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LA GUERRE ET LA PAIX PERPÉTUELLE DE L’ABBÉ DE SAINT-PIERRE À ROUSSEAU I. NAISSANCE DUNE TRADITION PHILOSOPHIQUE : LES PROJETS DE PAIX PERPÉTUELLE Emmanuel Kant (1724-1804), auteur du célèbre Projet de paix per- pétuelle de 1795, figure au premier plan des philosophes ayant appelé à ce que cesse définitivement la guerre. Loin d’être isolée, la réflexion kantienne est le prolongement, et comme l’intensification, de l’essai pionnier de l’abbé de Saint-Pierre (1658-1743) paru en 1713 et 1717 sous un titre sans équivoque : Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe 1 . Ce projet, fortement diffusé en Europe, a irrigué la réflexion philosophique, juridique et politique du XVIII e siècle. Il a notamment exercé une profonde influence sur Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), qui lui a consacré deux études formant l’essentiel de sa propre contri- bution à la question de la paix entre États. La parution récente d’un écrit inédit de Rousseau, les Principes du droit de la guerre, éclaire d’un jour nouveau cette contribution 2 . Emboîtant le pas de Saint-Pierre, Rousseau semble de prime abord appuyer la démonstration selon laquelle la paix entre États ne peut être instituée qu’à condition de former une Confédération d’États. Pourtant Rousseau ne parvient pas à légitimer – voire à penser – un tel cosmopolitisme. Il s’y oppose fina- lement, tant dans sa lecture très personnelle des écrits de l’abbé que dans sa théorie politique propre. Le contraste est frappant avec le projet kantien, qui se donne quant à lui comme la concrétisation de l’idéal cosmopolitique. C’est à la naissance de cette longue tradition philoso- Revue des sciences religieuses 86 n° 4 (2012), p. 455-473. 1. Abbé de SAINT-PIERRE, Projet pour rendre la Paix perpétuelle en Europe, S.GOYARD-FABRE (éd.), Paris, Garnier, 1981. 2. J.-J.ROUSSEAU, Principes du droit de la guerre. Écrits sur la paix perpétuelle, B.BACHOFEN et C.SPECTOR dir., Paris, Vrin, 2008. MEP_RSR 2012,4_Intérieur 07/08/12 20:14 Page455

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LA GUERRE ET LA PAIX PERPÉTUELLEDE L’ABBÉ DE SAINT-PIERRE À ROUSSEAU

I. NAISSANCE D’UNE TRADITION PHILOSOPHIQUE : LES PROJETS DE PAIXPERPÉTUELLE

Emmanuel Kant (1724-1804), auteur du célèbre Projet de paix per-pétuelle de 1795, figure au premier plan des philosophes ayant appeléà ce que cesse définitivement la guerre. Loin d’être isolée, la réflexionkantienne est le prolongement, et comme l’intensification, de l’essaipionnier de l’abbé de Saint-Pierre (1658-1743) paru en 1713 et 1717sous un titre sans équivoque : Projet pour rendre la paix perpétuelle enEurope1. Ce projet, fortement diffusé en Europe, a irrigué la réflexionphilosophique, juridique et politique du XVIIIe siècle. Il a notammentexercé une profonde influence sur Jean-Jacques Rousseau (1712-1778),qui lui a consacré deux études formant l’essentiel de sa propre contri-bution à la question de la paix entre États. La parution récente d’unécrit inédit de Rousseau, les Principes du droit de la guerre, éclaired’un jour nouveau cette contribution2. Emboîtant le pas de Saint-Pierre,Rousseau semble de prime abord appuyer la démonstration selonlaquelle la paix entre États ne peut être instituée qu’à condition deformer une Confédération d’États. Pourtant Rousseau ne parvient pasà légitimer – voire à penser – un tel cosmopolitisme. Il s’y oppose fina-lement, tant dans sa lecture très personnelle des écrits de l’abbé quedans sa théorie politique propre. Le contraste est frappant avec le projetkantien, qui se donne quant à lui comme la concrétisation de l’idéalcosmopolitique. C’est à la naissance de cette longue tradition philoso-

Revue des sciences religieuses 86 n° 4 (2012), p. 455-473.

1. Abbé de SAINT-PIERRE, Projet pour rendre la Paix perpétuelle en Europe,S.!GOYARD-FABRE (éd.), Paris, Garnier, 1981.

2. J.-J.!ROUSSEAU, Principes du droit de la guerre. Écrits sur la paix perpétuelle,B.!BACHOFEN et C.!SPECTOR dir., Paris, Vrin, 2008.

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phique, vouée depuis Saint-Pierre à faire progresser la question de laperpétuité!de la paix, que cette étude est consacrée.

On demandera, pourtant, ce que peuvent encore nous direaujourd’hui des écrits datant des guerres en dentelles de l’AncienRégime, qui ont vu des enfants de douze ou même de sept ans être, surle papier, des colonels d’armées. La guerre que les philosophes desLumières décrivent ne nous est-elle pas devenue aussi étrangère que lestricornes et les tabatières de ce temps? Sans doute est-ce le cas ; maisla relecture des projets de paix du XVIIIe siècle a au moins pour elled’être une remémoration des promesses de paix enfouies, sitôt nées,sous les décombres des guerres qui leur ont succédé. Ces textes ont étéutopiques, dans le bon sens du terme : ils ont contribué à inventer unemode de pensée inédit. Penser la guerre, concevoir une paix perpé-tuelle était impossible avant eux, car la paix ne désignait que l’état tran-sitoire entre deux guerres, motivé seulement par l’absence de raisonsimmédiates de faire la guerre. La paix perpétuelle était proprementimpensable avant ces textes ; elle deviendra au moins concevable après.Le progrès n’est pas mince, surtout si l’on songe à la valorisation,depuis l’Antiquité, des vertus guerrières. Il aura fallu, pour que naisseun discours philosophique sur la paix perpétuelle, que s’élève unedénonciation morale de la guerre qui était loin d’aller de soi ; il aurafallu encore que cette même dénonciation, une fois largement repriseet admise, laisse place aux constructions juridiques et politiques de lapaix.

II.!LA LENTE MATURATION DE L’IDÉE DE PAIX PERPÉTUELLEMême au sein du siècle des Lumières, la valorisation de la paix n’a

pas été chose facile. En 1688, La Bruyère raille dans ses Caractères lamesquinerie des hommes qui, «pour quelque morceau de terre de plusou de moins, sont convenus entre eux de se dépouiller, se brûler, setuer, s’égorger les uns les autres3 ». Il dénonce la folie des hommes quipour ce faire « ont inventé de belles règles qu’on appelle l’art mili-taire», et «ont attaché à la pratique de ces règles la gloire ou la plussolide réputation4 ». Il se garde bien, toutefois, de dénoncer le rôle desPrinces dans la guerre. Au contraire, il lui paraît qu’un Monarque, pourêtre digne d’être qualifié de « Grand », doit avoir « de grands talentspour la guerre ; être vigilant, appliqué, laborieux ; avoir des armées

3. LA BRUYÈRE, «Du Souverain ou de la république», dans Les Caractères, oules Mœurs de ce siècle, A.!ADAM (éd.), Paris, Gallimard, 1975, p.!207.

