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La négation La négation chez Hegel Laurent Giassi Philopsis : Revue numérique http://www.philopsis.fr Les articles publiés sur Philopsis sont protégés par le droit d’auteur. Toute reproduction intégrale ou partielle doit faire l’objet d’une demande d’autorisation auprès des éditeurs et des auteurs. Vous pouvez citer librement cet article en en mentionnant l’auteur et la provenance. Introduction : position et négation Dans un passage célèbre de son David Hume (1787) Jacobi évoque le souvenir que lui a laissé la lecture de l’analyse kantienne de l’existence dans l’écrit précritique de 1763, L’unique fondement possible d’une démonstration de l’existence de Dieu. La découverte de l’irréductibilité de l’existence l’a ravi au point de lui donner de « violents battements de cœur » comme Malebranche devant le Traité de l’homme de Descartes 1 . Pour un penseur comme Jacobi faisant de l’existence l’objet d’une révélation antérieure et supérieure à toute conceptualisation, il fallait bien pour ainsi dire une révélation personnelle susceptible de l’éclairer dans sa démarche philosophique. Même si Jacobi n’épargne pas ses critiques à l’idéalisme de Kant contraire à la croyance en la réalité qu’implique une telle révélation 2 , le ton est donné. La positivité de l’existence devient un thème omniprésent dans la séquence philosophique qui s’ouvre immédiatement après Kant et ce n’est pas le moindre des paradoxes que la montée en puissance de l’idéalisme allemand s’accompagne d’une attention extrême à l’existence 1 Jacobi, David Hume et la croyance ou Idéalisme et réalisme, 1787, trad. Louis Guillermit, Université de Provence, 1981, p. 312-313. 2 Ces critiques sont précisées aussi bien dans « l’Appendice sur l’idéalisme transcendantal » du David Hume que dans Ueber das Unternehemen des Kriticismus die Vernunft zu Verstande zu bringen und der Philosophie überhaupt eine neue Absicht zu geben (1801).

La négation - Philopsis · 2020. 2. 3. · La thèse kantienne : l’être comme Position et la positivité du négatif Avant d’analyser la signification de la négation chez Hegel

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  • La négation La négation chez Hegel

    Laurent Giassi Philopsis : Revue numérique

    http://www.philopsis.fr

    Les articles publiés sur Philopsis sont protégés par le droit d’auteur. Toute reproduction intégrale ou partielle doit faire l’objet d’une demande d’autorisation auprès des éditeurs et des auteurs. Vous pouvez citer librement cet article en en mentionnant l’auteur et la provenance.

    Introduction : position et négation

    Dans un passage célèbre de son David Hume (1787) Jacobi évoque le

    souvenir que lui a laissé la lecture de l’analyse kantienne de l’existence dans l’écrit précritique de 1763, L’unique fondement possible d’une démonstration de l’existence de Dieu. La découverte de l’irréductibilité de l’existence l’a ravi au point de lui donner de « violents battements de cœur » comme Malebranche devant le Traité de l’homme de Descartes1. Pour un penseur comme Jacobi faisant de l’existence l’objet d’une révélation antérieure et supérieure à toute conceptualisation, il fallait bien pour ainsi dire une révélation personnelle susceptible de l’éclairer dans sa démarche philosophique. Même si Jacobi n’épargne pas ses critiques à l’idéalisme de Kant contraire à la croyance en la réalité qu’implique une telle révélation2, le ton est donné. La positivité de l’existence devient un thème omniprésent dans la séquence philosophique qui s’ouvre immédiatement après Kant et ce n’est pas le moindre des paradoxes que la montée en puissance de l’idéalisme allemand s’accompagne d’une attention extrême à l’existence

    1 Jacobi, David Hume et la croyance ou Idéalisme et réalisme, 1787, trad.

    Louis Guillermit, Université de Provence, 1981, p. 312-313. 2 Ces critiques sont précisées aussi bien dans « l’Appendice sur l’idéalisme

    transcendantal » du David Hume que dans Ueber das Unternehemen des Kriticismus die Vernunft zu Verstande zu bringen und der Philosophie überhaupt eine neue Absicht zu geben (1801).

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    dans son surgissement, aux structures eidétiques et ontologiques de la facticité3. Quelques décennies plus tard cette promesse de veiller à la positivité de l’existence a été trahie : qu’il s’agisse de Schopenhauer, tordant le transcendantalisme kantien en confondant l’apparition et l’apparence (le monde phénoménal étant le voile de Maya) ou de Friedrich Schlegel, faisant du système hégélien une divinisation de l’esprit de négation4, c’est la part méphistophélique, négatrice, qui semble l’avoir emporté sur la part faustienne, affirmatrice, accueillante à l’être. Certes les choses ne sont pas aussi tranchées : la plupart des critiques de Kant avaient déjà souligné la dimension destructrice de la philosophie critique, travail de sape de la métaphysique traditionnelle, voire de la morale par son rationalisme radical et son apparent subjectivisme. Et Jacobi lui-même ne manquera pas, comme on l’a dit, de faire chorus en faisant de l’idéalisme un nihilisme qui s’ignore5.

    On se propose ici de montrer comment la séquence ouverte par Kant permet de comprendre cette caractéristique de la pensée idéaliste qui pose l’être comme indépendant de la pensée (positivité) tout en donnant un nouveau sens à la négation qui n’est ni logique (contradiction) ni ontologique (le néant). Dans sa période précritique Kant soutient la thèse de l’être comme position, ce qui a des conséquences sur la façon de penser la négation comme variété de la position, si on admet la distinction kantienne entre opposition logique et opposition réelle. Hegel, de son côté, poursuit la désontologisation de la res cogitans commencée par Kant et désanthropologise la pensée en faisant du Concept la structure intelligible de tout être. Si la pensée est bien Concept, ou pensée objective, alors la contradiction n’est plus seulement affaire de discours : négation et contradiction deviennent alors des auxiliaires indispensables pour écrire l’être dans son déploiement catégoriel sans faire du négatif un être ou un moindre-être.

    La thèse kantienne : l’être comme Position et la positivité du négatif

    Avant d’analyser la signification de la négation chez Hegel on

    rappellera la façon dont Kant articule position et négation dans le cadre de la philosophie précritique : la négation dialectique s’éclaire quand on comprend pourquoi Hegel modifie la thèse kantienne de l’être comme position absolue.

    Cette thèse se comprend dans un contexte polémique contre la logicisation intégrale de l’être présente dans la métaphysique wolffienne à laquelle Kant oppose de nombreuses objections dès ses écrits précritiques, la Nouvelle explication des premiers principes de la connaissance métaphysique (1755) et L’Unique fondement possible d’une démonstration

    3 Le développement de la W.L. de Fichte, la philosophie du dernier

    Schelling… 4 Schlegel, Philosophie des Lebens, 1828, Erste Vorlesung. 5 Jacobi, « Lettre de Jacobi à Fichte », in Lettre sur le nihilisme, trad. Ives

    Radrizzani, Paris, GF-Flammarion, 2009.

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    de l’existence de Dieu (1763). L’idéalisme critique de Kant suppose la remise en cause de la déduction de l’existence à partir du concept, le rejet de toute conception prédicative de l’existence irréductible et antérieure à la possibilité. Avant que Kant ne généralise cette thèse, c’est d’abord dans le cas de Dieu que s’effectue cette délogicisation de l’être qui devait faire vaciller la métaphysique wolffienne. Dans la seconde section de la Nouvelle explication consacrée à l’analyse du principium rationis sufficientis, suivant les critiques déjà esquissées par Crusius6, Kant distingue ce que Wolff a confondu : les raisons d’être de la chose et les raisons de la connaître. Dans son Ontologia Wolff avait ainsi défini le principium rationis sufficientis :

    « Ex rationem sufficientem intelligimus id, unde intelligitur, cur

    aliquid sit »7

    La ratio sufficiens englobe pour ainsi dire le concept de causa car la ratio rend compte de l’existence des choses et de leur détermination intelligible :

    « […] Der Grund ist dasjenige, wodurch man verstehen kann, warum etwas ist, und die Ursache is ein Ding, welches den Grund von einem andern in sich enthält »8 [La raison est ce par quoi on peut comprendre pourquoi quelque chose est et la cause est une chose qui contient en soi la raison d’une autre]

    Comme rien ne vient de rien et qu’il est impossible que quelque chose vienne de rien9 tout ce qui n’existe pas de façon nécessaire a conséquemment une raison suffisante (zureichenden Grund) qui explique pourquoi il est et doit être en soi possible tout en ayant une cause (Ursache) qui le rende effectif (die es zur Würklichkeit bringen kann)10. Sur le plan des principes l’Ursache est entièrement subordonnée au Grund et cette priorité se trouve dans l’intitulé du principe de raison suffisante.

    Kant critique cette définition car elle est pour lui de nature redondante, pour ne pas dire tautologique : dire que le principe de raison suffisante explique pourquoi une chose est, c’est dire que « la raison est ce qui permet de comprendre pour quelle raison une chose est, au lieu de ne pas être » car Wolff a commis l’erreur de mêler « le défini » [la raison suffisante] à la définition [le principe de raison]. Le cur n’a aucune valeur explicative, il ne fait qu’expliciter la ratio. Afin d’éviter une telle stérilité et de redonner à l’être (cur..sit) toute sa place Kant distingue alors la « raison “antérieurement  ” déterminante » et la « raison “postérieurement” déterminante » :

    6 Wolff, Dissertatio de usu et limitatibus principii rationatis determinantis

    vulgo sufficientis, Leipzig, 1713. 7 Wolff, Philosophia prima sive Ontologia, 1736, caput II, §56. 8 Wolff, Vernünftige Gedancken von Gott, der Welt und der Seele des

    Menchen, auch allen Dingen überhaupt, §30. 9 Ibid., §28. 10 Ibid., §30.

