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Les cahiers des leçons inaugurales La logistique : de l’art du calcul à la science des réseaux Jean-François Cordeau Professeur titulaire Service de l’enseignement de la gestion des opérations et de la logistique 30 mars 2011

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Les cahiers des leçons inaugurales

La logistique : de l’art du calcul à la science des réseaux

Jean-François CordeauProfesseur titulaireService de l’enseignement de la gestion des opérations et de la logistique 30 mars 2011

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COPYRIGHT © mars 2011, Jean-François Cordeau

Jean-François Cordeau

Après avoir obtenu un doctorat en mathématiques

appliquées à l’École Polytechnique de Montréal,

Jean-François Cordeau a joint le corps professoral

de HEC Montréal en 1999. Il est maintenant

professeur titulaire au Service de l’enseignement de

la gestion des opérations et de la logistique. Il est

aussi titulaire de la Chaire de recherche du Canada

en logistique et en transport depuis 2006. Ses

recherches portent sur l’élaboration de modèles

mathématiques et d’algorithmes de résolution pour

des problèmes de décision se posant dans la

conception et l’exploitation de réseaux logistiques

ainsi que dans la gestion de systèmes de transport.

Promus titulaires, les professeurs de HEC Montréal sont invités à donner un discours inaugural,

appelé leçon inaugurale, à l’intention de la communauté universitaire. Dans le cadre de cette

leçon, les professeurs font part de leurs réflexions sur leur carrière et sur la pratique de la gestion.

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LA LOGISTIQUE : DE L’ART DU CALCUL À LA

SCIENCE DES RÉSEAUX

TABLE DES MATIÈRES

Introduction .......................................................................................................... 5

I. Les débuts de la discipline : des origines à 1940 ................................... 8

II. L’arrivée de la recherche opérationnelle : de 1940 à 1970 ................. 10

III. L’ère de l’approche systémique : de 1970 à 1990 ................................ 13

IV. La réconciliation : de 1990 à aujourd’hui ............................................ 17

V. L’avenir : la science des réseaux ........................................................... 29

Conclusion .......................................................................................................... 33

Bibliographie ...................................................................................................... 35

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Introduction

Comme plusieurs de mes collègues qui m’ont précédé sur cette tribune, j’ai

mis beaucoup de temps à choisir le titre de ma leçon inaugurale. Ce titre comporte

en fait cinq mots importants. Le premier, « logistique », sera bien sûr l’objet

principal de cette leçon. Les quatre autres, « art », « calcul », « science » et

« réseaux », figurent parmi les mots qui ont été le plus souvent utilisés pour

décrire ce qu’est la logistique. Le terme « logistique » provient en fait du mot grec

logistikos, qui désigne les habiletés dans le calcul et le raisonnement logique. Le

Petit Robert définit d’ailleurs la logistique comme l’« art de compter », un sens

qui est toutefois vieux de quatre siècles. De nos jours, on présente plutôt la

logistique comme l’art et la science de rendre les bons produits disponibles au bon

endroit et au bon moment. Enfin, les réseaux occupent une place centrale en

logistique. L’expression « La science des réseaux » est d’ailleurs le slogan du

Centre interuniversitaire de recherche sur les réseaux d’entreprise, la logistique et

le transport (CIRRELT).

Le but de cette leçon est donc de retracer l’évolution historique de la

logistique, de l’art du calcul à la science des réseaux, en insistant sur le rôle

grandissant qu’y jouent les mathématiques et l’informatique. L’utilisation d’outils

quantitatifs en gestion des opérations s’est largement répandue au cours des deux

dernières décennies en raison, surtout, de la disponibilité croissante des données,

de la puissance accrue des ordinateurs et de l’élaboration de modèles et

d’algorithmes capables de traiter les problèmes réels à une vitesse et avec un

réalisme suffisants. Cela est particulièrement vrai dans le domaine de la

logistique, où l’on trouve un grand nombre de problèmes de décision complexes

et quantifiables qui se prêtent bien à la modélisation et à l’optimisation

mathématique. Je tenterai donc d’expliquer pourquoi on a de plus en plus recours

à ces outils et comment ceux-ci permettent aux entreprises à la fois de réduire

leurs coûts et d’améliorer la qualité de leur service.

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Mais d’abord, qu’est-ce que la logistique et pourquoi existe-t-elle ? La

logistique est typiquement définie comme la gestion des flux de produits, des

points d’approvisionnement aux points de consommation, en vue de satisfaire la

demande des clients au moindre coût possible. Fondamentalement, la logistique

existe en raison de la séparation spatiale et temporelle entre la production et la

consommation. Si nous pouvions produire les biens que nous consommons à

l’endroit et au moment voulus, il n’y aurait nul besoin de stocker et de transporter

ceux-ci. La logistique regroupe donc toutes les activités liées à la possession et au

mouvement des produits dans les organisations : prévision de la demande, gestion

des stocks, transport, entreposage, design de réseau de distribution, etc.

La logistique est une source de coût importante pour beaucoup d’entreprises :

le transport, l’entreposage et le coût en capital des stocks comptent souvent pour

10 % du coût total d’un produit, et cette proportion peut facilement atteindre 30 %

dans certains domaines tels que l’alimentation. Pour les clients, la logistique crée

cependant de la valeur (ou de l’utilité, pour emprunter un terme aux économistes)

en rendant les produits disponibles à l’endroit et au moment où ils veulent les

consommer. Avec la mondialisation de l’économie et la croissance du commerce

électronique, la logistique joue d’ailleurs un rôle de plus en plus important dans

de nombreuses entreprises, tant dans le domaine de la production de biens que

dans celui des services. Elle est en fait omniprésente dans les sociétés modernes,

mais, comme beaucoup d’autres fonctions de support, on tend à ne la remarquer

que lorsqu’il y a un problème. Ce fut le cas, par exemple, en décembre 2010

lorsqu’une pénurie de glycol à l’aéroport Charles-de-Gaulle de Paris empêcha le

dégivrage des avions et força l’annulation de nombreux vols quelques jours avant

Noël1. Pendant ce temps, par contre, la firme UPS, qui dispose d’un réseau

logistique hors pair et d’une imposante flotte d’avions-cargos, livrait près d’un

million de colis à l’heure à travers le monde2. Pour certaines entreprises, la

logistique ne représente pas seulement une source d’avantage concurrentiel, elle

est leur raison d’être.

1 www.LePoint.fr, « Les avions cloués au sol par une pénurie de glycol », 24 décembre 2010. 2 www.SupplyChainDigital.com, « UPS deliver one million shipments per hour on busiest day », 23 décembre 2010.

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Afin de retracer l’évolution de la logistique, j’ai divisé son histoire en quatre

grandes périodes qui correspondent selon moi aux différents visages qu’a pu

prendre la discipline à travers les époques.

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I. Les débuts de la discipline : des origines à 1940

La première période correspond bien sûr à la naissance du domaine. Alors que

le stockage et le transport de produits sont presque aussi vieux que le commerce

lui-même, on peut dire que la logistique en tant que discipline trouve ses origines

dans le monde militaire. Chez les Romains, par exemple, des officiers ayant le

titre de logista étaient responsables de la distribution des fournitures et des

provisions ainsi que de la gestion financière. En français, le mot semble avoir fait

son apparition dans la terminologie militaire sous la plume du général suisse

Antoine-Henri Jomini qui, dans son Précis de l’art de la guerre rédigé en 1838,

parlait explicitement de stratégie, de tactique et de logistique. Il définissait cette

dernière comme « l’art pratique de mouvoir les armées ». Dans l’armée française,

le maréchal général des logis était d’ailleurs responsable du logement, du

ravitaillement et du déplacement des troupes (Cénat, 2009).

