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LA FEMME D E PRAGUE

La maison de Sarah II

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DU MÊME AUTEUR

Chez le même éditeur :

Le Combat du « Siècle », roman, 1984. La Maison de Sarah, roman, 1985.

Chez un autre éditeur :

Les Témoins égorgés, roman, éditions de Trévise 1981.

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PAUL-HENRY GOISLARD

LA FEMME DE PRAGUE

La maison de Sarah II

R o m a n

ÉDITIONS RAMSAY 9, rue du Cherche-Midi — 75006 Paris

R T L EDITION,

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© Éditions Ramsay, 1986 © RTL Édition, 1986

ISBN 2-85956-532-9

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Il n'y a pour l'homme qu'un vrai malheur, qui est de se trouver en faute, et d'avoir quelque chose à se reprocher.

La Bruyère, Les Caractères.

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RÉSUMÉ DU PREMIER VOLUME

Novembre 1931. A Saint-Mandé, près de Paris, une vieille femme, Sarah Meyer, la riche veuve du fondateur des Galeries de l' Opéra, est assassinée dans sa luxueuse villa. Ses domestiques, Elie et Sylvia Ritter, pour qui elle s 'était prise d'affection, héritent une somme considérable pour l'époque : cent mille francs. Leur fille, dont Sarah Meyer était la marraine et à qui elle avait donné son prénom, est l'objet d'un legs également important, qu 'elle pourra toucher à sa majorité, en 1943.

En juillet 1934, à Lagny, Elie Ritter inaugure joyeusement le pavillon qu 'il a construit de ses mains, grâce à cet héritage providentiel. Les voisins, les ouvriers qui l'ont aidé sont là, ainsi que Sylvia, sa femme, leurs deux fils, Bruno et Robert, et la petite Sarah, maintenant âgée de douze ans. La fête terminée, la fillette prend possession du pavillon avec des soupirs d'aise. Cette villa « Beau Sourire », ce sera sa maison à elle, sa coquille d'escargot, comme elle le dit dans une rédaction à l'école. Mais ce bonheur ne durera que deux ans.

Au printemps 1936, Elie Ritter est tué, dans la cour de l'usine où il travaille, lors d'une bagarre entre syndicalistes et nervis fascistes. Pendant le terrible hiver de 1940-1942, Sylvia

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mourra à son tour, écrasée par un camion allemand, dans une rue de Lagny.

Entre-temps, Sarah est devenue plus que belle : superbe. L'amour a illuminé sa vie. Elle s'est follement éprise de joseph, un jeune Tchèque réfugié en France depuis l'invasion de son pays par les nazis. Mais il disparaît mystérieusement, quelques mois après l'entrée des Allemands dans Paris.

Dès lors, Sarah est obligée de se battre. Pour tenter de retrouver son grand amour disparu, pour lui rester fidèle, malgré les tentations et la convoitise des hommes. Pour sauvegarder l 'unité familiale, alors que ses deux frères se déchirent : Robert, écrivain au talent très prometteur, est un partisan forcené de la collaboration ; Bruno, militant communiste, s'engage dans la Résistance, rédige et imprime des tracts et des journaux clandestins. Elle se bat pour échapper aux persécutions raciales : c 'est une époque où il est dangereux de s'appeler Sarah, même si c'est par hasard. Pour échapper à la faim, au désespoir. Or, au départ, ce n 'est pas une « battante », mais une petite Française comme les autres. Ses atouts sont sa beauté, son équilibre, sa santé morale, son goût inentamé du bonheur symbolisé par sa maison. Gagnera-t-elle la partie ?

En 1945, la guerre s'achève enfin. joseph n'a pas reparu, mais Sarah a reçu de lui un message qui lui fait supposer qu 'il est passé en Espagne. Robert, après avoir abandonné la cause nazie et tué un officier allemand, a disparu à son tour. Bruno est resté en Auvergne, où il a combattu dans un maquis FTP et a été blessé au cours d'un engagement contre une unité de SS.

Courageusement, Sarah fait restaurer la maison familiale. Elle y attend le retour de « ses hommes », comme elle dit, le retour du bonheur.

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PREMIÈRE PARTIE

1947

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La quatre chevaux filait sur la nationale 7. Au volant, Roger Brienne beuglait, de temps en temps, de sa voix de fausset, quelques vers de la chanson de Charles Trenet :

Route des vacances... Qui fait d'Paris un p 'tit faubourg d ' Valence Et la banlieue d' Saint-Paul-de-Vence...

On est heureux, nationale sept ! Sarah l'interrogeait. — Tu sais bien que nous n'allons ni à Valence, ni à Saint-

Paul-de-Vence ! Nous allons seulement à Saint-Algre, Puy-de- Dôme. N'oublie pas de tourner à droite à Fontainebleau. Il faut prendre la route de Nevers, pas celle de Sens...

Brienne, le confident de toujours, qui savait tout d'elle, haussait les épaules.

— Tu ne voudrais quand même pas que, pour les beaux yeux de madame... et parce que madame a choisi d'aller en Auvergne, je massacre la chanson de Trenet !

Il était fier de sa voiture toute neuve... et d'autant plus que c'était la première qu'il possédait. Depuis des semaines, il ne parlait que de cet achat et de ses à-côtés : la commande, le crédit, la date de livraison, la couleur de la carrosserie, celle des

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sièges. Et du permis de conduire, qu'il avait fallu obtenir, après avoir suivi les cours d'une auto-école de la rue des Abbesses. Par chance, lors de l'examen, il était tombé, en fin de journée, sur un ingénieur des Mines qui, ayant un peu trop forcé sur le Beaujolais, lui avait fait faire le tour d'un pâté de maisons — boulevard de Clichy, rue Caulaincourt, rue Joseph-de- Maistre, rue Lepic — mais aucune manœuvre délicate, même pas la marche arrière ni le démarrage en côte qu'il redoutait, et ne l'avait pas interrogé sur le code. De retour avenue Rachel, il avait brandi le petit papier rose :

— C'est dans la poche ! Par chance aussi, l'auto avait été livrée le jour convenu. Il

avait suffi d'installer les bagages dans le coffre exigu et sur la galerie achetée en supplément. Françoise, sa compagne, s'était assise à côté du conducteur, Sarah à l'arrière, près de la mère Pétrac, qui avait posé sur ses genoux le cabas du ravitaillement, dont elle n'avait pas voulu se séparer.

— J'espère que vous n'êtes pas trop serrées ! Ce n'est pas bien grand, je le reconnais ! Il faut un chausse-pied pour entrer et un tire-bouchon pour sortir !