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    « La raison “antérieurement ” déterminante est celle dont la notion

    précède ce qui est déterminé, c'est-à-dire sans la supposition de laquelle le déterminé n’est pas intelligible. La raison “postérieurement” déterminante est celle qui ne serait pas posée si la notion déterminée par elle ne l’était pas déjà d’ailleurs. On pourrait appeler aussi la première raison celle qui répond à la question « Pourquoi », c'est-à-dire celle qui concerne l’être ou le devenir, la seconde celle qui répond à la question « Quoi », c'est-à-dire celle qui concerne la connaissance. »11

    Cette distinction scolastique entre deux raisons déterminantes essaie

    de déconstruire, à l’intérieur même de l’ontologie, la thèse métaphysique de la causa sive ratio qui confondait l’ordre ontologique et l’ordre logique, l’être et le connaître. L’exemple que prend Kant pour illustrer cette distinction ne fait pas sentir tout de suite les effets de ce dédoublement de la raison suffisante en deux raisons déterminantes : la « ratio antecendenter determinans » ou raison antérieurement déterminante explique pourquoi une chose est ce qu’elle est, en répondant à la question « Pourquoi ? » ; la « ratio consequenter determinans » ou raison postérieurement déterminante exprime le fait que la chose est. Kant prend un exemple tiré de la physique pour illustrer cette distinction : les éclipses des satellites de Jupiter sont la ratio cognoscendi – la raison postérieurement déterminante – de la connaissance de la propagation non-instantanée de la lumière qui a une certaine vitesse. Mais la raison d’être de cette propagation, la ratio essendi ou raison antérieurement déterminante, réside ici dans la nature des globules élastiques de l’éther12. Sans cette raison déterminante il n’y aurait rien de déterminé. Comme on le voit il y a loin ici de la thèse qui ferait de l’existence un quod brut irréductible au quid car Kant conserve le terme de ratio pour désigner l’ordre de la connaissance et l’ordre de l’être. C’est dans les conséquences qu’il en tire dans le cas du concept de Dieu que la thèse kantienne manifeste son originalité, lorsqu’il s’intéresse aux « raisons qui déterminent l’existence »13. Dans le cas de Dieu dont Kant présuppose ici l’existence nécessaire, conformément à la tradition, il n’est pas possible d’appliquer cette distinction. Aucune chose ne peut être la cause de son existence, ce qui est compréhensible pour tout être fini, mais cela vaut aussi de Dieu : comme la cause est par nature antérieure à l’effet, Dieu ne peut être à la fois antérieur et postérieur à lui-même14. Le Corollaire que Kant dégage est essentiel :

    « En conséquence, tout ce qui existe par une nécessité absolue existe, non pas à cause d’une raison, mais parce que l’opposé est tout à fait impensable. Cette impossibilité de l’opposé constitue la « raison de

    11 Kant, Premiers principes, Section II, Prop. IV, Œuvres philosophiques, t.

    1, Paris, Gallimard, 1980, p. 119-120. 12 Ibid., p. 121. 13 Ibid., Prop. V, p. 123. 14 Ibid., Prop. VI, p. 124.

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    connaître » de l’existence, mais la raison déterminante fait alors totalement défaut. Cela existe ; il suffit de l’avoir dit et de l’avoir conçu. »15

    Dire qu’il n’y pas de raison antérieurement déterminante pour rendre compte de l’existence nécessaire de Dieu, c’est rendre difficile le trajet ontologique qui fait passer du possible à l’existence, le possible étant ce concept-limite entre l’être et le néant, concept qui rend possible la démonstration de l’existence nécessaire de Dieu. Kant tire la conséquence de cette absence de raison déterminante : au lieu d’aller du possible à l’existence selon une nécessité logique et ontologique – pour que A existe il faut que A soit possible, c'est-à-dire non-contradictoire – Kant inverse la relation comme l’indique la proposition VII :

    « Il existe un être dont l’existence précède la possibilité même et de lui et de toutes choses et dont on dit pour cette raison qu’il existe de façon absolument nécessaire. Cet être est appelé Dieu »16.

    La démonstration de Kant est la suivante : parler de possible en terme

    de non-contradiction, comme le fait la métaphysique, n’a de sens que si on pose a) une pluralité de notions compatibles/incompatibles entre elles, ce qui suppose un acte de comparaison b) une pluralité de choses déjà existantes à comparer. Si on opère un passage à la limite on comprend que tout possible suppose une existence nécessaire (Dieu) et on voit à quoi aboutit Kant avec son dédoublement du principe de raison suffisante : contester le traitement indifférencié que subissaient Dieu et les choses finies à partir de la catégorie de possible comme c’est le cas dans la Théologie naturelle de Wolff qui traite de l’existence nécessaire de Dieu. Selon Wolff Dieu est en effet le seul être qui, contenant dans son essence la raison suffisante de sa propre existence, contient la raison suffisante de l’existence de tout le reste. Si on cherche la cause de la cause de toutes les existences, il faut la trouver dans une essence dont les déterminations essentielles sont telles que l’existence en découle nécessairement :

    « Dieu contient toutes les réalités compossibles prises en leur degré

    absolument suprême. Or Dieu est possible. C’est pourquoi, puisque le possible peut exister, l’existence peut lui appartenir. En conséquence, l’existence est une réalité, et comme les réalités qui peuvent appartenir à la fois à un être sont compossibles, elle est du nombre des réalités compossibles. L’existence nécessaire appartient donc à Dieu, ou ce qui, revient au même, Dieu existe nécessairement »17

    Une fois qu’on a démontré que Dieu est possible, puisque le possible peut exister, l’existence nécessaire peut lui appartenir à tire de propriété

    15 Ibid. 16 Ibid., p. 125 17 Wolff, Theologia naturalis, II, 21 (trad. par Etienne Gilson dans L’Être et

    l’Essence, Paris, Vrin, 1987, p. 183).

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    compossible. De même que le principe de raison suffisante rend compte de l’existence de Dieu, de même il rend compte de la création des contingents. Kant remet en cause cette démonstration, de même qu’il montre le caractère passablement artificiel de l’argument ontologique qui prétend déduire l’existence d’un concept (Dieu comme être comprenant toutes les réalités) alors que ce concept est le seul qui justement rend impossible une telle déduction puisque « Dieu est le seul de tous les êtres en qui l’existence soit première, ou, si l’on préfère, en qui l’existence soit identique à la possibilité »18.

    Cette critique de la preuve de l’existence de Dieu forme le noyau de la Première partie de L’unique fondement possible d’une démonstration de l’existence de Dieu où Kant poursuit sa critique de la métaphysique wolffienne en montrant qu’on ne peut déduire l’existence de l’essence de Dieu de façon analytique. D’abord l’existence n’est pas un prédicat, au sens de la détermination logique du sujet : logiquement on peut imaginer un être qui possède toutes les propriétés sans exister – c’est un abus de langage de considérer l’existence comme un prédicat analogue aux autres. Ce n’est pas l’existence qui est un prédicat du possible mais les prédicats du possible qui s’attribuent à un existant découvert par l’expérience. C’est pourquoi au lieu de dire « le narval existe » on devrait dire « à un certain animal qui existe, appartiennent les prédicats que je pense, en les réunissant dans le concept du narval »19. Le caractère non-prédicatif de l’existence fait que celle-ci n’est plus un relatif mais devient absolue, non pas au sens de l’absolu ontologique, de ce qui donne ou cause l’être mais au sens de la présence de la chose « posée en et pour elle-même »20 :

    « Le concept de position [der Begriff der Position oder Setzung] est absolument simple et, en somme, équivaut au concept d’être. Or quelque chose peut être posé d’une manière simplement relative ou, mieux, on peut penser simplement la relation (respectus logicus) de quelque chose en tant que caractère, avec une autre chose. Alors l’être, c'est-à-dire la position de cette relation, n’est rien d’autre que la copule dans un jugement. Si, au contraire, on ne considère pas simplement cette relation, mais la chose posée en elle-même et pour elle-même, alors le mot être est l’équivalent du mot existence »21.

    Il ne faut pas confondre le sens logique du « est » dans le jugement d’attribution et le sens existentiel : lorsque le prédicat logique est attribué à un sujet, le « est » est une copule ; en revanche lorsque le « est » signifie l’existence, on n’attribue aucun prédicat nouveau au sujet qui est déjà complètement déterminé par lui-même. Contre les tentatives métaphysiques de partir du possible pour aller vers l’existant Kant objecte qu’il n’y a pas plus dans l’existence que dans la simple possibilité : si on distingue entre le Was, le ce-qui-est-posé, et le Wie, le comment-cela-est-posé, pour ce qui est

    18 Premiers principes, p. 127. 19 Kant L’unique fondement possible d’une démonstration de l’existence de

    Dieu, Ière partie, Ière Considération, Œuvres Philosophiques, t. 1, p.327. 20 Ibid. 21 Ibid.

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    du Was, il n’y a pas de différence entre la chose possible et la chose réelle mais c’est au niveau du Wie que tout se joue, que « quelque chose de plus » est posé :

    « Dans le simple possible, ce qui est posé, ce n’est pas la chose même,

    mais seulement des relations entre quelque chose et quelque chose selon le principe de contradiction. Il est ainsi établi que l’existence n’est pas du tout le prédicat d’une chose quelconque »22.

    Sans la critique de la preuve ontologique et la thèse faisant de l’existence un concept non-prédicatif antérieur au concept du possible, Kant n’aurait pas pu si clairement rejeter les définitions que donnent Wolff, Baumgarten et même Crusius de l’existence. Rappelons encore que la thèse de l’être comme Setzung n’a pas de sens extra-ou anti-rationnel, faisant de l’existence ce qui échapperait à la raison. Il serait en effet tentant dans une perspective téléologique de voir dans le concept kantien de « position absolue » une préfiguration des essais du dernier Schelling essayant d’articuler une philosophie négative et une philosophie positive à partir d’un concept transcendant de l’existant nécessaire distinct du concept immanent de l’être suprême que se forme la raison23. On doit se garder bien entendu d’un tel procédé qui fait du kantisme l’Ancien Testament dont les systèmes post-kantiens (au choix selon les modes du moment, Fichte, Hegel, Schelling) seraient pour ainsi dire le Nouveau Testament, l’accomplissement des virtualités déposées par Kant.

