1-page-93.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Trépos Jean-Yves, « La force des dispositifs faibles : la politique de réduction des risques en matière de drogues », Cahiers internationaux de sociologie, 2003/1 n° 114, p. 93-93. DOI : 10.3917/cis.114.0093 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F.. © P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.35.4 - 29/04/2014 00h56. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.136.35.4 - 29/04/2014 00h56. © P.U.F.

La force des dispositifs faibles : la politique de réduction des risques en matière de drogues

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LA FORCE DES DISPOSITIFS FAIBLES : LA POLITIQUE DERÉDUCTION DES RISQUES EN MATIÈRE DE DROGUES Jean-Yves Trépos P.U.F. | Cahiers internationaux de sociologie 2003/1 - n° 114pages 93 à 93

ISSN 0008-0276

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-cahiers-internationaux-de-sociologie-2003-1-page-93.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Trépos Jean-Yves, « La force des dispositifs faibles : la politique de réduction des risques en matière de drogues »,

Cahiers internationaux de sociologie, 2003/1 n° 114, p. 93-93. DOI : 10.3917/cis.114.0093

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LA FORCE DES DISPOSITIFS FAIBLES :LA POLITIQUE DE RÉDUCTION

DES RISQUESEN MATIÈRE DE DROGUES

par Jean-Yves TRÉPOS

La force des dispositifs faibles

Jean-Yves Trépos

RÉSUMÉ

La conversion de la France à une politique de « réduction des risques » (correspon-dant à ce qu’ailleurs on appelle « harm reduction policies »), est généralement inter-prétée comme l’indice d’un changement de paradigme en matière de toxicomanie. Il estnéanmoins possible de la voir comme une forme de réagencement politique du monde desconsommations de drogues, visant à définir de nouveaux seuils, les plus bas possibles,pour l’entrée dans des dispositifs de soin et de service. L’examen des visions du mondesur lesquelles reposent ces équipements politiques, en France comme dans le reste del’Union européenne, montre d’ailleurs que la vision du monde autonomiste y composeavec d’autres, compensatoires et additives, plus anciennement implantées. C’est sansdoute pourquoi on retrouve, à divers niveaux, un véritable décalage entre les mesuresvolontaristes liées à ces politiques publiques et les contextes dans lesquels elles sont misesen œuvre : qu’il s’agisse des promoteurs, professionnels ou amateurs, ou qu’il s’agisse desdestinataires, tout le monde semble s’accommoder d’un fonctionnement minimal de cesdispositifs, vérifiant ainsi une fois de plus la force des liens faibles.

Mots clés : Réduction des risques, Drogues, Politiques publiques, Visionsdu monde, Malentendu.

SUMMARY

The French turn to the so-called « risk reduction policy » (corresponding to the « harmreduction policies » in other countries), is generally interpreted as a shift of the paradigm ofdrug addiction policies. One can, nevertheless, see it as a kind of new political layout of thedrug addiction field, intended to define new thresholds (the lowest as possible) for one’s ente-ring in the treatment and care devices. When we examine the worldviews which sustainthese political equipments (either in France or in the other countries of the European union),we can see that the autonomist worldview has to come to terms with others, namely : thecompensatory and additive ones. That is probably why we can see, at various levels, a realdiscrepancy between the strong willings supporting the actions promoted by the risk reductionpolicies, and the contexts in which they take place : would it be the main actors (professionalsor volunteers), or the beneficiaries, everyone seems to be satisfied with a minimal functioningof these devices, verifying once again the strength of the weak ties.

Key words : Harm reduction, Drugs, Public policies, Worldviews,Misunderstanding.

Cahiers internationaux de Sociologie, Vol. CXIV [93-108], 2003

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La notion de risque, considérée comme un lieu commun (Tré-pos, 1998, p. 98-100) ou comme un concept sociologique (Beck,2001), ne présente guère d’intersections avec le monde des droguesavant la fin des années 1980. On peut raisonnablement penser quetous les efforts accomplis par les sociétés occidentales, au cours de lapremière moitié du XXe siècle, pour inscrire l’usage de drogues dansun entre-deux du crime et de la maladie (Macquet, 1994), ont eupour effet de présenter les dérives, déviances et drames qu’il entraî-nait comme des destins individuels n’atteignant jamais des degréssuffisant de visibilité pour questionner l’avenir de ces sociétés. À lafin des années 1980, le monde européen des drogues semble stable,fermement cadré par des étiquetages professionnels, malgré des dif-férences de labels (comme « toxicomanie », « toxico-dépendance »,« addiction à la drogue ») et des différences de référents (en France,l’alcool en est exclu). Ce cadrage installe une relation orientée entrel’usager et le produit : « C’est le toxicomane qui fait la drogue » ;« Le toxicomane est avant tout une personne. » Certes, les Pays-Bas,la Suisse et le Royaume-Uni tendent à placer les problèmes sur unautre plan, nettement plus connecté à des risques pesant autant surla société que sur les usagers. Mais on se représente alors volontiersces trois pays comme contraints de gérer ainsi les effets de leur poli-tique laxiste.