Là-dessus, on était parti. A chaque fois qu'il s'arrêtait pour acheter de l'essence, Brienne descendait, surveillait les gestes du pompiste, prenait un peu de recul pour mieux contempler son auto, s'en rapprochait et, avec un chiffon, essuyait la moindre tache, enlevait les insectes qui s'étaient écrasés sur le pare-brise.

— J'y tiens, à cette bagnole ! C'est qu'elle m'a coûté cher ! Deux cent soixante mille cinq cents francs ! Et encore, j'ai eu le nez creux de la commander pendant le salon de l'année dernière. Il paraît que, maintenant, elle vaut deux cent quatre- vingt-un mille francs.

— Je gagne vingt mille francs par mois, au journal ! opinait Sarah. Deux cent soixante mille francs, cela fait juste treize mois de salaire.

Il faisait beau et chaud. Toutes les trois ou quatre heures,

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Brienne s'arrêtait, garait sa voiture sur le bas-côté de la route ou dans un chemin creux ombragé. La mère Pétrac déballait les provisions. Mais Sarah mangeait et buvait distraitement, sans apprécier. Elle n'accordait aucune attention au paysage. De même, quand l'auto roulait, elle ne s'intéressait pas à la circulation, pourtant intense. On traversait des villages pittoresques sans qu'elle leur accorde un regard. Brienne, Françoise et sa mère la sentaient tendue, préoccupée.

— Je me demande comment va être Bruno ! murmurait-elle de temps en temps.

Le sort de son frère avait, au cours des mois précédents, inquiété Sarah. Ses lettres reflétaient, en effet, un désespoir de plus en plus profond. Depuis l'incendie de la scierie de Pierre Morel, qui remontait déjà à plus de six mois, il n'avait pas retrouvé de travail — et il semblait ne pas mettre beaucoup de zèle à en chercher ; les emplois, de toute manière, étaient rares à Saint-Algre. Lisette l'avait quitté. Depuis longtemps, elle passait beaucoup de temps avec le docteur Pierre Genilhou, auquel elle accordait plus d'attention qu'à son mari et à son fils. Un jour, elle avait fait ses valises.

— C'est fini ! Je vais m'installer chez Pierre ! Bruno avait supplié en vain. Lisette était partie, sans se

préoccuper davantage du destin de son mari, ni du qu'en-dira- t-on : sa liaison avec le médecin était notoirement connue depuis longtemps et les habitants de Saint-Algre regardaient Bruno avec d'autant plus de commisération que, depuis son engagement dans le maquis, ils l'aimaient et l'estimaient. Riri Ribot avait tenté de faire la morale à sa soeur ; leur grand-mère aussi et même Pierre Morel et Arthur Domur, l'ex-colonel de la Résistance, tout était resté vain. Lisette trouvait, dans les bras de son bel amant, des joies qu'elle ne connaissait plus dans ceux de Bruno et, dans son travail, des satisfactions que ne lui avaient apportées ni les tâches ménagères, ni la maternité. Quant au docteur Genilhou, il avait dit un jour, en buvant

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un canon au bistrot-épicerie que tenait Germaine Morel, sur la place du village :

— J'aime Lisette et elle m'aime ! Elle divorcera et nous nous marierons. S'il y a quelqu'un à qui cela ne plaît pas, qu'il vienne me le dire. Et si cela doit m'enlever quelques clients... quelques bigots, quelques pères-la-pudeur... eh bien, je m'en fous ! De toute manière, je suis le seul médecin du canton... alors !

Sarah s'était attendue à voir Bruno, qu'elle supposait trop fier pour supporter cette humiliation et aussi l'inaction à laquelle il était contraint, finir par abandonner Saint-Algre et revenir avec elle à la villa « Beau Sourire ». Elle avait même pensé qu'elle pourrait lui trouver un emploi de typographe au Siècle — il lui suffirait sans doute d'intervenir auprès de son patron, Gérard Heller — et l'accueillir à Lagny avec son petit Elie. Mais Bruno paraissait vouloir rester à Saint-Algre — pour y faire quoi ? — et laisser le bébé chez Suzanne, sa nourrice. En revanche, ses lettres étaient pleines de doléances amères et, de temps à autre, demandaient explicitement une aide financière. Sarah répondait en tentant de lui remonter le moral et en envoyant un mandat. Mais cette situation lui était de plus en plus pénible.

— Bruno me prend pour la Banque de France ! confiait-elle à Brienne. Il ne se rend pas compte que je ne suis pas riche, que je tire la langue toutes les fins de mois.

— Bah ! Ne t'en fais pas, ma belle ! Si tu as besoin d'un coup de main, tu sais bien que je suis toujours là...

Il y avait longtemps que les cent mille francs du legs de Sarah Meyer, sa marraine, dont elle avait pu disposer à sa majorité, en 1943, avaient été mangés. En 1931, quand elle avait établi son testament, ils représentaient cent mois du traitement d'un fonctionnaire moyen ; maintenant, s'ils avaient encore existé, ils n'auraient plus représenté que cinq mois de ce même traitement, cinq mois du salaire de Sarah au journal Le Siècle.

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Sarah n'avait donc pour vivre que ses appointements. C'était tout juste s'il lui restait quelques rogatons de l'héritage de ses parents — dont le pouvoir d'achat s'était amenuisé, l'inflation galopante aidant, à la même vitesse que celui de la dot. De plus, Robert, le plus jeune de ses deux frères, était à sa charge. Elle n'en pouvait plus. Il lui arrivait d'être obligée de demander, en cours de mois, une avance sur son salaire et, parfois, d'emprunter de l'argent à Brienne. Par chance, d'un côté comme de l'autre, cela se passait sans problème. Par chance aussi, Sarah habitait la villa « Beau Sourire » où elle ne payait pas de loyer.

L'inquiétude n'en subsistait pas moins : inquiétude pour le moral de Bruno, pour son avenir et celui de son fils ; inquiétude née de sa propre impécuniosité. Sarah avait donc résolu d'aller voir sur place, à Saint-Algre, ce qui se tramait. Elle avait d'abord projeté de s'y rendre par le train. Mais Brienne venait juste de commander sa quatre chevaux.

— Si tu veux, avait-il proposé, nous irons tous les quatre, toi, moi, Françoise et sa mère. Le voyage te reviendra moins cher. Et puis, ça rodera la voiture, ça me familiarisera avec la conduite... et ça nous permettra de prendre quelques jours de congé... bien mérités. Personnellement, j'en ai besoin...