    Ce qui nous intéresse ici par rapport au thème de la négation c’est que cette délogicisation de l’existence, la reconnaissance d’une différence irréductible entre l’être et le connaître, s’accompagne d’un travail sur le sens à donner à la négation. De même que l’existence ne se déduit pas formellement du possible car il y a cet « en plus », ce reste qui ne découle pas du concept, de même la négation ne saurait être réduite à la contradiction logique. Il y a une positivité du négatif que la philosophie wolffienne n’a pas pu penser à cause de son penchant naturel au logicisme. C’est dans l’Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeurs négatives (1763) que Kant pense ce nouveau statut du négatif. Dans cet essai Kant se propose d’appliquer en philosophie le concept mathématique de grandeur négative : la grandeur négative n’est pas la négation de la grandeur

    22 Ibid., p. 330. 23 Schelling, Philosophie de la Révélation, L. I, trad. de la RCP

    Schellingiana, sous la direction de Jean-François Marquet et Jean-François Courtine, Paris, PUF, 1989, voir Leçon VIII, p. 195 : « Kant interdit la transcendance à la métaphysique mais il ne l’interdit qu’à la raison dogmatisante, c'est-à-dire à la raison qui veut par elle-même aboutir à l’existence au moyen de syllogismes ; mais il n’interdit pas (car il n’y a pas pensé, cette possibilité ne s’est même pas présentée à lui) d’aboutir à l’inverse au concept de l’être suprême comme posterius, à partir de l’existant pur et simple, donc infini ».

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    positive « mais quelque chose de vraiment opposé en soi qui est seulement opposé à l’autre [grandeur] »24.

    Dans la première partie de l’Essai Kant rappelle qu’il y a opposition logique dans le cas de la contradiction lorsqu’une détermination est affirmée et niée en même temps d’un même objet. Mais dans les autres domaines on a affaire à un autre type d’opposition : l’opposition réelle. Dans une opposition réelle, deux prédicats sont opposés au sens d’une relation de négation. Du point de vue logique un corps ne peut pas en même temps et sous le même rapport être et ne pas être en mouvement. Une telle contradiction produit le rien25, « zéro = 0 […], une négation, un manque, une absence »26, alors que l’opposition réelle produit quelque chose : dans un même corps deux forces égales d’une direction opposée produisent le repos. Cette « opposition réelle » est «représentable » car les deux « tendances» opposées sont en fait « affirmatives » bien qu’il y ait une négation : la positivité de cette négation la rend homogène à ce qu’elle nie et donc intégrable au domaine de la représentation.

    « Une grandeur est négative par rapport à une autre dans la mesure où

    elle ne peut lui être unie que par l’opposition, c’est-à-dire de telle manière que l’une supprime dans l’autre une grandeur qui lui est égale »27.

    Aucune grandeur n’est en soi négative mais par rapport à et par

    opposition à d’autres grandeurs. Dans l’opposition réelle les deux choses considérées comme « des principes positifs » ne se suppriment pas mais ce sont leurs conséquences qui s’annulent : - 8 de dettes et - 8 de créances = 028. Ainsi, si on prend un navire qui se dirige vers l’ouest et vers l’est ce sont deux trajets positifs mais les distances parcourues s’annulent entièrement ou en partie s’il s’agit d’un même navire. Kant donne alors la définition suivante de la négation :

    « La négation, dans la mesure où elle est la conséquence d’une

    opposition réelle, je l’appellerai privation (privatio [Beraubung]) ; mais on doit appeler ici manque (defectus, absentia [Mangel]) toute négation qui ne découle pas de cette espèce d’opposition »29

    Comme on le voit, la délogicisation de l’existence aboutit à penser de façon différente la position et la négation : la dualité ontologique de l’être et du néant laisse place à la dualité de deux positifs qui dans leur relation conflictuelle font surgir le négatif. Le négatif demeure un terme relatif de sorte que le scandale de la philosophie, depuis le Sophiste de Platon, est bel et bien évité, à savoir poser la positivité absolue du négatif, affirmer de

    24 Kant, O.C., I, Essai…, p. 264. 25 Ibid., p. 265. 26 Ibid., p. 266. 27 Ibid., p. 269. 28 Ibid., p. 271. 29 Ibid., p. 273.

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    façon contradictoire l’être du non-être. La nature relative du négatif en fait un terme positif, le négatif absolu (néant) pouvant être pensé mais n’étant plus qu’une possibilité de pensée puisque l’existence nécessaire est antérieure à toute possibilité. Parce que l’existence est position (Position oder Setzung) tout ce qui existe est comme tel posé de façon absolue, une fois qu’il est posé. Reste que cette conception absolutiste de l’existence qui intègre la négation comme variante de la position était insuffisante comme le remarquait Kant de façon lucide à la fin de son Essai. Dans la Remarque générale Kant distingue le « principe logique » par lequel on dérive logiquement une conséquence d’un principe et le « principe réel » où une chose découle d’une autre sans passer par le principe d’identité30. Or se demande Kant : « Comment dois-je comprendre que, parce que quelque chose existe, il existe quelque chose d’autre ? »31. Comment passer d’une position absolue à une autre position absolue ? On sait que la réponse à cette question devait amener Kant à une profonde révision de sa pensée, notamment en se confrontant à la solution que donnait Hume pour ce qui est de la possibilité de penser la nécessité et l’objectivité de la relation causale entre phénomènes. Ce qui est certain et ce que la Critique de la raison pure confirmera, c’est qu’il faudra l’analyse de la faculté de connaître et l’invention de l’a priori transcendantal sous sa double forme, intuitive et catégorielle, pour rendre possibles, grâce à la médiation du schématisme transcendantal, une nature comme ensemble de phénomènes causalement liés et une science de la nature.

    Dans le même temps l’analyse kantienne de la négation est remplacée dans la Critique par une analyse du néant, reléguée dans un Appendice à la fin de l’Analytique des Principes. Comme dans le cas de ses travaux précritiques Kant rejette le point de départ de la métaphysique de Wolff et de Baumgarten, à savoir la distinction du possible et de l’impossible, pour penser l’opposition du quelque chose et du rien. De même que le possible supposait l’existence, de même « toute division suppose un concept divisé », celui d’« un objet en général »32, l’objet transcendantal qui est supérieur à la distinction aliquid-nihil, la pensée indéterminée de quelque chose qui n’est ni phénomène ni noumène. De même que le possible était subordonné à l’existence, de même le rien est subordonné à l’objectivité. La thèse précritique de l’être comme position se retrouve dans la critique kantienne de la Théologie rationnelle mais comme l’Analytique transcendantale se débarrasse du « terme pompeux d’ontologie » on peut dire que la thèse kantienne sur le rien exprime de façon paradoxale tant la vacuité de l’ontologie classique ignorant la distinction des phénomènes et des noumènes que la finitude radicale de l’homme qui ne se mesure pas seulement à l’impossibilité de déduire une existence a priori mais aussi à l’impossibilité de connaître quoi que ce soit quand l’intuition (a priori/a posteriori) et le concept (a priori/a posteriori) ne sont pas réunis33.

    30 Ibid., p. 300. 31 Ibid. 32 Critique de la raison pure, Œuvres philosophiques, t. 1, p. 1010. 33 Pour une analyse détaillée de la table du rien dans la Critique de la raison

    pure on renvoie au commentaire de Claude Romano dans Le Néant, Contribution à l’histoire du non-être dans la philosophie occidentale, sous la direction de Jérôme

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    La relativisation des présupposés de l’ontologie de la métaphysique classique laisse aux héritiers de Kant une conception de l’être comme position où l’existence précède la possibilité qui la fonde (période précritique) une fois qu’elle est posée. En outre la ruine de l’ontologie par l’Esthétique et l’Analytique transcendantale se traduit par une transformation de cette thèse : la phénoménalité rend impossible tout accès direct ou indirect à l’être et présuppose la participation de l’entendement du sujet pour ce qui est de la construction de la forme de l’expérience possible, c'est-à-dire de l’objectivité (période critique). L’existence reste toujours indéductible comme dans la phase précritique mais il n’est plus possible de dire que la chose est au sens existentiel quand elle est posée absolument : une telle chose posée absolument est la chose en soi qui est pensée et seulement pensée. L’existence n’est ni déductible a priori ni étrangère à la pensée, elle devient une catégorie de la modalité, catégories qui ne nous disent rien d’objectif mais seulement ce qui se rapporte à notre faculté de connaître. La table du rien, qui remplace les analyses kantienne sur la négation, part de la question de l’objectivité en général, comme on l’a vu précédemment, puisque l’horizon de la philosophie critique déboute aussi bien le rationalisme que l’empirisme de leurs prétentions exclusives à définir l’être sans prendre en compte les conditions de possibilité de la connaissance.

    La négation dans la Grande Logique de Hegel

    La négation comme métacatégorie

    D’abord on traitera brièvement du statut particulier de la négation qui n’est pas une catégorie tout en innervant le discours philosophique. Ensuite on montrera comment la négation et ses lexies (négation absolue, négation de la négation, etc.) prennent sens dans le passage de la Setzung kantienne à la Sich-Selbst-Setzung, de la Position à la negatio sui, la réflexivité de l’être remplaçant la subjectivité transcendantale. Enfin on s’intéressera au rapport de la négation chez Hegel avec la contradiction et la totalité : si la négation n’a rien à voir chez Hegel avec le nihilisme  et si toute negatio est duplex negatio, Hegel soutient-il comme Kant la positivité du négatif ?

    La négation est omniprésente dans le discours hégélien, il suffit de consulter les lexiques des œuvres traduites en français pour constater la récurrence statistique de cette lexie et de ses dérivées multiples (négation de la négation, etc.). Que l’on compare entre eux les différents index de la traduction française de la Grande Logique 34 (les références en gras désignent les passages où le terme est employé de façon plus significative).

