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La participation en architecture Exemples et théories des années 1960-70 Thibaud Loegler

La participation en architecture

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Exemples et théories des années 1960-70

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La participation en architectureExemples et théories des années 1960-70

Thibaud Loegler

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Mémoire de Fin d’Etudes

La participation en architectureExemples et théories des années 1960-70

Thibaud Loegler

Enseignante encadrante : Emeline Curien

Membres du jury : Roland Huesca, Serge M’Boukou, Hervé GaffKarine Thilleul, Hélène Vacher, Emeline Curien

Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Nancy - Octobre 2014

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Mes sincères remerciements à Emeline Curien pour l’ensemble de son suivi et

Christine Loegler pour sa relecture.

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Table des matières

Introduction : mettre l’Homme au coeur de la pensée architecturalePrésentation du sujetDémarchePrésentation du plan

I. L’émergence de la « question participative » au cours des années 1960

A. Une remise en cause de la modernité

1. Dénoncer l’esthétisation générale de la société - John Habraken

2. Critiquer le fonctionnalisme - Ingo Bohning

3. Revenir à une certaine tradition architecturale et urbaine - Lucien Kroll et Christopher Alexander

B. Un contexte social et politique déterminant

1. L’héritage de Mai 68

2. Une utopie sociale transposée dans l’architecture

C. Une nouvelle prise en compte de l’usager

1. Comprendre la demande - Michel Conan et John R. Searle

2. Questionner la légitimité et le statut de l’architecte - Lucien Kroll

3. Trouver de nouvelles stratégies de conception - Michel Conan

II. Vers une théorie de la participation

A. Une nouvelle vision de l’architecture et de la société

1. Deux attitudes devant le milieu à construireUrbanisme des objets / urbanisme des relations - Lucien KrollArchitecture comme processus / architecture comme objet fini - Ingo BohningCroissance fragmentée / croissance par unités massives - Christopher Alexander

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2. La ville vue comme un organisme ou un écosystèmeLa métaphore biologique et l’ordre organique - Christopher AlexanderLa ville comme organisme vivant - John HabrakenL’écologie sociale - Lucien Kroll

B. Le concept d’architecture participative

1. Définition - Ingo Bohning

2. Les différentes approches

3. EnjeuxFavoriser les interactions entre les Hommes et leur environnement physique et social - Ingo Bohning et Martin BuberLe rôle de l’appropriation dans l’organisation sociale - Michel Conan et Ferdinand Tönnies

C. Les atouts et les limites de la participation en architecture

1. Les avantages de la participation

2. Les conditions nécessaires à la réalisation d’une vision participative

III. Des pratiques participatives dans les années 1960-70 : études de cas

A. Encourager l’émancipation de l’individu : la participation en art

1. Franz Erhard WaltherPremières oeuvres1. Werksatz (1963-69)Vers une nouvelle définition de l’oeuvre d’artExpérience et prise de conscienceUne évolution importante dans l’histoire de l’artDes oeuvres ouvertes

2. EIAGDes oeuvres qui résident dans les rapports entre spectateursProvoquer des contacts sociauxFavoriser l’auto-apprentissageSe libérer des comportements contraints

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Une expérience émancipatrice Susciter les échanges entre les participants

Une pratique esthétique

3. Joseph BeuysPrésentationSignes et interprétationsNature de l’oeuvre et rôle de l’artisteLa participation chez Joseph BeuysVisées artistiques et vision politiqueConclusion

B. Impliquer activement l’usager dès la conception : la participation en architecture, a priori

1. John Habraken et le S.A.R.Introduction : le « bâtiment ouvert »Influences et rapprochements historiquesLes méthodes de travail du S.A.R.Mises en pratique et résultatsConclusion : pragmatisme et visée universelle

2. Ralph Erskine et le Team 10IntroductionBiographie de l’architectePratique architecturale

Participation des usagersContexte suédois et convictions personnellesArchitecture climatique

Le quartier de Byker à Newcastle-upon-TyneGenèse du projetMise en oeuvre du processus participatifRéalisationUne architecture « attachante »

Le Team 10Présentation du mouvementLe thème de la participation au sein du Team 10Le quartier Matteotti à Terni (IT) par Giancarlo De Carlo

Conclusion : différentes approches de la participation en phase de conception

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3. Lucien Kroll : la Maison Médicale de l’Université Catholique de Louvain

IntroductionDéveloppement du projet

Sollicitation de Lucien KrollMise en place de l’opération

RéalisationConstructionParticipation des usagers

Résultat et analyseProduction architecturaleStatut de l’opération et de l’architecte

Conclusion

C. Permettre l’appropriation du cadre de vie : la participation en architecture, a posteriori

1. Philippe Boudon, Pessac de Le CorbusierIntroductionPrésentation du projet de Le CorbusierEtude sociologique

Les représentations des habitantsLes qualités des logementsLes transformations apportées par les usagersLes différents comportements au sein du quartier

Conclusion

2. Alain Sarfati, l’oeuvre ouverte — l’exemple des logements du boulevard Lobau à Nancy

IntroductionPréparation de l’opération

Sélection du projetPrésentation de l’étude sociologiqueRésultats de l’enquête préalable

RéalisationIntentions architecturalesProjet construit

Evaluation de l’appropriationRésultats de l’étude à l’installationRésultats de l’étude après trois ans de vie dans le quartier

Conclusion

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Conclusion : filiation et transformation des pratiques participatives des années 1970 à aujourd’hui

Bilan et mise en perspectiveVers une institutionnalisation de la participationUne continuité des pratiques participatives

Ivan Illich : l’art d’habiterPatrick BouchainPeter Hübner

Un renouveau théorique et pratique de l’architecture participativeFélix Guattari : les trois écologiesExyztColocoBernard stiegler : le logiciel libre, instrument de déprolétarisation

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1. BOHNING, Ingo. Autonome Architektur und partizipatorisches Bauen : zwei Architekturkonzepte. Basel, Boston, Stuttgart :

Birkhäuser, 1981, p121

2. ALEXANDER, Christopher. Une

expérience d’urbanisme démocratique : l’université

d’Oregon. Paris : Seuil, 1976, p47

IntroductionMettre l’Homme au coeur de la pensée architecturale

Présentation du sujet

Les enjeux environnementaux sont aujourd’hui omniprésents dans le discours des architectes, des maîtres d’ouvrage ou des responsables politiques : chaque nouveau bâtiment est évalué à l’aune de ses performances thermiques, chaque nouvelle opération urbaine est présentée comme un « éco-quartier »... Cependant, le développement durable ne s’impose pas, il se construit avec tous les acteurs de la société. Il ne suffit pas de fournir aux habitants des logements labellisés « passivhaus » pour réduire efficacement leur empreinte environnementale, il faut aussi qu’ils soient prêts à adopter un nouveau mode de vie. Ainsi, la région du Vorarlberg, en Autriche, que l’on montre souvent en exemple dans le domaine du développement durable, ne se distingue pas nécessairement par les technologies qui y sont utilisées, mais par l’engagement profond d’une grande partie de la population pour ces enjeux. Les approches partielles, et exclusivement techniques, auxquelles on limite bien souvent le développement durable dans la construction, sont vouées à l’échec si elles négligent le rôle essentiel joué par les usagers.

D’un point de vue plus général, les interactions entre les usagers et le cadre bâti dans lequel ils évoluent, constituent un des enjeux majeurs de l’architecture. Selon l’architecte belge Lucien Kroll, « nous construisons nos murs, puis nos murs nous construisent »1. La formule souligne ainsi le rôle décisif de l’architecture dans la formation de la personnalité et l’épanouissement personnel de ses occupants. Cette responsabilité est trop souvent négligée par des concepteurs, qui se contentent de répondre à une expression dite rationnelle des besoins. Pour atteindre cet aspect « émancipateur » de l’architecture, il est essentiel que les usagers puissent jouer un rôle actif vis-à-vis de leur environnement. La possibilité pour des habitants d’agir sur leur cadre de vie est décrite par Christopher Alexander comme « un besoin humain fondamental : le besoin de créer, et celui d’exercer un contrôle »2. Ce processus permet aux individus de s’identifier aux lieux où ils vivent et travaillent, d’en éprouver un certain sentiment de propriété — autrement dit, de se les approprier.

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Face à ces enjeux, il devient donc primordial pour certains concepteurs, de recentrer leur architecture sur « l’Homme », de remettre l’humain au coeur de la pensée architecturale. Ce fondement de l’architecture sur l’usager peut se traduire de deux manières : d’une part, considérer l’usager comme objet central de la réflexion architecturale, de l’autre l’associer directement à la conception, puis à la réalisation des bâtiments.

Par quels processus s’opère ce changement de paradigme ? Quelles nouvelles relations implique-t-il entre l’architecte et l’usager ? Cette approche semble supposer un certain « recul » de la part de l’architecte vis-à-vis des futurs utilisateurs : les architectes autrichiens Baumschlager & Eberle se définissent ainsi comme de simples « prestataires de service »3. D’autres cependant vont plus loin, et posent la question de la légitimité même de l’architecte et de sa culture architecturale, vis-à-vis de celle des habitants. Pour Lucien Kroll, par exemple, l’architecte n’a « pas le droit de juger les modèles majoritaires de ses clients »4 : il doit s’en accommoder. Par ailleurs, la prise en compte de l’usager et sa participation à l’architecture implique nécessairement de sortir de la discipline architecturale pure, et de prendre en compte des enjeux psychologiques, sociaux, politiques ou encore environnementaux. L’architecture ne peut donc pas être vue comme un domaine autonome ; comme le souligne Ingo Bohning, elle est toujours concernée par des problématiques extra-architecturales5.

Démarche

Les réflexions sur la prise en compte de l’usager et sa participation à l’architecture — c’est à dire la capacité qui lui est donnée de transformer son cadre de vie — apparaissent dans le débat architectural à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Ce sujet alimentera les recherches de nombreux architectes et sociologues durant les années qui suivront6, et c’est sur ces travaux que se concentrera principalement ce mémoire. Les concepteurs qui tentent, par divers moyens, de favoriser l’action des usagers sur leur environnement, constituent pour certains critiques, tels que Bohning, un « mouvement participatif ». Bien que l’analyse présentée ici s’appuie sur une période d’étude définie, il ne s’agit pas de décrire ce mouvement selon une approche historique. En effet, ce travail s’inscrit plutôt dans les champs de la théorie et de la critique de l’architecture. Ainsi, l’objectif est avant tout de préciser les enjeux et

3. GAUZIN-MÜLLER, Dominique. L’architecture écologique au Vorarlberg. Paris : Le Moniteur, 2009, p100

4. BRAUSCH, Marianne. EMERY, Marc. L’architecture en questions : 15 entretiens avec des architectes. Paris : Le Moniteur, 1996, p126

5. BOHNING, Ingo. Autonome Architektur und partizipatorisches Bauen : zwei Architekturkonzepte. Basel, Boston, Stuttgart : Birkhäuser, 1981, p129

6. Cf. Annexe 1, p221

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les « mécanismes » de la participation en architecture, de comprendre les différentes manières d’associer les usagers à la conception et les démarches concrètes mises au point par les architectes pour appliquer ces principes.

Ce mémoire s’articule autour d’un corpus restreint de cinq ouvrages, écrits par des analystes ou des figures de proue du mouvement participatif. Afin de bien saisir la pensée de chacun d’entre eux, ils seront régulièrement associés, dans la première partie de cette étude, à un thème qu’ils développent. La diversité de ces auteurs (architectes, critiques, sociologues) et de leurs approches, permettra ainsi progressivement de construire une vue globale du mouvement. L’étude d’ouvrages complets a été privilégiée (notamment, vis-à-vis d’articles de périodiques) car ils présentent en général des réflexions plus construites et plus détaillées. Souvent publiés quelques années après les premières expérimentations architecturales, les auteurs ont alors la possibilité de prendre plus de recul par rapport au sujet qu’ils traitent, et de l’aborder de manière plus complète — même si, bien sûr, leur point de vue peut être partial et la réalité des réalisations est parfois plus complexe que les discours. Par ailleurs, cette méthode s’appuyant sur un nombre limité d’ouvrages, convient bien également à l’exercice du mémoire de master, qui doit être rédigé dans un temps relativement court. Voici une courte présentation des principaux ouvrages retenus :

• KROLL, Lucien. Bio psycho socio. Eco, Ecologies urbaines. Paris : L’Harmattan, 1995.

Lucien Kroll (1927-) est un architecte belge, acteur incontournable du mouvement participatif. Il oriente son travail vers une participation active des usagers dès le début de sa carrière, dans les années 1960. Il a réalisé de nombreux projets depuis, cherchant à chaque fois à adapter l’architecture à ses habitants, de manière progressive et harmonieuse : il défend une « architecture homéopathique » face au modernisme « criminogène »7. Les bâtiments doivent refléter la diversité de leurs usagers. C’est avec cet objectif qu’il réalise de 1969 à 1975 un ensemble de résidences étudiantes et d’équipements socioculturels pour l’Université Catholique de Louvain. Véritable manifeste de l’architecture participative, où les étudiants ont pu directement prendre part à la conception de leurs logements, ce projet a

7. KROLL, Lucien dans BOUCHAIN, Patrick.

Construire ensemble le grand ensemble : habiter autrement, Arles : Actes

Sud, 2010, p42

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eu un grand impact médiatique lors de sa construction et vaudra à Lucien Kroll une renommée internationale. Il réalisera par la suite de nombreux ensembles d’habitations, cherchant toujours à y associer les futurs habitants. L’ouvrage étudié ici n’a été publié qu’en 1995, mais il rend compte d’une réflexion entamée plus de 25 ans auparavant, que Kroll a mise en pratique tout au long de sa carrière.

• ALEXANDER, Christopher. Une expérience d’urbanisme démocratique : l’université d’Oregon. Paris : Seuil, 1976.

Christopher Alexander (1936-) est un architecte anglais d’origine autrichienne. Dans cet ouvrage (publié en anglais en 1975), il relate l’expérience « d’urbanisme participatif » qu’il a mis en place à l’occasion du projet d’extension de l’Université d’Oregon, à Eugene (USA). Suite à de nombreuses protestations étudiantes contre la destruction d’anciens bâtiments du campus (mais également dans un contexte d’opposition plus large au service militaire et à la guerre du Viet-Nam), l’administration de l’université décide de faire appel à Alexander, alors professeur à l’Université de Californie à Berkeley, et déjà reconnu pour ses positions radicales en matière d’urbanisme. Ce projet lui permettra de tester ses théories concernant l’implication des utilisateurs dans la conception architecturale et urbaine. Au-delà de l’exemple de l’Université d’Oregon, celles-ci sont présentées en détail dans ce livre, qui décrit également de manière précise l’organisation proposée aux étudiants volontaires pour mener à bien ce projet participatif. Par ailleurs, cette étude sera également l’occasion pour Alexander de mettre en oeuvre ses premières réflexions sur les patterns (motifs). Il développera cette théorie dans un ouvrage paru deux ans plus tard (A pattern language, 1977), qui aura un grand retentissement dans la sphère architecturale. Les règles de « planification participative » mises en place par Christopher Alexander à l’Université d’Oregon ont considérablement influencé le développement du campus depuis les années 1970 et sont encore en vigueur actuellement. Il s’agit donc d’une approche particulière du projet architectural ou urbain, qui ne se résume pas à l’intervention ponctuelle d’un architecte, qui conçoit puis réalise un bâtiment. La position prise par Alexander s’approche plus de celle d’un conseiller, qui permet à une communauté de se constituer puis de fonctionner de manière autonome : il initie ainsi un processus de long terme. Cet ouvrage est particulièrement intéressant dans le cadre

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de cette étude, car il ne se contente pas de décrire les grands principes d’une démarche participative mais propose des règles très concrètes pour sa mise en oeuvre.

• CONAN, Michel. L’invention des lieux. Saint-Maximin : Théétète, 1997.

Michel Conan est un sociologue français. Actuellement directeur des études des jardins et du paysage à Dumbarton Oaks, Washington DC (USA), il fut de nombreuses années directeur de recherches en sociologie au Centre Scientifique et Technique du Bâtiment. Il a également enseigné l’histoire des jardins à l’Ecole d’Architecture Paris-La Villette et à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Ce livre est paru relativement récemment vis-à-vis de la période d’étude choisie dans ce mémoire. Cependant, il s’appuie sur des textes écrits entre 1975 et 1995 et constitue le « résultat de vingt ans de recherches sur la manière dont les sociétés investissent de significations et d’émotions les lieux qu’elles créent »8. Conan y développe particulièrement les mécanismes et les enjeux liés à l’appropriation de l’architecture par les usagers. Il relate notamment les résultats de l’étude sociologique à laquelle il a participé dans le cadre de l’opération du « Village Lobau », à Nancy. Il s’agit d’un projet de logement social novateur construit par l’architecte Alain Sarfati dans les années 1980.

• BOUDON, Philippe. Pessac de Le Corbusier : 1927-1969, étude socio-architecturale. Paris : Dunod, 1985.

Philippe Boudon (1941-) est un architecte et urbaniste français. Il a été professeur à l’Ecole d’Architecture de Nancy puis de Paris-La Villette. Cet ouvrage, publié au début de sa carrière (parution initiale en 1969), relate une étude sociologique qu’il a menée dans le quartier Frugès, construit par Le Corbusier à Pessac. Cet ensemble de maisons à l’architecture moderne, a été réalisé dès la fin des années 1920. Elles furent ensuite considérablement transformées par leurs habitants, qui ont ajouté aux bâtiments dessinés par l’architecte, les codes de la maison traditionnelle (toits à deux pans, volets battants, etc.). En raison de la notoriété de Le Corbusier, cet étude aura une résonance particulière, et contribuera notamment à alimenter le débat de la participation en architecture et du rôle de l’architecte vis-à-vis de l’usager. La publication initiale de cet

8. CONAN, Michel. L’invention des lieux. Saint-

Maximin : Théétète,1997, p3

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ouvrage coïncide d’ailleurs avec les premières expériences d’architecture participative menées par Lucien Kroll à l’Université Catholique de Louvain. En complément du livre de Michel Conan présenté précédemment, cette étude sera mise à profit pour mieux comprendre les questions liées à l’appropriation des logements par leurs habitants. Cet ouvrage a d’ailleurs fait l’objet d’une seconde édition en 1985, enrichi par la contribution de plusieurs architectes, parmi lesquels Lucien Kroll et Alain Sarfati.

• BOHNING, Ingo. Autonome Architektur und partizipatorisches Bauen : zwei Architekturkonzepte. Basel, Boston, Stuttgart : Birkhäuser, 1981.

Ingo Bohning (1944-) est un architecte allemand qui a été formé et a enseigné à l’Université Technique de Karlsruhe. Il dirige également une agence d’architecture. Ses travaux témoignent d’une attention particulière pour les formes innovantes de logement (participation des habitants, architecture écologique). L’ouvrage présenté ici a été publié peu de temps après que Bohning ait fini sa formation. L’auteur y distingue deux grandes tendances dans l’architecture : « l’architecture autonome » et la « construction participative ». Dans le cadre de ce mémoire, on s’intéressera plus spécifiquement à ce deuxième concept. Ingo Bohning adopte dans ce livre une position de critique, contrairement à Lucien Kroll ou Christopher Alexander, par exemple, qui sont des architectes directement impliqués dans le mouvement participatif. Cet ouvrage apporte donc une vision plus globale du sujet, en analysant les différentes formes de participation (en architecture, mais également en art), et en présentant les principaux architectes, acteurs de ce mouvement. Du fait de sa publication au début des années 1980, cette analyse critique traite d’un sujet encore relativement récent pour l’époque.

Ce livre n’a été publié qu’en allemand. Les citations qui en sont issues, proviennent donc de ma propre traduction. Malgré cette difficulté, j’ai tout de même décidé d’intégrer l’ouvrage de Bohning à ce corpus. En effet, les recherches que j’ai pu mener dans le cadre de ce mémoire de master ne m’ont pas permis de trouver d’ouvrage de référence en français, abordant le thème de la participation en architecture de manière globale. C’est notamment une des raisons pour lesquelles il m’a paru intéressant, dans ce travail, de donner quelques éléments permettant de saisir l’émergence du mouvement participatif.

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Présentation du plan

Dans la première partie de ce mémoire, on tentera de saisir les facteurs qui peuvent expliquer l’émergence du mouvement participatif en architecture. En effet, l’apparition soudaine de ces préoccupations chez les architectes n’est pas fortuite. Elle se fonde notamment sur une contestation du modernisme, accusé d’avoir nié le contexte et la culture des habitants au profit d’une vision simpliste de l’architecture. Lucien Kroll rejette ainsi un mouvement moderne qui « pose des objets sans signification sur un espace sans signification »9, et prône plutôt un « anti-modernisme qui conserve la complexité du monde »10. Michel Conan dénonce également l’effet inhibiteur de l’esthétique moderne sur le développement personnel des usagers. En effet, elle s’oppose, selon lui, « par son purisme, à l’exercice de la fantaisie créatrice des habitants »11.

Les premières réflexions concernant la participation des usagers dans l’architecture naissent également dans un contexte post-mai 68, où les sciences sociales — sociologie, psychologie — occupent une place importante dans les débats architecturaux. Certains architectes recherchent ainsi les moyens de favoriser le développement personnel des individus par leur action sur le cadre bâti. L’architecture doit offrir des conditions propices à l’épanouissement — présent et futur — de la vie. L’espace de la maison et de son environnement sont considérés comme des « facteurs décisifs du processus de formation de la personnalité »12. Ce développement personnel passe avant tout par la capacité des habitants à s’approprier leur logement. Cet effort est visiblement mis en échec dans les constructions modernes, comme les grands ensembles, qui contribueraient donc à reproduire l’inégalité des chances, dont souffrent déjà les habitants des classes sociales les moins favorisées.

Ces recherches ont nécessairement conduit à une nouvelle manière d’envisager l’architecture, en opposition évidente avec la vision moderne qui prévalait jusqu’alors. Il ne s’agit plus de réaliser un objet fini et figé. Au contraire, l’architecture est désormais appréhendée comme un processus, en adaptation permanente, pour suivre les besoins de ses utilisateurs. Les bâtiments sont également analysés sous l’angle des relations diverses qu’ils entretiennent avec leur environnement, comme l’écologie étudie les relations entre les êtres vivants (ces réflexions sont d’ailleurs menées à l’époque où apparaît le militantisme écologiste). Les

9. BRAUSCH, Marianne. EMERY,

Marc. L’architecture en questions : 15 entretiens

avec des architectes. Paris : Le Moniteur, 1996,

p123

10. KROLL, Lucien. Bio psycho socio. Eco,

Ecologies urbaines. Paris : L’Harmattan, 1995, p13

11. CONAN, Michel. L’invention des lieux. Saint-

Maximin : Théétète,1997, p169

12. Ibid., p10

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architectes tentent donc de favoriser le développement d’éco-systèmes urbains ou architecturaux. Christopher Alexander en appelle ainsi à un ordre naturel, ou organique, qui garantirait « un équilibre entre les exigences de la partie et celles du tout »13.

Certains architectes cherchent, au moyen de diverses expérimentations, à intégrer ces enjeux dans leur pratique architecturale, et s’inscrivent ainsi dans ce que l’on appelle l’architecture participative. On essaiera, dans une seconde partie de ce mémoire, de définir cette notion et les différentes approches qu’elle peut englober. Pour Ingo Bohning, il s’agit d’une architecture liée à l’Homme par une relation de causalité (Wirkungszusammenhang)14. Elle serait donc entièrement « déterminée » par les Hommes et les activités qu’elle abrite. La participation active de l’utilisateur au processus de conception puis d’utilisation du bâtiment est considérée comme faisant partie intégrante de l’architecture, sans quoi elle reste nécessairement inachevée. On distinguera ainsi deux plans sur lesquels il est possible de fonder cette architecture participative. D’une part, une participation a priori, reposant sur diverses techniques de concertation en phase de conception, avec les futurs utilisateurs. De l’autre, une participation a posteriori, fondée sur l’appropriation, et la transformation du bâtiment par ses usagers. Dans de nombreux cas, ces deux aspects de la participation restent toutefois liés. On peut ainsi imaginer qu’une concertation avec les futurs habitants en phase de conception, puisse ensuite faciliter l’appropriation du bâtiment.

Il convient également de considérer l’approche participative de manière plus large, sans la limiter strictement au champ de l’architecture. On peut ainsi parler de participation dans l’art contemporain. Il s’agit, pour ces artistes, d’amener le spectateur — qui fait partie intégrante de l’oeuvre — à s’émanciper, se libérer de ses comportements contraints et développer sa créativité sociale. Ils contribuent, par cette « nouvelle éducation », à rendre la société plus réceptive aux démarches participatives, particulièrement en ce qui concerne la production architecturale. La troisième partie de ce mémoire, consacrée aux études de cas, présentera à ce titre les exemples de Franz Erhard Walther, du groupe EIAG et de Joseph Beuys. En organisant des happenings15, ces artistes invitent notamment le spectateur à faire l’expérience de ses propres conditions de vie, et de ses relations au monde.

13. ALEXANDER, Christopher. Une expérience d’urbanisme démocratique : l’université d’Oregon. Paris : Seuil, 1976, p22

14. BOHNING, Ingo. Autonome Architektur und partizipatorisches Bauen : zwei Architekturkonzepte. Basel, Boston, Stuttgart : Birkhäuser, 1981, p121

15. « Forme de spectacle qui suppose la participation des spectateurs et qui cherche à faire atteindre à ceux-ci un moment d’entière liberté et de création artistique spontanée. », définition du dictionnaire Larousse

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Dans le champ architectural, plusieurs réalisations qui ont intégré un processus participatif seront ensuite analysées. On s’appuyera pour cela sur diverses sources documentaires (articles dans les revues spécialisées, ouvrage publiés par les architectes, monographies). Concernant la participation en phase de conception, on évoquera tout d’abord les travaux des « précurseurs » du groupe SAR, autour de John Habraken, qui cherchent, dès le début des années 1960, à concilier participation et industrialisation de la construction. On s’intéressera également à la démarche entreprise par Ralph Erskine, qui associe les habitants à la conception dès le départ lorsqu’il est chargé de reconstruire le quartier populaire de Byker à Newcastle. Sa pratique sera par ailleurs mise en perspective avec d’autres architectes membres du Team 10 — notamment, Giancarlo De Carlo. On étudiera enfin les bâtiments conçus par Lucien Kroll pour l’Université Catholique de Louvain (la « Mémé » et le « Fasciste »). L’opération est remarquable en raison du processus participatif qui en est à l’origine, mais également pour l’architecture démonstrative qui en résulte. Elle se distingue en effet par son aspect extérieur très hétérogène, constitué d’une accumulation de matériaux et de formes différentes, cherchant à exprimer la diversité de ses occupants. Le contraste avec les bâtiments environnants conçus de manière très rationnelle rend l’effet d’autant plus marquant.

L’étude de Philippe Boudon sur la cité Frugès de Le Corbusier illustrera par la suite la participation des usagers sous l’angle de l’appropriation. Cet exemple montre clairement l’impact des formes architecturales sur les comportements d’appropriation des usagers, mais également les décalages qui peuvent exister entre les intentions de l’architecte et l’usage effectif du bâtiment par ses habitants. Certains architectes ont cherché à prendre en compte cette question de l’appropriation directement dans la conception leurs projets, plutôt que de la «subir». Ils essayent ainsi de trouver des formes architecturales susceptibles d’encourager les habitants à transformer leurs logements. On prendra ici l’exemple de l’opération du « Village Lobau » à Nancy, réalisée entre 1979 et 1983 par Alain Sarfati.

Si, comme on vient de le constater, les questions liées à la participation de l’usager dans l’architecture, ont eu une grande importance dans les années 1960 et 1970, ces sujets ont été un peu mis de côté par la

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suite. Ils réapparaissent cependant sous de nouvelles formes ces dernières années. En raison d’un contexte économique et social difficile, ou encore des possibilités offertes désormais par les nouvelles technologies, ce que l’on a nommé il y a une trentaine d’années l’architecture participative semble aujourd’hui retrouver une pertinence nouvelle. La conclusion de ce travail dressera un aperçu de ces pratiques participatives contemporaines et les confrontera aux théories et réalisations étudiées tout au long de ce mémoire. Dans une forme de filiation avec l’architecture participative des années 1960-70, on évoquera le parcours des architectes Patrick Bouchain et Peter Hübner, ainsi qu’une définition de « l’art d’habiter » par Ivan Illich. On verra ensuite comment des formes nouvelles de participation se sont récemment développées, en prenant l’exemple de deux collectifs — Exyzt et Coloco —, et en s’appuyant sur la pensée écologique de Félix Guattari. Enfin, on observera que de récentes innovations technologiques pourraient avoir un impact important sur le renouvellement des pratiques participatives — en architecture mais également dans d’autres domaines de la société. On exposera ainsi le modèle du logiciel libre en s’appuyant sur les travaux du philosophe Bernard Stiegler. Cette conclusion est relativement développée car j’ai un temps envisagé de poursuivre ces recherches sur les formes contemporaines de participation dans le cadre d’une thèse de doctorat. Toutefois, cette ouverture permet également de remettre en perspective les exemples des années 1960-70 étudiés préalablement, et de montrer l’intérêt que ces travaux théoriques ou ces réalisations présentent encore aujourd’hui.

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I. L’émergence de la « question participative » au cours des années 1960

Les premiers projets participatifs apparaissent sur une période assez restreinte, à la fin des années 1960. Il est donc légitime de se demander quels facteurs ont pu alors inciter les architectes à développer cette nouvelle approche. Parmi les textes étudiés, une critique qui peut prendre différentes formes, revient néanmoins de manière régulière : celle de l’architecture moderne et fonctionnaliste.

A. Une remise en cause de la modernité

1. Dénoncer l’esthétisation générale de la société — John Habraken

John Habraken (1928-) est un architecte et un théoricien néerlandais. Il a principalement travaillé sur les questions du logement collectif et de l’intégration des usagers dans le processus de conception. Après avoir étudié à l’Université Technique de Delft, il fut directeur du SAR (Stichting Architecten Research16), une fondation qui avait pour objectif de développer des méthodes de conception et de construction de logements modulables, qui puissent être « personnalisés » par leurs occupants. Habraken fut également professeur à l’Université Technique d’Eindhoven ; il a ensuite dirigé le département architecture du Massachusetts Institute of Technology à Cambridge (USA). Parmi ses différentes publications, on retiendra particulièrement ici, l’ouvrage paru en 1961 : De Dragers en de Mensen, Het einde van de massa Woningbouw, traduit en anglais en 1972 sous le titre Supports, an alternative to mass housing.

Parmi toutes les raisons qui ont pu amener des architectes — durant les années 1960 et 1970 — à considérer d’une manière nouvelle le rôle des usagers dans l’architecture, la réaction au mouvement moderne est probablement le facteur le plus décisif. En premier lieu, ce n’est pas véritablement le « style moderne » qui est critiqué, mais plutôt l’application de ces nouveaux principes architecturaux à des programmes jusqu’alors délaissés par les architectes — notamment le logement de masse. Habraken est un des premiers à faire ce constat. Dans De Dragers en

16. En français, « Fondation pour la recherche

architecturale »

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de Mensen17, il analyse à titre d’exemple le plan de Rome dessiné au XVIIIe siècle par Giambattista Nolli. Sur ce document, seuls les bâtiments publics, les palais ou les places sont dessinés de manière précise. Le reste du bâti n’est représenté que par de grandes masses noires. Pour Habraken, ce plan est représentatif de l’attitude des architectes avant le mouvement moderne : les bâtiments liés à la vie publique font l’objet d’une recherche architecturale particulière, en revanche le bâti ordinaire — principalement les logements — n’est pas considéré comme appartenant à l’architecture.

Avec la modernité, les architectes commencent à s’intéresser aux « programmes du quotidien », des logements aux usines. Chaque nouveau bâtiment fait donc l’objet d’une intention esthétique particulière. Pour Habraken, le logement tend ainsi à ne devenir qu’un prétexte pour la construction de bâtiments monumentaux. Il dénonce une « esthétisation générale de la société » : de l’ameublement à l’urbanisme, c’est le point de vue esthétique — et non plus celui de l’usage — qui domine. Les plans masses des grands ensembles construits dans les années 1950 et 1960 sont à ce titre très parlants : composés de manière plastique en maquette où en plan, ils apparaissent souvent comme des « objets artistiques » réalisés à grande échelle, sans adaptation au contexte ou aux usages. Les modernes ont ainsi transformé en objets d’art des bâtiments qui n’avaient jamais eu cette considération auparavant et, de ce fait, ils ont privé les habitants de leurs possibilités d’agir sur leur logement. En effet, pour Habraken, ce bâti ordinaire doit être considéré en lien étroit avec la

ILL 1. NOLLI, Giambattista. Plan de Rome, 1748

17. HABRAKEN, Nikolaas John. De Dragers en de Mensen, Het einde van de massa Woningbouw. Amsterdam : Scheltema & Holkema, 1961. Analyse résumée dans : BOHNING, Ingo. Autonome Architektur und partizipatorisches Bauen : zwei Architekturkonzepte. Basel, Boston, Stuttgart : Birkhäuser, 1981, p224

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vie de la communauté qu’il abrite, et se situe dans un registre tout à fait différent de celui des grands « principes artistiques » de l’architecture.

La thèse principale qu’Habraken défend par ailleurs dans cet ouvrage, consiste à séparer la structure primaire du bâtiment (support) du « remplissage », ou structure secondaire (infill). Cette séparation rend possible la participation des habitants à la conception de leur logement, en les laissant déterminer librement les éléments de remplissage (façade, aménagements intérieurs, mobilier). Habraken est un théoricien et n’a donc jamais mis en pratique lui-même ses propositions. Cependant, il a influencé de nombreux autres architectes comme Jacob Bakema ou Herman Hertzberger18, et plus récemment Adriaan Geuze19, qui se sont engagés dans des projets participatifs. Une analyse plus détaillée de ces recherches et de leurs applications est proposée dans la troisième partie de ce mémoire.

2. Critiquer le fonctionnalisme — Ingo Bohning

Parallèlement au mouvement moderne, c’est également le fonctionnalisme qui est remis en cause par les représentants de l’architecture participative. En assignant une fonction précise à chaque espace, l’approche fonctionnaliste donne, selon Bohning20, tous les pouvoirs à la programmation. Elle détermine, avec des plans de logements uniformisés, ce que doit être une famille normale et la manière dont elle doit se comporter. L’architecture est pensée pour répondre de manière

ILL 2. Un exemple de composition plastique

en plan : DUBUISSON, Jean. Avant-projet pour l’ensemble d’habitation

d’Uckange, 1960

18. Logements « Diagoon » à Delft en 1971

19. Logements « Scheep-stimmermanstratt » à

Amsterdam (Borneo) en 1997

20. BOHNING, Ingo. Autonome Architektur und partizipatorisches Bauen : zwei Architekturkonzepte. Basel, Boston, Stuttgart :

Birkhäuser, 1981

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optimale aux besoins (simplifiés) d’un Homme idéal et universel. En réalité, les solutions proposées ne conviennent réellement à aucun usager (cet Homme idéal étant une vision théorique, mettant de côté toute forme de diversité). Pire, un seul scénario d’utilisation ayant été envisagé, il est souvent difficile pour les usagers d’adapter par la suite les bâtiments ainsi conçus, à leurs besoins.

Toutefois, on pourrait aussi considérer le fonctionnalisme d’une manière plus générale : c’est-à-dire uniquement comme la conception de bâtiments répondant de manière pertinente aux besoins de leurs utilisateurs. Dans ce cas, approches participatives et fonctionnalistes ne sont pas nécessairement opposées. Pour les défenseurs de l’architecture participative, l’association des usagers à la conception est même la seule manière de répondre correctement à leurs attentes, et donc d’arriver à un « véritable fonctionnalisme ».

3. Revenir à une certaine tradition architecturale et urbaine — Lucien Kroll et Christopher Alexander

Face à la « simplification » de l’architecture entraînée par le mouvement moderne et le fonctionnalisme, les architectes convaincus par l’approche participative cherchent de nouveaux modèles. Lucien Kroll, se revendique ainsi « anti-moderne » et en appelle à « un nouveau Moyen-Âge »21, estimant qu’une architecture complexe sera plus à même d’accueillir la diversité de la vie. En effet, ce rejet du modernisme s’accompagne chez des architectes comme Kroll d’un certain retour à la tradition. Il s’agit cependant d’une « tradition volontaire et rationnelle »22 : la validité de tout dispositif architectural est évaluée selon son efficacité, mais également selon l’image qu’il suscite chez les usagers. L’architecte doit pouvoir piocher librement — sans doctrine — dans le « magasin de pièces de rechange de l’histoire et des techniques de mise en oeuvre »23. Kroll cite ainsi l’exemple du toit à deux pans, qui possède toujours une justification technique (étanchéité), mais qui porterait également une image « reliant le bâtiment à la géographie, à la culture ou au passé »24 du site sur lequel il s’implante, et qui provoquerait une résonance particulière chez les usagers.

21. KROLL, Lucien. Bio psycho socio. Eco, Ecologies urbaines. Paris : L’Harmattan, 1995, p13

22. BRAUSCH, Marianne. EMERY, Marc. L’architecture en questions : 15 entretiens avec des architectes. Paris : Le Moniteur, 1996, p121

23. Ibid., p130

24. Ibid., p130

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Au niveau urbain, il s’agit également de tourner la page du modernisme et de retrouver une tradition de fabrication de la ville « récemment » perdue. Au mouvement moderne, Kroll oppose ainsi ce qu’il nomme le « populisme » : un « bon sens populaire » qui reposerait sur un « instinct de 10 000 ans d’expérience de la ville »25. Cette approche urbaine traditionnelle se caractérise par les relations qu’elle crée entre les différentes entités qui forment la ville, alors que les modernes sont accusés de « poser » des bâtiments sans tenir compte du contexte urbain. On retrouve un point de vue similaire chez Christopher Alexander, qui souligne qu’à travers l’Histoire, « la création de l’environnement a presque toujours été l’oeuvre de profanes »26. Selon lui, ce n’est que l’histoire récente de l’architecture qui a laissé croire que les architectes ou les urbanistes étaient les seuls à pouvoir aménager l’espace urbain. Tout comme Kroll, il souhaite un retour à cette tradition urbaine aujourd’hui perdue, car elle permet une adaptation plus souple — et continue — du cadre bâti aux besoins des habitants. Pour Alexander, c’est une « pratique de la réparation de l’environnement [qui] a prévalu pendant des millénaires » : « jamais on n’abat [les bâtiments], jamais on ne les raye de la carte ; toujours on les embellit, on les transforme, on les réduit, on les élargit, on les améliore ».27

Les représentants de l’architecture participative ne remettent donc pas nécessairement en cause les fondements moraux ou architecturaux du modernisme (par exemple, les cinq points de l’architecture moderne). Leurs critiques se concentrent plutôt sur l’approche urbaine des modernes (opérations de très grande envergure, politique de la «table rase», bâtiments conçus hors contexte et de manière isolée), et sur leur prise en compte insuffisante des usages (primauté des intentions esthétiques dans le logement, besoins des habitants appréhendés de manière trop simpliste).

Face à ce modèle, l’alternative qui semble immédiatement proposée d’un « retour à la tradition » interroge. Ne s’agit-il pas d’une vision idéalisée du passé ? Y avait-il vraiment une plus grande participation des usagers à l’architecture avant le mouvement moderne ? Si l’on parle de participation « officielle », cela paraît peu probable. En revanche, une prise en compte plus informelle des besoins de chaque usager a pu exister, ne serait-ce que grâce à un contact plus direct entre les concepteurs ou les maîtres d’ouvrage, et les habitants (opérations de petite échelle, moins

25. Ibid., p124

26. ALEXANDER, Christopher. Une

expérience d’urbanisme démocratique : l’université

d’Oregon. Paris : Seuil, 1976, p51

27. Ibid., p70

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de complexité administrative). Parallèlement au mouvement moderne, ce sont donc également des évolutions technologiques ou politiques qui sont à l’origine de ces changements. Plus que le retour difficilement envisageable à un hypothétique état antérieur, c’est donc une nouvelle vision de l’architecture — et, plus généralement, de la société — que les défenseurs du mouvement participatif doivent avancer.

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28. BOHNING, Ingo. Autonome Architektur und partizipatorisches Bauen : zwei Architekturkonzepte. Basel, Boston, Stuttgart :

Birkhäuser, 1981, p219

B. Un contexte social et politique favorable

1. L’héritage de Mai 68

L’apparition du mouvement hippie et les soulèvements étudiants de la fin des années 1960 (en France, plus spécifiquement les événements de mai 68) remettent en cause les valeurs de la société traditionnelle : la religion, la morale ou encore l’économie capitaliste sont désignées comme des systèmes aliénants. On cherche à construire un nouveau modèle social, qui se veut plus libre et plus propice à l’accomplissement personnel. Les idées défendues par les mouvements d’extrême gauche (marxistes, trotskistes, maoïstes) trouvent alors une résonance particulière. La question de la participation en architecture, qui se développe peu de temps après, peut être vue comme la transposition dans le champ architectural de ces utopies politiques. Ingo Bohning compare précisément architecture participative et marxisme. Il remarque que ces deux visions supposent que l’Homme, dans son état actuel, est aliéné, détaché de sa véritable nature (celle d’un être créatif). Pour Marx, cette aliénation est due à la société capitaliste. Pour y mettre fin, il est nécessaire d’agir sur la répartition du travail et de supprimer la propriété privée. Mais l’objectif n’est pas tant une nouvelle division des richesses — donner aux ouvriers ce que possèdent les patrons — qu’une transformation « qualitative » des Hommes : une certaine forme d’émancipation. Pour Bohning, marxisme et architecture participative viseraient donc des objectifs similaires, mais Marx, pour « soigner » la société préconiserait la « chirurgie », alors que les représentants du mouvement participatif privilégieraient plutôt la « psychothérapie »28.

2. Une utopie sociale transposée dans l’architecture

Comme beaucoup de mouvements de pensée, l’architecture participative trouverait donc son origine dans une utopie sociale, transposée ensuite en utopie architecturale. Il en résulte cependant une vision assez particulière, car ce n’est pas une nouvelle interprétation des formes architecturales qui la caractérise en premier lieu mais une rupture radicale dans la manière de produire les bâtiments. Il est avant tout question de partage du travail : au cours de la construction, mais

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également en phase de conception, avec une nouvelle définition du rôle de l’architecte. Ce n’est donc pas un hasard si le projet de la Maison Médicale, réalisée par Lucien Kroll à l’Université Catholique de Louvain, a été initié quelques mois à peine après les événements de mai 1968. Contrastant avec les autres bâtiments du campus, la résidence étudiante représente une provocation envers l’urbanisme traditionnel, poursuivant en quelque sorte la démarche militante qui a conduit les étudiants dans la rue.

Parallèlement au climat politique, l’architecture participative trouve également des précurseurs dans le monde de l’art, le plus connu étant probablement Friedensreich Hundertwasser. Il défend, depuis les années 1950, un droit au développement personnel par l’action de chacun sur son environnement : que chaque habitant puisse concevoir et construire soi-même son logement. Ainsi seulement, il pourra maîtriser son cadre de vie et être pleinement responsable de son environnement, s’approchant alors de l’idéal de « l’Homme créatif »29. Hundertwasser reconnaîtra d’ailleurs Lucien Kroll comme un des seuls architectes ayant réussi à mettre en oeuvre de manière expérimentale ses théories.

29. Ibid., p221

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30. KROLL, Lucien. Bio psycho socio. Eco,

Ecologies urbaines. Paris : L’Harmattan, 1995, p8

31. Ibid., p25

32. CONAN, Michel. L’invention des lieux. Saint-

Maximin : Théétète,1997, p65

33. Ibid., p42-46

C. Une nouvelle prise en compte de l’usager

Décalage entre la « culture des architectes » et la culture populaire (supposée plus traditionnelle), influence du mouvement moderne qui considère l’usager comme un Homme générique réduit à ses besoins primaires, programmes de très grande échelle, nouvelles structures administratives et nouvelle organisation de construction (notamment avec le développement de l’industrialisation) : tous ces facteurs ont conduit à une perte de contact entre l’usager et l’architecte. Pour Lucien Kroll, l’usager a même été mis volontairement de côté : il affirme que « l’architecte a effacé l’habitant, il se convainc lui-même qu’il est le seul acteur »30. Cette situation est jugée inacceptable par les défenseurs de l’architecture participative, qui cherchent à promouvoir le développement personnel et la vie en communauté. Les ensembles préfabriqués sont vus comme des bâtiments « anesthésiés, stérilisés, sans vie, (qui) nient l’envie communautaire de l’habitant »31. Face à cette tendance, il leur paraît primordial de développer une architecture qui renoue le contact avec l’usager. Et pour cela, il faut tout d’abord chercher à comprendre les véritables attentes des habitants, qui ne sont pas toujours précisément formulées.

1. Comprendre la demande — Michel Conan et John R. Searle

Après la seconde guerre mondiale sont développées les premières tentatives de rationalisation de la conception architecturale. Elles conduisent à distinguer une « phase de programmation censée fournir l’énoncé clair et exhaustif de tous les problèmes que devait résoudre l’architecte, puis une phase de conception proprement dite »32. Cependant, ce processus n’est jamais aussi linéaire en réalité. Bien souvent la véritable demande n’est pas énoncée, et c’est à l’architecte, au moment de la conception, de la découvrir. Pour mieux comprendre la manière dont se construit la demande et les rapports entre usagers et architectes, Michel Conan a recours à la théorie de l’intentionalité — notamment telle que la définit John R. Searle33. Il s’agit d’une notion ancienne, reprise par plusieurs penseurs depuis la scolastique, au Moyen-Âge. A l’origine, l’intentio signifie l’application de l’esprit à un objet. Le

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concept est repris au XIXe siècle par Franz Brentano puis par Husserl, qui définit l’intentionalité comme « la particularité qu’a la conscience d’être conscience de quelque chose »34. Plus récemment, le terme prend un sens nouveau pour Searle : l’intentionalité représente alors la relation entre les états mentaux ou les significations et leurs objets35. Ainsi, il parle également d’états intentionnels.

Conan tente d’utiliser le concept de Searle dans le champ de l’architecture pour comprendre comment un bâtiment peut être interprété par ses habitants : à quelles sensations, à quelles significations sont associés les différents objets architecturaux ? Comment un habitant peut-il voir de la bienveillance ou de l’hostilité dans un bâtiment ? L’intentionalité — la relation entre un objet et un état mental — est propre à chaque individu. Elle permet donc d’analyser l’architecture sans parler de signe, car un même objet peut porter des significations différentes pour les usagers et les concepteurs.

En outre, ces intentionalités ne sont pas isolées. Searle précise ainsi : « tout état intentionel ne fonctionne qu’en tant que partie d’un réseau d’autres états intentionels »36. Pour Conan, un architecte qui travaille avec ses clients, doit essayer de partager avec eux « un certain réseau d’intentionalités relatives aux formes et aux apparences de l’habitat dont il fait le projet »37. Cette culture résidentielle commune est une condition indispensable pour permettre une communication claire entre le concepteur et les futurs habitants. Michel Conan précise par ailleurs que les clients sont pris dans un réseau d’échanges entre des demandeurs multiples. En clair, les désirs des clients — qui constituent la demande architecturale — ne sont pas strictement rationnels et indépendants. Au contraire, leurs attentes sont conditionnées par leur classe sociale, leur entourage, la publicité, etc. Ainsi, « la demande d’un sujet est constituée par l’ensemble des signes qui permettent à son environnement social de le soutenir dans la poursuite de son propre développement »38. On comprend dès lors que la conception du logement a des implications bien plus vastes que la simple réponse aux besoins primaires de l’habitant. Il faut aller au-delà des opinions exprimées, et essayer de rechercher la demande sociale, en analysant « l’ensemble des signes de difficultés rencontrées par des personnes pour se développer »39.

34. « Intentionnalité », déf. Encyclopaedia Universalis (http://www.universalis.fr/encyclopedie/intentionnalite-philosophie)

35. SEARLE, John R. L’Intentionalité, essai de philosophie des états mentaux. Paris : Minuit, 1983

36. SEARLE, John R. Du cerveau au savoir. Paris : Hermann, 1985, p96

37. CONAN, Michel. L’invention des lieux. Saint-Maximin : Théétète,1997, p44

38. Ibid., p46

39. Ibid., p47

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40. Ibid., p61

41. Ibid., p60

42. BOHNING, Ingo. Autonome Architektur und partizipatorisches Bauen : zwei Architekturkonzepte. Basel, Boston, Stuttgart :

Birkhäuser, 1981, p132

43. CONAN, Michel. L’invention des lieux. Saint-

Maximin : Théétète,1997, p9

Il faut donc accepter que les problèmes d’architecture qui doivent être résolus au cours de la conception sont au départ partiellement indéfinis, mal posés, ou mal structurés. En effet, le client n’a pas la capacité d’énoncer précisément sa demande à priori, car il n’a pas nécessairement conscience de toutes les intentionalités qui sous-tendent son projet. L’approche rationnelle qui cherche à distinguer programmation et conception n’est donc pas pertinente. En réalité, le processus de conception consisterait plutôt à « découvrir le problème qu’il s’agit de résoudre en même temps qu’on en pose la solution »40. L’architecte doit donc concevoir une construction dont l’objet n’est pas entièrement donné au préalable. De plus, « les critères de jugement de ce projet ne se construisent qu’au cours de la conception puis de la réalisation du bâtiment »41. Dans ce contexte d’allers-retours permanents entre programmation et conception, on comprend bien à quel point il devient essentiel, pour obtenir une réponse architecturale pertinente, d’associer les futurs usagers à l’ensemble du travail de conception de l’architecte.

2. Questionner la légitimité et le statut de l’architecte — Lucien Kroll

Faire participer les habitants à la conception puis à la construction de leur futur logement appelle nécessairement une nouvelle définition du rôle de l’architecte. Les partisans de l’architecture participative s’opposent généralement au « cercle spécialisé des architectes » qui défend le rôle traditionnel de l’architecte-artiste, supposé avoir la compétence de concevoir l’environnement humain en vertu de sa formation et de son talent42. Il s’agit pour les tenants du mouvement participatif d’une croyance infondée : ils citent en exemple les réflexions sur le logement, menées par certains modernes, qui n’ont abouti qu’à une prise en compte très partielle des besoins de l’habitant, donnant lieu à un résultat jugé moins pertinent que l’architecture populaire traditionnelle (sans architecte).

La question de la légitimité de la culture architecturale vis-à-vis de la culture populaire est un thème que l’on retrouve régulièrement chez les défenseurs de l’architecture participative. Michel Conan relève ainsi une « opposition d’orientation entre les principes de l’esthétique savante des architectes et ceux de l’esthétique populaire »43 : l’architecte rechercherait

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l’affirmation plastique des volumes, alors que les habitants seraient plus sensibles à l’atténuation des contrastes, à une sorte de continuité urbaine entre la maison et son environnement. Pour Lucien Kroll, les habitants sont les « héritiers d’un vécu des espaces urbanisés »44. Il y a un bon sens, un « instinct populaire de la structuration de l’espace »45 que l’architecte doit écouter. Il ne devrait d’ailleurs pas juger les modèles (majoritaires) de ses clients, mais les prendre en compte dans son projet, même s’ils s’opposent à sa propre culture architecturale. A ce sujet, Kroll prend pour contre-exemple la Cité Frugès de Le Corbusier à Pessac (Cf. III.C.1). Pour lui, ces maisons modernes n’ont pas été défigurées mais « refigurées par leurs acquéreurs » : leur culture étant en décalage avec celle de l’architecte, ils ont « civilisé [leur logement] à leur image »46. Les transformations relèveraient d’un « bon sens populaire, un peu vulgaire sans doute, mais qui a rendu l’ensemble habitable »47. On constate ici qu’il est indispensable pour Kroll qu’un logement reflète la culture de ses occupants pour qu’il puisse être pleinement habité, d’où la nécessité pour l’architecte d’accepter les modèles de ses clients et de ne pas chercher à imposer sa propre culture architecturale de manière autoritaire.

L’architecture participative questionne par ailleurs le statut de l’architecte vis-à-vis de ses confrères et des autres professionnels de la construction. Ingo Bohning remarque que les architectes qui défendent la participation construisent généralement une argumentation qui s’adresse au grand public, abandonnant tout langage spécialisé48. Certains cherchent même à éviter toute autorité de la part des experts scientifiques ou économiques, pour laisser une liberté de choix maximale aux futurs usagers. Ce sont eux les plus légitimes pour prendre les décisions qui auront un impact sur leur lieu de vie ou leur lieu de travail, et non les professionnels de la construction. Cette tendance à la déprofessionnalisation n’est cependant pas partagée par tous. D’autres architectes cherchent ainsi à collaborer avec de nombreux spécialistes qui leur permettent de mieux comprendre les relations humaines, le fonctionnement de la société, la prise en compte de l’environnement ou encore les techniques de construction. Ce sont donc de nouveaux acteurs (sociologues, philosophes, spécialistes de l’environnement), qui contribuent ici à l’élaboration puis à la réalisation du projet.

44. BRAUSCH, Marianne. EMERY, Marc. L’architecture en questions : 15 entretiens avec des architectes. Paris : Le Moniteur, 1996, p126

45. Ibid., p129

46. Ibid., p131

47. Ibid., p132

48. BOHNING, Ingo. Autonome Architektur und partizipatorisches Bauen : zwei Architekturkonzepte. Basel, Boston, Stuttgart : Birkhäuser, 1981, p132

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49. CONAN, Michel. L’invention des lieux. Saint-

Maximin : Théétète,1997, p169

50. Ibid., p169

51. Ibid., p45

52. Ibid., p198

Enfin, la participation en architecture pose la question des formes d’accompagnement des participants : quel rôle l’architecte doit-il avoir vis-à-vis de ces futurs usagers ? Il faut bien-sûr leur donner une certaine liberté, mais il parait difficile de les laisser dessiner entièrement le projet. Il n’est pas toujours aisé de trouver le juste milieu, et des stratégies très différentes ont été défendues par les architectes (qu’il s’agisse de la relation avec les futurs usagers dans le cadre d’une démarche participative, ou plus généralement des rapports entre l’architecte et son client). Ainsi, Christopher Alexander demande à l’architecte de « faire le vide absolu en lui-même afin que la demande des futurs utilisateurs pénètre en lui »49. A l’inverse, d’autres concepteurs comme Frank Lloyd Wright combinent une attitude d’attention pour leurs clients et une certaine forme d’autoritarisme — Conan parle même de « démarche messianique »50. Ils bénéficient néanmoins d’un certain succès auprès des maîtres d’ouvrage.

3. Trouver de nouvelles stratégies de conception — Michel Conan

Face à ces modifications profondes du statut de l’architecte, il devient nécessaire de rechercher de nouvelles méthodes de conception. Michel Conan propose ainsi un concept de « perlaboration collective », qu’il définit comme une « démarche de construction de l’intersubjectivité »51. Il s’agit concrètement d’une forme de dialogue entre l’architecte et les usagers. Ce processus doit d’une part aider l’architecte à s’approcher de la culture des habitants, notamment en analysant leurs réactions aux solutions architecturales qu’il propose. D’autre part, cette démarche doit permettre aux habitants de s’approprier une partie de la culture de l’architecte, mais également de marquer leur défiance par rapport à ses préjugés culturels. En définitive, architecte et usagers partageront donc certains réseaux d’intentionalités, ce qui facilite la communication et rend la participation en phase de conception beaucoup plus efficace.

Par ailleurs, un projet architectural s’accompagne nécessairement de la construction d’un « sens partagé du bien commun »52 : une vision, partagée par les participants, de l’organisation, et plus généralement de la vie qu’ils souhaitent dans le futur bâtiment. Parallèlement au dessin de l’édifice, se construit donc le dessein qui alimente le projet. La création

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architecturale n’est pas dissociable de la mise au point de ce projet de vie — qu’il soit personnel et familial pour un logement, ou bien collectif pour un bâtiment public. Ces deux aspects évoluent et s’influencent mutuellement grâce au dialogue entre l’architecte et les usagers. On peut donc considérer le résultat final comme le fruit d’une co-production.

Cependant, le rôle de l’architecte peut devenir plus complexe lorsque les futurs usagers ne sont pas les maîtres d’ouvrage. Dans le cas d’une opération de logement social par exemple, l’architecte se trouve placé « en position d’articulation entre deux processus de perlaboration distincts »53 : l’un avec les futurs utilisateurs — les locataires —, l’autre avec les responsables — les représentants du bailleur social. Il doit donc, d’une part, explorer les réactions qu’engendrent ses propositions architecturales chez les futurs habitants, et « apprendre à intérioriser les formes de jugement critique qu’ils portent sur l’espace ». D’autre part, l’architecte conseille les responsables, « apprend à faire siens leurs critères de jugement, tout en les aidant à prendre conscience des intentions dont ils sont porteurs lorsqu’ils proposent des choix d’aménagement de l’espace ». Pour Michel Conan, l’architecte a donc pour mission de « faire évoluer les systèmes de représentation des [usagers] et des responsables, à partir desquels ils évaluent un projet de bâtiment, de telle sorte qu’ils s’accordent progressivement sur un projet de vie de l’organisation ». On constate que les prérogatives confiées ici à l’architecte dépassent la stricte discipline architecturale. Les réflexions sur l’espace doivent avant tout permettre la mise au point d’un projet de vie commun. Pour ce faire, l’architecte adopterait donc une position de médiateur entre les différents acteurs de l’organisation (usagers, responsables).

Comme cela a été développé précédemment (Cf. I.C.1.), le processus de conception architecturale ne peut pas se comprendre selon un schéma hypothético-déductif, c’est-à-dire un enchaînement de résolutions de problèmes. Il faut plutôt y voir l’exploration de multiples solutions, jusqu’à ce que « la découverte d’une solution accompagne celle du problème qu’il s’agissait de résoudre »54. Autrement dit, pour Conan, le projet correspondrait à « une anticipation des pratiques des futurs utilisateurs, conforme à la réalisation de leur bien commun ». Il propose ainsi aux architectes une démarche dite de « programmation générative ». Il s’agit d’examiner tous les programmes possibles, les projets de vie possibles,

53 .Ibid., p64 — pour l’ensemble du paragraphe

54. Ibid., p142 — pour l’ensemble du paragraphe

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55. Ibid., p140-141

les bâtiments possibles à partir de la demande initiale. Cette analyse doit donner lieu à une série de débats entre les participants autour des propositions architecturales. Ces discussions leur permettront d’aborder les problèmes qu’ils sont susceptibles de rencontrer dans le futur bâtiment, et de définir plus précisément le projet de vie qu’ils veulent mettre en oeuvre. Dans ce processus, les dessins produits par l’architecte ont une grande importance. En apportant éventuellement des éléments de surprise ou une satisfaction esthétique, ils ont la capacité de déplacer l’objet de la réflexion. Ils ne résolvent pas toujours les problèmes de départ mais peuvent amener les participants à en soulever de nouveaux. Le programme initial peut en être ainsi modifié, et le processus recommence jusqu’à la mise au point d’une solution qui satisfasse tous les acteurs du projet. La programmation est générative car chaque étape entraîne la suivante. Michel Conan résume ainsi la démarche : « les projets qui se réalisent ne répondent pas aux problèmes initiaux mais à une succession de reformulations partielles de ces problèmes suscitant aussi l’introduction de nouveaux problèmes. Les conditions à priori de formation du sens du bien commun à rendre possible ne sont jamais réalisées »55.

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II. Vers une théorie de la participation

Les architectes qui soutiennent la participation des usagers, développent dans leurs discours plusieurs thèmes et concepts récurrents. Ils esquissent ainsi la vision commune d’un nouveau modèle de société.

A. Une nouvelle vision de l’architecture et de la société

1. Deux attitudes devant le milieu à construire

Face à une architecture moderne accusée de faire abstraction des véritables usagers, contre la politique de la table rase ou les opérations urbaines à l’échelle toujours plus importante, les partisans d’une démarche participative proposent une nouvelle approche de l’architecture, de l’urbanisme, et plus généralement des rapports sociaux. Cette vision s’oppose point par point au modèle dominant. Cependant, sa cohérence ne se fonde pas uniquement sur une simple réaction au modernisme ou à la société capitaliste : elle s’appuie également sur une approche de l’écologie (biodiversité, fonctionnement des écosystèmes), transposée à la production architecturale et urbaine. Ces thèmes sont mis en avant dès le milieu des années 1970, notamment chez des architectes tels que Christopher Alexander ou Lucien Kroll. En ce sens, la vision participative ne doit pas uniquement être vue comme un retour en arrière, la nostalgie d’une ville qui n’aurait pas connu la modernité, mais bien plus comme un modèle précurseur des questions de durabilité (sociale, environnementale) qui préoccupent actuellement architectes et urbanistes.

Urbanisme des objets / urbanisme des relations — Lucien Kroll

Lucien Kroll distingue deux tendances dans l’Histoire de l’urbanisme européen : un urbanisme « orienté-objet » et un urbanisme « orienté-relation ». Ces deux traditions se manifestent à plusieurs reprises au cours de l’Histoire. La période la plus caractéristique de l’urbanisme orienté-objet est le modernisme, bien qu’on le retrouve également à des époques antérieures (renaissance, classicisme). Dans ce premier mode, le concepteur « dresse rationnellement la liste des faits et des besoins les plus importants, les plus calculables et les plus apparents »56. Il propose

56. KROLL, Lucien. Bio psycho socio. Eco,

Ecologies urbaines. Paris : L’Harmattan, 1995, p19

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ensuite une solution architecturale qui doit répondre aux problèmes posés. Seul compte le résultat final, « l’objet » : un bâtiment au fonctionnement autonome et généralement isolé des autres constructions. Il est conçu pour une durée de vie longue et un usage particulier. Il s’agit d’un urbanisme centralisé et fortement hiérarchisé. La conception est réservée aux spécialistes (urbanistes, architectes), qui seuls détiendraient la culture et le savoir-faire nécessaire. Bohning décrit d’ailleurs une tendance similaire lorsqu’il évoque une « architecture autonome », basée sur des formes artistiques idéales, coupées du monde57.

L’urbanisme orienté-relation constitue quant à lui le modèle dans lequel cherche à s’inscrire l’architecture participative. On retrouve cette tradition dès les premiers développements urbains, qui se sont implantés en lien avec le paysage ou les axes de circulation (formation d’une ville au bord d’un fleuve ou à proximité d’un croisement important). Cette approche de l’urbanisme ne se fonde pas sur une planification globale, mais laisse se fédérer les initiatives individuelles. Cette tendance est particulièrement manifeste dans les villes qui se sont développées au Moyen-Âge (Kroll revendique précisément un « nouveau Moyen-Âge », Cf. I.A.2.). Dans ce second modèle, la conception n’est pas exclusivement assurée par un professionnel qui détient le savoir, mais par un groupe de personnes non homogène. Le programme et le projet se construisent au fur et à mesure des échanges entre les participants : la programmation est générative (Cf. I.C.3.). Ce n’est pas tant le résultat final qui importe que le processus mis en oeuvre pour y arriver. Aux formes, aux objets, aux solutions architecturales préconçues, l’urbanisme orienté-relation préfère « les actions urbaines [spontanées], les attitudes des usagers, les apprentissages »58. Bohning effectue de son côté une distinction similaire : il oppose en effet à l’architecture autonome, la « construction participative avec une esthétique de l’intégration »59, dans laquelle

57. BOHNING, Ingo. Autonome Architektur und partizipatorisches Bauen : zwei Architekturkonzepte. Basel, Boston, Stuttgart : Birkhäuser, 1981, p255

58. KROLL, Lucien. Bio psycho socio. Eco, Ecologies urbaines. Paris : L’Harmattan, 1995, p21

59. BOHNING, Ingo. Autonome Architektur und partizipatorisches Bauen : zwei Architekturkonzepte. Basel, Boston, Stuttgart : Birkhäuser, 1981, p255

ILL 3. Tableau récapitulatif à partir du texte de Lucien Kroll dans l’ouvrage de Philippe Boudon sur le quartier Frugès de Le Corbusier à Pessac.

Urbanisme orienté-objet Urbanisme orienté-relation

Objet Sujet

Centralisé En réseau (décentralisé)

Organise fortement les objets à habiter Laisse se fédérer les initiatives

Culture des architectes « Mauvais goût banlieusard »

Grands ensembles Banlieues pavillonnaires

Faire Laisser faire

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la création artistique doit soutenir les changement de la vie réelle. En somme, il s’agit ici d’une approche de l’architecture et de l’urbanisme centrée sur le sujet — l’Homme — et non plus sur l’objet — les bâtiments.

Architecture comme processus / architecture comme objet fini — Ingo Bohning

Une des ruptures principales qui distinguent la vision participative de l’architecture, d’une approche plus « traditionnelle » consiste probablement au déplacement de la finalité, du résultat — l’objet fini — au processus de sa formation. Pour Ingo Bohning en effet, l’architecture qui était considérée comme un objet indépendant n’est plus pertinente désormais. Au contraire, elle doit être observée selon son processus de formation et les effets qu’elle produit. Ce processus se divise en trois parties : conception, fabrication et utilisation. L’achèvement de la construction n’est donc qu’une étape parmi d’autres et ne saurait constituer une fin en soi. L’architecture devient alors un processus dynamique60.

Cette remise en cause de la pratique architecturale questionne également les méthodes de projet et le statut de l’architecte. Bohning affirme que l’autonomie et la souveraineté de l’objet architectural sont sécularisées au travers de leur relation avec l’utilisateur61. Le bâtiment est ainsi « désacralisé », il ne doit plus être considéré comme une oeuvre d’art. Son évaluation porte désormais sur les usages (au sens large) qu’il permet, les interactions qu’il crée avec les utilisateurs. La vision de l’architecte-artiste devient donc caduque. Ce dernier doit plutôt chercher à concevoir un environnement spatial qui soutiendra le développement personnel des habitants (le développement de « consciences émancipées »), un cadre qui permette aux usagers de créer leur propre vie. On passe ainsi d’un acte de conception privé à un processus de création collectif, qui réunit architecte et usagers : par leur appropriation des lieux, les utilisateurs contribuent tout autant que l’architecte à la création architecturale.

Croissance fragmentée / croissance par unités massives — Christopher Alexander

La vision participative implique également une nouvelle conception de la croissance urbaine. Christopher Alexander en fait une description assez

60. Ibid., p122

61. Ibid., p122

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claire lorsqu’il oppose l’approche moderne (qu’il nomme « croissance par unités massives ») à un nouveau concept de « croissance fragmentée ». La croissance par unités massives repose sur une « conception statique et discontinue de l’environnement »62 : à chaque intervention architecturale, « un acte de conception isolé [...] aboutit à la construction d’un édifice isolé ». L’ensemble est coordonné par un schéma directeur qui divise l’espace à bâtir en sous-parties indépendantes. Le bâtiment réalisé doit parfaitement répondre aux besoins immédiats des utilisateurs ; il ne peut pas y avoir d’erreur. Lorsque de nouvelles demandes apparaissent et que le bâtiment devient caduque, il est abandonné, détruit puis remplacé : « l’environnement est conçu comme un assemblage d’éléments dont chacun est remplaçable ». Par ailleurs, pour tous types de programmes, c’est toujours la plus grande échelle, l’opération la plus importante qui est privilégiée.

Pour Alexander, cette approche n’est pas pertinente. Tout d’abord, les grands bâtiments ne permettent pas nécessairement d’économie d’échelle en raison des coûts d’entretien et des normes de construction qu’ils impliquent (surfaces de distribution, circulations verticales, règlementation incendie). De plus, la représentation des usagers devient difficile lorsque les projets atteignent une certaine taille. Ils ont alors tendance à devenir impersonnels. Cette critique portant sur l’ampleur des opérations architecturales est aussi présente chez Lucien Kroll, qui reproche aux modernistes « d’annihiler l’échelle du lieu » en utilisant toujours « la mesure la plus massive »63. Le recours au schéma directeur est également remis en cause. Pour Alexander, il est nécessaire de préserver des relations entre les bâtiments et l’espace environnant pour rendre les lieux vraiment habitables. Le schéma directeur n’est pas l’outil approprié car il est « impropre à créer ce type de relations »64, chaque élément étant considéré de manière indépendante : « il ne peut engendrer un tout véritable : un total, certes, mais non une totalité ; un ordre totalitaire mais non un ordre organique »65 (Cf. II.A.2.).

A l’inverse de cette croissance par unités massives, les tenants de l’architecture participative défendent une adaptation permanente de l’environnement bâti par de petites transformations. Christopher Alexander souhaite ainsi ré-actualiser une « pratique de la réparation de l’environnement [qui] a prévalu pendant des millénaires dans les cultures

62. ALEXANDER, Christopher. Une expérience d’urbanisme démocratique : l’université d’Oregon. Paris : Seuil, 1976, p77 — pour l’ensemble du paragraphe

63. KROLL, Lucien. Bio psycho socio. Eco, Ecologies urbaines. Paris : L’Harmattan, 1995, p23

64. ALEXANDER, Christopher. Une expérience d’urbanisme démocratique : l’université d’Oregon. Paris : Seuil, 1976, p31

65. Ibid., p21

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traditionnelles »66 : c’est ce qu’il nomme la croissance fragmentée. Cette approche suppose une conception dynamique de l’environnement : en perpétuelle évolution, il se trouve toujours dans une situation d’équilibre instable, qu’il importe de maintenir pour en préserver la qualité. Les bâtiments ne sont pas conçus de manière isolée mais en relation avec les espaces extérieurs et les autres constructions : ils s’inscrivent dans un tissu urbain continu. Le cadre bâti doit également s’adapter en permanence aux activités humaines qu’il abrite : l’analyse des besoins n’est donc pas figée au moment de la construction, mais elle est toujours réactualisée. De plus, sachant qu’une réponse parfaite aux demandes des utilisateurs n’est pas atteignable, on prévoit immédiatement des fonds pour des corrections ultérieures. Pour garantir cette souplesse d’adaptation, ce sont ici les plus petites interventions qui sont privilégiées : une culture de la réparation face à celle du remplacement. Ces opérations éparses relèvent cependant d’une cohérence globale, mais celle-ci ne provient pas d’un schéma directeur. Alexander évoque ainsi en premier lieu un « ordre qui sous-tend la totalité », basé sur des « conventions culturelles tacites »67 — une sorte de tradition architecturale et urbaine, partagée par tous les habitants (Cf. I.A.2.). Il précise ensuite que cette croissance fragmentée peut être dirigée par des « modèles ». Un modèle est une base de consensus pour les collectivités dont il est possible de vérifier la pertinence de manière empirique. Il est défini comme « tout principe général d’aménagement qui pose avec clarté un problème susceptible de se présenter fréquemment dans l’aménagement de l’espace bâti,

66. Ibid., p70

67. Ibid., p24

ILL 4. Bâtiments du département des sciences

de l’université d’Oregon, ou le résultat de la croissance

par unités massives.

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Années 1970 Années 1980

Années 1990 Années 2000

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qui précise les différents types de contexte où ce problème se pose, et qui définit les caractéristiques générales nécessairement possédées de toutes les constructions ou plans susceptibles de le résoudre »68. En somme, une collectivité qui choisit un ensemble de modèles, « créerait » sa propre tradition architecturale et urbaine.

2. La ville vue comme un organisme ou un écosystème

La conception du développement urbain portée par les défenseurs de l’architecture participative peut sembler à première vue n’être qu’un refus de la modernité, un retour à une tradition urbaine antérieure. En réalité, la véritable innovation réside plutôt dans les motivations qui conduisent des architectes tels que Lucien Kroll, Christopher Alexander ou John Habraken à proposer une approche différente de la vision moderne dominante. Ils semblent notamment avoir été influencés par le développement de l’écologie comme discipline scientifique. On remarque en effet qu’à de nombreuses reprises, ils recourent à des métaphores biologiques, comparant la ville à un organisme vivant ou à un écosystème dont il faudrait préserver l’équilibre.

La métaphore biologique et l’ordre organique — Christopher Alexander

Pour Christopher Alexander, si un environnement bâti s’inscrit dans la logique d’une croissance fragmentée, il doit, « comme tout système vivant, [...] se régénérer constamment lui-même pour pouvoir préserver son équilibre et son caractère de totalité »69. On retrouve la même image lorsque le processus de contrôle régulier des bâtiments et de l’environnement, est assimilé à un diagnostic permettant de dépister les défauts et d’engager des réparations locales. Suite à ces constatations, une orientation à plus long terme peut être adoptée. Différents « champs de croissance » pourront alors être favorisés ou ralentis : certaines initiatives locales seront encouragées alors que d’autres seront limitées.

De nombreux aspects du nouveau modèle urbain et social proposé par Alexander sont ainsi expliqués au moyen d’une comparaison avec des phénomènes constatés en biologie. L’analogie porte principalement sur les relations entre les différentes parties et la totalité. Ainsi, les cellules qui

68. ALEXANDER, Christopher. Une

expérience d’urbanisme démocratique : l’université

d’Oregon. Paris : Seuil, 1976, p97

69. Ibid., p69

ILL 5. Ci-contre : Une croissance

fragmentée : principe de développement du campus

de l’université d’Oregon.

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composent un organisme vivant constituent des unités indépendantes, ayant leur propre fonctionnement interne. Cependant, elles interagissent également entre elles pour former un ensemble cohérent (complémentarité des organes, régulations hormonales, etc.). Cet « équilibre parfait entre ce qu’exigent les parties et ce qu’exige la totalité »70 définit pour Alexander l’ordre organique (ou naturel). Appliqué à l’urbanisme, celui-ci repose sur deux conditions : la croissance fragmentée et la participation des usagers. Chaque lieu doit être unique, mais prendre également part à « la création d’une totalité identifiable par tous ceux qui y sont intégrés »71. Cette cohérence globale se substitue au schéma directeur physique. En effet, il est illusoire selon Alexander de pouvoir déterminer l’évolution d’un environnement dans les 20 prochaines années, et surtout de se baser sur ce « monde imaginaire figé » pour fixer les futures perspectives de développement. La vie quotidienne, les évolutions politiques ou sociales rendent tout schéma directeur rapidement périmé. Partant du principe qu’il est impossible d’obtenir une prévision juste des besoins futurs, il faut au contraire susciter de nombreux projets locaux qui répondent directement aux besoins ressentis dans l’immédiat (Cf. croissance fragmentée II.A.1.). L’ordre organique ainsi mis en place permet à la collectivité de « tirer son organisation non pas d’une projection fixe de l’avenir, mais d’un système de modèles qui lui sert de syntaxe propre »72. Autrement dit, un certain nombre de principes généraux d’organisation permettent à la fois de garder une vision cohérente de l’ensemble et de pouvoir répondre rapidement à toute évolution des besoins.

La ville comme organisme vivant — John Habraken

Comme Christopher Alexander, mais de manière plus explicite encore, Habraken dresse une analogie entre la ville et l’être vivant. C’est plus particulièrement le bâti ordinaire (Cf. I.A.1.), le « tissu de la ville », qui est comparé avec un organisme, dont les plus petites cellules seraient les logements. Ceux-ci constituent des unités indépendantes, mais leur identité provient de l’ensemble auquel ils se rattachent. Tout comme des cellules biologiques, ces logements se renouvellent régulièrement : ils ont une durée de vie courte, mais ces modifications n’affectent pas la cohérence globale de la ville73. Pour John Habraken, ce tissu urbain — que l’on peut comprendre comme un tissu biologique — reflète la vie

70. Ibid., p26

71. Ibid., p22

72. Ibid., p36

73. HABRAKEN, Nikolaas John. De Dragers en de Mensen, Het einde van de massa Woningbouw. Amsterdam : Scheltema & Holkema, 1961 ; analyse résumée dans : BOHNING, Ingo. Autonome Architektur und partizipatorisches Bauen : zwei Architekturkonzepte. Basel, Boston, Stuttgart : Birkhäuser, 1981, p225 — pour l’ensemble du paragraphe

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sociale qu’il abrite. En effet, contrairement aux places et édifices publics, considérés comme des objets artistiques, ce bâti ordinaire se construit avec la participation des habitants et répond précisément à leurs usages. Il représente la « marge de manoeuvre des individus » vis-à-vis de la société.

Historiquement, ce tissu urbain s’est construit « à mailles serrées » au fil des siècles. Habraken constate cependant que, depuis la révolution industrielle, les grands immeubles ont remplacé progressivement les maisons individuelles. Il n’est donc plus possible de distinguer clairement les différents logements. Les cellules de la ville, ces sous-unités autonomes organisées par les habitants, disparaissent petit à petit. Ce phénomène s’accentue particulièrement dans les années 1950-1960 avec la généralisation du logement de masse. Dès lors, il n’est plus possible de parler de tissu urbain pour Habraken. La centralisation de la planification et des structures de décision autoritaires empêchent que l’acte de construire provienne de la population : les habitants ne possèdent plus le droit de disposer de leur environnement spatial74.

Dans les deux cas étudiés jusqu’à présent, la métaphore biologique porte sur les relations entre les parties et la totalité (des cellules relativement autonomes qui contribuent néanmoins à une cohérence d’ensemble). Cependant, contrairement à Alexander, ces cellules ont pour John Habraken une existence physique : ce sont les logements. Il y a ainsi une analogie directe entre le tissu urbain et le tissu biologique. De plus, c’est cette division de la ville en petites unités autonomes qui instaure une mesure favorable à l’action des habitants sur leur environnement (leur « marge de manoeuvre »). Dès lors, le changement d’échelle opéré avec le modernisme et le logement de masse signifie pour Habraken une perte de cohérence urbaine, mais également une perte de la capacité des habitants à modifier leur cadre de vie.

L’écologie sociale — Lucien Kroll

La métaphore biologique est également présente chez Lucien Kroll, mais elle s’effectue ici à une autre échelle : la ville n’est plus assimilée à un seul organisme mais à un ensemble d’êtres vivants qui cohabitent pour former un écosystème. La filiation avec l’écologie — la branche 74. Ibid., p226

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de la biologie qui traite des relations des organismes entre eux et avec leur environnement physique — est ainsi clairement affirmée. Kroll y voit même une définition pour l’urbanisme75. Choisir une approche « écologique » de l’urbanisme, c’est considérer les rapports et les interactions entre les différents éléments qui constituent la ville, et les équilibres qui en résultent, en somme adopter une vision globale du cadre bâti. Cette écologie doit également s’appliquer au champ social. Ainsi, pour Lucien Kroll, « retrouver les équilibres [sociaux] naturels dans les quartiers est parallèle aux efforts qui combattent — par exemple — les désertifications : ils préparent les conditions physiques favorables à la survie végétale et implantent des groupes pilotes de plantes diverses dont la cohésion aidera l’enracinement »76. L’écologie sociale utilise donc l’analyse des équilibres biologiques et de leurs modifications pour appréhender les transformations sociales d’un quartier. Il s’agit pour Kroll d’une « écologie positive », qui lui oppose l’ingénierie verte, le green-washing, la dépollution des terrains ou encore le tri sélectif, qu’il considère comme une approche « négative »77. Il est donc question ici d’utiliser les principes de l’écologie comme outils, qui sont appliqués à l’urbanisme afin de produire une nouvelle vision du développement urbain, ou employés dans l’analyse sociale d’un quartier pour mieux comprendre les équilibres entre les différentes populations qui y habitent. Cette démarche doit être clairement distinguée de l’approche écologique qui prévaut aujourd’hui en architecture ou en urbanisme, à savoir le recours à un ensemble de dispositifs techniques, qui constituent des innovations industrielles, et n’ont pour objectif que de réduire l’impact environnemental des nouvelles constructions.

75. KROLL, Lucien. Bio psycho socio. Eco, Ecologies urbaines. Paris : L’Harmattan, 1995, p45

76. Ibid., p46

77. Ibid., p121

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B. Le concept d’architecture participative

1. Définition de l’architecture participative — Ingo Bohning

Les parties précédentes ont permis de dresser une première approche de la participation en architecture : dans quel contexte ces questionnements sont apparus, quelle nouvelle vision de l’architecture a ainsi été développée, quelles grandes orientations théoriques (écologie, nouveau modèle de croissance) sont communes aux différents défenseurs de la participation. Il est désormais nécessaire de définir précisément ce que désigne l’architecture participative pour pouvoir décrire plus en détail ce mouvement. L’exercice est difficile car la participation en architecture regroupe des démarches très différentes. Les travaux de Kroll, Alexander ou Habraken — pour reprendre les architectes cités jusqu’à présent — ont certes des points communs, mais leurs approches ne sont pas équivalentes pour autant. De plus, bien d’autres architectes se sont emparés de la question, apportant à chaque fois leur propre vision de la participation. L’enjeu consiste donc à trouver le facteur commun qui réunit toutes ces réflexions et ces démarches.

On s’appuiera pour cela sur la définition donnée par Ingo Bohning de la « construction participative » (Partizipatorisches Bauen). Son acceptation est suffisamment vaste pour comprendre tous les aspects de la participation en architecture. Bohning peut adopter ce point de vue global car il n’est pas directement un acteur du mouvement participatif, mais un critique qui propose cette définition quelques années après les premières expérimentations architecturales. Il s’appuie particulièrement sur les réalisations de Lucien Kroll, mais également d’autres architectes comme John Habraken, Giancarlo De Carlo ou Ralph Erskine, et d’artistes comme Joseph Beuys ou Friedensreich Hundertwasser.

D’après Bohning, une architecture est dite participative lorsqu’elle s’inscrit dans une « relation de causalité » (Wirkungszusammenhang) avec les Hommes qui l’habitent78. Ce sont donc les usages — au sens large — des habitants qui créent et conditionnent l’architecture. D’autre part, une architecture participative ne peut pas être considérée comme achevée tant qu’elle n’a pas été utilisée, appropriée par ses habitants. L’usager constitue donc à la fois l’origine et la finalité de toute architecture

78. BOHNING, Ingo. Autonome Architektur und partizipatorisches Bauen : zwei Architekturkonzepte. Basel, Boston, Stuttgart :

Birkhäuser, 1981, p121

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participative. Cette définition suppose une architecture toujours concernée par des problématiques extra-architecturales : l’apparence d’un bâtiment ne peut être conçue comme une réalité esthétique autonome, au contraire la forme doit toujours entretenir un rapport direct avec la réaction des Hommes79. De plus, la relation de causalité qui rattache le bâtiment à l’usager implique une architecture capable d’évoluer et non une construction statique, définitive — Bohning parle d’une architecture « axée sur le processus »80. La définition de l’architecture participative présentée ici n’évoque pas directement la manière dont les usagers doivent être associés au projet architectural. Elle a donc l’avantage de rester suffisamment ouverte pour englober différentes approches. Il n’y a pas un type de forme ou de démarche qui caractériserait exclusivement l’architecture participative, mais plutôt des intentions ou des objectifs, communs à un ensemble de concepteurs.

Toutefois, prendre la vie elle-même comme raison déterminante de la conception de l’environnement — et non les lois propres à l’architecture — n’est pas un précepte nouveau. Les fonctionnalistes cherchent également à prendre en compte les usages, mais ils s’appuient sur une image idéalisée de l’Homme et de la société (Cf. I.A.1). Ils construisent selon Bohning, un système universel qui revendique une validité objective, donnant ainsi une fonction et un sens précis à chaque détail de la vie et de l’architecture. Cette approche nie cependant toute subjectivité, toute diversité humaine. L’architecture participative propose au contraire une structure dans laquelle les sujets interagissants déterminent eux-mêmes le sens de leur vie81, et le cadre bâti qui leur convient. En définitive, Bohning présente ici une vision de l’architecture très pragmatique. Un bâtiment étant la « conséquence » de ses habitants et de leurs usages, il ne doit pas être la représentation symbolique d’un monde rêvé, mais réaliser de facto un monde meilleur82.

2. Les différentes approches de la participation

Le concept d’architecture participative se fonde sur l’idée assez générale que l’usager doit constituer l’origine et la finalité de l’architecture. Des motivations très différentes peuvent aboutir à cet objectif ; il n’est donc pas étonnant que les représentants de ce mouvement aient des

79. Ibid., p121

80. Ibid., p129

81. Ibid., p189

82. Ibid., p254

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visions divergentes de leur travail, et qu’ils adoptent des voies différentes pour les mettre en pratique. On peut ainsi distinguer différents domaines de l’architecture participative, selon la manière dont les usagers sont impliqués dans le processus architectural, et donc dans l’amélioration de leur environnement. Ingo Bohning distingue ainsi trois « secteurs d’action »83 :

• un domaine orienté-sujet où l’action est centrée sur le « changement des structures de la personnalité ». Il s’agit d’une participation non pas directement à l’architecture, mais par l’art et l’éducation. Le but est de permettre aux individus de s’émanciper, de leur faire prendre conscience de leur capacité d’agir sur leur environnement.

• un domaine orienté-action qui regroupe « les activités de l’Homme émancipé par rapport à son environnement ». Ce secteur correspond aux approches de l’architecture participative qui permettent aux usagers d’agir directement sur leur cadre de vie, par exemple en étant à l’initiative d’un projet architectural, ou en y participant dès la phase de conception. On peut ainsi parler de participation a priori.

• un domaine orienté-objet où l’architecte tente de mettre au point des « structures spatiales, dans lesquelles l’activité esthétique, et la créativité sociale de l’usager ne sont pas opprimées mais encouragées ». Il s’agit donc de concevoir des bâtiments qui autoriseront une grande liberté d’usages et pourront être facilement appropriés (favorisant ainsi le développement personnel des individus). Dans ce cas, la participation des usagers à l’architecture intervient donc après l’achèvement de la construction. En ce sens, on peut parler de participation a posteriori. Cette démarche se rapproche également du concept « d’oeuvre ouverte » (Cf. III.C.3.).

83. Ibid., p192 — pour l’ensemble du paragraphe

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3. Les enjeux de l’architecture participative

Favoriser les interactions entre les Hommes et leur environnement physique et social — Ingo Bohning et Martin Buber

Pour mieux saisir les enjeux liés à cette architecture participative, Ingo Bohning fait appel aux théories de Buber — notamment sur l’art —, qu’il applique au domaine architectural. Martin Buber (1878-1965) est un philosophe juif d’origine allemande, surtout connu pour son premier et principal ouvrage, Le Je et le Tu (Ich und Du) publié à Francfort en 1923. Il n’a jamais écrit directement à propos d’architecture mais ses réflexions générales sur le dialogue et les relations (entre les Hommes, ou entre les Hommes et le monde) trouvent leur pertinence dans le contexte d’une approche participative. Pour Buber, la vie n’apparaît que dans la rencontre de l’Homme avec la nature, avec les autres Hommes ou avec des existences spirituelles. Deux attitudes peuvent caractériser ces rencontres : « je-tu » et « je-cela ». Il n’existe pas de sujet (je) indépendamment des rapports qu’il entretient avec d’autres sujets ou objets (tu/cela). Dans le premier cas, « je-tu », il s’agit d’un dialogue, d’une relation mutuelle, un rapport de sujet à sujet passant par une présence immédiate. Cette rencontre avec l’autre (tu), permet à l’Homme de se réaliser. A l’inverse, « je-cela » ne désigne pas une relation mais une expérience, un rapport plus distant, indirect et superficiel, entre sujet et objet84. Bien que l’on parle de sujet et d’objet, ces deux attitudes sont indépendantes de la qualité de « l’interlocuteur » : il est possible « d’avoir une relation » avec la nature ou de « faire l’expérience » d’un autre être humain. Entre Hommes, les rapports « je-tu » instituent les participants en tant que personnes qui forment une communauté (nous). Les rapports « je-cela » ne créent quant à eux qu’une collectivité réunissant des individus.

Selon Martin Buber, l’art n’est ni une impression objective de la nature, ni l’expression pure de la subjectivité de l’artiste, c’est l’oeuvre et le témoin de la relation entre la « substance humaine » (substantia humana) et la « substance des choses » (substantia rerum) ; cet entre-deux aboutissant à la forme (Gestalt)85. Pour Bohning, cette relation (au sens « je-tu ») qui caractérise l’art, peut être également appliquée à l’architecture. Elle prendrait alors deux sens différents : d’une part la relation directe entre l’Homme et l’architecture (ou l’environnement), de l’autre les relations

84. BUBER, Martin. Ich und Du. Heidelberg : Lambert Schneider, 1974 (1923). Analysé dans :LEROY Catherine-Marie, «Martin Buber, précurseur du personnalisme», Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche, 2005/1 n°1, p67-72

85. BUBER, Martin. Urdistanz und Beziehung. Heidelberg : Lambert Schneider, 1978 (1951). Analysé dans :TESAR Paul, « Buber on Architecture », Architecture, Culture and Spirituality Symposium, 2011BOHNING, Ingo. Autonome Architektur und partizipatorisches Bauen : zwei Architekturkonzepte. Basel, Boston, Stuttgart : Birkhäuser, 1981, p176

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entre les Hommes. Ce deuxième aspect est tout aussi important car l’architecture sert de cadre à ces échanges. De plus, contrairement aux oeuvres d’art, elle est toujours le résultat d’un travail collectif — en particulier lorsqu’elle relève d’une approche participative. Ces deux types de relations, dans lesquelles résiderait l’essence de l’architecture, ne peuvent se limiter à de simples expériences superficielles (« je-cela »). Il s’agit donc d’un dialogue (« je-tu »), entre les Hommes ou avec l’architecture, soit une relation réciproque qui suppose l’implication et la participation des usagers à l’architecture. Dans le cadre d’une démarche participative, l’objectif de l’architecte doit donc être de concevoir des espaces qui favorisent ces interactions : entre les habitants et leur lieu de vie, mais surtout entre les habitants eux-mêmes, afin d’encourager l’émergence d’une communauté.

Le rôle de l’appropriation dans l’organisation sociale — Michel Conan et Ferdinand Tönnies

Il paraît évident que les relations qu’entretiennent les usagers avec leur environnement physique et social sont soutenues par une participation à la conception architecturale de leur cadre de vie. Néanmoins, si ce processus participatif revêt un intérêt propre — il peut notamment contribuer à fonder un groupe —, il ne représente en fait qu’une durée très courte en comparaison de la période durant laquelle les habitants occuperont ensuite les lieux. Le véritable enjeu pour les concepteurs consiste donc à anticiper cette « dernière phase » de la participation, qui se traduit par l’appropriation que se font les habitants de leur environnement. Ces conduites appropriatives rassemblent des actions qui peuvent sembler banales, mais qui possèdent en réalité un rôle symbolique fort dans la société. Pour mieux comprendre la véritable portée de ces comportements, on s’appuiera sur les thèses de Tönnies et l’interprétation qu’en dégage Michel Conan quant à leur application dans le domaine architectural.

Ferdinand Tönnies (1855-1936) est un philosophe et sociologue allemand, pionnier des sciences humaines, et l’un des pères fondateurs, aux côtés d’Emile Durkheim, Georg Simmel ou Max Weber, de la sociologie européenne. Il publie en 1887 son ouvrage le plus célèbre : Communauté et Société (Gemeinschaft und Gesellschaft), où il analyse, au moyen

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de cette distinction, la société moderne naissante. La Communauté se caractérise par la proximité spatiale et affective des individus qui la composent. Les rapports humains y sont authentiques et essentiels : chacun est reconnu et considéré pour ce qu’il est. Les membres sont solidaires et partagent un sentiment d’appartenance commune ; le tout prime sur l’individu. La Société, en revanche, est le lieu d’un individualisme débridé : les Hommes, isolés et séparés les uns des autres, sont mis en concurrence. C’est l’intérêt personnel qui dicte à chacun sa conduite : autrui n’est plus perçu que par son rôle social, sa fonction. Les relations sont ainsi dépersonnalisées.

Toutefois, Michel Conan — s’appuyant là sur l’interprétation de Johan Asplund86 — prend le parti de ne pas voir la Société et la Communauté comme deux entités concrètes, ce qui reviendrait à considérer la distinction de Tönnies comme une évocation nostalgique de la communauté traditionnelle dont il regrettait la disparition. A l’inverse, Conan considère ces deux concepts — qu’il traduit plutôt par « Communauté humaine » et « Société contractuelle » — comme des constructions théoriques. Ce serait ainsi deux aspects différents d’une même organisation sociale. Dès lors, la distinction de Tönnies retrouve une certaine pertinence à l’époque contemporaine.

Ces deux composantes sociales se caractérisent par des principes de fonctionnement différents : la Société contractuelle est mue par une logique instrumentale, alors que la Collectivité humaine se fonde sur une logique existentielle. Les rapports qu’entretiennent mutuellement les deux entités varient également. Ainsi, de la Société contractuelle à la Collectivité humaine s’exerce une logique de pouvoir, alors que les transferts de la Collectivité humaine vers la Société contractuelle s’inscrivent dans une logique d’appropriation87. C’est l’ensemble des conditions de possibilité de ces rapports qui caractérise une organisation sociale.

Dans cette dialectique, l’architecture est définie par Conan comme un « vecteur de mise aux normes des Collectivités humaines par la Société contractuelle »88. C’est un moyen pour la Société contractuelle d’imposer son pouvoir en influençant la manière dont vivent les individus. Tout nouveau projet consisterait ainsi en une « tentative de réification de la Collectivité humaine par la Société contractuelle »89 : un figement dans une structure physique des relations entre les membres de la Communauté,

86. Johan Asplund (1937-) est un sociologue suédois. Il a notamment publié, en 1991, un essai à propos des notions de Communauté et Société développées par Tönnies.

87. CONAN, Michel. L’invention des lieux. Saint-Maximin : Théétète,1997, p175

88. Ibid., p149

89. Ibid., p197

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afin de pouvoir mieux les contrôler. Ce processus menace la créativité de la Collectivité humaine, qui n’a d’autre choix que d’entrer en « rébellion » : s’approprier — c’est-à-dire faire sien — le projet architectural, et le détourner de ses objectifs initiaux. L’appropriation désigne à la fois une production de sens de la part de la Collectivité humaine et une interprétation symbolique de ces messages par la Société contractuelle. Tout comme la logique de pouvoir peut prendre des formes différentes, plus ou moins directes (de la discipline à la violence), la logique d’appropriation recouvre également des pratiques très variées, allant du jardinage ou de la transformation du logement jusqu’à des comportements marginaux ou jugés comme déviants.

L’action de la Société contractuelle réduit progressivement les individus à leur utilité instrumentale : ils sont ainsi dépersonnalisés, impuissants. Par ses instruments de rationalisation, la Société contractuelle — qui ne peut exister sans la Collectivité humaine — tend donc paradoxalement à détruire ses propres ressources sociales. Afin de contrer cette tendance, il faut trouver des moyens de soutenir le développement personnel des individus : les rendre à nouveau capables de donner du sens à leur action. Dans le domaine architectural, cet acte de résistance se traduit par la conception de structures ouvertes à divers types d’appropriation. En effet, si la participation en phase de conception ou les comportements appropriatifs viennent à être reconnus officiellement par la Société contractuelle, ces pratiques perdront nécessairement de leur sens : elles seront perverties par l’organisation rationnelle de la Société contractuelle et ne permettront plus d’affirmer la créativité de la Collectivité humaine. Ses membres seront alors condamnés à trouver de nouvelles formes d’appropriation. La véritable participation des individus à leur milieu de vie s’inscrit donc inévitablement dans le rapport de force qu’entretiennent Collectivité humaine et Société contractuelle : elle ne saurait être totalement consensuelle. En revanche, ces pratiques peuvent être assimilées à une forme de contre-pouvoir, qui permet de rééquilibrer l’organisation sociale.

Société contractuelleLogique instrumentale

Logique de pouvoir

Logique d’appropriation

Collectivité humaineLogique existentielle

ILL 6. Fonctionnement de l’organisation sociale.

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C. Les atouts et les limites de la participation en architecture

1. Les avantages de la participation

De manière évidente, l’architecture participative semble permettre de mieux prendre en compte les besoins des utilisateurs : « les usagers savent mieux que personne ce dont ils ont besoin »90. C’est particulièrement vrai lorsque les participants ne sont pas uniquement consultés sur des propositions que leur soumettrait l’architecte, mais quand ils prennent part eux-même à la conception. Christopher Alexander précise à ce sujet : « lorsqu’un individu conçoit le plan de son bureau, il intègre [des] besoins supplémentaires et subtils, d’autant plus naturellement qu’il les ressent. Mais lorsqu’il doit les expliquer à un architecte, les seuls besoins transmissibles sont ceux qu’il peut exprimer avec ses mots »91. La participation permet donc de prendre en compte des attentes qui ne sont pas nécessairement formalisées par les usagers, voire dont ils ne sont pas toujours conscients.

Si la participation en architecture est utile pour mettre au point des projets pertinents par rapport aux attentes des futurs utilisateurs, le processus participatif en soi présente également des intérêts multiples pour les usagers qui ont l’occasion d’y prendre part. Une approche participative de l’architecture, c’est avant tout agir ensemble, dialoguer, échanger, et donc donner du sens à l’action collective. Impliquer des individus dans une démarche participative leur permet ainsi de se constituer en tant que groupe, de développer des liens affectifs et de s’engager dans un projet commun. Ils peuvent alors jouer un rôle actif sur leur environnement, ce qui est décrit par Alexander comme un besoin humain fondamental. Ce dernier souligne d’ailleurs qu’à « chaque fois que des Hommes ont la possibilité de modifier leur cadre de vie, ils le font »92. Les individus peuvent ainsi s’identifier à l’environnement où ils vivent et travaillent. Ils éprouvent alors « un certain sentiment de propriété, de territorialité ». Même si ce ne sont pas de véritables propriétaires, les habitants qui ont la possibilité d’agir sur leur cadre de vie ou les utilisateurs qui animent les espaces publics en deviennent les véritables possesseurs : ils se les approprient.

90. ALEXANDER, Christopher. Une expérience d’urbanisme démocratique : l’université d’Oregon. Paris : Seuil, 1976, p46

91. Ibid., p50

92. Ibid., p47 — pour l’ensemble du paragraphe

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Michel Conan dresse un constat similaire lorsqu’il présente une analyse de Tom Woolley93 sur la participation d’habitants « coopérateurs » à la conception de leur logement : « la satisfaction des habitants, vis-à-vis de l’habitat ainsi conçu, n’était pas déterminée par l’expression initiale de leurs demandes. L’intensité de leur satisfaction dépendait surtout de la confiance qu’ils avaient éprouvée dans leur propre capacité à infléchir le cours de la conception »94. Autrement dit, ce que les habitants retirent de la démarche participative, ce n’est pas tant un moyen de réaliser à tout prix leurs attentes initiales — elles évoluent toujours au cours des échanges avec les autres participants —, mais bien plus la possibilité d’influencer la conception, en somme d’exercer un certain pouvoir sur leur cadre de vie.

Enfin, si un processus participatif présente en soi de nombreux intérêts pour les personnes qui y prennent part, il constitue surtout une première étape, qui permettra ensuite la mise en oeuvre d’un nouveau projet de vie. Concevoir et réaliser un bâtiment peut relever d’une co-production, mais cette construction matérielle ne doit pas être vue comme une fin en soi. Il s’agit plutôt d’un catalyseur de la formation du groupe, la véritable production étant celle des « habitudes de vie en commun »95. Cette « co-production de la vie quotidienne »96 s’inscrit alors dans la durée. Il s’agit par exemple de la gestion collective d’un immeuble ou d’un quartier résidentiel, impliquant les habitants, les fournisseurs, le bailleur, les autorités locales, etc. Au-delà des règles de vie communes qui peuvent être ainsi instaurées, l’enjeu pour le groupe de participants est avant tout de créer une vie collective et une solidarité dans le quartier, qui soutiendra chacun dans son développement personnel.

2. Les conditions nécessaires à la réalisation d’une vision participative

Les architectes fonctionnalistes ont cherché à « construire une unité de la vie et de la forme »97, à déterminer en somme une architecture qui réponde parfaitement aux besoins (simplifiés) de la vie. Cependant, il s’agit là d’une réflexion menée exclusivement par le concepteur. L’architecture participative vise quant à elle à prendre en compte les usagers dans leur diversité. Chaque individu doit donc être associé à la résolution

93. Tom Woolley est un architecte britannique,

ancien professeur à l’Université de Queens

(Belfast). Il a publié plusieurs ouvrages sur les thèmes de

l’architecture écologique et de la participation des usagers à la conception

architecturale.

94. CONAN, Michel. L’invention des lieux. Saint-

Maximin : Théétète,1997, p102

95. Ibid., p103

96. Ibid., p102

97. BOHNING, Ingo. Autonome Architektur und partizipatorisches Bauen : zwei Architekturkonzepte. Basel, Boston, Stuttgart :

Birkhäuser, 1981, p189 — traduction personnelle

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de cette problématique, et c’est par les interactions entre ces individus que se constituent les environnements sociaux et spatiaux qu’ils vont habiter. Pour qu’un tel modèle puisse se réaliser, il faut toutefois que les participants soient ce que Bohning nomme des « Hommes émancipés » : ils doivent être conscients de leur identité et répondre de leur de vie de manière autonome, pour pouvoir devenir ensuite les acteurs d’un processus participatif.

Cela n’a pourtant rien d’évident. En effet, les individus sont généralement pris dans un système de dépendances inhérent à la société dans laquelle ils vivent (en raison des inégalités sociales ou légales, de l’organisation du travail, du fonctionnement de l’administration ou encore de la société de consommation). Tous ces facteurs constituent une forme de violence envers les Hommes, qui n’est pas forcément visible. La société — et l’enseignement — produisent ainsi « des individus névrosés, tenus par les contraintes, de l’extérieur comme de l’intérieur »98. Ils ne sont pas libres car ils subissent leur environnement social et spatial ; ils n’ont pas pris conscience de leur capacité à agir dessus. Ingo Bohning distingue plusieurs types de dépendances (et donc d’émancipations possibles). Elles peuvent se situer dans les domaines juridiques, économiques ou culturels, et relèvent respectivement du niveau de démocratie de l’Etat, de la structure sociale de l’économie et de la liberté de la vie intellectuelle.

Sur tous ces aspects, l’architecte ne peut avoir néanmoins qu’une influence limitée. C’est pourquoi le modèle participatif n’est en réalité qu’une vision idéale, qui n’a toujours été que partiellement réalisée jusqu’à présent99. Pour accomplir pleinement un processus participatif, il faudrait que les individus concernés soient parfaitement libres, exempts de toute dépendance. Toutefois, l’architecture participative ne doit pas être réduite à un projet illusoire, mais considérée comme un idéal à approcher pour améliorer la société actuelle. Son objectif ne peut pas être réalisé de manière radicale — une autodétermination absolue des Hommes n’est pas atteignable — mais elle permet de donner une perspective, un sens aux actions du moment. Il s’agit de participer, par l’architecture, à l’émancipation progressive des individus, ce qui finira nécessairement par affecter la société de manière plus générale. Pour Bohning, la « croyance optimiste dans cette évolution » est à la base de toute démarche participative.

98. Ibid., p190 — traduction personnelle

99. Ibid., p191

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III. Des pratiques participatives dans les années 1960-70 : études de cas

A. Encourager l’émancipation de l’individu : la participation en art

La pensée participative en architecture se fonde sur l’Homme et non sur la discipline architecturale. Afin d’en saisir tous les aspects, il est ainsi nécessaire d’aborder d’autres domaines, qui alimentent la pratique des architectes. Parmi eux, l’art contemporain revêt un intérêt particulier : en effet, il a toujours entretenu des relations étroites avec l’architecture, et pose également la question de la participation des visiteurs aux oeuvres qui sont exposées. On développera ici les travaux de trois artistes qui se sont emparés de cette thématique à partir des années 1960 : Franz Erhard Walther, EIAG et Joseph Beuys. La nouvelle approche qu’ils développent, les amène à repenser fondamentalement le rôle du public et la définition même de l’oeuvre d’art. Ces évolutions majeures de l’art contemporain auront très probablement influencé les architectes qui initient, quelques années plus tard, les premiers processus participatifs. Par ailleurs, ces artistes cherchent généralement à provoquer chez le visiteur une prise de conscience de son corps et de son environnement. En le libérant de ses comportements contraints, ils contribuent ainsi à son émancipation ; ce qui constitue précisément l’une des conditions nécessaires pour pouvoir devenir pleinement acteur d’un processus participatif, dans le domaine architectural.

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1. Franz Erhard Walther

Premières oeuvres

Franz Erhard Walther (1939-) est un artiste allemand, considéré comme un des précurseurs de « l’art participatif » (ou « esthétique relationnelle »100) : un art se définissant comme le partage d’une expérience, permettant de créer des liens entre les spectateurs. Etudiant en art à Offenbach, Francfort puis Düsseldorf, Walther se préoccupe très tôt de la participation du spectateur à l’oeuvre. Il s’intéresse notamment aux travaux de peintres expressionnistes abstraits, tels que Jackson Pollock ou Willem De Kooning. Ce n’est pas tant l’idée du geste — action painting — qui l’attire, mais plutôt l’absence de forme reconnaissable sur la toile. Le spectateur doit essayer de reconstituer la forme : il devient donc actif, et partie prenante du processus de création artistique. Franz Erhard Walther explore cette question de la participation dès ses premiers travaux. Ce sont tout d’abord des installations ou des sculptures qui suscitent l’imagination des visiteurs : l’artiste met en place, par exemple, deux bocaux de pigments — bleu et jaune —, laissant le spectateur construire mentalement son propre tableau. Une autre oeuvre consiste en une longue corde enroulée, représentant la multitude des formes qu’elle pourrait générer, telle une sculpture linéaire potentielle. Ces pièces ne sont pas exclusivement exposées dans des galeries d’art, mais également présentées lors de réunions privées. Dans ce cadre moins contraint, des performances sont organisées, où ces objets sont véritablement « utilisés », manipulés. La participation des spectateurs devient dès lors concrète, et ne se limite plus au champ de l’imagination. Walther expérimente par ailleurs les relations entre l’oeuvre et le corps : il conçoit notamment deux petites sculptures parallélépipédiques destinées à être prises en main par les visiteurs. Dans cette situation, l’oeuvre, d’une part, acquiert un statut différent de celui de la sculpture traditionnelle, posée au sol et immobile : elle est désormais accessible et désacralisée. D’autre part, la main — ou, plus généralement, le corps — devient le socle de ces sculptures. Il est donc, de fait, associé au processus artistique.

100. BOURRIAUD, Nicolas. Esthétique relationnelle. Paris : Les presses du réel, 1998.L’auteur analyse dans cet ouvrage les pratiques artistiques contemporaines qui prennent pour point de départ théorique et/ou pratique le domaine des rapports humains.

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ILL 9. WALTHER, Franz Erhard. 100m Linie, 1963

ILL 8. WALTHER, Franz Erhard. « Sculptures

manipulables »

ILL 7. WALTHER, Franz Erhard. Gelb und Blau,

1963

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1. Werksatz (1963-69)

Tous ces travaux précèdent, et préparent, un ensemble de 58 pièces réalisé par Franz Erhard Walther à partir de 1963, et nommé 1. Werksatz (ou First Work Set). C’est cette collection qui l’a véritablement fait connaître dans le monde de l’art, mais il s’agit surtout de ses premières « oeuvres activées » : un concept développé par Walther selon lequel les objets fabriqués par l’artiste ne deviennent véritablement oeuvres d’art que lorsqu’ils sont manipulés par les spectateurs. Afin d’expliciter cette idée, on décrira plus en détail plusieurs oeuvres issues de ce 1. Werksatz. Le premier exemple consiste en une sorte de coussin carré, posé au sol. Cette sculpture étrange devient un socle lorsqu’un spectateur vient à marcher dessus, ce dernier pouvant être considéré alors comme la véritable sculpture (vivante). Ainsi, dans les travaux de Franz Erhard Walther, la sculpture fonctionne comme un corps, et le corps comme une sculpture. Cela interroge donc la définition même de l’oeuvre d’art : en quoi consiste-t-elle ? s’agit-il des objets exposés ? du corps des spectateurs ? du temps de l’action ou de l’espace qui la contient ?

D’autres pièces impliquent l’action conjointe de plusieurs participants. Il s’agit par exemple d’une longue bande de tissu formant une boucle, et reliant la tête de deux personnes, placées en vis-à-vis. Chacun des deux participants doit utiliser le poids de son corps pour tendre le tissu et voir celui qui lui fait face. Au-delà de la simple interaction entre un corps et un objet, l’oeuvre naît ici des relations — et des tensions — entre plusieurs corps agissants. Les objets fabriqués par l’artiste ne sont donc qu’une sorte de catalyseur rendant possible cette expérience. Parmi les autres oeuvres du 1. Werksatz, on trouve un grand « socle » en toile, devant être maintenu par quatre personnes debout, des bandes de tissu reliant les participants selon diverses combinaisons, ou encore de grands « sacs » faisant totalement disparaître le corps des activateurs, créant ainsi de grandes sculptures abstraites.

Au cours des années suivantes, Walther développe d’autres oeuvres similaires, lesquelles sont parfois présentées dans divers lieux publics. Dans la réflexion menée par l’artiste, les échanges entre les participants tendent alors à prendre une importance grandissante. C’est en cela qu’il anticipe ce que Bourriaud appellera « l’esthétique relationnelle ». En 1967 — toujours dans le cadre du 1. Werksatz — Walther réalise ainsi une

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ILL 11. WALTHER, Franz Erhard. 1. Werksatz, Element #46, 1968

ILL 12. WALTHER, Franz Erhard. 1. Werksatz,

Element #32, 1963-1969

ILL 10. WALTHER, Franz Erhard. 1. Werksatz,

Element #2, 1964

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oeuvre dans laquelle neuf personnes sont reliées à la taille de manière assez rapprochée, par une bande de tissu. L’objectif étant de marcher ensemble, ces participants doivent coordonner leurs mouvements et trouver un rythme commun. Une autre pièce consiste en un simple morceau de tissu rectangulaire, posé au sol. Ce faisant, il délimite un espace sur lequel peuvent s’asseoir des personnes, susceptibles alors d’entrer en communication. Dans ces réalisations un peu plus tardives, l’oeuvre s’éloigne de toute considération plastique, mais réside plutôt dans les échanges et les interactions entre les participants.

Franz Erhard Walther émigre aux Etats-Unis à la fin des années 1960, où il prendra part à l’exposition « Spaces », organisée par le Museum of Modern Art de New-York en 1969101. Il y présente quelques unes des pièces du 1. Werksatz, obtenant alors une reconnaissance internationale de son travail.

Vers une nouvelle définition de l’oeuvre d’art

Dans les lieux où elles sont exposées, les oeuvres de Walther ne sont pas activées en permanence. Ce n’est qu’à certaines occasions, et généralement en présence de l’artiste, que ces objets sont manipulés. Ce dernier oriente les participants et suggère certaines positions du corps, afin de montrer les différentes potentialités « d’utilisation » de l’oeuvre. Ces indications ne sont cependant pas strictes et exhaustives. En effet, ces performances doivent être comprises comme la démonstration d’usage d’un objet, que chacun pourrait ensuite librement s’approprier, plutôt que comme un jeu d’acteur. Les personnes qui participent à l’activation des oeuvres ne sont d’ailleurs que de simples visiteurs, n’ayant aucun de statut particulier.

Comme on l’a évoqué précédemment, les travaux initiés par Franz Erhard Walther avec le 1. Werksatz impliquent une nouvelle définition de l’oeuvre d’art : il ne s’agit plus d’un simple objet fabriqué par l’artiste, mais des interactions entre cet artefact et le corps des visiteurs qui tentent de se l’approprier. En somme, l’objet exposé n’est plus qu’un élément qui permet à l’oeuvre d’advenir. Celle-ci participe plutôt des qualités plastiques que révèlent les positions et les gestes, chaque fois singuliers, des participants. De ce fait, le statut du spectateur s’en trouve lui aussi

101. « Spaces Exhibition », exposition au Museum of Modern Art, New-York. 30/12/1969-01/03/1970. L’exposition regroupe les travaux des artistes Michael Asher, Larry Bell, Dan Flavin, Robert Morris, Franz Erhard Walther et du groupe « Pulsa ».

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modifié : associé à la définition même de l’oeuvre, il y est physiquement et sensiblement engagé, et ne peut en aucun cas se limiter à sa qualité de regardeur : il passe donc d’une attitude contemplative à une attitude participative.

Les oeuvres de Walther sont conçues pour être présentées sous trois formes différentes : lorsqu’elles sont activées, lorsque les objets sont simplement exposés, sans participation du public, et lorsqu’elles sont « stockées », c’est-à-dire visibles mais pliées et rangées dans de grandes étagères. Montrer ces pièces « en stockage » correspond à l’intention de l’artiste de faire voir l’état le plus courant de l’oeuvre en dehors des expositions. Quand un objet est présenté sans être activé, voire stocké, la participation du spectateur passe par le champ de l’imagination : ce dernier doit essayer de déterminer les utilisations possibles des pièces qui lui sont présentées. Même lorsque les oeuvres sont en stockage, Walther dispose les objets exposés de telle manière que leur forme puisse toujours être devinée, et ainsi attirer l’attention du spectateur. Par ailleurs, l’artiste produit un grand nombre de dessins qui accompagnent chacune de ses réalisations : cela va des esquisses préparatoires aux croquis qui rendent compte de l’usage effectif des pièces par les spectateurs. Avec d’autres média comme la photographie, ces dessins contribuent à enregistrer les expériences singulières que constitue l’activation des oeuvres.

Outre la réflexion sur ces modalités d’exposition, les travaux de Franz Erhard Walther se distinguent également par l’importance donnée à la matérialité. Les objets conçus par l’artiste étant destinés à être manipulés,

ILL 13. WALTHER, Franz Erhard. 1. Werksatz,

« oeuvres stockées », 1963-1969

102. « Franz Erhard Walther, de l’origine de la sculpture, 1958-2009 »,

exposition au Musée d’Art Moderne et COntemporain,

Genève. 17/02/2010-02/05/2010.

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le matériau retenu influence directement l’expérience sensible qu’ils pourront produire chez le spectateur. Par ailleurs, ce choix conditionne de manière évidente les différentes actions possibles sur l’objet (déplacement, déformation, etc.). Ainsi, pour une grande partie de ses oeuvres, Walther recourt au tissu : il s’agit d’une matière malléable, qui a certes une forme prédéfinie, mais qui peut également être façonnée par l’opérateur (pliage, dépliage, étirement, habillage de la personne). Ce matériau facilite donc l’appropriation physique de l’oeuvre par les spectateurs. Par sa capacité à retrouver sa configuration d’origine, il permet également selon l’artiste un « retour au point de départ, où rien n’a de forme et où tout recommence à se former »102. Autrement dit, l’expérience de l’activation procure à chaque fois au spectateur « l’impression d’expérimenter l’origine de la sculpture, d’éprouver le processus même d’apparition d’une forme »103.

Les découpes des pièces de tissu proposées par Walther se limitent en général à des formes géométriquement simples (rectangles, carrés, cercles). Cela laisse souvent aux spectateurs une plus grande liberté d’usage. De plus, c’est lorsque ces objets sont manipulés par des opérateurs — lorsque l’oeuvre se réalise pleinement, donc — qu’ils acquièrent véritablement une forme complexe et révèlent toutes leurs qualités plastiques. Enfin, on peut remarquer que les figures choisies par l’artiste évitent toute référence trop directe aux objets de la vie quotidienne. Il s’agit en effet de pousser les participants à trouver des formes d’interaction nouvelles avec leur environnement physique, et donc à dépasser les comportements habituels.

Expérience et prise de conscience

Walther définit l’expérience qu’il cherche à produire chez les spectateurs comme « la compréhension des possibilités fondamentales qui sont incluses dans l’objet, et naturellement la compréhension des conditions individuelles qui impliquent chaque personne dans le processus d’utilisation de l’objet »104. Autrement dit, l’objectif central de l’artiste est de faire prendre conscience aux participants des possibilités et des limites de leur propre corps, de ce qu’ils peuvent sentir, de ce qu’ils peuvent faire, et de la manière dont ils peuvent interagir avec les objets qui leur sont présentés. L’oeuvre d’art devient ainsi une sorte de processus d’apprentissage : avant de pouvoir pleinement « utiliser » les

103. Ibid.

104. THOMAS, Karin. Kunst Praxis Heute. Eine Dokumentation der aktuellen Ästhetik. Köln : Dumont Reise Vlg Gmbh + C, 1972, p126 — traduction personnelle

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pièces conçues par l’artiste, les opérateurs doivent préalablement en saisir les caractéristiques et les conditions d’utilisation, mais également appréhender leurs propres conditions d’action. Ces expériences auxquelles il invite le spectateur, Walther les décrit presque comme un travail, les objets fabriqués par l’artiste devenant des « instruments » devant être employés « productivement »105. Ce que l’on pourrait donc assimiler à un « travail sur soi » doit permettre aux spectateurs de s’affranchir des comportements normés du quotidien, par lesquels on agit sans même y prêter attention. L’artiste précise d’ailleurs que la capacité de manipulation des utilisateurs augmente avec leur propension à penser leurs actions comme quelque chose de fondamentalement différent des gestes de la vie courante. L’oeuvre d’art se caractérise donc par sa fonction émancipatrice : selon Walther, elle permet la « fabrication d’un espace libre pour le développement et la transformation possible des utilisateurs »106. Ces expériences ne constituent toutefois pas une fin en soi. En effet, elles sont appelées à être répétées ultérieurement par les participants, et ce dans d’autres contextes que celui d’une intervention artistique. L’oeuvre n’est là que pour initier un long processus de prise de conscience. De plus, il est important pour l’artiste que ces expériences personnelles puissent être mutuellement échangées et évaluées par les participants : quelles oeuvres ne font que répéter des situations déjà connues ? Lesquelles au contraire permettent des expérimentations nouvelles ? Ce dialogue entre les « utilisateurs » amène alors un second niveau de participation. Pour favoriser ce partage d’expériences, toutes personnelles, et dont il est difficile de rendre compte par le langage « traditionnel », Walther recourt à un système de diagrammes. Il considère ces dessins plus à même de « relier le niveau de l’expérience subjective et celui de la formulation objective »107. Ils permettent également de saisir la manière dont l’utilisation des objets influence le comportement des spectateurs, et finalement la formation d’une pensée.

Une évolution importante dans l’histoire de l’art

Les oeuvres que Franz Erhard Walther conçoit pour le 1. Werksatz constituent une évolution importante dans l’histoire de l’art. En effet, selon la tradition occidentale — inspirée de la philosophie platonicienne — l’art est une affaire de pur et simple regard. Il ne concernerait donc que

105. BOHNING, Ingo. Autonome Architektur und partizipatorisches Bauen : zwei Architekturkonzepte. Basel, Boston, Stuttgart :

Birkhäuser, 1981, p194

106. THOMAS, Karin. Kunst Praxis Heute.

Eine Dokumentation der aktuellen Ästhetik. Köln : Dumont Reise Vlg Gmbh

+ C, 1972, p126 — traduction personnelle

107. Ibid., p127 — traduction personnelle

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le champ optique, le spectateur étant assimilé à « un oeil sans corps ». Dans les travaux de Walther, les corps des spectateurs constituent eux-mêmes une partie de l’oeuvre. Il n’existe donc pas d’observateur objectif et distancié, et la perception visuelle seule ne peut suffire à apprécier l’expérience proposée. C’est au contraire à l’ensemble de leurs cinq sens, et particulièrement au toucher, que les utilisateurs doivent faire appel. Par cette approche sensible de l’art, Walther redonne une valeur particulière au corps du spectateur, élément dont les artistes faisaient généralement abstraction jusqu’alors. Par ailleurs, la participation du public interroge également la temporalité de l’oeuvre. Ces « sculptures vivantes » sont certes éphémères — et « renouvelables » à chaque nouvelle activation —, mais elles s’inscrivent aussi dans un processus où la durée joue un rôle crucial : il s’agit des différentes phases d’apprentissage et d’émancipation que suivent progressivement les utilisateurs, jusqu’à pouvoir tirer pleinement parti des expériences auxquelles ils participent.

Des oeuvres ouvertes

A partir des années 1970, Franz Erhard Walther délaisse les pièces en tissu et utilise des éléments plus solides, formant parfois de petites installations architecturales. Néanmoins, ces oeuvres sont toujours conçues pour êtres activées, abordant notamment le thème du corps dans l’espace. L’artiste reviendra ensuite à une démarche artistique un peu plus traditionnelle avec un ensemble de pièces nommé Wandformationen (1978-1986). Ces oeuvres en relief, accrochées au mur, relèvent cette fois d’une dimension plus visuelle, et questionnent les limites entre peinture et sculpture.

Le travail de Walther, à partir des pièces du 1. Werksatz, a contribué à fonder une nouvelle approche de l’art : celle pour laquelle l’oeuvre est en réalité immatérielle. Il ne s’agit pas d’un objet fabriqué par l’artiste que le public reçoit passivement, mais d’une expérience et d’un apprentissage qu’effectuent les spectateurs à partir d’instruments mis à leur disposition : « l’oeuvre c’est l’utilisation »109. Les objets produits par Walther peuvent ainsi être vus comme des oeuvres potentielles, « destinées à demeurer éternellement disponibles ». Ce sont donc des formes « toujours en train d’être inventées ou réinventées »110, en somme des oeuvres ouvertes, comme les définit Umberto Eco111.

108. « La pittura e cosa mentale » (la peinture est une chose de l’esprit) : DE VINCI, Léonard. Traité de la peinture. 1651

109. THOMAS, Karin. Kunst Praxis Heute. Eine Dokumentation der aktuellen Ästhetik. Köln : Dumont Reise Vlg Gmbh + C, 1972, p127

110. « Franz Erhard Walther, de l’origine de la sculpture, 1958-2009 », exposition au Musée d’Art Moderne et COntemporain, Genève. 17/02/2010-02/05/2010

111. ECO, Umberto. L’oeuvre ouverte. Paris : Seuil, 1965

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2. EIAG

Des oeuvres qui résident dans les rapports entre spectateurs

EIAG est un groupe d’artistes allemands dont la figure principale est Timm Schröder (lequel poursuivra ensuite ses activités artistiques sous le nom de Tim EIAG). Né en 1945 à Hambourg, il étudie la sculpture et la réalisation de décors de théâtre à l’Académie des Beaux-Arts de Vienne. Après avoir travaillé pour l’opéra, il organise en tant qu’artiste indépendant des installations dans des musées112 ou des lieux publics113. Ces interventions répondent toujours à un contexte social précis : elles sont notamment en lien avec les mouvements de contestation étudiants qui s’organisent à cette époque. Dès leurs premiers travaux, les membres du groupe EIAG revendiquent une approche artistique très radicale, où l’oeuvre réside exclusivement dans les interactions entre spectateurs. C’est la raison pour laquelle on détaillera ici quelques unes de leurs réalisations. Ces actions, menées à la fin des années 1960 et au début des années 1970, sont néanmoins restées assez méconnues. Ce n’est qu’avec des œuvres ultérieures que Tim EIAG acquerra une certaine reconnaissance dans le monde de l’art, en particulier à partir des installations qu’il réalisera pour les jeux olympiques de Munich en 1972.

Le sigle « EIAG » est présenté par les artistes comme la fusion de deux syllabes : « EI » renvoyant à la notion d’individu (individuum) et « AG » symbolisant l’action (Handeln). Ils considèrent que l’action (collective) constitue initialement le moteur de l’individu : elle le met en mouvement. En tant qu’individu agissant, il devient ensuite, à son tour, à l’origine de l’action. C’est un cycle que les œuvres d’EIAG cherchent à initier. En effet, après avoir réalisé que les visiteurs fréquentaient les expositions d’art moins pour les objets qui y étaient présentés que pour les occasions d’y faire des rencontres, ces artistes ont pris le parti de ne plus réaliser d’oeuvres matérielles et d’orienter leurs intentions artistiques directement sur les « conditions de communication »114 entre les spectateurs.

Provoquer des contacts sociaux

La première initiative du groupe EIAG à s’inscrire dans cette démarche est une exposition nommée « Getarnte Autos » (voitures camouflées). Organisée simultanément à New-York, Hambourg et Vienne, les visiteurs

112. « Die gestrickte Stadt », exposition au

Folkwang Museum, Essen. 1971

113. Installation sur la Schillerplatz à Vienne, pour l’ouverture des Festwochen

en 1969

114. THOMAS, Karin. Kunst Praxis Heute.

Eine Dokumentation der aktuellen Ästhetik. Köln :

Dumont Reise Vlg Gmbh + C, 1972, p129

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y sont conviés par des invitations personnelles. Les artistes n’étant pas présents lors de l’ouverture, les spectateurs se retrouvent seuls dans des galeries totalement vides : aucune voiture, ni aucun autre objet n’y est exposé. L’objectif de EIAG est de leur faire prendre conscience — après une première « phase d’irritation » — qu’ils sont en réalité eux-même les « voitures camouflées » qu’ils cherchaient : ils étaient donc venus pour se rencontrer. Cette intervention un peu provocatrice montre clairement la rupture qui s’opère entre les pratiques artistiques traditionnelles — où il s’agit de produire, puis de montrer un objet — et celles d’artistes comme EIAG, dont l’unique visée est de « déclencher des processus de communication conscients »115 chez les spectateurs. En ce sens, leurs actions sont plus radicales encore que celles de Franz Erhard Walther. En effet, bien que la participation du public constitue l’élément central de ses travaux, il y a toujours chez Walther une production d’objets qui permettent à l’oeuvre d’advenir. C’est un présupposé dont s’affranchit EIAG : les spectateurs ne sont plus de simples participants mais ils constituent eux-même — avec leurs comportements, leurs relations — l’œuvre d’art.

Favoriser l’auto-apprentissage

Dans les interventions d’EIAG, l’artiste se met en retrait : il ne maîtrise plus totalement l’oeuvre. Contrairement à Franz Erhard Walther qui demande aux participants d’observer des consignes précises pour réaliser ses activations, les membres d’EIAG n’agissent que de manière très parcimonieuse. Pas d’instructions claires à suivre pour le public : toute forme de dirigisme doit être évitée. Alors qu’ils organisaient une performance à Vienne, emballant l’espace d’exposition de film plastique, les artistes tendent directement un rouleau aux visiteurs qui les interrogent, leur proposant tacitement de les imiter. Plutôt que de leur fournir des explications, ils impliquent ainsi immédiatement les spectateurs dans l’action — et donc dans l’oeuvre. Dans cette situation, les participants comprennent naturellement quel est leur rôle et les actions qu’ils sont en droit d’effectuer. Ils peuvent ensuite transmettre l’information aux nouveaux arrivants, sans que les artistes n’aient à intervenir. Ce sont de telles situations « d’auto-apprentissage » que cherchent à créer les membres d’EIAG, afin de stimuler la communication entre les visiteurs.

115. Ibid., p129 — traduction personnelle

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Se libérer des comportements contraints

Une expérience émancipatrice

Si l’objectif d’artistes tel que EIAG est de pousser les visiteurs de ses expositions à entrer en communication les uns avec les autres, il ne s’agit toutefois pas de répéter les discussions banales de la vie quotidienne. C’est au contraire une expérience nouvelle à laquelle doivent être confrontés les participants. Ainsi dans ses Sinnesräume (espaces des sens), EIAG plonge les visiteurs dans une parfaite obscurité. Pour pouvoir se diriger, ces derniers doivent donc faire appel à des sens autres que la vue, et généralement moins utilisés, tels que l’ouïe ou le toucher. Face à cette situation inhabituelle, les individus présents sont naturellement plus attentifs à leur environnement. L’obscurité peut éveiller certaines peurs, mais elle incite également à s’affranchir des « comportements contraints ». Ceux-ci naissent de la routine — des gestes que l’on effectue machinalement, sans plus y prêter d’attention — ou peuvent être dictés par les conventions sociales — des codes à respecter en fonction du contexte (ici, la visite d’une exposition). Comme pour les oeuvres du 1. Werksatz de Walther, il s’agit donc, par des expériences sensibles directes, de rendre les participants véritablement conscients de leur corps et de leurs actions. On retrouve ici également la notion « d’auto-apprentissage » évoquée précédemment. En effet, après un certain temps d’adaptation, les visiteurs surmontent leurs angoisses et s’habituent progressivement à évoluer dans le noir.

Les actions organisées par EIAG se caractérisent généralement par des conditions d’expérience relativement simples. Un élément isolé — le film plastique, l’obscurité — constitue le point de départ d’une situation d’apprentissage, qui favorisera ensuite la communication entre les visiteurs. Pour une plus grande efficacité, il est préférable d’éviter tout autre élément qui pourrait venir perturber l’expérience. C’est ainsi en focalisant l’attention des participants sur un paramètre donné que les artistes tentent d’orienter leurs actions, et finalement de les amener à s’émanciper de leurs comportements contraints.

Susciter les échanges entre les participants

Outre l’expérience sensible qu’elle constitue, la traversée de l’espace sombre que propose EIAG aux visiteurs, favorise ensuite la

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communication entre les participants : ils peuvent en effet comparer leurs comportements respectifs, les limites physiques qu’ils ont expérimentées et les sensations éprouvées dans l’obscurité. Cet échange d’expérience constitue un second niveau de participation dans l’oeuvre et motive les visiteurs à retourner dans l’espace sombre, qu’ils appréhendent alors avec une attention nouvelle. L’obscurité dans laquelle ils sont plongés correspondant par ailleurs une situation peu fréquente dans la vie quotidienne, il est difficile d’en rendre compte à partir des notions traditionnelles du langage. Paradoxalement, cette impossibilité à exprimer l’expérience vécue de manière simple intensifie les échanges entre les participants, qui doivent ainsi trouver des concepts ou des stratégies originales pour pouvoir partager leurs sensations.

De plus, chez EIAG comme chez Franz Erhard Walther, la visée finale de l’artiste se situe en réalité bien au-delà de la seule expérience proposée aux visiteurs de l’exposition. En effet, le processus de prise de conscience qui est engagé dans les Sinnesräume, se veut ensuite transposable à la vie de tous les jours : la découverte par chacun de ses propres possibilités d’expérience sensible l’amènera dès lors à considérer d’une manière nouvelle les gestes du quotidien.

En définitive, on peut donc distinguer ici trois étapes dans la participation du public. Tout d’abord, la réalisation d’une expérience sensible dans l’espace sombre, permettant une prise de conscience des capacités physiques de chacun et une libération des comportements contraints. Dans un second temps, des échanges entre les participants, auxquels l’expérience proposée sert de support. Enfin, la transposition de cette expérience à la vie quotidienne, prolongeant ainsi le processus d’émancipation initié par les artistes. Celui-ci peut en outre être compris de deux manières distinctes : d’une part une prise de conscience des rapports physiques que chacun entretient avec son environnement, de l’autre une prise de conscience des rapports sociaux que l’on tisse avec son entourage.

Une pratique esthétique

Face à la position radicale d’EIAG, qui s’affranchit de tout objet présenté aux spectateurs, on peut naturellement se demander si ces

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actions relèvent toujours du domaine de l’art, ou s’il faut plutôt y voir une simple « didactique de la prise de conscience »116. Les concepteurs revendiquent cependant une véritable pratique esthétique à l’origine de leurs interventions. C’est précisément pour s’approcher de cette esthétique, qu’ils définissent comme un « regard libre, sans distance, entre l’objet et le sujet qui en fait l’expérience »117, que les membres d’EIAG ont abandonné l’exposition d’objets — laquelle instaure nécessairement une distance avec le spectateur. A l’inverse, lorsque la nature de l’oeuvre réside dans les interactions entre les visiteurs et leur environnement — physique ou social —, on supprime toute distance entre le sujet et les objets perçus — l’espace d’exposition, les autres visiteurs —, qui ne sont pas mis en scène comme une oeuvre d’art.

Si on peut concevoir que les actions d’EIAG s’inscrivent dans une pratique esthétique, elles se caractérisent cependant par l’absence d’un message esthétique unique qui serait fixé par l’artiste et transmis au spectateur. C’est notamment ce qui les distingue des travaux de Franz Erhard Walther. Dans les deux cas, l’oeuvre provient des expériences et des comportements des participants. Toutefois, chez EIAG, ces derniers ne sont pas précisément guidés dans leurs actions, produisant ainsi à chaque fois une oeuvre différente et imprévisible. On peut donc considérer qu’ils exercent eux-même une activité créative.

116.THOMAS, Karin. Kunst Praxis Heute.

Eine Dokumentation der aktuellen Ästhetik. Köln : Dumont Reise Vlg Gmbh

+ C, 1972, p131 — traduction personnelle

117. Ibid., p131 — traduction personnelle

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3. