101
HORLIEU éditions INTROUVABLE La Lettre Horlieu-(X) n°5 Numéro de revue publié le 1er trimestre 1997. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et repro- duites à l’exclusion de toute exploitation commerciale. La reproduc- tion devra obligatoirement mentionner l’auteur, le nom du site ou de l’éditeur et la référence électronique du document. Document accessible à l’adresse suivante: www.horlieu-editions.com/revues-Horlieu/revues-horlieu-x.html#n5-6 © les auteurs http://www.horlieu-editions.com [email protected]

La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

  • Upload
    others

  • View
    7

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

HORLIEUéditions

INTRO

UVABLE

La Lettre Horlieu-(X) n°5

Numéro de revue publié le 1er trimestre 1997.

Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et repro-duites à l’exclusion de toute exploitation commerciale. La reproduc-tion devra obligatoirement mentionner l’auteur, le nom du site ou del’éditeur et la référence électronique du document.

Document accessible à l’adresse suivante:www.horlieu-editions.com/revues-Horlieu/revues-horlieu-x.html#n5-6 © les auteurs

http://[email protected]

Page 2: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

Philippe BOYER

Eric CLEMENS

Jacques RANCIERE

Véronique TORNATORE

Danielle COLLOBERT

Liliane GIRAUDON

Pierre ROTTENBERG

Giorgio MANGANELLI

Marc LADOR Bernard NOËL

Natacha MICHEL

HORLIEU-(X)

N° 5Revue Trimestrielle

Page 3: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

LA LETTRE HORLIEU - (X)

N° 5

SOMMAIRE

____________

Le silence des sirènesKafka...............................................................................3Les obsidiennesPhilippe Boyer................................................................5

L’AnnaEric Clémens.................................................................13

Mallarmé, un poète infiniment attentif à son tempsEntretien avec Jacques Rancière.................................23

Mes dessins ou l’histoire qui nous arriveVéronique Tornatore.....................................................40

Notre affaire pourrait être la suivantePierre Rottenberg.........................................................44

Lettre à Pierre Rottenberg Liliane Giraudon .........................................................54

Introuvable : Histoire de l’œilDanielle Collobert........................................................58

Quelques raisons pour ne pas signer les pétitionsGiorgio Manganelli.....................................................64

Autour de La maladie de la chair, échange épistolaire Marc Lador / Bernard Noël.........71

Le temps de la penséeNatacha Michel............................................................82

Les Cantos (Extrait)

Ezra Pound..........................................................................94

1

Page 4: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

L'errance, l'exil et la place,dans leur relation à toute

forme de loi et d'organisation, seront aux carrefours de nos

chassés-croisés : lieuxincertains, lieux abandonnés,lieux imposés, lieux à recréer

ou lieux à occuper.Jean Louis Giovannangeli

(Détours & Retours JOYCE ET ULYSSESPresses Universitaires de Lille)

2

Page 5: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

KAFKA

Le silence des sirènes

Voilà la preuve que des moyens insuffisants, voireenfantins, peuvent servir au salut :

Pour se préserver des Sirènes, Ulysse se boucha lesoreilles avec de la cire et se fit enchaîner au mât.Depuis toujours les voyageurs auraient tous pu enfaire autant, sauf ceux que les Sirènes appelaient detrop loin, mais on savait dans le monde entier que cemoyen était inefficace. Le chant des Sirènes traversaittout, et la passion des hommes qu’elles tentaient eûtbrisé bien d’autres obstacles que des chaînes et unmât. Ulysse n’y pensa pas. Il se fia entièrement à sapoignée de cire et à son paquet de chaînes et, plein del’innocente joie que lui causait son petit moyen, il allaau-devant des Sirènes.

Mais les Sirènes ont une arme plus terrible encoreque leur chant : c’est leur silence. On peut imaginer, lefait ne s’est pas produit, mais il est concevable, quequelqu’un ait réchappé de leur chant ; de leur silencecertainement non. Rien de terrestre ne saurait résisterau sentiment de les avoir vaincues et à l’orgueilirrésistible qui en naît.

Et de fait, quand Ulysse vint, les puissanteschanteuses ne chantèrent pas, soit qu’elles crussentque le seul silence pouvait venir à bout d’un semblableadversaire, soit que l’aspect de la félicité qui sepeignait sur le visage du héros, qui ne pensait qu’à sacire et à ses chaînes, leur fit oublier tout leur chant.

Mais Ulysse, pour ainsi dire, n’entendit même pasleur silence, il crut qu’elles chantaient et qu’il était leseul qui fût préservé de les entendre. Il aperçutd’abord leurs cous qui ondulaient, leurs poitrines quisoupiraient, leurs yeux pleins de larmes et leursbouches entrouvertes, mais il pensa que tout celafaisait partie de la mimique des chansons qu’iln’entendait pas.

3

Page 6: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

Tout s’effaça bientôt devant ses yeux qu’il dirigeaitsur l’horizon, et les Sirènes disparurent à la lettre enface de sa résolution ; quand il passa le plus prèsd’elles, elles étaient déjà oubliées.

Mais elles - plus belles que jamais, s’étiraient, setournaient, laissaient flotter au vent leurs cheveuxpleins d’écume, et détendaient leurs griffes sur le roc.Elles ne songeaient plus à séduire. Elles ne voulaientplus que surprendre aussi longtemps qu’ellespourraient le reflet des grands yeux d’Ulysse.

Si les Sirènes étaient conscientes, elles auraientdisparu ce jour-là mais elles restèrent ; seul Ulysseleur a échappé.

La légende ajoute d’ailleurs un appendice à cettehistoire. Ulysse, dit-elle, était si fertile en invention,c’était un si rusé compère que la Destinée elle-mêmene pouvait lire dans son coeur. Peut-être, encore que lachose passe l’entendement humain, peut-être a-t-ilréellement vu que les Sirènes se taisaient et n’a-t-ilfait que simuler, pour leur opposer, et aux dieux,l’attitude que nous avons dite, comme une sorte debouclier.

(trad. A. Vialatte)

4

Page 7: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

Philippe BOYER

Les obsidiennes

Oui, c’est ainsi et je n’y peux rien, non je n’ai pasrêvé. Tout juste à l’instant tombés sous la plume, enréalité plus mystérieusement parvenus jusque là etsans aucun lien l’un avec l’autre, au moins à premièrevue, deux mots : Vecteur . Noir.

Voilà qui commence mal.J’ai dit déjà à plusieurs reprises ces moments où

les mots se défont, se délitent sur eux-mêmes en deminuscules implosions, disparus avant d’apparaître.J’ai dit le blanc teigneux de la page quand elle sepique d’humeurs noires, ne laissant plus rien venir,refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent,absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans leblanc jusqu’à disparaître. Eh bien j’en suis là, enpanne d’un commencement ou d’un recommencement,sans mots. Chien de chasse en arrêt sur une traceperdue. Sans mots comme d’autres restent sans voix,une sorte d’aphasie ou plus exactement d’agraphie.

L’entreprise se jauge ici à l’aune d’une obscureardeur lovée sur elle-même autour d’un trou noir. Aumoins pour commencer, sans préjuger des suites,déploiements, arborescences, embranchements,rhizomes. Ainsi va le travail, par esquisses etbrouillons, la forme viendra plus tard si elle vientjamais, quoiqu’à l’oeuvre déjà sous les surfaces sansque rien ne permette encore de s’en faire la moindreidée. Nous savons bien nous autres, modestes artisansdes fictions improbables, qu’en nos tâtonnementsaveugles, nous ne nous soucions pas tant d’acheverl’ouvrage que d’exorciser nos démons. J’avance ici àpas perdus sur le bord d’une question dont s’esquiveen silence la réponse informulable.Le blanc de la page, insistons, lisse, doux, frémissant,

5

Page 8: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

autant que le blanc de votre peau, India, encore quechocolat clair, sont surfaces également assoiffées, nedemandant qu’à se laisser rayer vigoureusement d’undoigt ou d’une plume, de quoi faire oublier les désertsde pierres, les steppes enneigées, la traversée desbanquises où dérivent des icebergs en lame decouteau. Assez pour croire que nous n’avons pas tout-à-fait perdu le goût de la révolte et des combats del’ombre.

Noir et blanc. Noir sur blanc.Nous savons bien qu’à fréquenter assidûment les

surfaces blanches, c’est toujours au noir que nousavons à faire. Le trou, le dragon, la femme ou l’encrebattant également pavillon noir. La bataille estincertaine, tant de guet-apens aux détours deschemins. Une femme en noir depuis longtemps hanteces pages, je l’imagine au crépuscule marchant sur lagrève, et comme son ombre la reine Guenièvre,Gwennifar en langue celtique, le Blanc Fantôme. Etl’oeil noir, brillante obsidienne, l’oeil de l’amour n’adécidément pas fini de te regarder, n’est-ce pas donJosé, brigadier de dragons.

Grincer d’ironie mauvaise ou gémir comme bêteblessée sur ses propres malheurs, parfois ceux dumonde, crier la nuit avec les bêtes du côté des maraisou minauder sur les estrades de la grande foire auxillusions, rien ne fera que le travail têtu du noir et dublanc, noir sur blanc dans le meilleur des cas, seseffractions, écartèlements et déchirements, entailles,coups de couteau, de griffe, d’ongle ou de plume, sansnégliger les coups donnés, les coups au but ou entouche, les coups de dé, les coups à boire, les coupspour rien, les coups fourrés, on pourrait continuerlongtemps la liste, et toutes les blessures prises aupassage sur les chemins de traverse avant d’allerrejoindre sous le baldaquin, car on finit toujours bonan mal an par en arriver là, la courtisane, la bayadère,la walkyrie d’une Walpurgisnacht d’alcôve - non, rienne fera que le travail du noir et du blanc n’ait parti liéavec la mort. Jamais bien loin la fouine aux yeuxglacés, attendant son heure.

6

Page 9: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

7

Sur ces chemins sans destination où passent tantde passantes désoeuvrées, parfois une brûlure, le feud’ardeurs croisées comme on croise le fer sur le pré del’aube, convenant pour la circonstance de s’arrêter aupremier sang.

Et dans le blanc de l’impuissance à dire, broyant dunoir. J’en suis là. Ou plutôt j’en étais là quand estsurvenu l’événement, peut-être devrais-je dire lamerveille tant est grande son invraisemblance.

L’après-midi passé tout entier dans un creux dedune, la mer toute proche à marée haute, j’entends ledéferlement de ses vagues effondrées. Avec des livres.Quelques-uns. Butinant de l’un à l’autre, espérantsans trop y croire qu’en forçant la lecture jusqu’àl’overdose, mélangeant les genres, les musiques desphrases, les mots finiraient par dégorger de leurstuyauteries bouchées, revenir à flot sur la pagedésertée. Nagé une bonne heure aussi pour fatiguer labête. Puis de retour à Angara, la peau gorgée de soleil,craquante de sel, le corps en paix, du moins le croyais-je, mais sans les mots le corps est si peu. Reste un bonmoment encore avant le dîner. Je m’installe dans lejardin avec les livres. Devant la maison les ombress’allongent, la zone ensoleillée se réduit comme peaude chagrin. Des arbres descend la fraîcheur du soir.

Vecteur. Noir.C’est alors que je les ai vues. L’instant d’avant il

n’y avait rien. Et brusquement elles étaient là,brillantes dans la lumière dorée, déposées sur le seuilde la maison, sûrement à mon intention sinon quid’autre, par un mystérieux autant qu’invisiblemessager, un cadeau du ciel, dit la langue. Oui, ellesétaient là, les obsidiennes. Ou des météorites faitsd’une matière astrale encore inconnue. Et tant pis siceux qui n’ont jamais vécu ce genre d’expériencerésistent à me croire. Deux pierres noires.

Mais ceci n’est rien encore. Au moment où je lesramassais, une dans chaque main, sans cesser pourautant d’être des pierres noires, elles sont devenues enmême temps avec une stupéfiante précision des motsque je pouvais lire, un dans chaque main, sans rapport

Page 10: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

l’un avec l’autre, des mots-pierres qui, bien qu’inertes,exigeaient d’être pris en considération. N’ayant bienentendu pas la moindre idée de ce que j’en pourraisfaire.

Noir.Le noir ne prouve rien quant à la valeur du silence

que pour ainsi dire il épanouit. A dire vrai, plusgénéralement, ne prouve rien sur rien. Sous le signedu noir se déploie en éventail le paradigme des désirstroubles, disséminés sur des absences, contradictoires,tirant à hue et à dia dans toutes les directions à lafois, flèches qui ne visent aucune cible particulière, desv e c t e u r s jetés en vrac sans point d’applicationrepérable. Un éventail qu’agite doucement la maingantée haut sur le bras d’une femme vêtue de noir,prodigue d’enchantements dont on ne se défait pas.

Vecteurs.Poisson-torpille filant à grande vitesse sous la

surface de l’eau, le mot n’en demeure pas moinsopaque. Mais en son opacité même, j’en restaisconvaincu, recelant quelque secret de fabrique dont jepourrais peut-être tirer parti plus tard quoique n’ycomptant guère. Pressentant plutôt que si secret il yavait, il pourrait bien se dissimuler moins dans le motlui-même que dans ses imprévisibles effets. Un sens ?Un désir ? Un calcul ?

Le sens, on l’oublie trop, écrit l’auteur du R o iP ê c h e u r, familier comme on sait des Matières deB r e t a g n e, est à la fois signification et directionirréversible : le sens est un vecteur.

Lumière vieil or sur la baie à la tombée du jour etsur le ciel virant au rose, venue de la mer en directiondes étangs, parfaitement dessinée, la lettre V forméepar un vol de colverts en formation. V comme Vénus,Vol d’oiseau, V comme la Vie, le Vin, le Vent, le V duveilleur aux aguets et de la Vérité qu’il cherche, le Vde tous les Vertiges. J’imagine un abécédaire pourenfants coquins. A la lettre V, en illustration, L aNaissance de Vénus de Boticelli, et en légende : Vénusde Vains Voiles Vêtue, Vase des Voluptés Vives.

Bien entendu, V comme Vecteur.

Elles sont là maintenant posées devant moi sur la

8

Page 11: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

table de la chambre bleue, les obsidiennes, deuxpierres noires, et deux mots posés sur la page enpierres d’attente. Quel messager les a apportés ce soirdu 22 août devant la maison d’Angara et pour délivrerquel message ? Selon quel code ? Selon quelle clé ledéchiffrer ? Je n’ai pas de réponses à ces questions etn’en aurais sans doute jamais. Rien que la duresubstance de langue pierreuse et muette, monades.

Je veux croire au moins que ces mots littéralementtombés du ciel me porteront chance, me serontoccasion de relancer la partie, même si dansl’immédiat je ne vois pas très bien comment les faireentrer dans mon histoire. Chacun d’eux reste enfermédans sa coquille, opposant à toute tentative d’en userune résistance farouche. L’un rugueux, abrupt,rébarbatif, guère utilisable hors du territoire biendélimité qui est le sien, les mathématiques. L’autrelisse, brillant comme la nuit qu’il désigne et commeelle obscur. Tout au plus une trace du passage récentd’une femme familière de ces rivages et qui exigerait,pour peu qu’on s’en approche, la plus grande attention.

On ne m’ôtera pas de l’idée que cette femme vêtuede noir qui rôde aussi bien sur ces grèves que sur cespages et prétend s’appeler India porte en réalité unnom plus secret et plus redoutable, celui de Pandora.

Vecteur. Noir.Ce 22 août au soir, j’ai ramassé les obsidiennes.

Demain je quitterai Angara peut-être pour n’y plusrevenir jamais. Aujourd’hui, la saint Fabrice, j’entendsses chevauchées sur les routes d’Italie, rapide commela plume de Stendhal sur la page. Demain à nouveaula ville, ses rues noires et ses bars. Demain nousfêterons, dit la poupée gonflable de la télé-météo, lasainte Rose de Lima. Difficile tout de même de dire àune femme : Rose de Lima, quelle heure est-il ? Maisqu’une femme porte ce nom, alors je la vois d’unebeauté convulsive, des cheveux d’encre ramassés enchignon flou et fixés d’un grand peigne espagnol oud’une flèche d’or, arrow of gold.

Vecteur. Noir.On dirait deux clés croisées et deux clés c’est peu

9

Page 12: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

pour tant de portes à ouvrir. Deux mots sortis d’on nesait quelle malle des Indes ou quelle boîte de Pandore.Ou tombés de quel firmament aussi bien, de quellevoie lactée, ces mots-étoiles ? Ou de quel ciel-de-lit ?Un drap de soie bleue moucheté d’étoiles d’or, tendusur les montants de bois torsadé de baldaquin,s’étalant en rideaux plissés de chaque côté du lit,retenus entrouverts par des embrasses à pommeaudoré, ne dissimulant finalement rien d’une scènelibertine à la manière de Fragonard.

N’excluant pas que ces mots-pierres, lesobsidiennes, indiquent finalement assez bien ladirection la plus favorable dans la nuit de la grandeténébreuse. Mais alors ce sont pierres levées, dresséesvers le ciel, mégalites, et pour peu qu’on force un peul’image, c’est la Baleine Blanche qui brèche en pleinPacifique, phallus de Dieu entre les cuisses du ciel.

Parmi les livres butinés cet après-midi dans ladune, entassés maintenant sur la table, celui d’unpoète. Un titre forçant l’avancée de mes tâtonnements :Quelque chose noir. J’y lis ceci, offert à toutes lesréappropriations, à tous les détournements : soir aprèssoir le vecteur de lumière traverse la même vitres’éloigne et la nuit l’emporte. Lisant ces mots, je suis enmême temps le scribe funambule en instable équilibresur son fil, penché sous la lampe de la chambre bleued’Angara, la nuit tombée depuis longtemps. Lampedont le vecteur de lumière traverse en effet la vitre,s’éloigne vers le dehors, vers la nuit du parc où il seperd.

Vecteur. Noir.Mes obsidiennes. Deux mots sans liens, ai-je dit,

l’un avec l’autre. Le premier marquant le désir, l’envol,l’intensité, le sens de la vie en tous ses états. Lesecond poussant doucement vers la nuit de la grandeténébreuse jusqu’à parfois frôler la folie, le petit frèrey est bien tombé lui, quelque part aux Indes, devant lecouchant, sur le pré d’oeillets. Régions d’égarements.Et tout au fond du trou, attendant son heure, la morten long manteau de paillettes noires, son ricanementimbécile.

Du N o i r, je reparlerai nécessairement plus tard.

10

Page 13: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

Car c’est aussi sous sa bannière que s’avance celle quifut longtemps la femme sans nom de ce rivage avantde rejoindre son nom, India, plus secrètementPandora.M’arrête une fois encore au premier des deux, le plusingrat, le mot à peau de crocodile, mais aussi celui quià l’usage se révèle comme le plus actif, le plus ardent,donnant le sens du vent et la direction de la route,même si le vent tourne et que la route se perd àl’horizon du paysage.

Vecteur donc.Représenté graphiquement par une flèche qui

entraîne avec elle tout un lot de mots susceptibles defaire mouche : lance, javelot, sagaie, harpon, dard. Etqu’importe si cette flèche, on la préfère tirée par unCheyenne embusqué, sortie du carquois d’une Dianechasseresse, décochée d’un rempart de châteaumédiéval, plantée dans la cuirasse de la B a l e i n eB l a n c h e ou plus métaphoriquement perçant le coeurd’amour épris.

Et pourquoi pas celle-là simplement, petite f l è c h ed ’ o r que s’apprête à lancer l’ange entre les deuxjambes, c’est assez clair, de la Sainte Thérèse d uBernin dans l’église Santa Maria della Vittoria à Rome ?Le visage de la sainte, extasié de jouissance paranticipation, le corps grand ouvert à l’exquise menace.

Ou réduisant l’image jusqu’à la miniature et lalaissant se démultiplier à l’infini, ce serait unemultiplicité d’élans minuscules, jeunes poussespointant leurs brins verts au ras de la terre labourée,brouillard d’énergie disséminée sur les surfaces, unchamp de terre grasse, le grand rond de la mer, unepage, une peau. Que griffent le soc de la charrue, laproue du navire, la pointe de la plume ou de l’ongle.

A propos de multiplicité, je n’ai rien dit encore surle fait que le Vecteur se présente rarement seul, le plussouvent multiple justement, foisonnant autantqu’abeilles ou fourmis rouges, constellation de flèchesd’abord à sa propre loi, l’est en même temps à la loigénérale de la multiplicité.

Pour nous en tenir à son domaine d’origine, àsavoir l’algèbre, on parlera alors d’espace vectoriel,

11

Page 14: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

formule dont on imagine facilement les possibilitésd’extension aux domaines les plus divers, aussi bienpour l’individu sur la scène privée que pour lacollectivité sur la scène publique, je n’insiste pas.

Vecteur. Noir.C’est à nouveau cette femme, prodigue

d’enchaînements dont on se défait mal, India ou plussecrètement Pandora, secouant devant son miroir seslongs cheveux défaits, noirs d’une Andalouse oud’encre, puis les rassemblant en un chignon flou. Jevois les manches de votre fourrure glisser le long devos bras blancs gantés de noir, et d’un geste violent dedanseuse espagnole qui ne vous ressemble pas, v o u stranspercez la masse d’étincelles et d’éclairs fauves devotre chevelure avec une flèche d’or dont la tige estornée de pierreries, un Vecteur, reconnaissez-le, qui envaut bien un autre.