    Laurent et de Claude Romano, Paris, PUF, 2006, 2ème édition 2010, à partir de la Quatrième partie, De l’idéalisme allemand à la fin de la métaphysique.

    34 Science de la Logique, L’Être (1812), Paris, Aubier, 1972 ; La Doctrine de l’Essence, Paris, Aubier, 1976, La Logique subjective ou Doctrine du Concept, Paris, Aubier, 1981, trad. Pierre-Jean Labarrière et Gwendoline Jarcyck.

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    L’Être L’Essence Le Concept négatif, le

    négatif :

    negativ, das

    Négative,

    négation :

    Negation,

    Negierung,

    Verneinung

    25,   27  

    sq., 70,  

    73,   74,  

    87,   92,  

    95   sq.,

    101,  111  

    sqq.,

    117,  

    118,   121  

    sq., 125  

    sq., 132,  

    134  sqq.,

    144,  161,  

    187,   189  

    sqq., 202  

    sq., 216,  

    218,   223  

    sq., 233,  

    235,  

    247,  

    249,  262  

    sq., 277,  

    281   sq.,

    287   sq.,

    293,  

    298,  

    302,  309,  

    326,  329,  

    344   sq.,  

    347  sqq.,

    351,  

    353,   359  

    sq., 362.

    négatif, le négatif

    : negativ, das

    Negative,

    quelque chose de

    négatif : ein

    Negatives

    10, 15,

    16, 17

    sqq., 20

    sq., 23, 24, 25

    sq., 34,

    45, 49,

    60, 61

    sqq., 64

    sqq., 67,

    69 sqq.,

    72, 73 sqq., 76

    sqq., 79

    sq., 82

    sq., 90,

    93 sq., 96

    sq., 100,

    103, 109,

    152, 159,

    167, 182

    sq., 187

    sq., 191,

    193, 195

    sq., 203,

    216, 228,

    230 sq.,

    233, 242,

    249, 263,

    266, 274

    sq., 288,

    291, 295.

    négatif, négativement, le négatif

    : negativ, das Negativ

    38 sq, 63, 65, 71, 72, 80, 92, 94, 95, 118

    sqq, 121, 123 sq, 127

    sq, 140, 142, 154,

    170, 172, 175, 214,

    226, 237, 242, 245,

    255, 258, 262, 264,

    287, 289, 291, 295,

    298, 312, 319, 335,

    379, 380 sq, 383,

    385, 388.

    négatif de soi

    (-même) (le) :

    das Negative

    seiner (selbst),

    négation de soi

    (-même) :

    Negation

    seiner (selbst)

    190, 213,

    236, 242,

    281, 345, 352, 360.

    négatif de soi (-

    même) (le) : das

    Negative seiner

    (selbst)

    83

    , 260.

    négatif abstrait : das abstrakte

    Negative

    381.

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    négatif en soi

    (-même)   :

    negativ in sich

    (selbst)

    184.

    négatif posé

    comme négatif

    (le) : das

    Negative gesetzt

    als Negatives

    11

    , 71, 75,

    235, 235-

    6, 238,

    249, 296.

    négatif

    de l'immédiat

    : das Negative

    des

    Unmittelbaren

    380.

    négatif se

    rapportant à

    soi (le) : das

    sich auf sich

    beziehende

    Negative,

    négation

    (comme) se

    rapportant à

    soi (-même) :

    die Negation

    (als) sich auf

    sich (selbst)

    beziehend

    121, 125,

    142, 213.

    négation :

    Negation

    2, 6, 11,

    12, 15,

    17-8, 18, 20 sq.,

    25, 29,

    30 sqq.,

    33, 37, 40, 45,

    50, 54

    sq., 69,

    71, 73

    sqq., 76

    sq., 79,

    88, 100,

    106, 128,

    135, 140,

    152 sq.,

    172, 174

    sq., 180

    sqq., 189,

    206, 208,

    211 sq.,

    214, 216,

    229, 234

    sq., 239,

    242, 250,

    259, 263,

    264 sq.,

    266 sq.,

    285, 288,

    293 sq.

    négatif du négatif : das

    Negative des Negativen

    72, 118, 382, 383.

    négation

    absolue :

    absolute Nega-

    tion

    113 négation absolue

    : die absolute

    Negation

    40

    , 77, 239,

    266.

    négatif formel : das formelle

    Negative

    383.

    négation de la

    négation :

    Negation der

    Negation,

    négation du

    113 sqq.,

    117, 121,

    129, 226, 234, 249,

    326, 360,

    négation comme

    négation : Né-

    gation als

    Negation

    18

    , 32, 60,

    242.

    négatif premier : das erste

    Negative

    379, 383.

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    négatif :

    Negation des

    Negativen

    362.

    négation de

    l'autre :

    Negation des

    andern

    360 sq. négation de la

    négation : Nega-

    tion der Negation

    174, 180.

    négatif vide : das leere

    Negative

    3

    79,

    390

    .

    négation de

    l'être :

    Negation des

    Seins

    89. négation de la sphère de l'Etre

    en général :

    Negation der

    Sphäre des Seins

    überhaupt

    9. négation : Negation 42 sq, 62, 70, 111, 120, 122, 127, 184,

    213, 259, 267, 296,

    316, 374, 380, 383.

    négation de

    l'être-autre :

    Negation des

    Andersseins,

    négation de

    tout être-autre

    : Negation

    ailes An-

    dersseins

    94, 113,

    126.

    négation de soi (-

    même) : Nega-

    tion seiner

    (selbst)

    54, 105,

    133.

    négation abstraite : abstrakte

    Negation

    377.

    négation

    immédiate :

    unmittelbare

    Negation

    117, 125.

    négation

    extérieure : die

    äusserliche

    Negation

    3. négation de la négation :

    Negation der Negation

    61, 69, 70, 72, 95,

    122, 124, 184, 296.

    négation

    infinie de soi-

    même :

    unendliche

    Negation

    seiner selbst

    151. négation se niant

    : die sich

    negierende

    Negation

    239. négation de la singularité :

    Negation der Einzelheit

    193.

    négation pure :

    reine Negation

    135. négativement : negativ

    24, 69,

    84, 103,

    108, 131,

    135, 137,

    140, 190,

    207, 213,

    215, 229,

    243, 284,

    288

    négation totale : ganze

    Negation

    120.

    négation

    réfléchie :

    reflectirte

    Negation

    113. négativité :

    Negativität

    5 sq., 14

    sqq., 17,

    19, 21, 38, 45

    négativement : negativ 168, 251.

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    sqq., 53,

    75, 78,

    85, 89,

    93, 97,

    102, 104,

    109, 145,

    179, 181,

    184, 187,

    189 sq,

    214, 222,

    273, 278,

    295 sq.

    négation

    simple

    (première) :

    einfache erste

    Negation

    117. négativité

    absolue : die

    absolute

    Negativität

    15

    sq, 18,

    78, 88,

    97, 101,

    103 sqq,

    145, 178,

    191, 193,

    265 sq.

    négativement-infini (le) : das

    Negativ-Unendliche

    123.

    négativité :

    Negativität

    70, 95,

    113, 122,

    137, 290,

    294, 360.

    négativité

    absolue de l'être :

    die absolute

    Negativität des

    Seins

    11.

    négativité : Negativität 37, 43 sq, 56, 69, 72,

    77, 93, 95, 111, 112,

    113,119,121,

    126,132, 145, 147,

    155,174, 193, 197,

    200, 208, 229,

    231,243, 256, 259,

    264, 269, 271,

    279,288, 291 sqq,

    295, 320, 382 sqq,

    385, 386 sq.

    négativité

    absolue :

    absolute Nega-

    tivität

    71, 112, 191, 222,

    351, 356,

    359 sq.

    négativité

    essentielle : die

    wesentliche

    Negativität

    97, 143,

    191.

    négativité

    intérieure :

    innere Nega-

    tivität

    28. négativité de la

    réflexion : Ne-

    gativität der

    Reflexion

    146, 157,

    159, 179.

    négativité absolue : absolute

    Negativität

    42, 65, 68 sq, 70, 72,

    74, 79, 84, 92 sq,

    383.

    négativité pure

    : reine

    Negativität

    70, 135.

    négativité pure :

    die reine Nega-

    tivität :

    18

    , 29, 88.

    négativité abstraite : abstrakte

    Negativität

    229, 292, 383.

    négativité

    simple de soi-

    362. négativité se rapportant à soi

    16, 19, 21, 39

    négativité de l'immédiateté :

    Negativität der Unmittelbarkeit

    390.

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    même :

    einfache

    Negativität

    seiner selbst

    (-même) : die

    sich auf sich

    (selbst)

    beziehende

    Negativität

    sq., 97, 236, 244,

    274.

    négativité

    véritable :

    wahrhafte

    Negativität

    137. négativité

    sursumée : die

    aufgehobene

    Negativität

    19, 101. négativité infinie : unendliche

    Negativität

    61.

    nier, le nier :

    negieren, das

    Negieren, se

    nier : sich

    negieren

    2, 15, 18

    sq., 20,

    22, 24

    sq., 26,

    29, 38,

    49, 51,

    63, 83,

    89 sq.,

    108, 213

    sq, 229.

    négativité se rapportant à soi :

    sich auf sich beziehende

    Negativität

    37 sqq, 201, 210.

    négativité se repoussant de soi :

    die sich von sich abstossende

    Negativität

    256.

