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Neohelicon XXII/I DANIEL CHARTIER LA NATIONALISATION LITTI~RAIRE DE L'(EUVRE DE MARIE LE FRANC LA LITTI~RATURE NATIONALE ~ La r6novation de I'histoire litt6raire passe par la r66valuation de la place du lecteur dans le processus de communication litt6raire.~ Yves Chevrel' Les oeuvres des 6crivains ~ multiple appartenance culturelle posent un probl~me de classification ~ l'int6rieur des corpus issus de l'id6e de littbrature nationale. Le ph6nom6ne est particu- li6rement sensible dans le cas des litt6ratures mineures, qui ont davantage tendance ~ s'approprier des 6crivains (ou une partie de l'oeuvre d'un 6crivain) lorsqu'ils traitent de certains sujets ou de certains lieux dont elles se r6clament. En fait, il s'agit entre autres d'un probl6me de r6ception litt6raire, 6tant donn6 le r61e du lecteur et de l'institution dans la d6termination de l'appartenance culturelle des oeuvres. L'oeuvre de Marie Le Franc, ,6crivain breton-canadien)) com- me on le dit dans les ann6es 1930 et peu ~t peu devenue, comme le roman de Louis H6mon, une partie de ~notre litt6rature~, est un cas int6ressant d'appropriation et de nationalisation litt6raire. Dans son oeuvre, partag6e entre la Bretagne, la France et le Qu6bec, les historiens qu6b6cois de la litt6rature ont choisi certains textes qu'ils ont nationalis6s. L'6tude comparative, en France et au Qu6bec, de la r6ception litt6raire des ouvrages de Marie Le Franc permet d'observer comment une litt6rature mi- neure arrive h faire sienne l'oeuvre d'un auteur lorsque l'appar- tenance culturelle de ce dernier est multiple. ~ Le discours de la critique sur les ceuvres 6trang6res: litt6rature compar6e, esth6tique de la r6ception et histoire litt6raire nationale~>in Romanistische Zeit- schriftJfirLiteraturgeschichte, vol. 1, n~ 3, 1977, p. 336. 0324-4652/95/$5.00 Akadbmiai Kiad6, Budapest Akad~miai Kiad6, Budapest John Benjamins B. !~, Aria'terrain

La nationalisation littéraire de l'œuvre de Marie Le Franc

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Neohelicon XXII/I

DANIEL CHARTIER

LA NATIONALISATION LITTI~RAIRE DE L'(EUVRE DE MARIE LE FRANC

LA LITTI~RATURE NATIONALE

~ La r6novation de I'histoire litt6raire passe par la r66valuation de la place du lecteur dans le processus de

communication litt6raire. ~

Yves Chevrel '

Les oeuvres des 6crivains ~ multiple appartenance culturelle posent un probl~me de classification ~ l ' int6rieur des corpus issus de l ' i d6e de littbrature nationale. Le ph6nom6ne est particu- l i6rement sensible dans le cas des litt6ratures mineures, qui ont davantage tendance ~ s 'approprier des 6crivains (ou une partie de l 'oeuvre d 'un 6crivain) lorsqu' i ls traitent de certains sujets ou de certains lieux dont elles se r6clament. En fait, il s ' agi t entre autres d ' un probl6me de r6ception litt6raire, 6tant donn6 le r61e du lecteur et de l ' insti tution dans la d6termination de l 'appartenance culturelle des oeuvres.

L'oeuvre de Marie Le Franc, ,6cr iva in breton-canadien)) com- me on le dit dans les ann6es 1930 et peu ~t peu devenue, comme le roman de Louis H6mon, une partie de ~notre litt6rature~, est un cas int6ressant d 'appropr ia t ion et de nationalisation litt6raire. Dans son oeuvre, partag6e entre la Bretagne, la France et le Qu6bec, les historiens qu6b6cois de la litt6rature ont choisi certains textes qu ' i ls ont nationalis6s. L '6tude comparative, en France et au Qu6bec, de la r6ception litt6raire des ouvrages de Marie Le Franc permet d 'observer comment une litt6rature mi- neure arrive h faire sienne l'oeuvre d 'un auteur lorsque l ' appar- tenance culturelle de ce dernier est multiple.

~ Le discours de la critique sur les ceuvres 6trang6res: litt6rature compar6e, esth6tique de la r6ception et histoire litt6raire nationale~> in Romanistische Zeit- schriftJfirLiteraturgeschichte, vol. 1, n ~ 3, 1977, p. 336.

0324-4652/95/$5.00 Akadbmiai Kiad6, Budapest �9 Akad~miai Kiad6, Budapest John Benjamins B. !~, Aria'terrain

218 DANIEL CH ARTIER

Au d6but de ce si6cle, l ' id6e d 'une litt6rature nationale est au centre des d6bats litt6raires qu6b6cois. Apr6s le ~cas Maria Chapde la ine , , les 6crivains locaux tentent de rapprocher leurs oeuvres de la r~alit6 qui les entoure. Ils essaient en outre de sortir de la rigidit6 du lien &abli entre la litt6rature nationale et le r6gionalisme. Albert Pelletier 6crit en 1931: ~N'es t -ce pas plut6t lorsqu 'on veut nous faire croire qu 'un livre canadien est n6ces- sairement un livre r6gional que l 'on s 'embroui l le /~ f o n d ? , 2 Cet essai de d6finition, qui a r r ive / l un moment o6 ~s 'abol issent les fronti6res internationales))3 et 06 ~ la litt6rature nationale est chez nous un but ~t atteindre bien plus qu 'un fait a c c o m p l i , ' n ' es t pas sans contraction. Ainsi, dans le Canada frangais et son expres- sion litt~raire, l 'une des premi6res th6ses soutenues en France sur la litt6rature qu6b6coise, Jules L6ger 6tablit pour les 6crivains de la Nouvel le-France la r6gle d ' insert ion suivante:

D6s qu~un Franqais mettait le pied sur notre sol avec l'intention d'y demeurer, il devenait Canadien. [...] C'est notre droit d'incorporer [leurs premiers travaux de l'esprit] dans notre litt6rature. Nous dirions plus: c'est un devoir pour nous?

Pourtant, lorsque vient le temps c2z traiter de ses contem- porains, Jules L6ger n 'appl ique plus tette r6gle, et Marie Le Franc n'apparaSt pas aux c6t6s d 'Adju to r Rivard, de Jovette- Alice Bernier ou de Claude-Henri Grignon, ce qui est exemplaire de l 'ambigui't6 de l '6poque.

L 'ensemble des critiques et des commentaires qu 'ont suscit6 les ouvrages de Marie Le Franc - une quinzaine de titres - con- stituent un corpus de choix pour analyser les tensions qui animent

2 Albert Pelletier, Carquois, Montr6al, Librairie d'Action canadienne-fran- ~aise, 1931, p. 8.

Maurice H6bert, ~ Au tournant romanesque de nos lettres. La Chair dk- cevante~ in le Canadafrangais, vol. 19, n ~ 5, janvier 1932, p. 375.

' Albert Pelletier, 1931, p. 7. 5 Jules L6ger, Le Canadafranr et son expression littkraire, Paris, Librai-

tie Nizet et Bastard, 1938, pp. 16-17.

( E U V R E D E M A R I E L E F R A N C 219

les d6bats sur la d6fini t ion de la litt6rature nat ionale au cours de la p6riode de I 'ent re-deux-guerres jusqu ' / l la fin de la R6volut ion tranquil le.

LINE APPARTENANCE CULTURELLE MULTIPLE

~Je poss6de aujourd'hui un corps de triple s6ve. )~

~Mes fr~res~ in les Voix du cteur et de l'Ctme."

La double - ou la triple - appar tenance culturelle de Marie Le Franc et celle de ses ouvrages ont 6t6 l 'ob je t de mult iples dis- cussions dans les articles les concernant . A la fois entre la Bretagne, la France et le Qu6bec, entre l a m e r et la for&, entre l ' 6 tab l i ssement et l 'exil , son identit6 erre dans un flou qu ' i l de- v ient ais6, pour l ' interpr6te, de r amener / t soi. C 'es t pourquoi son ~euvre h pu &re revendiqu6e par les litt6ratures frangaise et qu6b6coise, qui ont tent6 d '6 tabl i r en leur faveur une pr6s6ance.