Mais c’est aussi le nom d’une goélette ardente auvent, encore une fois je n’invente rien, The Arrow ofGold. En figure de proue un visage de femme, et pourfigurer les yeux, deux pierres d’obsidienne, deuxpetites flammes noires et brillantes dans la nuit de lagrande ténébreuse.

____________

Philippe BOYER a collaboré à la revue Change de 1969 à1978. Il a publié : Mots d'ordres (Seuil, 1969) ; N o n - l i e u(Seuil, 1972) ; Ent ailles Entrailles (Seghers/Laffont, 1977) ;Marin Carmel (Publisud, 1983) : Les Iles du Hollandais(Seuil, 1993) ; L ' E c a r t é ( e ), essai (Seghers/Laffont, 1973) etLe petit Pan de mur jaune (sur Proust), essai (Seuil, 1987).

12

Page 15: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

Eric CLEMENS

L’Anna(Extrait)

. . . 6 8 et mille deux mille trois mille...il n’était nesera pas une fois les apparences d’aplats dans l’aprèsoù ne se passe rien, plus rien que rien ne passe, pasmême que ça ne se passe pas, que c’est passé, sec, iln’était ne sera pas : une fois, pas : une seule, il ne seracomme n’était jamais un moment sans histoires horshistoire, jamais aucun temps perdu, réversible, longconfort consenti, su, portable, prévu et possible, oùtout une fois pour toutes avait été fini, espace detemps bouclé reversé équalisé, vie sans langagesvision sans images, tout même pas sans magma, sanssens et partant sans hors sens, rien tout, n o n,comment ajuster les autonomies, un coup jamais ne sesera aboli soi, aucune chance de défaut du hasard, depénurie sans excès, pas même l’assurance demalchance sans mode sans mesure sans disposition, ilne sera pas une fois sans surprises ni méprises, touttoujours défilé est à défier filer délier, aucun geste desvoix jamais ne sort sans gorges, aucune force tôt outard, sans corps, n’existe, mésaventures ou pas, jamaisrien sans venue hors aléas !Ainsi reste à raconter l’impossible, le présent, puisqueseul l’hors temps est présent, l’inénarrable, la lutteavec l’angues, l’annanie, son nom même disparaîtrait,l’anonymie, la moindre trace perdue au moindre motquand les images règnent en maître et organiquentl’oubli et qu’elle se fond en elles...Je vous racontel’issue depuis notre disparition, l’Anna de toutesfaçons perdue de vue...

13

Page 16: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

(...)Nouveaux vastes rassemblements, à l’écart desdécombres télévoluméniques, dans les amphis bondésà ciel ouvert. Les monomanes parlent en premier,masques souriants, pseudonymes homonymes, salvesd’évacuations :

sortis à peine entrés trois zigomars ; le premier, nabotnommé Léon, proclame “Impossible n’est pas français”,et il salue d’une petite révérence la montée des deuxautres; celles-ci, Adolfine et Joséphine, jumelles,s’acclament “Tout est possible” : mais les sales tourssont mal joués et les trois paranos hideux ont beautomber les quatre fers en l’air, plus personne nes’amuse de leurs tours éculés pourris -

arrive l’univers s’y taire, le mètre présumeur, vieuxvisage d’archange onctueux, sûr, il ne dit jamais je, ilparle de ce qu’il sait, ne cherche pas surtout pas àoutrepasser, timoré inlassable, il démontre sescaleçons académiques qu’il baptise les cinq sens,ramène le tout au champ étroit anguleux engorgé de lapeur qui l’étrangle, que son savoir contient, spécialise,amenuise, rétrécit, minisculisse, il n’en mène paslarge, ni ne ratisse, il dénigre, il persifle, il jalouse, ilmanipule, manoeuvre et manigance, il attire pourreléguer et mortifier, il parodie et il palinodie,paraphrase érudite versus omission étudiée, il laisseentendre pour ne rien dire, il applique logiquement laphrase la plus bêtement logique du monde “Ce dont onne peut parler, il faut le taire”, il se place, court lesplaces, use de son impuissance dans le ressentimentdes pouvoirs qu’il n’a pas, il enseigne sa déscience, sadéfiance, sa subtilisation du vrai par le subtil, sans jeusans enjeu, dans l’abus de son désabusement sonrationnel fonctionne au dilemme, il dichotomise,dualise, hiérarchise, son irrationnel fonctionne àl’amalgame, à la rancune, il subordonne et supervise,il est superbe sur le tard, il désacre ce qu’il a consacré,il défend mais trop tard les valeurs, il honore leshonneurs, il croit pouvoir livrer ses souvenirs, ildégouline invariablement ses compte-gouttes, n’y voit

14

Page 17: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

plus goutte, il s’obsède et s’obstine, il se désespère,s’enfuit, s’inhume, il est mort bedon de boire sansdescendance des suites d’une pénible débilité “Si lesquestions sont dures, il faut les ramollir, si lesréponses sont bonnes, il faut les déguster” : ilréperpète -

arrivent les affairés, l’ego numiste, ses expères, sesgestions et ses espèces, spéculantes, pas sonnantes,mais trébuchantes, toujours la crise à la moutonnière,il fait commerce de ton corps, il ne prend pas la peinede plaire, il s’arroge l’arrogance, l’autosuffinance motné taire, il ne doute pas du gain final, il statuastiquela circonstance pour la puissance, il ne contrecarrepas, il est soucieux, pourtant il connaît tel et tel quin’en sortiront pas, il possède par-dessus tout la licencede licencier au nom du dégraissage dû à lamoderdélocaconcentralisation, il certifie combien c’estcapital de dire kaputt, il sert avec délices le culte dufait et du compte, et de fait il combine, il suscite desforfaits par accords en sous-main entre sociétésannexes qui gonflent leurs avoirs, puis qui, aprèsfacturation des faux frais des faux achats des faussesventes et vrais rachats à bas prix, installent despouvoirs, à coups de pots-de-vin, hors des frontières,sur des comptes à numéros, enfin frauduleusement sedéclarent en faillite, il dévalue l’inéquité, le maximalmaximime de maximine, il tire toujours son planunique toujours immédiat, toujours cartonné managémarketé, nous refusons son bénéfice, malgré protêts etprotestations et même corruption, prévarication,subordination de témoins, tuerie à gages des juges, aumoment de filer à l’anglaise, son mauvais coton, il estpris la main dans le sac, au collet qui croyait pendre, ilcompasse au tribunal, décapiteux -

arrive le trop police qui s’tient, lui pas trop fort à sonaffaire, l’agent d’âme déteste se taire, il dicte au nomde la troupe, de la soupe, en croupe de son propre nom,il affiche sa houppe et sa photo sous numéro de listeélectorale, reste plus qu’à voter, il ne voudrait queplaire, ne dire que ce qui sert à prendre le ministère, àle chassegarder, il s’accroche aux images avant tout

15

Page 18: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

langage, à l’appui d’une sentence d’outre-atlantique“One picture is more than thousand words”, il faitrappliquer la pub lisse si clyste à sa rescousse, fait-le-jacques, l’éloge et l’enthousiaste, il gère sans agirencore moins sans risquer de donner à penser, pourtout programme, il emballe : réforme institutionnelle !commutation de clientèles ! il lhabile de slogans lesdeux politichienneries : la canaille, des possédésfeutrés raminagrobissés, et l’ignoble, des violentslégalisant sachadécharnant, “Voyez combien moncandidat est bon ! choisissez l’unique ! vous serezsubstitués !”, leurs figurants dédits "les gens" ontdéserté, c’est la pause, la salle est close -

arrivent les joues râlent tristes, demi-intellos demi-portions de demi-mots, les démissionnés l’air excité degauche-pavlov et les tournés-à-droite-aux-ordres lamine coincée, secondés des parasités fonctionnés de lamonoculture, ils veulent distrigratter des papiers, desbons points, des à-valoir : leur nez s’allonge quand onment, leur sexe se dresse quand on dit vrai, sans honted’être sondés, ils se pourlèchent des caresses, ils nousbarbent, on en a marre, on les rembarre -

arrivent tête écolhygiénique les sans sans sus alitéslesquels à force de surveiller purifier juridiquerasphysexuent les corps qui s’portent hâtifs vers ledehors-

arrivent les ânes arts tristes, “Tas de merdes, vossectateurs sont votre odeur !”, ils voient tout en pouxnoirs, ni dieu ni maître, vive la mort, ils gueulent etdégueulent, ils s’engueulent et se tapent sur la gueule,mais très vite laissent faire, aller, tomber -

à leur place arrivent les sciants prolifiques, lescherche-leurres qui déballent leurs articles illuminés,autopathématiques, sur des panneaux à tomber desfonds, tandis que les écrevains à la file arborent leurrecueil qu’ils s’autorelisent à reluire par subvention :tous rappellent qui ils sont, tout de même, leurs prix,leurs oeufs verts, leur chef d’ouf en vingts veauxplumes de la pelée i made, évoquent ce que d’eux on a

16

Page 19: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

dit et même dira qu’ils furent, à l’univers cités, c’qu’ona poubellié avant de le pile au nez, ils frétillent, ilss’éventent, tandis que nous, vaguement navrés,compatis glissons -

arrivent les paysâgés en ployés ou vrillés ! trèsvaillants valeureux producteurs de valeurs, lesséditieux productifs de services, viaux lutteurs contreles invalides de sévices, affublés des saints dictalistesdu passé nuité, du désormais chôme âge desgrand’grèves désertiques, désormais jeunes abstinentsdes lèvres closes, chacun d’entre eux tire à hue et dia,désormais solitarisés, ils se souviennent des jacqueriesmutineries rébellions insoumissions dissidences, desémeutes et des salves, des bruns bleus manuels et desblancs intelcols, des rouges drapés contre les jaunes,désormais débandés désagrégés ou dissociés,sectorisés sectionnés, revenus de tout commerce,formatisés par informatique, jeans concurrés achetés,à jeter : raréfiés, ils sont illico invités -

sur ces dégats, arrivent les rôles si vieux, les pâlesgisent dieux, les relient cieux et terre qui urbi et orbipromettent des voiles, des bonnes nouvelles et deslamentations, des châtiments et des sacrifictions, ilsressuscitent sans dents psalmodieusement, ilscoupent, comptabilisent, culpabilisent et damnent,tout en grognant, lorgnant, harpagonnant, guerroyantsaintement par fidèles soumissionnés,sempiternellement, ils sauvent par la messe sage de lapromesse de mort, ils sont d’abord trois, les troisgrands monothètes, un dans trois, comme il se doit,bientôt rejoints du monde entier par les amateurséclairés, interprêteurs perchés sur leurs chaires, ilss’emparent du crachoir, ils font des simagrées jointes àdes bruits bizarres, braï’ toliq’ test’ slam’ sun’ chii’boud’ shint’, les truffes jouies de tartufferies, “Pitiépour les jobards, bienheureux les débiles appauvrisimpotents, aumône aux femeliques ! La charité abesoin de carnages !”, ils égarent une à une toutesleurs brebis à peine galeuses, béliers sacrifiés,agneaux mystiques et moutons fêtés, ils sont éjectéssur une planète lointaine faute de rigoler -

17

Page 20: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

arrivent et partent les exclus bannis expulsés (dont ungai rouquin de retour incognito sous sa perruque) quisavent au moins forcer l’haineux au jeu, non sanséchec, baveux à moribonds, i ls nous laissentinterloqués -arrivent les tiers et les quarts immondes, lesintouchables veulent toucher pas parler, inaccessiblesaux transparences écoconviviales, bousculadesengueulades enculades, vacarme de bâtons et de vitresfracassées, les voilà en voilà, pas déchus, déclassés,dératisés qui ne clignotent pas en lettres radieuses,majuscules et sonores, n’arrivent que rebutés, ce quidemande quelqu’explication, car rebuts de société, ilssont aussi eux-mêmes rebutés par elle, ce qui fait seredoubler leurs contractions et provoque leurdisparition par sectomie, entre rejeteurs etassimilateurs, entre intogreurs et désintégrateurs deleur moindre particule, entrée dans chaque camp,claque, champ, irénistes sourdement belliqueux etpolémistes désespérément pacifistes, l’impasse -

trépasse Promessthée trépasse Chrispée trépasseFaustée trépasse MaoMette, pseudultimes avortonsgrâce à quoi n’arrivent plus les Pu.Hissants bunkersdes re foule menteurs -

(...)Survenues, les coulées de couleur entent en colères :

vous êtes plus haut que merde en fosse ! sans lepouvoir pour les galvaniser, la distinction designorants et des savants n’a plus cours ! vive la santédu vulgaire ! le normal est l’équivoque, l’anormal est ladénégation ! renoncez aux problèmes, entourloupons-nous de questions qui s’enveloppent, se développent etprennent l’ampleur de nos candeurs, soyons sans gêne,levons les voiles, filons, et vive la baroquie !

Qui entend encore ? Les rassemblements clairsemés sedisséminent. Les dispersions ne sont pas moinsagressives. Pris dans une rafle machinale, j’escaladeun parapet, de l’autre côté, l’abri tombe plus bas,

18

Page 21: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

pierraille, pied foulé, forcé au retrait.

Les actifs imaginent devoir agir en militants, croientaux fusions, se séparent, puis réorganicisent,reveulent violenter, se repréparer à mourir, nes’avouent jamais avoir famil amouré, ne pas avoir letemps, ne pas dire de finir par haïr, malades mortels,se font la peau des autres, se couvrent la tête decendres, sujétions coercitions, triomphes qui défonttout, font, voudraient faire que rien n’ait eu lieu. Lesmachimageries cassées ou bloquées, les travauxmaigres sont revenus. Laver son linge. Planter sespatates. Puiser son eau. Cuire ses légumes. Allumerson feu de bois. Et même cueillir et traire...La plupartse lassent très vite, hormis quelques irréductibles quipassent à tort ou à raison pour inspirés. Chaque désirse réordonne à son objet.

Pas elle, pas tout à fait :

à la trappe les attaqueurs traqués, campés ; trappeur,t’as peur ! Assez de visions vous dis-je ! l’amour estenfantement !

Le dernier soubresaut porte l’emblème du dernierdieu, les Dules et les Clastes relancent la querelle desimages, se contrent sur un champ de bouillies, écrans,puces et claviers pilés, feuillets déchirés et plumescassées :

- Iconophiles ! - Iconophobes ! - Iconodoules ! -Iconoclastes ! - Vous croyez aux idoles ! - Vousn’inventez pas d’images ! - Vous les adorez ! - Vénérern’est pas adorer, vous profanez la vérité ! - Briserl’illusion n’est pas profaner, vous êtes dupes de laprésence ! - Vous l’êtes de l’absence ! - Fascination,manipulation, soumission ! - Mémorisation, transition,information ! - Vous désirez des mirages ! - Vous nedésirez plus ! - Vous vous imaginez voir ! - Vousn’imaginez plus l’évocation ! - Lisez les mots del’écriture ! - Voyez les couleurs des peintures ! - Lesluminances n’existent pas en soi ! - Les chrominancesexistent pour tous ! - Vous ne progressez que dans

19

Page 22: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

l’adoration du rêve ancien ! - Vous régressez dansl’oubli des figures nouvelles ! - Vous vivez dans l’usérassurant ! - Vous ne vivez pas dans l’inquiétantinusité ! - Vous vous simplifiez tout, aplatis en surface !- Vous ne désignez pas les autres dimensions, aveuglesau volume ! - Vous vous excitez ! - Vous n’intériorisezrien ! - Vous faites tout ressembler ! - Vous ne savezpas assimiler ! - Vous cédez à vos transports ! - Vousrésistez à vos corps ! - Vous croyez aux spectacles, vouscroyez à l’invisible ! - Vous ne croyez pas au visible,vous ne participez pas aux formes ! - Koinographesterrés ! Concepteurs ! Laborieux de la croyance ! -Idiophones errants ! Abstracteurs ! Paresseux de lajouissance !

Un docte tiers intervient :

circonscrire revient déjà à inscrire, la ressemblanceprovoque la différence, aucune similitude n’identifie leréel, assez de résistances aux risques, dénier empêchela transgression, même la vitesse de l’instantané ne sepasse pas de médiations, l’illusion ne croit pas auximages ou les voit sans division, pas d’imagesséparées, pas d’images isolées, l’autoreprésenté : voilàl’injuste, l’impartageable ! vive la fiction qui s’infléchit !

Les femmes et les hommes s’éloignent en pensées,combats suspendus, s’il y en a eu. L’Anna amaigrierevient à la charge, comme de paraître gonfléeenceinte, elle prend son parti, semble lâcher un souffle :

vous voulez un traître vous en mourrez ! correcteurstous sacrificateurs ! esclaves mortifères ! assez d’enfer,je vocifère pour me défaire aux regards ! je me fous devos argumenteurs : amour ou haine des visages, pourprononcer le verdict, il nous faut bien le dire, plaisir delumière ne dure qu’une image, vous voulez voir, toutest à voir et c’est tout vu : ça nous regarde, voilà l’aloi,le regard de la loi, pas d’interdit des images, fort bien,à condition d’entredire, à défaut de langues plusd’entrevoir,et façon d’introduire, l’obscure conclut :

20

Page 23: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

si tout le monde peut en conter à n’importe qui, à forcede temps et de hasards, que devient la gaieté desnaissances ? jouir du fini des visions, se mésentendrepour vivre au libre des litiges, partager des fractionssensibles, oser désengendrer pour engendrer...

(...)Pourquoi ne pas raconter ce qui ne se sait pas ? Pourque je ne semble pas l'avoir seulement dit. J ' a u r a iessayé de me désempêtrer des impressions, desintentions, des imaginations, mais comment ?comment narrer sans prose, rythmer sans poésie, diresans nous ensevelir sous tous les racontars ? Je nevous aurai conté que mon désir, son inconnue, sondésir, mon désir de deux désirs, jusqu’aux mémoiresdu temps à venir, ainsi se forme l’histoire, et les désirsqui jamais n’achèveront d’être justes quand bienmême ils se donnent en partage. J’aurai suivi desintrigues, nos leurres, et la vacance qui les pousse àjouir, comment une femme qui s’était crue piégéepoursuivra une vengeance, comment un homme quiaura cru l’aimer aura suivi cette fuite, comment lesparaboles des images renouées auront ouvert lestemps de nos paroles, comment l’amour ne s’envisageque si sa mort paraît, ce qui n’est pas certainperpétuellement, ce qui ne se lit pas simplement,n’élimine pas nécessairement. J’aurai cherché d’abordmes mots, parce que nous y sommes faits, que nous ysurvivons, grâce à l’aveuglement et à la ressemblance,à l’existence sortie d’elle-même pour rassembler,foetale, fatale, fractale, après quoi j’aurai cherché nossoulèvements, fiction des écrans et des filtres au jeud’écrire qui cependant laisse un peu de réel, au moinspar ses ratés. Rester bouche bée ou raturer. Rien àinterpréter expliquer analyser - ne m’aura pasempêché de chercher à saisir, y renoncer serait crever,tant pis si ça nous pèse, je préfère signifier, tans pispour l’élégance, je reste du style obstiné. Manifester :comment vivre à l’inextérieur ? J’aurai écrit envers etcontre toute vraisemblance, appliqué à ce qui échappe,pattes de mouche, pourquoi raconter, tout n’est paspossible, sauf s’il s ’agit de ne pas parer à touteéventualité, désirés de la chance sidérés, écrire

21

Page 24: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

exister, supposez qu’elle accouche, l’enfant se portebien, si elle est morte, si elle disparaît, parce que ceslettres n’auront pu traverser de réel ses images, iln’est plus temps de finir, le déjà-là n’est pas donné, jene sais pas parler aux morts,

Huc accedit uti quicque in sua corpora rursum

Dissoluat natura, neque ad nihilum interematintermat res

_________________

Eric CLEMENS a publié : Un coup de défaire : D'Ego (CarteBlanche) ; Opéra des Xris ( T X T /Limage 2) ; De R'Tour(TXT) : Le MEME entre DEMOCRATIE et PHILOSOPHIE(lebeer-hossmann) ; La fiction et l'apparaître (Albin Michel) ;Claude Panier, Prendre corps, entretien avec le peintre(ARTGO) ; René Magritte, les mots et les images, choix detextes suivi de "Ceci n'est pas un Magritte ou de laressemblance" (Labor).