    On peut ainsi vérifier que la lexie de la négation et de ses dérivés est omniprésente dans les trois volumes sans que la négation comme telle soit à proprement parler une catégorie : c’est seulement lors de l’étude de la catégorie de la différence dans la Doctrine de l’Essence que le négatif est posé comme tel – et encore on pourrait arguer que le négatif comme détermination-de-réflexion en rapport avec le positif ce n’est pas la négation puisque celle-ci se retrouve dans toute la Logique. Un tel statut métacatégoriel de la négation est compréhensible : si la dialectique repose sur la négativité de l’être dans l’approfondissement/le déploiement de ses catégories qui font que l’Être s’intériorise en Essence avant de se développer comme l’Objectivité du Concept, il n’est pas possible de faire de la négation une catégorie parmi d’autres. Ou encore si la thèse hégélienne est celle de l’automédiation de l’être qui ne se révèle qu’à la fin du processus, il faut attendre la fin de la Logique pour qu’un discours sur la négation en tant que telle soit possible, ce qui est le cas lorsque Hegel réfléchit le mouvement dialectique des catégories de la Logique en parlant de la dialectique35. Non pas qu’il soit impossible de parler de la négation comme telle qui travaille l’être comme les nombreuses remarques émaillant le développement de la Logique le montreraient aisément, mais c’est à la fin qu’il est possible de passer de la négation au sens du dialectique (comme moment) à la dialectique comme processualité de l’être posée en tant que telle.

    35 La Logique subjective ou Doctrine du Concept, 3ème section, chap. III,

    L’Idée absolue, p. 376 sq.

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    La thèse hégélienne de la negatio sui

    On indiquera brièvement les étapes qui ont conduit Hegel à faire de la négation (et de la négation de la négation) un moment essentiel de la pensée spéculative. Pour cela, sans entrer dans l’histoire de la formation de la pensée logique hégélienne, ce qui supposerait une prise en compte de tous les écrits depuis Francfort jusqu’à Iéna, on insistera ici sur les raisons qui conduisent Hegel à passer de l’être comme Setzung à l’être comme negatio sui.

    En faisant de l’objet de la pensée l’identité de l’être et de la pensée, Hegel remplace le paradigme kantien de l’existence comme positio par l’être comme positio/negatio sui. Penser l’existence comme positio c’est penser le caractère indéductible, irréductible de l’existence, c’est souligner la différence entre l’Idée de l’être et l’être, entre l’Idée et l’être. L’ontologie précritique de la Setzung se traduit en 1781 par une censure portant sur la superstructure métaphysique du monde – la forme intelligible du monde pour parler comme la Dissertation de 1770 – et par une investigation systématique sur la forme sensible du monde qui devient le seul cadre de l’expérience possible. Dans ce nouveau contexte les catégories et les principes de la nature deviennent constitutifs de la nature et il n’est pas exagéré de dire que Kant trouve la réponse à la question qu’il se posait à la fin de l’Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeurs négatives – « Comment passer de quelque chose à quelque chose d’autre ? » Comment penser le nexus si on ne recourt plus aux concepts de la métaphysique traditionnelle ? Les différents principes de l’entendement pur qui rendent à la fois possible la nature et la science de la nature sont censés rendre compte de la nature comme système de phénomènes causalement liés sans passer par la thèse d’un ordre de la nature créé par Dieu.

    Ce qui intéresse Hegel dans la Critique de la raison pure ce ne sont pas les présupposés qui, à ses yeux, invalident la philosophie kantienne mais la découverte par Kant de la nécessité du négatif dans le développement des concepts. C’est dans la Doctrine de l’Être (1812), dans l’examen de la catégorie de la Quantité pure que Hegel reconnaît ce mérite à Kant dans une Remarque consacrée à l’Antinomie kantienne de la divisibilité infinie de la matière36. Dans l’enchaînement des catégories la Quantité pure correspond à l’unité des moments opposés de la discrétion et de la continuité37 et, à cette occasion, Hegel renvoie à l’examen des antinomies de la cosmologie dans la Dialectique de la Critique de la raison pure. Là où Kant voyait un pseudo-conflit entre thèse et antithèse, au motif que l’objet de ce combat est inconnaissable, Hegel prétend découvrir la nature contradictoire de tout concept fondée sur l’opposition de déterminations positive et négative. Hegel déplore tout d’abord que Kant n’ait pas séparé le traitement des catégories en elles-mêmes de leur application aux représentations spécifiques. Pour Kant la preuve de l’inanité de la cosmologie rationnelle suppose un examen des thèses principales de celle-ci, pour Hegel c’est une erreur de penser que seule la cosmologie donnerait lieu à l’opposition car

    36 La Doctrine de l’Être, p. 173. 37 Ibid., p. 168-169.

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    tout concept comme tel est unité de moments opposés. Ce qui indigne le plus Hegel c’est le recul kantien devant la négation et la contradiction :

    « […] La solution critique par le truchement de ce qu’on appelle l’idéalité transcendantale du monde de la perception n’a pas d’autre résultat que de faire du prétendu conflit quelque-chose de subjectif, en quoi ce conflit demeure évidemment toujours la même apparence, c'est-à-dire sans plus de solution qu’auparavant. Sa solution véritable ne peut consister qu’en ce que deux déterminations, en tant qu’elles sont op-posées et nécessaires au même concept, ne peuvent valoir dans leur unilatéralité, chacune pour soi, mais en ce qu’elles n’ont leur vérité que dans leur être-sursumé »38.

    Jamais Kant ne s’est approché si près du rôle constitutif de la négation dans la pensée. Hegel voit dans la démonstration apagogique par Kant de la thèse et de l’antithèse de la première antinomie une procédure laborieuse et inutile, présupposant ce qu’elle est censé prouver et qui sépare les deux moments qui sont le développement nécessaire du concept de quantité. L’Entweder/Oder qui oppose la thèse rationaliste et l’antithèse empiriste posant l’existence de la continuité sépare artificiellement les deux moments nécessaires de la quantité, discrétion et continuité. Si Hegel peut si facilement intégrer la philosophie kantienne dans les antécédents de la pensée dialectique, c’est bien parce qu’il a étendu à l’en soi ce que Kant estimait valable uniquement sur le plan phénoménal : en affirmant que la philosophie partait de l’identité de l’être et de la pensée, en rejetant la distinction kantienne entre la Ding an sich et l’Erscheinung, Hegel affirme la réflexivité de l’être, l’autoréflexivité de l’être qui rend à son tour indispensable le recours à la négation dans la nouvelle syntaxe de la pensée. La Préface de la Phénoménologie le montre de façon précise. Est-ce un hasard si ce texte fondateur s’ouvre par l’exemple scabreux de la réfutation du bouton par la fleur, réhabilite la finalité en en faisant une catégorie, détruit la forme propositionnelle ou la syntaxe du jugement et dévalorise le mode de pensée mathématique ? C’est le prix à payer pour une pensée qui prend au sérieux la nécessité du Discours, de l’écriture discursive et qui fait de la négation un concept central de la pensée. Hegel est un des rares philosophes à avoir pris au sérieux non pas le langage mais le Discours philosophique, la philosophie comme Discours, et à avoir fait de la négation autre chose que l’inverse de l’affirmation. Si la philosophie est Discours et si la négation prend sens dans cette façon d’actualiser les possibilités du langage qu’est la dialectique, comme les dialogues de Platon le montrent dans l’échange des questions et des réponses – et surtout comme le Parménide le démontre de façon supérieure pour Hegel, alors il n’est pas absurde de voir dans la négation autre chose qu’un simple opérateur logique inversant la valeur de vérité d’un jugement, c’est-à-dire un opérateur permettant de dire et de penser l’être.

    Si toute pensée est articulée comme son medium, le langage, alors la pensée qui dit l’être en sa vérité ne fera pas exception – l’articulation de l’être signifiant ici la façon dont l’être s’organise, se présente comme totalité

    38 Ibid., p. 174.

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    de relations. Pour reprendre une formule célèbre de Hegel (« c’est dans le nom que nous pensons »39) nous ne pensons pas l’être par le Discours mais l’être en tant qu’il est être pensé se dit et s’exprime dans le Discours. Cette discursivité intégrale de l’être distingue Hegel de Fichte et de Schelling qui, à un moment donné de leur pensée, ont eu recours au schématisme de l’image pour penser l’être dans ses déterminations ultimes, les relations de l’Absolu et du fini. Hostile à toute philosophie de l’intuition et niant toute conception iconique du logos, Hegel identifie de façon radicale le procès de la pensée de l’être et du logos : du logos-image ou reflet on passe au logos comme autoréflexion de l’être. La négation devient alors un opérateur biface : d’un côté sa fonction intradiscursive permet le passage d’un moment à un autre moment, d’une détermination à son opposée, la nécessité du passage par l’opposé remplaçant l’intervention toujours un peu arbitraire du penseur qui l’effectue, sans pouvoir le justifier, comme si la linéarité du discours suffisait ; d’autre part cette négation ne correspond à rien de réel si on veut dire par là que la négation correspondrait à un hypothétique néant ou bien à un manque. La négation n’est pas quelque chose en moins du réel ou dans le réel car elle ne peut être réalisée sous une quelconque forme que ce soit, la spéculation interdisant de séparer le positif du négatif et de faire du négatif quelque chose qui existe de façon autonome. On insiste généralement peu sur cet aspect de la pensée de Hegel : pourtant quand Hegel insiste sur le fait que le contradictoire n’existe pas en tant que contradictoire il ne dit pas autre chose.

    Mais tout d’abord revenons au texte de la Phénoménologie pour confirmer cette interprétation de la négation.

    a) La Widerlegung du bouton par la fleur Rappelons le fameux passage sur le bouton de fleur qui indignait tant

    Goethe40 :

    « Elle [l’opinion] conçoit la diversité de systèmes philosophiques non pas tant comme le développement progressif de la vérité qu'elle ne voit dans la diversité que la contradiction. Le bouton disparaît dans le surgissement de

    39 Encyclopédie des sciences philosophiques, t. III, Philosophie de l’esprit,

    trad. Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, 1988, § 462, p. 261. 40 Dans son livre, Goethe und der deutsche Idealismus, Eine Einführung zu

    Hegels Realphilosophie, Leipzig, 1932, Hoffmeister rapporte combien cette application de la dialectique à la floraison avait scandalisé Goethe : c’est dans une lettre à Seebeck de 1812 que Goethe s’indigne de la manière hégélienne de saisir ainsi la nature car elle lui semble substituer l’argumentation sophistique conceptuelle à la manière vivante, intuitive de se rapporter à la nature. Néanmoins il faut corriger cette affirmation par ce qu’il dit au même Seebeck le 15/1/1813 qui lui a expliqué les propos litigieux : « j’ai pardonné à Hegel ». Goethe avait en en effet lu ces propos sur le bourgeon en épigraphe d’un livre de Troxmer, sans leur contexte. Cette entente entre Hegel et Goethe ne pouvait se faire que de façon minimale car la pensée dialectique n’est pas homogène à la pensée goethéenne de la métamorphose et de l’Urphänomen, la métamorphose étant à l’opposé de la dialectique par sa manière positive de penser le développement de la plante à partir de la feuille.