Les affaires du studio du photographe avaient repris brillamment, depuis la Libération. De nombreux comédiens, écartés de la scène et de l'écran pendant la guerre parce qu'ils étaient prisonniers, Juifs, déportés ou en fuite, étaient revenus et avaient besoin de photos. Ils s'étaient ajoutés à sa clientèle déjà nombreuse. De plus, Sarah avait obtenu pour lui de Gérard Heller une collaboration au Siècle, à qui il fournissait, selon les besoins, soit des portraits de comédiens, soit, sur commande, des clichés destinés à illustrer des articles, paysages, monuments, modèles de haute-couture, etc. Devant cet afflux de besogne, Brienne avait été obligé d'agrandir son studio et d'embaucher du personnel : un comptable, un laborantin, un assistant de prises de vues. Il aurait bien embauché aussi Sarah comme secrétaire, mais celle-ci n'avait pas vraiment considéré

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cette proposition : elle savait que son vieil ami avait depuis toujours une idée derrière la tête en ce qui la concernait ; et puis, elle se plaisait au Siècle, dans l'atmosphère à la fois laborieuse et bon enfant de la salle de rédaction, auprès de journalistes blagueurs et d'un patron prestigieux.

Sarah, cependant, avait d'autres motifs de préoccupation que Bruno — et l'argent.

Robert, depuis la nuit où il était revenu de Ville-Evrard, conduit à proximité de la villa « Beau Sourire » par le docteur Ailhou, vivait calfeutré dans sa chambre, où il avait vite reconstitué ce que sa sœur, jadis, appelait son « cacafouillat ». Il écrivait sans cesse, accumulait les feuillets de son nouveau roman, et ne sortait un peu que la nuit, soit pour une promenade dans le jardin, quand les voisins étaient couchés, soit pour une virée plus lointaine, dont Sarah ignorait la destination tout en en devinant le but. Mais — il ne l'avait pas dissimulé à sa sœur — il était à la merci d'une dénonciation et risquait d'être arrêté d'un jour à l'autre, en raison de ses activités du temps de l'occupation. Il irait alors en prison, serait jugé et immanquablement condamné. Certes, les cours de justice, chargées des procès des collabos, étaient moins sévères que sitôt après la Libération, notamment pour les journalistes et les écrivains. Robert n'en risquait pas moins une lourde peine de prison, voire de travaux forcés à temps, sinon à perpétuité.

— Ça ne fait rien ! disait-il à sa sœur. Tu m'apporteras des oranges. Et puis, pour moi, qu'est-ce que ça changera, d'être en prison ? Pourvu que je puisse écrire, c'est tout ce que je demande. Une cellule à Fresnes ou ma chambre d'ici, quelle différence ? A part qu'ici, tu es près de moi..

Il avait dit cela sur le ton d'une profonde indifférence, comme si son destin ne lui importait plus. Sarah, elle, n'était pas indifférente : l'avenir de son frère l'angoissait autant que celui de Bruno, et elle jugeait bien légères la réflexion sur les oranges, la comparaison entre une cellule de prison et sa

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chambre. Détenu, Robert pourrait-il seulement écrire — c'est- à-dire s'évader ? Et puis, tiendrait-il le coup ?

Robert avait accueilli avec la même indifférence l'annonce du voyage à Saint-Algre.

— Tu vas me laisser seul pendant quelques jours ? Aucune importance, ma chérie. Ce qu'il faut, c'est que tu me laisses des cigarettes et de quoi manger un peu... quelques conserves, des pâtes, des fruits secs, quelques bouteilles de vin...

Sarah venait d'acheter, aux surplus américains, un réfrigé- rateur qu'elle avait payé soixante dix mille francs. L'énorme armoire blanche aux angles arrondis encombrait la cuisine mais pouvait contenir de quoi nourrir un régiment. Elle l'avait bourrée de victuailles et était partie, le cœur à peu près tranquille. Elle avait seulement recommandé à Robert de ne pas se montrer, de maintenir les volets fermés, de faire attention au feu, etc.

— Inutile d'aller relever la boîte aux lettres ! Hélas, je n'attends pas de courrier !

L'autre raison de sa préoccupation était, bien entendu, Joseph Primula — et sa propre solitude. Elle n'avait pas de nouvelles de son amant, depuis la carte interzone reçue en juin 1944... déjà plus de trois ans. Elle n'en parlait à personne, même pas aux Brienne ; elle n'y pensait plus avec la même acuité permanente que jadis ; elle s'apercevait même qu'elle s'enfonçait dans une morne résignation : de toute évidence, Joseph était mort... ou avait refait sa vie ailleurs et l'avait oubliée. S'il avait été vivant et fidèle, il serait revenu ou, au moins, aurait écrit, se serait manifesté d'une façon ou d'une autre. Et arrivait le terme du délai qu'elle s'était fixé pour rester fidèle à son amant : si, à la fin de 1947, s'était-elle dit, je n'ai toujours pas de nouvelles de lui, je tirerai un trait, je... Je quoi ?

La solitude charnelle lui pesait et, chaque nuit, elle rêvait de Joseph... ou bien, toujours plus fréquemment, qu'elle cédait à l'une de ces sollicitations masculines qui ne lui faisaient pas défaut... y compris celles de Roger Brienne. Mais elle avait si

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longtemps refoulé ses instincts, si longtemps résisté, parfois au dernier moment, aux hommages des hommes, qu'elle se demandait si, le moment venu, elle ne serait pas inhibée, incapable de sortir de la réserve à laquelle elle se contraignait. Elle se voyait parfois, au comble du pessimisme — ou de la lucidité —, prendre de l'âge, devenir peu à peu une vieille fille complexée, refoulée, caricaturale... quelque chose comme l'Andrée Hacquebaut des jeunes filles de Montherlant ! Horrible ! Et même si, par miracle, Joseph revenait un jour, pourrait-elle être encore, avec lui, aussi passionnée que jadis ? Des années de solitude, de délaissement ne risquaient-elles pas de la rendre incapable de donner pleinement à Joseph le bonheur qu'il serait en droit d'exiger ? Elle se sentait murée, cloisonnée, abandonnée... oubliée. Parfois, elle se regardait, nue, dans la glace de son armoire, se jugeait :

— Tu es belle ! Tu as de beaux seins, de belles cuisses, de belles fesses. Et tout ça ne sert à rien...

D'autres fois, elle se murmurait qu'elle n'avait que vingt- cinq ans, que tout était encore possible, que ses craintes étaient vaines, qu'il lui suffirait d'être au lit avec un homme pour que sa bonne santé, physique et morale, revienne d'un seul coup. Elle se surprenait à compter, sur le calendrier, le nombre de jours, de nuits qui la séparaient encore de l'échéance qu'elle s'était fixée, après l'avoir déjà plusieurs fois reculée.