Malgré la place centrale occupée par la logistique dans le domaine militaire, la

discipline a mis du temps à migrer vers le monde commercial. On peut dire que la

logistique industrielle a fait son apparition dans la deuxième moitié du XVIIIe

siècle à la suite de l’invention du moteur à vapeur. Avant la révolution

industrielle, même si certaines formes de commerce international étaient déjà

florissantes, la production de biens était surtout faite à une petite échelle pour

répondre aux besoins locaux ou régionaux. Les progrès techniques de la fin des

années 1700 ont contribué à la division et à la spécialisation du travail, ce qui a en

retour mené à une hausse de la productivité et à des économies d’échelle. Le

moteur à vapeur a aussi permis le développement de moyens de transport plus

rapides pouvant couvrir de longues distances. En conséquence, on pouvait

dorénavant fabriquer des produits en plus grande quantité et les distribuer sur un

vaste territoire. En particulier, le développement des réseaux ferroviaires au XIXe

siècle a rendu possible le transport à faible coût de biens de consommation sur des

milliers de kilomètres.

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Un autre jalon important dans l’histoire de la logistique est celui de

l’organisation scientifique du travail, qui a été popularisée au tournant du XXe

siècle par Frederick W. Taylor et ses fameuses mesures du temps de travail. À peu

près à la même époque, le couple Frank et Lillian Gilbreth étudiait les manières

de rendre le travail plus efficace et plus facile en réduisant les mouvements

improductifs, des concepts qu’ils appliquaient d’ailleurs à l’éducation de leurs 12

enfants. Ces travaux ont ouvert la voie à la production de masse, dont le premier

exemple célèbre est la fabrication du modèle T de Ford à partir de 1908. En fait,

Henry Ford a non seulement mis sur pied la première chaîne de montage, mais il a

aussi établi une impressionnante chaîne d’approvisionnement allant de

l’extraction du charbon au Kentucky à la distribution du produit fini à l’aide de

navires appartenant à la compagnie. Les débuts de la production de masse ont en

retour stimulé la recherche sur plusieurs nouveaux problèmes de gestion. L’un de

ces problèmes est celui, bien connu, de la quantité économique à commander, qui

a été étudié par Ford W. Harris dès 1913 et qui vise à déterminer la taille de lot

assurant le meilleur équilibre entre les coûts fixes de commande et les coûts de

stockage, un sujet encore d’actualité.

En tant que domaine d’étude, la logistique industrielle a donc graduellement

fait son apparition au début du XXe siècle. À l’époque, on parlait surtout de

« distribution physique », un sujet qui relevait davantage du marketing que de la

gestion de la production (Shaw, 1916; Clark, 1922). Le rapport de la commission

industrielle américaine sur la distribution des produits agricoles, publié en 1901,

est d’ailleurs considéré comme l’un des premiers ouvrages de référence à la fois

en marketing et en logistique (Crowell, 1901). Plusieurs auteurs s’intéressaient

alors aux coûts de la distribution, mais, jusqu’aux années 1950, les liens entre les

différents volets de la logistique n’étaient pas clairement compris, en partie en

raison du manque d’outils quantitatifs pour analyser les questions telles que les

arbitrages à faire entre le coût des entrepôts, le coût des stocks et le coût du

transport. Cette situation n’allait cependant pas tarder à changer grâce, encore une

fois, à la contribution des militaires…

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II. L’arrivée de la recherche opérationnelle : de 1940 à

1970

La deuxième période dans l’histoire de la logistique est caractérisée par

l’arrivée de la recherche opérationnelle et s’étend de la Seconde Guerre mondiale

jusqu’au début des années 1970. La naissance de la recherche opérationnelle est

en fait liée de près à l’invention du radar. À la suite de l’ascension au pouvoir

d’Hitler en 1933, les Britanniques cherchaient une façon d’obtenir un

avertissement hâtif si une attaque aérienne venait de l’Allemagne. En 1938, un

groupe de recherche multidisciplinaire était donc formé afin d’étudier les

problèmes de déploiement et d’exploitation des systèmes de radar (Larnder,

1984). Les travaux de ce groupe allaient ainsi donner naissance à une nouvelle

discipline, celle de la « recherche sur les opérations », qui sera ensuite largement

mise à contribution par les Alliés pour planifier les attaques contre les sous-

marins allemands, protéger les convois navals et accroître la précision des

bombardements (Gass et Assad, 2005).

De manière générale, la recherche opérationnelle consiste en l’application de

méthodes scientifiques pour résoudre des problèmes de décision complexes se

posant dans la gestion de systèmes de grande taille. Après la fin de la guerre, les

efforts pour améliorer la logistique militaire par l’entremise de la recherche

opérationnelle se sont bien sûr poursuivis. Les Américains ont, par exemple, créé

en 1947 le projet SCOOP, dont le principal objectif était de mieux planifier

l’utilisation des ressources de l’aviation pour supporter un effort de guerre ou

appuyer les missions en temps de paix (Gass et Assad, 2005). C’est d’ailleurs à

l’intérieur de ce projet que George B. Dantzig a mis au point l’algorithme du

simplexe qui permet de résoudre efficacement les programmes linéaires et qui est

à la base de nombreux algorithmes d’optimisation utilisés encore aujourd’hui,

dont le solveur se trouvant dans le tableur Excel. À peu près au même moment, le

premier ordinateur numérique à usage général, l’ENIAC, entrait en fonction suite

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à une initiative de l’Armée américaine. Il était suivi quelques années plus tard par

le SEAC, qui pouvait résoudre en une journée des problèmes comportant près de

75 variables et 50 contraintes3, une taille très modeste par rapport aux millions de

variables et de contraintes que comprennent les modèles que l’on résout

couramment aujourd’hui. L’intérêt pour les ordinateurs et le traitement de

l’information allait néanmoins gagner rapidement le monde des affaires.

Dans les années 1950, on a aussi commencé à étudier comment les outils et

les techniques mis au point dans le domaine militaire pouvaient être étendus et

adaptés à des contextes industriels. En logistique, on a vite relevé plusieurs

problèmes pouvant se prêter à l’application de la recherche opérationnelle. La

localisation d’entrepôts et de centres de distribution, la planification du transport,

la gestion des stocks et plusieurs autres problèmes liés à l’approvisionnement, à la

production et à la distribution étaient évidemment semblables aux problèmes

éprouvés dans la gestion des opérations militaires. Les premiers ouvrages de base

consacrés à la logistique paraissaient par ailleurs au début des années 1960

(Smykay et al., 1961), alors que la publication en 1962 d’un article de Peter

Drucker intitulé « The Economy’s Dark Continent » attirait l’attention sur

l’importance de cette fonction jusque-là oubliée (Drucker, 1962). Plusieurs

facteurs économiques et sociaux jouaient également un rôle pour accroître

l’importance de la logistique : pressions concurrentielles, étalement urbain,

multiplication des points de vente, augmentation de la variété des produits offerts,

etc.