4. Ibid., p.!207.

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nombreuses, les commander en personne ; être froid dans le péril, neménager sa vie que pour le bien de son État ; aimer le bien de son Étatet sa gloire plus que sa vie ; une puissance très absolue, qui ne laissepoint d’occasion aux brigues, à l’intrigue et à la cabale5 ». Ce Souve-rain absolu, qui voit tout ce qui se produit en son royaume, est encorecelui qui « sait déclarer la guerre, qui sait vaincre et user de la victoire ;qui sait faire la paix, qui sait la rompre ; qui sait quelquefois, et selonles divers intérêts, contraindre les ennemis à la recevoir ; qui donne desrègles à une vaste ambition, et sait jusques où l’on doit conquérir6 ». Lasagesse du Monarque se reconnaît enfin à son habileté à lancer et àconduire une guerre, davantage qu’au souci de l’éviter à ses sujets :idéalement, le Prince reste ainsi celui qui sait mener son peuple à laguerre.

Dans son Dictionnaire philosophique, Voltaire prend comme LaBruyère l’art militaire pour cible, mais lui dénonce sans ambiguïté lefait du prince : « la guerre nous vient de l’imagination de trois ou quatrecent personnes répandues sur la surface de ce globe sous le nom deprinces et de ministres», tout préoccupés de faire valoir sur une terreétrangère un droit improbable hérité d’une lointaine ascendance, oupressés de prendre part à une guerre causée par un autre prince pour unmotif semblable7. Voltaire, dans cet article daté de 1764, n’analysecependant pas les causes de la guerre, et ne dit mot de la paix. Sonpropos culmine dans un amer constat : « ce qu’il y a de pis, c’est quela guerre est un fléau inévitable8 ». Au moment où paraît son Diction-naire philosophique, la mise en accusation de la guerre s’accompagnepourtant de plus en plus souvent d’un exposé des avantages que lesÉtats peuvent tirer à la paix. En 1766, l’Académie française mit d’ail-leurs au concours le sujet suivant : « Exposer les avantages de la paix,inspirer de l’horreur pour les ravages de la guerre, et inviter toutes lesnations à se réunir pour assurer la tranquillité générale9 ». Il a fallu,pour permettre cette évolution, qu’apparaisse une analyse philoso-phique d’importance, portant sur les conditions institutionnelles, juri-diques et politiques de la paix. C’est sur ce point que le Projet pourrendre la paix perpétuelle en Europe, de l’abbé de Saint-Pierre, amarqué un progrès décisif.

5. Ibid., p.!222-223.6. Ibid., p.!223.7. VOLTAIRE, «Guerre» [1764], Dictionnaire philosophique, Paris, Garnier, 1964,

p.!217.8. Ibid., p.!220.9. Citation de J.-P.!GUICCIARDI, « Guerre, paix », dans : M.!Delon dir., Diction-

naire européen des Lumières, Paris, PUF, 1997, 2007, p.!609.

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III. LE PROJET DE PAIX PERPÉTUELLE DE L’ABBÉ DE SAINT-PIERREDès l’âge de quinze ans, avant même d’embrasser sans trop de

conviction une fonction sacerdotale qu’il n’exerça pour ainsi direjamais, Charles Irénée Castel de Saint Pierre rêvait déjà d’une paix uni-verselle10. Ayant acheté la charge de premier aumônier de Madame,belle-sœur de Louis!XIV et mère du futur Régent, il put, pendant vingtans, observer à Versailles la vie politique, constater les méfaits inté-rieurs et extérieurs d’un absolutisme royal qu’il ne manqua pas decondamner. Cela lui coûta son siège à l’Académie en 1719, mais luioffrit en retour une notoriété précieuse. Il fit paraître en 1713 puis en1717 les trois volumes de son Projet destiné à «proposer des moyensde rendre la paix perpétuelle entre tous les États chrétiens11 ». Il s’yoppose à l’idée, très commune depuis Richelieu, selon laquelle lesforces contraires des États européens s’équilibrent en fin de compte.L’abbé est quant à lui convaincu que loin de mener à la paix, le rapportde force permanent de la Maison de France et la Maison d’Autricheest source d’une grande instabilité politique. Il lui paraît clair que lemodèle physique des poids et contrepoids ne peut être appliqué auxrapports politiques et diplomatiques ; il ne saurait en tout cas offrir lagarantie d’une sécurité suffisante des rapports entre États. La raison enest selon lui que les forces en présence variant sans cesse, tant sur leplan militaire que financier ou psychologique, un nouvel équilibre restetoujours à trouver à travers de nouveaux conflits :

Je ne fus pas longtemps sans voir que tant que l’on se contenterait depareils moyens, on n’aurait jamais de sûreté suffisante de l’exécutiondes Traités, ni de moyens suffisants pour terminer équitablement, etsurtout sans guerre les différends futurs, et que si l’on ne pouvait rientrouver de meilleur, les Princes Chrétiens ne devaient s’attendre qu’àune guerre presque continuelle, qui ne saurait être interrompue parquelques Traités de paix, ou plutôt par de véritables Trêves qu’opèrentnécessairement la presque égalité des forces, la lassitude et l’épuisementdes combattants, et qui ne peut jamais être terminée que par la ruinetotale du Vaincu12.

Soucieux de pouvoir placer son projet dans le sillage de celuid’Henri!IV et de Sully, jadis destiné à former une Confédération chré-

10. Nous devons ces renseignements biographiques à S.!GOYARD-FABRE, Projetpour rendre la paix perpétuelle, p.!11-62.

11. Abbé de SAINT-PIERRE, Projet pour rendre la paix perpétuelle, p.!71 et p.!129(fac-similé).

12. Abbé de SAINT-PIERRE, Préface [1713] du Projet pour rendre la paix perpé-tuelle, p.!130 (c’est l’auteur qui souligne. Dans nos citations, nous modernisons l’or-thographe du!XVIIIe siècle).

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tienne européenne au sein de laquelle un Sénat aurait permis de résou-dre les conflits entre États, l’abbé de Saint-Pierre propose d’instaurersans délai une «Union européenne»!de dix-huit États chrétiens13. Le cos-mopolitisme de l’abbé a des limites, qui sont précisément celles de lareligion, puisque selon lui l’Union ne saurait en effet concerner que lesSouverains chrétiens. Cette limitation aux Souverains chrétiens est com-préhensible dans un contexte où la guerre avec l’Empire Ottoman marqueencore les esprits. Il importe cependant de noter que le pacifisme du pro-jet est voué à s’étendre aux États non chrétiens : le premier des articlesfondamentaux du Projet de Saint-Pierre indique expressément que «dansle dessein de rendre la paix inaltérable en Europe […] l’union fera, s’ilest possible, avec les Souverains mahométans ses voisins des traités deligue offensive et défensive, pour maintenir chacun en paix dans les bornesde son territoire, en prenant d’eux, et leur donnant toutes les sûretés pos-sibles réciproques14 ». En 1713, il ne saurait donc s’agir, pour l’abbé,d’une unité chrétienne forgée afin de lutter contre l’ennemi ottoman, maisbien de créer les conditions d’une paix définitive en deçà et au-delà desfrontières de l’Union15.