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    la fleur, et l'on pourrait dire que celui-là se trouve réfuté par celle-ci, tout aussi bien par le fruit la fleur se trouve qualifiée de faux être-là de la plante, et celui-là vient à la place de celle-ci comme sa vérité [nous soulignons]. Ces formes ne se différencient pas seulement, mais elles se chassent aussi comme mutuellement insupportables. Mais leur nature fluide fait d'elles en même temps des moments de l'unité organique où non seulement elles n'entrent pas en conflit, mais une-chose est aussi nécessaire que l'autre, et cette égale nécessité vient à constituer la vie du tout. Mais la contradiction en regard d'un système philosophique a coutume pour une part de ne pas se concevoir elle-même de cette manière, mais pour une part aussi la conscience qui [la] saisit ne sait pas communément la libérer ou la maintenir libre de son unilatéralité, et dans la figure de ce qui paraît en conflit ou contraire à soi connaître des moments mutuellement nécessaires »41.

    Ce passage est proprement scandaleux en remplaçant une explication

    naturelle du développement de la fleur comme succession de moments causalement reliés par une formulation étrange où on lit que le bouton est « réfuté » par la fleur. Normalement la Widerlegung n’a de sens que dans le cadre de l’échange humain : un locuteur A réfute un autre locuteur B mais dire qu’une détermination de l’objet est réfutée par une autre détermination est dépourvu de sens…si on s’en tient à l’ontologie naïve de la représentation pour qui les choses sont formées de propriétés distinctes que le langage peut énumérer en les reliant par la forme lâche du « Auch ». On pourrait croire que c’est par inadvertance que Hegel emploie widerlegen ici : partant de la thèse commune selon laquelle les systèmes philosophiques se réfutent réciproquement sans aucun progrès, la philosophie Hegel aurait appliqué par analogie le même terme à la relation du bouton et de la fleur, puis à celle de la fleur et du fruit. Au lieu de dire, en bonne dialectique, que la fleur nie le bouton et le fruit la fleur, Hegel parle de réfutation. On peut soutenir qu’il n’y a ni inadvertance ni analogie : ce qu’on croit être seulement une opération de la pensée humaine vaut aussi de l’être en général et parler d’un moment de la fleur qui en réfute un autre montre l’impossibilité d’instaurer une coupure entre ce qui serait seulement une expression langagière et ce qui renverrait au domaine de l’étant naturel indifférent aux signes par lesquels on l’exprime. Dire que le bouton réfute la fleur ne vise pas à remplacer le discours du naturaliste sur la fleur ou le discours du jardinier qui sait comment pousse une fleur : c’est dire autrement que la fleur est une totalité de moments qui interdit d’identifier la fleur à un eidos transcendant (« l’absente de tous bouquets ») ou bien à un de ses moments particuliers (graine, tige, bourgeon, fleur, etc.). Et quand on veut penser cette totalité de moments qui ne peuvent pas exister simultanément (« formes… mutuellement insupportables ») comment le faire autrement si ce n’est en l’exprimant négativement (« se chassent ») alors que partout l’ontologie naïve de la représentation ne voit qu’une succession de présences qui se remplacent ? On comprend que Hegel parte et parle souvent du vivant pour montrer que l’idéalisme absolu n’est pas seulement une thèse philosophique en plus mais que la réalité elle-même est idéaliste : le vivant

    41 Phénoménologie de l’Esprit, trad. Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean

    Labarrière, Paris, Gallimard, 1993, Préface, p. 68-69.

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    par la succession de ses moments formant un cycle faisant retour sur soi, pour le dire en termes modernes, l’autopoïèse du vivant illustre la circularité spéculative où le début n’est posé qu’à la fin. Il serait naïf de faire de l’autoproduction de l’être vivant le modèle de la pensée spéculative comme si Hegel avait fait de la relation biologique entre le genre, l’espèce, l’individu la matrice du Concept et de celui-ci la structure de la réalité par une généralisation abusive. Le discours spéculatif ne reflète aucune réalité : c’est la thèse hégélienne sur l’être comme autoréflexion et comme négation qui fait du vivant un exemple typique de la spéculation et non l’inverse.

    b) La réhabilitation de la finalité : l’autoréflexivité ou la séité de l’être La Préface de la Phénoménologie souligne la dimension constituante

    de la finalité pour penser l’être et formuler dans un nouveau langage ce qui a échappé à la téléologie naïve de la métaphysique classique et à la téléologie transcendantale de la troisième Critique. Dès l’Antiquité l’atomisme avait rejeté la finalité pour l’inversion causale qui la rendait inacceptable : si la fin de l’œil, la vision, explique la structure de l’organe, alors on a un effet qui produit sa cause, ou un effet qui se produit lui-même en suscitant sa cause, ou bien encore un effet qui est déjà cause (de soi), au lieu d’avoir un effet séparé de la cause comme deux événements matériels reliés par une relation de causalité irréversible. La métaphysique wolffienne, soucieuse de préserver le concordisme leibnizien entre causes mécaniques et causes finales, réservait une place à la finalité après la Physique, le nexus rerum n’étant pas dû seulement à un mécanisme aveugle mais à la sagesse divine42. Cette réhabilitation de la finalité ne remettait pas en cause la nature du discours ontologique. En revanche la téléologie transcendantale kantienne découvre la réflexivité de l’être dans le cadre de ce que le Hegel de Iéna appellerait une philosophie de la réflexion mais n’en tire aucune conséquence sur le plan des principes – l’exception des êtres organisés comme fin naturelle semblant même confirmer la règle de l’universalité du mécanisme et son mode de représentation spécifique de l’étant. En effet dans la troisième Critique Kant identifie deux critères principaux pour parler d’une fin naturelle :

    - la détermination des parties et de leur liaison par le tout contre la conception qui fait du tout la somme de ses parties sans rétroaction possible sur elles :

    « [Il faut] que les parties (selon leur existence et leur forme), ne soient possibles que par leur relation au tout. En effet la chose elle-même est une fin et par conséquent elle est comprise sous un concept ou une Idée, qui doit a priori déterminer tout ce qui doit être compris sous la chose »43.

    42 Wolff, Discours préliminaire sur la philosophie en général, trad. Thérèse

    Arnaund, W. Feuerhahn, J.F. Goubet, J/M. Rohrbasser, Paris, Vrin, 2006, §100. 43 Kant, Critique de la faculté de juger, trad. Alexis Philonenko, Paris, Vrin.,

    1993, p. 295.

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    - la réversibilité des concepts de moyen et de fin pour chaque partie de la chose :

    « Il faut que les parties de cette chose se lient dans l’unité d’un tout, en étant réciproquement les unes par rapport aux autres cause et effet de leur forme. C’est de cette manière seulement qu’il est possible qu’inversement (réciproquement) l’Idée du tout détermine à son tour la forme et la liaison de toutes les parties : non en tant que cause –puisqu’il s’agirait alors d’un produit de l’art – mais comme principe de connaissance, pour celui qui juge, de l’unité de la forme et de la liaison de tout le divers, qui est contenu dans la matière donnée »44.

    Quand ces deux critères sont présents on a « [un] être organisé et

    s’organisant lui-même » .

    Kant découvre la réflexivité de l’être, sa séité, sa Selbstheit, sans pouvoir la formuler dans le langage de l’Analytique transcendantale : alors que Kant écrit que l’être organisé comme fin naturelle s’organise lui-même il n’a de cesse de rattacher cette découverte au jugement réfléchissant et d’en faire un simple principe heuristique pour la science de la nature. En d’autres termes la finalité n’est pas et ne saurait être une catégorie car c’est dans les marges de la science de la nature et du mécanisme, à partir de la contingence, qu’elle devient pensable.

    A la différence de Kant, Hegel écrit, inscrit dans le discours cette détermination du tout par les parties et cette réversibilité des concepts de moyen et de fin : à chaque fois il faut pour ainsi dire faire violence au langage qui nous conduit à juxtaposer des affirmations différentes, à les hiérarchiser ou à les organiser de façon temporelle (d’abord…ensuite). La syntaxe tourmentée de la phrase hégélienne traduit cette décision d’écrire entièrement ce qui était hors-discours, ce qui était pensé sans être réellement exprimé.

    Deux passages de la Préface de la Phénoménologie montrent comment Hegel pense cette séité de l’être à partir de la réinterprétation de la finalité chez Aristote :

    « La substance vivante est en outre l'être qui [est] en vérité sujet, ou, ce qui veut dire la même-chose, qui est en vérité effectif seulement dans la mesure où elle est le mouvement du se poser soi-même, ou la médiation avec soi-même du devenir autre à soi . Elle est, comme sujet, la pure négativité simple, par là justement le dédoublement du simple, ou le redoublement op-posant, qui est à nouveau la négation de cette diversité indifférente et de son opposition ; c'est seulement cette égalité se rétablissant ou la réflexion dans soi-même dans l'être-autre — non une unité originaire comme telle, ou immédiate comme telle, qui est le vrai. Il est le devenir de soi-même, le cercle qui présuppose son terme comme sa fin et [l’]a pour commencement, et n'est effectif que par

    44 Ibid., pp. 295-296.

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    l'exécution et son terme . »45

    « Ce qui a été dit peut aussi se trouver ainsi exprimé que la raison est

    l’agir conforme à la fin. L'élévation de la prétendue nature au-dessus du penser méconnu, et d'abord le bannissement de la finalité extérieure, a mené au discrédit la forme de la fin en général . Seulement, au sens où Aristote détermine la nature comme l'agir conforme à la fin, la fin est l'immédiat, ce qui est en repos, qui est lui-même moteur, ou sujet. Sa force abstraite à mouvoir est l’être-pour-soi ou la négativité pure. Le résultat n'est la même-chose que le commencement que pour la raison que le commencement est fin ; — ou l'effectif n'est la même-chose que son concept que pour la raison que l'immédiat comme fin a dans lui-même le Soi ou l'effectivité pure. La fin exécutée ou l'effectif étant-là est le mouvement et le devenir déployé ; mais c'est justement cette inquiétude qui est le Soi

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    commencement (Anfang)48 : non pas à cause de l’angoisse de la page blanche ou par souci architectonique d’une pensée fondatrice ou fondamentale sans présupposés, mais bien parce que Hegel considère que tout commencement absolu est une fiction et que le départ sera en fait un départ immobile, une involution, un approfondissement, tout autant qu’une évolution. Comme on le verra, Hegel pensera avoir trouvé la forme discursive adéquate pour articuler la position et la négation, pour penser la processualité de l’être dans le cadre du syllogisme – mais cela ne changera rien à la violence qu’il faut faire subir au langage pour écrire ce qu’il nous permet de penser puisque sans lui nous ne pensons rien.