Avec l’arrivée des ordinateurs dans les entreprises, on pouvait dorénavant

recueillir de l’information sur la production, les niveaux de stocks ainsi que les

mouvements entre usines, entrepôts et points de vente. Dans les années 1960, on

assistait d’ailleurs à la mise en place des premiers systèmes informatisés de

planification des besoins matières (Orlicky, 1975), les ancêtres des progiciels de

gestion intégrés tels que SAP. Plusieurs entrevoyaient alors une révolution qui

3 « Air Force Salutes Project SCOOP », OR/MS Today, décembre 2007, p. 58-61.

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mènerait au traitement automatisé des problèmes de décision à l’aide d’outils

quantitatifs. L’École des HEC a d’ailleurs acquis en septembre 1960 son premier

ordinateur, un IBM 1620. Dans une entrevue au journal La Presse, le directeur de

l’époque, Esdras Minville, affirmait que le but premier de cet achat était « de

former nos étudiants à des techniques, celles de la recherche opérationnelle, qui

sont appelées à jouer un rôle aussi révolutionnaire que celui qu’a joué, dans le

monde des affaires, l’introduction de la comptabilité moderne4 ».

Cet enthousiasme était fondé mais quelque peu prématuré. Les ordinateurs de

l’époque, malgré leur grande taille, n’avaient pas la puissance requise pour fournir

des solutions dans un délai raisonnable, les données nécessaires à une prise de

décision éclairée étaient rarement disponibles et les modèles conçus étaient

souvent des approximations grossières du problème réel à résoudre. Une autre

faiblesse majeure des systèmes mis en place était la faible intégration qu’ils

faisaient des différents aspects pertinents pour la prise de décision. On disposait,

par exemple, de bons modèles de gestion des stocks, de transport ou de

localisation, mais il manquait encore un élément essentiel : les liens qui existent

entre toutes ces parties d’un même système.

4 P. Harvey, Histoire de l’École des Hautes Études Commerciales de Montréal, tome II, 2002, p. 331.

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III. L’ère de l’approche systémique : de 1970 à 1990

Pendant la période de l’après-guerre, plusieurs domaines de recherche en

gestion des opérations et en génie industriel se sont en fait développés de manière

indépendante et ont donné lieu à une littérature spécialisée qui ignorait en bonne

partie les interactions entre les différents problèmes étudiés. Or, un des aspects

essentiels de la logistique est son rôle de coordination entre l’approvisionnement,

la production, le transport, le stockage, etc. Un nouveau courant de pensée a donc

émergé à la fin des années 1960 en réaction sans doute à l’approche analytique

qui était de plus en plus répandue à la fois dans la littérature et dans la pratique de

la gestion des opérations. Ce courant, qui a débouché sur une nouvelle étape dans

l’évolution de la logistique, est celui de l’approche systémique (Churchman,

1968), qui a elle-même son origine dans la dynamique des systèmes (Forrester,

1961), dans la cybernétique en gestion (Beer, 1959) et dans plusieurs autres

domaines liés à la pensée systémique.

L’approche systémique propose d’étudier les systèmes complexes dans leur

globalité de façon à tenir compte des liens qui existent entre leurs différentes

composantes et à éviter ainsi d’optimiser une partie au détriment de l’ensemble.

En logistique, cette vision holistique a mené à la notion de planification intégrée

et à celle d’analyse du coût total (Bowersox, 1969), qui suggère simplement de

prendre en considération tous les coûts pertinents au moment d’une prise de

décision. Cette idée avait en réalité déjà fait son apparition dans une étude publiée

en 1956 et qui visait à fournir une justification économique à l’utilisation du

transport aérien de marchandises : en recourant à un mode de transport plus cher

mais plus rapide, on peut réduire les niveaux de stocks et ainsi réaliser des

économies qui compensent le coût plus élevé du transport (Lewis et al., 1956).

L’idée d’intégration a ensuite donné naissance, au début des années 1980, au

concept de gestion de la chaîne d’approvisionnement (Oliver et Weber, 1982), qui

vise à tenir compte des interactions non seulement entre les activités logistiques à

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l’intérieur d’une entreprise, mais aussi avec les partenaires de celle-ci en amont et

en aval. Cette gestion intégrée peut aussi être perçue comme le prolongement

naturel de plusieurs philosophies relatives à l’élimination des gaspillages qui se

sont développées à partir des années 1970, dont en particulier celles du juste-à-

temps et de la qualité totale. La gestion intégrée de la chaîne cherche elle aussi à

éliminer les gaspillages en assurant un meilleur alignement des décisions et une

meilleure coordination des flux de produits et d’information entre les différentes

composantes d’un réseau logistique.

Les tenants de l’approche systémique opposaient généralement cette dernière

au réductionnisme et à l’approche analytique de Descartes, qui consiste à diviser

un système en parties afin d’en étudier les composantes individuellement.

L’approche analytique est fortement associée à la science moderne et elle est

d’ailleurs considérée comme l’une des bases de la révolution industrielle. De

manière étonnante, cependant, on a aussi souvent opposé l’approche systémique à

la recherche opérationnelle. À la fin des années 1970, on a vu, par exemple,

apparaître dans certaines des meilleures revues de recherche opérationnelle des

articles écrits par des pionniers du domaine qui annonçaient la mort de leur

discipline (Hall et Hess, 1978; Ackoff, 1979). On reprochait alors à la recherche

opérationnelle de se concentrer sur des problèmes découpés trop finement et de

privilégier l’élégance mathématique au détriment de l’applicabilité pratique. Or, il

y a en fait de très nombreuses situations dans lesquelles la modélisation et

l’optimisation permettent non seulement de mieux comprendre les interactions

entre les nombreuses parties d’un système, mais aussi d’en tenir compte

explicitement à l’intérieur du processus de prise de décision.

Devant les problèmes de planification observés en logistique, les décideurs

sont en effet souvent dépassés par le nombre de décisions à prendre et la

complexité de celles-ci. Pour un fabricant ou un distributeur, par exemple,

comment choisir à la fois les meilleurs emplacements pour les entrepôts ainsi que

leur capacité, les meilleurs modes de transport, les bons niveaux de stocks à

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conserver ? Toutes ces décisions sont clairement liées entre elles. Or, dans bien

des cas, il ne suffit pas de constater qu’il existe des liens entre plusieurs sous-

problèmes et que ceux-ci ne peuvent être traités séparément. Encore faut-il

trouver une manière de prendre des décisions qui tiennent compte de tout le

système. Comme l’a observé Herbert Simon, la rationalité limitée de l’être

humain fait que l’on est rapidement dépassé par la complexité du problème, par la

quantité d’information à traiter et par le temps requis pour évaluer chaque action

possible (Simon, 1957). On doit alors renoncer à trouver la meilleure solution et

se contenter d’une solution approximative. Le recours aux mathématiques et à

l’informatique est alors tout à fait naturel et, en ce sens, on peut dire que la

recherche opérationnelle permet d’appliquer l’approche systémique en intégrant

tous les aspects pertinents d’un problème à l’intérieur d’un même modèle de

décision.

Il faut dire que les critiques formulées à l’endroit de la recherche

opérationnelle dans les années 1970 étaient dans une large mesure fondées. Du

point de vue de la recherche, il est souvent avantageux de décomposer un système

complexe en petites parties plus faciles à analyser. On peut alors proposer un

modèle élégant ainsi qu’une approche de résolution efficace, une bonne recette

pour la publication d’articles. On peut évidemment rétorquer que la recherche doit

se pencher sur des cas généraux qui ont une grande applicabilité : de la même

manière que nous enseignons des concepts généraux et laissons le soin aux

étudiants de les adapter par la suite au contexte spécifique de leur entreprise, la

recherche doit se concentrer sur les caractéristiques essentielles d’un problème

afin d’en comprendre la structure fondamentale.