Fort de son cartésianisme, Saint-Pierre entend « démontrer!à larigueur» les avantages que les grands États comme les petits pourronttrouver à cette « Union de l’Europe», et parer à l’avance les diversesobjections qui pourraient lui être faites16. Mais davantage que cettedémonstration, passablement redondante, ce sont les principes de l’al-liance perpétuelle que nous souhaitons mettre en lumière. On les trouveénoncés de façon schématique dans l’Abrégé de 1729, douze annéesaprès la parution de troisième tome du Projet17. Le premier des cinqarticles y figurant institue entre les Souverains signataires une «allianceperpétuelle » leur garantissant notamment, « durant tous les siècles àvenir», la sécurité entière de leurs États et personnes contre les guerresextérieures et contre les guerres civiles. Cet accroissement de la sûretépermettra de « terminer plus promptement, sans risques et sans frais,leurs différends futurs», tout en diminuant de beaucoup les dépenses

13. Abbé de SAINT-PIERRE, Préface, ibid., p.!130.14. Citation tirée de J.!FERRARI et S.!GOYARD-FABRE dir., L’Année 1796. Sur la

paix perpétuelle. De Leibniz aux héritiers de Kant, Paris, Vrin, 1998, p.!196 (nous sou-lignons).

15. Cette proposition irénique a malheureusement cédé la place en 1717 à undéplorable et contradictoire «esprit de croisade» à l’égard des Turcs : voir S.!GOYARD-FABRE, «L’optimisme juridique de l’abbé de Saint-Pierre», L’Année 1796, p. 38.

16. Abbé de SAINT-PIERRE, Préface, Projet pour rendre la paix perpétuelle, p.!131)et p.!134.

17. Abbé de SAINT-PIERRE, texte reproduit par S.!GOYARD-FABRE, Projet pourrendre la paix perpétuelle, p.!76-78.

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militaires – les États contribuant à proportion de leurs revenus auxdépenses communes de l’alliance (deuxième article)18. Le troisièmearticle institue le renoncement définitif à la force armée pour la résolu-tion des conflits. En cas de différend, une Assemblée générale perpé-tuelle (ou Diète Européenne) devient le lieu d’une médiation opéréepar le reste des Alliés en vue d’une conciliation décidée à la pluralitédes voix. Le quatrième article stipule que si une puissance condamnéerefuse de s’incliner devant le jugement d’arbitrage, « la Grande Alliancearmera et agira contre elle offensivement» : on contraindra donc par laforce cet État à respecter la décision commune19. Le cinquième articleprévoit enfin qu’aucun changement ne peut être apporté à ces articlesfondamentaux sans l’accord unanime des États.

Refus de la violence armée ; recours systématique à un arbitragecollectif, et possibilité de contraindre – par la force s’entend – le bel-ligérant récalcitrant : on mesure par ces trois traits l’allure totalementinédite du cadre juridique proposé par l’auteur. Ce dernier suppose chezles souverains signataires une prise de conscience du caractère intime-ment mêlé de leurs intérêts propres et de l’intérêt public. Il supposeencore, comme le signale Simone Goyard-Fabre, une capacité às’élever au niveau fédératif, à l’intérieur duquel chaque État conservesa souveraineté tout en se plaçant sous le regard d’États alliés20. Leprojet peut paraître imprécis, dans la mesure où l’abbé n’indique pas endétail comment devrait se faire l’arbitrage ; mais il a le mérite derompre avec la dénonciation purement morale de la guerre. Il méritemieux, en tout cas, que les railleries de Voltaire, ridiculisant son auteursurnommé « Saint-Pierre d’Utopie21 ».

IV. «SOUS LE MANTEAU DE L’ABBÉ DE SAINT-PIERRE » : ROUSSEAU ET LEPROJET DE PAIX PERPÉTUELLE 22

«Nous allons voir les hommes unis par une concorde artificielle se ras-sembler pour s’entre-égorger et toutes les horreurs de la guerre naîtredes soins qu’on avait pris pour la prévenir23 » (Rousseau).

18. Ibid., p.!77.19. Ibid., p.!78.20. S.!GOYARD-FABRE, « L’optimisme juridique de l’abbé de Saint-Pierre », in

L’Année 1796, p.!29-31.21. Ibid., p.!26.22. J.-J.!ROUSSEAU, Les Confessions, in Œuvres complètes I.!Les Confessions,

autres textes autobiographiques, dans : B.!GAGNEBIN et M.!REYMOND (éd.), Paris, Gal-limard, 1959, p.!408 (Œuvres désormais citées en abrégé, selon l’usage : O.!C., suividu tome et de la page).

23. J.-J.!ROUSSEAU, Principes du droit de la guerre, p.!75.

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Jean-Jacques Rousseau a en revanche bien compris l’importance duprojet de Saint-Pierre. C’est même en méditant son projet de paix per-pétuelle que Rousseau tente de construire sa propre contribution à laquestion des rapports interétatiques. Disons mieux : les seuls textesrelatifs au droit et à la politique internationale que Rousseau a achevéset souhaité faire connaître au public sont ceux qu’il consacre au projetde Saint-Pierre. Il s’agit de l’Extrait du Projet de Paix perpétuelle deM.!l’abbé de Saint-Pierre et du Jugement sur la paix perpétuelle24.L’ambition de contribuer à la question des relations internationales n’apourtant pas manqué à Rousseau. Son Contrat social, paru en 1762,aurait dû figurer comme partie d’un volume plus vaste qui devait s’in-tituler Institutions politiques, si l’on en croit, du moins, le récit posté-rieur des Confessions25. On y aurait trouvé, en plus de l’analyse desfondements politiques de la République, l’étude de ses relations exté-rieures, incluant la question de la guerre et de la paix, et celle de la«confédération» des États26. C’aurait été là, nous dit Rousseau dans leContrat social, «matière toute neuve et où les principes sont encore àétablir27 ». Si les premières lignes du Contrat social avertissent lelecteur que la tâche a semblé au-dessus des forces de l’auteur28, lesConfessions donnent des raisons plus embarrassées, et notent qu’unautre projet semblable interféra qui, lui, fut mené à bien : la rédactiond’une synthèse des ouvrages de l’abbé de Saint-Pierre, commandée parl’abbé de Mably par l’entremise de Madame Dupin, dont l’abbé deSaint-Pierre était un familier29. Dans les Confessions, Rousseautémoigne du respect que lui inspirait la personne de Saint-Pierre aussibien que son œuvre30. Engagé dans un travail de compilateur et d’édi-teur qui s’avérera au bout du compte fastidieux, Rousseau entend parla même occasion avancer ses idées propres : « en ne me bornant pas à

24. Repris dans l’édition déjà citée : J.-J.!ROUSSEAU, Principes du droit de laguerre.

25. Voir J.-J.!ROUSSEAU, O.!C., I, p.!404-405.26. J.-J.! ROUSSEAU, O.! C.,! III.! Du contrat social. Écrits politiques, dans :

B.!GAGNEBIN et M.!REYMOND (éd.), Paris, Gallimard, 1964, p.!431. La conclusion duContrat social se borne à annoncer le programme initialement prévu, auquel Rousseaua déjà totalement renoncé : «Après avoir posé les vrais principes du droit politique ettâché de fonder l’État sur sa base, il resterait à l’appuyer par ses relations externes ; cequi comprendrait le droit des gens [du latin jus gentium, désignant le droit des Nations],le commerce, le droit de la guerre et des conquêtes, le droit public, les ligues, les négo-ciations, les traités etc. Mais tout cela forme un objet trop vaste pour ma courte vue ;j’aurais dû la fixer plus près de moi» (O.!C., III, p.!470).

