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Chapitre 1 La gestion dans lconomie sociale et solidaire : propositions thoriques et mthodologiques
Jean-louis Laville
Professeur titulaire de Chaire du Conservatoire national des arts et mtiers
Chercheur Lise (C.N.R.S.-C.N.A.M.)
Lconomie sociale et solidaire (E.S.S.) voit son importance conomique saccrotre dans plusieurs continents. Pour ce qui est de la France, cet ensemble, compos principalement des
associations, coopratives et mutuelles (si lon sen tient aux statuts juridiques), a t comme ailleurs dynamis et interpell par une multitude dinitiatives citoyennes fortement mobilises pour une transformation sociale. La tradition de lconomie sociale renouvele par la rsurgence dune conomie solidaire, renouant au XXIe sicle avec des aspirations exprimes ds le XIXe sicle, impose dsormais de prendre en compte, en sus du march et de ltat, cette composante de lconomie issue de la socit civile quest lE.S.S. En effet, pour la premire fois, cette dernire a cr dans la dcennie 2000-2010 plus demplois que les entreprises prives, elle a gagn 380 000 salaris, soit une augmentation de 20 % pour un total de 2,3 millions.
Considrant au regard de tels chiffres que cette E.S.S. ne peut plus tre ignore, il sagit daborder ici les mthodes de gestion, en se penchant tout particulirement sur les associations, puisquelles reprsentent la fois 80 % de lemploi dans lE.S.S. et lessentiel des 15 millions de bnvoles actifs. cet gard, il est convenu de penser que les associations rsistent la
gestion. Mais dans les dernires dcennies, la situation est devenue complexe. Au scepticisme
vis--vis du management qui reste marqu dans certains contextes associatifs sest ajoute une diffusion de grande ampleur des outils du management dans beaucoup dassociations, porte par la fascination lgard de ces outils manant dune nouvelle gnration de dirigeants (lus et cadres salaris). Le problme pos est donc celui dune tension entre deux groupes : le premier voit lassociation uniquement travers son projet et refuse toute intrusion managriale qui pourrait le dtourner, le second peroit lassociation exclusivement travers sa rationalisation gestionnaire qui la priorit est donne pour sortir de lamateurisme et accder au professionnalisme. Le premier groupe expose lassociation au risque de la marginalit, le second celui de la technocratie.
Contre ces deux positions extrmes, lenjeu est donc de mettre en uvre une approche de la gouvernance et du management qui soit en mesure de respecter les originalits des structures
nayant pas le profit pour objectif. Cette contribution, inspire par les travaux dtaills dans deux ouvrages[1]se concentre sur des ncessits symptomatiques de ce point de vue : lintgration de la dimension institutionnelle et ladaptation de la dimension organisationnelle permettant daborder la complexit de la gestion dans lE.S.S.
1. Une dimension institutionnelle constitutive de la ralit
associative
Parmi les thorisations les plus rpandues dans les univers organisationnels peuvent tre cites
lanalyse sociotechnique, lanalyse de la contingence et lanalyse stratgique.
Les analyses sociotechnique et de la contingence ont montr que la pertinence dune solution organisationnelle dpend des techniques et des marchs. Elles ont donc soulign quil nexiste pas de meilleur choix universel et que ladaptation aux contraintes denvironnement est essentielle. Mais, en leur sein, lenvironnement est peru en termes principalement technologiques et marchands. Or, en France comme dans les autres pays daprs les tudes disponibles, les associations sont concentres dans les services relationnels. Leur prsence dans
ces activits tertiaires qui supposent un contact direct entre prestataire et destinataire
(ducation ; sant ; action sociale ; loisirs, sports et culture ; services aux personnes) explique
leur rle grandissant dans la cration demplois. En contrepartie, elle implique que les systmes techniques y ont une place restreinte. Lanalyse sociotechnique ne peut donc gure sappliquer dans des prestations o les aspects immatriels et les rapports de face--face sont dcisifs. Quant
au financement par les activits exerces sur le march, il est infrieur au financement public
qui reprsente 54 % des ressources associatives totales. Les interdpendances entre actions
associative et publique sont donc dterminantes, ce que confirme la comparaison europenne.
La problmatique de ladaptation lenvironnement marchand qui suppose une optimisation possible entre la structure et lenvironnement savre donc insuffisante pour rendre compte de la construction des associations.