— Encore quatre-vingt-dix jours, d'ici le 1 janvier 1948 ! se disait-elle. Ce jour-là, ce sera comme si j'étais veuve, comme si j'avais enterré mon pauvre Joseph... Je serai comme la jeune veuve de La Fontaine, je serai une veuve joyeuse d'opérette... mais avec une plaie au cœur qui ne se fermera jamais...

A Moulins, Brienne s'était trompé. Au lieu de prendre, légèrement sur sa gauche, la route de Vichy, par laquelle on aurait gagné, après la capitale de Pétain, Thiers, Ambert, Arlanc et Saint-Algre, il s'était engagé sur la nationale 9, en direction de Clermont-Ferrand. Il aurait pu rebrousser chemin, comme Sarah le lui avait demandé.

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— Bah ! Nous sommes en vacances ! Si nous prenons un peu le chemin des écoliers, ça n'a pas d'importance...

Sarah avait alors consulté la carte Michelin. — Dans ces conditions, il faut passer par Saint-Pourçain,

Riom, Clermont-Ferrand et aller jusqu'à Issoire. Là, nous passerons, à gauche, par Parentignat, Le Vernet-la-Varenne et Saint-Germain-l'Herm...

Quand la quatre chevaux était parvenue à Issoire, il était près de dix-neuf heures.

— Pas question de continuer ce soir ! avait déclaré Brienne. Je ne tiens pas à rouler en pleine nuit sur une route de montagne. Et puis, quand nous arriverons à Saint-Algre, il sera peut-être minuit ou une heure du matin. Comment trouver ton frère... qui, d'ailleurs, sera en train de dormir ?

On avait donc pris des chambres — une pour Françoise et Roger, une pour Sarah, une pour la mère Pétrac — à l'hôtel de la Poste, boulevard de la Manlière, où l'on avait dîné : cuisses de grenouilles, coq au vin, fromage de Saint-Nectaire, charlotte aux mûres, le tout arrosé de vin blanc sec de Saint- Pourçain, puis de Chanturgue. Après le repas, tout en fumant une cigarette, Brienne s'était mis à dodeliner de la tête et avait fini par avouer :

— Cela fait plus de huit heures que je conduis... et je n'en ai pas l'habitude ! J'en ai plein les bottes. Mes enfants, si ça ne vous ennuie pas, je vais me mettre dans les toiles. Rien ne vous empêche de rester à bavarder un peu. Je vais demander qu'on nous réveille de bonne heure... à sept heures, huit au plus tard... de manière à arriver à Saint-Algre pour le déjeuner...

La mère Pétrac, fatiguée elle aussi, n'avait pas tardé à imiter Roger. Françoise et Sarah étaient donc restées seules, attablées dans la salle du restaurant.

Depuis qu'elle avait réintégré la villa « Beau Sourire », Sarah voyait moins souvent ses amis : une ou deux fois par semaine seulement. Elle n'en avait pas moins remarqué, depuis quelque

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temps, certains changements dans leur attitude, à l'un et à l'autre. Selon les moments, Roger paraissait plus fringant que d'habitude ; ou bien, surtout en présence de Françoise, il semblait penaud, comme s'il était coupable d'un forfait secret. De son côté, Françoise se montrait constamment triste, comme accablée par une peine indicible. Sarah, chagrinée, les aurait bien interrogés, ou encore la mère de Françoise, mais, par pudeur, elle s'était tue.

Ce soir-là, Françoise était nerveuse, tendue, lointaine aussi. Elle avait fumé cigarette sur cigarette, écrasant rageusement ses mégots dans le cendrier. Et soudain, elle avait laissé échapper une sorte de sourd gémissement et s'était mise à pleurer, sans retenue, sans pudeur, les coudes sur la table, les mains sur le visage. Sarah, après quelques questions laissées sans réponse, s'était levée, avait fait le tour de la table, s'était assise à côté de son amie, avait entouré ses épaules de ses bras, l'avait longuement, doucement, patiemment interrogée. Et Françoise avait fini par parler.

— Roger me trompe ! Oh ! je sais bien... et tu sais aussi, toi... que ce n'est pas la première fois. De toute manière, il essaie de coucher avec toutes les femmes qu'il rencontre. Même avec toi... Mais, jusqu'ici, c'était toujours superficiel, anecdotique, quelques rendez-vous d'une heure dans un hôtel... ou des rencontres épisodiques, dans le studio. Cette fois c'est plus grave. C'est une hôtesse d'Air-France. Elle s'appelle Chantal, Chantal Boyer. C'est un copain qui l'a présentée à Roger, pour des photos. Il semble que ça ait marché tout de suite. Maintenant, il en est fou. Pourtant, elle n'est pas très belle. Je l'ai vue une fois. Elle est petite, maigrichonne, de belles fesses mais peu de seins, blondasse, des yeux bleus délavés qui lui mangent le visage, une bouche trop grande... C'est une espèce de nymphomane...

Sarah s'était aperçue, soudain, que le maître d'hôtel et les serveurs, debout, les observaient, attendant visiblement qu'elles s'en aillent pour débarrasser la table.

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— Viens dans ma chambre ! Tu continueras à me raconter tout là-haut. Tu rejoindras Roger après...

Dans la chambre, elles s'étaient allongées sur le lit. Françoise avait repris :

— Où en étais-je ? Oui... Cette Chantal est une véritable nymphomane... Tu sais que Roger m'a toujours rapporté ses aventures. Il a édicté, dès le début de nos relations, une sorte de règle du jeu, aux termes de laquelle nous devons tout nous dire. En fait, il a seul le droit de se vanter de ses frasques. Moi, je n'ai que celui de me taire... car, même aurais-je quelque chose à dire, je suis trop pudique pour le faire. Il m'a raconté que, lors de leur première rencontre, quelques instants seulement après son arrivée, il l'avait possédée debout et qu'elle avait hurlé de plaisir pendant dix minutes. Il a ajouté en riant : « Heureusement que le labo est insonorisé ! » Moi, je ne riais pas, tu penses !

— Et maintenant, comment ça se passe ? — Il la voit tous les jours ! Du moins quand elle n'est pas

en voyage. Elle habite tout près, l'hôtel Alcina, avenue Junot. Tu sais, là où demeure aussi Edith Piaf. C'est facile. Depuis qu'il a embauché du personnel, il peut aller et venir à sa guise...

— Comment se fait-il, alors, qu'il m'ait proposé de m'emmener en Auvergne, qu'il ait décidé de prendre des vacances ?