La définition explicite d’un risque lié à l’usage des drogues estclairement liée en France à l’identification de la propagation fou-droyante du virus du sida au sein de la population des toxicomanes.On a déjà fait l’histoire de la construction de cette cause (Trépos,1992) et de la mise en place des premiers dispositifs (Trépos, 1996).La construction du risque sanitaire paraît s’être opérée en deuxpériodes : au cours de la première (1987-1994), on considère queles comportements des toxicomanes constituent un risque pour lapopulation générale (la contamination). Autrement dit, c’est parcequ’ils peuvent contaminer leurs partenaires sexuels (en ayant desrelations sexuelles non protégées), voire des inconnus (prostitution,agressions, seringues abandonnées) qu’il faut s’en préoccuper. Cen’est que plus récemment (depuis 1995), lorsque le stéréotype du« toxico » s’est un peu modifié, que les politiques publiques durisque ont mis l’accent sur l’urgence de santé publique au sein d’unepopulation d’usagers de drogues qu’on découvrait beaucoup plusdiversifiée qu’il n’y paraissait au premier abord. Il s’agit alorsd’intervenir de façon systématique sur les prises de risques, aumoyen d’une politique portant explicitement le nom de « réductiondes risques ».

L’objectif de cet article n’est donc pas de montrer la « construc-tion sociale du risque de santé pour les toxicomanes », ni de suivre,

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pas à pas, l’édification des politiques publiques de réduction des ris-ques, mais plutôt de proposer un autre cadre d’interprétation de cespolitiques, qui semblent bien reposer sur un jeu de mobilisationsfaibles autour de dispositifs pourtant peu exigeants.

I. CHANGEMENTS DANS LA CONFIGURATION SOCIÉTALE

I. DES DROGUES

Un changement de paradigme ?

À peu près tous ceux qui se sont occupés d’assistance aux toxico-manes au cours du dernier quart de siècle et à peu près tous les cher-cheurs semblent partager un constat : celui du tournant très fort queconstituerait la mise en place en France, au milieu des années 1990,d’une politique dite « de réduction des risques ». C’est au fond HenriBergeron qui en donne la formulation la plus nette et la plus réutili-sable, tant par les professionnels de la prise en charge que par lesscientifiques : il s’agit d’un « changement de paradigme » (Bergeron,1999, p. 268 sq.). Il n’est évidemment pas certain que tous interprè-tent cette expression en référence à Kuhn, comme le fait Bergeron,mais c’est précisément comme lieu commun que l’expression estpuissante. Elle fait sens pour tous ceux qui y voient une rupture avecles idées dominantes antérieures : on abandonne l’obsession del’abstinence (tous les dispositifs, en conformité avec la loi de 1970,étaient orientés vers la perspective d’une sortie à court terme de ladépendance au produit), et on se préoccupe des dangers sanitaires etsociaux encourus par les utilisateurs de drogues injectables, sans avoirl’ambition de faire cesser leur consommation. L’expression « réduc-tion des risques » est immédiatement parlante pour tous les interve-nants spécialisés dans ce champ (tout le monde voit bien de quoi ils’agit), sans impliquer pour autant une parfaite homogénéité de pra-tiques (les accentuations sont inégales, de nombreuses expérimen-tations ont lieu) : c’est bien là ce qui justifie l’utilisation del’expression. Par ailleurs, elle subsume toute une série d’évolutionslargement constatables. Tout semble donc plaider pour une interpré-tation discontinuiste de l’action publique en matière de drogues.

Aperçu sur la politique de réductiondes risques en France

À supposer donc que l’on s’en tienne aux conceptualisations etaux modalités de mise en œuvre les plus récentes et les plus stables,il est possible de présenter la réduction des risques d’une manière

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relativement simple, comme peut le faire un document quasi offi-ciel. La notion de « risque », pour les usagers de drogues, recouvre,selon le Comité national d’éthique, trois dimensions (Frydman,Martineau, 1998, p. 300-301) : la dimension du risque sanitaire (lesdécès par overdose, les contaminations par le VIH et par le VHC etautres hépatites, les complications psychiatriques), la dimension durisque social (la désinsertion sociale et professionnelle) et la dimen-sion des comportements à risques (partage des seringues, pratiquessexuelles extensives et non protégées).

S’agissant maintenant des modalités pratiques, la réduction desrisques consiste, en France, en une série de « dispositifs » (le termeest très utilisé par les participants, le plus souvent en un sens neutra-lisé). Ces dispositifs permettent de mettre à la disposition des usagersde drogues injectables des objets de consommation courante dans cemilieu (du matériel d’injection stérilisé) et d’autres qui le sont nette-ment moins (des préservatifs), des produits de substitution (desopiacés moins dangereux), des lieux d’accueil et de traitement (desétablissements dits « à bas seuil »), des conseils de prévention,notamment par le relais des groupes d’usagers (dits « groupesd’autosupport »).