Pour sa part, lanalyse stratgique met laccent sur les formes dincertitudes qui autorisent des jeux dacteurs dbordant les rgles formelles de lorganisation. lcart du dterminisme inhrent aux analyses prcdemment cites, elle repre les marges de manuvre des acteurs qui cherchent accrotre leur influence, partir de laquelle peuvent tre comprises les relations
informelles caractristiques du systme social tudi. Partant dune rationalit limite qui refuse de se prononcer sur la teneur des motivations humaines, lanalyse stratgique ne constate toutefois que des rapports de pouvoir, ce qui lassimile de fait une sociologie de lintrt. Est-elle intressante pour les associations ? Sans aucun doute, si lon admet que sa porte est limite. Elle peut rendre compte dune partie des fonctionnements associatifs, mais elle ne saurait clairer leur gense. Pour ce qui est de leur cration institutionnelle, la sociologie de lintrt dbouche sur une contradiction logique. Soit elle considre que lintrt quivaut lintrt matriel et elle ne peut saisir linstitution dentits cres dans un but autre que de partager les bnfices ; la conception de lintrt est trop restrictive. Soit elle largit la notion dintrt, mais celle-ci perd consistance, toute action pouvant tre rapporte cette conception devenue trop
extensive pour garder une capacit explicative.
Ce qui savre indispensable pour dpasser les limites de ces approches est donc de complter lapproche organisationnelle par lintgration dune dimension institutionnelle prsente tant dans lenvironnement que dans les rapports internes. Une association nest pas quaffaire de rationalit, elle est aussi affaire de lgitimit.
Cette dimension institutionnelle se dcompose elle-mme en deux.
Le cadre institutionnel correspond aux lgislations, rglementations et rgulations
publiques dans lesquelles les associations sont inscrites. Cet encastrement politique sest manifest, par exemple, travers les volutions des rgulations dans les dernires
dcennies. la rgulation tutlaire, qui finanait les associations en contrepartie dun contrle de leurs activits les transformant en services quasi publics (par des
habilitations, des agrments, des normes jurisprudentielles), se sont ajoutes une
rgulation dinsertion finanant les associations selon le volume de leur intervention pour lemploi des chmeurs (par les programmes de traitement social du chmage), puis une rgulation concurrentielle subventionne (procdant par appels doffres)
considrant les services comme quasi marchands ; samorce enfin, dans certains contextes, une rgulation conventionne qui procde daccords ngocis entre associations et pouvoirs publics.
La logique institutionnelle ne peut tre ramene lintrt, lengagement commun ncessaire pour quil y ait cration dune association suppose une rfrence collective un bien commun qui relve de la solidarit. Cette ide-force , pour reprendre
lexpression du philosophe A. Fouille en 1901, renvoie des relations sociales qui ne se limitent pas au contrat et qui incluent des appartenances ressenties. Pour viter les
ambiguts, il convient toutefois de prciser immdiatement quelle nest pas synonyme daltruisme. Au contraire, dans la perspective de M. Mauss, elle peut tre dfinie comme un mixte dintrt et de dsintressement.
Contrairement lentreprise qui est forme par des actionnaires attendant un retour sur leur investissement, lassociation tire sa lgitimit dun autre registre : sa cration sexplique par limportance accorde un bien commun sur lequel se rassemblent les membres fondateurs. Toutefois, pour sinscrire dans la dure, lassociation doit trouver la possibilit dtayer la rfrence ce bien commun sur des conceptions partages et des dispositifs susceptibles de
conforter laction collective initie par les crateurs. Plusieurs logiques peuvent ainsi tre distingues partir de lobservation des trajectoires associatives.
La logique dentraide met laccent sur lgalit entre les participants et la priorit accorde leur auto-organisation dune activit conomique, elle est mise en uvre par des membres qui sont aussi des usagers pour les services quils promeuvent.
La logique de mouvement part plus dune revendication et dune volont de transformation sociale ; elle privilgie lexpression politique par rapport la production, lengagement par une mme cause et la mobilisation en faveur de celle-ci.
La logique daide relve plus de la compassion et de la bienveillance vis--vis des plus dmunis, les promoteurs se diffrenciant des bnficiaires de laction.
La logique domestique privilgie les liens affectifs, la cooptation autour dun leader charismatique qui conoit la structure comme lextension du domaine priv et valorise la fidlit au groupe fondateur et les relations personnelles.
2. Une dimension organisationnelle marque par la
professionnalisation
Impulses partir dune ou plusieurs de ces logiques dans lesquelles elles puisent leur lgitimit, les associations comme toute autre action collective se trouvent confrontes un
processus de rationalisation organisationnelle cherchant concilier division et coordination des
activits.
