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5 Réfractions La lutte pour la liberté Eduardo Colombo Dossier 1 Dante Alighieri, La Divine Comédie. Purgatoire. Chant premier : « Il va cherchant la liberté si chère / comme le sait qui peut mourir pour elle. » 2 Peut-être parce que le Pouvoir politique, se cachant sous l’hétéronomie, l’a toujours interdite, la liberté s’était nourrie de la négation et de la transgression, ce qui contribua à sa séduction. Comme l’écrit Georges Bataille: «L’interdit donne à ce qu’il frappe un sens qu’en elle-même, l’action interdite n’avait pas. L’interdit engage à la transgression, sans laquelle l’action n’aurait pas eu la lueur mauvaise qui séduit… » Les larmes d’Éros, Paris, J.-J. Pauvert, 1961, p. 60. 3 Michel Bakounine, « La Commune de Paris et la notion d’État», in La Commune de Paris, éd. CNT-RP, Paris, 2005, p. 76. « Libertà va cercando, ch’ è si cara come sa chi per lei vita rifiuta » Dante 1 U n jour, du sombre fond de son cachot, un prisonnier — Sade peut-être – a écrit : « le combat pour la liberté est monotone et terrible ». Monotone, sans doute, parce qu’il dure depuis les origines de la cité, terrible parce que le droit d’annihiler la liberté et la vie est une prérogative constante qui s’octroie tout pouvoir politique. Pour nous, modernes, la liberté est un sentiment profond qui passionne et séduit. On pourrait penser qu’il en a toujours été ainsi 2 . L’anarchiste sera, sûrement, enclin à dire avec Bakounine: «Je suis un amant fanatique de la liberté » 3 . Elle, la liberté, peut embraser une foule de gens et incendier les châteaux ou, encore, faire des révolutions. Cependant, la définir d’un point de vue conceptuel n’est pas une tâche aisée parce qu’elle change, évolue avec le temps et se construit, sans être jamais achevée, tout au long de l’histoire des humains. La notion de liberté L’opposition «libre-esclave» est reconnue par tous les peuples indo- européens, nous dit E. Benveniste, mais on ne connaît pas de

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La lutte pour la libertéEduardo Colombo

Dossier

1 Dante Alighieri, La Divine Comédie. Purgatoire. Chant premier : « Il va cherchant laliberté si chère / comme le sait qui peut mourir pour elle. »

2 Peut-être parce que le Pouvoir politique, se cachant sous l’hétéronomie, l’atoujours interdite, la liberté s’était nourrie de la négation et de la transgression,ce qui contribua à sa séduction. Comme l’écrit Georges Bataille : «L’interdit donneà ce qu’il frappe un sens qu’en elle-même, l’action interdite n’avait pas. L’interditengage à la transgression, sans laquelle l’action n’aurait pas eu la lueur mauvaisequi séduit…» Les larmes d’Éros, Paris, J.-J. Pauvert, 1961, p. 60.

3 Michel Bakounine, «La Commune de Paris et la notion d’État», in La Communede Paris, éd. CNT-RP, Paris, 2005, p. 76.

«Libertà va cercando, ch’ è si caracome sa chi per lei vita rifiuta»

Dante1

Un jour, du sombre fond de son cachot, un prisonnier —Sade peut-être – a écrit : « le combat pour la liberté estmonotone et terrible». Monotone, sans doute, parce qu’il dure

depuis les origines de la cité, terrible parce que le droit d’annihiler laliberté et la vie est une prérogative constante qui s’octroie tout pouvoirpolitique.

Pour nous, modernes, la liberté est un sentiment profond quipassionne et séduit. On pourrait penser qu’il en a toujours été ainsi2.L’anarchiste sera, sûrement, enclin à dire avec Bakounine: «Je suis unamant fanatique de la liberté»3.

Elle, la liberté, peut embraser une foule de gens et incendier leschâteaux ou, encore, faire des révolutions. Cependant, la définir d’unpoint de vue conceptuel n’est pas une tâche aisée parce qu’elle change,évolue avec le temps et se construit, sans être jamais achevée, tout aulong de l’histoire des humains.

La notion de liberté

L’opposition « libre-esclave» est reconnue par tous les peuples indo-européens, nous dit E. Benveniste, mais on ne connaît pas de

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4 Émile Benveniste, Le vocabulaire desinstitutions indo-européennes, vol. 1, chap. 3,« L’homme libre ». Les éditions de minuit,Paris, 1969, p. 324.

5 L’âme et le corps, l’homme et la bête, le mâleet la femelle (l’homme libre et l’esclave).

6 Malheureusement ce fléau n’a pas disparuavec la modernité et il persiste encore sousdes formes larvées.

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désignation lexicale commune de lanotion de « liberté ». La terminologiepour « homme libre » donne en greceleúthéros et en latin liber, et les deux motsprésentent, selon l’analyse étymologiqueet sociale, un sens premier qui n’est pascelui qu’on serait tenté d’imaginer àpartir du couple « libre-esclave » : sil’esclave est entravé dans ses mou-vements ou s’il est sous le pouvoir d’unautre, libre serait «être débarrassé de seschaînes », libéré de quelque chose quiopprime ou limite. Ce n’est pas le cas audépart. Le sens primitif aussi bien en grecqu’en latin «c’est celui de l’appartenanceà une souche ethnique désignée par unemétaphore de croissance végétale»4. Êtrené au sein de son ethnie ou de songroupe social confère un privilège parrapport à l’étranger ou à l’esclave capturéou vendu.