Des transformations convergentes

Cette politique rend particulièrement visible1 une série de trans-formations et de changements, ce qui ne veut pas dire que ceux-cisont toujours synchrones, ni qu’il est toujours aisé d’y détecter lescausalités.

L’évolution concerne, d’une part, les catégories d’acteurs. Lamétaphore touristique ne serait pas déplacée ici2. Les touristes etleurs habitudes, tout d’abord : les milieux populaires jeunes, mar-qués par le chômage, semblent constituer une nouvelle populationpertinente de consommateurs de drogues, qui, sans exister ou trèspeu comme groupe constitué, présente cependant de fortes simili-tudes collectives. Ils se substituent aux consommateurs des classesmoyennes, dont l’appartenance de classe se marquait, paradoxale-ment, par la diversité des histoires personnelles. On peut êtred’accord avec Nathalie Gourmelon lorsqu’elle réunit les toxico-

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1. H. Bergeron fait le tour des « évolutions invisibles » qui se sont produites àla fin des années 1980 et qui ont débouché sur le changement de paradigme (Berge-ron, 1999, p. 246-262).

2. Les toxicomanes pratiquent au moins deux formes de tourisme : ils font cequ’on appelle aux Pays-Bas, du « tourisme de drogue » (Maier, de Graaf, 1994,p. 140-141) et ils font par ailleurs le tour de toutes les institutions de soin etd’accueil. Il s’agit bien d’une population éminemment circulante.

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manes et les mineurs délinquants sous l’appellation de « nouvellespopulations limites » (Gourmelon, 2001). La centration sur un pro-duit (ou une gamme de produits) et un mode unique de consom-mation, a, par ailleurs, fait place à la multiplicité des prédilections,qu’on résume en général par polytoxicomanie. Les tour-operators,ensuite1 : les acteurs professionnels spécialisés cessent d’avoirl’exclusivité et on assiste à l’émergence de nouveaux acteurs profes-sionnels (médecins, juristes...) et amateurs (familles, associationsd’usagers) qui occupent peu à peu les positions d’interventiondirecte (dites de « première ligne »), tandis que les professionnelsspécialisés font mouvement vers des positions de coordination (en« deuxième ligne »).

L’évolution concerne, d’autre part, les catégorisations pratiquéespar certains au moins de ces acteurs. La référence à la psychanalyse(pas nécessairement sa pratique effective) dominait les schémas detravail jusqu’au milieu des années 1990. Quelques modèles concur-rents étaient pratiqués çà et là, mais les références se présentaientcomme exclusives les unes des autres. On constate aujourd’hui queles références théoriques d’une même équipe sont multiples etcombinées (non parce qu’elles réuniraient des individus attirés pardes références différentes, mais parce qu’elles se donnent comme finde s’adapter au sujet et à ses phases). Une idéologie professionnellecimente ces choix : la notion de pragmatisme, là encore plutôtcomme lieu commun que comme véritable référence à un courantphilosophique.

Les catégorisations politiques ont également changé : les politi-ques publiques des drogues sont longtemps et tout simplement despolitiques sociales, finançant des institutions spécialisées ; comme lesautres politiques publiques, elles évoluent vers des financementsinterministériels de dispositifs participatifs de courte durée, qui sontassez brutalement placés sous appellation contrôlée (la réduction desrisques).

L’ensemble de ces évolutions est observable dans les paysd’Europe occidentale, quoique à des rythmes différents au nord etau sud, à l’est et à l’ouest. L’accent mis principalement ici sur laFrance n’est pas dû à une forme d’ethnocentrisme, mais au fait queles transformations qui s’y produisent sont plus tardives et sansdoute plus spectaculaires qu’ailleurs. La France donnait le ton ausud de l’Europe pour toutes les formes de traductions de la psycha-

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1. Ici encore la métaphore s’ancre à une réalité palpable : les spécialistes (qu’ils’agisse des trafiquants ou des soignants) sont en lien constant et échangent desinformations sur leurs publics. Enfin, aux Pays-Bas, la prise en charge des toxicoma-nes est explicitement fondée sur l’idée de formation d’un circuit (circuitvorming) :Maier, de Graaf, 1994, p. 43-44.

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nalyse à l’usage de la cure du toxicomane. Elle est désormais tribu-taire des expérimentations néerlandaises, puis britanniques et suisses,pour la politique de réduction des risques. Elle offre donc un pointde référence intéressant pour saisir la place de la construction socialed’un risque dans un système bien ordonné de gestion des problèmescollectifs.