~Mar ie Le Franc a trois patries: la Bretagne, l a m e r , le Ca- n a d a f f et quand vient le temps de lui attribuer une nationalit6, les critiques d6veloppent une vari6t6 de formules: ( (Bretonne-Cana-

�9 8 �9 9 d lenne ) ) , ~ Bre tonne h l ' hme canad lenne) ) , ~ Canadienne en Bre- tagne et Bre tonne au Canada)) '~ (~Franqaise d 'o r ig ine mais Canad ienne de ceeur)) H ou, selon l ' express ion utilis6e par l '6di- teur dans ses communiqu6s de presse, (~institutrice bre tonne

" Montr6al, La Compagnie d'lmprimerie Perrault, 1920, p. 5. 7 Louis Gauchon, ~L'(Euvre des n6tres, Marie Le Franc)~ in l'Ecole lib~-

ratrice, 3e ann6e, n ~ 18, 30 janvier 1932, p. 389. g E. Voldeng, ,La Qu~te de I'absolu~ in Journal o f Canadian Fiction, n~

25-26, 1979, p. 286. " Robert Choquette, ~Pr6face)) in Paulette Collet, Marie Le Franc. Deux

patries, deux exils, Sherbrooke (Qu6bec), Naaman, 1976, p. 14. ~~ Andr6 LebOis, ~Marie Le Franc, 1'6trang~re...~ in Corymbe, 5e ann6e, n ~

30, mai-juin 1936, p. 471. " Yvan McDonald, ~Marie Le Franc, P~cheurs de Gasp~sie)) in Lectures,

vol. 10, n ~ 5, janvier 1964, pp. 117-118.

220 DANIEL CHARTIER

6migrOe au C a n a d a ~ v ing t - s ix ans)> '2. Mais la neutra l i t6 de ces appe l l a t ions se co lore s o u v e n t pou r t endre vers une partialitO. Ains i , b i en q u ' e l l e soi t ~restOe a r d e m m e n t f rangaise et b r e tonne , el le a 6t6 conquise , 6cri t Luc ie T o u r e n de la R e v u e m o d e r n e de MontrOal, pa r le Canada>> ~. P u i s q u ' e l l e a <<pass6 pros de la moi t i6 de son ex i s t ence pa rmi les n6tres , b. MontrOal, a joute A n n e t t e La Sal le du C a n a d a , elle appar t i en t aussi b i en au C a n a d a q u ' ~ sa B r e t a g n e >>".

Ce que son ami et c r i t ique Su l ly -Andr6 Peyre appel le un <<conflit de deux paysages , et, plus encore>> ~ n ' e s t pas q u ' u n e d i s c o r d a n c e ent re les ins t i tu t ions littOraires f rangaise et quO- bOcoise. C ' e s t aussi, dans le <<contexte cul turel d ' u n e d o u b l e ap-

htteralre>> , une source d ' i n s p i r a t i o n et de ~dO- p a r t e n a n c e �9 , �9 t~,

c h i r e m e n t qui exp l iquen t son oeuvre et en fon t la grandeur>) '~. Ce d o u b l e exil , c o m m e le prOsente Paule t te Col le t ~, ou ce d o u b l e a t t achemen t , c o m m e le vo i t M a d e l e i n e . �9 J9 se D u c r o c q - P o t r l e r , t ra- du i t dans ses ouvrages , sc ion Pierre Daviaul t , par un <<accord parfai t , <une> aff ini t6 ce r ta ine ent re cet te g~me de B r e t o n n e et nos bois e t n o s lacs>> 2', ou encore , se lon R o b e r t Kemp , pa r l ' a c c o r d

~2 Entre autres in LOon Treion, ~<Une nouvelle romanci~re. Marie Le Franc)) in les Nouvelles litt~raires, n ~ 264, 5 novembre 1927, p. 4 et Louis-FrOdOric LefOvre, ~De vous h moi... Marie Le Franc>> in la Voix, 2e annOe, n ~ 147, 9 mars 1930, p. 4.

" Lucie Touren, <~Les Voix de mis~re et d'allbgresse par Marie Le Franc)) in la Revue moderne, 15 avril 1924, p. 15.

~4 Annette La Salle, ~La Vie litt6raire. Marie Le Franc et le pays canadien)) in le Canada, 21 mars 1932, p. 8.

~ Sully-Andr6 Peyre, ,Choses lues)) in Marsyas (Aigues-Vives), 8e annOe, n ~ 89, mai 1928, p. 416.

~" Beno~t Lacroix, ~Paulette Collet, Marie Le Franc. Deux patries, deux exils~) in Voix et Images, vol. 2, n ~ 3, avril 1977, p. 447.

t7 Paulette Collet, Marie Le Franc. Deux patries, deux exils, Sherbrooke (QuObec), Naaman, 1976, p. 174.

~ ~Nostalgie du Canada en Bretagne, regret de la Bretagne au Canada!)) in Paulette Collet, 1976, p. 111.

~9 Elle a ainsi ~<pu s'attacher ~_ deux pays)) in Adrien ThOrio, ~ Entrevue avec Madeleine Ducrocq-Poirier)> in les Lettres qukb~coises, n ~ 18, 6t6 1980, p. 62.

20 Pierre Daviault, ~Critique littOraire. La Rivibre solitaire par Marie Le Franc)) in le Droit, 9 mai 1935, p. 3.

( E L I V R E D E M A R I E L E F R A N C 2 2 1

d'une ~,me ~impr6gn6e de la po6sie des rocs et des vagues mor- bihannaises; et aussi de la po6sie de la neige, des grands espaces blancs ~2,.

Entre la Bretagne et le Quebec, entre lesquels elle a voyag6 toute sa vie, Marie Le Franc avait-elle une pr6f6rence? I1 ne semble pas qu'elle ait publiquement r6pondu h cette question. Mais qu'elle l'ait fait ou pas, l'institution litt6raire s'est charg6e d'y r6pondre. Par exemple, pour sa biographe Paulette Collet, ~le

�9 �9 22 Nord conserve sa suprematte~ et il semble ~qu'entre ~la mer et la for&~, elle ait une pr6dilection pour la forSt~ 2~. Si Sully-Andr6 Peyre 6crit que le Canada ~est pour Marie Le Franc la patrie la plus vraie, parce que choisie, ou plut6t parce que conqu6rante~ 24, pour la plupart des critiques franqais elle n'a 6t6 ici qu'en visite.

Interrog6e par Adrien Th6rio, Madeleine Ducrocq-Poirier dit que ~la partie qu6b6coise ~de son oeuvre~ reste la plus impor-

�9 �9 25 tante, en qualit6 comme en quanhte~ . En effet on a partag6 son oeuvre, au cours des ann6es, en deux groupes. Pour les critiques, il s'agit d'une dichotomie mer / forSt ~', Bretagne / Qu6bec. ~ Ainsi, 6crit Paulette Collet, comme la for~t joue le r61e principal dans l'oeuvre canadienne de Marie Le Franc, la iande et lamer ~7

2o Pierre Daviault, ~Critique litt6raire. La Rivi~re solitaire par Marie Le Franc~ in le Droit, 9 mai 1935, p. 3.

2~ Robert Kemp, ~ Les Lettres. Grand-Louis l 'Innocent ~ in Revue universelle, tome XXXI, n ~ 17, ler d6cembre 1927, p. 610.

2z Paulette Collet, 1976, p, 121. 2~ Paulette Collet, 1976, pp. 58-59. De me, me b. lap. 168: ,elle semble tout

de m~me avoir pr6f6r6 la for~t b. la mer~. 24 Sully-Andr6 Peyre, ~Marie Le Franc)) in Marsyas (Aigues-Vives), 15e

ann6e, n o 171, mars 1935, p. 801. 2~ in Adrien Th6rio, 6t6 1980, p. 64. 2, Adrien Th6rio parle du ~ cycle des romans de lamer (surtout bretons) et

~du) cycle des romans de la terre (qu6b6cois)~ in ~Marie Le Franc)~ in les Lettres qu~b~coises, novembre 1976, p. 26, ce qui doit &re tenu comme une position marginale, &ant donn6 que les autres critiques soulignent plut6t I'ori- ginalit6 de Marie Le Franc qui 6crivait sur la fordt alors que la plupart des ro- manciers parlaient alors de la terre.

27 Marie Le Franc 6crivait en 1920: ~La mer est la plaine bretonne)) in les Voix de coeur et de l'dme, Montr6al, La Compagnie d'Imprimerie Perrault, 1920, p. 74.