Comme la mis en vidence J. Gadrey[2], ce processus peut toutefois emprunter deux modalits : la rationalisation taylorienne qui repose sur une sparation tranche entre les tches
de conception et dexcution devient le modle dominant dans lindustrie ; mais il existe une rationalisation professionnelle dans laquelle la formalisation procde par construction de
routines, typification des cas et apprentissage par changes entre les salaris. Cette seconde
rationalisation va jouer un rle majeur dans la trajectoire de multiples associations. En effet,
dans la priode dexpansion dite des Trente Glorieuses , le fonctionnement associatif peut
sappuyer sur une augmentation forte des financements publics, accrus par les connivences entretenues avec les responsables de lappareil dtat et prenant source, par exemple, dans les rseaux de rsistance. Il en rsulte une importance des associations dans linstitutionnalisation des professions au sein de diffrents champs dactivits (ducation populaire, social, culture). Ainsi, les associations dducation populaire, ds 1945, crent des formations diversifies pour le personnel de maisons denfants, pour les matres dinternat du second degr, pour les moniteurs dadolescents et les cadres de villages denfants, auxquelles sajoutent, partir de 1949, les stages infirmiers dhpitaux psychiatriques. Dans les annes 1960 et 1970, les diplmes dtat de moniteurs et de directeurs de colonies de vacances sont crs, les ducateurs spcialiss se voient rgis par une convention collective et des diplmes sont institus avec
habilitation des associations.
Lorsque les associations concernes participent de cette reconnaissance de nouvelles
professionnalits, une confusion sinstaure entre ce rle et les logiques qui ont prsid leur cration. En fait, les logiques mentionnes prcdemment, prsentes lors de lmergence, sont relativises, une banalisation sexerce ayant pour consquence que les associations se rapprochent des services publics. Le poids des professionnels de mtier devient important parce
que leur expertise les amne dfinir les demandes des usagers. Les postes de direction et
dencadrement suprieur sont prioritairement affects ces professionnels dots dune forte exprience dans les mtiers pratiqus.
Comme indiqu ci-dessus, lanalyse sociotechnique nest pas vritablement approprie pour les situations associatives. Par contre, avec le temps, la professionnalisation peut apparatre comme
le prolongement de ce qui tait vis dans des logiques initiales dentraide ou de mouvement passant alors au second plan. Son analyse comme phnomne central aux associations met en
vidence plusieurs caractristiques.
Les rapports gnrationnels la professionnalit peuvent savrer trs diffrents, ce qui conduit identifier les principaux groupes gnrationnels tels quils ressortent de lhistoire. La diffrenciation des comportements au travail selon ces groupes gnrationnels apparat trs explicative de dmarcations dans les pratiques sociales des
salaris.
Lvolution du rpertoire des professionnalits peut tre une source importante de diffrences internes. Il peut sagir de variantes de la dfinition de professionnalit au sein dun mme mtier souvent lies aux diffrences de gnration qui viennent dtre cites. Il peut sagir aussi du passage dune profession unique une pluralit de professions.
Des professionnalits peu dfinies quant leur contenu peuvent engendrer des identits
au travail mal assures. La dfinition formelle des activits peut tre en retard sur les
activits rellement exerces. Dans de nombreux cas, cest la confrontation directe des problmes sociaux et culturels dpoque qui lexplique : les associations sont souvent en premire ligne face des problmes pour lesquels les rgles hrites, y compris
professionnelles, sont dpasses. Do limportance et la difficult dune analyse approfondie du patrimoine collectif de savoirs et de savoir-faire dtenus par
lassociation. Quand il y a absence de correspondance actualise entre principes gnraux daction et pratiques sociales en uvre, on pourrait dire que les pratiques sont en avance sur leur conceptualisation.
En outre, lexplicitation de la professionnalit nest pas une opration aise. Rpertorier les savoirs neufs, les transformer en comptences opratoires et transmissibles dans le
cadre dune formation sur le tas ou thorique ; se rapproprier de la reconnaissance de
cette professionnalisation par rapport de nouvelles demandes sociales : toutes ces
exigences et contraintes peuvent conduire sloigner du projet associatif. Cest le constat dj ralis dans le cadre des fonctionnements organiss du travail social en
entreprises, dans les quartiers, dans les administrations et collectivits locales. Lesprit militant et les capacits professionnelles de travailleurs sociaux se heurtent bien souvent
aux enjeux statuaires et au souci de carrire ou encore aux contraintes des rapports
organiss, au point de perdre le dsir dinnovation originel[3]. De tels changements peuvent aussi bien guetter les volonts associatives.