II. LE RÉAGENCEMENT POLITIQUE

II. DES CONSOMMATIONS DE DROGUES

La politisation des pratiques sociales

Il y a pourtant quelques raisons d’avoir recours à une interpréta-tion symétrique, que l’on pourrait appeler continuiste. On peut eneffet comprendre ces dynamiques comme des recompositions,comme des réagencements d’équipements qui servent à fixer lesconsommateurs, qu’ils soient en liberté ou incarcérés, en leur don-nant des possibilités de plus en plus diversifiées d’expression de cer-taines de leurs attentes. Il faut, pour cela, faire l’hypothèse d’unprocessus d’équipement1 de la société civile en dispositifs d’expres-sion réglée des pratiques sociales (besoins, aspirations, différends,interprétations de la vie collective, initiatives, etc.), qu’on proposed’appeler processus de politisation. Ce processus trouve place le plussouvent dans les institutions existantes, qui suffisent pour l’essentielau traitement de la relation. Mais, dans la société civile, il faut aussifaire face à l’imprévu et à la nouveauté : pour cela il faut inventerdes dispositifs de politisation plus fins, plus ajustés aux pratiques et,éventuellement, régler la question des représentations que s’en fontles acteurs chargés de la mettre en œuvre. Ce réagencement peutobéir à des formats différents, qui pourraient être ordonnés demanière scalaire et se traduire en degrés de politisation2, selon unmouvement top down.

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1. « Équiper » c’est disposer un ordre et des repères (comme on dit qu’il faut« équiper une paroi » d’escalade) dans une situation troublée. La notiond’équipement désigne ici à la fois une action et son résultat.

2. L’idée d’un processus de politisation figure en filigrane d’une note de lectureconsacrée par J.-C. Chamboredon à un ouvrage de M. Agulhon. On l’a systématiséepour lui donner la portée d’une théorie de l’action publique (Trépos, 1988).

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Hauts et bas seuils de politisation

Les équipements sont d’éventuels points d’ancrage des individusdans les cadres politiques de l’action. Les professionnels (du terrainou des ministères) ont longtemps été préoccupés par ces consom-mateurs insaisissables, qui ne se présentent jamais dans les centresd’accueil ou dans les centres de soins ou encore dont on ne sait pasbien comment ils sortent du processus de dépendance aux opiacéset toutes ces incertitudes ont alimenté leurs fantasmes. Dans certainscas, il s’agit d’une ambition de contrôle social strict, dans d’autres,d’un souci de protéger et de permettre aux personnes concernées des’affranchir. La politique de réduction des risques a fourni l’occasiond’une généralisation de cette préoccupation : les nouveaux équipe-ments (les « dispositifs ») ont complété les anciens (les « institu-tions »), permettant à des situations jusqu’alors muettes de trouverune formulation.

La définition de « seuils » dans le cadre de la politique de réduc-tion des risques fournit la métaphore la plus forte pour cette politisa-tion. La réduction des risques a incité les institutions de prise encharge des toxicomanes à réduire les conditions à remplir pour entrerdans les dispositifs mis en place. Il y a une dizaine d’années,l’expression « structure à bas seuil » (traduction de l’expressionanglaise « low threshold »), était, en France, une appellation péjorativepour des institutions de soin peu exigeantes à l’égard de leurs bénéfi-ciaires potentiels et peu professionnalisées : des toxicomanes peuinsérés y venaient, sans condition d’état ou de trajectoire person-nelle, pour recevoir des seringues, des préservatifs, des soins, de laméthadone ; quelques bénévoles et des infirmières y tenaient lieud’équipe spécialisée. Toute intervention auprès de toxicomanesdérogeant aux règles de la prise en charge normale était dite « à basseuil ». Dix ans plus tard les significations se sont inversées : ce modede travail fait l’objet de protocoles, de projets, d’inventions et doncde financements spécifiques. Non plus une intervention par défaut,mais un équipement fondamental de la réduction des risques.

Pourquoi s’agit-il d’une métaphore intéressante ? Son « analogiepositive » (M. B. Hesse, 1961, p. 24-25) est concentrée dans ladimension domestique de la métaphore : on accomplit un effortmatériel (abaisser un seuil) pour faciliter l’accès d’une institution(une maison). Le « bas seuil », c’est tout d’abord, par synecdoque,un lieu, où l’on peut aller sans renoncer à sa consommation de dro-gues et où l’on peut recevoir : hébergement, nourriture, douches,soins infirmiers, consultations sociales, médicales, psychologiques,mais aussi des seringues. La dimension domestique est patente dans

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les sleep-in et compose avec la dimension marchande dans les « bou-tiques »1. De quoi donc ce seuil est-il fait ? Deux éléments semblentle caractériser : pas de violence, pas de consommation de psycho-tropes dans l’établissement. Mais abaisser les seuils d’exigence pourles entrants signifie-t-il pour autant les abaisser pour ceux qui tien-nent la maison ? C’est l’une des questions clés qui engage la diffé-rence entre des formes de politisation : « bas seuil pour les patients,haut seuil pour les professionnels » pourrait être une formule depolitisation. Tout incite par exemple, malgré l’aspect paradoxald’une telle affirmation, à interpréter l’expérience suisse de prescrip-tion d’héroïne comme une politique de haut seuil (Uchtenhagen,2001)2.