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sont les personnages de premier plan de ses ouvrages bretons>>28. Cette mani+re commode de s6parer l'oeuvre permet de re- conna$tre deux appartenances culturelles sans que cela pose pro- blame: selon l'ceuvre choisie, il ne s'agit que d'une inspiration nationale simple. Mais c'est aussi faire un choix en fonction du sujet et des th6mes des ouvrages, ce qui reste discutable. C'est pourtant l 'un des crit6res qui semble avoir guid6 les r6dacteurs du Dictionnaire des oeuvres litt~raires du Qukbec dans le cas de Marie Le Franc. Ainsi, on a retenu pour le Dictionnaire tousles ouvrages qui traitent au premier ou au second plan du Canada, et on a d61aiss6 les autres, comme le Poste sur la dune ou Dans l'fle 29. Chez d'autres critiques, le groupe des romans canadiens est plus restreint.

L'int6r& qu6b6cois est d'ailleurs plus marqu6 pour les ou- vrages du groupe de la for~t. Ainsi, dans son m6moire intitul6 Marie Le Franc, auteur canadien, S~eur Marie-V6ronique 6crit: ~L'auteur breton pr6sente une ~euvre int6ressante, sans doute. [...] Mais l'auteur canadien, chez Marie Le Franc, est plus pros de nous et ses livres nous touchent davantage>> ~'. M6me r6action de Marcel Raymond qui dit des romans d'inspiration bretonne qu'ils ~ne nous int6ressent qu'indirectement>> ~'.

I1 n 'y a qu'un pas pour que cet int6r6t devienne une pr6- f6rence. Ainsi, Raymond Douville croit qu'~autant qu'en France et mieux peut-6tre, Marie Le Franc est ici appr6ci6e h son

28 Paulette Collet, 1976, p. 112. 29 On retrouve dans le tome II: Au pays canadien-francais, Grand-Louis

Revenant, Grand-Louis l'lnnocent, H~lier, ills des bois, PYcheurs de GaspOsie, La Randonn~e passionnbe, La Rivi~re solitaire, Visage de Montreal et les deux recueils de po6sie. Dans le tome III: Dans la tourmente, Enfance marine (sans article dans le corps du texte),/~e Fils de la for~t et 0 Canada! Terre de nos ai'eux! Maurice Lemire [dir.], Dictionnaire des ceuvres litt~raires du Quebec, Montr6al, Fides, tome II, 1987, p. 1230; tome III, 1982, p. 1131.

3o Soeur Marie-V&onique, Marie Le Franc, auteur canadien, Th6se de ma~trise ~s arts, Montr6al, Universit6 de Montr6al, 1960, p. 106.

3, Mareel Raymond, ~Marie Le Franc et la flore canadienne. I>> in le Devoir, vol. XIII, n ~ 180, 3 aofit 1940, p. I0.

(EUVRE DE MARIE LE FRANC 223

m6rite)) 32 alors qu'Adrien Th6rio n'h6site pas ~ 6crire que ~sa v6ritable patrie [...], c '6tait le Canada ou plut6t le Qu6bec)) ~3. Mais les commentateurs frangais ne sont pas en reste. Ren6 Lalou, s ' il reconnait le succ6s d 'est ime de Marie Le Franc au Qu6bec, s 'empresse de rappeler qu '~el le avait obtenu, trente ans plus t6t, le Prix Femina pour ce Grand-Louis l'Innocent dont l 'action sed6roule dans le Morbihan off elle naquit~> 34.

~L'eeuvre de Marie Le Franc est ainsi un syst6me d'6changes entre les deux mondes)~5, conclut Roger Vercel. On a aussi sou- vent consid6r6 son eeuvre comme partie int6grante des deux litt~- ratures. Son ami Victor Barbeau 6crit que ~son aire s'6tendait bien au-del~ de notre pays)) ~'. Pour sa part, Madeleine Ducrocq- Poirier est convaincue que la double appartenance cuiturelle de l 'auteur devrait se traduire par une double appartenance de l'oeuvre: ~elle a apport6 sa pierre - une pierre solide - tant ~ ia litt6rature qu6b6coise qu'~ la litt6rature frangaise~r ~.

La difficult6 de d6terminer l 'appartenance nationale de l 'ceuvre se complique du fait que Marie Le Franc n ' a jamais cherch6, si l 'on en croit Robert Choquette, ~ s'int6grer dans un milieu litt6raire, gu6re plus en France qu 'au Canada)) ~ et que ses descriptions g6ographiques sont souvent floues. Pour Grand- Louis l'Innocent, on 6crit: <~Description de quel pays? Nous l ' ignorons)) 39 ou encore: ~Le pays d 'Eve et de Grand-Louis est

32 Raymond Douville, ~Mar ie Le Franc en Mauricie~) in Corymbe, 5e ann6e, n ~ 30, mai- juin 1936, p. 445.

~3 Adrien Th6rio, novembre 1976, p. 26. 34 Ren6 Lalou, ~ Le livre de la semaine. Enfance marine par Marie Le Franc))

in les Nouvelles litt~raires, 17 septembre 1959, p. 3. 3~ Roger Vercel, ~Terres vierges, times inexplor6es. Marie Le Franc et la con-

naissance de l 'Ouest)) in les Nouvelles litt~raires, 13 f6vrier 1937, p. 3. 3, V~6tor Barbeau, ~Marie Le Franc et nous~) in la Presse, vol. LXXXI, n ~

12, 16 janvier 1965, section Arts et Lettres, p. 3. " Adrien Th6rio, ~ Entrevue avec Madeleine Ducrocq-Poirier)~ in les Lettres

qu~b~coises, n ~ 18, 6t6 1980, p. 62. Elle 6crit aussi: ~ La litt6rature frantTaise et la litt6rature qu6b6coise se devaient donc h cette occasion d e centenaire de sa nais- sance) d 'honorer sa m6moire)) in Marie Le Franc. Au-delgt du personnage, 1981, p. 7.

3, Robert Choquette, 1976, pp. 11-12. " Auguste Bail ly, ~La Chronique des livres. Le Prix Femina: Marie Le

Franc)~ in Candide, n ~ 196, 15 d6cembre 1927, p. 4.

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un nom sans pays)>4". MSme pour la RandonnOe passionnOe, on dit qu'il s 'agit d'<<un Canada franqais assez vague, qui pourrait 6tre aussi bien en Bretagne, dans les mers du Nord, ou ailleurs>> 4~.

Le choix des critiques s 'accompagne aussi d 'une reconnais- sance officielle de l'oeuvre en France et au Qu6bec. En France, elle regoit en 1927 pour Grand-Louis l'Innocent le Prix Femina qui lance sa carri~re, et elle sera ensuite d6cor6e de la L6gion d'honneur. Au Qu6bec, suite ~. une demande de Louvigny de Montigny h son ami et ministre des Terres et For~ts Honor6

42 Mercier , le gouvernement d6cide de nommer i 'un des lacs des Laurentides du nom de l'6crivain. <<Le gouvernement qu6b6cois a devanc6 de plusieurs ann6es le jugement de la critique>>, 6crit Victor Barbeau 4~. Rina Lasnier rapporte que Marie Le Franc consid6rait cet hommage comme tr6s important: << ie Canada m ' a aussi d6cor6e d 'une L6gion d 'honneur lorsqu'il me fit l ' immense joie d' inscrire sur sa carte g60graphique: Lac Marie Le Franc#> 44 Quoiqu'i l en soit, ces honneurs officiels t6moignent d 'un int6r& pour son oeuvre des deux c6t6s de l 'Atlantique.

" Robert de Saint-Jean, <<Le Prix Femina. Grand-Louis l'Innocent, par Mine Marie Le Franc~> in la Revue hebdomadaire, 36e ann6e, tome XII, 17-24 d6- cembre 1927, p. 479.

'~ [Anonyme], <<Nouveau roman de Marie Le Franc)) in l'Em~rillon, no- vembre-d6cembre 1936, p. 46.

,2 Dans une lettre dat6e du 30 juin 1934, Louvigny de Montigny 6crit ,4 Honor6 Mercier: <~Et tu sais aussi que cette brave Bretonne, qui est devenue Ca.nadienne jusqu'aux moelles, saisit depuis vingt ans toutes les occasions pour c616brer "le pays de Qu6bec". Pour tout te dire, je dois ajouter que les Canadiens frangais, selon leur habitude, ont bien real reconnu le d6vouement que Marie Le Franc a t6moign6 pour "ce pays de Qu6bec", en manifestant la plus belle indiff6rence pour ses livres~) Cit6e in Madeleine Ducrocq-Poirier, Marie Le Franc. Au-delgt du personnage, 1981, p. 66.