Malgré tout, ce n’est pas l’unique raison qui a longtemps incité les chercheurs

à se concentrer sur des problèmes quelque peu simplifiés. Une autre raison, peut-

être plus importante encore, est que les outils dont on disposait à l’époque ne

permettaient pas de traiter les problèmes dans leur globalité et que l’on constatait

qu’il valait mieux optimiser séparément des sous-systèmes que de renoncer

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entièrement à l’utilisation de l’optimisation pour s’en remettre à la simple

intuition et aux méthodes de planification manuelle. Il est en effet inutile de

concevoir un modèle très complet si les données nécessaires pour l’alimenter ne

sont pas disponibles ou si ce modèle ne peut être résolu, même avec les meilleurs

algorithmes et les ordinateurs les plus performants. À partir de la fin des années

1980, on a toutefois assisté à un rapprochement graduel des approches analytique

et systémique qui a été essentiellement favorisé par trois éléments : la présence et

la puissance accrues des ordinateurs, la disponibilité croissante de données fiables

et, surtout, la mise au point de logiciels conviviaux combinant des modèles plus

réalistes et mieux intégrés avec des algorithmes de résolution performants basés,

entre autres, sur la décomposition mathématique et les métaheuristiques. La

logistique et, en particulier, le transport comptent parmi les domaines où la

recherche opérationnelle a alors eu le plus de succès.

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IV. La réconciliation : de 1990 à aujourd’hui

Le domaine de la logistique a donc grandement bénéficié au cours des deux

dernières décennies des progrès en informatique, de la mise en place de progiciels

de type ERP dans les entreprises et de l’élaboration d’algorithmes de résolution

sophistiqués. Cette évolution, qui est en bonne partie le fruit de la recherche

effectuée depuis la Seconde Guerre mondiale, a donné lieu à une quatrième

période, allant de 1990 à aujourd’hui, que l’on pourrait qualifier de réconciliation

entre les approches analytique et systémique.

Il faut dire que la taille et la complexité des réseaux logistiques et de transport

internationaux modernes défient toute prise de décision basée sur un raisonnement

purement intuitif. Des entreprises telles UPS ou FedEx, qui utilisent des centaines

d’avions et des dizaines de milliers de véhicules routiers pour livrer des millions

de colis quotidiennement, ne peuvent fonctionner sans recourir à de nombreux

algorithmes pour optimiser l’ensemble de leurs activités (Holliday, 2010). Les

grandes entreprises manufacturières font face à des défis semblables. Le géant

Procter & Gamble, par exemple, fabrique dans 145 usines des milliers de produits

différents qui sont livrés dans 180 pays (Farasyn et al., 2011). Des opérations

d’une telle envergure mènent à une grande complexité mais, en même temps, à

des occasions d’économiser par une meilleure prise de décision. Il y a quelques

mois, Procter & Gamble rapportait d’ailleurs qu’elle avait amélioré son niveau de

service et réduit ses dépenses d’un milliard et demi de dollars annuellement grâce

à l’optimisation des niveaux de stocks dans l’ensemble de son réseau logistique.

On retrouve de nombreux cas semblables non seulement dans le transport de

colis ou le monde manufacturier, mais aussi dans la grande distribution, dans le

transport maritime de conteneurs, dans le transport aérien de passagers, etc. Afin

d’illustrer mon propos, je vais maintenant discuter plus en détail de quelques

domaines où des progrès importants ont été réalisés au cours des 20 dernières

années et dans lesquels des chercheurs de l’École sont particulièrement actifs.

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Les tournées de véhicules

Le premier de ces domaines est celui des tournées de véhicules. Plusieurs ont

sans doute déjà entendu parler du problème du voyageur de commerce. Ce

problème, dont les origines remontent au moins à 1832 (Applegate et al., 2007),

est simple à énoncer : un voyageur doit partir de son domicile, visiter un certain

nombre de clients et revenir à son point de départ en parcourant la plus courte

distance possible. Lorsqu’ils font face à ce problème, la plupart des gens ont

tendance à adopter une règle de décision simple pour trouver une solution. Par

exemple, on va d’abord chez le client le plus proche et on fait de même à chaque

étape, jusqu’à ce que tous les clients aient été visités. Une telle approche s’appelle

une heuristique : elle fournira rapidement une bonne solution mais aboutira

rarement à une solution optimale. Trouver la meilleure solution à ce problème est

en fait difficile. Même avec seulement 10 clients, le nombre de solutions possibles

est de l’ordre de 10!, soit plus de 3 millions.

En pratique, on dispose souvent de plusieurs véhicules pour effectuer un

ensemble de visites ou de livraisons à des clients. Le problème se complique donc

davantage car on doit d’abord décider de la liste des clients qui seront affectés à

chaque chauffeur avant de trouver le meilleur parcours pour chacun d’eux. Dans

certains cas, les clients ne sont pas tous visités à la même fréquence et on doit

aussi décider des jours de visite de chacun sur un horizon d’une ou de plusieurs

semaines. Ce problème de tournées de véhicules périodique est très difficile à

résoudre pour un répartiteur, qui doit décider à la fois des jours de visite de

chaque client, de l’affectation des clients aux véhicules chaque jour, et de l’ordre

de visite à l’intérieur de chaque tournée. Si l’on procède en trois étapes, on aboutit

la plupart du temps à une mauvaise solution car toutes les décisions sont liées. On

peut par contre arriver à d’excellents résultats avec une métaheuristique, c’est-à-

dire une heuristique qui en utilise une autre, plus simple, afin d’explorer de

manière efficace l’ensemble des solutions possibles.

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La plupart des heuristiques classiques fonctionnent en apportant itérativement

de petits changements à une solution de départ et s’arrêtent lorsqu’il n’est plus

possible d’améliorer cette solution. Les métaheuristiques visent à faire mieux en

considérant de plus grandes transformations de la solution ou en permettant à la

recherche de se poursuivre même après l’atteinte d’un optimum local, c’est-à-dire

une solution qui ne peut plus être améliorée si l’on se limite à un ensemble

restreint de changements possibles. Le développement rapide des

métaheuristiques au cours des 25 dernières années a rendu possible la résolution

approchée de beaucoup de problèmes combinatoires difficiles qui demeurent

encore aujourd’hui hors de portée pour les algorithmes de résolution exacts. Notre

collègue Pierre Hansen a d’ailleurs contribué de manière importante à ces

avancées.

La mise au point d’une métaheuristique pour le problème de tournées de

véhicules périodique fut en fait mon premier projet de recherche, et c’est un sujet

sur lequel je travaille encore aujourd’hui. J’ai commencé à étudier ce problème

dans le cadre de mon mémoire de maîtrise que j’ai terminé en 1995 sous la

direction de Michel Gendreau et de Gilbert Laporte. Nous avions alors conçu un

algorithme performant qui avait la particularité de pouvoir traiter de manière

unifiée le problème sur plusieurs jours, le problème avec plusieurs dépôts ainsi

que quelques autres variantes du problème de tournées de véhicules (Cordeau et

al., 1997). L’algorithme a par la suite été généralisé davantage pour traiter des

problèmes avec plusieurs types de véhicules, avec des fenêtres de temps chez les

clients, avec des cueillettes et des livraisons combinées, etc. Il a aussi servi à

résoudre plusieurs problèmes pratiques. Nous l’avons, par exemple, utilisé dans

une étude de la distribution de la literie à l’Hôpital général juif de Montréal. Un

autre projet, réalisé pour l’entreprise Cascades, visait à optimiser les tournées de

ramassage du papier à recycler dans des écoles et des immeubles commerciaux.