27. O.!C., III, p.!413.28. Voir O.!C., III, p.!449.!29. Voir Les Confessions, O.!C., I, p.!405-407.30. Voir O.!C., I, p.!423.

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la fonction de traducteur [de sa pensée], il ne m’était pas défendu depenser quelquefois par moi-même, et je pouvais donner telle forme àmon ouvrage que bien d’importantes vérités y passeraient sous lemanteau de l’Abbé de St. Pierre encore plus heureusement que sous lemien31 ». Voilà donc Rousseau décidé à profiter de l’occasion pourébaucher les réflexions de politique internationale auxquelles il n’a pudonner forme jusqu’ici, tout en honorant la commande qui lui a étéfaite ; ce qu’il fit si bien, d’ailleurs, qu’il contribua largement à la dif-fusion des idées de Saint-Pierre en Europe. C’est grâce à son Extrait duProjet de Paix perpétuelle de M.!l’abbé de Saint-Pierre (1761) que laquestion de la paix perpétuelle est revenue, près de cinquante ans aprèsla parution du Projet, au premier plan, notamment dans les discussionsdes Académies32. Pour la postérité, y compris pour Kant, l’abbé etRousseau parlent d’une seule et même voix. Or c’est loin d’être vrai,nous le verrons.

Les lecteurs de Rousseau sont informés de ses réserves à l’endroitdu projet dans quelques pages des Confessions. Ils y découvrent eneffet un jugement peu amène sur les ouvrages de Saint-Pierre, lequel,au lieu de s’adresser à ses contemporains tels qu’ils sont, se les figuraittels qu’ils devraient être : des êtres guidés « par leurs lumières plutôtque par leurs passions33 ». Triste raison, mais raison suffisante aux yeuxde Rousseau, pour se résoudre à juger ses « projets utiles mais impra-ticables34 » !

Rousseau explicite ce jugement dans le second des textes rédigésà partir du Projet de Saint-Pierre. Il s’était en effet proposé, par correc-tion et souci de méthode, de séparer l’exposé des thèses de l’abbé dujugement qu’il porte sur elles. On trouvera ainsi, dans l’Extrait duProjet de Paix perpétuelle de M.!l’abbé de Saint-Pierre, ce qu’il aappelé dans l’Émile « les raisons pour » ledit projet, et dans le Juge-ment sur la paix perpétuelle, « les raisons contre» lui35. Force est deconstater que Rousseau s’est tenu, pour l’essentiel, à cette formed’éthique de la discussion. Mais même dans le simple compte renduqu’est censé être l’Extrait, il ne parvient pas à cacher la perplexité quelui inspire le projet de l’abbé. C’est cette perplexité croissante, dont lesraisons éclatent dans le Jugement et dans les Principes du droit de la

31. Les Confessions, O.!C., I, p.!408 (nous soulignons).32. Voir C.!SPECTOR, «Le Projet de paix perpétuelle : de Saint-Pierre à Rousseau»,

in Principes du droit de la guerre, p.!235.33. Les Confessions, O.!C., I, p.!422.34. Ibid., p.!422.35. Émile ou De l’éducation, dans : B.!GAGNEBIN et M.!REYMOND (éd.), O.!C.,

IV.!Émile. Éducation – Morale – Botanique, Paris, Gallimard, 1969, p.!848.

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guerre, qu’il importe maintenant d’exposer, en commençant par l’Ex-trait.

À lire l’Extrait du Projet de paix perpétuelle de M.!l’abbé de Saint-Pierre, on est frappé dès l’entrée par la profonde empreinte que Rous-seau imprime au projet initial36. Derrière l’éloge adressé à l’admirableet pacifique projet de l’abbé de Saint-Pierre, se dresse la condamna-tion à peine voilée du caractère irréaliste, et même irrationnel, de laphilosophie politique qui le sous-tend. L’opposition qui structure cetteentrée en matière est clairement celle du sentiment et de la raison, del’idée et de la réalité. Le premier mouvement d’un sujet méditant leprojet de paix perpétuelle ne peut selon Rousseau qu’être qu’enthou-siaste – à moins que ce sujet ne souffre d’insensibilité manifeste. Teln’est pas le cas – il l’a bien assez dit à son lecteur ! – de Jean-JacquesRousseau, qui ne peut faire autrement qu’accorder la préséance au sen-timent vertueux suscité par l’ambition d’une concorde universelle. Toutautre commencement serait pour lui le signe d’une âme indifférente,voire cynique. L’enthousiasme, en l’espèce, est l’expression même dela moralité : la paix perpétuelle est d’abord une idée née de la sensibi-lité morale, une idée du cœur.

C’est donc d’abord et avant tout une idée, que la raison, dans lesecond mouvement de la méditation, ne peut considérer qu’à distance,froidement. À rebours de l’enthousiasme, elle juge que ce projet n’estqu’« illusion37 ». Mais, si elle semble pourvoyeuse d’amertume, laraison n’en est pas moins, comme le sentiment, témoin d’une fidélité ;fidélité, cette fois, au réel. Il faut avoir été ému par l’idée d’une paixentre les hommes, mais il importe davantage d’être capable de voir etde dire que la rêverie n’est que « l’image d’une félicité qui n’estpoint38 ». Cette entrée en matière semble faire craindre le pire pour leprojet lui-même : n’est-il pas, dès l’abord, réputé chimérique?

La première thèse apparaissant à la suite de cette entrée en matièreporte, elle aussi, la marque de la pensée de Rousseau davantage quecelle de l’abbé de Saint-Pierre. On peut la résumer comme suit : lesrelations qu’un gouvernement doit avoir avec les autres gouvernementsvont à l’encontre de son perfectionnement propre. Selon Rousseau, cequi lui fait obstacle provient en effet « moins de sa constitution que deses relations extérieures», de sorte qu’il faut toujours «songer plus à lemettre en état de résister aux autres qu’à le rendre parfait en lui-même39 ». Un État perd donc de vue, dans l’opposition avec les autres

36. Voir Principes du droit de la guerre, p.!87-88.37. Projet de paix perpétuelle, in Principes du droit de la guerre, p.!87.38. Ibid., p.!87.39. Ibid., p.!88.

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États, la nécessité de son propre perfectionnement. Dans l’Extrait quinous intéresse, Rousseau n’explique qu’à demi-mots cette oppositionentre États. Le caractère lacunaire du propos peut toutefois être aisé-ment compensé par le recours aux autres écrits de l’auteur. On com-prend alors que, pour lui, un gouvernement repose, par hypothèse, surun pacte social établissant entre les contractants un ordre civil et une fin(la Cité elle-même), tandis que, sur le plan extérieur, l’État n’estconfronté qu’à la violence d’un rapport de force qui est précisément lelieu de toutes les guerres. C’est en effet la conviction profonde de Rous-seau, dont on trouve l’écho dans tous ses écrits de philosophie poli-tique (publiés ou non), que l’état de guerre, loin de provenir de l’étatnaturel, provient de l’état social lui-même. Dans l’Extrait qui nous inté-resse, cette conviction est exprimée comme suit : «chacun de nous [est]dans l’état civil avec ses concitoyens et dans l’état de nature avec toutle reste du monde»; «en nous unissant à quelques hommes, nous deve-nons réellement ennemis du genre humain40 ».