'~ Victor Barbeau, ~<Marie Le Franc et nous)) in la Presse, vol. LXXXI, n ~ 12, 17 janvier 1965, sections Arts et lettres, p. 3.

" Rina Lasnier, <<Notre Marie Le Franc)) in les Carnets viatoriens, vol. XVI, n ~ 1, janvier 1949, p. 31.

(EUVRE DE MARIE LE FRANC

. UNE (EUVRE BRETONNE

225

On trouve au Qu6bec comme en France de nombreux critiques qui consid6rent l 'oeuvre de Marie Le Franc comme n'appartenant pas ~. la iitt6rature qu6b6coise, mais h la bretonne ou /l la fran~aise 45. Ainsi, lorsqu'elle soumet en 1949 son manuscrit Antonin Nantel au Cercle du iivre de France de Montr6al, l '6diteur le retourne parce que son auteur n ' a pas la nationalit6 canadienne. Sur un ton ironique, Berthelot Brunet confirme ce rejet lorsqu'il 6crit de Visages de Montrkal, qui pr6sentent une ville multi-ethnique et multi-lingue: ~Qu'el le b6nisse le Ciel d 'etre n6e Fran~aise et de n 'avoir pas vu le jour sur les rives laurentiennes: d6j/l elle aurait 6t6 6charp6e, voire brfil6e en effigie. ))46

I1 n ' y a pratiquement que des critiques qu6b6cois pour con- sid6rer Foeuvre de Marie Le Franc comme relevant de la litt6rature frangaise. La plupart des critiques frangais la voient plut6t comme bretonne. Julia Richer 6crit que <~c'est un auteur fran~ais qui ad ro i t ~. notre reconnaissance>/7, Olivar Asselin la classe <<parmi les meilleurs po6tes franqais contemporains>> 48 alors que Henri Girard est convaincu de la valeur historique, pour la France, de son oeuvre: <<Afin de bien comprendre la France de notre 6poque, les hommes de demain devront lire les meilleurs livres de Marie Le Franc>> '~. Seuls Lucien Parizeau et Albert Pelletier reconnaissent qu'<~elle a enrichi les lettres fran~:aises de son time bretonne>) ~' et que c 'est en Bretagne qu 'on retrouvera

'~ Notons toutefois que Marie Le Franc n'appara~t ni dans la partie <tlitt6- rature frangaise>> ni dans celle de la ~litt6rature qu6becoise>> de l'Histoire des littbratures. Tome II1. Littkratures franr connexes et marginales sous la dir. de Raymond Queneau, Paris, Gal l imard nrf P16iade, 1958, 2112 p.

Berthelot Brunet, t~ L 'autre Montr6al >> in l'Ordre, 9 f6vrier 1935, p. 4. ,7 Julia Richer, <~Le Fils de lafor~t de Marie Le Franc>> in Notre Temps, vol.

XII, N ~ 35, 28 juin 1952, p. 3. 48 Ol ivar Asselin, ~<Les Choses tu temps. [...] Marie Le Franc>> in le Canada,

6 mars 1931, p. 4. 49 Henri Girard, <<Deux livres de Marie Le Franc>> in le Canada, 14 mars

1935, p. 2. 5o Lucien Parizeau, ~ Les Id6es et les faits. I. Sur un livre de Marie Le Franc>>

in l'Ordre, 31 janvier 1935, p. 1.

226 DANIEL CHARTIER

~<l'origine des plus ~tranges cr6ations litt6raires de Marie Le Franc>> 5~.

En France, on attribue plus volontiers un caract6re breton h l'eeuvre de Marie Le Franc, qui 6tait par ailleurs membre fon- dateur de i'Acad6mie de BretagneSk On dit de ses livres qu'ils sont baign6s de ~d'atmosph~re irr6elle et fantastique des landes bretonnes>> ~, qu'ils t6moignent de ~l'hme et les paysages de la Bretagne ~qui) forment comme ~un> troisi6me personnage>> s', qu'ils sont une ~<6vocation d'une Bretagne obscure et mys- t6rieusement hant6e)) ~ et de ~toute la po6sie de la Bretagne>> ~6, que cette demi6re en forme le d6cor et le cadre ~ ou qu'ils s'ins6rent dans ~toute une litt6rature, tout un "pittoresque" qu'il

-" Albert Pelletier, ~Grand-Louis le Revenant de Marie Le Franc)~ in le Canada, 18 juin 1933, p. 2.

,2 ~Bien que refusant d'etre distraite de son travail, elle accepta n6anmoins de participer le 13 juin 1937 ~ Rennes ~ la fondation de l'AcadOmie de Bretagne avec vingt-deux autres 6crivains bretons d'origine ou par leur oeuvres. [...] le pr6sident ~6tait> Roger Vercel (prix Goncourt) et le premier vice-pr6sident, Marie Le Franc (prix Femina).)> in Madeleine Ducrocq-Poirier, 1981, p. 80.

23 Georges Altman, ~Les Livres. Grand-Louis l'Innocent)> in l'Humanit~, 27 novembre 1927, p. 4.

5, Jean Malan, ~ Grand-Louis l'Innocent, par Marie Le Franc ~) in les Cahiers du Sud, janvier 1928, p. 79.

~ Edmond Jaloux, ~L'Esprit des livres [...]. Grand-Louis l'lnnocent, par Marie Le Frane~) in les Nouvelles litt~raires, 6e ann6e, n ~ 270, 17 d6cembre 1927, p. 3.

56 Elie Richard, ~Les Livres nouveaux.., et les hommes. Romanciers. Marie Le Franc)) in Paris-Soir, 5e ann6e, n ~ 1536, 20 d6cembre 1927, p. 5.

5~ ~Par le cadre d'abord, la Bretagne des landes, de la mer, de l'6pouvante et de la nuit)~ in Jacques Nanteuil, ~Les Livres, in le Domaine (Le Havre), 15 f~vrier 1928, p. 160; ~@..] le d6cor qui est le sien, sur ces landes qui bordent l'oc6an breton)~ in Louis Martin-Chauffier, ~Chronique des romans. Grand- Louis l'Innocent, par Marie Le Franc, in Marges, tome XL, 24e ann6e, n ~ 162, ler d6cembre 1928, pp. 274-275; ~Le pays breton est le d6cor, in Les Treize [pseudonyme], ~Les Lettres [...] Le Geste Isle I sur la dune>~ in l'Intransigeant, 49e ann6e, n ~ 17 850, 3 septembre 1928, p. 2.

(EUVRE DE MARIE LE FRANC 227

est d i f f ic i le de renouve le r sur l a m e r aux c6tes bretonnes>> 58. A ^ 59

ceci s ' a jou te chez certains une ame , un d6cor ~'' et une po6sie 6' cel t iques.

L'AMOUR DU PAYS LAURENTIEN

L ' in t6gra t ion de Marie Le Franc h la soci6t6 qu6becoise, et cel le de son ceuvre ~t l ' ins t i tut ion litt6raire du Qu6bec condui t une s6rie de d6bats sur le r61e jou6 par le pays sur sa carri6re d '6cr iva in , ainsi que sur le rejet et la d6fense de son ~euvre. Toutes ces quest ions influent sur le processus de nationalisat ion.

Sa relat ion avec le Canada est, selon les critiques, bas6e sur une compatibi l i t6 entre la personnali t6 de l ' au teur et l ' a tmosph6re g6n6rale du pays, sur un p rofond amour de la for~t laurent ienne et sur l ' e f f e t du temps. <<Notre pays r6pond parfa i tement ~ son temp6rament , 6crit R a y m o n d Douvi l le . El le s ' y sent p le inement chez elle>> '2. Pour Paulette Collet , Mar ie Le Franc, bien qu ' en t re <~deux exils)>, avait <<une pr6f6rence pour le Canada, mieux ac- cord6 ~ un t emp6rament 6pris de difficult6s, de lu res , de violence>> ~'3. Selon elle, le pays l ' a fagonn6 ~ tel point qu ' e l l e lui doit <~d'&re devenue un 6tre comple t et un 6crivain>> 64 et elle ne cessera j amai s <~ de reconnai tre sa dette envers lui ~>65

5, Georges Altman, <<Les Livres. Grand-Louis l'Innocent)) in l'Humanit~, 27 novembre 1927, p. 4.

~'~ St6phane Faye, ~Dans l'fle>> in Corymbe, 5e ann6e, n ~ 30, mai-juin 1936, p. 470.