22

Page 25: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

Jacques RANCIERE

Mallarmé, un poète infiniment attentif à son temps

“Il est temps de cesser de lire Mallarmé àtravers les témoignages des rêves et des échecsde ses vingt-cinq ans, ou à travers le projetanéanti du Livre. Il est temps de le libérer de cedont il s’est appliqué à se libérer.” (p.11)

J ’ai voulu rompre avec la tradition de penserMallarmé à partir d’I g i t u r et des lettres de Tournonsur l’expérience nocturne et le “néant” rencontré.I g i t u r est pour moi un texte entre-deux, entre letémoignage d’une expérience psychologique et l’oeuvrepoétique construite. Or j’ai voulu considérer Mallarmécomme un poète et pas comme un témoin, mettre àl’écart toute idée de la littérature comme témoignagesur une expérience du langage. J’ai voulu le sortir del’image du poète ayant fait l’expérience radicale de lanuit, de l’homme du Livre impossible. Lui-mêmesemble avoir considéré le projet méta-physiqued’Igitur comme un échec, lorsqu’il écrit qu’il redevientun “littérateur pur et simple”. Cette idée d’une voixqui partirait d’un devenir radicalement impersonnel,d’une identité première de l’être et du néant, quis’exprime dans ses lettres de Tournon, ne me semblepas pouvoir être posée comme ce qui organise lapoétique mallarméenne. Lorsque Mallarmé construit

23

Page 26: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

la logique historique de sa production poétique pourl’édition Deman, il marque, autour d’Hérodiade et duFaune, un tournant, où l’expérience d’Igitur se trouvemise en retrait .

Par ailleurs, j’ai voulu donner de Mallarmé l’imagequi m’a sauté aux yeux, à savoir de quelqu’un d’abordinfiniment attentif à son temps, aux phénomènes lesplus microscopiques qui se donnent à voir à un oeilattentif au présent. Mallarmé ne cesse de méditer surtous les déplacements qui caractérisent son époque,aussi bien la structure générale du sensible que toutesles manières dont les contemporains y aménagent leurséjour : le théâtre et le concert, la vil le et lavillégiature, l’outil et la toilette, le chemin de fer et lecanot, le journal et le carnet de bal. Il ne cesse des’interroger sur ce qu’engage chacune de ces chosesquant à notre manière de partager un monde, dans lerapport de l’instantané et du durable. Le projet d’êtreun poète de la vie moderne, si quelqu’un l’accomplitvraiment, c’est lui plus encore que Baudelaire.

J’ai voulu soustraire la problématique de Mallarméà un certain nombre d’appropriations. La plusévidente est celle du Mallarmé nocturne de Blanchot,faisant écriture de l’impossibilité d’écrire. C’est vraiaussi que mon Mallarmé est parti d’un dialogue avecAlain Badiou qui fait de Mallarmé quelque chosecomme un penseur de l’événement en général. J’aitravaillé sur certains des poèmes que Badiou avaitcommentés, par exemple le poème “A la nueaccablante tu...”, essayant d’y montrer non pas undiscours sur l’événement en général mais un poèmesur un événement bien spécifique qui est l’événementdu poème. La question serait donc celle-ci : de queltype d’événement est-il question dans le poème ? Laplupart des poèmes de Mallarmé sont des poèmes surle poème dans lesquels il déplie plusieurs niveaux del’opération du poème, de la réflexion du poème dans lepoème et du rapport du poème à l’espace de son avoir-lieu. C’est ce que j’ai essayé de conceptualiser dans la“sirène” qui est le dernier mot de ce poème et dont lafigure revient plusieurs fois chez Mallarmé. La sirèneest pour moi un emblème du poème. Elle emblématise

24

Page 27: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

l’ idée du poème comme pur tracé, le statutévanouissant de l’idée, laquelle n’est plus un modèleréglant une imitation mais une fiction “momentanée”,arrachée au “néant”, un assemblage d’aspects quidessinent une forme de monde, sur le même mode quela ballerine dessine une “métaphore de notre forme”.En ce sens la petite sirène emblématise le statutnouveau du poème contre le navire et son naufrage quiemblématisent l’ancien. Mais la sirène n’est passeulement l’être ondoyant qui s’accomplit et se rendinvisible dans l’ ”écume” - l’assemblage d’aspects -qu’elle produit. Elle est aussi la puissance de déroberla formule du poème, de l’arracher à l’océan avide, à“l’abîme de vaine faim” qui est prêt à l’engloutir. La“politique de la sirène“ qui donne son sous-titre à monlivre, c’est cela. Le souci constant de Mallarmé estcelui des conditions d’acceptabilité de son poème. Orcelles-ci sont doubles. D’un côté le présent n’est pasprêt pour le poème nouveau de la petite sirène. Del ’autre il est capable de simuler cette capacité,d’absorber le poème nouveau, dans son “abîme”, de leramener à sa caricature. Celui-ci n’a pas encore sonlieu, son “présent”. Mais également le présent, quin’est pas accordé au poème, est capable de simuler cetaccord, de l’absorber. Et le poème se soustrait à cetteappropriation. C’est pour moi cette dualité del’opération poétique mallarméenne, que mettent enscène le petit poème “A la nue accablante” ou le grandpoème du “Coup de dès” .

Mystère et insu

Je pense que le concept du mystère n’est pas définichez Mallarmé par une idée de l’insu. Le “mystère“c’est l’organisation d’un schème de monde propre àconsacrer le séjour humain. C’est par exemple le“drame astral” que Mallarmé lit dans la perturbationdu spectacle d’un clown montreur d’ours : les pattes del’ours posées sur l’épaule du clown qui, pour le regard

25

Page 28: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

ordinaire, sont un dérapage inquiétant du spectacle,doivent être lues comme l’interrogation de l’animal àl’homme sur sa capacité de substituer ses prestiges àtout soleil de la nature ou de l’Idée. Il est bien vrai quela foule des spectateurs ne voit pas le mystère. Mais cen’est pas cela qui le constitue comme mystère. Ce quile constitue comme tel c’est la constitution d’unschème de monde, d’un analogon entre le geste del’homme et le livre écrit “au folio du ciel”.

Il y a bien une notion d’insu mais l’insu n’est pasconstitutif du mystère. Il sépare celui qui est capablede percevoir le mystère de celui dont le mystère estexprimé dans le spectacle. On retrouve la mêmestructure dans le célèbre poème en prose intituléC o n f l i t. Le poète est devant les travailleurs ivresendormis sur la prairie, devant la “jonchée du fléau”qui lui barre le “lointain vespéral”. Mais ce spectacleparasitaire ne doit pas être contourné pour établir lerapport direct avec le drame céleste. Il est aussi àorganiser selon la poétique du mystère. De cette fouleendormie, le poète doit “comprendre le mystère etjuger le devoir”. Le mystère consiste en une certainedisposition des lieux : le rapport entre les corpsallongés, “l ’ouïe à la génératrice”, et le ciel oùs’allument les étoiles. Les ouvriers dorment. Ilsprésentent le mystère inconsciemment dans leurinconscience même. Comprendre le mystère estl’oeuvre du poème mais aussi son “devoir”. Mais ilfaut distinguer deux choses : j’ai voulu dans unpremier temps séparer l’idée de mystère de toute idéede type mystique, montrer le mystère comme unsystème de formes organisé en point de vue, enaspects. C’est la dimension d’une poétique du mystère.Mais celle-ci renvoie à une dimension politique, àsavoir que le mystère exprime toujours une essencecommune qui est l’essence de la foule. On peut direque la foule est elle-même le mystère ou est devant lemystère sans le connaître. Le mystère est explicitable.La foule est devant le mystère ( l’ours “questionnant”)ou elle l’est elle-même (les ouvriers ivres) sans leconnaître. Mais ce n’est pas l’inconscient ou l’insu quiconstitue le mystère comme tel. Il y a la définition du

26

Page 29: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

mystère et il y a l’idée que peut avoir Mallarmé de cequ’est un ouvrier et du rapport que peut avoir celui-ciau mystère. Il est parfaitement clair que sa vision estcelle de Platon dans le P h è d r e. Les travailleursviennent faire leur sieste et, par rapport au chant descigales, ils seront toujours en train de dormir. Untravailleur qui serait attentif au chant des cigales ouqui serait cigale lui-même, cela est en-dehors de lapréoccupation de Mallarmé. Confrontation explicite cepartage des tâches. Il y a ceux qui doivent recevoirchaque jour leur salaire du patron et puis il y a celuiqui est son propre patron, qui est capable du “suicide”,de refuser, de valider son propre ouvrage et qui, faceau commerce de l’or, élabore quelque chose comme l’orcommun. C’est aussi la figure du veilleur nocturne quiest la figure platonicienne du gouvernant, transposéeau compte du poète.

L’oeuvre et l’époque

On peut comparer le discours de l’oeuvre chezMallarmé à deux discours parallèles : celui de Marx-Engels et celui de Nietzsche. Chez lui comme chez eux,il y a l’élaboration d’une temporalité extra-ordinairement compliquée : une œuvre définit un futurou prépare le futur et en même temps cette œuvrepose toujours ce futur comme devant être différé enfonction d’une structure du temps où le présent n’estpas prêt pour le futur. Il n’y a pas de présent pour lefutur. Le présent qui est un faux présent, est fait du“remmêlement” indéfini d’un avenir qui ne vient pas etd’un passé qui se reproduit. Ce thème temporelcommunique avec celui du simulacre qu’on trouve chezMarx comme chez Nietzsche ou encore chez Mallarmé.L’idée est que la scène du futur n’est pas encore làmais que son simulacre, en revanche, est partoutprésent. Ce qui barre l’avenir c’est que partout sonsimulacre est déjà institué. La scène ou le théâtre del’avenir, les partis de l’avenir, sont toujours déjàinstitués de même que Zarathoustra a ses singes,

27

Page 30: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

Marx a ses singes et au fond l’avenir du théâtre, de lanouvelle religion du théâtre est toujours déjà là,toujours déjà imité, dégradé, livré au fameux “abîmede vaine faim”. Toute la scène est constituée et chaquefois ce sont des imposteurs qui l’occupent. Il y a cettedualité constante chez Mallarmé comme chezNietzsche ou Marx et Engels : la venue du futur estencore loin devant mais surtout il y a l’élaborationd’une étrange structure du rapport entre l’ordre destemps et l’ordre de la vérité, comme une pétition deprincipe que le vrai avenir n’arrivera jamais. Ou entout cas qu’il faut pour un temps indéfini préserver sachance parce que tout ce qui lui ressemble en est lecontraire.

Esthétisation de la politique

J’ai quelques problèmes vis-à-vis du thème del’esthétisation de la politique parce que je pense que lapolitique est toujours esthétique au sens où lapolitique est toujours une certaine forme de partage,de découpage du sensible ; donc je dirai qu’il n’y a pasde politique qui ne soit pas esthétique et cette questionn’a rien à voir avec la politique spectacle, même del’ idée du corps communautaire glorieux de lacommunauté. En revanche ce qui me sembleimportant c’est le rôle que joue l’esthétique et ce queMallarmé ressent de l’esthétique comme religionnouvelle. Il y a une figure de pensée qui se développeau sein du XIXe qui ne s ’appelle pas forcémentesthétique mais que l’on peut conceptualiser commemode esthétique de la pensée : l’esthétique y apparaîtcomme l’après-religion ou l’après-incarnation, lanouvelle figure de ce que l’on pourrait appeler latexture glorieuse du sensible. En un sens l’esthétiquec’est cela : la pensée d’une gloire ou d’une élévation quiest sise au coeur même du sensible. A partir de là biensûr toutes les jonctions sont possibles. Il y a bien celachez Mallarmé : ce qui doit succéder à l’incarnationc’est l’élévation, la constitution d’une gloire spécifique

28

Page 31: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

de l’animal humain. Cette question qui est au coeur del’entreprise poétique de Mallarmé n’est pas forcémentidentique à la question de l’esthétisation de lapolitique telle qu’on a pu la penser ailleurs. Mallarméinstitue un partage des formes de la communauté quiest corrélatif du rapport poétique entre la foule et sonmystère. La démocratie, le système des formes de lavie égalitaire institutionnalisée, doit être doublée parquelque chose qui est la présentation à la communautéde sa propre essence. C’est ça, en un sens, la nouvellereligion. C’est proprement la fonction du poème, àtravers le thème de la “magnificence“ nouvelle,opposée à l' ”ombre de jadis”. Mallarmé se séparepourtant des problématiques de la reprise par l’hommedu divin, de la consécration du travail humain, del’activité humaine comme la véritable religiosité. Laquasi-religion de l’office poétique est bien ce qui doitprésenter mais pas au sens d’une consécration dutravail, du pain et du vin quotidiens, qui sesubstitueraient à l’eucharistie chrétienne. Le gested’élévation n’élève qu’une coupe vide, ou pétillent desbulles du champagne. La religion communautairen’est pas de l’ordre du pain quotidien. Elle est del’ordre au contraire de l’exceptionnel, de l’élévation del’humanité à une gloire qui est en même temps unegloire vide, la gloire de l’animal chimérique, capabled’élever le vide à la puissance astrale. Ce queMallarmé retient de l’eucharistie catholique c’estseulement le geste d’élever le calice, le geste del’élévation : il n’y a pas d’anthropologisation ducontenu de la théologie à la manière feuerbachienne.

De rien à rien ou du Néant au rien : soit Flaubert/ Mallarmé

La radicalité même du projet de la littérature auX I Xe la confronte à la question de la démocratie. Apartir du moment où la littérature n’est plus régie parle système des Belles Lettres, par l’idée de modèle àreprésenter ; à partir du moment où donc il n’y a plus

29

Page 32: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

de hiérarchie des représentés mais où tout peut êtrereprésenté identiquement, où tout tient à la puissancesupposée unique du style, la l ittérature doits’accomplir dans une dimension d’horizontalitéradicale. Il faut que Flaubert soit complice de MadameBovary ou complice de Bouvard et Pécuchet pour quesa différence radicale puisse apparaître. Et bien sûrcette indifférence de la différence se renverse : ladifférence radicale ne se manifeste que dansl’indifférence absolue, c’est-à-dire dans la constitutiond’un indiscernable. L’auteur de Madame Bovary doittransformer la scène d’auberge quelconque en unescène extraordinaire. Mais elle n’est extraordinaireque pour autant qu’elle est strictement semblable à lascène quelconque et tout se joue chez Flaubert là-dessus, tout un destin de la littérature se joue là-dessus : la l ittérature comme production del’indiscernable par rapport à la prose du monde. Il fauttransformer la bêtise de la doxa quotidienne en uneautre bêtise qui est celle du chef-d’oeuvre qui ne veutrien dire par définition. C’est cette espèced’horizontalisation radicale de l’aristocratie littéraire àlaquelle Mallarmé veut échapper. Il pense une poésiequi, à sa manière, serait au service de la démocratieou qui apporterait à la démocratie la verticalité oul’aristocratie dont elle a besoin. Ca veut dire que lepoème se tient dans une position d’élévation parrapport à l’horizontalité. C’est tout le thème chezMallarmé des aspects, du mystère, de la sélection dequelques artefacts qui constituent à la fois la gloire dupoème et la virtualité d’une sorte de religion, ou entout cas d’élévation de la communauté à sa propregloire. Là se fait la jonction entre un programmepoétique et un programme politique. C’est toute unedialectique extrêmement complexe chez Mallarmé. Cequ’il s’agit d’opposer à la trivialité c’est quelque chosecomme un langage qui serait le langage des formes oudes rythmes de l’Idée elle-même. Opposer à latrivialité de la représentation une poésie essentiellenon pas au sens où elle serait comme la quintessencedu langage mais au fond où elle serait proprement unautre langage, c’est-à-dire un langage qui exprimeraitdirectement ce que Mallarmé appelle les formes, les

30

Page 33: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

rythmes de l’Idée. A partir de là se pose la questiondes modèles pour penser cette espèce de gloire dupoème. Il s’agit en un sens, comme chez Flaubert, detrouver dans le trivial ce qui n’est pas le trivial. Maisc’est une autre forme du rapport entre le banal etl’extraordinaire. Cela suppose chez Mallarmé qu’onsorte de l’univers des mots du reportage avec cebalancement entre deux modèles : il y a la musique,pensée comme une espèce de langage essentiel, - àceci près que la musique étant muette du même coupelle est trop bavarde et finalement peut dire n’importequoi - et il y a le modèle graphique, le modèle du tracé.Il s’agit dans les gestes de la danseuse de trouverquelque chose comme la grammaire de cette langueessentielle qui doit être la langue du poème. Laquestion se pose alors différemment que chezFlaubert. Il ne s’agit pas de l’indiscernabilité de deuxlangages, il s’agit d’un rapport très compliqué entreplusieurs formes de la mimesis. Tout se passe commes’il fallait définir une bonne mimesis opposée à lamauvaise mimesis. Seulement, à chaque fois, on netrouve qu’un langage qui n’est encore que l’imitationde ce qui serait le vrai langage. On peut direeffectivement qu’on ne sort pas véritablement ducercle et du paradoxe. Mallarmé dit qu’il faut rapatrierau livre ces formes de langage muet que sont lamusique ou que sont le ballet ou la pantomime. Mais ila, pour caractériser ce retour au langage littéraire,une expression extraordinaire “sauf que littérairementou silencieusement”. Qu’est-ce que ça veut dire quecette équivalence du littéraire et du silencieux, cettepensée de la littérature comme d’une musique qui setairait ? Il y a là un vrai paradoxe qui renvoie à ladisposition du livre : la page qui parlerait d’elle-même,la page qui indiquerait d’elle-même le tracé de l’Idée.Et bien sûr on ne sort pas de la contradiction. Mais jepense que c’est à travers cette contradiction là qu’ilfaut essayer de penser la problématique du livre et dusilence et pas à travers une sorte d’expérience radicaledu néant rencontré dans l’expérience radicale del’intérieur du langage .

31

Page 34: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

Politique et littérature

J’ai essayé de repenser l’articulation entre politiqueet littérature à partir de cette scène primitive queconstitue la critique de l’écriture chez Platon eninsistant sur l’écriture comme ce qu’on pourraitappeler une circulation clandestine du logos. C’est lethème de Platon : l’écriture est la parole qui est à lafois muette puisqu’elle ne répond pas lorsqu’onl’interroge et en même temps trop bavarde puisqu’elleva parler à n’importe qui. Ce que j’essaie de penserc’est, à partir de là, le rapport entre démocratie etlittérature. Au fond ce statut de la lettre muette etbavarde, c’est bien le statut de la démocratie. Ladémocratie est le régime de l’écriture, de la lettre,avec ce paradoxe, du point de vue platonicien, quedans la démocratie la loi s’identifie à la lettre, soit à laparole irresponsable. La loi s’identifie à la paroleprivée de son maître et mise à la disposition den’importe qui. Alors j’ai essayé de penser la démocratieà partir de ce phénomène, que j’ai appelé littérarité : lephénomène de la lettre instituant un espace proprequi est immédiatement un espace politique. Il y a unepolitique “spontanée” de l’écriture qui s’oppose à l’idéede la communauté organisée par la parole vivante,par l’intériorisation de son propre logos, que dessinePlaton mais aussi que reformuleront les utopiescommunautaires modernes. J’ai essayé de penser lerapport politique-littérature comme le double rapportde la scène politique et de la chose littéraire à cephénomène, la l ittérarité. Ce rapport est toutparticulièrement crucial là où le concept de littératurese pose comme une chose nouvelle, comme une formenouvelle de l’art, une religion nouvelle de la parole. Lalittérature ne peut se nommer comme telle, s’opposeraux Belles Lettres d’antan, que par une solidaritéparadoxale avec le phénomène de la littérarité, àsavoir le phénomène de la dispersion de la lettre et lepouvoir de la lettre de faire monde. A partir de là sepose, à travers tout le XIXe, ce rapport qui est unrapport contradictoire : la littérature comme

32

Page 35: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

aristocratie nouvelle. Pourtant cette aristocratie estentièrement solidaire de ce qui lui apparaît comme soncontraire, à savoir la dispersion démocratique del’écriture, le fait que n’importe quelle vie puisse sesaisir de l’écriture et être saisie par elle. De là unrapport tendu de la littérature à la démocratie, qui estaussi une tension interne de la littérature. D’un côtél’indifférence du sujet qui fonde l' ”absoluité” du styleest liée à la circulation démocratique de la lettre quiva “parler à n’importe qui”. Et en même temps,l’écriture littéraire qui cherche à récuser cettesolidarité. Elle se lie soit à une indifférence plusradicale, à une égalité des atomes qui rend illusoirecelle des êtres parlants (Flaubert), soit à une autreforme de l’idée du logos vivant. Ce qu’on appelle d’unterme assez ambigu “l’intransitivité” du langagelittéraire moderne est à penser plutôt comme latension entre la littérarité et ces deux contre-utopiesde la langue. Et l’on ne peut opposer, à la manièresartrienne, un parti-pris nihiliste et réactionnaire de“minéralisation” du langage au langage communicatif.

Quelle communautéquand la fiction succède à la religion ?