Le radical leudh, d’où sont tiréseleútheros et liber, signifie « croître, sedévelopper ». Alors le mot eleutheria(traduit par liberté) contient dans sesracines deux significations principales,l’idée d’appartenance à un groupe, à uneethnie, à un peuple, et l’idée decroissance d’un être qui arrive à son pleindéveloppement ou à son épanouis-sement.

Une autre interprétation, plusprobablement liée à l’essor de la démo-cratie dans la polis grecque, rattacheeleutheria à une racine exprimant l’idéed’«aller où l’on veut», ainsi le concept serapprocherait du couple initial, et libreserait celui qui peut se déplacer où bon

lui semble, par opposition à l’esclavedépendant du bon vouloir de son maître.

Mais, aussi bien chez Platon que chezAristote la notion d’homme libre est plusproche de la conception d’un dévelop-pement accompli de leur nature propre,que de l’idée moderne de libertécomprise comme indétermination oulibre choix. Aristote nous dit, parexemple, à propos de l’esclave par nature,que: «La nature tend assurément aussi àfaire les corps d’esclaves différents deceux des hommes libres, accordant auxuns la vigueur requise pour les grostravaux, et donnant aux autres la stationdroite, et [les rendant] utilement adaptésà la vie de citoyens » [La Politique, I, 5,1254b – 30]. Cependant, cette naturen’est pas seulement une physis inerte, ellea un télos, elle tend à se développer versson accomplissement, elle a des poten-tialités qui s’expriment à la naissance où«une séparation s’établit entre certainesréalités5, les unes étant destinées aucommandement, et les autres à l’obéis-sance» [I, 5, 1254a – 20]. Ce mouvementpeut être facilité ou frustré, comme lemontre le passage qui suit : «pourtant lecontraire arrive fréquemment aussi : desesclaves ont des corps d’hommes libreset des hommes libres des âmesd’esclaves. » Ces considérations surl’homme libre et l’esclave – qui le sont,l’un et l’autre, en accomplissement deleur propre nature – sont des spé-culations purement philosophiques, etelles peuvent être contestées, comme lereconnaît Aristote, par ceux qui affirmentque l’esclavage est contre-nature.

En prolongeant ces réflexions, il n’estpas difficile de s’apercevoir que « lestermes être esclave et esclave sont pris endeux sens» [I, 6, 1255a – 5], et qu’il existeun esclave autre que par nature, qui relèved’une loi positive, d’un droit admis dansles sociétés anciennes6, qui fait qu’un êtrehumain peut être la propriété d’un autre.

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7 Voir l’analyse de Quentin Skinner in La libertéavant le libéralisme. Seuil, Paris, 2000, pp. 32-33.

La lutte pour la liberté

Quand les Latins, sous l’empereurJustinien, entreprennent la compilationdu droit d’époques diverses [le corpus dece Code fut constitué entre 529 et 535], lapartie connue comme le Digeste (codexiuris) contient des commentaires et desopinions de jurisconsultes de la Répu-blique et de l’Empire. Dans le Digeste, ladistinction fondamentale que le droitétablit est toujours entre hommes libreset esclaves, mais le concept de libertéapparaît seulement en contraste avecl’esclavage, tandis que la situation del’esclave est clairement définie comme lacondition de «quelqu’un qui, contraire-ment à la nature, devient la propriété dequelqu’un d’autre.»

Par exemple, la loi Aquilia, qui parson caractère archaïque peut être situéeautour de 289-286 av. J-C, décrète dansson premier chapitre : « Celui qui auratué sans raison un esclave, homme oufemme, appartenant à autrui, un animalà quatre pattes ou une bête de troupeau,sera obligé de donner au maître unequantité d’airain correspondant à la plushaute valeur qu’avait eu (la) chose aucours de l’année.» (Gaius, Commentairesur l’Édit provincial, L. 7 = Digeste, IX, 2,2, pr.)

Le Digeste introduit une autre diffé-rentiation entre les personnes qui sontsui iuris, sous leur propre juridiction, etcelles qui, comme l’esclave ou l’enfant ducitoyen romain, ou la femme, sont«sujets à la juridiction d’autrui.» Et ceuxqui sont soumis à la juridiction d’autruisont in potestate domini, c’est-à-dire sousle pouvoir, les décisions ou la volonté deleurs maîtres7. Distinction importanteparce qu’elle fait apparaître, en creux, unélément marquant de la notion politiquede liberté : l’esclave peut être libre de sesmouvements et faire ce qu’il veut pourvuque le maître ne s’occupe pas de lui et lelaisse faire, cela n’empêche pas qu’ildemeure sous sa potestas.

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Dès lors on peut penser que la notionde liberté bifurque.

Il paraît qu’Épictète définit la libertéainsi : « Est libre celui qui vit comme ilveut ». Aujourd’hui nous pourrionsinterpréter cette phrase en disantqu’«être libre» signifie choisir sa vie, nepas subir une contrainte ou uneimposition du pouvoir politique. PourÉpictète, esclave amené à Rome àl’époque de Néron puis affranchi, laliberté implique d’être «maître de soi»,de ses passions et de ses pensées. Dansles Entretiens LXXIV, il dit : « Lesphilosophes enseignent que l’homme estlibre. Ils enseignent donc à mépriserl’autorité de l’empereur. – Non. Nulphilosophe n’enseigne à des sujets à serévolter contre leur prince, ni à soustraireà sa puissance rien de tout ce qui lui estsoumis.» Il précise : si je le fais, « faites-moi mourir, je suis un rebelle. Ce n’estpas là ce que j’enseigne aux hommes; jene leur enseigne qu’à conserver la libertéde leurs opinions, dont la divinité les afaits seuls les maîtres.»