    Une fois cette autoréflexivité de l’être posée – car elle ne s’applique pas qu’aux êtres organisés mais à tout être et à la Substance posée comme sujet – on comprend les conséquences philosophiques de cette thèse : le constructivisme mathématique ou philosophique est disqualifié car il sépare la position et la négation en faisant de la réflexivité l’opération du penseur au lieu d’y voir la Chose elle-même. On sait l’agacement prodigieux de ceux qui voient Hegel se réclamer de la Sache selbst et s’indignent de l’obstacle que représentent le jargon hégélien et sa syntaxe tourmentée. Mais cette Chose n’est pas un référent hors langage auquel le discours devrait correspondre, elle est, encore une fois, l’articulation du Discours spéculatif qui fait coïncider l’écriture et la lecture du sens : c’est le chapitre final qui révèle la vérité du premier chapitre, comme dans un roman traditionnel. Or tout constructivisme souffre d’un défaut majeur : ainsi dans le cas de la démonstration mathématique, à chaque fois le mouvement ou la négativité demeure extérieur à la Chose, au contenu, ce qui fait de la discursivité géométrique le contraire de la spéculation à cause de la séparation, de l’extériorité des moments de la démonstration, du rapport permanent à la grandeur et à l’égalité qui évacuent l’hétérogène et la différence49.

    c) Négation et contradiction : le scandale logique Comme on l’a vu avec Kant, toute étude de la négation ne peut

    manquer d’évoquer la contradiction, l’opposition au sens logique ne produisant rien contrairement à la fécondité de l’opposition réelle. On a vu précédemment comment le langage de la négation était déjà difficilement supportable mais la thèse hégélienne sur la contradiction semble nous mener aux limites du non-sens. Depuis Aristote on sait que l’injonction de dire quelque chose et quelque chose qui a du sens sert de garde-fou pour éviter le péril de la transgression du principe de contradiction. Sans ces deux conditions le locuteur s’exclut de l’humanité, il devient un végétal et son propos devient inconsistant. Comme l’indique Aristote si les contradictoires sont vraies simultanément, alors tous les êtres ne feront qu’un : « il y aura, en effet, identité entre une trirème, un rempart et un homme, si, de tout sujet, il est possible d’affirmer ou de nier, indifféremment, n’importe quel prédicat […] »50. Le Discours philosophique hégélien en donnant un statut différent à la négation, en prenant au sérieux le négatif dans la négation au lieu d’en

    48 Science de la Logique, L’Être, p. 9 sq. 49 Phénoménologie, p. 100-104. 50 Aristote, Métaphysique, livre Γ.

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    faire une variante de la position, modifie aussi le statut donné à la contradiction. De même que la négation ne doit pas être considérée comme une opération extérieure à l’être, de même la contradiction doit cesser d’être reléguée aux marges de l’inintelligibilité et devenir un nouveau critère pour penser un régime de vérité qui tient compte de la totalité. Si comme le dit Hegel dans la Préface de la Phénoménologie « le vrai est le tout »51, cela ne signifie pas que tout est vrai comme le croyait Aristote dans sa réfutation de la sophistique : cette thèse n’affirme pas une confusion sémantique traduisant une indistinction ontologique (le devenir-trirème de l’homme, etc.) mais qu’on ne doit plus penser la vérité à partir d’un critère formel ou matériel mais à partir des concepts complémentaires de processualité, de totalité et de négation. Un étant vérifie son concept en se développant dans une processualité où on dira qu’un de ses moments contredit le précédent aussi longtemps que la totalité ne se posera pas par l’Aufhebung de chacun des moments dans le moment supérieur. Le langage de la négation conduit à penser d’une façon nouvelle le concret, au sens de cum-crescere, comme une unité de déterminations opposées unies par le lien paradoxal de la négation, qui ne signifie plus exclusion car toute négation est pour ainsi dire intentionnelle, elle est toujours négation de…, d’un contenu déterminé.

    C’est dans la Doctrine de l’Essence que Hegel insiste sur la transformation de sens que doit subir le concept de Widerspruch. Rappelons brièvement le contexte de cette analyse. Hegel montre que l’identité se développe en contradiction et que ce qui est contradictoire se dissout dans une unité supérieure. L’identité abstraite se contredit elle-même, elle affirme l’identité et pose la différence (formelle) entre le sujet et le prédicat en affirmant que « A est A ». Hegel comprend le principe d’identité comme le fait qu’un seul et même terme se rapporte à soi, se repousse de soi et fait retour à soi. Cette différence encore formelle, encore transparente de soi à soi, signifie que l’identité contient, sans le savoir, le moment de la différence (Unterschied). La différence peut d’abord être prise au sens de différence immédiate : chacun des termes est indifférent aux autres, chacun est posé pour soi, sans relation aux autres. C’est un tiers qui exprime leur relation, qui affirme l’égalité ou l’inégalité des termes. Mais l’égalité est relation de termes qui ne sont pas égaux, et l’inégalité est relation de termes inégaux ; la comparaison n’a de sens que si on suppose une différence donnée et la différenciation suppose une égalité donnée. L’identité supposant la différence et la différence l’identité on passe alors de la différence extérieure à la différence déterminée. Cette différence déterminée ou différence essentielle donne l’opposition entre le terme positif et le terme négatif : le positif n’est pas le négatif, le négatif n’est pas le positif, mais chacun ne peut se définir que par rapport à l’autre. Dans le cas de la diversité on a le même qui se rapporte à l’Autre, ici le même se rapporte à son Autre et sans ce rapport à son altérité il ne serait pas ce qu’il est. Ici le positif représente l’ancien moment de l’identité mais médiatisé par le négatif, et le négatif l’ancien moment de la différence mais médiatisé par le positif. Ce stade de la pensée correspond au principe logique du tiers-exclu : à savoir que de deux prédicats opposés, seul l’un revient à un sujet. Ce principe force à choisir entre +A ou –A, sans s’apercevoir que ce tertium quid est donné : c’est

    51 Phénoménologie, p. 83.

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    justement ce A qui est posé tout aussi bien que +A et –A. Cette médiation réciproque du positif et du négatif fait qu’ils sont à la fois identiques et se suppriment réciproquement : l’unité supérieure produite est le Grund, le fondement. Dans le fondement on a un terme Autre (différence) produit à partir du même mais la relation entre le fondement et le fondé n’est pas une relation d’altérité absolue, mais d’altérité relative. En langage hégélien on dira que la différence essentielle est différence de soi avec soi, différence qui contient l’identique – ou encore l’opposé contient en soi-même son Autre.

    Contre toute la tradition Hegel souligne ici la positivité de la contradiction52 :

    « […] C'est l'un des préjugés fondamentaux de la logique jusqu'alors

    en vigueur et du représenter habituel que la contradiction ne serait pas une détermination aussi essentielle et immanente que l'identité ; pourtant s'il était question d'ordre hiérarchique et que les deux déterminations étaient à maintenir-fermement comme des [déterminations] séparées, la contradiction serait à prendre pour le plus profond et [le] plus essentiel. Car, face à elle, l'identité est seulement la détermination de l'immédiat simple, de l'être mort ; tandis qu'elle est la racine de tout mouvement et [de toute] vitalité ; c'est seulement dans la mesure où quelque-chose a dans soi-même une contradiction qu'il se meut, a [une] tendance et [une] activité. »53

    Quelques lignes plus loin Hegel répète son propos : quelque chose n’est, au sens emphatique du terme, n’est vivant (lebendig) que s’il « contient » la contradiction et la « supporte »54. Très peu d’êtres sont capables de supporter la contradiction sans disparaître car généralement les moments opposés se séparent, causant la destruction de cet être : l’animal est capable de supporter la tension entre l’ipséité de son organisme en relation de tension avec le monde extérieur (la faim) ou son altérité (dans la sexualité) alors que l’inorganique a du mal à supporter cette contradiction car il ne peut s’unifier à son Autre – s’il persiste il reste indifférent à l’Autre, s’il s’unit à l’Autre il disparaît. La question est de savoir ce que signifie ici précisément la contradiction car on voit bien qu’il ne s’agit plus de la contradiction au sens de la logique formelle. On a rappelé précédemment le

    52 Voir aussi la Remarque du § 120 de l’Encyclopédie des sciences

    philosophiques, trad. Bernard Bourgeois, t. 1, Paris, Vrin, 1986 : « Au lieu de parler suivant la proposition du tiers exclu (…), il y aurait bien plutôt à dire : « tout est opposé ». Il n’y a, en réalité, nulle part, ni dans le ciel ni sur la terre, ni dans le monde spirituel ni dans le monde naturel, un aussi abstrait « ou bien – ou bien » comme l’entendement en affirme un. Tout ce qui de quelque façon est, est un être concret, par conséquent en lui-même différent et opposé. (…) Ce qui d’une façon générale meut le monde, c’est la contradiction, et il est ridicule de dire que la contradiction ne se laisse pas penser. Ce qu’il y a de juste dans cette affirmation, c’est seulement ceci, qu’on ne peut pas s’en tenir à la contradiction et que celle-ci se supprime par elle-même » (p. 554-555). Nous reviendrons sur cette dernière affirmation plus loin.