La “politique” de la littérature est prise entre deuxcommunautés : la communauté démocratique de lalettre et la communauté selon telle ou telle forme del ’ ”esprit vivant”: d’un côté, une communautéproprement athée, une communauté fondée seulementsur cette “part des sans-part” que j’ai essayé deconceptualiser comme fondement de l’institutiondémocratique ; de l’autre, une communauté post-religieuse, traduisant, comme on le faitobsessionnellement au XIXe, “religio” par lien etcherchant à transférer sur le plan terrestre lapuissance du lien, à donner des formes humaines de lacommunion eucharistique, dont la version exemplaireest le “nouveau christianisme” saint-simonien,partageant la puissance du lien entre le choeur vivant

33

Page 36: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

des travailleurs-apôtres et la communication exactedes chemins de fer. La tension qui anime, trèsdifféremment d’ailleurs, des poètes comme Mallarmé,est la tension entre ces deux idées de la communautéqui engagent deux idées du poème et de la voixpoétique. Rimbaud est par excellence un poète dutemps de la démocratie. Sa poésie est comme habitéepar son improbabilité, son caractère d’accroc dans letissu des trajets légitimes de la parole. Et elle opèreune déligitimation radicale de toute hiérarchie de laparole. Mais elle est aussi habitée par la grandeobsession du siècle : le nouveau corps glorieux, lacommunauté unie par le lien vivant, le chant despeuples, la vérité possédée à nouveau dans une âme etdans un corps. Il y a tension chez lui entre unecommunauté de l’écrit sans légitimité et unecommunauté du chant de l’avenir. Mallarmé, lui,problématise la nécessité d’un double mode del’inscription communautaire. La démocratie doit êtrecomplétée par une “aristocratie” dont la fonction estcelle de la fiction communautaire, une fonction post-religieuse ou quasi-religieuse. L’inscription de la“magnificence “ à venir, remplaçant l’ombre religieuse .Les “O f f i c e s” mallarméens s’efforcent de penser cettefonction de consécration, hors de toute consistance ducorps communautaire. Ce qui consacre la com-munauté, c’est le seul geste de l’élévation qui neconsacre aucune transformation de pain et de vinquotidiens en corps glorieux de la communauté. L’unet l’autre s’inscrivent ainsi dans cette tension propre àla littérature, confrontée à l’horizontalité démo-cratique et hantée en même temps par une pensée duchant ou de la cérémonie poétiques participant d’unenouvelle modalité de la communauté une, unie par sonrythme essentiel : un paradigme musical de lacommunauté qui remonte à Platon. A ceci près que lepoète reprend à son compte la vocation philosophiquede donner le rythme de l’Idée comme principe d’unité àla communauté . J’avais opposé Rimbaud et Mallarmédans “Les voix et les corps”, Mallarmé jouant le jeu del’avant-garde qui préfigure poétiquement l’avenir de lacommunauté et séparant pour cela son langage decelui de la tribu, alors que la poésie de Rimbaud reste

34

Page 37: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

absolument solidaire de la langue commune. Mallarméaurait en somme la langue de son utopie, en mêmetemps que l’idée d’une place du poète ; tandis queRimbaud maintiendrait l’écart entre le “nouveauchristianisme” et la démocratie de la langue. Laparataxe rimbaldienne serait alors à la syntaxemallarméenne ce que la parataxe hölderlinienne, selonAdorno, est à la syntaxe hégélienne. Aujourd’hui jeserais plus attentif à leur communauté, au fait queMallarmé lui aussi est pris dans un doublemouvement d’anticipation et de retrait par rapport àl’idée d’une langue de l’avenir communautaire.

L’artisanat du style.

Le schéma de Barthes concernant l’ ”artisanat” dustyle est un peu le même que celui de Sartre quand ilparle de Flaubert. C’est le schéma artisan contreprolétaire où l’artisan du style serait quelque chosecomme le petit bourgeois qui se raccroche au passéalors que le prolétariat, lui, file vers la manufacture. Ily a un certain marxisme d’époque dans ce partageentre l’artisan du passé et le prolétaire de l’avenir. Orce discours a peut-être masqué ce qui est le paradoxele plus profond de la littérature : l’équivalence dugeste littéraire dans son aristocratisme supposé absoluet du geste prolétaire dans sa monotonie répétitive.C’est ce que souligne Barbey d’Aurevilly voyant dansFlaubert le casseur de pierres ou le scieur de long de lalittérature : non pas l’artisan mais bien le tâcheron.C’est précisément l’absolutisation du style obligeant àce travail phrase à phrase qui singe le travailprolétaire. Cela ne veut pas dire que Flaubert soitdémocrate ni que la littérature soit démocrate en sonessence. Simplement il n’y a pas d’opposition entrel’artisanat à l’ancienne, le polissage des matériaux, quicaractériserait la belle oeuvre littéraire et le nouveaustatut du travail ou de la pensée prolétaire. Il faudraitde même creuser le rapport au temps qui caractérisela pensée de la littérature, par rapport au non-loisir, à

35

Page 38: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

la non-disposition du temps qui définit l ’êtreprolétaire. Chez Flaubert, il y a quelque chose commeune idée de la valeur-travail au coeur de l’entreprisede correction infinie. Chez Mallarmé, il y a un partagedu jour et de la nuit : le poète qui consacre sa journéeau travail nourricier dévoue ensuite sa nuit au travailsans rémunération de l’or commun. Mais ce partagequi veut distinguer deux sortes de travailleursreproduit finalement cette subversion du jour et de lanuit qui caractérise la subversion fondatrice d’un êtreprolétaire .

Retour sur l’insu

Chez Rimbaud, j ’ai voulu mettre à sa placel’interprétation par l’insu, qui était l’interprétationpsychanalytique, tournant autour du rapport à laterrible mère. C’est une règle générale pour moi : nonpas refuser de prendre en compte l’insu, mais essayerde circonscrire sa place. S’agissant de Mallarmé,s ’agissant de l’analyse marxiste sartrienne deMallarmé ou de Flaubert, j’ai essayé de m’en prendre àun autre type de l’argument de l’insu, de l’inconscientqui est l’argument du Don Quichotte qui croit fairequelque chose et qui en fait une autre. J’essaie departir du présupposé que les gens font toujours cequ’ils croient faire. Ce n’est pas toujours vrai mais onpeut délimiter les parts à partir de là alors que, par leprésupposé inverse, tout est noyé d’emblée dans l’insu.Il faut partir de l’idée que Mallarmé et Flaubert fontbien ce qu’ils croient faire. C’est dans l’adhésion entrece qu’ils croient faire et ce qu’ils font que se place leproblème de la politique, le problème de leur insertionhistorique, et pas du tout dans un décalage supposé.C’est à ce moment là que se pose le problème :accomplissant le programme qu’ils se donnent etl’accomplissant comme ils le pensent, quel est lerapport du geste qu’ils opèrent avec d’autres gestes,que ce soit le geste de l’ouvrier, le geste de l’utopisteou de l’homme d’Etat et ainsi de suite. C’est ça qui

36

Page 39: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

m’intéresse. Si l’interprétation politique veut direquelque chose, pour moi c’est cela que ça veut dire.Bien sûr il y a toujours de l’inconscient entre un projetet une réalisation, mais ce n’est pas là que se loge lapolitique mais plutôt dans la comparaison entre desgestes. On n’est ni dans une dimension de l’inconscientni non plus dans une dimension de superficialité quiserait la pure dimension des simulacres qui courent.J’ai toujours essayé de travailler sur des programmesde pensée. Cela ne prouve pas que les gens ont lamaîtrise de ce qui est dans leur tête, bien évidemment .Mais il y a des programmes de pensée qui s’effectuent.Il y a des gens qui veulent la littérature et quiproduisent des incarnations de la littérature. Il y a desgens qui veulent l’utopie qui s’en vont en Amérique. Ilsfont quelque chose et c’est cette chose qu’il fautprendre dans sa globalité. Il faut voir quelle carte dupensable et du faisable cela dessine, en refusantl’opposition entre superficialité et profondeur. Ce quim’intéresse ce sont ces séquences qui peuvent êtreainsi délimitées, ces fragments d’adéquation entre unepensée et ce qu’on fait avec cette pensée. C’est derefuser la facilité des causes et des déterminationssous-jacentes qui expliquent tout par avance, qui nesont que les métaphores même de l’explication. J’aitravaillé, dans La nuit des prolétaires , en refusant lesexplications du type : telle situation économiqueproduit tel type de socialité qui finalement produittelle idéologie. A la place, j’ai posé : il y une sphère deproduction de paroles, de pensées et d’actions àprendre dans son immanence. Il y a des îlots deparoles qui définissent un sens de monde et il fauttravailler sur le sens de monde qui se construit ainsiet sur ce qu’il produit. C’est le rapport entreprofondeur et surface que j’essaie de mettre enquestion et notamment en essayant de me mettre endehors du rapport entre une modernité dont l’essenceserait la profondeur, le caché, l’inconscient, et unepostmodernité dont l’essence serait d’être la librecirculation incontrôlée des simulacres.

37

Page 40: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

Disjoindre les procédures

Je me donne une configuration discursive danslaquelle je ne veux pas séparer des niveaux. Si onprend le phénomène de la littérarité, on peut en faireune lecture dans le cadre d’une poétique ou dans lecadre d’une politique mais ce qui m’intéresse c’est lacirculation, les embranchements qui font qu’unensemble de phénomènes, un système de co-ordonnées, va se déterminer comme opération dupoème ou comme proposition politique. C’est le mêmedispositif qui engendre des opérations poétiques et despropositions politiques. Si on prend les textes des“Offices“ de Mallarmé, le texte sur “l’action restreinte”etc., comment va-t-on distinguer la procédure poétiquede la proposition politique ? On peut construire unsystème d’interprétation qui les distingue, mais letexte est poétique pour autant qu’il déploie unepolitique. Si on prend les poèmes on voit bien commentle poème construisant son propre espace construitaussi l’espace de la disposition politique qui le contientet l’espace d’une disposition politique qu’il propose.

En finir avec le XIXe

Je pense qu’on n’en a pas fini avec le XIXe s i è c l e .C’est vrai que le XXe siècle a passé son temps a vouloiren finir avec le XIXe. Mallarmé est contemporain d’unmouvement qui veut déjà en finir avec le XIXe. Ce quiveut dire aussi en finir avec la Révolution française.Le XIXe n’a cessé de se penser comme voué à “ enfinir” avec la Révolution : soit l’arrêter, la rendreimpossible ; soit au contraire achever sa tâche. C’estune bataille qui n’en finit pas de se redoubler : ainsi onvoit aujourd’hui toute une pensée néo-conservatricequi s’en prend au XIXe siècle avec l’idée qu’il n’a pascessé de dévorer notre siècle, en raison même du faitqu’il n’avait pas été capable d’en finir avec laRévolution. Je pense que les pensées du ressentiment

38

Page 41: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

ne sont pas des pensées intéressantes. Ce qui estplutôt intéressant est de voir comment l’idée de sièclese transforme. On voit bien que Mallarmé pense unsiècle qui serait différent, qui se projetterait au-delàde la grande idée de la religion communautaire duX I Xe. En même temps, il y appartient en partie ettente de la projeter au-delà d’elle-même : une religionde type humanitaire d’un type nouveau pour un siècleà venir. Ce n’est pas ce siècle là qui est venu. On estdans le noeud qu’il désignait : le passé et le futur se“remmêlent perplexement “ dans le présent. Le XIXe

siècle n’est pas fini et nous n’en avons pas fini avec lui.

(Ce texte a été établi à partir d'un entretien réalisé parThierry Marin et Alain Fabbiani à l'occasion de la sortie du

"Mallarmé. La politique de la sirène" (Hachette) de Jacques Rancière )

_________________

Jacques RANCIERE est professeur à l'Université de Paris-VIII et directeur de programme au Collège international dephilosophie. Il a animé la revue Les Révoltes logiques et il apublié : Lire le Capital (avec L. Althusser, E. Balibar, R.Establet, P. Macherey, Ed Quadrige, 1965) ; La leçond ' A l t h u s s e r (Gallimard/ Idées, 1974) ; La Nuit desp r o l é t a i r e s . Archives du rêve ouvrier (Fayard, 1981) ; L ephilosophe et ses pauvres (Fayard, 1983) ; Le Maîtrei g n o r a n t . Cinq leçons sur l'émancipation intellectuelle(Fayard, 1987) ; Aux bords du politique (Osiris, 1990) ;Courts Voyages au pays du peuple (Seuil, 1990) ; Les Nomsde l'histoire. Essai de poétique du savoir (Seuil, 1992) ; L aM é s e n t e n t e . Politique et philosophie (Galilée, 1995).Mallarmé. La politique de la sirène (Hachette 1996).

39

Page 42: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

Véronique Tornatore

Mes dessins ou l’histoire

qui nous arrive

Mes dessins sont les croquis préparatoires à mesprojets de sculptures / installations. Certains, quiaujourd’hui sont encore à l’état de croquis, setransforment lentement. Dessin après dessin, ils “secherchent”, ils re-cherchent. Tirés de carnetssemblables au journal intime ou au carnet de bord duvoyageur, i ls constituent, avec les photos dessculptures réalisées, une mémoire écrite. Lorsque lamémoire est trop “pleine”, ils servent à ladélester...pour enfin, mieux la remplir. Et ainsi desuite.

Ils ont parfois pris naissance lors de la visite d’unlieu, c’est le cas pour L’hommage aux extrêmes opposés,mais prennent réellement sens et vie au moment deleur mise en espace dans le lieu choisi.

Chaque fois, le dessin est la première impulsion -énergie - concrétisée autour d’une image,représentation mentale, dans l’attente d’êtreconfrontée - présentée - au réel, à des matériaux, à deslieux.

C’est cette attente qui est magnifique et rude à lafois. La préparation du passage de la dépendance àl’autonomie de l’œuvre.

Caractérisé par son économie de moyens (un crayon,un papier), sa rapidité d’exécution, sa soudaineté, son

40

Page 43: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

41

Page 44: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

intimisme, sa si petite place dans l’histoire de l’art, ledessin se revêt d’une légère familiarité, d'“irresponsabilité” disait Matisse. Il permet d’assouvirles pensées d’un réel impossible, de se jouer des lois dela gravité et de la perspective, de manipulerl’immensément grand, l’immensément lourd. Il permetde préparer le passage de l’intérieur vers l’extérieur,passage nécessaire s’il veut être acteur, autonome,preneur de place, preneur d’espace.

Aussi, après le temps du pensé que représentait ledessin, il y a le temps du vécu. Celui qui ressemble à lavie, plutôt que d’être image. Celui qui s’anime, devientmobile, matière sensible, mortelle plutôt que d’êtreimmortelle.

C’est là que l’œuvre, durant le temps de son“installation” dans le réel, devient créatrice à son tour.Elle se soumet aux rencontres fortuites avec l’imprévu,elle provoque le réel autant qu’il la provoque, ellesollicite ce qui fait sa particularité, sa forme, salumière, son acoustique.

Et puis, comme elle n’a qu’un temps, celui duvivant, le dialogue cesse, la matière redevient matièrebrute, ne renvoyant qu’à sa propre histoire interne.Dans l’atelier les papiers sont roulés, les pierresempilées, les câbles rangés.

A l’euphorie si riche de cette seconde naissance del’œuvre succède son souvenir. Et, pour qui n’y était pasce jour là, ces dessins si loin à présent et pourtant siprès de moi. Annotés de distances, de lieux, de dates.Rassurantes traces.

Nov 1996

_____________

42

Page 45: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

Une œuvre est belle (une œuvre devientœuvre d'art) lorsqu'abandonnée etinexpressive, muette et opaque, ferme etrétive, elle se met à bruire et à parler,tel l'écho d'une vérité toujours déjàprononcée et pourtant imprononçable.

Françoise Proust(Point de passage, Ed. Kimé)

43

Page 46: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

Pierre ROTTENBERG

Notre affaire pourrait êtrela suivante

Très avant. Une mobilité sans précédent. Sonproblème serait : tracer la ligne, n’importe laquelle,oublier. Du reste ne commence-t-il pas par écrire : - “Ilfaut tracer la ligne”, encore qu’évidemment nul nepeut alors savoir ce qu’il supporte - par quoi ce qu’ilécrit est supporté.

NUL ou (-”nul”-). Plus tard, dans quelques instants,ce sera au-dessus quelque évidence tracée et enquelque sorte martelée.

Mais voici : qu’il puisse (celui-là, lui-même) piétinersur le cheval et qu’il soit en même temps SAUVAGEsuffit à le rendre à cette première évidence, évidenteou sorte d’énigme dans l’épaisseur.

Mais c’est trop dire (trop peu dire, dire ce trop enallant TRES AVANT).

Des LIGNES encore, et maintenant il n’y a plus deraison pour que la succession s’interrompe ou découvreune quelconque (______).

Pour cette fois sauf en effet, ce qui n’empêchenullement les façades de brique rouge d’interveniravec cette violence.

Cependant, cependant si la ...CHALEURANIMALE...loge en effet dans une telle...cependant, etjustement pour cette, et précisément pour cela (- -).

44

Page 47: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

groupant : il est clair que je vois la bougie brûler etque je sens cette ‘ ‘ qui ne m’est ni propre nipersonnelle, et qui brûle, bleue, comme prise dans etpar un sang qui ne serait pas le sien seul l’exercicedu point O exerce la langue, l’oublie, la détruit, et iltrace les avec de la lumière

De ce côté visible tombe le soustractif . Et LESOUSTRACTIF s’ajoute.

Quel geste ? Sinon, comme il est dit (-”impossible”-).Repos.En début de paragraphe une chute. C’est traduire

l’accélération et la continuité et ce jeu des vitesses.

________

vivant ce fait que le registre où inscrire nos proprescapacités d’enregistrement, qu’un tel registre nous estpartout tendu et dérobé et qu’il a pour fonction denous tendre des lignes écrites qui ne sont ni de nous nid’une quelconque nature ou écriture, vivant ce faitnous vivons un parcours tactile le long de ces lignesécrites - parcours tactile ou effort de la mémoire (etpourtant de quoi donc pourrait se souvenir une tellemémoire, que pourrait maintenir dans l’exercice d’unequelconque écriture l’effort fait par le prolongement denotre corps - en conséquence, ou plutôt dans l’exercicementionné, lequel est à lui-même son ordre deconséquences, nous ne sommes alors trèsgénéralement informés que des quelques ramificationsde notre écriture, sorte de disposition vide que lamémoire effleure, que l’effort tactile distribue - qu’il yait une telle disposition prête à fonctionner sera donc,par la suite, activé dans ce qui se dérobera) ;entrecroisements du vivant, sorte de force qu’il a pours’échapper des entrecroisements antérieurs, violenceavec laquelle il se porte vers l’inscription qui décideradu parcours de l ’énigme - si le vivant pouvait

45

Page 48: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

indéfiniment contrôler ses capacités d’enregistrement,s’il pouvait devenir ce registre vivant sans aucuneinscription, les chaînes que la violence de sa projectionétablirait seraient peut-être entièrement modifiées (ilest évident que déjà il change une telle disposition, dèsle moment où, sous l’effet de tel entrecroisement, ilinscrit telle chaîne se proposant à lui - concentré dansce qui va devenir, par une telle projection, contrôlepartiellement perdu, même s’il est retrouvé dans untel registre, concentré et incessamment traversé parles possibilités de perte - un tel vivant échappe del’intérieur d’une telle concentration, par une projectionde force qui cependant ne se confond pas avec laprojection mentionnée, échappe aux chaînes quiincessamment le traversent, le traversent etrenforcent une telle concentration - nul retrait, nulpoint décisif, sorte de jour brillant de l’intérieur de sonopacité, aucune agression du vivant sur le vivant quipermettrait à la force matérielle des chaînesrepoussées d’agir et d’activer une quelconque flamme -de sorte que son expérience serait quelquerapprochement, quelque mouvement pour serapprocher de la décision nulle, du retrait annulé,mouvement de contrôle, mouvement qui transmet lecontrôle, mouvement qui suit sur tout registre, sur leregistre choisi, les quelques points d’inscription deschaînes, mouvement pour saisir ce qui brûle et en êtresaisi.

________

“une lumière”. Bientôt, dans la suite du moment,lumière devenant l’activité même que maintenant,doucement mais avec fermeté, j’écarte. Alors cela vautcomme nature : de même les arbres, l’eau, l’herbe, levent, les odeurs chaudes et mélangées.

En somme je n’aurais d’autre problème : commentécarter la nature en la trouvant, que serait une nature

46

Page 49: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

neuve (renouvelée) faisant suite à son oubli, à sadécouverte oubliée ?

Il faut se refuser à voir (au sens le plus général)dans “le trait de plume” une lumière. Ou, si l’on veut,maintenant, le type de succession alors proposéapparaît comme excessivement rapide, ou mêmeprématuré (cela dit ne rien oublier de ce qui s’est alorsproposé, en tant que temps mobile et toujours actif).

Sous la pression, sous cette pression générale etévidemment inévitable, que devient l’écart, lapossibilité toujours neuve d’écart ? Les décisions (uneautre, la même) suffisent à rendre compte du caractèreviolent de la généralité alors recherchée - les décisions,comme si au successif succédait un successif.

Erreur (faisons mention de l’erreur, comme on peutdire qu’il faut écarter la nature, et de même doncl’erreur) : un temps qui serait celui de la pressiondéfinitivement installée et vivante, une sorte de “déjeté” qui, tout au contraire de passer dans soncontraire, deviendrait l’obsession reconnue (et vécue)du dé jeté.

Difficile moment (non qu’il soit difficile dereconnaître quand et comment la pression s’estdéfinitivement installée en se faisant passer pourvivante) mais le plus difficile serait de faire lesmentions nécessaires, dans le cadre d’une nature (eten l’écartant) : erreur, pression, nature.

Différent de “l’erreur”, différent du même coup despossibilités qu’elle mobilise, le fond bouge dans sonsilence. Il devient ce blanc qui bouge et cetterationalité qui suspend et passe. Il devient cettedestruction de l’épaisseur sans épaisseur.

Evidence de différences. Gestes ouverts, fermés,passages de l’un dans l’autre au niveau des caractèresmobilisés. Temps et espace.