Devant l’ordre : «Qu’on le mette auxfers ! » Épictète fait dire au supplicié :«Que dis-tu, mon ami, est-ce moi que tumenaces de mettre aux fers? Je t’en défie.Ce sont mes jambes que tu y mettras,mais pour ma volonté, elle sera libre, etJupiter même ne peut me l’ôter. »(Entretiens IV)

D’une certaine façon, ces propospersistent dans la conception quel’homme moderne se fait de la liberté, cequi s’exprime par le sentimentinébranlable qui habite le prisonnierpolitique enchaîné au mur: Je suis libre!C’est pour cela qu’on m’enferme.

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Mais depuis toujours, pour former leconcept de liberté, on a regardé vers soncontraire, le servage, l’esclavage. Et alors,la «limitation physique de mouvements»a été liée à la décision ou à la volontéd’autrui, c’est cette volonté qui impose lacontrainte. Si on est dans l’impossibilitéde faire ce qu’on veut à cause d’événe-ments involontaires, non intentionnels,imposés par la nature ou par descirconstances de la vie, on ne dit pasqu’on est privé de liberté. La libertéhumaine dépend des actions humaines.Soumis par la force l’esclave devient lapropriété d’autrui, d’un individu ou d’ungroupe, et l’institution sociale légitime etrenforce la situation de fait. Alors, à côtéde l’esclavage, produit de la guerre et dela conquête, les hommes – les humains –naissent libres ou esclaves. Discriminéset assignés à leurs places respectives parles normes instituées de la société qui lesaccueille. La « volonté d’autrui » seprolonge et se transmue en instancelégitimante: le Pouvoir politique8.

Deux voies se profilent, parfois elles seconfondent ou bifurquent, mais elles secôtoient tout au long de l’histoire. Unede ces voies est suivie par un déve-loppement de l’idée de liberté qui tend àse centrer sur l’individu, sur l’expressionde ses potentialités, de son épanouis-sement, de son accomplissement. À cedéveloppement contribue la découvertede la subjectivité, cette ouverture auxprofondeurs du sujet, introduite par latragédie du Ve siècle grec, qui établit un

8 Voir E. Colombo, «Du pouvoir politique» inLa volonté du peuple. Démocratie et anarchie. Éd.CNT/Les éditions libertaires, Paris, 2007.

9 Vocabulaire européen des philosophies. Seuil/LeRobert, Paris, 2004, p. 345. Voir les entréeseleutheria et volonté.

10 Ibid., p. 341 (Luis de Molina, 1536 -1600,théologien jésuite espagnol).

11 Réponse à l’objection douzième: du vrai et dufaux.

for interne où il (le sujet) délibère etdevient agent de ses actes. À cela s’ajoutela réflexion stoïcienne sur l’hommemaître de soi.

L’autre chemin amenant à laconstruction de l’idée de liberté nousmontre que libre est celui qui n’est pasassujetti à la volonté d’autrui, celui qui estsous sa propre juridiction, donc nonsoumis à une instance hiérarchique, celuiqui ne dépend pas d’un maître. L’hommelibre sait que la «dialectique du maître etde l’esclave» réduit ou annule la libertéaussi bien de l’un que de l’autre. Laservitude est une relation sociale, mais laliberté aussi émerge dans la relation àl’autre, l’homme isolé n’est ni libre niesclave.

L’évolution historique du conceptphilosophique exprimé par le mot latinlibertas s’est chargée avec les sensscolastiques de electio, « choix », et devoluntas.Thomas d’Aquin [1225-1274] valier l’acte de désirer à l’intellect, à laraison délibérant sur les moyens d’arriverà une fin, et il attribuera ainsi « l’acte duchoix à la faculté qui conjoint désir etraison, à l’appetitus rationalis, c’est-à-direà la voluntas»9.

Par la suite, Luis de Molina donnera ladéfinition suivante : « On appelle librel’agent qui […] peut agir et ne pas agir,ou agir de telle manière que, s’il accom-plit l’une de deux actions contraires, ilaurait pu aussi bien accomplir l’autre.»10

Dans les Troisièmes objections auxMéditations philosophiques, Hobbes meten doute la liberté de la «faculté d’élire»et fait «remarquer que la liberté du francarbitre est supposée sans être prouvée».La réponse de Descartes affirme «que lavolonté et la liberté ne sont qu’unemême chose, ou plutôt qu’il n’y a pointde différence entre ce qui est volontaire etce qui est libre»11.

Dès lors, pour les modernes, la Libertéarticule, avec des nuances qui accentuent

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12 En français, « liberté» acquiert seulement auXVIe siècle le sens « d’absence de contraintesociale ou morale», dit le Robert historique.

13 Nous parlons de bloc néolibéral pour faireréférence à cette organisation globale de la viesociale que Dardot et Laval appellent formede notre existence, qui «enjoint à chacun devivre dans un univers de compétitiongénéralisée », et qui « ordonne les rapportssociaux au modèle du marché ». Voir Lanouvelle raison du monde. La Découverte, Paris,2010, p. 5.

14 Benjamin Constant, «De la liberté des ancienscomparée à celle des modernes. » (1819) inPierre Manent, Les libéraux. Gallimard, Paris,2001, p. 446.