Pendant toute la priode dexpansion, les processus de professionnalisation ne peuvent pas tre saisis de manire statique, ils sont reconstruire chronologiquement. Les professions qui sont
confortes par lexistence de conventions collectives et de ngociations sociales rgulires sont distinguer des professions en mergence comme des statuts relevant du traitement social du
chmage.
Cette emprise de la professionnalisation est perturbe par la succession de crises samorant ds les annes 1970 avec une premire crise de valeurs. cette poque, de nouveaux
mouvements sociaux (cologiques, fministes) soulignent que la conflictualit sociale ne se rduit pas la lutte entre capital et travail. Leffritement de lidologie du progrs et du patriarcat, qui avait constitu un socle culturel implicite de la socit antrieure, commence
se manifester. Lune des questions poses dans cette premire crise concerne le dficit dmocratique de ltat social traditionnel : trop confiant envers les qualifications des salaris professionnels, il a pu considrer les usagers plus comme des assujettis que comme des
coconcepteurs des activits les concernant. lexclusion de la parole des salaris quant lorganisation du travail dans le paradigme taylorien fait cho linvalidation de lexpression des usagers dans ltat providence. partir de ce moment-l, en raction contre le pouvoir des professionnels, des innovations dans la socit civile se fixent pour objectif de considrer les
usagers comme des citoyens et de les impliquer dans la coconstruction de services associatifs,
de mme que les volontaires. Des structures juridiques sont adoptes dans plusieurs pays pour
faciliter cette dmarche et instaurer une nouvelle logique, une logique multilatrale qui vise
garantir la participation des diffrentes catgories dacteurs (salaris, bnvoles, usagers auxquels peuvent sadjoindre les collectivits publiques)
cette crise de valeurs succde une crise conomique sinitiant dans les annes 1980 pour aller jusqu la crise systmique actuelle. Les thoriciens montaristes qui incitent les gouvernements abandonner les prceptes keynsiens plaident pour une comptitivit
supposant le dsengagement de ltat, considr comme trop envahissant et coteux. Traduction en termes de gestion, le new public management se diffuse et propose des mthodes
importes des grandes entreprises prives, censes amliorer lefficacit et lefficience.
Cest une autre tape de la professionnalisation qui simpose, non pas base sur le mtier, mais sur la gestion, les cadres dirigeants sont dsormais slectionns plus pour leur matrise de la
gestion que pour leur exprience des activits. Frquemment, ils ont t les agents dun isomorphisme mimtique en se faisant les promoteurs dune logique prive que le dveloppement de contraintes lgislatives, en termes de comptabilit et daudit, proches de celles des socits commerciales [4], a renforce (plan comptable spcifique et rglement 99-01 du 16 fvrier 1999 du Conseil national de la comptabilit, loi comptable 99-01 et loi du 15
mai 2001, instruction fiscale de 1998, loi organique aux lois de finances entre en vigueur le 1er
janvier 2006 pour faire passer ltat dune culture de moyens une culture de rsultat ). Autrement dit, les associations ont t touches par le managrialisme[5], ce systme de
description, dexplication et dinterprtation du monde partir des catgories de la gestion caractris par la place quil accorde la notion de performance, par limportance prise par la rationalit instrumentale et par la mise en avant des concepts dauditabilit et de responsabilit [6]. Une partie des associations se tourne vers une logique prive au sens o elle ne prend plus rfrence sur le modle public, mais sur lentreprise prive, privilgiant les alliances avec les grands groupes, comme cela a t conceptualis dans lapproche du social business[7].