"~ Louis Martin-Chauffier, ~Chronique des romans, Grand-Louis l'lnnocent, par Marie Le Franc>> in Marges, tome XL, 24e ann6e, n ~ 162, ler d6cembre 1927, pp. 274-275.

"' <<Le grand po6te celtique qu'est Marie Le Franc>> in Simone Ratel, ~ Grand-Louis le Revenant par Marie Le Franc. Vagabondage dans l'au-dela)> in Com~edict, 24e ann6e, n ~ 6399, 25 juillet 1930, p. 1.

62 Raymond Douville, <~Marie Le Franc en Mauricie>) in Corymbe, 5e ann6e, n ~ 30, mai-juin 1936. p. 443.

~,3 Paulette Collet, 1976, pp. 51-52. " Paulette Collet, 1976, pp. 51-52. ,,5 Paulette Collet, 1976, pp. 172-173.

228 D A N I E L C H A R T I E R

Comme l '6crivait son ami Sully-Andr6 Peyre, elle a souvent exprim6 un attachement pour <(son Canada>> 6'~, pour <d'amour quasiment physique qu ' i l lui respire>>" " ~7, notamment dans son (( Chant �9 6~ �9 �9 ~9 canadlen>) . Sa fr6quentation des forSts maurmlennes et des rues de Montr6al la conduit/~ s ' intdgrer de plus en plus au milieu qudbecois. En contrepartie, ce dernier la considSre de moins en moins comme une 6trang~re: elle <(a v~cu longtemps parmi nous, elle est l 'un de nous)> TM peut-on lire dans le communiqu~ de presse de l 'Sditeur de Visages de Montrdal. Pour Rina Lasnier, ce t te int6gration n ' a jamais 6t6 compl6te: ((nous ne l ' avons ni assez connue ni assez aim6e parce que nous ne lui avons pas donn6 la seule chose qu 'e l le ait secrStement dSsir6e:

^ 71 &re notre~) .

Ces difficult6s d ' int6gration deviennent 6videntes lorsqu 'on examine la r6ception de Visages de Montrdal. Dans une le t t re / l Robert France, Marie Le Franc 6crit: <<J'ai mis autant de temps ~. d6couvrir le Canada qu 'h d6couvrir la litt6rature. Je ne parle pas des gens, mais du pays et celui-l/t est un rude bonhomme.>> n Pourtant, son int6gration/l la litt6rature nationale ne va pas de soi pour le public: ((Le Canada ne sait pas assez qu' i i a, en Mlle Le Franc, une admirable artiste>~ 73 6crit ~ sa d6fense Louis Dantin. Soeur Marie-V6ronique signale qu 'en 1960, aucune mention n 'es t

~'~ Sully-Andr6 Peyre, <(Marie Le Franc>> in Marsyas (Aigues-Vives), 17e annde, n ~ 194, f6vrier 1937, p. 921.

"' Madeleine Ducrocq-Poirier, 1981, pp. 50-51. ~8 Marie Le Franc, ((Chant canadien)> in la Revue populaire (Montr6al),

octobre 1930, pp. 15-17 et repris in Aupays canadien-frangais. ,,9 Pour Paulette Collet, 1976, p. 36, c 'es t Iorsqu'<(elle d6couvre la forfit,

(que > Marie Le Franc cesse d '&re une 6trang6re, une exil6e. >> 70 [Anonyme], (( Visages de Montrbal, nouvelles de Marie Le Franc>> in

l'Ordre, 25 janvier 1925, p. 4 et repris in le Canada, vol. XXXII, n ~ 247, 26 janvier 1935, p. 2; in le Courrier de Saint-Hyacinthe, vol. 82, n ~ 49, l e t f6vrier 1935, p. 3 et in l'Action catholique, vol. XXVIII, n ~ 8681, 4 f6vrier 1935, p. 4.

7~ Rina Lasnier, <(Notre Marie Le Franc>> in les Carnets viatoriens, vol. XVI, n ~ l , j a n v i e r 1949, p. 24.

n Lettre de Marie Le Franc ~t Robert France dat6e du 14 aofit 1927 cit6e in Paulette Collet, 1976, p. 35.

,3 Louis Dantin, <(Grand-Louis l'Innocent par Mile Marie Le Franc>> in le Canada, 23 f6vrier 1928, p. 4.

(EUVRE DE MARIE LE FRANC 229

faite d'elle dans nos essais d'histoire litt6raire TM. Une situation plus dure encore que le m6pris semble la r6partie du lectorat canadien 75.

Dans une soci6t6 secou6e pendant les ann6es trente de forts courants nationalistes, Marie Le Franc pr6sente une vision propre du pays qui ne concorde pas toujours avec celle ~ laquelle on est habitu6. On est g6n6ralement d'accord avec les romans de la for~t, qui fournissent aux Canadiens <<une raison de plus d'aimer leur beau pays)> 7~, comme le dit Robert Rumilly, mais lorsque parak en 1935 Visages de Montreal, cela provoque une r6action de rejet. ,I1 est 6vident, 6crit Maurice H6bert, qu'au moment of~ elle a 6crit les premi6res esquisses de Visages de Montreal, elle ne nous connaissait pas encore beaucoup)) ~. Rapidement, elle redevient l'6trang~re s6journant au Canada; ne partageant plus la vision <<des visages du Montr6al canadien-fran~ais, religieux et morab> TM, son oeuvre, m~me 6ditre ~ Montrdal, s'int~gre diffi- cilement ~, la littrrature nationale. Presque tous les critiques disent n'avoir <<reconnu sur aucun de ces visages les traits de <leur> pays)>79. <<Pour voir ~t notre tour tant de bizarres visages, souligne Jeanne Mrtivier, il faudrait frrquenter des milieux bien

7, Soeur Marie-Vrronique, 1960, p. ix. 7~ Encore aujourd'hui, Marie Le Franc est oublire du Dictionnaire canadien

des noms propres de Michel Veyron, Sillery (Qudbec), Larousse Canada, 1989, 757 p. et elle est classre avec Georges Bugnet et Maurice Constantin-Weyer, parmi les ,originaux, envofltds, [...] rnarginaux)) par Laurent Mailhot, La Litt~rature qu~b~coise, Paris, Puf << Que sais-je ?)~, 1974, p. 53. Pour Madeleine Ducrocq-Poirier, cet oubli vient du fair ~<qu'aucun travail approfondi, aucun livre d'envergure ne lui a encore 6t6 consacrr>~ in Adrien Thrrio, <<Entrevue avec Madeleine Ducrocq-Poirier)) in les Lettres qubb~coises, n ~ 18, 6t6 1980, p. 64.

7~ Robert Rumilly, <<H~lier, ills des bois par Marie Le Franc>) in le Canada, 25 novembre 1930, p. 4.

77 << Littrrature canadienne. Quelques livres de chez nous. Visages de Mont- r~al )~ in le Canada franr juin 1935, p. 1018.

7~ E. B., <<Bibliographie. Marie Le Franc, Visages de Montr~al)) in Revue de l'Universit~ d'Ottawa, avril-juin 1937, pp. 252-253.

79 Rapha~lle-Berthe Guertin, <<Un livre de Marie Le Franc)) in le Bienpublic, 25 avril 1935, p. 12.

230 DANIEL CHARTIER

disparates et bien cosmopoli tes)) ~~ Ber the lo t Brunet d6nonce l 'a t t i tude renferm6e, de ses compatr iotes . Selon lui, Mar ie Le Franc ~ ense ignera peut-6tre (en 1977) h nos 6crivains c o m m e n t il faut pe indre ..c~ qu ' i l s connaissent trop bien)fl ' . Pierre Daviaul t , qui t rouve aussi ces personnages ~tr6s vrais)), conclu t ironi- quemen t ce d6bat en 6crivant: ~el le est du pays, au point de sou leve r des discussions dont nous n ' honorons pas un 6crivain tout b. fait 6tranger~fl ~.

