La Nouvelle Excellence

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Auteur de livres qui ont fait date L'entreprise du troisime type, Le zro mpris, Du management-panique l'entreprise du XXIe sicle, Herv Srieyx est Prsident du Groupe Quaternaire (qui regroupe une centaine de consultants), Prsident de GMV Conseil et Vice-Prsident du groupe canadien CFC. Ancien Dlgu interministriel l'insertion des jeunes (1997-1999), il a rcemment t nomm Prsident de l'Association Nationale des Groupements d'Employeurs : Alliance Emplois. Diplm de l'Institut d'tudes Politiques de Paris, Herv Srieyx a t Directeur Gnral du Groupe Lesieur, Prsident Directeur Gnral du cabinet Eurequip, Prsident du Conseil d'Administration de l'Institut Rgional d'Administration de Lille et membre de la section Travail du Conseil conomique et Social. Il a par ailleurs t Matre de Confrence l'cole Nationale d'Administration, Professeur associ Paris VIII. Tout en poursuivant ces activits professionnelles et d'enseignement, Herv Srieyx donne, en France et au Canada, plus d'une centaine de confrences tous les ans qui lui valent un public dle et toujours plus nombreux.

192, bd Saint-Germain, 75007 Paris. Tl : + 33 1 44 39 74 00 Fax : + 33 1 45 48 46 88 infos/nouveauts/catalogue : www.maxima.fr Maxima Paris 2000.ISBN : 2840012448 Le titre de ce livre est ne pas confondre avec La nouvelle excellence : qualit-taille, par Madame Michle Bailly, Ministre de lindustrie et du commerce extrieur, Paris, la Documentation franaise, octobre 1992. Lauteur et lditeur remercient Michle Bailly et la Documentation franaise davoir accept cette homonymie. Toute reprsentation ou reproduction intgrale ou partielle faite sans le consentement de lauteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite (loi du 11 mars 1957 alina 1er de larticle 40). Cette reprsentation ou reproduction par quelque procd que ce soit constituerait une contrefaon sanctionne par les articles 425 et suivants du Code pnal. La loi du 11 mars 1957 nautorise aux termes des alinas 2 et 3 de larticle 41 que les copies et reproductions strictement rserves lusage priv du copiste et non destines une utilisation collective dune part et dautre part que les analyses et les courtes citations dans un but dexemple et dillustration .

Table

Au bout du compte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .5

La Nouvelle Excellence pour soi-mme . . . . . . . . . .15

La Nouvelle Excellence en quipe . . . . . . . . . . . . . .50

La Nouvelle Excellence dans la relation interpersonnelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .90

La Nouvelle Excellence dans laction . . . . . . . . . .134

Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .173

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Au bout du compte

Personne ne sait encore ce que sera durablement son destin mais la Nouvelle conomie peut dj se vanter davoir troubl nombre de nos certitudes. Nouvelle rue vers lor, fantasme circonstanciel ou prfiguration dun monde futur, cette Nouvelle conomie a envahi lactualit avec une soudainet de tornade, semblant primer dun coup, sinon lconomie traditionnelle, du moins lintrt de son rythme dvolution et son attractivit boursire. Chacun veut tre partie prenante cette nouvelle rue vers lor et nul doute quil faille considrer avec la plus grande attention les croissances mtoriques de Yahoo!, dE.bay ou mme dAmazon tout en sefforant de participer au foisonnement et lefflo5

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rescence multiforme des start-up lies aux mille et une utilisations de lInternet. Mais cest sans doute dans sa capacit transmuter lconomie traditionnelle que la Nouvelle conomie va produire ses rsultats les plus rvolutionnaires. Parmi les derniers exemples en date de cet effet explosif, louverture conjointe par Ford, GM et DaimlerChrysler dun portail commun tous leurs fournisseurs dynamite lunivers, pourtant dj mouvant, des sous-traitants de la lire automobile et en particulier des quipementiers. Moins visible dans ses effets immdiats que de tels choix industriels, lirruption du Knowledge Management dans un nombre croissant dentreprises manifeste sans doute encore mieux linuence des pratiques de la Nouvelle conomie sur le secteur traditionnel. Le Knowledge Management, de quoi sagit-il ? Le rcent ouvrage de Jean-Yves Prax1 nous le rappelle : dornavant, dans une comptition marque par la double victoire, lchelle du monde, du march et des NTIC, les entreprises qui lemporteront seront celles qui sauront fonder durablement leur avantage concurrentiel sur la meilleure conjonction des intelligences, des savoirs et des comptences quelles agrgent, pour crer sans cesse une valeur ajoute qui fasse la diffrence. Autour de cette ide1. Prax, Jean-Yves : Le guide du Knowledge Management, Dunod 2000.

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simple se sont invents, juste titre, un grand nombre doutils de management nouveaux et sont apparues de nouvelles fonctions dont font tat les annonces de recrutement : chief knowledge officer (conducteur du changement), knowledge manager (animateur des connaissances), cluster manager (mobilisateur dun domaine de savoir), data broker (intermdiateur entre producteur et consommateur dinformations), etc. Derrire la multiplicit de ces vocables, un peu agaants par lexcs de leur amricanit, une seule et mme intention : russir recrer au sein des grandes organisations le dynamisme spontan et la crativit collective qui font actuellement le succs des start-up. Consquence de cette pollinisation de lconomie traditionnelle par la Nouvelle conomie, cest toute lconomie dans son ensemble qui devrait tre marque lavenir par de frquentes ruptures technologiques, des sauts qualitatifs brusques, des bifurcations alatoires, lirruption brutale de nouveaux entrants et, en gnral, une acclration du rythme de ses volutions. Capacit dinnovation, rapidit de la dcision, vitesse dexcution et brivet des dlais de raction et de correction devraient ds lors devenir des atouts essentiels. Ce sont donc plus des qualits personnelles que les techniques de management habituelles qui devraient permettre de faire la diffrence.7

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Aussi la Nouvelle Excellence passe-t-elle sans doute par une remise en cause du management de nous-mmes. Au bout du compte, on ne manage bien les autres que si lon se manage bien soi-mme. Au long dune vie professionnelle riche et diversie, jaurai t dirigeant dentreprises grandes, moyennes et petites, professeur duniversit, haut fonctionnaire, consultant, auteur et confrencier. Les outils de management, de pdagogie et de communication ne mauront jamais servi rien. chaque fois que je les ai utiliss, ils nont eu, au mieux, que lefficacit de mes intentions, la force de ma force, les rsultats de ma vrit. Sans mconnatre le besoin de mthodes, de techniques dorganisation ou de procdures, sans renvoyer au paradis des vieilles lunes ce que jai pu contribuer promouvoir en France, comme les pratiques de la qualit, le management participatif ou les stratgies de maillage, sans mpriser le lourd appareillage amricano-japonais dun management harvardien mtin de toyotisme, sans balancer par-dessus bord marketing, benchmarking, downsizing, just-in-time, kaizen ou empowerment, il faut avoir quelque navet pour imaginer que tout ce bric-brac dinstruments puisse produire des effets heureux si ceux qui les mettent en service ne se sont pas eux-mmes contraints de profondes mtamorphoses.8

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Ce grand P.-D.G. qui ne connat de son personnel que son chauffeur et qui prore sur les bienfaits, dans son entreprise, du management par lcoute et la subsidiarit ; ce haut fonctionnaire, autiste comme tant de ses semblables, qui annonce le lancement dune vaste action de communication interne pour promouvoir le fonctionnaire dautonomie et dinitiative ; ces ingnieurs et ces gestionnaires zls qui russissent pervertir le fonctionnement par processus requis par les exigences de la certication qualit en transformant un taylorisme vertical en taylorisme horizontal ; ces membres de commissions paritaires, chantres apparents des mthodes concertatives, qui naspirent qu conduire des bavardages sommes nulles o se noient leurs propres responsabilits, pour le plus grand bnce de limmobilisme des nantis, du maintien des rentes et des avantages acquis ; ces superbes sommets de pyramides , slectionns par des coles qui ne peuvent pas produire autre chose, qui magnient, en paroles, lurgence et la ncessit du fonctionnement en rseau On pourrait multiplier linni la liste de ces situations drisoires o, selon un sage chinois, quand le doigt montre la lune, limbcile regarde le doigt . Le luth ne sert rien, qui nest pas pote. Ce sont les qualits de lbniste qui font la beaut des meubles ; en soi, les outils nont ni me, ni9

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projet. Un marteau peut permettre denfoncer un clou ou de dfoncer le crne dune vieille dame : cest lintention qui fait la diffrence. Les outils du management et de la communication ont souvent connu de semblables drives, faute davoir t manis par des responsables qui auraient, au pralable, clari le type de changements quils voulaient favoriser et faute davoir, eux-mmes, ralis les conversions personnelles que de tels changements ncessitaient. Au cours de mon long chemin professionnel souvent par essais et erreurs, mais surtout loccasion des centaines de milliers dchanges que jai pu avoir avec des publics de tous ges et de toutes professions lors de plus de trois mille confrences donnes travers le monde dans les vingt dernires annes jai pu mesurer combien de telles conversions, de tels efforts sur nous-mmes taient plus dterminants pour amliorer le management de nos organisations que la succession lancinante de nouvelles campagnes managriales lances pour promouvoir le nouvel outil la mode. Bien sr, rien nest plus difficile que de se changer soimme. Mais les cibles de ce changement, elles, sont faciles dsigner. Nous les connaissons tous et, peu peu, avec laide de mes milliers dinterlocuteurs, il a t ais den dresser la liste.10

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Cette Nouvelle Excellence, ces efforts sur nousmmes pour devenir plus aptes manager des organisations qui mutent dans un environnement qui ne cesse plus de se modier en temps rel, jprouve personnellement beaucoup de difficults les faire. Comme une bonne partie de ma gnration, jai t cbl linverse ; comme elle, jai t form, dform, conform pour ressembler au modle du responsable public qui aura fait ors durant les Trente Glorieuses et dailleurs largement aprs : le bon lve destin suivre de bonnes tudes pour devenir un bon cadre dentreprise ou dadministration puis, vers trente-cinq ou quarante ans, un bon dirigeant rationnel, gestionnaire et responsable et, pour les plus habiles, les plus coriaces, les plus ambitieux, accder enn au bon clan des bonnes lites qui maintiennent les bonnes traditions. videmment ce genre de personnage, quel que soit son apparent brio, est au fond de lui-mme assez gris, inodore, incolore et sans saveur. Il est au pli . Plac convenablement aux positions de pouvoir dans des organisations bureaucratiques fonctionnant en environnements peu volutifs, ce type dhomo simplex tait largement suffisant pour que soient produites les performances publiques ou prives, culturelles ou conomiques attendues par la socit. Mais quarrivent la tempte conjugue de la mondialisation et11