15 Ibid., p. 451.16 Ibid., p. 441.17 Ibid., p. 44718 Ibid., p. 446

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ou réduisent l’un ou l’autre de sescomposants assemblés, les notions despontanéité du sujet de l’action,d’absence de contrainte12, une volonté del’agent qui n’est pas déterminée (dumoins en partie), c’est-à-dire une idéed’auto-détermination.

Institution et politique

Dans la vision contemporaine, la« démocratie » est devenue un idéalpresque généralisé de la vie politique, etpar le même mouvement, la Liberté estprésentée, en suivant l’exemple desanciens, comme la conséquence formelled’un tel régime. Mais, de quelle liberté etde quelle démocratie s’agit-il ? Deuxconcepts majeurs de la philosophiepolitique entrent en jeu dans cettequestion, l’un c’est l’autonomie, l’autre lareprésentation.

Avec l’installation du bloc néolibéral13,la distinction établie par BenjaminConstant entre la « liberté des anciens»et la « liberté des modernes» paraît avoirobtenu une nouvelle vitalité. Selon cepoint de vue, la première de ces libertésserait démocratique, elle «se composaitde la participation active et constante aupouvoir collectif »14. Mais le pouvoirsocial, collectif, « blessait en tous sensl’indépendance individuelle »15, pensaitConstant. Et il considérait que cetteparticipation de chacun à la souverainetédu corps social constituait « ce que lesanciens nommaient liberté », tout enjugeant (eux, les anciens) que cette libertécollective était compatible avec«l’assujettissement complet de l’individuà l’autorité de l’ensemble»16.

La démocratie directe donnait ainsiaux citoyens le partage du pouvoir social.Les modernes renoncent à cette liberté-là. «Le but des modernes est la sécuritédans les jouissances privées ; et ilsnomment liberté les garanties accordées

par les institutions à ces jouissances.»17

À la base de la position libérale, qui seperpétue avec le néolibéralisme, setrouve l’idée que l’individu est libre avantd’entrer en société et qu’il aliène unepartie de cette liberté au profit de lacréation d’un corps politique artificiel quilui garantit l’ordre et la sécurité, d’où enrésulte « la jouissance paisible del’indépendance privée»18.

Le libéralisme, en cherchant l’indé-pendance individuelle, la sécurité et lesjouissances privées, le droit de lapersonne, en un mot la liberté ditenégative, abandonne l’essentiel: la libertécomme autonomie. La conceptionindividualiste et atomiste de la sociétéprivilégie une idée de liberté centrée surl’indépendance de chaque être humainconsidéré en tant qu’unité biologique, denature. Pourtant, il faut reconnaître que lavalorisation de l’indépendance «porte enelle la désocialisation de l’homme àtravers la conviction que l’homme en tantque tel c’est l’individu se concevant et seconstituant indépendamment de toutrapport à la société ». Ainsi, dans unevisée d’autonomie on soutient que «cen’est pas la nature en moi qui me dicte la

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loi de mes actions, mais la raison pratiquecomme volonté libre »19. Le sujet auto-nome, donc, ne peut pas être « unindividu qui se met à part, mais bien [un]sujet qui ne se conçoit qu’en relation decommunication inter-subjective avecd’autres sujets»20.

L’individu humain, considéré commesujet, comme ego, est la résultante d’unprocessus de socialisation qui exigel’existence du social en tant qu’instanceglobale irréductible. Dès sa naissancel’individu biologique s’insère dans unmonde de significations et d’interactionsmultiples qui le constituent et lemodèlent, il est un produit de sa société.Mais non pas un produit inerte, il devientun sujet agent de ses actes qui se conformeou se révolte. Si rebelle21, il cherchera unautre futur, il luttera, il s’unira à ses égauxpour changer le monde.

Les formes institutionnelles d’unesociété autonome seront l’expression dela reconnaissance de son auto-institution, c’est-à-dire de la consciencedu fait que c’est elle la source ultime desnormes qu’elle porte. C’est alors qu’unsujet libre pourra s’affirmer et dire : endernière instance c’est moi qui décide.

La liberté des anarchistes s’étaie sur lareconnaissance de ces prémisses claire-ment définies par Bakounine: «L’hommene devient homme et n’arrive tant à laconscience qu’à la réalisation de son

19 Alain Renaut, L’ère de l’individu. Gallimard,Paris, 1989, pp. 92-93

20 Vincent Descombes, Le complément de sujet.Gallimard, Paris, 2004, p. 333

21 Définition du Grand Robert : «Rebelle : Qui nereconnaît pas l’autorité du gouvernementlégitime (ou de fait) et se révolte contre lui. »

22 Bakounine, L’Empire knouto-germanique (Dieuet l’État), in Œuvres complètes, vol 8, Champlibre, Paris, 1982, pp. 171- 173.

23 Voir E. Colombo : L’espace politique de l’anar-chie. Ed. ACL, Lyon, 2008, pp. 100- 102

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humanité que dans la société etseulement par l’action collective de lasociété tout entière. […] Enfin, l’hommeisolé ne peut avoir la conscience de saliberté. Être libre, pour l’homme, signifieêtre reconnu et considéré et traité commetel par un autre homme, par tous leshommes qui l’entourent.» Et encore: «Jene suis vraiment libre que lorsque tousles êtres humains qui m’entourent,hommes et femmes, sont égalementlibres.»22

Dans ces pages de Dieu et l’État,Bakounine, ayant nié la transcendance dela loi, l’hétéronomie, affirme la libertécomme autonomie23. La liberté indi-viduelle est une création, un produit dela vie sociale. Cela signifie la reconnais-sance de la longue constructionhistorico-sociale de la Liberté, cettevaleur précieuse des humains pétrie dansla lutte et la révolte par lesquelless’exprime la force instituante du social.Toutefois, ce sont les formes acquises,précaires et changeantes, de l’institué, lesseules qui permettent à l’actioninstituante de se réaliser. C’est sur cetteTerre labourée par les générations quinous ont précédés que nous luttons.