UNE REVENDICATION QUI~BI~COISE

~ Marie Le Franc est n6tre d'habitation spirituelle sinon de domicile 16gal! )~

Alfred Desrochers, ~ Pr6face)) ~ la Randonn~e passionn~e. ~

L' in t~gra t ion de Marie Le Franc ~ la soci&6 canadienne-f ran- 9aise devai t permet t re ~. son ~euvre de prendre p lace ~. l ' in t6r ieur de l ' 6vo lu t ion de la litt6rature qu6b6coise. Cette institution- nal isat ion de ses ouvrages c o m m e n c e d6s la parution, en 1920, des Voix du coeur et de l ' d m e , comment6es par ie cr i t ique Louis Dant in qui donne le coup d ' e n v o i ~t la d~marche de revendica t ion de son oeuvre:

Je ne sais sices Voix appartiennent ou non ~i notre litt6rature [...], 6crit-il, mais je sais bien qu'elles rel~vent de la po6sie universelle. [...] D6cid6ment, puisqu'elle nous aime, nous la revendiquons pour nous. Elle a sa place toute prate dans le groupe ~i peine form6, mais ambitieux d6j~, de nos femmes-po~tes. ~'

"~ Jeanne [pseudonyme de Mbtivier, Jeanne], ~Les Livres. Visages de Mont- real par Marie Le Franc)) in le Devoir, vol. XXVI, n ~ 15, 19 janvier 1935, p. 5.

" Berthelot Brunet, ~ L'Autre Montr6al ~) in l'Ordre, 9 f6vrier 1935, p. 4. 82 Mais il 6crit en m~me temps qu'on la tient ~encore pour une 6trang6re.

Assez, en tout cas, pour que les Canadiens lui accordent l'attention qu'ils refu- sent ~. leurs 6crivains.)) Pierre Daviault, ~Critique litt6raire. Visages de Montreal par Marie Le Franc ~) in le Droit, 14 f6vrier 1935, p. 3.

,3 Montreal et Paris, Fides, 1961, p. 8. "4 Louis Dantin, ~Les Voix clu e~eur et de l'dme de Marie Le Franc)~ in la Re-

vue moderne, 15 avril 1921, pp. 12 et 15.

ff.UVRE DE MARIE LE FRANC 231

Selon Madele ine Ducrocq-Poir ier , Marie Le Franc <<ne fut pas insensible)) *s/t cette cons6cration. Nombreux seront les critiques qui, 5. la suite de Dant in , soul igneront l ' inspi ra t ion canad ienne des ceuvres, et leur place dans l 'histoire, encore j eune ~, de la litt6rature qu~b~coise.

Autan t en France q u ' a u Qu6bec, on constate que (des 6tendues canadiennes envahissent le site et la phrase~ ~ et que ~de cette ferveur ~pour le Canada~ devait se faire jour le g6nie de Marie Le Francrr~. Son ~inspira t ion canadienne, en d6finit ive la plus f6conde~ ~ (dui a inspir6, selon L6o-Paul Desrosiers, ses chants les plus beaux ~>~".

Dans une lettre qu ' e l l e lui adresse en 1962, Rina Lasnier 6crit: ~Vous resterez au rang des "d6fricheurs de l 'espr i t" car par votre oeuvre le paysage canadien a requ sa premiere gme~r ~'. Ce r61e, qui lui est attribu6, de p ionnier des lettres qu6b6coises en est un qui facilite son insert ion dans ie cadre national. On dit, dans les Cahiers de la Nouve l le -France de 1957, qu 'e l le poss6de ~une science du pays canad ien~ 9~ qui a cer ta inement contr ibu6e /t changer l ' image litt6raire du Qu6bec, et ce j u s q u ' e n France, ce dont t6moigne d 'a i l leurs Roger Vercel dans les Nouvel les litt~- raires de 1937: ~Si nous n ' a v o n s pas lu Marie Le Franc, nous en

"~ Madeleine Ducrocq-Poirier, 1981, pp. 26-27. ~" ~I1 faut admettre que celle-ci da litt6rature qu6b6coise~ est encore darts

son enfance en 1925, lorsque parait la premi6re 6dition de Grand-Louis l'Inno- cent, et m~me en 1934, alors que Marie Le Franc avait d6j/l 6crit ses meilleurs ouvrages.)) in Paulette Collet, 1976, p. 30.

" Sully-Andr6 Peyre, ~Marie Le Franc)) in Marsyas (Aigues-Vives), 15e ann6e, n ~ 171, mars 1935, p. 802.

"" Hector Talvart et Joseph Place, Bibliographie des auteurs modernes de languefrangaise (1801-1953), Paris, t~ditions de la Chronique des Lettres fian- ~aises, 1954, tome XII, p. 110.

~9 Madeleine Ducrocq-Poirier, 1981, p. 94. '~ L6o-Paul Desrosiers. ~Pr6face~ in la Rivi~re solitaire, Montr6al, Fides,

1957, p. 10. "~ Lettre de Rina Lasnier ~t Marie Le Franc dat6e du 2 avril 1962 cit6e in

Madeleine Ducrocq -Poiri er, 1981, p. 210. ": NDLR, t~La RiviOre solitaire)) in les Cahiers de la Nouvelle-France, n ~ 4,

janvier-mars 1957, p. 325.

232 DANIEL CHARTIER

sommes restds aux ddtestables "arpents de neige">> ~~. Selon les critiques, elle a en outre fait entrer/~ la fois la for6t ~ et Montr6al ~5 darts les lettres canadiennes, en plus d 'avoir 6t6 la premiere /l faire du coureur des bois, selon Germaine Gu~vremont, <<le h6ros sans faille d 'un roman>> 9~'. Madeleine Ducrocq-Poirier dit qu'elle a m6me ~<ouvert la voie aux chantres de la "Terre-Qu6bec">> ~7 et que <~les images et les figures fondamentales>) qu'elle a intro- duites dans son oeuvre <<deviendront celles de la littdrature qudb6coise bien avant que d'autres romanciers et po6tes du cru ne les reprennent/t leur compte ~9~.

Berthelot Brunet remarque qu'elle peut se permettre l 'uti- lisation d 'anglicismes et de canadianismes: << Sous la plume d 'une Canadien, dit-il, cela .,n'aurait choqu6, mais pas de Marie Le Franc. [...] Nos apprentis des lettres ont 1~ un sujet d'6tude tout pr6t: ce qui est pennis aux autres ne saurait nous &re pennis avant vingt ou trente ans>> ~. C'est par sa double appartenance culturelle que l 'auteur peut jouer, une fois nationalis6, un r61e de prdcurseur/~ l'int6rieur d 'une litt6rature au d6pa~06trang~re. Vite, elle devient un <<enrichissement pour nous>r et partie de l'histoire: <<I1 sera difficile dans quelques ann6es, 6crit Claude-

"~ Roger Vercel, ~Terres vierges, ~mes inexplor6es. Marie Le Franc et la connaissance de I'Ouest>> in les Nouvelles litt~raires, 13 f6vrier 1937, p. 3.

"~ ~ Le jour off ils <nos 6crivains> auront compris les le~:ons de cette femme, un grand pas sera fait dans notre litt6rature. ~> 6crit Raymond Marcel, ~ Marie Le Franc et la flore canadienne. I>> in le Devoir, vol. XIII, n ~ 192, 17 aofit 1940, p. 12. Cette opinion sera contest6e par un lecteur du Devoir, qui r6plique: ~I1 semble que M. Harry Bernard n 'a pas attendu Mme Le Franc pour ouvrir les yeux.>> Ferrier Chart ier , , Lettres au Devoir. R6ponse ~ M. Marcel Raymond>> in le Devoir, vol. XXXI, n ~ 198, 24 aofit 1940, p. 9.

95 ~ Bien avant Gabrielle Roy, , 6crit Paulette Col let, 1976, p. 169. Cit6e par Paulette Collet, 1976, pp. 103-104.

9, Madeleine Ducrocq-Poirier, 1981, p. 127. ~8 Madeleine Ducrocq-Poirier. ~Les images fondamentales de la litt6rature

qu6b6coise dans les romans de Marie Le Franc~> in Etudes canadiennes, vol. VI, n ~ 8,juin 1980, p. 61.

.)9 Berthelot Brunet, <~Remarques sur la RiviOre solitaire>> in l'Ordre, 16 f~vrier 1935, p. 4.

~0o Roger Duhamel, <~La Vie des lettres. [...] R66dition de la Rivi~re solitaire, de Marie Le Franc>> in la Patrie, vol. XXIV, n ~ 8, 23 f6vrier 1958, p. 34.