— Attends ! Cette Chantal est partie se reposer dans sa famille, à Saint-Paul-de-Vence. C'est pour cela, le salaud, qu'il chantait, dans la voiture, la chanson de Trenet. Tu te rappelles : « Nationale sept... qui fait de Paris la banlieue de Saint-Paul- de-Vence... » ? C'était pour me narguer... Je le soupçonne d'avoir l'intention, après Saint-Algre, de poursuivre vers le midi, d'aller jusqu'à Saint-Paul-de-Vence, avec ou sans nous...

— Ma pauvre chérie ! Sarah avait ajouté, aussitôt :

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— Tu crois que c'est si grave que ça, cette histoire ? Tu n'en exagères pas un peu l'importance ? Réfléchis, je t'en supplie... Tu me dis toi-même que cette fille est nymphomane. Si c'est vrai, ce n'est certainement pas une championne de fidélité. Elle doit se faire sauter par tous les types qu'elle rencontre. Alors, qu'est-ce que Roger peut représenter, pour elle ? Leurs relations vont durer quelques semaines, quelques mois. Et elle le laissera tomber pour un autre. Du côté Roger, même schéma, ou à peu près. Crois-tu vraiment qu'il puisse éprouver plus qu'un désir passager pour une femme comme ça ? Je ne crois pas qu'il aime tellement ce genre, sauf pour en profiter entre deux portes. Je me souviens qu'il m'a parlé, un jour, d'une serveuse de bistrot... tu sais, celle du milk-bar du boulevard de Clichy, qu'il avait surnommée Sandwich. Il en parlait avec appétit, mais aussi avec mépris...

Elle s'était tue un instant, puis avait repris : — Quant à l'attitude de Roger à ton égard... évidemment,

ce n'est pas très délicat. Mais... c'est comme s'il voulait plastronner, te signifier : « Tu vois, j'ai beau être petit, maigre, pas beau et plus vieux que toi, j'ai quand même du succès ! », comme s'il voulait te défier un peu, braver ta gentillesse, ta bienveillance. A mon avis, ça n'ira pas loin, et surtout pas jusqu'à une rupture. Il t'aime trop, il t'apprécie trop, il a trop besoin de toi... Quant à aller à Saint-Paul-de-Vence, nous avons le temps de voir venir. Nous n'en sommes pas là !

— Comme tu es gentille, ma chérie ! avait repris Françoise en s'essuyant les yeux. Comme tu es bonne et douce... et compréhensive. J'ai peur, tu comprends... Cela fait près de dix ans que je vis avec Roger et je l'aime toujours autant. On a bouffé de la vache enragée ensemble, j'ai supporté ses caprices, ses infidélités. Alors, je ne voudrais pas que... qu'il m'abandonne pour cette fille, salement, mochement...

Elle avait embrassé son amie. — Heureusement que je t'ai ! Si Roger devait me quitter...

je ne sais pas ce que je ferais... je crois que je me tuerais ! Je

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suis écœurée, lasse, fatiguée de la vie. Et surtout, je ne peux penser à Roger qu'avec haine... Ce soir, je ne peux réagir qu'en le haïssant. Je n'ai aucune envie de le rejoindre. Quand je pense qu'il va peut-être me toucher, avec ses mains qui ont caressé l'autre, j'ai envie de vomir, de hurler...

— C'est bien simple ! Tu n'as qu'à dormir ici. Le lit est assez large...

Françoise avait sauté sur la proposition. Elles s'étaient déshabillées. Sarah, depuis Joseph, avait l'habitude de dormir nue. Elle avait, cependant, enfilé une nuisette en crêpe de Chine, transparente et très courte, qu'elle avait fourrée dans sa valise, à tout hasard. Quand elle était sortie de la salle de bain, Françoise l'avait contemplée avec admiration.

— Que tu es belle, Sarah ! Sarah avait haussé les épaules. — A quoi ça me sert, d'être belle ! Je suis comme un vieux

croûton oublié, qui moisit dans le fond d'un placard... Françoise était restée en combinaison, mais avait ôté son

soutien-gorge et son minuscule slip blanc. Elle avait la poitrine aussi volumineuse que celle de son amie, mais un peu alourdie, des cuisses fortes, une peau au grain très fin, légèrement ambrée.

— Toi aussi, tu es belle, Françoise ! Elles s'étaient couchées. Le lit était assez large, en effet, mais

le matelas fatigué, effondré au milieu, les avait ramenées constamment l'une contre l'autre. Sarah n'était pas parvenue à s'endormir. Le contact du corps de Françoise l'avait émue, troublée. Elle avait éteint la lampe de chevet mais, à travers les Persiennes, l'enseigne de l'hôtel éclairait la chambre d'une lueur fantomatique, alternativement rouge et bleue. Croyant son amie endormie, elle avait regardé intensément son visage tout proche, bouleversée par ces yeux clos, par cette bouche généreuse et tendre, cernée par deux légères rides verticales. Soudain, Françoise avait ouvert les yeux.

— Tu ne dors pas ? Moi, je n'y arrive pas. J'ai des remords

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de t'avoir embêtée avec mes histoires, toi qui as déjà les problèmes de « tes hommes », comme tu dis... Moi, j'ai un mec, mais il me trompe. Toi, tu as un mec, mais il est loin...

En parlant, elle s'était encore rapprochée de Sarah, comme si le creux du matelas l'y obligeait. Et soudain elle avait dit, d'une voix très basse :

— Si seulement nous pouvions nous consoler entre nous... Sarah n'avait pas répondu, n'avait pas bougé. Elle avait

seulement fermé les yeux. Elle avait senti les mains de Françoise glisser sur son corps, doucement, dans une caresse soyeuse, lui effleurer les seins, descendre le long de son ventre. Le genou de son amie, très lentement, s'était insinué entre les siens. Elle s'était sentie fondre d'émotion, de tendresse, de reconnaissance. La bouche de Françoise avait saisi la sienne, puis l'avait contrainte, délicatement, amoureusement, à s'entrouvrir

A six heures du matin, des coups furieux avaient résonné contre la porte.

— Sarah ! Sarah ! avait prononcé la voix haletante de Roger. Ouvre-moi ! Où est Françoise ?

Sarah s'était levée, avait enfilé en hâte un peignoir, puis avait ouvert.

— Mais, Roger... Elle est ici, Françoise ! Roger s'était avancé, puis avait porté la main à son cœur et

s'était approché du lit où Françoise, réveillée, se dressait. — Ah ! Mon Dieu, ce que j'ai eu peur ! Je me suis réveillé

en sursaut, j'ai vu que tu n'étais pas à côté de moi. J'ai cru que... J'ai cru que... que tu m'avais abandonné...