On devait dans ce problème planifier simultanément les visites à près d’un millier

de clients pendant une période de 20 jours en utilisant plusieurs véhicules ayant

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des caractéristiques différentes et conduits par des chauffeurs ayant des horaires

différents, un sérieux casse-tête pour les planificateurs de l’entreprise.

Au cours des dernières années, nous avons aussi beaucoup travaillé sur des

problèmes apparentés se posant dans la gestion des systèmes de transport adapté

pour les personnes à mobilité réduite. Ces problèmes de cueillette et livraison se

distinguent des problèmes de transport de marchandises par l’accent qu’ils

mettent sur la qualité du service. Par exemple, il n’est pas possible de ramasser un

passager le matin et de l’amener à destination en fin de journée même si cela

permettrait de réduire les coûts! Nous avons donc conçu des algorithmes

spécialisés qui tiennent compte de l’aspect temporel du problème et qui sont assez

rapides pour être utilisés dans un contexte dynamique où les requêtes des clients

arrivent en temps réel. Avec ma collègue Julie Paquette, nous avons aussi mis au

point des méthodes pour établir de bons compromis entre la minimisation des

coûts du transporteur et la maximisation de la satisfaction des usagers. Il s’agit

donc d’un domaine où l’optimisation permet non seulement de réduire les coûts,

mais aussi d’améliorer la qualité du service.

La confection de tournées de véhicules est sans contredit l’un des domaines où

les outils d’optimisation connaissent le plus de succès dans les entreprises. Il

s’agit aussi d’un domaine où les logiciels commerciaux sont arrivés à maturité et

assurent une bonne intégration des technologies de l’information. Un examen des

logiciels offerts sur le marché aujourd’hui révèle, par exemple, que beaucoup

d’entre eux possèdent des outils de cartographie et de positionnement

géographique avancés, qu’ils peuvent tenir compte de la congestion sur les routes

et qu’ils sont capables de transmettre des mises à jour aux chauffeurs en temps

réel. L’absence de ces fonctionnalités a pendant longtemps freiné l’adoption de

logiciels d’optimisation par les entreprises de transport.

La méthodologie générale que nous avons élaborée au cours des 15 dernières

années pour résoudre les problèmes de tournées de véhicules a également été

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appliquée à d’autres problèmes qui sont à première vue très différents mais qui

possèdent en fait une structure semblable. Nous l’avons ainsi adaptée pour

résoudre des problèmes de gestion de satellites d’observation de la Terre de même

que des problèmes d’accostage de navires dans un port de transbordement de

conteneurs.

Le port de Gioia Tauro

Le transport maritime de conteneurs est d’ailleurs un autre domaine

caractérisé par des opérations complexes et de grande envergure qui se prêtent

bien à l’optimisation. En 2008, le volume de conteneurs manipulés par l’ensemble

des ports de la planète a dépassé les 400 millions (en unités équivalentes de 20

pieds) et les plus gros navires peuvent maintenant transporter plus de 14 000

conteneurs. J’ai commencé à m’intéresser au transport maritime de conteneurs

dans le cadre d’une collaboration avec des chercheurs de l’Université de la

Calabre en Italie et le port de Gioia Tauro, l’un des plus gros ports de

transbordement de conteneurs sur la mer Méditerranée. Un port de

transbordement agit principalement comme lieu d’échange de conteneurs entre

des navires qui effectuent différentes liaisons à travers le monde. Plusieurs

problèmes de décision difficiles se posent dans la gestion d’un tel port. Nous

avons, par exemple, établi des modèles pour gérer l’espace dans la cour où sont

stockés les conteneurs en attente de chargement. Nous avons aussi mis au point

des algorithmes pour élaborer les horaires des grues affectées au chargement et au

déchargement des navires.

L’un des problèmes sur lequel nous avons beaucoup travaillé est celui de

l’accostage des navires arrivant au port (Cordeau et al., 2005). Chaque semaine,

de nombreux navires se présentent au port pour décharger une partie des

conteneurs qu’ils transportent et en charger d’autres. L’heure d’arrivée prévue de

chaque navire est connue à l’avance, de même que le contenu du navire. Le

problème consiste alors à décider de l’endroit exact où le navire devra accoster et

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de l’heure à laquelle il pourra le faire. Ces décisions sont importantes car elles

influencent le temps total de manutention. Si le navire accoste près de l’endroit où

sont stockés les conteneurs à charger ou près d’un autre navire avec lequel des

échanges doivent être faits, on pourra réduire le travail des véhicules de transport

dans la cour et, du même coup, le temps de séjour du navire. Comme le temps

presse, cependant, on ne veut pas trop faire attendre un navire pour lui affecter

une meilleure position sur le quai. On doit donc trouver un bon compromis en

tenant compte de la priorité de chaque navire et de son importance quant au

nombre de conteneurs transportés. Il s’agit, encore une fois, d’une situation où

l’optimisation permet aussi bien de réduire les coûts que d’améliorer le service.

Des comparaisons effectuées avec les solutions produites par les planificateurs du

port ont montré qu’on pouvait améliorer d’environ 8 % le temps moyen d’attente

et de séjour des navires. L’algorithme que nous avons créé a d’ailleurs été

implanté dans le système d’aide à la décision des planificateurs. Il n’est toutefois

pas encore utilisé sur une base régulière car une partie des données nécessaires à

la prise de décision n’est pas mise à jour assez fréquemment dans le système

d’information du port.

La conception de réseaux logistiques

Un troisième domaine qui a grandement bénéficié de la mise au point de

logiciels d’optimisation au cours des 20 dernières années est celui de la

conception des réseaux logistiques. Dans ces problèmes, on doit décider à la fois

de la localisation des installations de production et d’entreposage, de l’affectation

des gammes de produits à ces installations, du choix des fournisseurs, des

politiques de réapprovisionnement, des modes de transport à utiliser, des niveaux

de stocks et des flux entre les différents maillons du réseau. Ces problèmes se

posent non seulement lors du déploiement de nouveaux réseaux, mais aussi à la

suite de décisions de fusion, d’acquisition ou d’impartition d’une partie des

activités de l’entreprise. Ils se posent aussi lorsque des changements importants

surviennent dans l’environnement de l’entreprise : nouveaux marchés,

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changements dans le coût des ressources ou du transport, nouvelles technologies,

etc. Dans tous les cas, on doit trouver la meilleure configuration et le meilleur

usage possible de l’ensemble des ressources logistiques disponibles.

Les problèmes de conception de réseau sont en fait une généralisation des

problèmes de localisation dont l’étude remonte au XVIIe siècle et au

mathématicien français Pierre de Fermat, qui est surtout connu pour son « dernier

théorème ». Mais c’est en fait l’économiste allemand Alfred Weber qui a attiré

l’attention des chercheurs sur l’importance de ces problèmes en gestion

industrielle dans un livre, publié en 1909, qui faisait l’examen des facteurs

influant sur le choix d’un emplacement par les entreprises. L’étude des réseaux a,

quant à elle, une histoire presque aussi longue qui a débuté au XVIIIe siècle avec

les travaux du mathématicien suisse Leonhard Euler.