(EUVRE DE MARIE LE FRANC 233

Henri Grignon d~s 1931, d'6crire une histoire de notre litt6rature sans parler de Marie Le Franc, ~~

Une fois qu'elle a pris <<place parmi les classiques de notre litt6rature>/~ qu'elle figure <<en place d'honneur parmi les 6crivains canadiens>> '~ il devient plus facile, pour l'institution, de chercher ~ nationaliser m6me les ouvrages qui n'ont pas comme inspiration premiere ou comme lieu du r6cit le pays. Ainsi, en 1976 c'est <<dans ]a litt6rature canadienne-franqaise de son 6poque>> que ~<Grand-Louis l'Innocent trace une voie /t part>> ~~ I1 devient ainsi <<notre premier Femina>> et s'il <<se passe en Bretagne>L cela importe peu: <<ce Grand-Louis, 6crit Adrien Th6rio en 1978, fait partie de la galerie de nos survenants)/~

<~Ce qui est &range, c'est ce que soit des 6trangers qui viennent nous faire la le~on>~ ~~ fait remarquer Raymond Marcel en 1940. L'int6gration de l'ceuvre de Marie Le Franc ne veut pas dire que sa naissance ~ l'6tranger soit oubli6e. Adrien Th6rio rappelle que la nature << a 6t6 surtout chant6e par des 6crivains qui sont peut-&re n6tres, mais qui ne sont pas n6s au pays>> ~07. Si <<nul ne parle mieux de ia neige au pays de Qu6bec>> '~ comme l'6crit Pierre Daviault et que l'on appr6cie et reconnaR <des qualit6s sup6rieures>> de ses ouvrages, un certain nombre de

,o~ Valdombre [pseudonyme de Grignon, Claude-Henri], ~ La Vie litt6raire. Le dernier livre de Marie Le Franc. in le Canada, vol. XXIX, n ~ 225, 28 d6cembre 1931, p. 7.

.n Julia Richer, <<La Randonn~e passionn~e de Marie Le Franc. in Notre Temps, vol. XVII, n ~ 20, 24 mars 1962, p. 5.

,03 [Anonyme], <~La Randonn~e passionnbe par Marie Le Franc. in Notre Temps, vol. XVII, n ~ 22, 7 avril 1962, p. 5.

,0. Patrick Imbert, <<Les Livres ~t revisiter. Grand-Louis l'Innocent ou le Rejet du faux. in les Lettres qu~b~coises, novembre 1976, p. 31.

~~ Adrien Th&io, ~< A retenir pour vos lectures. Notre premier Femina. in les Lettres qu~bkcoises, septembre 1978, p. 69.

'~ Raymond Marcel, ~<Marie Le Franc et la flore canadienne. I I . in le Devoir, vol. XIII, n ~ 186, 10 ao~t 1940, p. 10.

t,7 Adrien Th6rio, ~<Marie Le Franc. in les Lettres qu~b~coises, novembre 1976, p. 26.

~~ Pierre Daviault, ~<Critique litt6raire. La Rivi&e solitaire par Marie Le Franc. in le Droit, 9 mai 1935, p. 3.

234 DANIEL CHARTIER

critiques partagent toujours le regret de Claude-Henri Grignon: (<je voudrais bien ~les) voir signrs d'un nom canadien-fran- ~ais ~09

LE SPECTRE DE MARIA CHAPDELA1NE

~ Deux 6crivains 6trangers, deux maudits Fran~ais auront vu notre pays tel qu'il est: Louis Hrmon et Marie Le Franc. Valdombre [pseudonyme de Claude-Henri Grignon], 1931 t~~

Pour de nombreux critiques, la comparaison des ouvrages de Marie Le Franc avec Maria Chapdelaine de Louis Hrmon sem- ble presque naturelle. Le succrs d'rdition qu'a 6t6 le roman de Hrmon est tel qu'il y a, drs les annres 1930, ~<une imaginaire littrraire du Canada imprimre dans les esprits,'" et qu'~on 6voque malgr6 soi Maria Chapdelaine,'~, comme l'rcrit Charles Bourdon de la Revue des lectures de Paris. Darts les Nouvelles littOraires, Edmond Jaloux parle m~me d'un sommet atteint et insurpassable: ~On efit pu croire, dit-il, qu'aprrs Maria Chap- delaine, le Canada ffit un terrain interdit aux 6crivains. Avec Mme Marie Le Franc, il n'en est rich)) "~.

Les lieux, les thrmes, la manirre, la situation d'immigrant breton install6 au Qurbec font que les rrcits de Marie Le Franc, notamment Grand-Louis l'Innocent et la RiviOre solitaire, sont comparrs ~ l'inrvitable roman du Canada fran~ais. ~Aprrs Maria Chapdelaine)> "~ ou ~en assez bonne place, /t crt6 de Maria

,o9 Souche Vital [pseudonyme de Grignon, Claude-Henri], <~ La Vie de l'esprit. La littrrature fran~aise. La Randonn~e passionnOe, in En Avanti. 15 janvier 1937, p. 2.

u0 ~La Vie littrraire. Le dernier livre de Marie Le Franc, in le Canada, vol, XXIX, n ~ 225, 28 drcembre 1931, p. 1.

"' Henry Bidou, aLe Mouvement littrraire. La Rivi~re solitaire, in Revue de Paris, ler fbvrier 1935, p. 698.

"~ Charles Bourdon, ~<Les Romans. Marie Le Franc, La Rivikre solitaire, in laRevue des lectures, XXIIle annre, n ~ 2, 15 frvrier 1935, p. 169.

m Edmond Jaloux, ~L'Esprit des livres. [...] La Rivi~re solitaire, par Marie Le Franc, in lesNouvelles littOraires, n ~ 641, 13e annre, 26 frvrier 1935, p. 5.

" ' Raymond Escholier, ~Deux livres de femme. [...] Hklier, ills des bois par Marie Le Franc, in le Petit Journal, n ~ 24519, 4 mars 1930, p. 4.

IzLrVRE DE MARIE LE FRANC 235

Chapdelaine)) ~5 les compara isons abondent. ~ M ~ m e saveur que Maria Chapdelaine)) H' 6crit John Charpent ier du Mercure de France, ~Jamais l ivre ne m ' a remu6e c o m m e celui-l~t. Si, un autre: Maria Chapdelaine!)~'7 dit Mar ie Jade de Rappel. M 6 m e L6o-Paul Desros iers dans sa pr6face ~. la Rivi~re solitaire de 1957 6crit: ~ Son th6me 6tait en bonne partie s emblab le / t celui de Maria Chapdelaine )) H~.

D'au t r e s commenta teurs soul ignent les d ivergences avec le r6cit de Louis H6mon, mais partagent cette id6e qu ' i l est une r6f6rence par rappor t ~ laquel le les ouvrages de Marie Le Franc, et parfois toutes ies oeuvres qu6b6coises, do iven t 6tre jug6s. On sait q u ' e n France, ce j u g e m e n t se perp6tuera j u squ ' h nos jours Hg.

Parmi ceux qui vo ien t surtout les diff6rences, on ret ient Ber the lo t Brunet: ~ je t rouve une Maria tout court et qui est en mfime temps une autre Mariachis"; Pierre Daviaul t : ~ le talent de ces auteurs diff6re compl6tement)~ ~' et Jean-Char les Harvey: ~ D ' a u c u n ont compar6 Grand-Louis l'Innocent ?t Maria Chap- delaine. Ceux- l~ n ' a v a i e n t pas lu les deux livres)) ~ . Tout en le rapprochant de Maria, Louise Martial de Point et Virgule range Grand-Louis l'Innocent sur un rayon ~r6serv6 aux oeuvres modernes de femmes)) ~ - une opinion assez marginale , mais qui

,,s [Anonyme], ~{Le dernier roman de Marie Le Franc analys6 par Maurice Constantin-Weyer)) in le Nouvelliste, 15 mars 1930, p. 8.

.6 John Charpentier, ~ Revue de la quinzaine. La Rivi~re solitaire)) in Mer- cure de France, 46e ann6e, tome XXLX, n ~ 888, 15 juin 1935, p. 590.

.7 Marie Jade, {<Livres de femmes)) in Rappel, 59e ann6e, n ~ 20818, 20 no- vembre 1927, p. 3.

H, L6o-Paul Desrosiers, ~Pr6face)) in la Rivi~re solitaire, Montr6al, Fides, 1957, p. 8.

'"~ Les romans de Jacques Godbout, comme ceux de Robert Lalonde, sont encore souvent compar6s ~ Maria Chapdelaine dans la presse parisienne.

,20 Berthelot Brunet, {~Remarques sur la Rividre solitaire)~ in l'Ordre, 16 f6vrier 1935, p. 4.

~2, Pierre Daviault, ~Critique litt6raire. La Rivi~re solitaire par Marie Le Frane)~ in le Droit, 9 mai 1935, p. 3.