La forme générale progresse dans le blanc qu’ellechoisit, celui des paragraphes. Cette forme joue surl’autre blanc, celui du fond, qui serait celui du silence.

Nul texte, nul dépôt suffisant, au sens d’une sorted’agression décisive, temps et espace de la mobilitégénéralisée au niveau du fond, du silence.

Mais symétries textuelles, dans leurs dépôts.

47

Page 50: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

Autant d’erreurs, autant de marges écrites.La réalisation de l’idée, en tant que généralité du

silence et du fond, ne saurait tenir à une quelconqueagression, en tant qu’achèvement.

Toucher physiquement, au sens de qui palpe, c’esttrouver le caractère discursif de l’erreur, au sens d’unerationalité portée dans son écriture, dans la margequ’elle comporte. Dès lors “physique” au sens d’unemobilité sur la mobilité.

________

le travail s’écrit (-texte écrit-) et ce qui est écrit estécrit (-le travail propose une série de décrochages quisont ceux de l’acte pratique révolutionnaire recherché,en cela que le travail est le perpétuel abaissement del’ensemble sur lequel il opère, le travail n’abaissantd’ailleurs que pour éviter en somme la possibilitéd’une extension à l’infini du rêve ou du sommeil ou dela nuit ou du jour - ou de l’acte pratique d’écriture, queserait le travail si, repris par l’un quelconque de cesactes pratiques, il ne parvenait pas à s’abaisser en sedécrochant, que serait-il sinon la phrase infinie,interminable, phrase nulle, puisque ne revenantjamais à une sorte de degré zéro du travail de laphrase, degré zéro qui serait cependant seul à mêmede rendre compte de ce qui se passe lorsque l ’ u nquelconque de ces actes pratiques opère, devenant letracé, la recherche reprise et simultanémentinterrompue d’un acte premier -)

________

transmis, conduit sur la surface du miroir où labougie brûle, l’indice lexical doit devenir outil ( - de

48

Page 51: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

sorte que le sommeil est la lutte pour l’outil, ce quibrûle et forge un tel outil ; lutter, c’est accepterl’emplacement du miroir, l’accepter dans le retrait quele sommeil procure ; nous luttons mais nous ne luttonsque pour achever l’entreprise hors de laquelle nousavons commencé à placer notre lutte ; nous luttonsparce que le sommeil n’offre encore qu’unemultiplication combattue par des forces obscures,celles qui viendraient du livre, celles qui reprendraientincessamment son parcours dans la mémoire, mémoirecependant nulle mais, sans doute, insuffisammentabaissée -) ; tel est l’acteur, abaissé et insuffisammentabaissé, aux prises avec la multiplication, avec ce quise propose à lui en tant que destruction outhéâtralisation, constitution ou lutte dans uneextériorité sans prise, lutte avec un degré zéro que,tout à la fois, il touche et dérobe, constitue en tantqu’outil et ramène à une fausse instrumentalité

________

notre affaire pourrait être la suivante : quelqu’unpoursuit ou achève, maintient la complication à l’aidedes formes inemployées, certaines sont brèves,d’autres se déroulent, éclatent ou reposent dans leurconcentration - il maintient cette complication o u i lcherche l’achèvement, effectuant la reprise incessantedu premier acte pratique révolutionnaire ( - telle n’estpourtant pas l’affaire, comme si elle était seulement ledilemme joué, entrepris et mené à bien, ou poursuivi àl’infini, par un a c t e u r, acteur non pas nul pas dontl’effet, l’efficace, l’entreprise, avec ses passages, sesaudaces, ses détours et ses abandons véritables, sonteffectivement compris par ce qui affecte bien la formed’un dilemme, compris en ceci que la lutte e s tconstamment ou l’affaire du sommeil, du jour, du rêve,de la nuit ou l’affaire d’un livre qui n’en finirait pas demultiplier sa mémoire, d’être sensible à ce qui vient delui incessamment -) telle n’est pourtant pas l’affaire ( -

49

Page 52: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

plaque sensible, traversé par sa propre succession, parsa propre narrativité, le livre n’est cependant riend’autre que le miroir où la bougie brûle ; celui quivient, qui vient appelé par l’acte pratiquerévolutionnaire, premier, incessamment repris dans lejour, celui-là en a déjà fini avec le miroir : voici ce quitrace les quelques lignes suffisantes sur une telleplaque sensible, suffisantes pour que le livre b a s c u l edans l’obscurité du bruissement continué des arbres,des fougères ; ainsi l’acteur s’extrait de sa proprenullité, il partage l’abstraction, il ne partage une telleabstraction que parce que, tout en étant propositionmultipliée, proposition du multiple, il n’est que lepartage encore vécu entre le livre et sa s c i e n t i f i c i t é,entre le livre et la phoné du livre, entre le livre et sonindice lexical -)

________

L’emplacement des censures. Défectueuxévidemment dans cette “épaisseur idéaliste”. Sorted’avertissement général, sorte d'insuffisance suffisantetout à coup déclarée et tout à coup insuffisante. Oubligénéral, passant par la généralité de l’oubli. Synthèseinterne, pour autant qu’i l y a une synthèsepréliminaire partout et toujours, pour autant que cetteautre synthèse peut être tension, tension de la raisonface aux censures.

Emplacement des censures, é t r a n g e t é d esuspensions à mettre au compte d’une société dans sonépaisseur, étrangeté de l’impossibilité defranchissement partout éprouvée.

“Excès muet et fermé”. Au sens d’un paragraphe etemplacement. Au sens d’un énoncé qui ne renonce pasà l’empirisme qui l’écrit et le met en place. Le tout estcependant une défectuosité, pour autant que ladiscursivité s’ajoute au fragment, pour autant que lavenue de l’énoncé sur sa propre surface est, dans lecadre des censures, une mobilité incontrôlable.

50

Page 53: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

Perte de contrôle, ou bien contrôle passant dans unediscursivité neuve ou autre, discursivité du sommeil,du rêve, de ce regard porté dans le sommeil et le rêve.

Le tout du texte, d’un texte, ou cette sorte de margequ’il tente sans cesse de rejoindre, bouge dans lagénéralité des textes, laquelle est aussi généralité descensures.

________

le récit humain s’accroche à sa propre interdiction(c’est comme si le récit était interdit par un fond quil’empêcherait de se défaire des véritables entraves, quiseraient celles des pattes des chevaux à ce moment - lerécit serait sa propre sauvagerie, toujours dressé,comme ensanglanté par la possibilité qu’i l est,toujours pesant sur le libre commerce du récit) - oùcommence-t-il sinon dans la stupéfiante rapidité aveclaquelle la carte commerciale est dressée (dressée -c’est-à-dire écrite, écrite sans être tracée, tracée sansmémoire, sans rien d’autre que la stupéfactionnoirâtre sur la neige - autrement dit, il n’y a d’autreréalité que la réalité chirurgicale, que cette opérationdans le vif du sujet) ; interdiction, le chiffre servant àmarquer les emplacements du récit, interdictiongénéralisée par la seule intervention de ce chiffre (desorte que l’interrogation, de sorte que cette volonté desavoir lequel lève le sabot, martèle l’étendue marteléepar leurs douze sabots - de sorte que cetteinterrogation est en somme agressée par l’interdictionet éloignée, à une vitesse vertigineuse, de toutepossibilité) - et maintenant l’autre côté du chiffre, etmaintenant l’interrogation sans entrave, de sorte quecette volonté de savoir n’est rien d’autre que lemouvement qu’il (l’un d’eux) fait pour lever le sabot,de sorte que ce martèlement est porteur de la

51

Page 54: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

multiplicité des emplacements du récit - mais pourcela il ne faut rien retenir, aucun mouvement ne doitse dessiner pour prendre ou pour capter, rien ne doitfaire jouer une quelconque prise sur la stupéfaction (lastupéfaction se poursuit, massive et rapide, et ellepasse à travers les lignes d’une obligation ou d’uneinterdiction ; la stupéfaction est la manière dont levivant se lie à son entreprise de mouvement, degénéralité, d’équivalences rapides et massives - devantvaloir la stupéfaction dans ce qu’elle poursuit -)

________

On en revient à la généralité rationnelle. Et à laquestion qu’elle pose : qu’a-t-elle traversé ? Où a-t-ellecommencé ? Que seraient des pages déjàmathématisées et sans une telle généralité ? Y-a-t-ilpossibilité d’erreur, pour autant par exemple que lesystème de divination serait mis en place de manièredéfectueuse ? Et ainsi de suite.

Que la raison puisse être un commentaireimmédiatement opérant ne doit pas être un obstacle,compte tenu d’une puissante nécessité de contrôle.Que par ailleurs l’on puisse écrire : “contrôlantexcessivement - le vivant contrôle la volatilisation del’encre (dans un air dérobé - subissant l’agression -laquelle retire tout ( toute possibilité de respiration)en le portant à une distance infinie-indéfinie)” ; celanon plus ne doit pas être un obstacle, car il est clairque s’il y a une puissante nécessité de contrôle, ellepeut en effet être excessive, ou plus exactementd’abord interprétée comme excessive, sans rapport auvivant, sans rapport même à l’idée d’excès.

Autre est le caractère de citation, notation. Commesi un début désormais ne pouvait que s’accompagnerd’une série de remarques, remarques engagées dans lecours du récit.

Autre encore la méthode, laquelle en effet ne sauraitse résumer au passage du lecteur à l’auteur, pas plus

52

Page 55: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

qu’à un travail de divination de la part de ce lecteur,pas plus qu’à un travail de la part du seul auteur.

La généralité rationnelle est une lecture. Dans lecours du texte (récit), ce fait sera mentionné. “Nouscitons lacunairement” ; (dans le texte) il est dit qu’uneespèce de matière transparente plus dense que celle del’air entoure le corps (lunaire-terrestre)” ; “Il ne fautpas dormir, mais il faut lire. Lire pour savoir”.

Tout se tient précisément et, s’il peut être faitmention de la généralité rationnelle dans une sorted’écrit au jour le jour, la lecture qu’on en fera seradistincte de celle que l’on fera de cette mêmegénéralité rationnelle à l’intérieur d’une méditationpréparatoire ou à l’intérieur de cet autre écrit au jourle jour qu’est le traité historique et culturel d’uneguerre ou d’une vie.

______________

Pierre ROTTENBERG a longtemps été membre de larédaction de la revue Tel Quel. Il a publié Le Livre Partagé(Seuil, 1966) ; Le manuscrit de 67 (Ed F.P. Lobies, 1984). Ilvient de publier Qu'en est-il de tous ces livres fermés ? (avecJean-Marie Soreau ; Le BEL A U J O U R D ' H U I Editions, 21rue Alsace-Lorraine à Lyon).La Lettre HORLIEU -(X) reprendra sous forme de brochure

-son titre : "je suis un homme et j'écris" -, certains des textespubliés par Pierre Rottenberg dans différentes revues (TelQuel, Digraphe, ...). Nous contacter.

53

Page 56: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

Lettre de Liliane GIRAUDON

à Pierre ROTTENBERG

Prads, août 1996

Mon cher Pierre, t’écrire aujourd’huiaprès toutes ces années a quelque chose dedélicieux et d’inquiétant. Comme si tout àcoup le temps n’existait plus. Comme si nepersistaient, face à la rivière qu’encontrebas j’entends couler et la massebleutée des acacias qui me fait face, que leslivres et les images vivantes derrière nosyeux.Une reconstitution. Ce que sans doute noustentons d’accomplir. Tous, d’une manièreou d’une autre, à travers les lignesinvisibles d’une vie animale.Celle de la petite caisse tiède que constituenotre corps mais aussi de tout ce qui s’yécrasa en le traversant, signes et feuillesécrites, ciels traversés d’écume, voix defemmes dans des soies vertes, “une sorte deglissement de l’autre côté des feuilles, unespace interne quand les traits dans ledehors se froissent”...

J’ai trouvé ton livre en rentrantd’un long voyage de plus d’un mois à

54

Page 57: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

travers la Chine, un peu hébétée comme auretour de tous ces voyages accomplis cesdernières années et immédiatement,retrouvant, oui, retrouvant ce quej’appellerais ta phrase, cette musiqueunique et indescriptible, j’ai été la proied’une “stupéfaction rapide et massive” liéeà une mélancolie aussi violente quelumineuse, semblable très étrangement àces “os volants, immobiles, dans l’airneigeux” alors que nous sommesprécisément au coeur de l’été, dehors lesoiseaux ne cessent d’en déclarer les sourdescouleurs scintillantes et laquées tandis quedans ton livre passe ce “cheval sous le ventchaud des palmes, martelant la chausséedevant les demeures impériales, aupoitrail écumant les flammes”...C’est bien ce tte double dimensionhumaine-animale qui me touche sifortement, posant oui posant quasiphysiologiquement à la courbe du coeurcette pointe de plume, acérée et noire selonun hasard de plus en plus chiffré, de plusen plus brûlant.

Si “l’impression générale serait celled’une catastrophe” la violence de la lectureest aussitôt refusée et c’est l’épaisseur durêve qui s’étale sous les doigts tournant lapage, refaisant surface d’un fragment àl’autre emboîtant un autre pas, une autreallure, celui du boiteux mimant affolé lemartèlement du pas des chevaux du palaisentre les pattes desquels se lève la fureur...

L’autre nuit, j’ai relu au hasard despages, des lignes, sans même tenir comptedes paragraphes ni de la structure,attentive seulement à ce qui s’agitait audessus de la page, buée scintillante, petitesueur semblable à une transparencetournante encore aggravée par la lueur

55

Page 58: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

d’une bougie éclairée à cause de l’orage quitournait plus bas dans la combe et jesongeais à cette plume ayant déposé untexte et s’étant abaissé vers cette surfacedont tu précises quelque part “qu’elle nesemble pas pouvoir rejoindre”. Comme unénigmatique personnage oraculaire, j’aiévoqué “le serpent échappé du vin”, viandevisqueuse morte piétinée par les chevauxsur la montagne blanche. Le dé n’étaitplus en équilibre sur la pointe de la plume,seule demeurait dans l’air suspendu de lanuit la lumière variable des trois bouchesappartenant aux chevaux immobiles.“Pour faire un parchemin de sa peau iln’est jamais trop tôt” c’est écrit clairement,aussi clairement que sur le jour la lignebleue verticale du ciel. Surface ou fond, leslignes dans le livre ont pour objetd’atteindre, de toucher, mains ouvertes etouvrantes, yeux fatigués par l’orage, lecorps tout entier qui se penche et qui voitdans un tremblement énigmatiquel’étrange gravure rehaussée de sang deboeuf sous-titrée “l’ennemi sauvage piétinesur le cheval”...“Piétiner sur” devient alors unidéogramme scintillant qui nous renvoie ànotre carcasse “analphabète, à ce poids demort qui pèse et fait coller la langue dansla bouche. Il cesse sa posture de simpleinfinitif pour rejoindre une fiction pleine,soyeuse et compliquée. Nécessaire. Commeton livre tout entier, comme la sommeouverte de tes livres introuvables sur lemarché mais vivants vivants mon cherPierre, aussi vivants que le feu flambantdu ciel à l’heure où je t’écris, de l’autre côtéde la baie.Je t’embrasse et te joins un de mes derniersdessins de rivière.

Liliane Giraudon

56

Page 59: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

apaisent l'indéchiffrable image de la lune comme sielle avait voulu posséder ce haut plateau enbondissant comme un ballon dans un jardininterdit et inconnu. Les maisons y sont toutes depierre du faîte au seuil des boursouflures à sasurface, où vivent entre eux les Caussenards, seulslieux où s'échangent des paroles qui ne soient pascontrats de champ de foire.

Une femme l'a traversé, sèche et meurtrie autantque lui, que rien ne guérissait. (p.35)

L'OMBRE, Récit et lettresde Jean-Louis CARRONLE BEL AUJOURD'HUI Editions21, rue Alsace-Lorraine 69001 Lyon

57

Le causse est unaccident qui a brûlé ladurée du temps,poussant vers le néantl'instantané de lamémoire, donnantune portée longue à lavoix, accueillantl'inconnu qui marchelongtemps sur destraces confuses.

Le causse est unecrypte, d'un bout àl'autre, sous le soleilou sous la lune. L e slavognes rondes

Page 60: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

Danielle COLLOBERT

Texte de l’œil*

C ’est étrange cette rencontre de l’oeil intérieur,derrière la serrure, qui voit, et qui trouve l’oeilextérieur, pris en flagrant délit de vision, de curiosité,d’incertitude. Celui qui regarde au dehors, pour voirhors de lui, ce qui se passe dans le monde, peut-être,ou à l’intérieur de lui-même, mais d’une manièrehésitante, tellement imprécise, que lui-même, cet oeil,ne sait plus s’il regarde dans le vide, dans l’air, dansl’autre, ou dans un paysage lointain, qu’il a fait naître,comme un souvenir, un décor voulu, choisi, une forceélémentaire, qui pourrait être la toile de fond de savie. Alors cet oeil, assis sur cette chaise, qui regardepar la serrure, ou peut-être bien par la fente compriseentre les deux lattes de bois qui forment le dossier decette même chaise, cet oeil, je dis, ébloui par le soleilqui vient dans mon dos, sur mon dos, dans moi, par lesépaules, chauffées comme un acier, a le pouvoir, oumieux, la puissance de deviner les choses. Il saitregarder, sur le parquet ciré, toujours à travers ledossier de la chaise, accroupi, le rayon du soleil, quitombe, glissant entre deux lattes de bois aussi, decouleur sombre, qui brillent soudain de mille petitesfacettes, ou bien cet oeil peut voir, à travers le dossierde la chaise, sortir les minuscules parasites du bois, sivieux, que la patine elle-même paraît innocente. Lamain distend la paupière, l’oeil s’agrandit, il est plusvisible, plus cohérent, mais la vision devient plus flouepar l’effort. Alors ça ne sert à rien. Nous continuons à

* Le titre de ce premier récit de Meurtre (Gallimard) a étédonné par Danielle Collobert dans ses C a h i e r s(Seghers/Laffont) : "texte de l'œil - sensation pour lapremière fois de satisfaction pour un texte - à surveiller".

58

Page 61: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

ne pas voir, dans le rayon de soleil, la tendresse, sidouce, qui monte vers nous, dans les veines du boisciré, si douce, qu’aucun bras n’a jamais pu donnercette sensation de douceur, à une tête appuyée contrel’épaule, doucement, tendrement, avec sécurité. Nousregardons les rayons de soleil, mais assis sur cettechaise, il serait possible de voir tant d’autres chosesque soudain le vertige me prend, me précipite sur leplancher, vers le plafond, et je grimpe le long des mursobliques pour entrer dans les vaisseaux, longuementpréparés, des nouveaux cosmonautes. C’est le soir, et ilest impossible de discerner les machines. Tout cela al’apparence d’un navire en rade, tranquille et sansimportance, mais nous n’avons pas solidementconfiance. Ces étrangers qui parlent pour nous, ontdes départs rapides, fulgurants, dont nous n’avons pasencore l’habitude, et l’oeil s’abîme à cette vitesse, etcherche des raisons de s’informer, et n’admet pasimmédiatement les transformations, lesmétamorphoses gigantesques. Nous sommes tellementpetits ; et à quoi se raccrocher quand on ne reconnaîtplus ni ses propres mains, ni son propre pas, ni mêmela petite dose de désespoir quotidien. Ce sont desmagiciens douloureux, mais encore bien vivants. Il estprobable qu’un jour, sur la fin de notre vie, nouspenserons à leur faire confiance ; ou du moins à lesadopter. Ces rêves d’espace, inventés par l’oeil pouraccepter le séjour difficile et diminuer l’écart entrenous et les moyens, entre nous et ce qui arrive, et cequi emporte, comme un fétu de paille, au centre desluttes révolutionnaires, au centre des nouveauxcombats imprévisibles, de l’irréalisable et continuelsuicide par petits morceaux, cette brûlure à petit feu,tous ces rêves lointains, nous font passer des nuitstragiques.

Si l’oeil regarde soudain derrière lui, s’il fait unretour sur lui-même, alors monte de chaque bord lasubstance aqueuse et maléfique qui l’embue, l’aveugle,et le terrifie, jusqu’à ce qu’il puisse de nouveau oubliertout ce qui s’est passé, pour lui, tout au fond, sansavoir cette grande peur envahissante à vaincre à

59

Page 62: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

chaque degré, à chaque nouvelle marche, escaladéecomme les plus hautes montagnes, les sommets lesplus escarpés.

Devant l ’oeil passent des scintillements, despalpitations, des éclaboussures, dans le rayon dusoleil, suspens, des poussières. Il est impossibled’établir des rapports relatifs entre nous, le petitmonde, et tout cet espace contenu, sans dimensionprécise, à cette place, dans le soleil. On peut vouloirl’agrandir tant qu’un rêve même serait impuissant visà vis de cette dimension, de cette forme. Il faut toutinventer de nouveau, jusqu’au plus petit atome,trouver aussi un nouvel imaginaire. La chaise semodifie, peut se modifier. Ce n’est plus une chaise, pasmême une carlingue, mais pourtant quelque chosed’utile encore, une substance féconde. L’oeil l’utilise, laforge, en m’opprimant, en se servant de ma lentedécomposition. Je refuse parfois, et nous nousenfermons alors dans un mutisme, un silence qui crie :“Assez. Ne m’enlevez pas d’ici, laissez-nous l’épaissommeil, la tranquillité. Les nouvelles histoires nesont pas pour nous. Nous sommes seulement capablesde recommencer nos cycles continuels de petitestristesses, petites sensations heureuses - recommencerinfiniment un nouvel amour, puis le perdre,désespérer de lui, infiniment - rien de plus quel’habituel fleuve.