— Mais non, Roger, je suis là ! avait dit Françoise en souriant. Nous avons bavardé tard et j'ai préféré dormir ici, plutôt que de te réveiller...

Soudain, Brienne avait lancé un coup d'œil aux jeunes femmes, puis au lit défait, aux draps froissés. Un coup d'œil qui avait rappelé à Sarah celui qu'il avait lancé, dans le studio de l'avenue Rachel, quand il l'avait surprise enlacée à Joseph.

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Un coup d'œil d'une extraordinaire intensité, où se lisaient la surprise, l'inquiétude, mais aussi une certitude : il avait tout compris. Ensuite, il avait haussé les épaules et tourné les talons.

— Maniez-vous le cul ! avait-il dit d'une voix rageuse. On part le plus tôt possible. Je vous fais monter le petit déjeuner...

Il avait claqué la porte. Sarah et Françoise avaient entendu ses pas s'éloigner dans le couloir.

— J'ai l'impression qu'il a pigé, le petit bonhomme ! Intuitif comme il l'est, ce n'est pas étonnant ! avait murmuré Françoise.

Sarah avait baissé la tête. — Tu crois ? — J'en suis sûre ! Mais ne t'en fais pas ! Il doit se sentir trop

morveux pour nous en parler ouvertement... Françoise, encore couchée, avait contemplé longuement Sarah

qui évoluait dans la chambre, toujours en peignoir. — C'était la première fois, Sarah ? avait-elle questionné de

cette même voix un peu grave qu'elle avait eue dans la nuit. — Oui ! Quand j'avais quinze ans, une copine de Lagny a

voulu m'entraîner à... Mais j'étais trop jeune. Ça ne m'a pas attirée. Et toi ?

— Moi, la première fois, c'était en 1943, avec Maria Turmo... Tu te souviens d'elle ?

— Bien sûr ! Elle était avec moi au lycée Jules-Ferry et c'est elle qui m'a présentée un jour à Roger ..

— Depuis... il m'est arrivé de recommencer, avec l'une ou avec l'autre... Moi, je n'ai jamais l'impression de tromper Roger. Et toi, tu ne dois pas avoir celle d'avoir trompé Joseph...

Dans la voiture qui roulait, maintenant, en direction de Saint-Algre, Brienne faisait ostensiblement la gueule. Depuis le départ d'Issoire, il n'avait pas adressé un mot à Françoise, ni à Sarah, affectant de ne s'entretenir qu'avec la mère Pétrac

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qui, comme la veille, avait installé son cabas sur ses genoux. Françoise se taisait. Sarah aussi, mais des flots de pensée roulaient dans sa tête.

Elle avait résisté au désir des hommes pendant des mois, des années, pour rester fidèle à Joseph. Et il avait suffi d'un regard, d'une caresse de Françoise, du contact de son corps, pour qu'elle succombe, qu'elle roule dans ses bras. Elle se demandait si elle aurait aussi subitement faibli, s'il s'était agi d'un homme. Elle était incapable de répondre à cette question. L'aventure, en tout cas, signifiait qu'elle était au bout de sa résistance, que la longue continence qu'elle s'était imposée n'avait que trop duré.

Avec Françoise, les choses avaient été faciles : elle avait glissé dans la volupté presque sans s'en apercevoir. Tout avait été enrobé dans un contexte apparemment anodin : la volonté, d'abord, de consoler Françoise, leur amitié, l'évocation de leurs malheurs, la sensation d'être toutes deux délaissées, le besoin de s'accrocher l'une à l'autre pour surmonter leur faiblesse et leur solitude. Ensuite, tout avait chaviré dans un plaisir subtil et profond, amené par de lents effleurements, des baisers furtifs, des caresses soyeuses, jusqu'à un éblouissement qui s'était nonchalamment insinué en elle, qui avait longuement cheminé et s'était finalement élargi jusqu'à la faire gémir sourdement, puis crier soudain une joie qu'elle n'avait jamais connue — non, pas même avec Joseph... Et elle s'apercevait que Françoise avait raison : elle n'éprouvait aucun remords, elle n'avait pas le moins du monde l'impression d'avoir trompé Joseph. Ce n'était pas comparable, ce n'était pas un engagement — ni, donc, une trahison. Du coup, elle s'accordait l'autorisation de recommencer. Avec Françoise, évidemment, et le plus tôt possible : peut-être dès la nuit prochaine, si les circonstances le permettaient. Ou avec une autre femme, avec d'autres femmes. Elle ne se demandait même pas ce que Roger Brienne pouvait penser... et même pas, non plus, ce qui se passerait si Joseph, un jour, revenait...

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— Nous ne sommes plus qu'à une quinzaine de kilomètres de Saint-Aigre ! dit soudain Brienne.

Partis d'Issoire plus tard qu'il ne l'avait souhaité — il avait longuement attendu, dans la voiture, en compagnie de la mère de Françoise, que « les deux souris », comme il disait, descendent enfin de leur chambre —, ils avaient déjeuné à Saint-Germain-l'Herm, à l'hôtel de France. Il était maintenant près de quinze heures. La route sinuait à travers une forêt de sapins et d'épicéas.

— C'est fou ce que l'air est pur, par ici ! C'est vrai que nous sommes à plus de mille mètres d'altitude. Depuis Issoire, nous avons monté sans arrêt. Maintenant, nous allons descendre, Saint-Algre n'est qu'à huit cents mètres ! avait affirmé Roger, qui avait eu tout le temps d'examiner la carte.

Depuis le repas, il semblait avoir abandonné sa rogne du matin — et c'était vrai. Dans la chambre de Sarah, face aux draps froissés, trop révélateurs à ses yeux, il s'était emporté, jusqu'à sortir en claquant la porte pour bien marquer qu'il avait compris... et puis, il s'était calmé, peu à peu. D'abord, parce qu'il n'était pas d'un naturel rancunier. Et puis parce que l'homosexualité féminine, à ses yeux — comme, d'ailleurs, aux yeux de beaucoup de mâles —, n'était qu'un jeu, sans conséquences, sans importance. Ces deux souris se sont offert un petit intermède pittoresque ? Bon ! Il n'y a pas de quoi en faire un plat ! En outre, à cause de son aventure avec Chantal — à laquelle, d'ailleurs, il attachait moins d'importance que ne le croyait Françoise —, il avait, lui aussi, besoin d'indulgence et n'était pas fâché d'avoir pris sa compagne en faute. Quant à S a r a h , l a c h è r e f i l l e d e v a i t ê t r e b i e n h e u r e u s e d ' a v o i r r e n o u é ,

même par ce biais, avec une vie sexuelle stupidement i n t e r r o m p u e . P e u t - ê t r e , a p r è s t o u t , a y a n t r e g o û t é a u p l a i s i r

c h a r n e l , c h e r c h e r a i t - e l l e à e n r e t r o u v e r l a s a v e u r , p a r d e s v o i e s

p l u s n o r m a l e s . A l o r s , l e c a s é c h é a n t , i l s e r a i t l à , l u i . . . c o m m e

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il y était depuis qu'il connaissait Sarah, attentif à la moindre de ses faiblesses...