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de lInternet ainsi que le brutal mtissage de lconomie traditionnelle par la nouvelle, et ds lors quil sagit dy piloter des organisations gomtrie variable comportant des quipages de plus en plus bigarrs, de mieux en mieux informs mais de plus en plus indpendants et dont il faut solliciter toujours plus lintelligence collective dans des situations de plus en plus complexes, voil dun coup que ces honntes dirigeants dhier apparaissent pour ce quils sont : des clones rduits leurs diplmes initiaux, leurs bonnes manires, leurs habitudes, leurs corps, leurs clubs, leurs syndicats, leurs statuts, leur bonne conscience, leurs techniques et lide quils se font de leur position sociale. Prform, format comme eux, je suis comme eux. Et les efforts quil me faut produire pour devenir apte participer au pilotage des organisations daujourdhui me sont galement coteux et se rvlent mme parfois quasi irralisables, tant ils se situent linverse de mes tropismes. Pour autant, jen connais la liste. An de la conserver sans cesse en mmoire (le ferme propos est dj le dbut dun progrs personnel), je me suis dot dun modeste moyen mnmotechnique : ma douzaine de , les douze efforts chacun commenant par un e que le dirigeant daujourdhui, et dabord lauteur de ces lignes, doit parvenir faire sur lui-mme pour permettre12

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lorganisation dans laquelle il joue un rle de produire les rsultats qui les justient. Jen ai t parfois morti : quels que soient les thmes de mes confrences les principes de la complexit, lvolution de la mondialisation, la mutation des organisations, la rforme des tats ou lmergence du dveloppement local , mes auditeurs ne me parlaient ensuite et ne semblaient se souvenir que de ma douzaine de , en massurant quils avaient trouv l un vritable enrichissement dont ils sauraient eux-mmes faire le meilleur usage. Ma vanit en a souffert mais jai ni par me convaincre que ctait peut-tre l mon vritable apport et quaprs tout il valait mieux tre lauteur dune contribution, modeste mais utile, quun prolique et prtentieux donneur de leons sans intrt : mme si son nom na pas t conserv par lhistoire, linventeur du l couper le beurre a bien mrit de lhumanit. Aussi lide mest-elle venue naturellement de faire connatre plus largement ma douzaine de , tant il me semble que ces douze e composent une Nouvelle Excellence, de telle sorte que chaque lecteur puisse lui-mme se prparer sa propre omelette, la mesure de ses lacunes de manager et, quelles que soient nos responsabilits, nous sommes tous des managers, dans nos vies familiale, associative, civique, culturelle, professionnelle, ds lors13

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quavec dautres femmes et dautres hommes nous essayons, ensemble, de raliser un progrs. Pour la rendre plus digeste, jai spar ma douzaine de en quatre tas gaux : trois efforts concernent notre propre management, trois autres celui des quipes, trois encore celui des relations interpersonnelles, et trois enn celui de laction. Nous avons tous nos talents de socit : celui-ci est peintre du dimanche, celui-l musicien doccasion, tel autre cruciverbiste, jardinier la main verte, acteur amateur ou dresseur de chiens. Durant ma vie entire, jai compos des chansons. Aussi me suis-je permis de clore par quelques quatrains chacun des douze chapitres (un chapitre effort, par valeur) avec nulle autre prtention que de laisser au lecteur des images et des rythmes qui laideront mmoriser tel effort dont il voudrait conserver plus particulirement le souvenir.

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ILa Nouvelle Excellence

pour soi-mme

Dans un monde o le changement devient la rgle et la stabilit lexception, nos boussoles saffolent et nous avons parfois bien du mal retrouver notre propre Nord. Jvoquais en 1995, dans lEffet Gulliver2, le grand bal des codes et des normes : Ceux qui en sont au second versant de leur vie en conviennent, les codes taient plus clairs, plus aisment reconnaissables au temps de leur jeunesse. La force structurante des grandes idologies manichennes, le poids souvent touffant, mais toujours confortable, de la morale religieuse nourrie de lobissance aux Commandements, ou de la morale laque fonde sur le respect des valeurs civiques, offraient le triple avantage de cher les sens uniques, de signaler clairement les garde-fous et les interdits, de permettre chacun de savoir quand il les transgressait. Or les transformations du monde sont en train de brouiller la lisibilit de ces2. Srieyx, Herv : LEffet Gulliver, Calmann-Lvy, 1995.

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codes, qui deviennent ous, ambigus ; elles leur substituent des repres volutifs et quivoques et rendent de plus en plus dlicate la conduite au jug de la vie individuelle. Ce facteur supplmentaire de trouble participe beaucoup lmergence du sentiment inconfortable dune socit gomtrie variable sans plus aucun point xe auquel se raccrocher, sans certitudes ni rgles dnitivement tablies. Et je rappelais combien les notions de bien et de mal, de bon et de mauvais, de vrai et de faux, de beau et de laid, de juste et dinjuste, de normal et danormal avaient t percutes, bouleverses, chamboules par de nouvelles catgories qui parfois sy substituaient : efficace ou inefficace, vendeur ou non vendeur, marchand ou non marchand, rentable ou non rentable, mdiatis ou non mdiatis, conforme aux nouveaux standards ou obsoltes, etc. Force est de reconnatre que, depuis 1995, le surgissement et lomniprsence dsormais permanente des nouvelles technologies de linformation et de la communication, de la Nouvelle conomie, des nouveaux critres de bonne gestion (tels que les retours sur capitaux employs de 15 20 %) nont fait quaccrotre notre dstabilisation. En tant que responsables, il nous est, souvent, de plus en plus difficile de trouver la juste route quand vient le moment de dcider, et nous avons quelque embarras nous piloter nous-mmes.17

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Dans des livres dauteurs aussi diffrents que le professeur Michel Maffesoli3, Laurent Joffrin4 ou Denis Tillinac5, on mesure combien sont devenus prgnants pour nous tous, dirigeants et dirigs, lthique de linstant, la dictature de lphmre, le nomadisme des ides et des modes, lavenir vcu comme une suite ternelle de moments prsents, un zapping permanent de carpe diem. Cest la ranon des chamboulements que nous sommes en train de vivre : quand les futurs ne sont plus lisibles on se rfugie dans des prsents qui durent. Nous sommes, nous, responsables, spcialement tents par ces types de fuites. Quatre parmi celles-ci nous sont particulirement familires. Il y a dabord la fuite vers le chacun pour soi , qui se donne pour alibi que chacun est responsable de luimme. On dcide en fonction de logiques techniques, de rentabilits nancires ou de march, et lon prend pour secondes les incidences humaines de ses choix ; chacun est cens sen accommoder en adulte libre et autonome. Mieux, on prtend, ce faisant, leur viter les misres et lhumiliation de lassistanat.

3. Maffesoli, Michel : lInstant ternel, le tragique social, Denol, 2000. 4. Joffrin, Laurent et Philippe Tesson : O est passe lautorit ?, Fayard, 2000. 5. Tillinac, Denis : Les Masques de lphmre, La Table Ronde, 1999.

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Il y a aussi la fuite vers lconomisme : la mondialisation a souvent bon dos. Prsente comme une machine infernale qui brise ceux qui lui rsistent, elle sert parfois justier des fusions qui ntaient pas forcment ncessaires, des externalisations qui ne sont pas toutes fondes, et parfois mme des plans sociaux qui auraient t vitables. Comme le rappelle lauteur amricain Gary Hamel, si la performance (P) dune organisation est gale sa valeur ajoute (VA) divise par les cots (C) engags pour lengendrer (P = VA/C), les deux voies que lon peut suivre pour laugmenter cest de diminuer les cots valeur ajoute gale ou daccrotre la valeur ajoute cots constants : ce quil appelle la stratgie du boucher (couper les cots et les cous) et celle du boulanger (faire lever la valeur ajoute en utilisant mieux les ressources et dabord les personnes, comme le permet le Knowledge management). Soyons francs. Au nom de la toute puissante mondialisation , nous sommes plus facilement des bouchers que des boulangers. Autre fuite bien connue : lactivisme professionnel. On nit par rduire sa vie son boulot, on nest plus que son entreprise, on ne vit plus que pour son travail. Cest sans doute la meilleure faon de perdre toute lucidit et la capacit dvaluer les dcisions que lon prend et les actions que lon conduit.19

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Fuite encore plus frquente et bien tentante en ces temps dhypercommunication, la fuite dans le discours. On parle et, pour exorciser lincertitude, on annonce des projets, des campagnes, des changements, on affirme que tout le personnel est solidaire de la bataille de lentreprise, quil en est la ressource premire, etc., et on feint de croire quon est cru. Cette quadruple fuite risque de devenir dautant plus dommageable que les conditions dans lesquelles nous allons devoir faire vivre nos organisations sont en train de se transformer brutalement. Tels Jean qui pleure et Jean qui rit , nous portons souvent sur le monde prsent un regard alternativement admiratif et terrifi tant ses caractristiques majeures sont volutives et contradictoires. Mais cest sans doute son versant conomique qui apparat le plus contrast. Ainsi, de la fameuse mondialisation on peut faire une lecture heureuse (un nombre croissant de peuples est convi participer aux changes conomiques et participer aux richesses que ceux-ci produisent) ou une lecture pessimiste (un continent entier lAfrique nest pas invit au festin mondial et lavnement plantaire du tout march et du tout marchand produit de plus en plus une immense socit indiffren20

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cie o, selon le mot de la philosophe Dominique Mda : na dornavant de valeur que ce qui a un prix ). De mme, la rvolution de linformation peut tantt nous incliner penser quen communiquant de plus en plus entre eux, les hommes sauront faire tomber les barrires qui les sparent ; tantt, on peut aussi constater, avec lirruption concomitante de lInternet et du portable, que plus on change et moins on se rencontre et que lattrait croissant du virtuel traduit souvent une fuite perdue devant le rel. Quant lvolution des entreprises, on peut aussi bien se rjouir du regain de leur dynamisme que seffrayer de leurs mutations kalidoscopiques (passage de lentreprise-bloc lentreprise clate via les diverses formes dexternalisations, multiplication des fusionsacquisitions avec leurs cortges de plans sociaux, prcarisation croissante du travail lie aux exigences de souplesse, importance accrue du retour sur capitaux employs dans le pilotage de lentreprise maximisant la place du prot court terme aux dpens de la reconnaissance du travail et de la croissance durable). Ce quil est convenu dappeler la Nouvelle conomie est prcisment en train de brouiller tous nos repres et de nous pousser sans que nous layons vraiment voulu adopter des comportements inverses de21

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ceux qui seraient opportuns. Les critres de bonne gestion deviendraient ceux de lhyper rentabilit court terme aux dpens dun dveloppement durable, il faudrait sduire dans linstant des clients plutt que les dliser sur une longue priode ( quand les clients dhier votaient avec leurs pieds, ceux daujourdhui votent avec leurs clicks ), la valeur dune entreprise se mesurerait moins son patrimoine et ses rsultats qu la perception volutive que lon a de sa valorisation future, etc.) lvidence, lconomie traditionnelle est en train dtre bouleverse par ces nouvelles approches : nous perdrons toute efficacit dans lanimation de ce que nous avons en responsabilit si nous nous laissons gagner par ce prurit imbcile du courons, communiquons, agissons . La Nouvelle Excellence, en ces temps de brume, de frnsie et dinnovation tout va, passe sans doute par un meilleur management de soi-mme. Voici trois e (e pour effort) qui peuvent nous y aider.