Mais voilà que tout à coup, au sein du repos, unefleur nouvelle jaillie, s’ouvre, peu à peu énorme, aucentre de l’oeil, l’emplit, le renouvelle. Une fleur, ou ungrillage, un crapaud-buffle, un satellite, tant d’autreschoses dont on ne peut faire l’énumération, nousl’avons déjà dit. Mais cela n’est pas si simple, parexemple lorsque s’épanouit le froid d’un couteau, unpouvoir quelconque de destruction, si petit soit-il, sidétourné qu’il puisse être de son usage rituel. Desdoutes alors surviennent, plus effrayants qu’un visagemarqué par l’horreur, plus dangereux que tous lespoisons. Les différentes possibilités s’enchaînent, semultiplient comme une hydre. Nous perdons pied dansl’espace, vide parfois, et sans limite. Nous voudrionsbien échapper à ces éclosions, ces plongées, mais l’oeil,à travers la chaise s’éloigne, à une telle distance, que

60

Page 63: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

son mouvement devient irréversible. Le pas, franchimalgré nous, devient aussi le point de départ de touteune chute, où la tête roule sur elle-même, tressaille àtous les chocs subis, se fracture sans cesse, révèle tantde souffrances qu’il faut alors essayer de limiter leplus possible la trace laissée par le passage, secamoufler, s’arrondir pour diminuer la puissance. Etnous nous retrouvons loin de chez nous, dans un paysétranger ; nous y vivons aussi mal que les derniers deshumains qui habitent là, dans une région désertiquepeut-être, ou dans la plus grande misère. Il fauts’habituer, ou bien continuer à vivre de la mêmemanière, sans savoir, ou sans se rappeler qu’il existeencore ailleurs des événements, des invasions. Nousregardons maintenant de loin, comme un montagnardassis sur une plate-forme, le menton appuyé sur sesmains reposant à plat sur son bâton, qui regarde enbas, la plaine, les lumières lointaines, le tracé desfleuves, le morcellement des terres, les noyauxtentaculaires des villes, ou bien c’est un pêcheurquelque part, en vue des côtes, à peine dessinés dansle soir. Tant de distance.

Comment sommes-nous arrivés là, après cetteétrange vie que nous avons menée, sans étonnement,même dans les situations les plus insolites, les plusimprévisibles. Nous avons accepté tout, comme unechose nécessaire. Nous étions toujours tellementdisponibles, prêts à saisir tous les prétextes, toutes lesaventures. Nous n’avons pas laissé passer une seulechance de changement. Alors cette fatigue soudaine,c’est peut-être aussi une chose normale, qui devaitvenir lentement, un jour ou l’autre, parce qu’il fautbien s’arrêter de marcher, à un moment quelconque.Je ne suis pas vaincu. Le marbre blanc de la table, lecoussin de la chaise, ont peur d’échanger leur couleur,et une vieille dame obèse va mourir dans le couloirderrière moi, dans un écroulement de soie noire etsatinée, quelques mèches de cheveux grisâtres luitombant soudain sur les yeux, dans sa chute, moi quil’ai connue toujours si bien peignée, les cheveux lissestirés en arrière, dans son chignon en torsade. Ladifficulté que j’ai de me rappeler les histoires, arrivéesà moi-même, m’empêche d’y croire, de retrouver leur

61

Page 64: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

présence. Je suis né d’aujourd’hui, si l’on peut dire,mais les miroirs accusent déjà une bien grandevieillesse, en même temps que les hommes souffrentdéjà moins physiquement après une longue course.Comment nous retrouver, au milieu de quel chemin.

J’appuie ma tête contre la chaise et j’attends. Jeregarde à travers la fente du dossier, et rien ne bougeplus. Leur piège. Les gestes refaits, qu’il nous estpermis de refaire. Ma main s’agrippe au dossier. Leprendre, le serrer à deux mains. Mais aussi, enlever lecheveu, le long de mon nez, tombé. Impossibilité. Si jelâche le dossier d’une main, je retombe. J’essaie par unmouvement, avec les épaules, avec la tête. Mais la têtenon plus, il ne faut pas. A cause des taches sur laparquet, que je dois tenir dans mes yeux. Contrainte,obligation. Alors tout se transforme, la chaise, la rue,la ville, le soleil. Mais l’autre est toujours là, derrièrela serrure, depuis le début. Il me voit fermer les yeux.Je suis à lui, je suis vu, découvert, la boucheentr’ouverte dans mon sommeil, et nous ne sommespas très tranquilles, car apparaît peu à peu, dans lemur, l’homme que depuis quelques jours, j’ai décidé detuer. Et je voudrais le faire par surprise, aussi j’espèrequ’il ne sera pas prévenu, c’est pourquoi je m’interrogesur sa présence, ici, chez moi. Nous le tuerons de millemanières. Je m’y connais dans le meurtre. J’en inventechaque jour quelques-uns. Je fais mourir différentespersonnes, des vieux pour la plupart, je ne sais paspourquoi exactement. Je ne peux pas me passer de cejeu-là. Je pense l’exécution de mon plan, de leur mort,dans les moindres détails, mais leur mort n’est pastoujours une chose suffisante. J’ai peur de ne pas lesdétruire complètement. C’est leur corps qui me gêne leplus, non pas la manière de les faire disparaître, de lesamener à leur fin, au moment où, définitivement, onne peut plus parler d’eux. Celui-ci, je l’ai choisi depuislongtemps. Je le connais bien, c’est pour ainsi dire,presque un autre moi-même, en plus doux, pluscompréhensif. Nous avons éprouvé ensemble beaucoupde haine que nous n’oublions pas. Sa main s’avance etprend mon cou, et caresse doucement. Une grandebonté pour moi. Il articule à peine, mais je comprendsqu’il veut me calmer, me rassurer. Il dit qu’il ne sait

62

Page 65: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

rien, que je peux faire tout ce que je veux, qu’il selaissera faire, sans rien dire. Mais je sens qu’il veutquelque chose. Je n’entends pas très bien. Est-ce qu’ila peur que je le fasse souffrir, ou bien peut-être qu’iln’a pas confiance. Il pense que je n’irai pas jusqu’aubout, que je m’arrêterai dans ma tâche, continuantainsi éternellement à le poursuivre, sans jamaisl’achever tout à fait. Il pourrait me trahir en cemoment, pendant mon sommeil, prendre la gorge,serrer. Mais il ne sait pas ; et à lui, jamais neviendrait l’idée de me faire du mal. Il reste là devantmoi. Peu à peu autour de moi, il acquiert en tournantune vitesse prodigieuse, si grande que moi-même, aucentre, je n’arrive pas à l’imaginer. Les millions dekilomètres parcourus ainsi, tout au long de ma vie - sil’on pouvait compter - et lui en un instant - le mêmeinstant qui rend ma vie tout à coup si dérisoire, avecses efforts minuscules de chaque jour - se trouvepossesseur d’une expérience millénaire, une somme,tous les pouvoirs du monde réunis dans ses mains, quichoisissent pourtant en ce moment, le simple geste decette caresse sur mon cou, lui si redoutable déjà.

Je suis descendu de la chaise, et maintenant jerampe. Le soleil disparaît, et dans la poussière ensuspens s’amenuisent petit à petit les dimensions,jusqu’au ras du sol, où finalement ne reste plus qu’uneombre légère, insignifiante. Et la nouvelle mortpromise, dans le vieux monde, la chambre, le soleil,cette chaleur, qui n’est plus compacte, homogène. Ladécomposition, peu à peu, à l’intérieur, récente,soudaine ; pas encore l’odeur, que je pressens, froide etforte, dans laquelle je vais finir.

______________

Danielle COLLOBERT a publié M e u r t r e (Gallimard), dontest extrait ce récit, à l'âge de 23 ans. Elle a ensuite publiéD i r e I - I I (Seghers/Laffont) ; Il donc (Seghers/Laffont) ;Survie (Orange Export Ltd) ; Cahiers. 1956-1978(Seghers/Laffont) ; recherche (fourbis).

63

Page 66: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

Giorgio MANGANELLI

Quelques raisons pour ne pas signerdes pétitions

Lorsque se mettent à grincer et à bruire les rouesdepuis toujours rouillées de l’Histoire, autrement ditde la Geschichte, et que s’apprête l’événement dequelque glorieux jaggernaux ; que les magnifiques etprogressives destinées commencent magnifiquement àprogresser ; lorsque, quelque part, éclate un geysersubit d’optimisme, qui s’accompagne d’un brutalaccroissement de décès fracassants ; alors, si vousfixez votre regard myope dans les cieux obnubilés,vous verrez passer de ténébreux anges de tempête,planant sur des rames de plumes chargées d’encre,d’où s’échappent des touffes bouclées de signatures.Ces volatiles orageux sont des pétitions, desprotestations, des manifestes.

Notre époque, dignement calamiteuse, est un nidfertile en semblables volatiles : et puisqu’ilsfréquentent nos avant-toits, et que parfois ils noustendent des pièges, parfois nous menacent de leurssifflements éducatifs, il sera bon sans doute dechercher à en connaître les moeurs et leur destin.

Considéré en tant que genre littéraire, la pétitioncouvre une étroite bande de terrain de ce qui fut legrand règne de l’art oratoire. Cicéron la situeraitparmi les discours “ad animos permovendos”, quirequièrent la familiarité de l’auditoire, la dévotion auxpassions qu’ils expriment, à leurs préjugés, à leurscaprices et aux impératifs locaux ; s’il le faut, ilsrequièrent lacrumas, chevelures ravagées, s u p p l o s i opedis, tuniques lacérées qui révèlent les blessures ; etmême l’exhibition d’orphelins. Comme leur propos

64

Page 67: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

n’est pas de “docere”, autrement dit de fournir desinformations, mais seulement de “movere”, leur soucin’est pas la véridicité, mais bien plutôt lamanipulation opportune. Agent muet de persuasion, letexte de la pétition doit faire croire à des mouvementsimpétueux, à de tragiques pâleurs, à des voix briséesou noblement affirmatives. Nous observons que, dansla géographie de l’art oratoire déchu, la république despétitions est limitrophe d’une autre région, un rienplus monotone et sommaire, mais singulièrementconsanguine : je veux parler du grand duché desépitaphes.

J’avoue éprouver une certaine aversion à l’égarddes pétitions ; de même qu’à l’encontre des mendiants,surtout les mendiants accompagnés de chiens. Jecultive un comportement raisonnablement libéralenvers les gueux d’une sobre éloquence, d’autant pluss’ils sont empêchés dans l’expression ; je ne laisse pasd’aimer les bohémiennes agressives, nauséabondes etblasphématrices ; mais je déteste les tremblants et lesplaintifs, qui me trottent dans les jambes, la paumesuppliante à la semblance d’un bénitier, assistés dechiens sicaires, amis soudoyés de l’homme, à la petitetête inclinée et au regard humide. Je connais bienleurs desseins : me clouer à mon “âme’, susciter dansmon “coeur” peines et frémissements. “O toi riche, toien bonne santé, toi belle femme, toi beaux enfants,beaucoup famille...” “Pas un sou, mon fils ; frère desang, pas un clou ; misérable ! pas même un quignonde pain sec ; on ne suscite pas impunément dans lecoeur de l’homme les démons de la bonté.” Je feraifaire un tapis de ces petits chiens ; et je les veuxvivants.

Il arrive rarement que ma signature soit jugéeappropriée à accroître la valeur persuasive d’un de cessermons ou messages. Toutefois, il arrive parfois quequelqu’un, soucieux de noircir les marges les plusreculées de sa blanche feuille, par un zèle oiseux etnonchalant, par missionnaire ferveur, sachant bienqu’il y a toujours place à qui veut prêter la main à unebonne cause, me sollicite afin que je dévide l’écheveaude mon encre coparticipante. Seulement voilà : dès lespremiers mots du séducteur, je me sens plongé dans

65

Page 68: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

un cauchemar bienveillant, un de ces songesélastiques et visqueux dont on ne sort ni en hurlant, nien se débattant : j’évolue dans du miel, dans unemarmelade d’idées générales, de visages amicaux, detableaux vivants chargés d’angoisses et de menaces.L’esquive est malaisée : puisque à peine a-t-onébauché un timide refus, que nous ressentons aussitôtnon seulement dans le regard des autres, mais aussidans notre coeur même, et je dis bien coeur, unmalaise prudent, un étonnement perplexe, auxquelson pourrait prêter à peu près ces propos : “Je savaisque tu étais un salaud, un lâche et pire encore ;néanmoins je supposais qu’une décence élémentairet ’aurait retenu de te déclarer favorable àl’extermination des enfants, à la déportation desvieillards, à la guerre atomique préventive et à ladestruction de l’humanité.” Situation ingrate. Il estardu de démontrer le triste syllogisme : “je te présenteune pétition contre la combustion des civils, et toi tu terefuses à la signer ; je te laisse tirer toi-mêmel’inévitable conclusion.” Voilà, ce syllogisme insinuéest le chien sicaire. De même que ce chien, c’est luivéritablement l’authentique salaud.

Evidemment, à l’instar de nombreuses personnesbeaucoup plus nobles que moi, je suis moi aussi hostileau fait de brûler sans discrimination les enfants ;quand les sergents de l’ordinaire censurent la presse,je branle du chef ; si je lis qu’on a décidé de passer aufil de l’épée les professeurs de mathématiques, jeprends un air maussade, courroucé et désapprobateur,dont vous n’avez pas idée ; si l’on m’annonce unmassacre hâtif d’ecclésiastiques, je fais “eh, eh”. Enconséquence, ma conscience est nette, mon coeur batdu bon côté, je ne me soustrais point à mesresponsabilités historiques. Et cependant un obscurréflexe conditionné me pousse à disputer la tiède chairde mes affections à l’honnête vautour d’une pétition,qui plus ou moins fait ce que je fais moi, au cours desmanifestations de réprobations ci-dessus énumérées.

Tout le monde connaît la vieille légende desProximiens du déluge. Selon cette belle tradition, ledéluge ne ravagea pas entièrement la planète, maisseulement une partie, la plus prospère, la plus vaste et

66

Page 69: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

la plus densément peuplée. Quand il se mit à pleuvoiret que les fleuves commencèrent à grossir et que lesgens d’abord arrosés, puis embourbés, puis emportés,se jettèrent dans une fuite vaine à travers champ, lestribus voisines se mirent à déplorer la situation. Aidésen cela par le climat raisonnablement serein, leshommes les meilleurs de ces races se rassemblèrent endes lieux ensoleillés ; c’était des hommes cultivés,intellectuels, fondateurs des arts, manipulateursavertis de la syntaxe. Ils décidèrent de rédiger undocument : ce qu’ils firent vite et bien. Dans ce texte,s ’adressant aux Nuages - puisque adresserdirectement la parole à l’irascible Dieu inondantpouvait se prêter à des interprétations qu’il eût étédifficile par la suite de rectifier - ils “firent remarquer”combien il était contraire à toutes les habitudes depleuvoir si longtemps, autant et en un lieu unique ;“ils déplorèrent” la dévastation des champs et destroupeaux ; et insérèrent un passage sur les enfantsnoyés, qui était chose de grande et simple beauté.Comme les pluies continuaient, et même devenaient àmesure plus acharnées, les hommes valeureux seréunirent à nouveau, et - tandis qu’un comité depetites femmes au doigt leste et à la quenouille aisées’occupaient à confectionner des chandails - i lsélaborèrent un second document, qui à l’évidence étaitempreint d’affliction. Dans celui-ci on “dénonçait”l’indifférence des pluies à l’égard de l’opinion publiqueet on “réclamait” a) la cessation immédiate du déluge,b) la restauration du ciel serein “droit inaliénable detous les citoyens”, c) l’engagement à ne plus pleuvoir,si non dans les formes et dans les limites consacréespar la tradition. Le déluge continua, les bravesfemmes rallongèrent les chandails en les transformanten linceuls commodes, tel brave homme écrivit unelettre ouverte sur “l’inutile massacre”, qu’on lit encoredans les écoles. On raconte que tandis que le crieurpublic de service lisait à pleine voix le message auxNuages, là-haut le Divin Bouc se tordait sur lespavements d’airain de l’empyrée, en les percutant dela latitude de ses fesses archaïques, il en retirait uneclangueur d’allégresse auréolée.

Didactique, et même rudement didactique, la fable

67

Page 70: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

a peut-être quelque rapport avec le genre littéraireque nous sommes en train d’examiner. Le déluge desautres est un thème souverainement idoine ; car alorsému mais non bouleversé, “recolecting in tranquillity”ainsi que le suggère Wordsworth, le rédacteur peuttoucher le clavier des motifs oratoires, étaler la palettedes couleurs rhétoriques, et mobiliser les lupanars desvénus du style. Il est bon que le déluge soitpossiblement “in progress”, afin de jouir del’angoissant, titillant répit, selon l’ancien adage,“douleur retardée croît d’autant”. Et qu’il contienneune requête péremptoire de faire ou de défaire quelquechose : requête d’autant plus impérative qu’elle estconfiée aux persuasifs arguments de la logique, du bonsens, de l’honnêteté, de l’humanité commune ; qualitédont est précisément démuni le destinataire de lapétition, ainsi qu’il sera rappelé en un autre endroit, sipossible préliminaire, de la pétition même. Il est certesvrai que ce destinataire-là se refuse généralement àinterrompre les massacres des civils, à restaurer leslibertés piétinées, à libérer les détenus innocents et àdépendre des adversaires politiques ; mais il est vraiégalement qu’i l nous fait une bien mauvaiseimpression.

La pétition évite rarement de tomber dans lemissionnariat ; et il y en a que cela trouble. Certes,nous savons tous combien sont rudes et aucunementsoucieux des autres et d’eux-mêmes les édiles et lespaysans ; toutefois, je crains que si nous allions lesavertir que la guerre atomique fait mal, ceux-là semettront à secouer leur tête dialectale, en glosant :“Bah, s’ils le disent, il doit bien y avoir quelque chosede vrai.” Certes, nous ne nous lasserons jamais derépéter que l’on ne doit pas arracher les ongles à ceuxqui ne sont pas d’accord, qu’il est incorrect demassacrer les civils ; néanmoins ces opinionsm’apparaissent plutôt mieux exprimées qu’absolumentnouvelles. Est-il factieux de noter que les pétitions ontrarement une saveur inattendue, que rarement ellesexpriment des propositions âprement provocatrices ?C’est encore Cicéron qui remarquait que, pour porterles âmes à un consensus impétueux et éphémère, ilconvenait de s’en tenir à l’évidence, de brasser les

68

Page 71: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

lieux communs.Assurément, “on a raison” de signer ou de rédiger

ces tracts ; mais n’y a-t-il pas une qualité corruptrice,quelque chose d’étrangement dégradant dans ce fait“d’avoir raison”, presque comme dans le fait de gagnerune guerre ?

Parmi les Proximiens des victimes du déluge iln’existe pas d’opinions concordantes sur ce problèmedes protestations. Selon certains, que pouvait-on faired’autre après tout ? D’autres affirment que mieux etplus qu’une motion des sentiments peut servir undiscours, obscur sans doute, entrecoupé et allusif,largement inexact, certainement coprolalique etblasphématoire. Mais que signifie donc “servir” dansce contexte, et quels sont les jurements, et les lacunes,et les irréparables erreurs, par où exprimer notredésaccord radical, cela reste controversé.

(traduit de l’italien par marie-josé Tramuta)

Ce texte est extrait du recueil “ L’almanach de l’orphelinsamnite” (Ed. W)

_________________

Giorgio MANGANELLI ("nul plus que lui ne représente enmême temps la tradition et l'avant-garde" écrivait de lui ItaloCalvino) a publié (traductions) : A m o u r (Denoël) ;D a l l ' i n f e r n o (Denoël) ; Discours de l'ombre et du blason ouDu lecteur et de l'écrivain considérés comme déments (Seuil) ;Centurie. Cent petits romans-fleuves (Bourgois) ; Bruits ouvoix (Bourgois) ; Itinéraire indien (Le Promeneur) ; Chine etautres Orients (Le Promeneur) ; La littérature commem e n s o n g e (L'Arpenteur) ; A et B ( L ' A r p e n t e u r )

69

Page 72: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

Il faut écrire le noir. Les noirs. Et les désépaissir oudécolorer pour faire apparaître le non-vu. Dire le non-visible toujours quelque part dans l'épaisseur du noir - lenon-vu existera encore.Panne de la poésie ou de l'amour ? Les deux. S'abstient.