Loin d’être appelée par la justification des propositions de Saint-Pierre, cette thèse décisive, qui commande toute la discussion ulté-rieure, atteste qu’en réalité Rousseau reprend ici le combat de longuehaleine qui l’oppose aux idées de Hobbes (1588-1679) – telles, dumoins, qu’il se les présente. Depuis le Discours sur l’origine et les fon-dements de l’inégalité parmi les hommes (1754) jusqu’au Contratsocial et l’Émile, Hobbes est toujours désigné comme premier adver-saire théorique dans chacun des écrits de Rousseau portant sur la condi-tion sociale. Dans les Principes du droit de la guerre, manuscrit récem-ment reconstitué sur la base de ce que l’on croyait être des brouillonssans ordre, on retrouve la condamnation de « l’horrible système deHobbes», et l’affirmation, « tout au rebours de son absurde doctrine,que bien loin que l’état de guerre soit naturel à l’homme, la guerre estnée de la paix ou du moins des précautions que les hommes ont prisespour s’assurer une paix durable41 ». La netteté du propos traduit un

40 Ibid., p.!88.41. Principes du droit de guerre, p.!70. Bien que ces Principes constituent à stric-

tement parler une réorganisation de fragments sur la guerre déjà connus (publiés dansO.C. III, p.!601-616 et 1899-1904), ils forment un écrit inédit et cohérent (quoiqueinachevé) de Rousseau sur cette problématique – et même le seul à vrai dire. Les pagesdu manuscrit n’étant ni liées, ni numérotées, divers enchaînements pouvaient étaientproposés, jusqu’à ce que la découverte d’un inédit et une attention particulière portéeau papier, à son mode de pliage, ainsi qu’à l’écriture de l’auteur dans les différentstextes existants, permettent de rétablir – selon toute vraisemblance – l’ordre origineldu manuscrit. Les éditeurs des Principes penchent pour une rédaction de cet écrit avantmême les différents textes sur l’abbé de Saint-Pierre, d’ailleurs absent des référencesde Rousseau.

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jugement sans appel. On remarquera, toutefois, que Rousseau partageplus avec la pensée de Hobbes qu’il ne veut bien dire. Ils s’entendentnotamment sur le rôle des passions en politique, comme sur la fictiond’une sortie de l’état de nature par l’état social. Mais, si l’on en croitRousseau, ce dernier point les oppose davantage qu’il ne les rap-proche :

Je l’ai dit et ne puis trop le répéter : l’erreur de Hobbes et des philo-sophes est de confondre l’homme naturel avec les hommes qu’ils ontsous les yeux et de transporter dans un système un être qui ne peut sub-sister que dans un autre.!L’homme veut son bien-être et tout ce qui peuty contribuer, cela est incontestable. Mais naturellement le bien être del’homme se borne au nécessaire physique : car quand il a l’âme saine etque son corps ne souffre pas, que lui manque-t-il pour être heureux selonsa constitution ? Celui qui n’a rien désire peu de choses, celui qui necommande à personne a peu d’ambition. […] Un philosophe superficielobserve des âmes cent fois repétries et fermentées dans le levain de lasociété et croit avoir observé l’homme42.

L’erreur de Hobbes est d’observer la malignité de l’homme sans lacomprendre ; selon lui, c’est parce que les hommes sont naturellementenclins au mal qu’ils doivent être soumis à l’autorité de la Loi. Rous-seau s’étonne : comment Hobbes ne voit-il pas que les hommes qu’ila sous les yeux, ses contemporains, sont au contraire mauvais à mesurequ’ils sont sociables ? Il opposera toujours à Hobbes sa convictionintime, profondément ancrée dans toute son œuvre : l’humanité n’estsortie de l’état de nature que pour son malheur. Certes, on n’insisterajamais assez sur le caractère hypothétique, au sens propre du terme, del’état de nature selon Rousseau. Il n’en demeure pas moins que l’hy-pothèse de la bonté de l’état de nature constitue à bien des égards lesocle de sa pensée. Elle a valeur de principe explicatif systématique,mais aussi, simultanément, de réquisitoire moral : d’une part, la sortiede l’état de nature explique l’essor des arts, des sciences, de la culture,bref, de tous les artifices humains par lesquels les humains entendentparaître ce qu’ils ne sont pas. D’autre part, elle condamne ces mêmesartifices et efforts, parce qu’ils sont autant d’efforts pour s’arracher àla simplicité naturelle. Les défauts et passions de l’humanité provien-nent de la sociabilité même, puisqu’ils sont nés de l’incapacité à trouveren soi-même le bonheur : le vœu de se comparer sans cesse aux autres,l’incapacité à évaluer sa propre existence indépendamment des critèressociaux (parmi lesquels dominent les signes extérieurs relatifs à lagloire, au pouvoir) ont pris le pas sur l’innocence originelle. Celle-ci

42. Ibid., p.!73.

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est à la fois bonté originelle et neutralité morale : des êtres isolés, queseules des relations épisodiques (notamment sexuelles) rapprochentn’ont en effet pas conscience de leur innocence. De nature, ils sontinnocents, parce qu’ils sont indépendants les uns des autres. L’amourde soi (c’est-à-dire le souci de conservation de soi) et la pitié formenttoute la morale de l’homme naturel ; tandis que, dans l’état social, c’estl’amour-propre qui constitue le principal ressort et mobile de l’actionde chacun43.

Puisque l’état de nature qu’il décrit n’existe plus et n’a jamais puêtre observé nulle part – pas même dans les sociétés dites primitives –,il est clair, pour Rousseau, que la violence des relations humainesdécrites par Hobbes tient précisément à ce qu’elles sont des relationssociales. Mais même sorti des mains de la nature et livré à ses passions,l’homme ne se livre pas une guerre à lui-même : « la constitution decet univers ne permet pas que tous les êtres sensibles qui le composentconcourent à la fois au bonheur mutuel, mais le bien-être de l’un faisantle mal de l’autre, chacun selon la loi de nature se donne à lui-même lapréférence et, quand il travaille à son avantage au préjudice d’autrui, àl’instant la paix est troublée à l’égard de celui qui souffre ; […] quandun être intelligent voit que ce mal lui vient par la mauvaise volontéd’un autre il s’en irrite et cherche à repousser son auteur ; de là naissentla discorde, les querelles, quelque fois les combats et point encore laguerre44 ». Les derniers mots livrent le sens de l’ensemble : il y aurait,à en croire Rousseau, abus de langage à parler comme le fait Hobbesde guerre naturelle de chacun contre tous, puisqu’à l’état de nature, laviolence, même meurtrière, n’est pas radicale au point d’introduire lahaine de l’humanité en chacun. L’homme, note-t-il, n’est pas féroce aupoint de tuer un semblable endormi, ou de s’affliger de la naissance deses enfants. Dans l’état social, la violence entre particuliers aboutit toutau plus aux duels, mais reste en deçà de cette « guerre généraled’homme à homme » dans laquelle, à en croire Hobbes, l’espècehumaine tout entière semblerait vouée à s’autodétruire, si un État nevenait à être constitué45. Il faudrait au contraire admettre, pour biencomprendre le phénomène guerrier, que «de la première société formée

43. Voir O.!C., III, p.!126, p.!219.44. Principes du droit de la guerre, p.!71 (nous soulignons).45. Ibid., p.!75. Rousseau n’oublie pas que la guerre désigne une entreprise dans

laquelle la rationalisation de la violence est maximale : « la guerre ne consiste pointdans un ou plusieurs combats non prémédités, pas même dans l’homicide et le meurtrecommis par un emportement de colère, mais dans la volonté constante réfléchie etmanifestée de détruire son ennemi. Car pour juger que l’existence de cet ennemi estincompatible avec notre bien être, il faut du sang froid, et de la raison […] » (ibid.,p.!71).