La banalisation de la réduction des risques

Une étape supplémentaire dans la politisation du risque, mon-trant que ce seuil n’est pas minimal, est accomplie en Franceen 1995, lorsque les médecins généralistes se voient habilités à déli-vrer un produit de substitution (le Subutex®). Ici encore, on peuts’en tenir à un premier niveau d’interprétation, discontinuiste (leSubutex bouleverse le rapport entre le monde médical et les toxico-manes ; il constitue une alternative à la méthadone qui permetd’abaisser encore le seuil) ou aller à un second niveau, continuiste (ils’agit simplement d’un nouveau dosage, plus concentré, d’unemolécule déjà utilisée auparavant, la buprénorphine). Quoi qu’il ensoit, la métaphore des seuils se justifie : le contact avec les usagers dedrogues peut être extrêmement réduit (le temps d’écrire l’ordon-nance), il ne nécessite aucune compétence particulière de la part dumédecin (notamment en matière de profil psychodynamique), nipour la prescription, ni pour le suivi. En principe, le médecin quiprescrit doit se tenir en contact avec un réseau départemental, qui lepourvoit en conseils et en liens avec des spécialistes. Dans les faits, ilest difficile de vérifier que cette condition est systématiquementremplie, même s’il existe des indices qui encouragent les spécialistes(ici des psychiatres) à considérer que les généralistes sont de plus en

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1. On ne peut manquer de faire le rapprochement avec les « boutiques dudroit » (créées dans les années 1980, à l’initiative d’avocats, qui tenaient bénévole-ment des permanences destinées aux consommateurs), qui furent les premiers « basseuils » à la marge de l’institution judiciaire, bien avant les tentatives d’installation demaisons de la médiation ou de maisons de la justice.

2. Les critères d’admission dans le programme sont : avoir au moins 20 ans,une dépendance à l’héroïne de plus de deux ans, avoir connu plusieurs échecs dansd’autres traitements. Le programme doit avertir les usagers des éventuels effetsnocifs, l’injection doit être administrée sur place et l’usager doit bénéficier d’unaccompagnement psychosocial.

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plus sensibles aux problèmes de surconsommation de médicaments(George et al., 1998). Dans l’interprétation qu’on privilégie ici,cette ambiguïté est un indicateur précieux, celui d’un lien faible(Granovetter, 1978). Le Subutex banalise la substitution : on peutl’assimiler à n’importe quelle prescription médicamenteuse1. Il con-tribue donc à ranger les toxicomanes dans la population générale età leur donner un point de contact avec le système de santé (onremarquera que l’expression « bas seuil » n’est pas employée ici : est-on en dessous ou au-dessus du « bas seuil » ?). Mais, symétrique-ment, il contribue aussi à socialiser les médecins par des pratiques deréseau : pour reprendre une célèbre distinction qui divise deux éco-les de sociologie, les acteurs de la politisation en sont en mêmetemps les agents. On peut donc considérer que « la banalisation dubien » (pour reprendre l’expression d’Ulrich Beck, parodiantrécemment Hannah Arendt) sous la forme du lien faible, constituel’un des degrés ultimes de l’échelle de politisation appelée « réduc-tion des risques ».

III. LA COMPOSITION DES VISIONS DU MONDE

Lieux communs et visions du monde

Ces processus ne pourraient avoir d’emprise simplement demanière mécanique. Ils mobilisent individus et groupes autour delieux communs qui leur permettent de se mesurer. Malgré leurcaractère nécessairement sommaire, ces lieux communs sont assezcomplexes, faits du mixage de plusieurs visions du monde (c’est-à-dire de collections cohérentes de concepts et d’algorithmes permet-tant de construire une image globale aussi complète que possible denotre expérience, pour reprendre la théorie d’Apostel – selonMaier, 1999). Trois visions du monde sont prises en considérationici : les visions du monde additive, compensatoire et autonomiste.La vision du monde « autonomiste » repose sur l’affirmation de lanécessaire autonomie des acteurs : les bénéficiaires d’une institutionou d’un dispositif doivent en être aussi les acteurs, de sorte que toutfonctionne en accord avec les besoins qu’ils expriment (même siceux-ci peuvent paraître, aux yeux des spécialistes, mal exprimés).La soumission à cet impératif suppose, corrélativement, que le dis-

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1. On ne réfléchit guère aux conséquences de cette banalisation pour la notionmême de médicament (après tout l’arrivée du toxikon pourrait rappeler l’ambi-valence fondamentale du pharmakon, soulignée jadis par Derrida, 1968). La mêmeremarque pourrait être faite à propos du dopage.