Les problèmes de conception de réseau posent des défis importants par leur

taille et constituent clairement un domaine dans lequel il est difficile de prendre

de bonnes décisions sans recourir à une analyse quantitative. Il s’agit aussi de

problèmes ayant des impacts stratégiques et financiers importants. Selon Industrie

Canada, les entreprises canadiennes ont investi 1,4 milliard de dollars dans les

entrepôts et les centres de distribution en 2010, et ces investissements ont

augmenté de 69 % depuis 20055.

Federico Pasin et moi avons commencé à étudier ces problèmes il y a une

dizaine d’années. Notre principal objectif était alors de mettre au point un modèle

général incorporant les aspects essentiels du problème et pouvant être appliqué à

la plupart des situations rencontrées en pratique (Cordeau et al., 2006). Un autre

objectif était de résoudre des problèmes de grande taille tels que ceux que l’on

observe aujourd’hui et qui comportent souvent des milliers de produits et de zones

de demande ainsi que des centaines de possibilités pour la localisation des

installations.

5 Industrie Canada, « Global Business Strategy and Innovation : A Logistics Perspective », 2011.

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Afin de résoudre le modèle, nous avons conçu un algorithme basé sur la

décomposition de Benders, une technique proposée par le chercheur néerlandais

du même nom au début des années 1960 (Benders, 1962). Cette méthode sépare le

problème à résoudre en plusieurs composantes plus petites qui sont traitées

individuellement mais qui échangent de l’information entre elles afin d’assurer

que la solution produite par chacune à la fin du processus sera optimale pour le

problème dans son ensemble. En ce sens, on peut donc dire que cette méthode

unit les approches analytique et systémique car elle permet de profiter des

connaissances et des algorithmes performants dont on dispose pour résoudre des

problèmes simplifiés, tout en maintenant les liens qui existent entre ces différents

sous-problèmes de manière à parvenir à une solution qui soit bonne pour le

système complet. L’utilisation des méthodes de décomposition en transport a

d’ailleurs beaucoup été développée à Montréal, entre autres par Jacques

Desrosiers et François Soumis avec qui j’ai fait ma thèse de doctorat à la fin des

années 1990.

En parallèle avec ces développements surtout théoriques, notre modèle de

conception de réseau a aussi servi dans le cadre de projets industriels. Nous

l’avons, par exemple, adapté afin de résoudre un problème de localisation

d’entrepôts pour le compte d’Hydro-Québec. On devait, dans ce problème,

déterminer les meilleurs emplacements pour localiser les centres de distribution

qui permettent à l’entreprise d’alimenter des entrepôts plus petits, les satellites,

dans lesquels les équipes d’entretien du réseau électrique s’approvisionnent en

composants et fournitures de toutes sortes : transformateurs, poteaux, câbles, etc.

Plus récemment, le modèle a été étendu davantage et utilisé dans le cadre d’un

mandat de consultation pour la firme finlandaise Nokia. Signe des temps, on y a

entre autres ajouté des contraintes environnementales telles qu’une limite quant

aux émissions totales de CO2 produites par l’exploitation du réseau logistique. Un

autre ajout important fait au modèle est la possibilité de tenir compte de plusieurs

scénarios de coûts, de demande et de capacité par la programmation stochastique.

Puisque la demande future, les coûts de production et de transport de même que la

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capacité des installations sont incertains, il est souhaitable de considérer plusieurs

scénarios plausibles afin de choisir une configuration de réseau dont la

performance espérée soit la meilleure possible. Clairement, la prise en compte de

plusieurs scénarios vient compliquer encore davantage le problème et on se

retrouve rapidement, pour une entreprise de la taille de Nokia, avec un nombre de

variables qui se compte par millions. De façon étonnante, une des principales

conclusions de notre étude est que les meilleurs algorithmes de résolution offerts

sur le marché sont capables de trouver rapidement des solutions de très bonne

qualité à des problèmes d’une aussi grande taille.

La gestion des perturbations en transport aérien

Cette conclusion n’est cependant pas générale et il existe encore beaucoup de

problèmes devant lesquels les solveurs génériques font piètre figure et où l’on se

doit de mettre au point des algorithmes spécialisés. Dans cet ordre d’idées, Gilbert

Laporte, Federico Pasin et moi avons participé à plusieurs reprises à des concours

industriels organisés par la Société française de recherche opérationnelle et d’aide

à la décision, la ROADEF. En partenariat avec diverses entreprises, la ROADEF

organise tous les deux ans des concours (challenges) qui portent sur la conception

d’outils d’optimisation pour des problèmes industriels. Dans le cadre de ces

concours qui sont ouverts à tous, les équipes inscrites sont invitées à soumettre,

sous la forme d’un programme informatique, l’algorithme qu’elles ont élaboré

afin de résoudre le problème proposé. Les méthodes soumises sont ensuite testées

et comparées avec des données réelles provenant de l’industrie.

En 2009, le problème à résoudre concernait la gestion des perturbations en

transport aérien (Bisaillon et al., 2011). Les opérations d’un transporteur aérien de

passagers sont planifiées longtemps à l’avance et suivent normalement un horaire

de vol publié. Il est cependant fréquent que des événements imprévus viennent

perturber le bon déroulement de ces opérations. Ainsi, plusieurs fois par jour, des

vols sont retardés ou annulés en raison de problèmes mécaniques, de conditions

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météorologiques défavorables, de problèmes de sécurité ou encore de congestion

du trafic aérien. Lorsque de tels imprévus surviennent, les compagnies aériennes

doivent rapidement revoir l’horaire de vols et l’affectation des ressources de façon

à éviter qu’une perturbation n’entraîne une série de retards en cascade. Les

perturbations causées par l’éruption d’un volcan islandais au printemps 2010 ou

par la neige tombée à Londres en décembre dernier sont des exemples extrêmes,

mais toute modification à l’horaire, si mineure soit-elle, peut avoir des

répercussions majeures à la fois sur la flotte d’appareils, les équipages et les

passagers touchés par cette modification.

L’impact économique des perturbations dans le secteur aérien est par ailleurs

considérable. En 2009, aux États-Unis, près de 20 % des vols ont été retardés d’au

moins 15 minutes6. Le coût de ces retards pour les compagnies aériennes est

évalué à plus de 6 milliards de dollars : au total, les vols ont été retardés de 100

millions de minutes et le coût de chaque minute de retard est évalué à 61 dollars

en prenant en considération le prix du carburant gaspillé, les salaires des

équipages, les frais d’entretien, etc.7

L’industrie du transport aérien a été l’une des premières industries à adopter la

recherche opérationnelle en raison, surtout, de la complexité de ses opérations et

des sommes d’argent qui sont en jeu. Malgré cela, la plupart des transporteurs

utilisent encore un processus séquentiel afin de rétablir les opérations à la suite de

perturbations : d’abord, on réaffecte les appareils de manière à minimiser les

retards et les annulations pour l’ensemble des vols prévus à l’horaire; ensuite, on

revoit les horaires des membres d’équipage pour assurer le respect de toutes les

règles liées aux conditions de travail ainsi qu’à la sécurité des transports; enfin, on

corrige les itinéraires des passagers affectés afin de permettre à chacun d’atteindre

sa destination le plus rapidement possible. Évidemment, toutes les décisions

prises sont interdépendantes et l’utilisation d’un processus de décision séquentiel

mène souvent à de mauvaises solutions. Par exemple, un changement à l’horaire

6 Bureau of Transportation Statistics, 2010. 7 Air Transport Association, « Annual and Per-Minute Cost of Delays to U.S. Airlines », 2010.