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s’ensuit nécessairement la formation de toutes les autres. Il faut en fairepartie ou s’unir pour lui résister. Il faut l’imiter ou se laisser engloutirpar elle. Ainsi toute la face de la terre est changée ; partout la nature adisparu ; partout l’art humain a pris sa place ; l’indépendance et laliberté naturelle ont fait place aux lois et à l’esclavage, il n’existe plusd’Être libre ; le philosophe cherche un homme et n’en trouve plus46 ».

Ce dernier propos semble appeler des considérations portant sur ledroit politique, comme dans le premier livre du Contrat social : puisquel’état social existe et qu’il constitue désormais la voie d’accomplisse-ment de l’humanité, il importe au plus haut point d’établir la légitimitédu corps politique. Mais Rousseau ne s’étend ni dans les Principes dudroit de la guerre, ni dans les écrits relatifs au projet de paix perpé-tuelle de Saint-Pierre sur la question du droit politique. Il se soucie seu-lement de montrer que l’état social n’instaure l’ordre ad intra que parcequ’il étend la violence des relations humaines ad extra. La citation pré-cédente indiquait déjà que Rousseau explique cet état de fait par l’im-possibilité d’être neutre à l’égard de l’entité sociale : on doit y appar-tenir ou s’y opposer. La raison de cette alternative tranchée tient encoreune fois à la nature même du corps social : alors que l’homme naturelne peut jamais étendre ses forces au-delà des limites fixées par lanature, l’État est un « corps artificiel».

[Il n’a donc] «nulle mesure déterminée ; la grandeur qui lui est propre estindéfinie, il peut toujours l’augmenter ; il se sent faible tant qu’il en estde plus forts que lui. Sa sûreté, sa conservation demandent qu’il se rendeplus puissant que tous ses voisins ; il ne peut augmenter, nourrir, exercerses forces qu’à leurs dépends et, s’il n’a pas besoin de chercher sa sub-sistance hors de lui-même, il y cherche sans cesse de nouveaux membresqui lui donnent une consistance inébranlable. Car l’inégalité des hommesa des bornes posées par les mains de la nature, mais celle des sociétéspeut croître incessamment jusqu’à ce qu’une seule absorbe toutes lesautres. Ainsi la grandeur du corps politique étant purement relative, il estforcé de se comparer sans cesse pour se connaître ; il dépend de tout cequi l’environne et doit prendre intérêt à tout ce qui s’y passe, car il auraitbeau vouloir se tenir au-dedans de lui sans rien gagner ni perdre ildevient petit ou grand ou faible ou fort selon que son voisin s’étend ouse resserre et se renforce ou s’affaiblit47 ».

Ce texte, dont il faut rappeler le caractère inachevé, ne laisse pasd’être révélateur du pessimisme de Rousseau à l’égard de l’État : loinde renvoyer aux seuls Princes la responsabilité des guerres dans les-

46. Ibid., p.!76.47 Ibid., p.!77 (la ponctuation, lacunaire dans le texte de Rousseau, a été ici com-

plétée).

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quelles meurent les sujets (Rousseau sait aussi les accabler à l’occa-sion !)48, il désigne le corps politique lui-même comme l’origine desconflits49. Tout se passe comme si ce corps artificiel maintenait en luiles faiblesses de l’individu considéré à l’état social : soucieux jusqu’àl’anxiété de se connaître et de déterminer sa valeur, il n’a d’autremoyen pour le faire que de mesurer ses forces – jamais ses vertus ! – àcelles des autres. Vertueux seulement pour les sujets qui le constituent,le corps politique, dès lors qu’il se considère parmi les autres entitéscollectives, retombe dans un état intermédiaire situé quelque part entrel’état de nature à strictement parler et l’état social accompli – celui danslequel les États eux-mêmes existeraient les uns vis-à-vis des autres dansun cadre juridique contractuel. Dans l’Extrait du Projet de paix perpé-tuelle dont nous sommes partis, Rousseau pressent bien que le cosmo-politisme de Saint-Pierre, encore balbutiant, représente vraisemblable-ment l’issue politique concrète de cette impasse : « s’il y a quelquemoyen de lever ces dangereuses contradictions [Rousseau vient d’af-firmer qu’en s’unissant les uns aux autres pour former société, leshommes engendrent les guerres qu’ils entendaient précisément éviter],ce ne peut être que par une forme de gouvernement confédérative, qui,unissant les Peuples par des liens semblables à ceux qui unissent lesindividus, soumette également les uns et les autres à l’autorité deslois50 ». Rousseau peut donc affirmer qu’en matière de constitutionpolitique, « on en a fait trop ou trop peu pour notre bonheur » : trop,puisqu’à tout prendre il n’était pas nécessaire de quitter l’état de nature ;trop peu, puisque les hommes ont encore peu cheminé sur la voie de la

48. Évoquant les dédommagements que les Princes pourraient trouver au renon-cement de leur prétendu droit à la guerre, Rousseau écrit dans!l’Extrait du projet depaix perpétuelle de Monsieur l’abbé de Saint-Pierre : « Je n’oserais répondre avecl’Abbé de Saint-Pierre : que la véritable gloire des Princes consiste à procurer l’utilitépublique, et le bonheur de leurs sujets ; que tous leurs intérêts sont subordonnés à leurréputation ; et que la réputation qu’on acquiert auprès des sages, se mesure sur le bienque l’on fait aux hommes» (Principes du droit de la guerre, p.!105). À la censure luidemandant de changer « je n’oserais » en « j’oserais », Rousseau répondit avecpanache : « je ne puis absolument pas dire j’oserais attendu qu’il n’est pas vrai quej’oserais. Mais je vous propose sur ce mot un accommodement : que je n’oserais soitlaissé dans le texte, et qu’on mette j’oserais par errata. Le texte sera ma pensée ; l’er-rata celle du censeur» ! (cité par C.!SPECTOR, «Le projet de paix perpétuelle de Saint-Pierre à Rousseau», Principes du droit de la guerre, p.!233. Rousseau souligne).

49. Le Contrat social énonce la même certitude : « la guerre n’est donc point unerelation d’homme à homme, mais une relation d’État à État, dans laquelle les particu-liers ne sont ennemis qu’accidentellement, non point comme hommes ni même commecitoyens, mais comme soldats ; non point comme membres de la patrie, mais commeses défenseurs» (O.!C., III, p.!357).

50. Extrait du Projet de paix perpétuelle de Monsieur l’abbé de Saint-Pierre,p.!88.

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socialisation : il leur reste à établir une juridiction qui s’étendrait auxrapports entre les États eux-mêmes51.