A la sortie de la forêt, on domina soudain Saint-Algre. La gare au premier plan, plus loin la route qui menait vers Saint- Tauveur, plus loin encore la rivière. Un fouillis de maisons aux tuiles rondes, le clocher massif de l'église romane et de nombreux chantiers forestiers, avec de hauts tas de planches empilées en plots, des sortes de châteaux d'eau servant à l'injection à la créosote des poteaux et des traverses de chemin de fer. On entendait le crissement strident des scies à ruban ; une subtile odeur de bois travaillé régnait partout. Des triqueballes chargés de grumes, des camions pleins de bois de charpente et de sciages évoluaient dans les rues. Au loin, près de la sortie vers La Chaise-Dieu, il y avait une large tache noire, hérissée de ruines calcinées : les restes de la scierie de Pierre Morel.

Depuis le déjeuner, Sarah se sentait reprise par l'angoisse. Elle n'avait pas prévenu son frère de son arrivée, pensant ainsi mieux le surprendre dans sa vie de chaque jour.

— Je me demande comment il va être ! murmurait-elle à nouveau, de temps en temps.

Bruno n'était pas à Saint-Aigre : sa maison était fermée, la porte verrouillée, les volets clos. Sa voisine, la vieille Marie Abrial, conseilla à Sarah de s'adresser au maire, Arthur Domur. Elle le trouva au café, en train de boire la chopine avec des copains : depuis l'incendie de la scierie, il était, comme Bruno et une trentaine d'autres ouvriers, au chômage. Il accueillit la jeune femme avec une joie déférente.

— Bruno m'a souvent parlé de vous ! Mais vous êtes encore plus belle que je le pensais.

Il finit par expliquer : — Nous avons décidé, Bruno, moi et les autres ouvriers, de

reconstruire la scierie et de l'exploiter nous-mêmes. Nous avons l'accord de notre ancien patron, Pierre Morel, qui se juge trop

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vieux pour le faire lui-même. Nous avons l'accord de la préfec- ture du Puy-de-Dôme. Mais nous désirons nous constituer en Coopérative ouvrière de production. Alors, nous nous sommes cotisés et, il y a trois ou quatre jours, nous avons envoyé Bruno à Albi, où il y a une verrerie qui fonctionne de cette manière depuis 1895 : elle a été créée par Jean Jaurès. Votre frère doit rester là-bas peu de temps... quatre ou cinq jours, au plus.

Sarah n'insista pas. Elle remercia Domur, rejoignit la quatre chevaux, et exposa la situation à Brienne.

— Bon ! Ce n'est pas la peine d'aller à Albi : ton frère risque de ne plus y être quand nous y arriverons... Il n'y a donc plus qu'à rentrer à Paris. Notre voyage n'aura pas été inutile : nous aurons rodé la voiture... et nous nous serons bien baladés. Ce soir, si vous le voulez, nous coucherons de nouveau à Issoire. Je crois que l'hôtel de la Poste ne vous a pas déplu...

Il ne fut pas question d'aller à Saint-Paul-de-Vence.

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I I

Le portrait, grandeur nature, occupait tout un pan de mur, dans le vestibule. Joseph Primula y était représenté nu, assis sur une chaise rustique, dans un décor de ville bombardée, au milieu de ruines fumantes et de monceaux de cadavres. Son corps, son visage étaient partiellement masqués par les effilochures d'une brume rougeâtre, par les pans claquant au vent d'une tenture multicolore composée des drapeaux effrangés, souillés, ensanglantés de tous les pays engagés dans la guerre. Seuls, son sexe et ses yeux étaient mis en évidence : un sexe énorme, en érection ; des yeux hypertrophiés, d'un bleu profond, comme démesurément dilatés par la terreur ou l'horreur.

Dans son ensemble, le tableau était d'une facture très classique : les ruines et les cadavres étaient rendus avec un réalisme minutieux, comme la chaise de bois blanc au siège de paille, comme le corps au modelé un peu allongé, à la manière du Greco. Seuls le sexe et les yeux apportaient une touche de folie — et peut-être de génie

Joseph, muet, le souffle coupé, contempla longuement la toile, qui n'était d'ailleurs pas entièrement une surprise. Dans la Hotchkiss, entre Feldkirch et Prague, Ella, entre

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mille autres propos — elle parlait sans cesse, comme jadis —, lui avait dit :

— Je me suis mise à la peinture, depuis quelque temps ! Elle avait murmuré cette phrase du même ton qu'elle aurait

raconté : «Je suis allée chez le coiffeur ! » ou «J'ai eu un rhume, la semaine dernière ! » — le ton sur lequel on énonce une banale évidence.

Pour Joseph, Ella, abordant un art nouveau, ne pouvait qu'y apporter tous les aspects de sa riche — et parfois inquiétante — personnalité : son amour du surréalisme, sa passion pour la psychanalyse, son goût immodéré de l'insolite et de la dérision, sans oublier sa sensualité perverse, toujours en éveil. Dans le fond, ce portrait n'était pas sans rappeler la médaille d'argent qu'elle avait gravée en 1939, puis donnée à Joseph au moment de leur séparation. Il y était nu, les pieds dans la fange, et brandissait d'une main un crucifix, de l'autre, un pot de chambre : l'inspiration était la même, coulait de la même source. Émerveillé, Joseph ne s'attendait quand même pas à l'éblouissante réussite qu'il avait sous les yeux — ni à en être l'inspirateur.

— Que veux-tu que je te dise ? finit-il par articuler. C'est Bosch, c'est le Greco, c'est Goya, c'est Picasso... C'est surtout Salvador Dali : la perfection dans le classicisme... avec la démesure paranoïaque... Et, en plus, c'est toi... et c'est moi...

Il se tut un instant, puis questionna sur un autre ton : — Mais... comment as-tu pu me voir ainsi ? — Te rappelles-tu ce dessin de Goya que je t'ai montré un

jour... il y a bien longtemps ? Un agonisant exsangue, aux membres coupés — mais dont le visage était celui du Diable. Et, au-dessous, le peintre avait écrit : «J'ai vu ça ! ».