Plus de mots pour ça. Pour rien. Devant la jeune fille deFrancfort qui lui renvoie l 'image dérisoire de sescertitudes d'antan.Quand il était encore subjectivement un homme libre et

symboliquement "puissant". Ces temps où l'écritureexcédait sa propre connaissance, était à inventer pourintroduire dans le réel (prose et poésie confondues) unchangement qui n'était pas pur mouvement, ni denaissance ni de corruption des catégories de changementque propose (et dessine) la tradition rhétorique (etanalytique), visant simplement la connaissance commetelle, mais l'invention d'une combinatoire topologiquenouvelle permettant l'émergence du fait de structure.Avec, si nécessaire, dégradation et chute dans ce champde structure. Puis retour à la capture de l'image naturelle.

(p 105 - 106)

70

Relances à pagaillede Jean-Claude Montel,

paru dans la nouvelle collectiondirigée par Mathieu Bénézet auxEditions du Rocher, est un livre(roman) important : sa violenced'écriture est à (la) hauteur dela violence d'époque. Elles'impose en sa capacité-puissance de Relancesprécisément face auxcatastrophes (multiples) decette fin de siècle.

La Lettre HORLIEU-(X)reviendra longuement sur celivre dans son numéro 6.

Page 73: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

"Monsieur Bernard Noël,J'aimerais te voler ton texte."

Marc Lador

Marc Lador a mis en scène et interprété, avec Anne de BoissyLa maladie de la chair de Bernard Noël. La scénographies'est inspirée de "Figure en mouvement" de Francis Bacon.(Contact au 04.78.27.81.86.)

71

Page 74: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

Miroirs. L’homme dans le miroir. La femme miroir dupublic. En miroir de l’homme. Homme, vu à travers le miroir,miroir de la femme. Reflets. Altération du tain.Un texte sur un projet. Que dire ? Les raisons avouables?Mais sont-elles plus importantes que les inavouables ? Plusintéressantes ? Certainement non. Disons qu’elles sontattendues. Donc autant les taire. Par une pirouette - gentill’pirouet-te - je dirais que la raison avouable qui flirte avecl’inavouable, c’est que ce texte - et donc ce spectacle - serait etsera u n aveu public : qu’il y a de l’inavouable au cœur del’homme, que cet homme en vit, en meurt, que la forme laplus désespérée, élevée de l’amour est de se mettre à nu, àmerci, à mort face à l’autre.L’aveu de bernard Noël à travers l’aveu du “narrateur” de “lamaladie de la chair” rejoint l’aveu de Marc Lador à traversl’aveu du “narrateur” de “La maladie de la chair” ; c’est qu’ily a au coeur de tout homme et de toute femme une honteindicible, un secret qui le fonde. Et que la vertu - au sens de“virtu” - de l ’Amour est d’amener à fleur, à lèvres cetindicible, qui ressemble à s’y méprendre à la mort, au don desoi, à la perte. Prends ma vie et transmute-la en lumière.Sacrifice du je, abandon au tu, divorce de l’être et du soi.Impudeur sacramentelle.Mettre en scène Bernard Noël, c’est mettre en scène (tenter de)le pourquoi-même de mon désir (de mettre en scène), dévoiler(tenter de), mettre à nu, ôter quelques masques à un spécimende l’espèce humaine qui a pour nom (mais qu’est-ce qu’unnom ?) Marc Lador. Quitte pour cela à offrir d’autresmasques. Kaléïdoscope. Jeu de reflets infinis. Echecincessant.

“Comme ils ont vu cela, ils ont choisi le divertissement” - Pascal -

“La réponse ne serait-elle pas que j’oublie laquestion ?” -Georges Bataille -

“Vous me verriez à l’instant même devenir en vous cegrouillement affreux si vous étiez un bon miroir. Vous devezarracher mon masque” - Bernard Noël -.

Marc Lador

72

Page 75: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

CorrespondanceMarc Lador / Bernard Noël

“Cher marc Lador,(...) Je serais enchanté que la Maladie dela chair soit “mise en théâtre” ( ... )Comment comptez-vous faire et dans quelcadre ? Voici un permis de voler !Amicalement.”

Bernard Noël

“Cher Bernard Noël,(...) Votre texte me fut offert en mai 95 àl’occasion d’une première. Depuis nous nenous sommes jamais quittés. Il m’apparutrapidement - était-ce à la première lecture ?- que je désirais le porter à la scène, touchépar la complexité et le “classicisme” de sonécriture, la violence de la fiction et de l’acteamoureux, par cette volonté et cettenécessité de tenter de découvrir à l’autre lesecret qui nous constitue - désir amoureuxet désir destructeur - ( .. .) Très vite,j’imaginais l’homme face à la femme, et jevoyais, la femme de face, l’homme de dos(...).Sur un praticable ovoïde, une femme deface donc assise face à un homme assis dedos donc.En arrière-plan du praticable (environ 3 à4 mètres de diamètre), une ceinture de

73

Page 76: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

miroirs déformants (ou noirs ?), pas de cesmiroirs de foire, des miroirs qui déformenten tous sens, qui détruisent oudéconstruisent l’image (...) La face del’homme est déformée, ou mieux informe,alors que la femme à l’écoute, quelle écoute ?,elle écoute et on la voit en pleine lumière(...) Il y a dans ce désir de l’homme, par lesmots, une destruction de l’autre, (...) cettefemme exposée, sacrifiée. “Motspourvoyeurs de la peste” (GeorgesBataille).Eviter la théâtralité, une forme d’emphasedue à la scène : c’est pourquoi je pense quele texte sera amplifié afin que son émissionreste intime, un secret dévoilé. (...)vers lafin, le praticable peut tourner lentement etnous avons de face le visage de l’hommeapaisé (?) et celui de la femme détruit(reflété dans les miroirs). Il ne fait pas bonentendre certain secret. Certain désir.Je dois vous dire que j’entends une fortecorrespondance entre “La maladie de lachair” et la peinture de Bacon, et quelquetemps après avoir imaginé sareprésentation, une nuit d’insomnie, jetombais chez une amie sur les entretiensde David Sylvester et Francis Bacon, “l’artde l’impossible”, et le lisant, dans ce quedisait Bacon je pressentais une parenté, etregardant les reproductions je voyais desespaces circulaires, des personnages assis,des miroirs en arrière-plan, des corps etvisages déformés, comme si la peau nepouvait contenir la vie de la chair, et jesais maintenant que la scénographie sefera aussi en référence à Francis Bacon.(...)Je serai l’homme, car il est vrai que dansle vol de votre texte il y a le désir de le direet d’y plonger. (Ce que j’ai fait pourBeckett, Mallarmé, Dostoïevski). La femmesera Anne de Boissy. (...)

74

Page 77: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

Voilà, cher Bernard Noël, quelquesinformations sur ma démarche, sachantque c’est dans le travail avec Anne que toutceci va s’affiner, se transformer, que mondésir vis-à-vis de votre texte va s’éclairer,se découvrir mieux et peut-être de façonsurprenante, que la question : pourquoimoi je désire monter ce texte ? trouveraréponse, ou au contraire me fera dire avecGeorges Bataille : “La réponse ne serait-elle pas que j’oublie la question ?” (...)Je vous prie de recevoir toute mon amitié etmon estime.”

M.L

“Cher Marc Lador,Merci de vos explications qui mecomblent. La référence à Bacon est eneffet bien plus juste que la place faite àMunch dans l’édition qui n’est pas de monfait. Je ne suis pas sûr que le narrateursouhaite détruire l’Autre, c’est plutôt luiqu’il détruit - ou plutôt qu’il consume,

75

Page 78: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

peut-être pour consumer sa “maladie”. J’aiécrit ce texte en deux temps, l’un en 93,l’autre en 94. 368 jours les séparent !Quand je me suis arrêté, une page aprèsles imprécations d’Odon de Cluny, le récitse dirigeait vers une scène bataillenne -un sacrifice érotique sans doute, qui a étérepoussé lors de la reprise, et qui auraitpu viser à la destruction de l’Autre. Puisc’est l’insistance qui l’a emporté. Je veuxdire autour du personnage du père. Et dela fureur rentrée contre la mère. (...)j ’aime le projet de miroirs quidécomposeraient. (...)J’ai pris soin de me réserver tous lesdroits audiovisuels : vous n’avez pasbesoin de l’autorisation de l’éditeur.(...)Merci encore et amicalement vôtre.”

B.N.

“Cher Bernard Noël,(...)Je pense m’être mal exprimé dans malettre précédente sur les rapports del’homme à la femme, je ne pense pas qu’ilveuille la détruire, je me pose la question,peut-être parce que sporadiquement jel’éprouve dans ma vie, de savoir si direl ’autre, tenté de dévoiler ce qui nousconstitue, nos désirs les plus intimes, etdemander à l’autre l’accomplissement decertains actes ne peuvent, malgré lesentiment que nous avons d’une preuve deconfiance et d’amour, le détruire. Cettequestion est et reste pour moi essentielle,elle me fait osciller entre la dissimulationrelative et le dévoilement brutal. (...)Je vous remercie de votre autorisation d’“épurer”, mais honnêtement j’en suisincapable car je ne vois comment ni où. (...)

76

Page 79: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

j’ai le sentiment que toute coupe que jeferais, romprait le déroulement de votreécriture et de la pensée (du vouloir) dunarrateur. (...) Je peux photographier oupeindre votre masque, en aucun cas luifaire subir une opération de chirurgieesthétique.(...)Dois-je vous avouer que la lecture de votretexte : “à quoi jouez-vous ?” est pour moiune source profonde de réflexion et me faitme retourner la question : “à quoi est-ceque je joue ?”. J ’aime l’idée de votreauditeur : celle d’un malade (l’écrivain ?l’interprète ?) qui ramasse des misères,etc...Lisant “La maladie de la chair”, j’aid’abord eu ce sentiment de réalité (et delittérature, par la langue “écrite”) puisassez vite je me suis dit non c’est unefiction, mais une fiction plausible, quipourrait être vraie, et que j’aurais pu vivre,et en fin de compte que j’ai vécue, pas ences termes, donc une parabole,insoutenable et magnifique justement parl’effet de réalité, lié en partie à l’adresse, àcette forme d’aveu que tout être sans douterêve d’accomplir, celui de son sentiment demonstruosité. (...)Avec toujours cette question enfouielancinante : pourquoi donc suis-je né ainsi,pourquoi ne suis-je pas autre, pourquoiétant ce qu’ils étaient m’ont-ils conçu ?(...)Je vous envoie toute mon amitié.”

M.L.

77

Page 80: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

“Cher Marc Lador,Il y a de la destruction dans la mise à nu,mais cette destruction ne vise qu’àdétruire ce qui voile, ce qui sépare.Cependant, quelque chose toujours nousséparera, si bien que la destruction peutaller trop loin dans le désespoir du pasassez...etc. (...)Je crois que le temps aussi doit êtreexcessif (sans trop !). Chaque fois que j’ailu en public, ce fut avec le sentiment quej’aurais pu aller jusqu’au bout, jusqu’àl ’épuisement dès lors qu’on avaitcommencer. (...)Merci de votre présence. Je pense à vousavec amitié.”

B.N.

“Cher Bernard Noël,J’ai toujours pensé (...) que votre textedevait être livré dans son intégralité, et quesans doute, un certain nombre depersonnes quitterait la représentation, non

78

Page 81: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

parce qu’elle serait sans intérêt ou“mauvaise”, mais parce que les “images”, lepropos et le processus de dévoilement leurseraient insupportables ; et que les autresferaient le voyage jusqu’au bout ; (...) Jepense qu’il n’y aura pas de problème delongueur pour ceux qui entrevoient quecette mise à nu demande ce temps. Et il mesemble que dans “la maladie”, on sentd’ailleurs très fortement que cette mise ànu ne peut se tenter que parce qu’il y a déjàeu beaucoup de temps auparavant unelongue approche et “fréquentation”amoureuses, intellectuelles, sexuelles entrela femme et le “narrateur”.J’imagine que la parole se contraint à laplus grande délicatesse, à une volontéfarouche de ne pas effaroucher l’autre, delui laisser son air, témoigne d’un respect etd’une lucidité sans faille, alors même quela rhétorique présuppose les réactions,objections, réponses de l’autre, le privantainsi de parole ; mais il est certainementimpossible d’explorer son être face àquelqu’un qui arrêterait le déroulement dela pensée, qui mettrait des bâtons dans lesroues, l’autre doit être l’oreille absolue, seprêter au jeu.(...)Je vous envoie toute mon amitié.”

M.L.

“Cher Marc Lador,(...)Bataille n’est qu’un masque dans monrécit, bien qu’il me l’ait soufflé. C’est unesituation assez paradoxale, et que jen’arrive pas à démêler. A quoi bond’ailleurs ? L’un n’expliquera jamaisl’autre, sauf à le réduire. Expliquer nesert qu’à détruire. Si Bataille occupe la

79

Page 82: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

place du narrateur, le narrateur devientBataille - et n’en revient pas - comme jevous l’ai dit, les pages biographiques de lafin de l’Histoire de l’oeil ne m’ont pas“travaillé”, c’est leur lecture par Surya quia opéré. Peut-être parce qu’ellesdécollaient l ’auteur de son proprepersonnage et permettaient d’entrer dansla déchirure, donc d’attraper lepersonnage - vous allez faire quelquechose de cet ordre. (...)Je vous serre les mains.”

B.N.

“Cher Bernard Noël,(...) Votre lettre écrite le jour de la lecturepublique. De ma part, des momentsd’émotions, envie de chialer et moi medisant : putain Marc, c’est du texte, du“théâtre”, tiens ! Et je tenais en serrant lesdents, et au bout, les personnes présentesavaient entendu, étaient secouées.Comme moi je le suis en le lisant depuistant de temps.(...)Merci d’être là. Amitiés.”

M.L.

“Cher Marc Lador,Merci : j’aime aussi avoir de vos nouvelles.Un de vos spectateurs strasbourgeois(auditeurs, plutôt) m’a écrit trèschaleureusement au sujet de votre lecture.Et, nouvelle coïncidence, je vous écris lejour de votre lecture à Lyon. (...)Vous savez peut-être que je vais le 3 Juinà Saint-Etienne ? (...) En attendant;de tout coeur vôtre.

B.N.

80

Page 83: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

81

Page 84: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

politique ou à partir de la politique elle-mêmequ'on doit la penser.

L’Anthropologie du nom ( S e u i l ) est unlivre singulier, pour quelques uns,fondamental et fondateur. Soyons plus que cesuns, par un débat critique d’autant quel’ingéniosité, la profondeur, le dire direct de celivre, sa démonstrativité non canonique, saforme secrètement aphoristique, ne risquentguère de se confondre avec le cours boueux desidées ambiantes, passées dès que reçues.Offrons-le à la critique élargissante, et à cesquestions par lesquelles nous désirons quel ’irrévocable oubli, où le temps présentvoudrait rouler les livres, soit démenti..

Natacha Michel

82

Alors que ces jours-ci la philosophiecroit renaître dansles vademecum desprofesseurs Bonheur,et les variations surla démocratieplombées du nom dep h i l o s o p h i epolitique, voici unlivre qui trèsexactement récuseles prétentions decette dernière. I louvre donc au débatcentral sur le pointde savoir si c'est àpartir de laphilosophie de la

Page 85: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

Natacha Michel

Le temps de la pensée

Les samedis du livre, si je ne me trompe, ont pourbut, certes l’intellection profonde d’un texte, maisaussi d’offrir à un ouvrage, au-delà du temps del’édition, le temps de la pensée. Puisse ce temps de lapensée être non mortel, car le l ivre de SylvainLazarus, tout entier tourné vers notre temps,s’arrimant d’entrée dans les questions posées par mai68, choisissant Lénine comme essor de la modernitépolitique, et trouvant dans Saint-Just une penséepolitique non prisonnière de l’histoire, réclame cetemps de la pensée.

Le livre de Sylvain Lazarus dense, de cette clartéparticulière qui veut qu’on parcourt chaque raison-nement jusqu’à son terme pour connaître sesprémisses, est fondateur. Il est d’une certaine manièreun hapax, pour autant qu’il ne vient pas totalementdes livres, mais de deux expériences : l’expérience dela politique et l’expérience anthropologique. C’estpourquoi d’une part, il commence par un itinéraire quin’est pas un récit autobiographique, mais l’indicationd’une source événementielle et qui pose le point d’où ilparle et que, d’autre part, les livres dont il fait usagese donnent sous la forme de noms propres : ceux deDurkheim, de Karl Marx, de Michel Foucault; de LouisAlthusser, de Marc Bloch, de Moses Finley, de Lénine.Ce livre est fondateur, fondateur d’une doctrine de lasubjectivité, laquelle n’est tenable pleinement quedans une théorie de la singularité, doctrine de lasingularité qui donne son nom à l’ouvrage. Car

83

Page 86: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

l’anthropologie, qui est le premier mot du titre, estpour Sylvain Lazarus, et en cela il fonde unediscipline, l’étude des singularités subjectives.

Le subjectif est ce qui ne peut être pensé que parlui-même, sans rapport à un objet (mais dans unrapport à un réel, qui est de telle espèce qu’on le dirarapport d u réel. Quant à la singularité, en somme,c’est une subjectivation de subjectivation, dénotant laprésence du subjectif, que la singularité subjectiveprend pour elle, en le donnant comme irréductible àautre chose qu’à lui-même. Au fond, le subjectif estune directive sur le moyen de le penser, la singularitéune doctrine des multiplicités irréductibles.

Les singularités étant irréductibles, c’est-à-dire nepouvant être appréhendées par une méta-discipline,autrement dit devant être pensées par elles-mêmes,elles exigent un protocole de saisie, qui est l’enquête,conçue comme capable, et capable seule, de mener uneinvestigation en subjectivité. L’anthropologie est étudedes singularités subjectives et la constitution dessingularités passe par l’enquête.

Mais l’enquête, ici, n’est pas simple collecte, ou amasde matériaux à organiser par le chercheur, elle estdéplacement. Ce déplacement tient tout entier dansl’énoncé princeps de cette anthropologie qui est “lesgens pensent”.

“Les gens pensent” n’est ni un voeu ni une trivialité,ni un fait : “les gens” ne sont ni un groupe ni uneclasse, “les gens pensent” constitue le déplacementmême d’une rationalité scientiste à une rationalité ensubjectivité.

Car, ce que l’enquête, partant de cet énoncé, doitétablir est non “l’objet” que les gens pensent, non le“ce” qu’ils pensent, mais ce qui est pensé dans lapensée, à savoir ce que Lazarus appelle la pensabilité.La pensabilité est ce qui est pensé dans la pensée. Lapensabilité devient ce que l’anthropologie est mise endemeure d’approcher.

Les “gens pensent” n’est pas un fait, disais-je, c’estun énoncé et le champ donné au mot “anthropologie”est de se constituer en une anthropologie de la pensée.

La pensabilité s'avère donc la catégorie qui permetd’appréhender que ce n’est pas dans une relation

84

Page 87: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

d’objet que la pensée, et le fruit de l’énoncé “les genspensent”, vont être saisis. La pensabilité est parconséquent une catégorie de la doctr ine de lasubjectivité, le moyen, pour ce qui est de la pensée, dela saisir hors de toute relation d’objet. De même, lacatégorie “les gens” n’est pas référence sociologique oucoupe statistique, désignation objectale, ni, aucontraire, un sujet. Lazarus les dit un indistinctcertain, et il faut entendre par là que c’est un “il y a”,minimum sans origine, et produit d’une décisionproblématique.

Avec les “gens”, encore une fois ni groupe, ni classe,ni communauté, on entre dans la subjectivité, c’est-à-dire dans l’insubstituable.

C’est en raison de la démarche en terme desingularités subjectives, que les propositions du livrese donnent sous forme d’énoncés. Les énoncés ne sontpas une axiomatique, ils sont la manifestation de cequ’on est dans l'insubstituable, qui n’est nullement unimpensable, mais une pensabilité singulière. C’estpourquoi aussi “les gens pensent” est la clause à partirde laquelle, et en dépit de la psychanalyse, on prendrace que les gens pensent à la lettre. La mise en rapportdes gens et de leur pensée, ce face à face, dit Lazarus,fonctionne à condition que ce que les gens prononcentsoit pris “expressis verbis”.

Il n’est pas là question de candeur, d’une techniqued’illusionnement, mais de respecter la clause d’in-substituabilité, clause à son tour d’une démarche enterme d’intériorité et en terme de singularité. Au fond,ce dernier point nous fait comprendre pourquoil’ouvrage de Lazarus se présente sous forme d’énoncéset non en termes de concepts. C’est que les énoncés,davantage que les concepts, relèvent de l ’in-substituable, et comme tels ne circulent ni ne secomposent : les énoncés ne sont pas polysémiques.

Au contraire, la polysémie, ou foisonnement desnoms dans l’équivoque de leur usage, ou dans lamultiplicité brouillée de leur sens, caractérise ce queLazarus appelle l’hétérogène. L’hétérogène consistedans la copensabilité de noms différents, dans leurconciliation, leur mise en circulation dans un système,leur constitution en ce que Lazarus appelle les notions

85

Page 88: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

circulantes. Or, la copensabilité, faisant circuler lesnotions, les composant les échangeant, est ce quisacrifie chaque nom , et, ce faisant, est ce qui préside àl’abolition de l’intériorité et de la singularité au profitde la totalité et de l’extériorité. Ainsi, dansl’hétérogène, le nom est sacrifié.