Il y a, alors, ces acquis théoriques queles anarchistes défendent et quiconstituent leur idée de la liberté. Lepremier en importance, peut-être, et àcôté de l’autonomie, est l’égalité, non pas« l’égalité devant la loi », mais l’égalitépolitique de fait, ce qui exige «le nivelagedes rangs et des fortunes », et quiprésuppose la diversité infinie des êtres.Sans l’égalité, la liberté est privilège. Ellene peut exister que dans une synergie devaleurs.

Ensuite, la critique de l’idée de repré-sentation vient renforcer la liberté dans sadimension politique. La souveraineté dudemos ayant été écartée pendant dessiècles de la scène publique, quand ellerevient avec la force des révolutions, elle

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24 B. Constant, « De la liberté des ancienscomparée à celle des modernes » in P.Manent : Les libéraux, op. cit., p. 442.

25 Jean-Jacques Rousseau, le Contrat Social, livreII, chap. I.

26 Quentin Skinner, Les fondements de la penséepolitique moderne. Albin Michel, Paris, 2001, p. 9

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est reconnue mais immédiatementcontrôlée, limitée, escamotée. Après laRévolution française la source du pouvoirpolitique retourne aux mains du peuple,sa volonté souveraine est acceptée par«les modernes», mais à condition d’êtrereprésentée, institutionnalisée en tant querégime représentatif. La délégation de lavolonté dans un représentant – délé-gation omniprésente dans ce qu’onappelle aujourd’hui « démocratie » –signifie que l’individu n’est souverainqu’en apparence; «et si à époques fixes,mais rares, […] il exerce cette souve-raineté, ce n’est jamais que pourl’abdiquer»24. Ce qu’avait reconnu déjàBenjamin Constant. Sans oublier queplus d’un demi-siècle auparavantRousseau avait écrit : « le souverain, quin’est qu’un être collectif, ne peut êtrereprésenté que par lui-même; le pouvoirpeut bien se transmettre, mais non pas lavolonté»25.

La liberté, donc, pour les anarchistes,et contrairement à la conception libéralerégnante, est inséparable de l’autonomie,de l’égalité, de la critique de la repré-sentation, et aussi, corollaire indis-pensable, de la négation de la loi de lamajorité. Depuis son existence commemouvement social et politique, l’anar-chisme a nié à toute majorité le droitd’imposer à la minorité ses décisions.

Une société qui aurait créé lesinstitutions correspondant à l’autonomieoriginaire du collectif humain (insti-tutions basées sur le fédéralisme, lescommunes, les collectivités, l’imbricationde multiples et complexes niveaux dedécision, etc.) devra compter avec lesconséquences de sa liberté: l’arbitraire dela norme, l’indétermination foncière dela justification de ses valeurs. C’est dansl’histoire de leurs luttes — dans tout ceque le passé a porté vers le présent —que les humains trouvent la raison deleurs croyances.

«C’est la vie politique elle-même, écritQuentin Skinner26, qui forme les grandsproblèmes dont traitera le théoricien» endélimitant faits, objets et situations, quiseront traités comme champs socio-politiques, sorte d’espace-temps, demoments de l’histoire, où la gestation deformes nouvelles, institutions, idées,normes ou mythes, se montre dansl’acuité du débat et l’intensité de la lutte.

Trois de ces moments semblentdécisifs dans la construction socio-historique de la liberté : la démocratiedirecte d’Athènes dans la Grèceancienne, la période qui couvre les XVIIe etXVIIIe siècles avec les Révolutions anglaiseet française et leurs conséquences, etfinalement l’essor du mouvement ouvrierrévolutionnaire dans la deuxième moitiédu XIXe siècle.

Nous nous occuperons ici du premierde ces moments.

L’invention de la démocratie

L’idée de liberté a suivi un long parcoursphilosophique, mais les idées ne viventpas dans un monde immatériel, ellesnaissent au sein de l’agir humain et senourrissent des passions individuelles etcollectives. Qu’auraient pu dire lesphilosophes si les peuples n’avaient pasinstitué des sociétés, établi des normes,fondé des Cités et des Empires. Si desmilliers d’individus que l’Histoire neconnaît pas, à côté de quelques-uns quiont laissé leurs noms, n’avaient pasinventé, travaillé, persévéré, combattu,

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27 Voir E. Colombo : « Religion et pouvoirpolitique», in Réfractions 14, 2005, p. 8-9.

28 Cornelius Castoriadis, « Pouvoir, politique,autonomie» in Le monde morcelé, Seuil, Paris,1990, p. 131.Voir aussi «La Polis grecque et lacréation de la démocratie » in Domaines del’homme, Seuil, 1977.

29 Les Suppliantes, 405.30 Thucydide d’Athènes, La guerre du Pélo-

ponnèse. Livre II, 36 et 37.

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défendu leurs croyances, n’étaient pasmontés sur l’échafaud.