Le projet éducatif de Rousseau appelait déjà à en faire soit moins,soit davantage, de façon à suivre soit la nature, soit la société :«entraînés par la nature et par les hommes dans des routes contraires,forcés de nous partager entre ces diverses impulsions, nous en suivonsune composée qui ne nous mène ni à l’un ni à l’autre but. Ainsi com-battus et flottants durant tout le cours de notre vie, nous la terminonssans avoir pu nous accorder avec nous, et sans avoir été bons ni pournous ni pour les autres52 ». Fort d’une éducation qu’il estime fondéesur l’observation de l’homme et l’hypothèse de la bonté naturelle,Rousseau appelle par conséquent son Émile à devenir « l’hommenaturel» soustrait dans un premier temps aux institutions sociales afind’être authentique, pour lui-même d’abord, puis pour les autres. Il n’ensera, dit Rousseau, que meilleur citoyen. On ne sera pas surpris que,dans son programme éducatif, le chapitre relatif à la philosophie poli-tique et à ses principes se réduise à l’affirmation selon laquelle lessociétés se font la guerre parce qu’elles sont sociétés – affirmationentraînant une nouvelle fois le constat selon lequel on en a fait « tropou trop peu dans l’institution sociale53 ». Dans ce programme d’éduca-tion politique d’Émile, au terme des questions que le tuteur projette delui faire poser (questions dont il livre à l’avance les réponses, tant ilest sûr de l’éducation naturelle qu’il a jeté les bases), on en arrive à ladéfinition du contrat social (reprenant, mot pour mot, des passages del’ouvrage éponyme), puis aux rapports des sociétés entre elles. Or dansce texte, Rousseau doute davantage encore de la possibilité d’une issueinstitutionnelle : «nous examinerons […] si les individus soumis auxlois et aux hommes, tandis que les sociétés gardent entre elles l’indé-pendance de la nature, ne restent pas exposés aux maux des deux étatssans en avoir les avantages, et s’il ne vaudrait pas mieux qu’il n’y eûtpoint de société civile au monde que d’en avoir plusieurs54 ». Touterhétorique, cette dernière question montre que l’optimisme de Rous-seau à l’égard de la possibilité d’une éducation naturelle (Émile) ou del’institution d’une cellule familiale vertueuse (La Nouvelle Héloïse),ou de l’existence d’un Contrat social s’arrête aux limites au-delà des-quelles la théorie de la souveraineté politique doit se confronter àl’existence des autres États.

51. Ibid., p.!88.52. Émile, O.!C., IV, p.!251.53. O.!C., III, p.!848.54. Ibid., p.!848.

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Il faut aller plus loin et affirmer qu’avant même d’aborder la ques-tion des relations interétatiques, la pensée politique de Rousseau parais-sait condamnée à l’ambiguïté, dans l’exacte mesure où elle ne parvientpas à soutenir ensemble la bonté de l’état social et celle de l’état denature. On a dit que chez Rousseau, la fiction d’un état de nature permetde saisir, par contraste, la vraie nature de l’état social, ce dernier étantà la fois l’expression d’un mal et sa solution. Il est l’expression d’unmal, en ceci qu’il est fondé sur le constant besoin qu’a l’homme de semesurer à l’échelle de l’autre. Mais il est également le remède : puisquel’humanité est définitivement sortie des mains de la nature, il ne fautpas (comme Rousseau le répète à l’envi) être naturel à demi, ni civiliséà demi, car la fin de l’homme est désormais la Cité, à laquelle une autrefiction, celle du pacte social originel cette fois, donne corps. Or, si laperfectibilité de l’homme peut rendre crédible une éducation (Émileencore), elle semble incapable de donner naissance à une constitutionpolitique juste. Il n’y a pas d’État juste, précisément parce qu’il n’y apas chez Rousseau de sociabilité désirable. « L’homme, au fond, n’anul rapport nécessaire avec ses semblables » : cette affirmation, tiréedes Principes du droit de la guerre, montre que Rousseau n’a jamaisrenié ses deux premiers discours dans lesquels il décrivait, tout en laregrettant, la formation de la société humaine55. Chez lui, la sociabilitén’est aucunement le lieu d’un accomplissement de l’humanité. Ellen’est jamais qu’un pis-aller. L’apparition de la société est purementcontingente : il est évident que la nature n’a rien fait pour encouragerla sociabilité, qui provient des circonstances et non d’une fin naturelle.Le contrat social a certes pour vertu d’engager les hommes à progresserpar le droit dans une sociabilité désirée, où ne domine plus le fort. Maisil est contredit par l’ensemble de l’œuvre de Rousseau, qui démentmille fois la possibilité d’un bonheur social. Il n’est de bonheur quedans l’individu solitaire, ou dans l’intégration du sujet dans une volontégénérale qui n’est au fond qu’une autre forme d’individu, assez mons-trueuse au demeurant, puisqu’il s’agit d’un individu collectif où la plu-ralité n’a pas de place, où sont bannis les corps intermédiaires, lespartis, les associations. Fasciné jusqu’à l’obsession par l’unité du corpspolitique, Rousseau a travaillé à la refondation théorique d’États qu’ilsouhaite petits et autonomes. Les États-Cités avaient sa faveur, non enraison d’une quelconque prédilection, mais bien en raison d’une néces-sité induite par sa conception même du politique : l’État idéal doitéchapper aux relations interétatiques comme l’individu doit se sous-traire, pour son profit, aux relations sociales. Petit, l’État est un quasi-individu, caché aux yeux des autres : pour l’État comme pour l’indi-

55. Principes du droit de la guerre, p.!76.

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vidu, il n’est de bonheur que dans l’autarcie. Et surtout, dans un telÉtat, la métaphore du corps politique s’avère sensée : tous peuventeffectivement se compter comme les membres d’un seul corps. Plus lecorps politique est étendu, moins cela sera possible. Rousseau aexprimé cet avis à de multiples reprises ; il le réitère encore dans nosPrincipes du droit de la guerre, en comparant une fois de plus l’étatsocial et l’état de nature : « la différence de l’art humain à l’ouvrage dela nature se fait sentir dans ses effets, les citoyens ont beau s’appelermembres de l’État, ils ne sauraient s’unir à lui comme de vraismembres le sont au corps ; il est impossible de faire que chacun d’euxn’ait pas une existence individuelle et séparée, par laquelle il peut seulsuffire à sa propre conservation ; les nerfs sont moins sensibles que lesmuscles et ont moins de vigueur, tous les liens sont plus lâches, lemoindre accident peut tout désunir56 ».