Elle montra son tableau. — Moi, j'ai vu ça ! Notre époque, la guerre, l'Europe en

ruines ont le sens littéral d'une dramaturgie massive.. mais aussi, au second degré, celui d'une fantastique dérision, d'un ricanement démoniaque. C'est cela que j'ai voulu peindre. Non, c'est cela que j'ai été amenée à peindre, comme malgré

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moi. Je t'ai vu comme ça, Joseph, nu, seul, faible, désarmé, misérable, au milieu d'une folie sanglante. Terrorisé, aussi, et humilié et horrifié... ce qu'expriment tes yeux démesurément agrandis...

Joseph désigna du doigt le sexe monumental. — Et ça ? Tu ne pensais tout de même pas que la guerre

pouvait me faire cet effet ? — Je t'ai vu comme ça aussi ! Et pour deux raisons. Tu te

souviens, n'est-ce pas, de la théorie de la distanciation, dont notre ami Strugal nous rebattait les oreilles pendant nos interminables discussions esthétiques, au café Kagan ?

— Strugal ? Oui, bien sûr ! A propos, qu'est-il devenu, ce cher Strugal ?

— Il a été fusillé par les SS, après l'attentat du 27 mai 1942 contre le Reichsprotektor Reinhardt Heydrich... il était accusé d'y avoir trempé.

— Strugal, fusillé ? Pauvre Strugal ! Joseph avait murmuré ces mots d'un ton à peine plus ému

que celui d'Ella, quand elle avait dit : «Je me suis mise à la peinture, depuis quelque temps ! ». Au même instant, en effet, des milliers d'Européens prononçaient des paroles très semblables : « Popov a été tué à Stalingrad ? Pauvre Popov ! Dupont a été torturé à mort ? Pauvre Dupont ! Schmidt a été brûlé vif, au cours du bombardement de Dresde ? Pauvre Schmidt ! Lévy a été gazé à Auschwitz ? Pauvre Lévy ! ». Il y avait eu trop de morts au cours de la guerre — trente-cinq millions — pour que l'émotion, la pitié puissent s'attarder longtemps sur un seul d'entre eux.

— Il disait, reprit Ella, que, pour porter un œil neuf sur les êtres, les objets, il faut s'en éloigner, les mettre à distance... J'ai senti cette exigence qui émanait de toi : tu étais engagé dans cette guerre, comme tous les Européens, mais en même temps, tu planais au-dessus d'elle. Tu étais comme Romain Rolland en 14-18 : au-dessus de la mêlée. Ton sexe en érection marque cette distance. Tu es dans la guerre, mais en même

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temps ailleurs... en moi, peut-être. Tu es nu, désarmé, mais en même temps extraordinairement puissant... Et puis, moi aussi, j'étais dans la guerre, comme tout le monde, mais en même temps, moi aussi, je m'en écartais, je m'en éloignais, je voulais m'en abstraire...

— Tu m'as parlé de deux raisons. Quelle est la seconde? — C'est ainsi, mon amour, que je t'ai vu dans mes rêves,

toutes les nuits, pendant tes années d'absence ! Nous étions couchés sur le lit à baldaquin. Tu me caressais, je te caressais. Et puis, je prenais soudain possession de ton sexe. Il s'engloutissait en moi, il m'écartelait, il me déchirait. Je hurlais de douleur et de plaisir. Comme cela, toutes les nuits... pendant huit ans...

Elle parut méditer un instant, puis regarda Joseph et reprit : — C'est étrange, Joseph ! Quand nous vivions ensemble,

avant la guerre, je t'étais constamment infidèle... Tu étais pour moi un amant parmi d'autres... seulement un peu plus beau que la plupart... et un peu plus habile aussi, parce que je t'avais pris très jeune, parce que je t'avais formé, modelé à mes désirs. A partir du moment où tu es parti, je t'ai idéalisé. Tu as occupé le premier plan. Ce qui ne veut pas dire que je n'ai pas connu d'autres hommes... et même, quelques femmes... La vertu, la continence, n'ont jamais été mon fort. Mais c'était toi qui, dans mes fantasmes, occupais la première place, jouais le premier rôle. Toi qui me donnais le plaisir le plus intense, dans mes rêves fous de chaque nuit... avec ça !

Elle pointa, à son tour, le doigt vers le phallus du tableau. — Alors, voilà, Joseph... peut-être à cause de ça... pour ça...

mais aussi pour tant d'autres raisons, il fallait que je te retrouve, que je te reprenne. J'y ai mis des mois, des années. Mais c'est fait. Tu es là !

Elle s'approcha de lui, le prit dans ses bras. Mais il ne pouvait abandonner les poignées de ses béquilles. Elle le comprit et s'écarta.

— Viens ! dit-elle d'une voix soudain rauque. Elle ajouta :

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Cet ouvrage a été composé par Facompo et imprimé par la S.E.P.C. à Saint-Amand-Montrond (Cher)

pour le compte des éditions Ramsay

Achevé d'imprimer en septembre 1986

N° d'édition : 1014. N° d'impression : 1345. Dépôt légal : octobre 1986.

Imprimé en France

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L a f e m m e de P r a g u e

Après la tourmente de la guerre et de l'occupation, Sarah Ritter n'a pu réaliser son idéal : vivre calmement à Lagny, dans la maison familiale, avec ses frères Bruno et Robert, avec le grand amour de sa vie :J oseph. En 1947, seul Robert est revenu, mais pour peu de temps : d'autres aventures l'attendent. Bruno est encore en Auvergne. Elle n'a aucune nouvelle de Joseph, qu'elle croit mort.

Faute d'avoir trouvé le bonheur, Sarah se lance dans l'action, dans le journalisme. En 1955, elle est directrice du premier hebdomadaire de télévision, Télé-Siècle. Elle fréquente les studios, croise des vedettes. Sa réussite professionnelle est brillante.

Un jour de 1956, elle reçoit un étrange coup de téléphone.. La Femme de Prague, suite de La Maison de Sarah, est également passion- nant, enrichi par les références historiques et la remarquable authenticité des détails de la vie quotidienne, à Paris, à Prague, à Los Angeles, dans les années 47 à 56.

Paul-Henry Goislard est journaliste. Il a collaboré à L'Aurore, à Paris-J our et à R.T.L. La Femme de Prague est son quatrième roman, après, Les Témoins égorgés, Le Combat du "Siècle" et La Maison de Sarah.