3. La gestion : nouvelles questions pour lE.S.S. et les associations
Le managrialisme, par lalignement quil induit de toutes les entits collectives sur les entreprises prives, ne peut tre confondu avec la proccupation de gestion ; il en propose une
lecture dominante, mais celle-ci peut tre questionne. Autrement dit, si la gestion est un effet
de la rationalisation du monde contemporain, elle ne saurait pour autant tre interprte comme
limposition du managrialisme. Certes, les liens troits quentretiennent lexigence de gestion et le capitalisme incitent une telle assimilation. Nanmoins, la gnalogie amne sen loigner, puisque la gestion merge comme conduite rationnelle des affaires avec un prisme
beaucoup plus large : elle inclut le contrle des affaires publiques et prives dans un contexte
o des entrepreneurs se voient confier des ressources pour des entits dont le commanditaire
veut suivre lexcution (Boussard, 2008, pp. 48 59)[8]. Dans lhistoire, le souci de gestion ne sest pas rvl dans la seule optique de maximisation du profit ; aujourdhui, la prgnance du managrialisme ne doit pas masquer lexigence dune gestion pour des entits non capitalistes qui agencent des moyens pour raliser une activit. Sil ne peut tre question sur le plan analytique dassimiler associations et entreprises, les premires ne peuvent tre dlestes de leur production conomique, pas plus que les membres qui sy sont engags ne peuvent se dpartir de leur droit exercer un contrle collectif. Comme lcrivent encore P. Avare et S. Sponem, la gestion peut tre rapporte trois principes : performance, rationalit, contrle.
Elle contient donc une part de rationalit instrumentale par ajustement des moyens aux fins,
mais cette rationalit peut tre subordonne un ensemble dinterrogations sur la finalit, la lgitimit et lvaluation. En somme, le managrialisme tmoigne dun rductionnisme faisant cho ceux contenus dans lconomie noclassique. De mme que laction raisonnable ne se limite pas laction rationnelle en finalit, de mme que lconomie ne se limite pas au march capitaliste, la gestion ne se limite pas au managrialisme comme le montrent certaines pratiques
associatives.
Comme not ci-dessous, par son registre institutionnel, la cration des associations dborde la
rationalit instrumentale. La rationalit axiologique est mobilise travers des biens communs
qui ne sont pas uniquement des intrts communs. On doit J. Habermas (1993, p. I-
XXXI)[9]davoir insist sur la lgitimit rsultant de ce processus de formation des volonts par la dlibration et sur le rle que peuvent jouer cet gard les pratiques associatives
porteuses dengagements publics, ce qui rompt avec une conception atomiste du social o les individus sont censs tre dtenteurs de valeurs et dintrts ; il a soulign avec dautres que ces valeurs et intrts ne peuvent se dlimiter que dans lchange intersubjectif non born par des considrations stratgiques, mais ouvert lintercomprhension. Cet apport est primordial pour la conceptualisation de la dimension publique des associations. Grce cet clairage, il
apparat nettement que le managrialisme entretient une drive associative quune dmarche scientifique peut tudier, mais non cautionner.
Plus prcisment, la diversit des situations associatives montre que le choix nest pas entre absence de gestion et managrialisme. Les modalits de gestion empiriquement constates
autorisent contraster deux options dans le tableau ci-aprs :
Tableau 1.1 - Managrialisme et gestion sociale
La critique de lidologie gestionnaire[10]ne peut luder lexigence de gestion laquelle est confronte toute association. Les ambivalences concrtes peuvent donc tre repres dans ce
que les acteurs font des dispositifs [11], dans les frictions entre instruments de gestion et logiques locales[12], dans les preuves dues aux diffrences culturelles, aux intrts contradictoires et aux routines organisationnelles . Les ambivalences rsident galement dans
le recours des catgories conomiques pour garantir une autonomie daction et un suivi collectif, ce recours pouvant se muer en une acceptation passive des formalisations issues
dexpertises standardisatrices. Rptons-le : toute la difficult rside faire valoir une reconnaissance de lactivit conomique qui ne rabatte pas lassociation sur une forme particulire dentreprise. Elle ne peut tre dpasse que par des investissements de forme [13]manant dchanges entre associations, universit-recherche, consultants-intervenants.
La crativit en matire dimplication des parties prenantes mrite dautant plus dtre intgre lagenda associatif que la mobilisation des groupes dacteurs diffrencis est un garde-fou par rapport aux injonctions technocratiques et aux dtournements de fonds. Les cas de cliques
qui ont privatis de fait des espaces collectifs en tirant leur pouvoir du faible nombre de
participants impliqus dans la vie associative sont trop frquents pour tre ignors. Pour les
empcher, les contrles externes, administratifs ou autres, ont prouv leur inanit et les
intrusions comme les malversations ne peuvent gure tre vites dans des associations o
usagers et bnvoles sont absents des instances de participation et o le repli sur les rseaux
notabiliaires entretient lopacit des circuits de dcision. Lenjeu nest pas une transparence illusoire, il rside plutt dans la formation despaces dlaboration de connaissances, les apports de savoirs et la formalisation technique ne venant qu partir de questions issues de dmarches autorflexives. En somme, la gestion associative mrite de faire lobjet dinvestigations spcifiques partant non de la conformit des modles prtablis, mais intgrant la pluralit
des pratiques.