La capacité instituante, le pouvoir decréer et d’établir des conventions, desnormes, des institutions, est une fonctiondu collectif humain, de la société commeun tout. Mais dès les origines les sociétésont établi une séparation radicale entrele sacré et le profane, entre l’au-delà etl’ici-bas, et elles ont abdiqué leur capacitéinstituante au profit d’une « volonté »extérieure à elles mêmes27, source del’institution du monde. À cause de cetacte d’auto-dépossession les sociétésnaissent hétéronomes, elles reçoivent laloi, dictée un jour par les dieux ou lesancêtres, sacrée et immuable. Ainsi seconstitue un imaginaire établi quirecouvre et occulte l’imaginaire insti-tuant. La sortie effective de la formetraditionnelle des sociétés se produitquand le groupe social se reconnaîtcomme étant lui-même le seul créateurdes nomoi, le seul référant des normes etinstitutions qui le construisent en tantque société instituée. C’est, alors, la miseen question de la norme reçue, la critiquedes anciennes règles et l’établissementde nouvelles par décision de la collectivitéassemblée qui feront naître la liberté en tantque réalisation social-historique effective,consciente et réflexive.

À ce moment-là, la liberté, la politiqueet la philosophie surgissent ensemble,pensait à juste titre Castoriadis. Avecl’invention de la démocratie, la Grèce du

VIe et Ve siècle a été le lieu, le locus, social-historique où l’autonomie est devenuepossible. Auto-nomos, se donner soi-même ses lois. S’interroger, réfléchir,modifier, changer, agir dans l’échangemutuel au sein d’un espace commun oùles hommes sont égaux. On peut direainsi que « l’autonomie est l’agir réflexifd’une raison qui se crée dans unmouvement sans fin, comme à la foisindividuelle et sociale»28.

Tous, amis et ennemis de ladémocratie, s’accordent, dans le mondegrec de ces temps-là, pour dire que laliberté est la caractéristique centrale d’untel régime. Euripide [484 – 406] fait dire àThésée ces fortes paroles en réponse à lademande du héraut thébain : « Tucherches à tort un roi dans cette ville, quin’est pas au pouvoir d’un seul, Athènesest libre. Le peuple y règne»29.

L’éloge de la polis démocratique, causedes vertus morales des Athéniens, quefait Périclès [495-429] dans l’Oraisonfunèbre, n’omet pas de mettre au premierplan la liberté : « Mais à quel régimedevons-nous notre grandeur? À quellesinstitutions ? » À celles qui fondent lerégime au nom duquel il parle : «Parceque notre régime sert les intérêts de lamasse des citoyens et pas seulementd’une minorité, on lui donne le nom dedémocratie. […] Nous nous gouvernonsdans un esprit de liberté et cette mêmeliberté se retrouve dans nos rapportsquotidiens, d’où la méfiance estabsente.»30

Aristote [384-322] le reconnaît ; «Leprincipe fondamental sur lequel reposela constitution démocratique est laliberté.» Sous ce régime les hommes ontla liberté en partage parce qu’ilsdélibèrent et décident ensemble desquestions qui les concernent, et sont parconséquent égaux. Alors, à chacun devivre comme il veut, «d’où est venue laprétention de n’être gouverné abso-

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31 Aristote, La Politique. VI, 2, 40, 1317b, 10 à 15.32 L’image du vin s’insinue dans les expressions

platoniciennes renvoyant aux racinesd’eleútheros et liber, et ainsi à Dionysos etBacchus. Il existait une divinité archaïque« dont l’équivalent latin serait une Libera,parèdre féminine du dieu Liber, identifié avecBacchus.» E. Benveniste, op. cit., vol. I, p. 322

33 La République,VIII, 563, 564 : La Tyrannie.

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lument par personne ». Ce facteur« apporte son appui à la liberté fondéesur l’égalité»31.

L’une des attaques des plus violentescontre la démocratie vient de Platon[428-347] qui l’accuse de stimuler laliberté et l’égalité, et de faire ainsi le lit dela tyrannie. La démocratie a une «aviditéinsatiable» pour le bien qu’elle s’est fixé :la liberté. La Cité qui l’adopte, disent sespartisans, est la seule qui mérite d’êtrehabitée par l’homme libre. Mais, pourPlaton, ce régime, étant « assoiffé deliberté », il « s’enivre de liberté sansmélange, bien au-delà de ce qu’il faut»32.Alors, ceux qui obéissent aux gou-vernants sont couverts d’outrages et onles tient pour «des esclaves volontaires».

Tout dans la Cité démocratique estatteint par la liberté, il est donc fatalqu’elle entre dans les maisons en allantjusqu’aux bêtes pour leur induire le refusde se laisser commander. Le fils devientl’égal du père, « le maître a peur del’écolier et il l’adule, l’écolier a le méprisdu maître», mais le comble de la sommede liberté dans une telle Cité advientquand l’esclave (l’homme et la femmequ’on a achetés) n’est nullement moinslibre que les autres. Et, enfin, entre tousces maux, « l’attitude des femmes enversleurs maris et des maris envers leursfemmes » montre « le degré d’égali-tarisme et de liberté qui y règne».

La diatribe s’envenime et prend le tondu «Vieil oligarque»: À quel point mêmeles bêtes sont libres dans cette Cité, «carles chiennes y sont, tout bonnement,selon le proverbe, exactement ce quesont les maîtresses, et, sans nul doute, il ynaît chevaux et ânes qui se sont accou-tumés à cheminer avec une complèteliberté et dignité, bousculant sur les ruestout passant qu’ils rencontrent, faute à luide s’écarter de leur route! Et c’est ainsique, par ailleurs, en toutes choses règnela plénitude de la liberté»33.