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Chapitre I

e

quilibre

Nos T.G.V comme nos runions familiales ou nos . djeuners amicaux sont de plus en plus hants par labominable homo portabilis qui nen nit plus de tlphoner son entreprise, ses clients, ses fournisseurs, son banquier, son conseil juridique, au sc ou la Scurit sociale quand ce ne sont pas eux qui lui tlphonent. Insupportables pour les tiers qui sont obligs, contre leur gr, de subir ces fastidieuses conversations professionnelles et dentendre mme, parfois, des condences trs indiscrtes, ces monologues bruyants traduisent, outre limpolitesse et lincivilit de ceux qui les imposent leurs voisins, la considrable et croissante interpntration de la vie de travail et de la vie prive due la multiplication des objets nomades qui dornavant nous accompagnent. L ordinateur portable, le cellulaire, le-mail la maison23

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gomment de plus en plus les frontires entre le bureau et le foyer. Les fanatiques du boulot disposent dsormais de tous les outils ncessaires pour sadonner, sans limites aucune, leur drogue favorite et devenir ainsi de vritables malades, des intoxiqus, des polars , bref des dangers publics, peu capables daffronter des situations complexes rclamant distance, culture et discernement. Il faut dabord dmythier le travail. En soi, le travail professionnel nest ni digne, ni librateur. Sa dignit tient, ou non, sa nalit et sa fonction dutilit (cration de valeur, service rendu, ralisation dun projet collectif, etc.). Il ne devient librateur que dans la mesure o il autorise le dveloppement permanent de soi, laccroissement de lautonomie et de la culture globale personnelles, laccomplissement dune socialisation heureuse. Cela arrive, mais pas toujours. dfaut, le travail professionnel joue plus comme une contrainte que comme un lment dterminant du bonheur individuel ; il na parfois pour seules utilits que de procurer les ressources ncessaires la vie, de permettre lacquisition dun statut social plus dpendant des titres professionnels que des qualits relles propres chacun et, pour beaucoup, de remplir des journes qui, sans lui, paratraient bien vides. Si travailler nest pas digne en soi, travailler comme un fou cest sans doute tre fou, ne faire que travailler cest24

QUILIBRE

srement travailler mal. Philosophe et thologien, frre Samuel parle souvent avec les chefs dentreprise pour leur rappeler combien laccroissement de la complexit de leur environnement professionnel suppose quils sachent sen distancier. Pour redcouvrir de nouvelles capacits dadaptation, dinnovation et plus fondamentalement de ralisme, nest-il pas capital de revaloriser le caractre fondateur de la culture, non comme lieu de loisir et de divertissement, mais comme lieu de lapprentissage tre homme ? Nous napprenons pas tre plus en tant uniquement sur le terrain , contrairement une logique de lefficacit et de la rentabilit immdiates. Il faut accepter la perte de temps et la lenteur. L est, semble-t-il, lurgence : veiller tout ce qui nous oblige partir de lhomme et de ce qui lennoblit, de lexprience la plus simple du travail ou de la relation personnelle jusqu celle plus leve de la beaut artistique ou de la profondeur spirituelle ou religieuse. 6 Le succs des sminaires de Notre-Dame-de-Ganagobie et de son Centre entreprises comme celui du bestseller lthique ou le chaos7 cocrit par son animateur, le pre Hugues Minguet, semblent prouver que de nom6. Frre Samuel : Travailler pour vivre ou vivre pour travailler ? in Collectif : Construire le travail de demain, ditions dOrganisation, 1995. 7. Minguet, Pre Hugues et J.-L. Dherse : Lthique ou le chaos, Presses de la Renaissance, 1998.

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breux dirigeants dentreprise sont conscients de la ncessit de dvelopper leur dimension spirituelle, de regarder leur monde de plus haut et, surtout, de se fortier euxmmes face lincertitude des temps. Charles Handy8 et Bob Aubrey9 vont plus loin. Ils rappellent quil ny a aucune chance de pouvoir tre efficace si lon nquilibre pas son portefeuille dactivits . Ils nous disent que dans le nouveau paysage professionnel, qui sera de plus en plus chamboul, la seule faon de ne pas perdre les pdales sera de sautoproclamer P.-D.G. de lentreprise de soi . Inutile dsormais de sous-traiter aux entreprises le soin de soccuper de nous, de grer nos vies ; elles nen ont plus les moyens, ne savent plus comment sy prendre et ne le feront plus. Pire, les lites que la socit a fabriques en sont totalement incapables ; elles sont souvent dpourvues daltruisme et de projets qui les dpassent. chacun de piloter lentreprise de soi et de grer un portefeuille dactivits qui, selon lauteur, peut comporter une grande diversit de champs : lactivit salarie, rmunre selon le temps que lon y consacre ; lactivit librale, rmunre selon les rsultats obtenus ;8. Handy, Charles : The Age of Unreason, Business Books, 1989. 9. Aubrey, Bob : LEntreprise de soi, Flammarion, 1999.

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lactivit domestique, effectue en vue de la gestion et de lentretien du foyer ; lactivit bnvole, en direction des associations but non lucratif, de la collectivit, des amis, des voisins ; lactivit ducative, qui permet dapprendre, de se former, de se cultiver ; lactivit de loisir : lamusement, la dtente, la pratique dun art ; lactivit de sant : le temps consacr au maintien de son capital sant (de prfrence avant dtre malade) et la remise en forme. lvidence, cette approche, quelque peu instrumentale, des champs de la vie humaine npuise pas tous les domaines dactivits. Le spirituel et laffectif, entre autres, ny gurent pas. Elle a au moins le mrite de mettre laccent sur la ncessit de lquilibre dune vie active, chacun devant trouver le meilleur arbitrage entre ces divers champs en fonction de ce quil souhaite, de son degr dimplication dans ses diffrents rseaux et des diffrentes priodes de son existence. Depuis que jai appris rire de moi-mme, je ne mennuie plus jamais , disait Alphonse Allais. Cest sans doute une des meilleures prophylaxies de lquilibre. Mme sil ne sert rien de se prendre pour sa racine carre, il est excellent de ne pas se prendre pour son cube.27

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Rire de soi-mme, outre quil sagit l dune mine de rigolade inpuisable, constitue sans doute le barrage le plus efficace contre la double et stupide tentation de se prendre au tragique et dinvestir toutes ses forces dans sa vie professionnelle. Une autre forte maxime du mme auteur : On a beau dire, plus on ira moins il y aura de personnes qui ont connu Napolon ! doit aussi nous rappeler le caractre microscopique et transitoire de notre propre aventure dans lunivers, nous donner le sens du relatif et nous permettre de prendre avec une philosophie amuse lexacte mesure de notre destin temporel. Il sagit de considrer non pas que nous sommes inutiles et que rien na dimportance, mais que nous uvrons dans le prcaire et le contingent, et que cela justie, de notre part, humour et modestie. Autre condition de lquilibre, les vacances. Voici dix ans, une sorte de snobisme voulait que le dirigeant prt le moins possible de vacances. Il tait ce point indispensable homme-orchestre dont la prsence tait tout le temps ncessaire pour que se prennent les dcisions que son absence durable ntait pas envisageable. Ctait videmment la meilleure occasion de bloquer dans son entreprise toute mise en uvre du principe de subsidiarit et de dresponsabiliser tout le monde. Rester sans cesse sur le dos de ses adjoints cest la manire la plus sre28

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dvacuer chez eux la plus petite envie de prendre, euxmmes, des dcisions. Mais leffet le plus dommageable de cette incapacit dteler, cest dabord sur le dirigeant lui-mme quil sexerce. Vivre, pendant un temps, une autre vie, dans un autre cadre et avec dautres personnes, et, durant cette priode, abandonner totalement cette rductrice exigence defficacit, mettre en jachre son cerveau gauche et jouir en toute libert, en toute paresse, du temps qui passe, on voit mal comment un dirigeant, consquent avec lui-mme, pourrait en faire lconomie. Les vacances sont au cur de la performance, au cur de la vie. Il faut rencontrer Jacques Chaize, hier prsident du Centre des Jeunes Dirigeants, aujourdhui prsident du Medef Bourgogne et, surtout, lun des patrons dun groupe international dobdience danoise, pour mesurer combien les nouveaux dirigeants dentreprise ont, non pas volu, mais mut. Son entreprise initiale est Chalon-sur-Sane, son sige social est au Danemark, son champ daction hebdomadaire cest le monde entier Amrique, Europe, Asie , tous ses collaborateurs, comme lui-mme, sont interconnects, internetiss , intranetiss . Comme lhomme symbiotique cher Jol de Rosnay, il participe activement au dveloppement local de sa Bourgogne, la promotion dune conception29

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ouverte de lentreprise, en crivant des livres10, en militant dans les mouvements patronaux. Il est parfaitement bilingue, cultiv, musicien, communicant et il sait, en dpit de tous ses centres dintrt, dfendre jalousement le temps de sa vie de famille et sa disponibilit pour les amis. Un petit miracle, direz-vous ? Non, simplement un homme de son temps qui a intgr dans sa vie qu lpoque de la mondialisation de lconomie, il fallait savoir conjuguer la vision plantaire et laction locale, qu celle de la rvolution de linformation, les hirarchies empeses, lesprit de castes et de corps, les gosmes de territoires, les frontires entre services, tout ce qui avait fait la grandeur des organisations pyramidales devenait drisoire dans une organisation en rseau. Mais cest surtout un homme qui sait galement que la vie professionnelle dans un monde dangereux, dur, changeant, devient rapidement strilisante quand on la laisse dvorer tous les champs de la vie et quil ne faut pas se tromper de priorits : lamour, lamiti, lchange, la solidarit et la transmission permanente de lexprience peuvent seuls donner sens une vie et, en particulier, la vie professionnelle.10. Chaize, Jacques : La Porte du changement souvre de lintrieur, Calmann-Lvy, 1992 ; Le Grand cart, les dbuts de lentreprise hypertexte, Village Mondial, 1998.