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de vols visant à respecter les contraintes d’entretien des appareils peut rendre

impossible une correspondance pour un équipage ou un ensemble de passagers.

De plus en plus, les transporteurs essaient donc de traiter la gestion des

perturbations de manière intégrée en réaffectant de façon simultanée les appareils,

les équipages et les passagers. Cependant, l’intégration des décisions complique

considérablement le problème, et l’on a besoin d’outils d’optimisation capables de

fournir rapidement de bonnes solutions. La vitesse de calcul est ici d’une grande

importance puisque chaque minute perdue peut entraîner des retards additionnels.

Le problème étudié dans le cadre du concours consistait à produire un nouvel

horaire de vols et, par conséquent, à déterminer la rotation de chaque appareil de

la flotte ainsi que l’itinéraire de chaque passager touché par les changements. Afin

de déterminer un nouvel horaire de vols, on peut, par exemple, retarder ou annuler

intentionnellement certains vols, changer l’affectation des appareils aux vols

existants et même créer de nouveaux vols parmi un ensemble de possibilités

préétabli. L’objectif poursuivi est de minimiser les coûts opérationnels provoqués

par les changements ainsi que les impacts sur les passagers. Dans le but de

simplifier un peu le problème, la gestion des équipages n’était pas prise en compte

dans le cadre du concours. Par contre, un temps de calcul de seulement 10

minutes par scénario était consenti.

Étant donné la complexité du problème et le peu de temps disponible pour le

résoudre, il est clair qu’une méthode exacte permettant de déterminer une solution

optimale était hors de portée. On devait donc s’en remettre, encore une fois, à des

métaheuristiques. La méthode que nous avons élaborée est basée sur la recherche

à grand voisinage. Contrairement à beaucoup d’approches heuristiques qui

appliquent itérativement un très grand nombre de petites améliorations à une

solution de départ, la recherche à grand voisinage explore l’ensemble des

solutions en apportant des changements de fond considérant simultanément

plusieurs aspects du problème. Elle est particulièrement efficace pour les

problèmes combinant des décisions qui sont fortement liées, comme c’est le cas

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dans la gestion des perturbations. Cette approche nous a d’ailleurs permis de

remporter le premier prix lors du concours auquel près de 30 équipes ont

participé8. La principale force de notre algorithme est qu’il a été capable de

produire, pour chaque scénario envisagé par les organisateurs, une solution

respectant toutes les contraintes à l’intérieur du temps permis, ce que très peu de

méthodes concurrentes ont réussi à faire.

8 www.Challenge.roadef.org/2009/fr/

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V. L’avenir : la science des réseaux

De l’art de calculer, la logistique est donc devenue la science de gérer des

réseaux complexes dans lesquels on doit prendre des milliers de décisions

quotidiennement en tenant compte d’une information incertaine, d’objectifs

multiples et de contraintes changeant dynamiquement. Elle est aussi passée de la

résolution d’un ensemble de problèmes indépendants à une vision intégrée des

opérations sous la forme d’un réseau allant du premier fournisseur de matières

premières au consommateur final. Les deux dernières décennies ont de plus été

caractérisées par la mondialisation de l’économie, par la croissance du commerce

électronique et par la production de biens de plus en plus variés mais ayant des

cycles de vie de plus en plus courts. Dans ce contexte, la taille et la complexité

des chaînes d’approvisionnement ne font que croître, ce qui justifie encore

davantage le recours à des outils quantitatifs pour appuyer la prise de décision. Il

existe aussi un réel besoin de ces outils dans les entreprises. Selon une étude du

Centre sur la productivité et la prospérité de HEC Montréal, la contribution de

l’industrie du transport et de l’entreposage à la croissance de la productivité du

travail au Québec a été presque nulle entre 1984 et 20069.

Malgré les nombreux succès récents dont j’ai parlé, il reste donc beaucoup de

chemin à faire, tant sur le plan de la recherche que sur celui de l’utilisation des

résultats par les entreprises. La modélisation et l’optimisation présentent plusieurs

avantages indéniables : elles forcent un raisonnement rationnel basé sur des

données, elles permettent généralement l’obtention d’une très bonne solution en

une fraction du temps qui est nécessaire à un humain pour seulement trouver une

solution réalisable à un problème et elles permettent souvent de remettre en

question de vieilles pratiques existantes et de découvrir des économies cachées.

Une des principales difficultés observées dans la réalité est toutefois de

convaincre les utilisateurs éventuels des outils d’optimisation de la pertinence et

du potentiel de ceux-ci. On se heurte souvent à une résistance liée au changement,

9 Centre sur la productivité et la prospérité, « Productivité et prospérité au Québec », bilan 2010.

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mais aussi à une méfiance venant d’un manque de connaissance du domaine.

Beaucoup de planificateurs se montrent en effet sceptiques devant un logiciel

promettant de fournir une réponse optimale à leurs problèmes. À cet égard, les

systèmes ERP constituent une porte d’entrée privilégiée pour plusieurs outils

d’optimisation qui font maintenant partie intégrante de ces systèmes. On peut, par

exemple, accéder facilement à des fonctions d’optimisation des stocks, du

transport et de l’entreposage à l’intérieur même des progiciels intégrés ou dans

des modules faciles à intégrer. Cela permet aux utilisateurs de ces systèmes de se

familiariser graduellement avec des outils d’optimisation sans avoir à acquérir une

connaissance approfondie des modèles et des méthodes de résolution. Il faut dire

que le vocabulaire de la recherche opérationnelle et son approche ramenant les

problèmes à un ensemble de variables, d’objectifs et de contraintes font souvent

fuir les non-initiés. Plusieurs initiatives ont par ailleurs été lancées au cours des

dernières années afin de rendre les outils d’optimisation plus facilement

accessibles sous la forme de services Web (Fourer et al., 2010).

Une autre difficulté liée à l’utilisation d’outils d’aide à la décision concerne la

disponibilité des données. Il est parfois facile de concevoir un modèle complet,

réaliste et intégrant l’ensemble des décisions pertinentes, mais il s’avère beaucoup

plus difficile de trouver toutes les données nécessaires pour alimenter ce modèle.

On a souvent besoin de données détaillées sur la demande, présente et future, sur

les coûts, sur les capacités des installations, etc. Beaucoup de ces données sont

enfouies dans les systèmes d’information et ne sont pas accessibles directement

dans le format nécessaire. D’autres n’existent tout simplement pas. Par exemple,

comment obtenir des prévisions de la demande de produits qui n’ont pas encore

été développés mais qui devront être distribués dans les prochaines années par le

réseau logistique que l’on est à mettre sur pied ? Heureusement, la qualité des

données s’améliore continuellement en raison de l’omniprésence des systèmes

d’information, du développement du commerce électronique qui fournit beaucoup

d’information sur la demande et de l’emploi croissant de techniques de forage de

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données (data mining) qui permettent d’extraire l’information utile à la prise de

décision à partir des grandes bases de données dont disposent les entreprises.

Une autre préoccupation qui est liée directement à la précédente est la gestion

de l’incertitude. Dans plusieurs problèmes tels que celui de la conception de

réseaux logistiques, des décisions doivent être prises à partir de prévisions et

d’estimations comportant une grande marge d’erreur. Il existe plusieurs outils

pour tenir compte de cette incertitude. La programmation stochastique permet, par

exemple, de déterminer la meilleure solution en présence de plusieurs scénarios

possibles. Elle suppose par contre qu’une probabilité peut être associée à chacun

de ces scénarios. Elle a aussi le défaut de donner peu d’importance aux scénarios

ayant une faible probabilité mais qui pourraient être désastreux s’ils se réalisaient.