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Les formes constitutionnelles del’Athènes démocratique, mettent entreles mains du peuple le gouvernement dela Cité. C’est la communauté de tousceux qui se reconnaissent commecitoyens – le demos – qui s’autoproclamesouveraine (autonomos). La capacité – lepouvoir – instituant du peuple sematérialise dans l’Assemblée (ecclèsia) oùtout citoyen a le droit de prendre laparole (isègoria) et l’obligation morale deparler librement, en toute franchise(parrhèsia). Il est créé ainsi un espacepublic où les hommes, avec toutes leursdifférences, se reconnaissent égaux. Laliberté y règne.

Aristocrates et oligarques se méfientde la liberté, la combattent ou laméprisent, comme Platon, mais ce quileur est intolérable c’est l’égalité.

Dans un court pamphlet appelé LaConstitution des Athéniens, longtempsattribué à Xénophon, et qui est l’œuvred’un anonyme que les historiens ont finipar surnommer le «Vieil oligarque», il estdit : les Athéniens «ont choisi de mettreles coquins (la canaille, les gueux) enmeilleure situation que les honnêtesgens ; voilà pourquoi je n’approuve pascela». Comme «les pauvres, les gens dupeuple, les gens de basse condition» sontnombreux et en bonne situation, tousrenforcent le pouvoir populaire (demos-kratos).

Le peuple se soucie peu de lamauvaise organisation de la ville, ce qu’ilveut c’est ne pas être esclave etgouverner, car du fait que la cité est

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organisée d’une façon telle qu’on peutpenser qu’elle n’est pas bonne, n’em-pêche que c’est de cette organisation«que le peuple lui-même tire sa force etqu’il est libre ». Dans une bonneorganisation de la cité, pense le Vieiloligarque, ce sont les meilleurs quiétablissent les lois ; « et puis, leshonnêtes gens y châtieront les coquins[…] et ils ne laisseront pas les fousdélibérer ni parler ni siéger à l’assemblée.Eh bien, de toutes ces bonnesdispositions, il résulterait très vite que lepeuple tomberait en esclavage»34.

La peur et, en conséquence la haine,que suscitait la démocratie – vue commel’autonomie du peuple (des pauvres, dela canaille, des gueux, dans la définitiondes puissants) – parmi les classes aiséesou aristocratiques à l’époque de la Grèceancienne, fabriqua l’équation : démo-cratie = mauvaise organisation= tyrannie. Elle était destinée à durer, ettransportée aux conditions de la périoderévolutionnaire et de Thermidor donna:anarchie = désorganisation = despo-tisme. La « volonté du peuple » est legrand épouvantail des classes dirigeantesparce qu’elle exige l’égalité. C’est ainsique le mot anarchie entre dans levocabulaire politique français associé à ladémocratie : en 1740 l’abbé Mably écritque « la démocratie est dans son étatnaturel l’image de l’anarchie»35.

Cependant, une chose est certaine, ledegré de liberté politique atteint par lemonde hellène se matérialisait dans lesinstitutions de la démocratie directe

34 Pseudo-Xénophon, La Constitution desAthéniens. Les belles-lettres, Paris, 2008,pp.129-130 et 132.

35 Cité par Marc Deleplace, L’Anarchie de Mablyà Proudhon. ENS éditions, Paris, 2000, p. 15.

36 C. Castoriadis, «La Polis grecque et la créationde la démocratie», in Domaines de l’homme, op.cit., p. 296.

athénienne. Le processus historique quimet en branle la vision aristocratiqued’une vie sociale assurée par des loisimmuables s’étend entre le VIIe et leIVe siècle, et se caractérise par un chan-gement des institutions, centré sur laconscience naissante de l’auto-institutionde la société. C’est le demos qui crée lanorme ou la loi qui gouverne la cité.

La polis grecque n’est ni un modèle, niun exemple à suivre, ni un événementtrivial, elle est un fait socio-historiqueenfoui sous la poussière de sièclesd’hétéronomie. Elle nous permet decomprendre une partie des conditionsnécessaires à la mise en place de la libertépolitique, conditions qui peuvent, donc,être postulées comme suit :

1) L’autonomie dans les décisionscollectives n’est possible que si la sociétése reconnaît comme la source de sesnormes36.

2) La liberté – comme l’oppressiond’ailleurs – surgit dans les relationssociales qui s’établissent entre les gens,mais elle a besoin de l’institution d’unespace commun et public où l’égalité detous est reconnue.

Ne nous intéressent pas ici leslimitations génériques de la démocratieancienne que nous connaissons tous,l’exclusion des femmes et des métèques,l’existence des esclaves, l’Empiremaritime, les guerres constantes, etc. Parcontre, ce qui nous intéresse en premierlieu, ce sont les limites intrinsèques de ladémocratie directe qui sont, d’une part,l’arbitraire du nomos, d’une autre, la loide la majorité ou principe majoritaire.

Tout en sachant que l’égalité reconnuedans l’espace public, l’égalité des droits,l’égalité face à la loi, la même pour tous,n’annule pas la différence de statut et defortune. Le riche et le pauvre sont égauxdans la polis athénienne, mais lespuissants n’ont jamais accepté de perdreleur droit à commander et ils ont pensé

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37 Mario Untersteiner, Les Sophistes, Vrin, 1993,tome 2, «Sophistique et réalisme politique»,p. 181.