On voit au point où on en est que le livre de Lazarusest une tentative réussie de dépassement critique dece qu’il appelle la pensée en extériorité, ou penséeobjectivante, ou encore pensée historiciste, ou encorepensée dialectique, - qui sont des termes équivalentspour lui - auxquels il oppose et propose la pensée dusubjectif et de la singularité

La visée critique a en définitive deux cibles :

1- les pensées dialectisantes ou historicistes qui fontentrer le subjectif en composition avec l’objectif et neparviennent pas à penser le subjectif seul.

2- les pensées de la totalité qui dissolvent lasingularité et, copensant les noms, les sacrifient.

C’est d’ailleurs la critique de la dialectique del’objectif et du subjectif qui fait le mieux apparaître lelien indissoluble entre subjectif et pensée, ou plusexactement qui contraint à nommer le subjectif nondialectique une pensée. Il y a, avant lui, dit à peu prèsLazarus, bien des pensées du subjectif. On accorderafacilement que, dans ces pensées, le subjectif est un“côté”, le retentissement en un sujet, en des sujets, dedonnées objectives : c’est ce que Lazarus appelle ladialectique de l’objectif et du subjectif. Penser lesubjectif consiste-il à définitivement isoler un côté, lebon ? La novation, la thèse forte, est la suivante : entant que tel, le subjectif ne peut pas mener ausubjectif, il reste nécessairement un côté. Dédialectiserle subjectif exige d’en faire une pensée : “le subjectifsans dialectique, écrit-il dans l’argument, est unepensée”. On comprendra alors en quel sens, plus tard,on dira que la politique est de l’ordre de la pensée.

Mais c’est la critique de la totalité qui amènera à ladoctrine du nom qui, paradoxe, s’opposera à lanomination et donnera la thèse des noms innommables.

86

Page 89: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

Je l’ai dit : “les gens pensent”, premier énoncé del’Anthropologie, exige qu’on prenne ce qu’ils pensent"expressis verbis". Pour cela il faut un second énoncéqui est le suivant : “la pensée est rapport du réel”,“rapport du”, dont j’ai parlé plus haut, qui indique quele réel est donné autrement que dans une relationd’objet. C’est la raison de l’entorse faite à la langue, etde l’invention de la formule “rapport du”. Le secondénoncé ou “la pensée est rapport du réel” est aussi,mais ce n’est pas mon propos, la clause d’unrationalisme.

Ce qui m’importe ici est que la démarche qui se veutgarante de la non polysémie et de ce que j’ai nommél’insubstituable, ou clause de singularité, est unerecherche de noms, de noms pas sacrifiés, et doncpensés dans une pleine subjectivité, hors de toutecirculation, hors de toute totalisation.

On comprend alors pourquoi i l s’agit d’uneanthropologie du nom et pourquoi son but positif est larecherche de noms, de ce qui peut faire nom. Pourquoiappeler “nom” ce qui alerte la recherche ? La réponseest simple : c’est parce que le nom est ce qui est sanssynonyme, ce qui ne peut se dire autrement et qui est,à sa façon, la pierre de touche de la singularité et del’insubstituable.

Ainsi s i n g u l a r i t é, ici, se dit nom, et s u b j e c t i v i t é s edit ici pensée. Pourtant le nom est innommable. Ladoctrine du nom aboutit à l’innommabilité des noms.La raison en est bien compréhensible. Chaque nom estdistinct : “ce que chaque nom traite ne peut separtager avec ce qui est traité par un autre nom”(p119). Il n’y a pas de nom des noms et céder sur ledistinct de chaque nom nous ferait revenir à latotalité. Premier argument, argument de cohérence.

Mais l’argument plus fort, plus inventif est lesuivant : “la pensée peut penser sa propre pensée (c’estla pensabilité dont nous avons parlé plus haut), maisne peut se donner de nom, en raison de l’impossibilitéd’une nomination en intériorité” (p 160). En senommant, en passant à la nomination, la penséedevient un objet pour elle-même. Le nom, tout interneà une doctrine de l’intériorité qu’il soit, le nom passacrifié, ne peut être nommé, car, simultanément au

87

Page 90: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

fait qu’il appartient à l’intériorité, il en est en mêmetemps le bord extérieur, il est le bord extérieur del’ intériorité. Autrement dit, il est l ’extérioritéparticulière de l’intériorité. C’est pourquoi il est, etdoit rester, innommable. Au cas contraire, il serait lenom de quelque chose, le nom d’un objet et onretomberait dans l’objectalité. On ne connaîtra et nenommera que la pensée, que la catégorie d’un nom quirestera, lui, innommable. Les noms innommablesseront au nombre de deux, “la politique” et le nominnommable “ouvrier-usine”. Ces deux nomsinnommables ne seront pas, je l’ai dit, impensables, ilsseront au contraire pensables au travers de leurcatégories : les modes historiques de la politique,catégorie de l’innommable nom de la politique, l’usinecomme lieu spécifié, catégorie du nom innommable“ouvrier-usine”. On peut penser les catégories du nom,on peut penser le nom innommable par ses lieux - onverra plus loin ce qu’il faut entendre par là -, on peutpenser la distinction des pensées, mais le nom resteinnommable.

Les pensées singulières dans ce livre sont aunombre de trois : la pensée rapport du réel, qui estproprement la démarche de Lazarus ; la pensée-rapport-de-l’Etat qui est l’histoire ; la pensée rapport-de-la-pensée qui est la philosophie. Il y a de la pensée,intéresse le philosophe, en particulier quand ceténoncé n’est pas le signe d’une disposition en termed’épistemè - un passage essentiel sur Foucault montreles limites de celui-ci et les différences -, ni unedisposition anthropologique kantienne, encore moinsune taxinomie.

Il y a donc des pensées identifiées non par leurobjet, mais par “leur rapport de” et ce n’est pas unepostulation d’empiricité, mais une thèse sur lasubjectivité. La pensée de la politique alors qu’est-elle ?Elle n’est ni une pensée rapport-de-l’Etat ni unepensée rapport-de-la-pensée, elle n’est pas histoire, ouphilosophie. Dire “la politique est de l’ordre de lapensée” commande une identification toute nouvelle dela politique elle-même, et on l’a compris, annoncel’existence d’une politique en subjectivité. De même que

88

Page 91: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

la pensée doit se penser sans objet, la politique doit sepenser sans l’histoire. C’est de la séparation del’histoire et de la politique, que la politique peut êtredite subjective.

Sont solidaires deux thèses : la première est que lapolitique est de l’ordre de la pensée ; la seconde que lapolitique n’est pas réduite à l’Anthropologie du nomqui, alors, ne serait qu’un titre déguisant. La politiqueest un nom, un nom, on le sait, innommable.

On pourrait dire encore autrement. La thèse deLazarus, la thèse forte qui intrigue et inaugure, estque la politique est distincte de l’Etat. Il ne faut pasvoir là une fusée anarchiste, mais la stricteconséquence de ce que l’histoire est une penséerapport-de-l’Etat. Poser que la politique est distinctede l’Etat ouvre à un énoncé renversant : la politiquen’est pas structurelle, n’est pas constamment là. Elleest à la fois rare, séquentielle, et précaire. Il n’y a passans cesse de la politique, il y en a quelques fois et ilne faut pas la confondre avec l’Etat qui, lui, eststructurel et permanent. La politique est doncséquentielle, elle se donne sous la forme de modeshistoriques, de séquences qui ont un début et une fin.Lazarus en propose quelques unes que la pensée a puisoler. Ces modes peuvent être en i n t é r i o r i t é, ou enextériorité. Ils sont en intériorité quand la multiplicitéde leurs lieux reste une multiplicité homogène(subjective, prescrite). Ils sont en extériorité quand lamultiplicité est hétérogène, et que le nom se présentecomme n’ayant qu’un seul lieu : l’Etat.

Les modes en intériorité identifiés par Lazarus -mais la liste ne prétend jamais être fermée - sont : lemode révolutionnaire (Saint-Just), dont la séquenceest 1792-1794 ; le mode classiste (Marx), où l’histoireest la catégorie subjectivée de la politique, dont leslieux sont les mouvements ouvriers de classe, et dontla séquence va de 1848 (Le Manifeste du particommuniste) à 1871 (la Commune de Paris) ; le modebolchevique (Lénine), identifié par la mise souscondition de la politique (la capacité politiqueprolétaire doit identifier ses propres conditions, leParti et les Soviets, et dont la séquence va de 1902

89

Page 92: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

(Que faire ?) à 1917 (disparition des Soviets etétatisation du Parti) ; le mode dialectique (Mao Tsé-toung), identifié par les lois dialectiques de lapolitique, distinctes des “lois” de l’Histoire, et quipermettent un traitement mobile des situations et desconjonctures, mode dont les lieux sont ceux de laguerre révolutionnaire (le parti, l’armée, le Front uni),et dont la séquence va de 1928 (Pourquoi le pouvoirrouge peut-il exister en Chine ?) à 1958 (solde de laguerre de Corée).

Les modes en extériorité identifiés sont le modeparlementaire en France, dont la séquence s’ouvreaprès 1968, dont la singularité s’attache à ladétermination de l’Etat comme fonctionnel etconsensuel (d’où le fait que les partis sont desorganisations étatiques, et non pas politiques), dont leslieux réels hétérogènes sont - au moins - le consensuel(l’opinion) et l’usine comme lieu du temps, mais quiprétend n’avoir qu’un seul lieu “objectif” : l’Etat ; lemode stalinien, qui impose le parti-Etat commeréférence de toute subjectivité, dont tous les lieuxhétérogènes sont des lieux du parti-Etat (d’où soncaractère terroriste), et dont la séquence va du débutdes années trente à l’arrivée au pouvoir deGorbatchev.

S’agit-il d’une rhapsodie structurale, d’un catalogue ?On pourrait le croire mais il faut se défendre de cettecroyance, comme de toute croyance, pour deux raisonsfondamentales. La première est que la politique selonLazarus est distincte de l ’histoire, que pourcomprendre son existence sous forme active ou sous laforme passée - il y a eu des séquences politiques -, ilfaut la séparer de l’histoire parce que :

- l’histoire est une pensée rapport-de-l’Etat - l’histoire qui est structurelle, c’est-à-dire dans le

lexique de Lazarus, une pensée subjectivante, certes(histoires des mentalités, histoire des Annales), maisune pensée en terme d’objet. Marc Bloch, brillammentexaminé, est dessiné dans sa tentative de transitionhors de l’historicisme. Finley, avec la notiond’invention de la politique, est le seul cas signalé denon historicisme.

Mais surtout les modes historiques de la politique

90

Page 93: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

ne se disposent pas en une suite, ni ne s’accumulent.Ils manifestent l'existence de la politique “disjointe”,dans son autonomie singulière, de toute autre pensée :c’est pourquoi le mode historique de la politique seraidentifié par le “rapport d’une politique à s a p e n s é e ” .L’investigation des séquences politiques se faitsingularité par singularité, par découverte de lacatégorie, par le passage du mot à la catégorie dont lenom est une singularité innommable : “Il faut que lepassage du mot, simple matière linguistique, à lacatégorie soit possible au travers de l’intellectualité,puis de la pensabilité, puis du rapport au réel. Lacondition de ce cheminement est que le mot ouvre surun nom déployé dans ses lieux”(p162). L’accès au modeclos, à une séquence achevée se fera par la pensée decette politique et la pensée du penseur qui l’incarne(par exemple Saint-Just et ses catégories de vertu oude corruption), et on ira de la pensée à la catégorie (quin’existe que dans l’intériorité d’une pensée singulière,disons celle de Saint-Just, et qui détient ce qu’il y a desingulier dans la politique énoncée : sa séparationd’avec toute autre conception de la politique, et saprescription propre), on ira donc de la catégorie aunom innommable par l’identification des lieux du nom.L’accès à un mode en activité se fera par les lieux etc’est des lieux qu’on remontera à la pensée.Mouvement inverse. Lazarus dira que tout modecontemporain a, parmi d’autres, au moins l’usinecomme lieu. Il faudra donc procéder à uneinvestigation de l’usine, à une identification en acte,pour s’avancer vers la pensée d’un mode actuel. Lieu,nom, catégorie, pensée : aucun des outils de l’histoirene sert donc à la précision de la politique.

On ne dira pas davantage qu’il faut constituer lapolitique dans l’ordre de la philosophie, à savoir qu’il ya jaillissement événementiel de la politique, commesurnuméraire à l ’histoire. Mais que la politiqueadvient, quand à la fois existent une prescription et ceque Lazarus a nommé des lieux. Il y a séquencepolitique, quand on peut identifier des lieux de laséquence, et lorsqu’on peut identifier une penséepropre et précise de la politique. La politique comporteun faire, une prescription, un possible. Une séquence

91

Page 94: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

politique s’atteste ainsi et, dans son effectuation, parl’invention ou la mise en oeuvre de l ieux. Dansl’exemple canonique de la séquence de la Révolutionfrançaise les lieux sont la Convention, les clubs, lesarmées de l’an II.

On voit donc que le lieu n’est pas un endroitphysique, mais une construction, un espace d’actes etde pensées, spécifiques à une séquence. Lazarus écrit :“Les lieux d’un nom sont une modalité d’existence dusubjectif. En ce qui concerne le nom innommable d’unepolitique - pensons à l’identification de la politiquerévolutionnaire - ses lieux sont tous homogènes, carsubjectifs et subjectifs parce que prescriptifs. Etprescriptifs parce qu’issus d’une pensée de la politiquedont le mouvement essentiel est celui d’une séparationqui inscrit le possible comme caractère rationnel etpraticable de cette séparation”( p138).

Les lieux, comme attestant de l’existence d’unepolitique en séquence, tranchent donc sur unproblème: une vision passéiste ou classiste de lapolitique où elle est définie par la confrontation avecun adversaire, - l’Etat bourgeois par exemple - et oùelle est donnée comme l’expression d’une classe. Cesont les lieux qui identifient qu’il s’agit de politique.L’identification de la politique est différente, ici, de cequ’elle était par exemple dans le marxisme et lemarxisme-léninisme. Ici, la politique ne se manifestepas par un parti, par un mouvement, par la prise dupouvoir, mais par la séquence et ses lieux. C’est doncla notion de lieu qui est garante de ce que la politiquese constitue d’abord et essentiellement par elle-mêmeet que c’est précisément ce critère qui permet de direqu’existe ou a existé une séquence politique.

C’est la notion de lieux qui est garante de ce que lapolitique n’est pas dans une relation d’objet, que cesobjets soient la société, les classes, ou l’Etat. En cela,non conjointe à l’histoire, la politique se constitue dansla capacité à créer des lieux politiques. Elle n’est doncpas conscience de classe, définie par l’antagonisme,mais joue sa chance dans des lieux qui délimitent ledébut et la fin de la séquence. En effet, la séquencepolitique cesse quand les lieux disparaissent. Ce n’estdonc pas une force extérieure qui produit la fin de la

92

Page 95: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

politique, elle ne se heurte pas à des puissances plusgrandes qui la réduiraient, ce n’est pas non plus undestin éternel qui la contraindrait à disparaître. C’estque la capacité politique, qui est celle des consciences,qui la portent connaît son achèvement (p 208-209).

Mais tout cela n’est concevable que si on comprendl ’axe principal du raisonnement de Lazarus. Lapolitique est rare, précaire - cela lui vient de Saint-Just -, séquentielle. La séquence est un mode, et lemode est identifié comme le rapport d’une politique àsa pensée. Pour étudier, identifier une politique, enparticulier révolue - ce n’est pas le même cas pour unepolitique en acte qui s’appréhende, elle, par ses lieux -il faut identifier une pensée et un penseur : Saint-Just,Marx, Lénine, qui inventent les catégories singulièresde la séquence. Mais qu’un mode s’identifie par lerapport à sa pensée a d’autres conséquences et d’uneimportance plus ample. Cela signifie non passeulement qu’il y a une pensée de la politique que lescurieux, les philosophes, ou les historiens peuventdiscerner. Cela a un sens bien plus radical qui estcelui-ci : la politique est de l’ordre du subjectif, c’estdonc dans la doctrine du subjectif qu’on peut saisir cequ’est la politique et c ’est aussi pourquoil ’Anthropologie du nom n’est pas un livre sur lapolitique, mais un livre sur la subjectivité et lasingularité qui seules permettent de comprendre et defaire fonctionner la catégorie de mode comme rapportd’une politique à sa pensée. C’est donc au titre de cequ’elle est une pensée subjective, une intellectualitédirait Lazarus, que la politique est admise dans uneAnthropologie du nom qui peut aussi être concernéepar d’autres noms.

_______________

(texte lu par Natacha Michel le samedi 19 Octobre 1996 au Collège International de Philosophie)

93

Page 96: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

Ezra POUND

Les Cantos(extrait)

“Quel gain avec Ulysse,“Eux qui périrent dans le tourbillon“Et après maints labeurs vains,“Vivent de viande volée, enchaînés au banc de nage,“Pour que lui jouisse d’une grande réputation

“Et repose la nuit près de la déesse ?“Leur nom n’est pas inscrit dans le bronze

“Ni leur rame plantée avec celle d’Elpénor ;“Et n’ont point tertre au bord des eaux.

“Qui jamais ne virent les oliviers sous Sparte“Aux feuilles vertes puis non vertes,

“La lumière résonne entre leurs branches ;“Qui ne virent ni salle de bronze ni coin du feu“Ni ne s’étendirent avec les servantes de la reine,“Ni n’eurent Circé pour compagne de couche, Circé Titania,“Ni n’eurent viandes de Kalüpso“Ou la soie de ses jupes frôlant leurs cuisses.“Donné ! Que leur a-t-on donné ?

De la cire pour les oreilles.“Du poison et de la cire,

et une tombe de sel près du champ de taureaux,“neson amumona, leur tête comme corneilles de mer dansl’écume,“Grosses taches noires, algues sous l’éclair ;“Boeuf en boîte d’Apollon, dix boîtes par cargaison.”Ligur’aoide.

(Traduction : P. Mikriammos)

94

Page 97: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

Brochures des conférencesHORLIEU

1 - Jean-Louis BAUDRY : Ecrire, fiction et autobiographie(suivi de pages de Clémence et l'hypothèse de la beauté) , ( 2 5 f )

2 - Philippe BOYER : Le sujet de l'écriture (suivi de pagesd'un travail en cours), (25 f)

3 - Philippe BOYER : Mort musaraigne (fiction), (20 f)

4 - Denis LEVY : Le cinéma moderne, (20 f)

5 - Georges LEYENBERGER : Les voix de l'art, (25 f)

6 - Jean-Claude MONTEL : L'écriture clandestine, (25 f)

7 - Jean-Claude MONTEL : Le dîner de Francfort (fiction),(20 f)

8 - Hubert LUCOT : De Absolument à Sur le motif, (suivide pages de Probablement - fiction à paraître), (30 f)

A paraître :9 - Jean-Louis GIOVANNANGELI : Utilité de Joyce10 - Eric CLEMENS : De la fiction - une femme.11 - François ZOURABICHVILI : Qu'est-ce qu'un devenir,pour Gilles Deleuze ?

Vous pouvez Vous procurer chacune de ces brochures au prix indiqué

(frais de port en sus de 5 F).Vous procurer les 8 brochures au prix de 140 F

(frais de port en sus de 15 F)Vous informer sur les interventions à venir

En écrivant à HORLIEU 30 rue René Leynaud 69001 Lyon

95

Page 98: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

La Lettre Horlieu - (X)Revue trimestrielle

Rédaction

Alain Fabbiani

Ont collaboré à ce numéro : Philippe Boyer, EricClémens, Jacques Rancière, Thierry Marin,Véronique Tornatore, Pierre Rottenberg, LilianeGiraudon, Marc Lador, Natacha Michel, ManuelBochaton, Bertrand Saugier, Lionel Bert, SophieDelizee, Gérard Fabbiani, Bernard Noël.

Administration

Josiane Nahon, Directeur de la publication

La revue ne répond pas des manuscrits qui lui sont adresséset dont elle n'a pas sollicité l'envoi. Les manuscrits ne sont

pas retournés.

Abonnements

France, 3 numéros.................120 FF

Etranger, 3 numéros..............170 FF

Prix du numéro...........50 FF

Les règlements sont à établir à l'ordre de HORLIEU 30 rue René Leynaud 69001 Lyon.

Tel. 04.78.29.92.64.

© Copyright 1997, tous droits de reproduction réservés, lesauteurs.

Dépôt légal : 1er trimestre 1997La Lettre HORLIEU -(X) ISSN 1273-8115

96

Page 99: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

97

Page 100: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

Impossibles sujets qui neressemblons jamais à nos

photographies, nous nesavons pas quels sont nos

traits. Tout au plus pouvons-nous savoir où nous nous

trouvons et, inlassablement -si vivre, c'est devenir, comme

le sous-entend le "Que deviens-tu ?"

de nos rencontres -, nousnous défaisons en nous

faisant sans qu'il y aille d'unedécision, d'un choix ou

d'une originalité, mais juste du lot,

du destin du genre.

Jean BORREIL(La raison nomade, Ed. Payot)

50 F

Page 101: La Lettre Horlieu-(X) n°5 · refusant tous les mots à mesure qu’ils se présentent, absolument dissuasive, et la plume s’enfonçant dans le blanc jusqu’à disparaître. Eh

100