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positif soit transversal et que, par suite, l’intervention de divers spé-cialistes doive faire l’objet d’un important travail de coordination,défini au fur et à mesure. La vision du monde « compensatoire » estcentrée sur l’invention de grands équipements destinés à résoudreles problèmes par une action sur leur contexte. Il s’agit donc d’unrenfort de l’environnement plus que d’une action directe sur lephénomène lui-même. Ces deux types de politiques (qui demeu-rent plus ou moins coexistantes) doivent leur promotion aux échecsde la politique « additive » (i.e. accumulant des initiatives au couppar coup avec l’ambition de traiter directement la difficulté).

Leur composition (dans laquelle il faudrait déterminer plus pré-cisément le rôle que joue l’opposition entre la vision du monde entermes de structures et en termes de process : Maier, 1999) est visibledans la plupart des dispositifs de la société civile contemporaine,même si la vision du monde autonomiste semble dominante (dispo-sitifs d’autonomie scolaire, de prise en charge des personnes âgées,d’insertion, etc.).

Réduction des risques, réduction des dommages et empowerment

Pour en donner une idée ici, il suffira de reprendre la notionmême de « réduction des risques », en montrant la tension percep-tible entre la vision du monde compensatoire qui anime cetteexpression (réduire les risques à la place des preneurs de risques) etla vision du monde autonomiste qui anime l’expression anglaisedont elle est la traduction française officielle (harm reduction signifie :réduction des dommages). Que s’agit-il de réduire, les risques ou lesdommages ? Intentions autonomistes et pratiques compensatoires,ou l’inverse ? Néanmoins, l’intention des promoteurs de ces actionsétant toujours d’inciter les destinataires à en devenir les « bénéficiai-res » par une attitude d’implication (responsabilisation, auto-nomie, etc.), une interprétation en termes de composition desvisions du monde s’impose : la politique de réduction des risques enFrance est tout à la fois compensatoire et autonomiste.

Mais, même si cette composition des visions du monde subit desinflexions (diachroniques et synchroniques) différentes d’un pays del’Union européenne à l’autre, il s’agit tout de même d’une situationgénérique dont l’idéal type est peut-être fourni par les politiquesd’activation et d’empowerment dans les pays de l’Europe du Nord. Onpeut définir l’activation comme une politique publique à haut seuilpour le traitement de l’exclusion, car l’accès au système est limitépar l’énoncé de devoirs, d’incitations et de contrôles (c’était déjà lecas des modes de prise en charge des toxicomanes dans lesannées 1970-1980). Quant à l’empowerment, on peut le définir

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comme le financement public de projets autogérés en marge dumarché du travail, sans contrepartie contractuelle (Helve, Wallace,2001). Or, tout indique (de Graaf, Hoogenboezem, Maier, 2001)que l’empowerment comporte quelques limites largement liées auxtensions de visions du monde sur lesquelles elle repose. C’estpourquoi, on voit, de plus en plus, se mettre en place des dispositifsintégrés, comme dans le cas du projet Enghaven à Copenhague(Steinov, 2001). Ce projet combine des offres d’activation (psycho-thérapies individuelles et de groupe) et d’empowerment (café auto-géré), sur la base d’une prestation de harm reduction (méthadone,benzodiazépines, soins médicaux) à très bas seuil d’exigence, enparticulier, sans test d’urine et avec des possibilités de « rattrapage »en cas de perte du médicament emporté. Dans ce projet très régu-lièrement évalué (l’institution qui supporte ces dispositifs doit faireétat de 30 % d’amélioration des situations individuelles et de moinsde 5 % d’abandons au bout d’un an), l’intention de stabilisationpolitique de la consommation de drogues est manifeste : « Engha-ven a organisé dans ce quartier un projet de outreach (recherche decontact) en collaboration avec le Syndicat danois des usagers dedrogues. Le syndicat met à disposition des activistes pour le travaildans la rue, Enghaven offre, avec le soutien de son équipe de pro-fessionnels, la possibilité de traitements dans différents settings(contextes) choisis par les administrations municipales où les partici-pants sont enregistrés » (Steinov, 2001, p. 44).

La composition des visions du monde produit, en revanche, deplus étranges assemblages dans les pays de l’Est et singulièrement enRussie, où les équipements autonomistes de la réduction des risques(les dispositifs de substitution par la méthadone) sont mis en œuvrepar des personnes liées à l’Église orthodoxe, qui sont armées d’unevision du monde additive (pour eux, seule l’ « injection » de la foiguérit véritablement).