38 Platon, La République, I, 338.39 Untersteiner, op. cit., p. 185.40 Ibid., pp. 183-184.

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que la démocratie ne pouvait être autrechose qu’une ochlocratie, le gouverne-ment de « la populace».

Si l’Assemblée – lieu où s’exprimentles décisions du demos – établit lesnormes, les lois, les jugements, et si elleest la seule source de légitimité, le seulgarant de ses décisions, le résultat sera,comme le laisse entendre l’opinionoligarchique (La Constitution desAthéniens), que les nomoi ne peuvent êtreautre chose que l’expression du nombre,et en conséquence dépendants desintérêts et des passions des majoritéschangeantes. La loi est, alors, arbitraire etirrationnelle. De cette relativité du nomos,le « Vieil oligarque » ne tire pas laconclusion que tout gouvernement estinjuste, mais plutôt la conviction queseulement les meilleurs (beltistoi) et lesriches doivent commander.

À l’arbitraire du nomos s’ajoute le faitque la loi est obligatoire pour tous, maisen démocratie elle exprime les décisionsde la majorité. Alcibiades, fils de la plushaute aristocratie athénienne, demandeun jour à Périclès de lui définir « leconcept de loi, et ayant obtenu pourréponse que le nomos est ce que le peupleréuni en assemblée décrète», il s’emploieà montrer que la loi, donc, votée par lamajorité n’est pas différente de la loidécrétée par un tyran ou établie par uneoligarchie, parce que dans tous les cas il ya «contrainte sans persuasion» pour tousceux qui se sont opposés, ou simplementne l’ont pas votée, sans qu’il importe desavoir si cela concerne nombre ou peud’individus37.

C’est le sophiste Thrasymaque quis’applique à théoriser les apories dunomos. Il va essayer de démontrer que laloi exerce une violence sans fondementséthiques sur les hommes qui la subissent,parce que « le juste n’est rien d’autre quel’intérêt du plus fort»38. La définition dela justice de Thrasymaque s’appuie sur le

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raisonnement suivant : « est juste celuiqui agit conformément à la loi ; la loi estétablie par ceux qui détiennent lepouvoir ; les prescriptions de la loi nevisent que l’avantage des puissants; celuiqui agit dans l’intérêt du plus fort agitdonc justement»39. Et en démocratie, leplus fort n’est pas le demos dans sonensemble mais la majorité. Ce qui amèneà constater, affirme-t-il, que si bien tousles citoyens ont la liberté de parole(isègoria), ils ne peuvent agir que s’ils fontpartie de la majorité

Nonobstant la pertinence de certainescritiques, la démocratie antique n’a passu, ou n’a pas pu, répondre dans le sensde l’approfondissement de la liberté et del’autonomie, et la solution de Thrasy-maque, comme des autres critiques, a étél’appel à « la constitution des ancêtres»,formule qu’implique de fait un ralliementau parti oligarchique en cas de luttesentre les factions40. «La constitution desancêtres» signifie le retour du sacré, lerefuge dans l’éternelle hétéronomie quientoure le pouvoir politique. Accepter lerelativisme de la norme, ou de la loi, estune conséquence de la recherche del’autonomie et une grande conquêtedans le chemin de la liberté humaineaussi bien individuelle que collective.

La résistance, autant au nomos dictépar la majorité démocratique qu’à la loiancestrale immobilisée dans l’évocationréactionnaire du passé, vient sûrementdes Cyniques. Ce mouvement né auIVe siècle av. J.C., était fortementcontestataire et ses adeptes, adoptantune forme de vie nomade sans aucunerichesse ni confort, étaient toujours prêts

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à démasquer un faux semblant ou unefausse grandeur. En choisissant d’agircomme un vrai chien, le cynique aboyaitcontre la médiocrité et l’hypocrisie desgens bien, et déchirait « à belles dentstoute forme d’aliénation, de confor-misme ou de superstition. » Pour lui,l’illusion la plus funeste serait de croires’en libérer par la seule considération del’esprit41.

Diogène dut s’exiler de Sinope accuséd’avoir falsifié la monnaie. Il suivit de tropprès les conseils d’Apollon42 et se mit àaltérer les pièces au sens propre commeau figuré : la monnaie (nomisma), lenomos. La réalité des faits n’est pasattestée par l’histoire, mais la « falsi-fication » a pris dans le cynisme unevaleur symbolique, Diogène «falsifie» la

41 Léonce Paquet, Les Cyniques grecs, éditions del’Université d’Ottawa, Ottawa 1975, pp. 11 et17.

42 Diogène Laërce,VI, 21, 22.43 Ibid.,VI, 71.

morale, la religion, la philosophie, lapolitique, il contrefait toutes les valeurstraditionnelles. Il n’a aucun respect pourles prescriptions de la loi, et aimait dire« qu’il menait précisément le mêmegenre de vie qu’Héraclès, en mettant laliberté au-dessus de tout»43.

La transgression de la règle, laviolation des interdits, sont des armesnécessaires dans la lutte pour la liberté.

Pour arriver à une critique institu-tionnelle de la loi de la majorité il faudraattendre plus de vingt siècles, jusqu’aujour où le congrès de Saint-Imier en 1872considérera que « dans aucun cas lamajorité d’un Congrès quelconque ne pourraimposer ses résolutions à la minorité».

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Dionyisos et une Ménade, Ve siècle.