Rousseau est conscient que la violence n’est jugulée au cœur de lacité qu’en raison du monopole que l’État s’attribue : au sein de lasociété civile, la violence est légitime pour peu qu’elle émane réelle-ment de la souveraineté du peuple. L’État est seul désormais à pouvoiruser de la force, au point que Rousseau accepte de légitimer par prin-cipe tout appel à la guerre!lancé par lui : « qui veut conserver sa vieaux dépends des autres doit la donner aussi pour eux quand il le faut.Or le citoyen n’est plus juge du péril auquel la loi veut qu’il s’expose,et quand le prince dit : il est expédient que tu meures, il doit mourir,puisque ce n’est qu’à cette condition qu’il a vécu en sûreté jusqu’alors,et que sa vie n’est plus seulement un bienfait de la nature, mais un donconditionnel de l’État57 ». Cette conception du politique – où toutconduit à une unique « personne publique» – conduit Rousseau (on l’adit) à la certitude de voir la guerre, évitée au sein de la société danslaquelle le contrat a donné naissance à l’État, rejaillir fatalement surles Nations voisines58. Étrange séquence que celle-ci : le fait social estmauvais, eu égard à l’état naturel individuel. En tant qu’il donne nais-sance à l’État qui règle l’existence de la première société où dominel’injustice de la loi du plus fort, il est en revanche remède ; puis il est ànouveau mal, au plan des relations entre États qui demeurent liés pardes liens naturels. La Cité a expulsé hors de son sein la distinctionami/ennemi, sans s’avérer capable pour autant d’élargir le contrat àl’échelle cosmopolitique. Rousseau n’est pas parvenu à résoudre ceproblème, dont il savait sans doute qu’il était au cœur de sa philosophie

56. Ibid., p.!77 (nous avons complété la ponctuation et souligné).57. Contrat social, O.!C., III, p.!376. Comment la sauvegarde de l’État ne condui-

rait pas dans ces conditions aux guerres patriotiques?58. Contrat social, O.!C., III, p.!361.

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politique. Son texte inédit se clôt sur ce paradoxe par lequel Rousseaua paralysé sa propre pensée politique s’agissant de la guerre et de lapaix : «Si le pacte social pouvait être tranché d’un seul coup, à l’ins-tant il n’y aurait plus de guerre59 ». Il n’a pas achevé ce texte, sans douteparce qu’il n’a pas pu soutenir la nécessité du Contrat social à la foisdu point de vue des citoyens qui le forment et du point de vue des Étatsvoisins. Parti du constat accablant selon lequel il n’y a de guerre, à pro-prement parler, qu’entre États, il n’est pas parvenu à traduire sa concep-tion politique à l’échelle cosmopolitique – malgré l’intérêt qu’il portaità la pensée de Saint-Pierre, en définitive trop différente de la sienne. Ils’avère qu’il ne pouvait pas penser la paix perpétuelle, non seulementparce qu’il plaçait au-dessus de tout la souveraineté de la Cité, laquellese mesure à son droit de faire légitimement la guerre sur ses frontières,mais surtout parce qu’il estime en définitive qu’une juste constitutionpolitique, déjà difficilement praticable à l’échelle de l’État, est totale-ment irréalisable à l’échelle entre les États.

Reprenons une dernière fois ces deux points l’un à la suite del’autre. Bien qu’il ait été considéré comme l’un des inspirateurs de laRévolution par les acteurs qui l’ont conduite, Rousseau n’a pas étérévolutionnaire et n’a jamais prétendu l’être. L’un des paradoxes de saphilosophie politique tient au fait qu’il ait voulu démontrer que seul ledroit peut fonder un État légitime – émanation directe de la souverai-neté du peuple – sans avoir jamais voulu lui-même changer quoi quece soit aux institutions politiques existantes. Rousseau se décrit d’ail-leurs dans ses Dialogues avec lui-même comme un conservateur : « Ila toujours insisté […] sur la conservation des institutions existantes,soutenant que leur destruction ne ferait qu’ôter les palliatifs en laissantles vices et substituer le brigandage à la corruption60 ».

On comprend dès lors que Rousseau, déjà sceptique à l’égard duprojet de Saint-Pierre dans l’Extrait, devienne franchement critiquedans le Jugement sur la paix perpétuelle. Il ne fait aucun doute pour luique les Princes n’auront que faire de la démonstration de leur intérêtrationnel supposé :

Distinguons donc en politique ainsi qu’en morale l’intérêt réel de l’in-térêt apparent ; le premier se trouverait dans la paix perpétuelle, cela estdémontré dans le projet ; le second se trouve dans l’état d’indépendanceabsolue qui soustrait les Souverains à l’empire de la loi pour les sou-mettre à celui de la fortune. […] Toute l’occupation des Rois, ou de ceuxqu’ils chargent de leur fonction, se rapporte à deux seuls objets, étendre

59. Principes du droit de la guerre, p. 81.60. Rousseau juge de Jean-Jacques. Dialogues, III, cité par J.!STAROBINSKI, «Jean-

Jacques Rousseau», Histoire de la philosophie II/2, Paris, Gallimard, 1973, p.!709.

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Page 19: LA GUERRE ET LA PAIX PERPÉTUELLE DE L’ABBÉ DE SAINT-PIERRE À ROUSSEAU · 2016-03-08 · philosophique, juridique et politique du XVIIIe siècle. Il a notamment exercé une profonde

la domination au-dehors et la rendre plus absolue au-dedans ; toute autrevue, ou se rapporte à l’une de ces deux, ou ne leur sert que de prétexte61.

Dans ce contexte, l’appel à former une Diète des États où se juge-raient leurs différends n’est qu’un doux rêve : « je demande s’il y a unseul Souverain qui, borné ainsi pour jamais dans ses projets les pluschéris, supportât sans indignation la seule idée de se voir forcé d’êtrejuste, non seulement avec les étrangers, mais même avec ses propressujets62 ». Plus grave encore étant donné l’intention du projet lui-même : ne faudrait-il pas renoncer purement et simplement à un projetdont on ne voit pas comment il pourrait ne pas engendrer de conflitsplus cruels encore que la situation à laquelle il entend remédier ? LeJugement s’achève en effet par ces mots, qui portent le coup de grâce :

Admirons un si beau plan, mais consolons-nous de ne pas le voir exé-cuter ; car cela ne peut se faire que par des moyens violents et redouta-bles à l’humanité. On ne voit point de ligues fédératives s’établir autre-ment que par des révolutions ; et sur ce principe, qui de nous oserait diresi cette ligue européenne est à désirer ou à craindre? Elle ferait peut-êtreplus de mal tout d’un coup qu’elle n’en préviendrait pour des siècles63.

Chez Rousseau, la guerre entre les États, fatalement portés àl’épreuve de force, fait figure de mal politique, sans qu’il semble existerpour autant de bonheur politique. La guerre est un mal au second degré ;elle est le mal du mal politique, parce qu’il semble impossible à Rous-seau de supposer réellement, pratiquement, une finalité de la politiquelui permettant de dire, à l’instar d’Aristote ou de Ricœur, que l’exis-tence politique est bonne en elle-même. Il peut encore moins affirmerl’existence d’une fin de la nature qui s’appuierait sur les conflits et lesavancées de la raison pour faire émerger la paix perpétuelle. Cet espoir,celui de Kant, Rousseau le condamne à l’avance. Tout se passe commes’il y avait, dans la pensée de Rousseau, un blocage anthropologiquel’empêchant de valoriser pleinement l’interdépendance des hommes.Le malheur de cette pensée, c’est de ne pouvoir dépasser cette luciditédésespérée qui l’enjoint, croit-il, à ne situer le bonheur que sur un planstrictement individuel. La paix de Rousseau, c’est la paix de l’hommeretranché, justifiant ses rêveries solitaires par le sentiment d’indignationque suscite en lui la corruption de la société.

Daniel FREYFaculté de Théologie protestante

Université de Strasbourg

61. Jugement sur la paix perpétuelle, in Principes du droit de la guerre, p.!117-118.

62. Ibid., p.!118.63. Ibid., p.!126.

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