Les réseaux comme équipement moral

La pierre de touche de cet équipement autonomiste de ladéviance s’avère être le réseau : lorsque des professionnels se mobi-lisent pour traiter le risque qu’ils identifient, ils peuvent, disaient-ilsil y a quelques années, soit tisser une toile d’araignée dans laquelleles usagers viendront se prendre, soit se connecter en réseau pourêtre au plus près de ces usagers (Trépos, 1992). Aujourd’hui, laquestion n’effleure presque plus personne : le réseau est certes unéquipement matériel de la réduction des risques (en France, lesréseaux Ville-Hôpital accompagnent le dispositif), mais il remplit safonction politique en étant surtout devenu un équipement moral (il

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est souhaitable de travailler en réseau, pour des raisons techniques,éthiques et politiques). Malgré cette efficacité tendancielle, de nom-breux indices montrent que les usagers ne se construisent pas néces-sairement en acteurs autonomes selon les vœux de ces programmeset que la matérialisation de leurs attentes ne colle pas toujours avecles formes même les plus élémentaires de la politisation. C’est sur-tout visible lorsque des « conduites aberrantes » d’usagers (parexemple : le transfert, sur le virus de l’hépatite C, de schémas deprécaution pertinents pour le VIH seulement) déçoivent les plus dis-ponibles des professionnels. Cette déception est l’acte manqué duprofessionnel dévoué, par quoi, en croyant chercher à « limiter lacasse », il montre qu’il aimerait réduire les risques, à la place despreneurs de risques. Cet acte manqué pourrait être interprété aussicomme un lien faible.

IV. LES EFFETS DE CRISTALLISATION

Cristallisation et réaffiliation

Ce cadrage politique de l’action rencontre un mouvementinverse qui ne s’y résorbe pas : la cristallisation, c’est-à-dire le pas-sage à un état explicite (par thématisation ou valorisation et désin-gularisation) d’une pratique sociale. Cette explicitation peuts’opérer en référence à un dispositif de politisation ou l’ignorer ouencore procéder par hybridation ; on peut également repérer diffé-rents formats scalaires, cette fois selon un mouvement bottom up1. Lecouple « politisation/cristallisation » est assez proche du couple« affiliation/désaffiliation » promu par Robert Castel (1995) : si lerapport salarial est la forme dominante d’une société donnée, alorstoute cristallisation dans cette société est affiliation ou désaffiliation.L’emploi aidé (que l’on pourrait définir comme l’un des dispositifsde politisation de l’État social) produit certaines réaffiliations,notamment grâce à la démarche participative2. Qu’en est-il dans lecas considéré ici ? Au moins deux traits saillants de cristallisationnécessitent une interprétation : l’un prend la forme de la tactique3

perverse, l’autre de l’automédication.

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1. Politisation et cristallisation ne sont pas des termes péjoratifs ni hiérarchisés :ils servent à désigner une double dynamique, qu’on ne rencontre jamais dans lesfaits sans sédimentations croisées et donc superposées.

2. Bacqué et Sintomer (2001) le suggèrent en d’autres termes, tout en insistantsur la sélectivité sociale de cette démarche.

3. « Tactique » est employé ici au sens de M. de Certeau.

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Tactiques perverses et stratégies d’automédicationcomme cristallisations irréductibles

Les toxicomanes participent eux aussi à la construction socialedu risque en urgence. Ils le prennent comme une norme del’interaction avec les spécialistes. L’urgence n’est donc pas l’excep-tion, mais la règle. L’invocation de l’urgence est, pour le toxico-mane, un filet dans lequel il tente de prendre le professionnel– « mais pour mieux se prendre lui-même », disent souvent les pro-fessionnels. Prendre le professionnel au piège de sa complicité(obtenir son ordonnance) ou au contraire de sa duplicité (obtenirqu’il se récuse). Ce qui explique que tantôt ils puissent insister surl’urgence de santé publique (leurs petites et grandes maladies) ettantôt sur l’urgence du sujet (leur manque de manque, leur désird’un au-delà du comblement), jouant, comme sur un clavier, descontradictions que tissent les professionnels. Un jeu difficile à saisirparce qu’il opère un chiasme. Tantôt l’affichage de l’urgence dumanque a pour fin de se faire reconnaître, à travers le label de toxi-comane malade, un corps qui le fait souffrir (ce qui est difficile à sai-sir pour le professionnel dans la crise). Tantôt l’insistance surl’urgence de santé publique vise en fait à se faire reconnaître commeun Sujet qui n’est pas seulement fait de parties sur lesquelles onposerait des actes thérapeutiques. La tactique chiasmatique, qui cris-tallise l’un des modes d’utilisation des dispositifs sanitaires et sociauxpar les toxicomanes, est perverse, et la seule politisation possibleconsiste à l’expliciter et à en faire la nosologie.