,22 Jean-Charles Harvey, ~Critique litt6raire. Une opinion sur Grand-Louis l'lnnocent)) in laRevue moderne, vol. IX, n ~ 9, juillet 1928, p. 9.

~z3 Louise Martial, ~Prix Femina - Vie heureuse 1927. Grand-Louis l'Inno- cent par Marie Le Franc)~ in Point et Virgule, n ~ 4, f6vrier 1928, p. 22.

236 DANIEL CHARTIER

r e jo in t le c o m m e n t a i r e de D a n t i n sur les Voix du coeur et de

l '6me.

G r a n d - L o u i s et la R iv ik re so l i ta ire r ego iven t aussi un j u g e - m e n t de va leu r en fonc t ion de la n o r m e M a r i a Chapdela ine: soi t m o i n s b o n s ':4, c o m p a r a b l e s '25 ou mei l leurs ':~. A c e s c o m p a r a i s o n s s ' a j o u t e dans le cas de G r and- Lou i s la r e s s e m b l a n c e avec le con tex te de r6cept ion du r o m a n de Louis H6mon . Tous deux

d ' a b o r d publ i6s au Qu6bec sans q u ' o n en fasse g rand cas, ils son t devenus , une fois parus en France , de g rands succ6s canad iens . La r ep r6sen ta t ion du C a n a d a pa r ces 6trangers , tous deux Bre - tons, a choqu6 cer ta ins 6cr iva ins locaux qui c h e r c h a i e n t na t i ona l i s e r la l i t t6rature et ~ la rendre plus i nd6pendan t e face i ' i n s t i t u t i on f rangaise .

~ Q u e lui d e v o n s - n o u s d o n c ? se d e m a n d e Rina Lasnier : ce que nous d e v o n s ~t Louis H6mon, une gloi re c a n a d i e n n e que nous n ' 6 t i o n s pas pr6ts ~ susciter, ma i s que nous aur ions dO re- conna~tre au m o i n s en m 6 m e t emps que la France)) ~27. M ~ m e

':' ~L'auteur de Grand-Louis l'Innocent n6glige beaucoup plus que ces de- vanciers ~Louis Hbmon et Maurice Constantin-Weyer) l'int6r& romanesque)) Jacques Carton, ~ Bibliographie. La Rivi~re solitaire par Marie Le Franc)~ in la France militaire, 28 mars 1935, p. 2; ~Ce qui manque ~i Rose-Aim6e, et qui grandit Maria Chapdelaine, c'est une d6tresse int6rieure. )) Lucien Parizeau, ~Les Id6es et les Faits. I. Sur un livre de Marie Le Franc~) in l'Ordre, 31 janvier 1935, p. 2 et ~ Autant le roman canadien d'H6mon est net, sobre, d6cisif, autant le roman breton de Mile Le Franc est trouble et vague.~) Jacques Nanteuil, ~Les Livres)) in le Domaine (Le Havre), 15 f6vrier 1928, p. 161.

,25 ~ Le roman de cet 6crivain de race ~ Grand-Louis l'lnnocent) rut accueilli avec autant de faveur que la Maria Chapdelaine de Louis H6mon.)~ Hector Talvart et Joseph Place, Bibliographie des auteurs modernes de langue frangaise (1801-1953), Paris, Editions de la Chronique des Lettres frangaises, 1954, tome XII, p. 110.

~2~, ~Aucune page de Louis H6mon ne m'a jet6, aussi violemment, en pleine figure, le parfum d'6rables et de "bois franc" qui est celui de la province de Qu6bec. )) Maurice Constantin-Weyer, ~ Le dernier roman de Marie Le Franc)) in le Nouvelliste, 15 mars 1930, p. 8 ; , Certes, le roman de Louis H6mon avait de la fra~cheur, de l'ing6nuit6, mais il manquait de bien des qualit6s qui font le charme et la valeur de Grand-Louis l'Innocent. ~ M.O., ~Marie Le Franc, Grand-Louis l'lnnocent)) in Divan, 20e ann6e, janvier 1928, p. 40.

,~7 Rinna Lasnier, ~Notre Marie Le Franc~) in les Carnets viatoriens, vo[. XVI, n ~ 1, janvier 1949, p. 24.

~LrVRE DE MARIE LE FRANC 237

r6action du critique Sainte-Foy dans Ia Presse: <<Pas un journal, pas une revue n'en a dit un simple mot. De sorte qu'aujourd'hui on ne connalt pas plus Grand-Louis l'Innocent que l 'homme de la lune. Bon! voil~ la r6p&ition du r6cit de Louis H~mon, 12". Seul Jean-Charles Harvey n'en ressent aucun remords: <<je ne puis m'emp~cher de croire, au risque de passer pour un Philistin, que le Canada ne s'est pas tromp~ en ignorant jusqu'en 1927 un volume imprim6 chez lui en 1925, ~29.

Cette ombre continuelle de Maria Chapdelaine sur les ouv- rages de Marie Le Franc permet-elle de pr~ciser leur apparte- nance nationale? Oui et non. Si Maria Chapdelaine appartient nettement ~ la litt~rature qu~b6coise, il n'en reste pas moins qu'il s'agit d'un cas complexe, ambigu, off les tiraillements du milieu litt6raire t~moignent du malaise qu'a provoqu~ la publication d'un si bon roman canadien ~crit par un &ranger. Lorsqu'~t peine dix ans plus tard Marie Le Franc arrive et semble vouloir, bien inconsciemment, suivre ie m~me chemin, cela a tout pour exasp~rer les membres d'une communaut~ litt~raire encore bien fragile. La comparaison avec le r~cit de Louis H6mon com- plexifie la nationalisation litt~raire de l '~uvre de Marie Le Franc plus qu'eile ne la favorise ou ne la compromet.

CRITI~RES DE NATIONALISATION LITTI~RAIRE

L'analyse de la r6ception des ceuvres de Marie Le Franc nous apprend donc que dans un processus de nationalisation cela peut, dans certains cas, prendre plusieurs ann6es avant que l'appar- tenance nationale d'un corpus soit tout ~t fait claire. Dans le cas d'6crivains ~t double appartenance culturelle, le probl6me ap- para~t plus explicitement encore, puisque deux mouvements s'affrontent et tentent de ramener ~ eux des ouvrages qu'ils revendiquent.

,2, Sainte-Foy, <<Lettre de Qu6bec. Une ddcouverte)~ in la Presse, 13 d6cembre 1927, p. 6.

n0 Jean-Charles Harvey, <<Critique litt6raire. Une opinion sur Grand-Louis l'Innocent)) in la Revue moderne, vol. IX, n ~ 9, juillet 1928, p. 9.

238 DANIEL CHARTIER

Dans le cas qui nous occupe, les critiques ont utilis6s une s6rie de crit~res de s61ection pour justifier leurs choix quant ~ la nationalit6 litt6raire de l'auteur. Parmi ceux-ci, on peut retenir: 1) la nationalit6 de l'6crivain (qui peut 6tre simple ou multiple); 2) son lieu de r6sidence (fixe ou variable); 3) le lieu de publication de ses ~euvres (les r66ditions peuvent brouiller les cartes, comme dans le cas de Maria Chapdelaine et de Grand-Louis l'lnnocent); 4) le lieu off se d6roule le r6cit (le cas 6ch6ant); 5) les lecteures vis6s (ou ~d'horizon d'attente)~ du rbcit); 6) la perception du public face ~t tous ces crit~res (par exemple, n6 en Angleterre, Harry Bernard n'est pas consid6r6 par le public comme un 6tranger) et 7) l'inscription de l'ceuvre par l'institution litt~raire dans une histoire litt6raire nationale.

Ces caract6ristiques, se rapportant aux auteurs comme ~ leurs ouvrages, peuvent servir de crit6res de s61ection pour d6terminer un corpus national. Bien stir, cela ne r~gle en rien la question de la pertinence de cette id6e de ~ litt6rature nationale~, ni les litiges qui surviennent dans le cas des 6crivains ~ double appartenance culturelle. Certains auteurs, comme Marie Le Franc, rel6vent si bien de deux syst~mes litt6raires que ce qui semble l'emporter dans ces cas, c'est la force de coh6sion des syst6mes: ici, il va sans dire que la nationalisation qu6b6coise de l'~euvre de Marie Le Franc s'est trouv6 facilit6e par l'origine bretonne, plut6t que frangaise, de l'eeuvre et de l'auteur.