Concrtement, pour rsister la pression managrialiste et lattraction du modle priv, plusieurs pistes concrtes peuvent tre dj mentionnes pour initier un dbat.
Se rapproprier lhistoire de lassociation dans sa singularit travers larticulation entre les logiques (opposition, complmentarit, synergie). Un travail sur cette histoire
permet de rcapituler une mmoire et un patrimoine collectifs qui sont autant de points
dappui pour viter le rabattement sur la dimension organisationnelle et tenir compte de la dimension institutionnelle du projet. Quelles logiques ont t mobilises dans
lassociation et quels agencements ont t trouvs pour leur coexistence ? Veiller lexpression concrte des diffrentes parties prenantes (professionnels, mais
aussi usagers et volontaires) par la mise en place despaces de participation et dlaboration collective pour des enjeux quotidiens ; examiner la composition des instances de gouvernance et de dirigeance pour veiller les rendre plus accessibles
ces parties prenantes dans leur diversit.
Structurer des rseaux interassociatifs la fois sectoriels et territoriaux afin dopposer une coopration volontaire des injonctions au regroupement manant des pouvoirs
externes ; constituer des forums ou arnes qui soient en mesure de valoriser le rle des
associations dans lconomie et la vie des territoires. Engager des dmarches de coconstruction des politiques publiques incluant une
rflexion sur lvaluation multicritre et multiacteurs contre le rductionnisme des procdures importes des entreprises, une mise en vidence de la connaissance de
proximit des demandes sociales acquises par les associations, une formalisation des
rgulations bases sur des conventions dobjectifs contrastant avec les rgulations plus tutlaires ou concurrentielles.
En somme, le dbat sur la gestion dans lE.S.S. ne fait que commencer. Les travaux en la matire sont encore exploratoires et il est esprer que ce livre, venant aprs les deux ouvrages
mentionns au dbut de ce chapitre, soit une tape dans la recherche et participe la cration
dune communaut scientifique autour de cette thmatique.
Avare, P. et Sponem, S. (2009), Le managrialisme et les associations , in Hoarau, C. et Laville, J.-L., La gouvernance des associations, Toulouse, rs.
Berry, M. (1983), Une technologie invisible. Limpact des instruments de gestion sur lvolution des systmes humains, C.R.G., Paris, cole polytechnique.
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Yunus, M. (2008), Vers un nouveau capitalisme, Paris, Le Livre de Poche, (traduction franaise).
[1]
Voir C. Hoarau et J.-L. Laville, La gouvernance des associations, Toulouse, rs, 2008, et J.-
L. Laville et P. Glmain, Lconomie sociale et solidaire aux prises avec la gestion, Paris, Descle de Brouwer, 2010.
[2]
J. Gadrey, Services : la productivit en question, Paris, Descle de Brouwer, 1996.
[3]
Le problme de la rponse professionnalise une demande sociale neuve a t tudi par G.
Latrielle, La naissance des professions, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1982.
[4]
P. Avare et S. Sponem, Le managrialisme et les associations , in C. Hoarau et J.-L. Laville,
op. cit.
[5]
J. F. Chanlat, Sciences sociales et management. Plaidoyer pour une anthropologie gnrale,
Qubec, Presses de lUniversit Laval, ditions Eska, 2000.
[6]
P. Avare et S. Sponem, op. cit.
[7]
M. Yunus, Vers un nouveau capitalisme, Paris, Le Livre de Poche, 2008 (traduction franaise).
[8]
V. Boussard, Sociologie de la gestion. Les faiseurs de performance, Paris, Belin, 2008.
[9]
J. Habermas, Lespace public, Paris, Payot, 1993 (traduction franaise).
[10]
V. de Gaulejac, La socit malade de la gestion, Paris, Seuil, 2005.
[11]
V. Boussard, op. cit., pp. 142 145.
[12]
M. Berry, Une technologie invisible. Limpact des instruments de gestion sur lvolution des systmes humains, C.R.G., Paris, cole polytechnique, 1983.
[13]
L. Thvenot, Les investissements de forme , Cahiers du Centre dtudes et de lemploi, n 29, Conventions conomiques , Paris, P.U.F., 1987.