L’optimisation robuste vise à corriger ces faiblesses en tenant compte de tous les

scénarios possibles, indépendamment de leur probabilité, de manière à prendre

des décisions qui seront assez bonnes, même dans le pire cas. La résilience des

réseaux est d’ailleurs une préoccupation croissante pour la plupart des

entreprises. On cherche de plus en plus à construire des réseaux robustes et

capables de résister à différents types de risques tels que la faillite d’un

fournisseur, une panne majeure du système d’information, une grève des

employés, un cataclysme ou une attaque terroriste. Les événements récents au

Japon démontrent d’ailleurs comment certains réseaux logistiques peuvent être

vulnérables à des perturbations survenant à des milliers de kilomètres. General

Motors a par exemple dû suspendre la production dans une usine située en

Louisiane à la suite de problèmes d’approvisionnement de certaines pièces

d’origine japonaise10

.

Afin de gérer l’incertitude et l’aspect dynamique qui caractérisent plusieurs

problèmes rencontrés en logistique, une autre direction très prometteuse est la

réoptimisation en temps réel. Le problème de la gestion des perturbations en

transport aérien n’est qu’un exemple parmi tant d’autres de l’utilisation de

10 www.NYTimes.com, « Stress Test for the Global Supply Chain », 19 mars 2011.

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l’optimisation dans des contextes dynamiques où l’on doit réagir très rapidement

à des changements dans l’environnement interne ou externe de l’entreprise. On

trouve ainsi beaucoup d’applications de l’optimisation en temps réel dans

l’élaboration de tournées de véhicules : comment réoptimiser une tournée par

suite du bris d’un véhicule, de la congestion sur une route, du dépassement de la

capacité du véhicule, de l’arrivée d’une nouvelle requête dans le système de

répartition ? Ces problèmes ont toujours été présents, mais il est maintenant

possible d’y apporter des solutions car les données sont disponibles en temps réel,

les outils d’optimisation sont devenus assez rapides pour produire des solutions en

un court laps de temps, et il est possible de communiquer de nouvelles directives

aux chauffeurs de manière instantanée à travers les technologies installées à bord

des véhicules.

Enfin, un autre aspect qui est toujours d’actualité malgré tous les progrès

accomplis au fil du temps consiste dans l’intégration des décisions à l’intérieur

des modèles d’optimisation. On trouve, par exemple, de plus en plus de modèles

qui combinent des décisions de localisation et de transport ou des décisions de

transport et de gestion des stocks. Un autre domaine qui se développe très

rapidement est celui de l’intégration de la production, de la distribution et du

transport, trois aspects qui ont longtemps été gérés de manière indépendante en

dépit de leurs interactions évidentes. À cet égard, mon collègue Raf Jans et moi

avons récemment entrepris de mettre au point des méthodes pour réaliser cette

intégration en profitant des avancées réalisées au cours des dernières années dans

les trois sous-domaines de recherche correspondants.

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Conclusion

En guise de conclusion, j’aimerais souligner à quel point HEC Montréal est

bien placée pour tirer profit de l’engouement actuel pour la logistique et de la

convergence d’intérêts de trois disciplines : l’intelligence d’affaires, les méthodes

analytiques de gestion et la logistique. Ces trois disciplines sont en effet fortement

complémentaires. L’intelligence d’affaires s’intéresse à l’analyse des grandes

bases de données dont disposent les entreprises afin d’en extraire l’information

utile à la prise de décision. Les méthodes analytiques fournissent les outils

nécessaires à la résolution des problèmes de décision. Enfin, la logistique

constitue un terrain particulièrement propice à l’application de ces méthodes et

pouvant largement en bénéficier. Avec plusieurs experts de renommée

internationale en plus des trois options correspondantes à la M. Sc., l’École est

donc déjà une figure de proue dans chacun de ces domaines. En logistique,

l’École est aussi particulièrement visible grâce notamment au groupe CHAÎNE,

au Carrefour logistique et au D.E.S.S. en gestion de la chaîne logistique.

À Montréal, deux principaux centres de recherche sont actifs dans le domaine

de la logistique et du transport. Le CIRRELT regroupe plus de 70 membres

réguliers, une quarantaine de membres associés et quelque 300 étudiants de

maîtrise et de doctorat. Le GERAD a une taille semblable et plusieurs de ses

membres sont aussi des experts dans la conception de modèles et d’algorithmes

pour différents problèmes de transport. Plusieurs entreprises de haute technologie

montréalaises sont d’ailleurs issues de travaux réalisés en partie dans ces centres

de recherche. On peut citer, par exemple, AD OPT Technologies, qui conçoit des

logiciels d’optimisation des horaires pour le transport aérien et qui a été acquise

par la multinationale Kronos, GIRO, qui produit des logiciels de planification du

transport en commun, et ExPretio, qui se spécialise dans la gestion du revenu en

transport ferroviaire et en transport aérien. L’implication de l’École dans le

CIRRELT et le GERAD témoigne une fois de plus de la place qu’elle accorde au

domaine de l’aide à la décision en général et de la logistique en particulier.

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L’engouement actuel pour l’utilisation d’outils quantitatifs en gestion déborde

par ailleurs largement le monde universitaire. Par exemple, IBM a maintenant une

importante division appelée « Business Analytics and Optimization Services » qui

compte plus de 4 000 employés et qui opère des bureaux à New York, à

Washington, à Londres, à Tokyo et à Pékin11

. Le marché mondial de la

consultation en méthodes analytiques de gestion est d’ailleurs évalué à plus de 45

milliards de dollars par année12

. Les fournisseurs de progiciels de gestion intégrés

tirent eux aussi une part croissante de leurs revenus de la vente de modules

complémentaires comportant des fonctions descriptives, prédictives et

prescriptives. Enfin, l’étude des réseaux gagne en popularité dans de très

nombreux domaines. L’abondance de données provenant des réseaux physiques,

informatiques et sociaux de toutes sortes stimule une recherche intensive visant à

mieux comprendre le comportement et l’évolution de ces systèmes (Newman,

2010).

On observe donc un intérêt croissant dans le monde des affaires pour

l’utilisation d’outils sophistiqués d’aide à la décision, et la logistique constitue

clairement un domaine privilégié pour l’application de ces outils. Plusieurs autres

domaines de la gestion peuvent aussi en bénéficier. On peut évidemment penser

au marketing et à la finance, mais aussi à l’environnement, à l’énergie et, surtout,

au domaine de la santé qui est aux prises avec de nombreux problèmes de

planification et d’allocation de ressources dans des réseaux complexes et de

grande taille ayant des impacts considérables à la fois sur les finances publiques et

sur la qualité de vie de la population.

En définitive, étant donné l’expertise dont dispose l’École dans la science des

réseaux, on ne peut qu’espérer qu’elle saura continuer à contribuer activement à

ce domaine dans les années à venir afin d’en faire bénéficier non seulement la

science, mais aussi le monde des affaires et la société dans son ensemble.

11 « As Analytics Subsumes O.R., Will INFORMS Subsume Analytics? », OR/MS Today, février 2010, p. 20-24. 12 www.BusinessWeek.com, « IBM Roars into Business Consulting », 14 avril 2009.

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