    53 Science de la Logique, Doctrine de l’Essence, chap. II, C, La contradiction, Remarque 3, La proposition de contradiction, p. 81.

    54 Ibid., p. 83.

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    contexte dans lequel prend sens cet éloge de la contradiction, à savoir le passage de la différence extérieure à la différence intérieure, lorsqu’il s’agit de penser sous sa forme la plus générale les conditions d’une pensée concrète sans passer par la référence à une réalité extra-discursive de nature empirique ou intellectuelle. Hegel rejette simultanément le critère du principe d’identité et celui de l’adaequatio pour penser le nouveau régime de vérité énoncé dans la Phénoménologie : la contradiction dit de manière formelle la caractéristique de tout concret d’être « une unité de moments différents et différenciables qui passent, par la différence déterminée, essentielle, en [moments] contradictoires » 55 . Habituellement on fuit la contradiction car elle est une sorte de scandale logique, elle témoigne d’une incohérence qui fait hommage, pour ainsi dire, à la vérité en rappelant les règles de bonne conduite dans la pensée : éviter la contradiction ce serait la politesse la plus élémentaire à l’égard de celui qui nous lit ou nous écoute. Avec Hegel tout change : on ne voit pas la contradiction à l’œuvre dans tout ce qui est quand on veut l’exprimer parce qu’on ne sait pas écrire ce qu’on pense et on sépare artificiellement les moments opposés, positif et négatif, comme si la page blanche était pour les concepts ce que l'espace et le temps sont pour les êtres physiques, une sorte de medium neutre permettant de relier entre eux des termes différents selon les rapports de contiguïté ou de subordination (dans le cas de la causalité). Dire que la contradiction est essentielle pour penser, cela ne signifie pas qu’on cherche intentionnellement à contredire l’autre ou à se contredire mais que, par-delà l’ontologie de la représentation naïve (il y a des choses) et fixiste (une chose est ce qu’elle est), il est possible d’exposer le contenu d’un concept sans passer par l’hypothétique unification synthétique du divers opérée par un Ich denke. L’analyse de la contradiction dans la Doctrine de l’Essence permet de dire anticipativement ce que la Doctrine du Concept établira : la fiction d’un Ich denke n’a fait que remplacer la fiction d’une res cogitans dans l’instauration du discours philosophique de la modernité – comme la thèse de l’autoréflexivité de l’être, la thèse hégélienne de la contradiction rejette la distinction kantienne entre le jugement réfléchissant et le jugement déterminant qui attribue à l’entendement la fonction de synthèse du divers sensible. La contradiction dit sur le plan des déterminations-de-réflexion de l’Essence ce que la négation disait déjà dans la Doctrine de l’Être sans pouvoir le thématiser comme un moment particulier dans le développement des catégories : l’autoposition de l’être est processualité et quand elle posée comme telle, quand la négation de l’être devient autonégation de l’être, alors la contradiction peut faire l’objet d’une réévaluation sérieuse.

    En même temps cette analyse de la contradiction n’est pas redondante par rapport à la négation car Hegel n’a de cesse de répéter que si tout est contradictoire la contradiction n’est pas au sens duratif du terme.

    « [L]e contradictoire se dissout sans contredit en néant, il revient dans son unité négative. Or la chose, le sujet, le concept sont justement cette unité négative elle-même ; c'est quelque chose de contradictoire en soi-même, mais tout autant la contradiction dissoute ; c'est le fondement, qui contient et porte ses déterminations. La chose, le sujet ou le concept sont, comme

    55 Ibid., p. 86.

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    réfléchis dans soi dans leur sphère, leur contradiction dissoute, mais leur sphère totale est aussi à nouveau une [sphère] déterminée, diverse ; ainsi est-elle une [sphère] finie, et cela veut dire une [sphère] contradictoire. De cette contradiction supérieure elle n'est pas elle-même la dissolution, mais [elle] a une sphère supérieure pour unité négative sienne, pour fondement sien. Les choses finies, en leur variété indifférente, ont par conséquent pour caractéristique en général d'être contradictoires en soi-même, d'être brisées dans soi et de revenir dans leur fondement »56.

    Comment comprendre ce passage ? A quoi sert de prendre à contrepied toute la tradition pour dire finalement que la contradiction n’est pas ? Ce propos confirme les analyses précédentes : quand on cherche à penser ce que Hegel veut dire quand il parle de négation et de négation de la négation il ne faut pas chercher quelque chose au sens d’un référent mental ou extra-mental. La contradiction comme catégorie ontologique ne signifie pas que la contradiction est une chose parmi d’autres choses, une propriété des choses – et encore moins une tare de l’esprit – elle signifie de manière logique ce que Hegel appelait encore de façon métaphorique la Bewegung des Sich-Selbt-Setzens dans la Préface de la Phénoménologie. La contradiction n’est pas et ce non-être ne signifie pas le silence du discours, une impasse ou une aporie mais la production d’une nouvelle sphère, autrement dit une nouvelle catégorie dans chaque partie du système : la dissolution de la contradiction n’est pas le retour à un fonctionnement normal du discours mais la progression à une catégorie/un niveau/une sphère plus complexe, lourd/e du procès logique antérieur et relançant la contradiction par son appartenance à ce même procès logique tant que la totalité n’aura pas été exhaustivement posée. On s’intéressera cependant ici tout particulièrement à la fin de cette Remarque :

    « Selon une considération qui se trouvera faite ultérieurement, le syllogisme vrai [qui conclut] de quelque chose de fini et de contingent à une essence absolument-nécessaire ne consiste pas en ce que l'on conclut à quelque chose d'absolument nécessaire à partir du fini et du contingent [entendu] comme l'être se trouvant au fondement et y demeurant, mais en ce que, chose qui se trouve aussi immédiatement dans la contingence, [l'on conclut à quelque chose d'absolument nécessaire] à partir d'un être qui tombe seulement, qui se contredit en soi-même, ou en ce que plutôt l'on met en évidence que l'être contingent revient en soi-même dans son fondement, où il se sursume, — en outre en ce que c'est par ce revenir qu'il pose le fondement seulement de telle sorte qu'il se fait plutôt lui-même le posé. Dans le syllogiser habituel l'être du fini apparaît comme fondement de l'absolu ; c'est parce que [quelque chose de] fini est que l'absolu est. Mais la vérité est que c'est parce que le fini est l'opposition contradictoire en soi-même, parce qu'il n'est pas, que l'absolu est. Au premier sens la proposition du syllogisme s'énonce ainsi : l’être du fini est l'être de l'absolu ; mais au second sens [elle s'énonce] ainsi : Le non-être du fini est l'être de l'absolu »57

    56 Ibid., p. 86. 57 Ibid., p. 86-87.

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    Hegel cite ici une structure commune aux arguments destinés à

    prouver l’existence de Dieu à partir du fini, c'est-à-dire partir de l’étant pour régresser à la cause de l’étant – que la preuve soit a contingentia mundi, physico-théologique, etc. peu importe58. A chaque fois il y a divorce entre ce que la pensée soumise au régime représentationnel dit et ce qu’elle fait : elle dit qu’elle part de l’étant, du monde pour aller vers Dieu comme sa cause nécessaire, intelligente, etc. mais elle fait le contraire car elle ne peut opérer cette régression que parce que l’autoanéantissement du fini comme tel rend possible ce mouvement de la pensée vers la cause du fini. Dire que le fini est dialectiquement « contradictoire en soi-même » ne signifie pas qu’il se détruit, se désintègre mais que discursivement la preuve ne devient efficiente que si elle pense ce qu’elle fait et fait ce qu’elle pense : si on veut prouver l’absoluité, la causalité de Dieu il suffit de laisser se manifester l’inanité du fini, ou plutôt il faut penser le fini dans sa finitude même pour voir l’infini apparaître comme la vérité du fini. Cet exemple n’est pas destiné simplement à illustrer l’auto-dissolution du contradictoire car Hegel ne mentionne pas par hasard le syllogisme. Au fond si le contradictoire se dissout non pas en rien mais en une sphère particulière, c’est que la contradiction reconnue positivement par Hegel n’est pas une si grande menace que cela ; et de toute façon il n’y a qu’à lire Hegel pour comprendre que l’autoréflexivité de l’être, la nécessité de la contradiction et de son autodissolution servent de préliminaires pour l’expression ultime de la négativité, la rationalité comme syllogisme.

    d) La formalisation de la négation

    C’est à la fin de la Doctrine du Concept, avant que l’Idée absolue ne passe dans l’immédiateté de l’être spatial de par son absoluité même ou son abstraction, qu’on trouve le passage où la négation est formalisée, ce qui ne signifie pas que la dialectique puisse être formalisée comme telle sous peine de devenir un schéma vide de sens59 . En ce sens les critiques de la dialectique hégélienne auraient raison de faire valoir que, de la négation d’un terme, fût-ce un terme déterminé, n’importe quoi pourrait être tiré. La force de la dialectique hégélienne est ce qui fait peut-être sa faiblesse, ce qui la rend inapplicable comme méthode au sens habituel du terme : pas plus que le passage d’une catégorie à l’autre n’est de « sentiment » selon la fameuse expression60 la dialectique n’est pas une forme applicable à un contenu déterminé. Elle est la forme-d’un-contenu, ce qui rend impossible aussi bien la thèse de la positivité et de l’extériorité du contenu à la forme,

    58 Pour plus de détails on se rapportera aux Leçons sur les preuves de

    l’existence de Dieu, trad. Jean-Marie Lardic, Paris, Aubier, 1994. 59 Voir l’essai de Dubarle qui tente de penser ce que le « formalisme » de la

    Logique hégél