Une deuxième forme de cristallisation est repérable à partir desconstats désabusés que font de nombreux médecins généralistes.Alors que le dispositif de réduction des risques français (ce n’est pasle cas à Copenhague, on l’a vu plus haut) exclut en principe touteprise de benzodiazépines lorsqu’il y a prescription de buprénor-phine (Subutex), les médecins se désolent fréquemment de voir queles toxicomanes y ont tout de même recours. Tout les porte à croirequ’il s’agit là d’un détournement, illusoire et/ou pervers, du dispo-sitif : « Ils veulent continuer à se défoncer. » Pourtant, les études cli-niques montrent que la consommation de Subutex est associée à del’angoisse et de la dépression. Pourquoi donc (sinon parce que lafigure du toxicomane exerce une fascination) interpréter commetactique illusoire ou perverse, ce qui pourrait l’être tout autantcomme une stratégie rationnelle d’automédication, une stratégie desoin1 ? La rationalité qui est évoquée ici serait alors du même ordre

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1. C’est l’une des hypothèses défendues par Saïd Megherbi dans sa thèse (encours) sur les généralistes et le Subutex.

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que celle que Brian Wynne accorde aux éleveurs de moutons deSellafield (Wynne, 1992).

L’observation attentive du fonctionnement des dispositifs de laréduction des risques oblige – c’est du moins la thèse que l’ondéfend ici – à prendre au sérieux l’hybridation de la cristallisation etde la politisation, dont on vient de donner deux exemples. Il y enaurait d’autres. On le devine, même au travers de déclarationsmégalomaniaques, dans cet entretien accordé à N. Gourmelon parune ex-toxicomane, intervenante dans un dispositif à bas seuil :« [...] Les histoires de méthadone, de substitution à l’hôpital, voussavez, c’est comme le Bourgeois Gentilhomme qui fait de la prosesans le savoir, enfin moi, c’était évident pour moi avant qu’on enparle. Ça faisait partie de ce que j’avais pu comprendre dans ma vied’usagère [...] C’est un concept que j’avais inventé pour moi-même, j’ai essayé de réfléchir à comment adapter mon mode de vieà ma prise de drogues, ce qu’il faut faire, ce qu’il faut pas faire [...] »(Gourmelon, 2001, p. 240-241).

CONCLUSION

On le sait, avec Gramsci, l’analyse hégélienne de la BürgerlicheGesellschaft s’est enrichie d’un algorithme : la société civile (quis’oppose non à l’État, mais à la société politique) devient unesuperstructure incarnée dans des personnes. Elle a un pouvoir civili-sateur ou d’hégémonie (passive ou active), transformant les indivi-dus en citoyens consentants et actifs. La production du consente-ment dans la société civile n’est pas séparable du pouvoir coercitifde la société politique et souligne le rôle des dispositifs d’équi-pement, autant que celui des experts qui pèsent sur leur fonctionne-ment. Mais, si on cherchait à comprendre la réduction des risques,telle du moins qu’elle est pratiquée en France, seulement à l’aide decet algorithme (ou de tout algorithme de contrôle social), quelquechose d’essentiel manquerait, que l’expression (devenue lieu com-mun sociologique) « force des liens faibles » résume assez bien.Presque tous les acteurs (de première et de deuxième ligne) de laréduction des risques pratiquent faiblement le dispositif et c’est à ceprix qu’il tient. D’une certaine manière, tous ces participants (psy-chiatres, psychologues, éducateurs, sociologues, généralistes, syndi-cats d’usagers, usagers, familles, etc.) entretiennent la fiction d’undispositif qui « ne marche pas » et qui devrait « marcher » s’il étaitpratiqué comme il faut (par les autres que soi). Ce malentendu (ouce lieu commun) semble nécessaire pour qu’ils continuent de lepratiquer faiblement.

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On imagine bien que les auteurs des dispositifs d’État ne se sou-cient guère d’exiger, comme préalable, que soient explicitées lesintentions de ceux qui font fonctionner les dispositifs, ni de ceuxqui les utilisent. Et pourtant, à ne pas le faire et à s’accommoder dela force des liens faibles, ces dispositifs se minent de l’intérieur. Unepolitique (c’est-à-dire la possibilité de mettre en rapport des intérêtset des responsabilités) de la justice en situation de crise, pour ne pasen rester à la pitié et à la compassion (Boltanski, 1993) : c’est le défides dispositifs d’incitation qui se construisent sur le fonds de laréduction des risques. Ils cherchent, tout à la fois, à affirmer lanécessité de traiter la souffrance présente (une politique du présent),la nécessité de la rapporter aux souffrances du passé (une politiquedes victimes) et aux souffrances à venir (une politique des risques).De toute évidence, un seul homme, une seule institution, un seulÉtat ne saurait remplir ce programme. L’urgence et la crise renfor-cent la nécessité de penser l’interdépendance des acteurs (a fortiori,elle interdit de penser mettre fin à la dépendance) et notamment,dans le cas présent, la nécessité de tenir compte des heuristiques desusagers de drogues.

Équipe de Recherche en anthropologieet sociologie de l’expertise (ERASE),Université de Metz, Île du Saulcy, 57045 Metz Cedex [email protected]

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