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QUILIBRE

Dans le management de soi-mme, la recherche de lquilibre ne va pas forcment de soi. Cest une conqute permanente, une lutte courageuse et consciente contre lenvahissement naturel de sa vie par le champ du travail, contre cette fuite si commode vers lactivisme professionnel qui offre bien des sductions perverses et dabord, la plus dangereuse dentre elles, celle qui nous fait croire que nous sommes justis par notre fatigue et que le boulot lgitime notre vie et le temps quon y passe, parce que cest srieux . Comme si lamour ou lart ne ltaient pas ! Pour viter de nous retrouver, en n dexistence, comme tant de dirigeants qui ont pay des russites professionnelles apparentes au prix fort, en ratant lessentiel de leur vie leur famille et eux-mmes , veillons sans cesse nous battre pour reconqurir cet indispensable quilibre.

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POUR SOI-MME

Entretenir son trei

quilibre Il marche au-dessus de la piste, Pierrot, dans son bel habit blanc. Colombine, assise son banc Entre lauguste et le clown triste, Dun regard amoureux lassiste ; Arlequin nest pas trs content. Un pas derrire, un pas devant, Le pied ttonne, hsite, insiste ; Il a pour balancier, lartiste, Des yeux qui rient, un cur aimant. Sur son l travers le temps Avance, heureux, lquilibriste. ***

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Chapitre II

e

xemplarit

Assez dactes, des mots ! hurlaient les murs de 1968. La socit franaise vivait alors dans un carcan social conventionnel et convenu, celui dune France des valeurs bourgeoises o ce qui se fait et ce qui ne se fait pas bornaient au plus prs le champ dune libert, trs vite souponne de se transformer en licence. La communication en particulier mdiatique y tait encore svrement contrle. Do le considrable apptit de paroles et de mots libres qui allait exploser durant le mois de mai de cette anne-l, cette fringale dexpression, ce dferlement de cris en forme de maximes, cette boulimie dchanges quannonait une banderole au-dessus de la scne de lOdon occupe par les tudiants : Ici est un lieu de parlerie .

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POUR SOI-MME

Depuis cette poque, la rvolution des murs et des techniques a compltement boulevers la donne. L hypercommunication a gagn tous les domaines de la vie sociale et nous sommes, dornavant, plutt saouls par un trop-plein de mots. Le cble, le satellite, Internet, le tlphone portable nous exposent sans cesse de gigantesques dferlantes de paroles, de signes et dimages, et nous sommes de plus en plus confronts la ncessit de nous protger contre ce dluge, de tamiser les informations pertinentes, dessayer den apprcier la vracit, lauthenticit et surtout lutilit. Nous sommes de plus en plus mants face aux mots quon nous dit. Un ancien ministre naffirmait-il pas, avec son accent du midi : les promesses nengagent que ceux qui les reoivent ? Cest dire combien nous ne prenons plus tout ce qui sexprime pour argent comptant. Dornavant, nous ne sommes plus crus pour ce que nous disons mais pour ce que nous faisons. Le brouillage mdiatique et informationnel est tel que seuls les actes parlent. Un pre de lglise disait dj : Il ny a pas damour, il ny a que des actes damour. Tous les je taime que nous pouvons dire nauront jamais la force de conviction dun don gnreux fait lautre de quelque chose qui nous cote. Et nous, dirigeants dorganisations prives ou publiques, nous serons, plus que dautres,34

EXEMPLARIT

jugs sur nos actions et non sur nos discours. En particulier, cest notre exemplarit, cest--dire cette volont dtre toujours le premier dmonstrateur des efforts et des nouveaux comportements que lon attend des autres, qui sera notre meilleur outil de communication, notre principale force de conviction, notre discours le plus efficace. Un des prospectivistes les plus aigus de ce temps, le Qubcois Michel Cartier, range lessentiel des populations occidentales en trois catgories : les baby boomers (ns entre 1941 et 1960), la gnration X (ne entre 1961 et 1980), la gnration Y (ne entre 1981 et 2000). Il caractrise chacune de ces catgories, dans leurs relations avec la parole et le discours, de la faon suivante : les baby boomers, faonns par les mass media, par lhyperconsommation de la socit industrielle, la recherche dune vie pleine et riche, et de leur autoralisation, croient encore dans les discours et surtout ceux de la publicit qui leur annonce un trs heureux troisime ge dont ils seront peut-tre les derniers bnciaires nantis de belles retraites ; la gnration X (perue par les prcdents comme paresseux, indiffrents, abouliques, sans projets) subit le passage de la socit industrielle vers celle du savoir et vit les problmes causs par la gnration davant : les dettes individuelles et nationales, la35

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dtrioration de la famille et de lenvironnement urbain, le down sizing des entreprises, la prcarit des emplois, etc. Ils ont une grande capacit dadaptation un monde qui change un rythme acclr. Ils remettent en cause les valeurs des baby boomers comme le mariage, le travail ou le systme politique actuel. En revanche, ils redcouvrent des valeurs fondamentales comme la qualit de la vie et lamiti. Face aux discours, ils sont intensment sceptiques. Lance dans la vie sans balises culturelles ou morales, cette gnration prouve de la difficult se forger une identit et elle a dvelopp une culture molle et oue partir dun ot incessant dimages tlvisuelles qui traitent linformation et le rel comme un spectacle, un divertissement, une occasion dtonner plus que de communiquer ; la gnration Y (la Nintendo generation, la click generation). Contrairement aux jeunes adultes de la gnration X, ceux-ci nont pas vcu le passage vers la socit nouvelle, celle du savoir ; ils sont ns avec elle. Les enfants et les adolescents de cette gnration se ressemblent dun pays lautre, leur culture est homogne : une culture de la sensation forte, de laventure, de la nouveaut, de limmdiatet, de linstantanit, du click, de la sensibilit, de limagi36

EXEMPLARIT

nation, mais une culture brouillonne, dpourvue de mthodes de travail et de sens de lanalyse. Cette gnration baigne depuis sa naissance dans une infraculture de produits amricains de bas de gamme o techno, drogue, sexe et violence composent un dcor banal, dans un environnement naturel de micro-ordinateurs, de jeux lectroniques et de CDRom, o lInternet devient la porte dentre sur le monde, lendroit o lon sinforme, o lon change, o lon fait ses courses, o lon cherche ses loisirs. Cette gnration imprvisible (parce quaucune gnration na t forme comme elle) bouleversera les structures sociales et les rapports de force entre institutions, citoyens et groupes de pression. Saturs dimages, dinformations et de virtualits, ils ne sont percuts, touchs, tirs deux-mmes que par le constat dactes forts. Caricaturale comme toutes les classifications qui rduisent des populations diversies quelques catgories, lapproche de Michel Cartier prsente lavantage de nous rappeler que les deux gnrations qui uvrent et uvreront dans nos organisations sont, chacune dentre elles, de moins en moins susceptibles dtre gouvernes par des mots, quelles sen ment ou quelles en sont 37

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ce point gorges que ceux-ci perdent leur pouvoir dveil et de dynamisation. tre exemplaire cest la fois tre conome de ses propos, ne dire que ce que lon est dcid faire soi-mme, et sengager dans ce que lon dit. Dans le bruit ambiant, le silence a des vertus. La parole rare a plus de chances dtre coute que la diarrhe verbale. Dans son livre Les Images qui mentent, histoire du visuel au XXe sicle11, Laurent Gervereau montre que visualiser toujours plus ne veut pas forcment dire reprsenter toujours mieux . De mme, expliquer toujours plus nest pas forcment faire comprendre toujours mieux, parler toujours plus nest pas forcment tre cout toujours mieux. Si le silence est dor, cest quil donne le temps de choisir les actions qui parleront pour nous, les actions-tmoignages dans lesquelles nous montrons que nous croyons nous-mmes ce que nous disons parce que nous sommes les premiers acteurs de nos prconisations, les premiers marcher dans les directions que nous indiquons, les premiers faire les efforts sur nous-mmes que nous recommandons aux autres. Ce qui suppose, de notre part, un vritable engagement, visible, reprable par tous, quasi physique. Si lon dit que le client11. Gervereau, Laurent : Les Images qui mentent, histoire du visuel au XXe sicle, ditions du Seuil, 2000.

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EXEMPLARIT

doit devenir le roi de lentreprise, on le manifeste par des signes sensibles ; si lon affirme que lcoute et lappel linnovation individuelle et collective doivent tre au cur du management quotidien, on le traduit concrtement soi-mme dans ses relations avec son secrtariat et ses adjoints directs, etc. Il sagit bien dun engagement et non dune simple implication (du type de limbcile je me sens concern ). On connat dornavant la distinction entre limplication et lengagement grce la fameuse image de luf au bacon , dans laquelle la poule est implique mais le cochon, lui, est engag ! L engagement ne permet pas le retour en arrire. Communiquer par lexemplarit, ce nest pas simple. Cela suppose une vritable ascse, cest presque un choix de vie. Mais on insuffle ainsi au management des organisations que lon a en charge une force de conviction et une puissance de transformation ingalables.

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POUR SOI-MME

tre crdiblei

Exemplarit Le premier chef, montrant les cimes, Nous dit : Passez-les donc, soldats ! Montez l-haut, jattends en bas. Tous ensemble nous attendmes. Le second chef, un passionn, Nous a dit : Cest pour la patrie, Ces pics mritent votre vie ! Seul, le plus fou y est all. Le troisime chef na rien dit. Sans vain discours, sans envole, Il sest mis premier de corde Et nous tous, nous lavons suivi. ***

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Chapitre III

e

thique

Trs jeune, jai dcid de morienter vers le service public. Cest plus honorable que de fabriquer des peignes ! Ainsi sexprimait la tlvision une jeune secrtaire dtat qui venait dtre rajoute au gouvernement Jospin. Cette sympathique narque, certainement de bonne foi, ne faisait quexprimer navement ce sentiment surprenant fort rpandu dans la haute fonction publique franaise : Il est plus digne de dpenser les richesses cres que de les produire, parce que produire, cest dgotant. Or, si ncessaire que soit ltat, il ne peut vivre quen prlevant sa dme sur les richesses produites. En bonne justice, cest donc la fonction de production, fondatrice de toutes les autres, qui devrait apparatre comme la plus noble. Pas en France ! telle enseigne jai pu le constater quand jtais moi-mme41

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haut fonctionnaire quen accolant le mot thique ceux de chef dentreprise on suscite, dans le milieu de la haute administration, au mieux la surprise, mais plus souvent lironie suffisante et agace des interlocuteurs : Lentreprise, cest le march, cest le prot, cest un mal ncessaire ; lthique ny a rien faire alors quelle est, par nature, au cur du service public. Et pourtant jamais les chefs dentreprise de ce pays nont particip tant de colloques, de journes de rexion, de runions de travail sur la place de lthique au cur de leur vie professionnelle. Ainsi travers les enseignements de Luc Ferry, ceux dAndr Comte-Sponville, de frre Samuel ou de Michel Serres, les centaines de clubs de lAssociation pour le Progrs du Management, runissent chaque mois des dirigeants qui sefforcent dapprofondir le sens de leurs responsabilits dans un combat conomique o il nest pas toujours clair de dpartager ce qui est juste et lgitime de ce qui nest pas acceptable. Mieux, on voit apparatre de nombreux fonds thiques qui choisissent de sinvestir dans des entreprises annonant explicitement dans leurs chartes leurs engagements sociaux et socitaux vis--vis du dveloppement de lemploi et de la formation, et de lamlioration de leur environnement. Ces entreprises sollicitent auprs dorganismes daudit thique comme E.B.E.N. (European Busi42

THIQUE

ness Ethic Network) ou A.R.E.S.E. une valuation permanente de leurs ralisations en ce domaine, valuation dont tiennent le plus grand compte les fonds thiques qui se sont investis chez elles. Lthique, cest lesthtique de lintrieur crivait le pote Reverdy. Cest, en particulier, lintrieur de lentreprise que lthique trouve lun de ses principaux enjeux : lorganisation est-elle conue pour tre apprenante , dveloppante , anthropogne ou au contraire sagit-il, comme si souvent dans le monde administratif, dune machine conformante , massiante , mimtisante , rabougrissante , anthropophage ? Mais cest sans doute dans le management quotidien et dans la conduite stratgique des affaires de lentreprise quil est la fois le plus ncessaire et le plus difcile dadopter un comportement thique. Dans le management quotidien, lorganisation en rseau suppose que lon soit capable de donner du sens aux acteurs un sens fort qui polarise toutes les intelligences du rseau, qui permet leur conjonction, leur multiplication interactive. Comment donner du sens aux autres quand on en est soi-mme dpourvu, quand aucun systme de valeurs ne nous oblige nous tenir droit et nous dpasser nous-mmes ? Les dirigeants creux, rductibles leurs seules comptences tech43

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niques, cela se repre presque au premier coup dil. Au temps o les galons, les titres et les statuts impressionnaient encore, ils pouvaient aisment se maintenir la tte dorganisations pyramidales. Dornavant, ils sont incapables de donner souffle, vie, me des organisations en rseau, et leur autorit y apparat purement formelle. Dans la conduite stratgique des affaires de lentreprise, ce sont les arbitrages permanents que lon est conduit oprer entre des exigences galement importantes et pourtant contradictoires qui requirent, chez ceux qui doivent dcider de ces trade off, un systme de valeurs fort et de relles facults de discernement. Quand il doit la fois respecter le droit du travail des salaris, le droit des clients la qualit, le droit des actionnaires la rmunration de largent risqu, le droit des riverains de lentreprise la prservation de lenvironnement, respecter aussi tous les engagements sociaux et scaux, et quand en outre, dans les pays en voie de dveloppement, il lui faut sefforcer de tenir compte des droits de lhomme souvent si bafous et refuser la concussion omniprsente, le npotisme ambiant et le systme gnralis des pots-de-vin, le dirigeant se trouve confront la quadrature du cercle. Et, comme chaque fois que lon est contraint de btir des compromis, il ressent combien il est44

THIQUE

difficile de conjuguer harmonieusement thique professionnelle et thique personnelle. Il faut dailleurs sinquiter quand on commence ne plus ressentir cette tension antagonique, cest sans doute que lon saccommode trop bien dune conscience lastique. Dans un monde o lon a de moins en moins de certitudes, il faut veiller conserver quelques convictions et ne pas tricher avec elles. Pourtant, ce nest pas simple de trouver son chemin dans la fort thique. Elle est touffue et ds quon y entre on se prend les pieds dans les lianes des dnitions, les piges y abondent et plus on sy aventure plus on risque de sy perdre. Jugez-en. Pour le philosophe Paul Ricur, lthique est le dsir dune vie accomplie pour les autres dans le cadre dinstitutions justes . Autrement dit, le sujet donne du sens son action ds lors quil dpasse son propre intrt et concourt la justice commune. La revue conomie et humanisme dcrit lthique comme la rponse au vide . LInstitut de lentreprise propose une conception plus dynamique : Lthique est un oui la vie, au mouvement, la cration ; le ple du champ thique, cest lhomme debout, crateur, responsable ; les repres de laction thique sont les soucis conjugus de soi, des autres, de la nature, la transparence et lexemplarit. 45

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Isabelle Orgogozo12 tente une approche la fois plus ne et plus globale : Selon la dnition du philosophe Andr Comte-Sponville, les mots thique et morale ont, lorigine, le mme sens. Nanmoins, en philosophie, lusage en a fait lgrement diverger les signications. La morale dnirait ce qui est bien et mal, et elle aurait toujours une prtention luniversalit. L thique distinguerait plutt le bon du mauvais, ce qui convient de ce qui ne convient pas. Elle serait relative. Il y aurait un cas o, selon cette acception, lthique serait suprieure la morale, le cas o ce qui est bon, ce qui convient serait lamour, entendu comme louverture lautre dans sa totalit humaine. Si nous retenons cette dernire dnition de lthique, lthique de lentreprise celle de son dirigeant serait ce qui permet de penser, agir, parler, travailler ensemble dans louverture, non seulement tous ceux qui appartiennent lentreprise mais encore aux clients, aux fournisseurs et toute personne ayant affaire, de prs ou de loin, lentreprise : apprentis, environnement urbain, actionnaires, tissu social, etc. La diversit de ces dnitions montre que le dbat thique est complexe. Passs les sourires sceptiques ou ironiques habituels (des dirigeants dentreprise parlant12. Orgogozo, Isabelle : lEntreprise communicante, ditions dOrganisation, 1998.

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THIQUE

dthique cela fait toujours sourire, en France !) et les mises en garde de bon sens (celle dAndr Comte-Sponville13 : Quil soit de lintrt de lentreprise davoir une thique, je veux bien le croire ; mais que ce soit son intrt interdit de considrer cette morale comme une morale , autrement dit, la morale, par nature, est gratuite), cest la vigueur mme de ce dbat, au sein du monde conomique, qui constitue un progrs. Entre responsables syndicaux, responsables politiques et dirigeants dentreprises, la diversit des points de vue converge vers le caractre indispensable de cette qute de sens pour ceux qui, aujourdhui, uvrent au sein des systmes productifs, considrablement transforms par la mondialisation de leur champ, laccroissement de la concurrence, la volatilit des capitaux et la rvolution de linformation. Lieu dinterrogations contradictoires, le dbat thique ne vise pas au consensus. Il est qute de sens jamais aboutie, il ne prtend pas laccord sur un seul sens. La dontologie concrtise un moment donn ltat du dbat thique au sein dune organisation, elle ne le referme pas. En fait, quand on est homme ou femme daction, lthique est au cur du management de soi-mme, non comme une Table de la Loi laquelle on pourrait se rf13. Comte-Sponville, Andr, in lExpansion du 9 janvier 1992.

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POUR SOI-MME

rer pour savoir immanquablement ce quil convient de faire, mais comme la trame mme du dbat interne que nous menons sans cesse avec nous-mmes et qui doit nourrir notre discernement. Ds que lon commence vacuer cette dimension de nos choix, on rentre rapidement dans une logique utilitariste et technocratique o les moyens se transforment en ns, dans un monde sans me mais surtout sans queue ni tte dans lequel laction devient sa propre nalit et nit par dvorer la conscience de lacteur lui-mme.

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THIQUE

Donner un fondement ses choixi

thique Quand, dehors, le monde est ou, Ambigu, plein dquivoques, Crpuscule dune poque Qui vit entre chien et loup, Quand tu te sens le cur lourd Davoir trop suivi les modes, Quand tu as perdu les codes Des portes au got du jour, Quand tu ne sais plus trs bien Qui tu es ni ce qui compte, Choisis le chemin qui monte, La route qui va plus loin. ***

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IILa Nouvelle Excellence

en quipe

Pourquoi est-il plus difficile aujourdhui de diriger une quipe ? Sans doute parce que le fonctionnement en quipe est devenu plus ncessaire quhier, que la pratique du rseau nous est moins familire que celle de la pyramide, que les nouveaux types dorganisation agrgent des femmes et des hommes aux intrts plus divergents, et que les nouvelles conditions de lconomie (mondialisation des changes et nouvelles techniques de linformation et de la communication) peuvent imposer ceux qui uvrent ensemble des changements de pieds collectifs de plus en plus frquents, de plus en plus rapides, de plus en plus imprvisibles et, en outre, indispensables pour la survie de lorganisation.51

EN QUIPE

Un fonctionnement en quipe est plus ncessaire quhier Quil sagisse du modle bureaucratique de ladministration ou du modle taylorien de lentreprise deux variantes assez proches de linstrumentalisation, de la machinisation du travailleur , tous deux prsupposent que des intelligences suprieures aient prdni une organisation articulant mcaniquement entre elles des tches cones des individus subalternes chargs de les excuter. Si ces tches sont convenablement excutes, leur addition est cense produire la performance attendue de lorganisation. Somme toute, pendant longtemps, ltat et lconomie nont pas eu se plaindre de ce systme, certes peu valorisant pour les personnes, mais nalement efficace en priode de faible mutation, denvironnement stable et davenir prvisible. Mais dornavant, les nouvelles conditions du monde ne peuvent plus saccommoder de ces moteurs rendement pauvre, o lon rduit chacun ce quon en attend en passant ct de tout ce quil saurait donner, individuellement mais surtout collectivement. Llvation concomitante du niveau dinstruction et dinformation de ceux qui uvrent dans les organisations, et du degr dexigence de ceux qui en attendent des rsultats52

EN QUIPE

(patients, assurs sociaux, lves, administrs, clients), de mme que la ncessit, dans une socit concurrentielle o les besoins se sont plus multiplis que les ressources pour en financer la satisfaction, de faire toujours plus et mieux pour moins cher , ont prim ces machines forte dperdition dintelligences collectives. Dsormais, on na plus le choix ; on ne peut plus se contenter de confier des individus des tches prdfinies et de compter sur leur addition pour produire la performance attendue (10 + 10 + 10 = 30) ; on est oblig de parier sur la multiplication de leurs intelligences libres et interactives autour de missions qui leur sont collectivement confies, en esprant un rsultat de 10 x 10 x 10 = 1 000. Lquipe est au cur de cette mutation ncessaire.

Notre difficult passer de la pratique de la pyramide celle du rseau Plus habitus donner des ordres des subordonns qu mobiliser des quipes autour de missions, nous nous tions pourtant accoutums pratiquer ce nouvel exercice au sein des confortables structures pyramidales par fonctions qui nous garantissaient au moins une autorit hirar53

EN QUIPE

chique reconnue sur un territoire clairement dni : notre service. Dornavant les organisations fonctionnent en rseau, par ux, par processus ou par projet, et les personnes quagrgent des quipes gomtrie variable et biodgradable, provenant de services diffrents, peuvent avoir des niveaux hirarchiques totalement htrognes, tre membres ou non de lentreprise (ainsi lentreprise clate runit-elle souvent sur un mme site des personnels du donneur dordre, des salaris des sous-traitants, des intrimaires, des consultants, des indpendants, voire des clients). Mieux, on parle de plus en plus dquipes virtuelles runissant autour dobjectifs communs et volutifs des personnes qui changent et coproduisent une valeur ajoute par systmes dinformation lectroniques interposs mais qui ne se connaissent ni ne se rencontrent jamais. Ds lors, les pratiques de lanimation dquipe la Baden Powell ou mme la Aim Jacquet apparaissent un peu rustiques ou, en tout cas, insuffisantes.

On trouve dans les quipes des participants aux intrts de plus en plus divergents La multiplication de plans sociaux accompagnant lannonce de rsultats mirobolants a dnitivement fait54

EN QUIPE

litire dun discours qui passait hier pour un lieu commun : il y a convergence entre les intrts de lentreprise et ceux des salaris. Travaillez toujours mieux pour lentreprise, celle-ci amliorera dautant sa performance et vous en serez les premiers bnciaires ! Mille et une rcentes michelinades ont conduit les salaris, dornavant mieux informs, douter de la pertinence de telles affirmations. Ce doute ne conduit pas nier quil y ait une relle correspondance entre la qualit des efforts collectifs et la nature de la performance globale ; il se nourrit simplement dun constat nouveau : ce ne sont plus les chefs dentreprise qui dirigent, mais un attracteur trange anonyme conjuguant les exigences dune concurrence mondiale plus froce (concentration sur les curs de comptences, fusions-acquisitions, diminution des cots par progrs permanent de la productivit, via des effets dchelles et de nouvelles organisations) et les exigences accrues de retour sur capitaux employs, attendu par les propritaires du capital. Dans ces conditions, le sympathique si vous voulez quils saiment, faites-leur btir ensemble une cathdrale de Saint-Exupry apparat un peu court. Pourquoi ces btisseurs se passionneraient-ils tous pour la construction de cet dice sacr, si certains pressentent davance quon leur interdira un jour dy entrer ou, pire, qu peine btie, on55

EN QUIPE

la vendra un autre culte ? Or le risque du chacun pour soi et du repliement de chaque professionnel sur la simple excution des tches de son mtier est aujourdhui dautant plus grave que les cathdrales de demain mme si elles sont apparemment moins belles seront autrement plus complexes que celles dhier : elles supposeront, de plus en plus, une subtile et ne conjugaison de savoirs, de techniques, de comptences, dexprimentations croises, dvaluations, de rtroactions, de recours permanents des expertises extrieures que seuls des femmes et des hommes uvrant en symbiose avec des objectifs partags (une quipe) seront capables de piloter. Le concept amricain de Knowledge management traduit la fois la ncessit de cette nouvelle exigence mais aussi la complexit et lambigut actuelle de sa mise en uvre.

Mondialisation des changes et NTIC14 contraignent ces quipes une mobilit incessante En quelques annes une large partie du monde est passe de socits qui ntaient que compliques, cest-dire rductibles lanalyse (nations matresses chez elles et encadres par des frontires, classes sociales aisment14. Nouvelles technologies de linformation et de la communication.

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EN QUIPE

descriptibles, mtiers spcis, technologies faiblement volutives, organisations mcaniciennes, marchs locaux ou rgionaux bien dnis, clivages politiques caricaturaux droite, gauche , diplmes reconnus donnant droit des emplois prcis et des carrires linaires, clients prvisibles, concurrents connus, droits acquis, etc.), des socits complexes, cest--dire comportant suffisamment dlments interactifs contradictoires, libres et alatoires pour ne pas tre prvisibles (concurrence mondiale, drgulation gnralise, avnement de lhyperchoix informationnel plantaire, multiplication des structures et des organisations virtuelles, acclration de la vitesse dobsolescence des techniques, raccourcissement des distances et du temps, affadissement ou disparition des grandes idologies massiantes, etc.). En outre, la pollinisation de toutes les activits par Internet, qui traduit plus que toute autre cette inuence de la Nouvelle conomie sur lconomie traditionnelle, suscite dans toutes les organisations, et mme entre celles-ci, lapparition dquipes aux caractristiques neuves, des quipes virtuelles, aux contours ous, lexistence phmre, aux objectifs ambigus, des quipes o lengagement de chacun est moins fonction de la contribution une ambition collective que de lintrt personnel quil peut trouver changer avec dautres : apparues aux seins57

EN QUIPE

dun Intranet ou dun Extranet, pour un groupware ou un Forum , ces formes dquipes sont dun management dautant plus complexe quelles constituent des sortes de structures molles , sans nalits prcises et sans limites dnies. Dans ce contexte totalement chahut, on ne peut garantir aucune quipe que lobjectif quon leur demande aujourdhui de viser sera encore pertinent demain ; les ruptures de perspectives peuvent tre la fois inattendues, frquentes et ncessitant de rapides et parfois considrables rorientations. Donner cur et me une quipe dans ces conditions et, surtout, travers les virages quon est oblig de lamener ngocier, lui permettre de conserver son tonus, requiert sans doute quelques qualits dont nous ne sommes pas toujours dots. Les techniques traditionnelles danimation, si elles demeurent encore trs utiles, risquent de se rvler souvent insuffisantes ou inadquates. Et la Nouvelle Excellence requiert sans doute que nous soyons capables de faire quelques efforts pour modier nos comportements habituels : do les trois modestes e qui suivent ; trois efforts qui semblent particulirement appropris au management des quipes daujourdhui et de demain.

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Chapitre IV

e

nthousiasme

En dpit de lincroyable immobilisme de ladministration, que jai pu personnellement exprimenter, jprouve pour elle beaucoup de sympathie apitoye, parce que cest en gnral un monde triste o il ne fait pas bon vivre tous les jours. Un monde gris, triqu, conforme, pesant o, selon le mot dun de ses anciens directeurs du budget, Jean Choussat, linnovation est une dsobissance qui a russi. Faute dun petit minimum de mthodes de travail en groupe et de relations hirarchiques dtendues, et en raison du lourd impact des dfenses de territoires, nombre de runions sont de laborieux jeux de rles mlant de fausses colres de fausses dfrences pour aboutir de faux consensus. Mais, somme toute, quelque inconfortable que ce soit pour les fonctionnaires et pour la qualit de leur vie professionnelle quotidienne, leffi59

EN QUIPE

cacit administrative en est peu affecte, tant le bureaucratisme ambiant rend le travail en quipe exceptionnel. Soyons honntes : on trouve encore la tte de nombreuses entreprises publiques ou prives, grandes ou moyennes, didentiques comportements guinds o les chefs imaginent quun mlange de distance, dopacit, dennui distingu, de mpris courtois, dapparence concentre cense traduire le sentiment den savoir long et de porter le poids de lourdes responsabilits, est le meilleur moyen de produire chez leurs collaborateurs respect, conance et dsir dobissance. videmment, il nen est rien. Ds lors quil sagit de mettre sous tension des intelligences interactives, de susciter au sein dune quipe ce fameux Knowledge management o se mobilisent et se croisent pour senrichir non seulement les savoirs, savoir-faire et savoir-tre reprs, explicites de tous les membres du rseau, mais aussi et surtout toutes leurs comptences tacites, implicites, caches, cest lintense dsir dchanges quon aura su crer en chacun deux et entre tous qui aura quelque chance de produire le miracle. Tous ceux qui visitent les start-up (les jeunes pousses , dit limpayable ministre de lconomie et des Finances incapable daccepter pour lui-mme la moindre innovation organisationnelle mais inventeur sourcilleux60

ENTHOUSIASME

et vigilant de vocables que personne nutilisera jamais, comme le t hier luniversit en proposant pour marketing linnarrable mercatique ), constatent lincroyable fertilisation croise des intelligences, en interne comme en externe, le dynamisme joyeux de tous ces changes, le bouillonnement interactif dacteurs pour qui le travail na plus rien voir avec le tripalium dhier (celui qui justiait les trente-cinq heures de Martine Aubry) mais constitue une activit collective excitante, presque un jeu, sans cesse tendue vers linnovation. Si nous voulons que les entreprises de lconomie traditionnelle puissent assurer leur prennit, cest lesprit mme de ces start-up quil faut insuffler en leur sein. Dabord parce quelles ne pourront conserver leurs avantages concurrentiels quen sachant toujours mieux croiser et multiplier leurs intelligences au sein dquipes qui favorisent sans cesse, en interne comme en relation avec les sources externes de savoir, le meilleur Knowledge management ; mais galement parce que, ainsi que nous le rappelle Peter Drucker, les knowledge workers, ceux qui sont dtenteurs dexpertises et de comptences indispensables nos entreprises (et qui seront de plus en plus en situation dembarras du choix sur le march de lemploi), ne resteront chez nous que si lcosystme professionnel o on leur permet duvrer continue leur61

EN QUIPE

paratre un champ riche dchanges, de progrs, de libert et dinnovation. Or ceci supposerait que chaque jour nous sachions nous comporter, en tant que chef dentreprise, manager dquipe, chef de service administratif ou animateur dassociation, comme des leaders enthousiastes, lil brillant, capables de crer chez les autres du dsir de , de lenvie de , le besoin irrpressible de contribuer luvre collective. videmment nous sommes loin du compte. Vous autres, dirigeants pour la plupart, vous tes comme moi : quand vous arrivez votre travail vous avez lesprit surcharg de soucis familiaux, dinquitudes personnelles, de problmes professionnels auxquels peuvent sajouter souvent des fatigues physiques et morales. Rsultat : on vous voit entrer le visage ferm, clos, faussement gay par le strict minimum des relations de politesse et ce maigre humour de bureau qui ne trompe plus personne et qui, la tasse de caf matinale une fois bue, aggravent plutt cette impression de sinistrose tablie. Comme nos adjoints ont eux-mmes des soucis familiaux, personnels, professionnels, physiques et moraux, et quils constatent la morosit, latonie ou la fermeture de notre comportement, il y a peu de chances que cela suscite chez eux un grand optimisme et que la journe qui vient soit particulirement propice la riche synergie de toutes les intelligences. Sensibles aux ambiances, les62

ENTHOUSIASME

niveaux subalternes o chacun connat ses propres problmes familiaux, personnels, professionnels, etc. nont aucune raison daugurer lavnement dun vaste dynamisme collectif, et chacun, dans le meilleur des cas, se renferme sur lexcution de ses tches. On en est revenu la pyramide, laddition des tches tayloriennes. Lquipe, cest--dire la multiplication en rseau des intelligences, est morte. Cest dire si nous avons un devoir denthousiasme ! Cela suppose dabord, bien sr, que lon fasse chaque matin un peu dauto-allumage, un peu denthousiasme sur commande. Un consultant breton, Christian Lemoine, a coutume de dire quun leader, un manager, un responsable, cest quelquun qui chaque matin importe de langoisse et exporte de lnergie . Quil soit dans le domaine de la sant, de la scurit, de lenseignement, du social, de lconomie ou de la justice, reconnaissons quun responsable qui ne serait pas, chaque matin, quelque peu angoiss, cest quil naurait pas lu le journal. Mais voil, il est responsable, et il nest pas l pour augmenter langoisse ambiante en y ajoutant la sienne. Il se la garde pour lui et, la place, diffuse de lnergie, donne du souffle, de la vie ; et cest trs fatiguant, parce que lorsquon a donn son souffle, on ne la plus. Mais personne nest oblig daccepter les responsabilits. Heu63

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reusement cet auto-allumage trouve rapidement, et presque toujours, ses relais et le moteur de lenthousiasme se met le plus souvent fonctionner tout seul. Il sagit dabord temps et contretemps , au moins une fois par semaine, de rappeler ses adjoints (et de veiller ce quils le rappellent leur tour aux leurs, et ainsi de suite jusquau plus modeste collaborateur) que toute tche, si discrte ou apparemment pauvre soit-elle, tout objectif ambitieux ou trivial, toute mission directement lie la stratgie principale ou semble-t-il marginale, tout, absolument tout, est justi par ltoile15, tout nit par contribuer au sens gnral que lon veut donner lentreprise, ltablissement ducatif, lhpital ou lassociation. Il sagit ensuite, mais cela en est une consquence induite, de favoriser toutes les initiatives collectives, toutes les formes dquipes formelles ou informelles grce auxquelles ces diverses contributions sentraident, entrent en synergie, multiplient leur efficacit, favorisent lentranement progressif au partage dexpriences, au transfert de savoirs, lveil de la curiosit pour les savoirs de lautre. Quand on parvient, par son propre enthousiasme ft-il factice , amorcer lenthousiasme des autres, on dclenche une dynamique qui15. Ltoile cf. p. 85.

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trouve sa propre autonomie. Encore faut-il tre attentif dceler et mettre en vidence les rsultats heureux qui en dcoulent, les initiatives et les innovations collectives que cela produit, afin dentretenir leuphorie du mouvement par une claire conscience partage des effets multiplicateurs quil gnre, en en assurant une permanente communication. Je ne sais trop ce quil faut penser de ces grand-messes collectives, conventions, dplacements en masse vers des endroits festifs, et toutes les autres mga-manifestations censes fortier lesprit de groupe et la ert dtre ensemble. Il ne sagit pas de msestimer les deux intrts rels quelles prsentent elles sont loccasion de donner au mme moment des informations importantes et identiques tous les membres dune collectivit ou aux principaux dentre eux ; en outre elles permettent des acteurs de cette mme collectivit de se rencontrer, de se connatre, dchanger, damorcer des effets de rseau , elles ont sans doute leur raison dtre. Toute tribu a besoin de rituels et dune liturgie annuelle pour resserrer ses liens. Mais dans une socit qui a considrablement affin son sens de la drision, il faudrait mesurer si des salaris qui auraient dans leur vie professionnelle quotidienne le sentiment dtre considrs comme quantits ngligeables, dtre grs anonymement dans des climats65

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lourds, opaques et gris, ne considrent pas ces grands fest-noz comme des alibis manipulatoires, une faon, somme toute peu coteuse, de solder bon compte tous les dcits quotidiens denthousiasme, par quoi chaque jour les dirigeants se sont dispenss de communiquer du souffle leurs quipes. Sans doute ne faut-il pas surestimer sa propre capacit insuffler tout seul toute lnergie ncessaire la vitalisation quotidienne dun rseau (surtout si, pour ce faire, on est conduit se forcer). Aussi faut-il veiller reprer dans le rseau les relais doptimisme , les porteurs de dynamisme , les connecteurs systmatiques (ceux qui sont sans cesse en recherche de collaborations pour faire plus plusieurs), de telle sorte quen pratiquant leur gard un management positif, visible et rcurrent Tiens, cest intressant ce que vous tes en train de faire l ! Continuez, je crois quon tient une bonne piste ! L, on va dans le bon sens, pas de doute on progresse merge, peu peu, un climat plus allgre qui implique progressivement dans le mouvement les collaborateurs les plus rticents. De toute faon, on est toujours ridicule quand on se mle de dcrire les recettes qui seraient susceptibles de produire de lenthousiasme collectif : lArbeit durch Freude est encore dans toutes nos mmoires. Et des pro66

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pos de Barenton conseur ceux de Dale Carnegie , on a gren toute la liste des mille et un stimuli qui pourraient faire frtiller nos petits rats pavloviens dans les labyrinthes professionnels quotidiens de leurs organisations. Immodestement, cest dautre chose que jai voulu parler dans ce chapitre. Je crois que sil est fait sans intrt et pour nulle autre raison quon en a reu lordre, et que cest la seule faon de gagner un argent dont on a besoin, le travail est triste, alinant, dgradant. Pire, je crois que la somme de travaux ainsi raliss est doublement appauvrissante : agrgeant des tches faites a minima, elle produit la performance la plus mdiocre possible ; en outre, si cest en forgeant quon devient forgeron , forger mal, longueur de journe, dtruit non seulement le got et la matrise du mtier, mais jusquau respect que lon a de soi-mme. Pire enn, sil est vrai que nous entrons dans une socit et en particulier dans une conomie de lintelligence ajoute, des savoirs multiplis, des informations changes, les rseaux vivants limineront les quipes disjointes et sans me, et surtout lon crera une nouvelle race dexclus, celle des isols qui nauront su, pu ou voulu participer des rseaux dintelligence. Alors, si nous sommes managers et quelle que soit la manire dont nous nous y prenons, nous avons un devoir denthousiasme.67

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Mettre son quipe sous tensioni

Enthousiasme Un rayon de soleil a caress la vague Qui la multipli en cent clats dargent, leur tour envols pour frapper dclairs blancs Les fentres du port par mille coups de dague. Et quelles soient caches, misrables ou belles, Soupentes, dbarras ou luxueux fumoirs, Les chambres, leurs pots dtain ou leurs miroirs, Vont voler au soleil un bouquet dtincelles. Mais quand le temps saigrit dun ciel crpusculaire Et couvre le pays dun brouillard contagieux, Sil faut que ton chemin brille de mille feux, Cest toi dallumer la premire lumire. ***

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Chapitre V

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nsemble

Ah! la charmante petite cole communale de Poligny! Je me souviendrai toujours de notre institutrice, Madame Dallemagne, et de son regard daigle dtectant les bavards dlinquants parmi la troupe de morveux en galoches qui composaient tout son royaume. Victime trop frquente, je la voyais savancer hiratique vers moi et, sans quelle et besoin de men intimer lordre, je tournais vers elle mes paumes tendues quelle frappait dun coup de rgle sec en disant : A communiqu avec son voisin . Cest ainsi que toute ma gnration a t fabrique, non communicante , et singulirement les premiers de la classe qui apprenaient alors plus rapidement que les autres que les meilleurs lves sont ceux qui ne parlent personne. L inverse mme de la philosophie du rseau. Notre systme scolaire a ainsi raffin, de dcennies en dcennies, des forts en thmes soli69

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taires, des mathmaticiens habiles dissimuler leurs copies aux cancres qui les environnaient, des cafards, thurifraires du ne copie pas sur moi ou du il est interdit de soufer , de fringants petits matres du par cur et de la question de cours qui, de concours en concours, ont ni par rduire les lites de la nation une belle collection dautistes, exorbits du cerveau gauche, en outre souvent timides et peu cratifs tant ils avaient rarement os, quand ils taient jeunes, faire les fous pendant la rcration. Cest inquitant car prcisment les nouvelles pratiques organisationnelles et les nouvelles techniques de linformation et de la communication postulent quil faut travailler toujours plus ensemble, et donc que lon communique toujours mieux entre nous. Pour que nous parvenions tricoter en rseau le meilleur Knowledge management, cest--dire nos savoirs, nos informations, nos comptences dans leur multiplicit et leurs diffrences, il faudrait que nous ayons appris ds lenfance communiquer avec nos voisins, copier, souffler, regarder par-dessus lpaule de lautre, nous reler des antisches et mme tenter danticiper les sujets de lpreuve pour pouvoir se les changer et prparer ensemble les meilleures rponses, voire dpasser en intelligence ce que le meilleur correcteur aurait pu attendre, conjuguant ainsi les deux valeurs fortes de demain, la qualit et linnovation.70

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Jai fait treize sjours au Japon, suffisamment pour navoir aucune envie dy vivre. Avant mme davoir lu le livre dAmlie Nothomb16, je percevais combien jtais peu fait pour cette intressante mais surprenante civilisation. Mais jai toujours t mdus par lnorme cart entre la modestie des performances individuelles (difficile cerner tant les Japonais se dplacent souvent par vingt) et lextrme excellence de leurs performances collectives. Sans doute est-ce la remarquable qualit de leur communication qui explique cet cart. Dans lorganisation pyramidale, fayolienne, taylorienne dhier il fallait placer aux postes de responsabilits des hommes de pouvoir, sympathiques gueulards capables dmettre des ordres clairs et forts, et denvoyer des bataillons de petits chefs vrier que, partout, ces ordres avaient t respects. Dans lorganisation transversale, en rseau, par quipes, par processus, par projets, ce sont ceux qui savent faire travailler les acteurs entre eux, maximiser leurs synergies, multiplier leurs changes qui sont prims. Ne nommons jamais un poste de responsabilit quelquun qui ne sait pas faire travailler ses collaborateurs ensemble, surtout sil est brillant. Il risque de vouloir faire le travail tout seul et, lpoque des rseaux, ce nest plus le sujet.16. Nothomb, Amlie : Stupeur et tremblements, Albin Michel, 1999.

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Travailler ensemble ce nest pas faire tous la mme chose. Peter Drucker rappelle que pour quun rseau fonctionne dune faon satisfaisante, il faut quil soit constitu de T men ou de T women, dhommes et de femmes en forme de T : suffisamment pointus, verticalement approfondis pour enrichir constamment leur spcialit, mais galement capables dacqurir et dentretenir une solide connaissance horizontale des autres compartiments du jeu de lentreprise pour pouvoir apprcier leurs contraintes et leurs enjeux, et mme comprendre leurs vocabulaires et lesprit de leurs principes daction ainsi que les normes au nom desquelles sy valuent les performances. Ce qui est vrai pour une entreprise fonctionnant en rseau devrait ltre videmment inniment plus pour un hpital, o se jouent la vie et la mort, dans un tablissement scolaire o lon simagine mal quun proviseur ne soit pas lanimateur incontest dune joyeuse bande de T men et de T women, le professeur dhistoire intgrant les contraintes, les enjeux et les langages du professeur de maths, ce dernier faisant de mme avec ceux du professeur de lettres et du professeur de gymnastique. Impossible de travailler en rseau quand on accepte de laisser lorganisation se rduire une collection de spcialistes isols, si comptents soient-ils chacun dans son expertise. Si la Nouvelle conomie semble connatre aujourdhui un essor si72

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brillant, cest que les mille et une rencontres virtuelles peuvent sy affranchir de la viscosit et des lourdeurs des rencontres de lconomie traditionnelle : le syndrome dAstrix, les jalousies de prs carrs, les prsances hirarchiques, lesprit clochemerlesque, les vanits de corps (qui dira le mal fait au systme ducatif franais par la Socit des agrgs !), de titres, de mtiers, les antipathies physiques ou morales, tous les ridicules de la comdie humaine, tout ce qui freine, voire bloque les communications fcondes, les changes innovateurs. Entreprises et Cits, Marq-en-Barul, a invent une mthodologie aux rsultats impressionnants en mariant quatre systmes diffrents du travailler ensemble . Dans lun de ses btiments, la cit des entreprises , elle offre aux divers acteurs conomiques de la rgion (monde patronal, syndical, administratif, politique, etc.) la possibilit de tenir de ces runions institutionnelles traditionnelles, processionnaires et frquemment sommes nulles, tant chaque participant dpense lessentiel de son nergie dfendre, en langue de bois, les intrts de son institution et les frontires de son territoire. Pour autant, elles ne sont pas inutiles, elles permettent de dessiner la cartographie des alliances et des positions ennemies, des coalitions existantes ou potentielles, de localiser les donjons, les murailles, les fosss et les ponts-levis, et, chemin faisant,73

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didentier rapports de force, les chefs de guerre, les diplomates, les templiers, les mercenaires et les tratres ventuels. Mais ce ne sont videmment pas dans des runions institutionnelles que peut jaillir de la crativit et que les choses peuvent durablement avancer sur des bases neuves. Aussi dautres types de runions sont-ils proposs des acteurs venant des mmes institutions, mais dans un autre btiment, la cit des changes . L, changement de dcor : on na le droit de participer des runions quen acceptant dter son masque institutionnel. Autour de la table il ny a plus de monsieur le prfet , monsieur le prsident , monsieur le directeur , monsieur le trsorier payeur gnral ou madame la directrice de la D.A.S.S. , mais seulement Jean-Philippe, Grard, Michel, ric et Marie-Claire. Et dun coup, le dbat change de nature. Il devient passionn, profond, naturel, intressant, rigolard, innovant. Les mmes qui dfendaient hier hargneusement, grincheusement, chacun son pr carr, se mettent conjuguer leurs intelligences et leur inventivit pour dvelopper le pays au sens de Fernand Braudel qui leur est commun en tentant den valoriser tous les atouts, den mobiliser les forces vives, dy faire surgir des projets sduisants, susceptibles dattirer des investisseurs extrieurs et, sans complexe, daller dbaucher dans dautres territoires des personnalits du monde de la culture, de lconomie, de74

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la recherche ou des mdias susceptibles, en venant sinstaller chez eux, de changer dun coup limage dominante de leur rgion. Cest fou ce que lon redevient collectivement intelligent ds quon cesse dtre institutionnel et que chacun redevient lui-mme. Mais cest la troisime cit, la cit apprenante qui donne cette nouvelle mthode du travailler ensemble toute la puissance de sa cohrence. L sont mis la disposition de ces mmes acteurs le nec plus ultra des NTIC, les moyens de communication les plus sophistiqus, pour quils puissent dornavant continuer vivre leurs dbats, leurs projets, dans une interconnexion permanente laquelle on les forme, on les entrane et, surtout, quon les amne pratiquer avec plaisir, pour que les relations entre eux deviennent frquentes, naturelles, faciles. Quatrime cit, celle du nerf de la guerre, la cit du dveloppement , a bti avec de multiples tablissements nanciers, comme la Caisse des dpts et consignations ou la Caisse de crdit coopratif, et avec des apports des collectivits locales et rgionales, une vaste ingnierie de dispositifs de capital-risque, de seed money, de capital dveloppement, daccompagnement de start-up, de nancements de grands projets, de transmissions dentreprises, de mises en valeur de friches industrielles, tout en anquant cette ingnierie nancire dune otte de socits de conseil susceptibles de fortier les divers acteurs75

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dans leurs choix stratgiques industriels, techniques, marketing, organisationnels, managriaux ou humains. Devenus collectivement cratifs la cit des changes, approfondissant ensemble les projets communs grce lefficacit de leur connectique apprise la cit apprenante, les acteurs institutionnels deviennent les champions de ces projets au sein de leurs propres institutions et prouvent peu de difficults les rendre crdibles, tant la cit du dveloppement propose des dispositifs attrayants daccompagnement nancier et dexpertises diverses de conseil. Cest dailleurs grce au succs de cette nouvelle mthode du travailler ensemble que le Grand Lille, cet espace virtuel situ entre Londres, Bruxelles et Paris, sapprte via le Comit Grand Lille, structure ne au sein de la Cit des changes promouvoir CreativAlley, la zone dEurope o il sera bientt le plus facile, le plus rapide et le moins coteux de crer une start-up, avec les modes daccompagnement les plus adapts et les pronostics de succs les plus favorables, prcisment parce que tous les acteurs ncessaires au succs ceux de ladministration, de la banque, de la recherche, de lducation, du juridique, du politique, de lconomique, du conseil auront appris travailler ensemble plus rapidement, plus crativement, plus gnreusement et plus positivement quailleurs.76

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Cest dire que pas plus qutoile17 ou quenthousiasme, le mot ensemble ne se rduit un vocable gentilltre ou cur vaillant. Il ne suffit pas dvoquer limprieuse ncessit de travailler ensemble pour que, par magie, les bonnes volonts cooprent. Je me souviens dun amusant quatrain du pote breton Brizeux : Nest pas philosophe qui veut Car le philosophe est un sage. Il faut un long apprentissage Pour laisser pleuvoir quand il pleut. Avec des sages de ce tabac, aussi passifs, le travail ensemble risque au mieux de produire du consensus a minima. Un dromadaire, disait Clemenceau, cest un cheval dessin par une commission. Russir combiner linstitutionnel, linformel, le virtuel et le matriel suppose que nous autres managers devenions des virtuoses du savoir travailler ensemble , un domaine qui demeure encore aujourdhui, en France, un champ de mission.

17. Ltoile, cf. p. 85.

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Multiplier lintelligence collectivei

Ensemble Que Babel est jolie laurore naissante, On entend frissonner les palmes dans le vent, Dans le chantier dsert, aux blocs de marbre blanc, Un concert doiseaux bleus siffle une valse lente. Mais voici quentrent dans le tableau de Bruegel Esclaves en troupeaux, ingnieurs furibonds, Ordres dans tous les sens, cris dans tous les jargons : Et la grandiose tour natteindra plus le ciel. On na jamais besoin de gnies solitaires. Peut-tre que Babel ft monte jusquaux dieux Si le patron dalors eut su quon btit mieux Lorsque lon se comprend et quon est solidaire. ***

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Chapitre VI

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Jack Welsh, le patron de General Electric, a lhabitude de dire quil consacre un quart de son temps parcourir son entreprise pour y raconter lhistoire , cest--dire do venons-nous ? Que faisons-nous ensemble ? Quelles sont nos ambitions prioritaires ? Quelle est notre philosophie ? Quels sont les principes daction que nous privilgions, les valeurs que nous voulons promouvoir et que nous rcompensons ? Au nom de quoi, ici, est-on distingu ou au contraire marginalis ? Quant notre avenir, quels seraient les champs des possibles ? Pour Jack Welsh, raconter lhistoire , cest poser lacte fondateur de son management, celui qui permettra de mettre son organisation sous tension, donnera un cadre de cohrence aux dcisions prises, facilitera lexplicitation de choix tactiques parfois apparemment contradictoires avec les79

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lignes directrices, favorisera la comprhension dventuelles corrections de trajectoires stratgiques, pour peu quelles se situent toujours dans le large champ des ambitions annonces. Raconter lhistoire , cest surtout la seule chance pour Jack Welsh de pouvoir dlguer lquipe de son comit de direction la libert de conduire leurs affaires, avec le maximum de chances de succs, en conjuguant au mieux la diversit de leurs intelligences et de leurs expertises. Un comit de direction, ce nest pas une collection de spcialistes, chacun excellent professionnel dans sa partie, cest une quipe de comptences multiples et interactives, qui multiplie les unes par les autres leur intelligence collective selon lvolution des circonstances et du terrain : elles ne peuvent le faire en vitant tout syndrome de Babel que si elles partagent lhistoire , le corps commun dambitions, de principes daction, de priorits et de valeurs qui permet de dpasser la diversit des tempraments, des intrts personnels et des mille et une situations contradictoires de la vie quotidienne. Jack Welsh est tellement convaincu que l rside le cur du management, quil classe ainsi ses quatre catgories de cadres suprieurs. Selon lui, il y a dabord, dans une premire catgorie, ceux qui dune part ont bien compris lhistoire et son importance, qui y adhrent et80

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passent un temps signicatif de leur activit de manager lexpliquer et la faire partager leurs propres adjoints, et qui, dautre part, atteignent bien leurs objectifs. Pour Jack Welsh, ces cadres suprieurs feront une superbe carrire chez General Electric. Autre catgorie, celle des dirigeants qui ont bien compris lhistoire , y adhrent et lexpliquent leurs adjoints mais, malheureusement, natteignent quinsuffisamment leurs objectifs oprationnels. Pour eux, pas dinquitude ; des formations appropries et un ventuel ajustement de leurs objectifs devraient leur permettre de recoller au peloton des cadres davenir. Plus inquitants sont les cadres suprieurs qui nont pas compris lhistoire ou ne sy intressent pas, considrant quil sagit l dun verbiage inutile et quen parler l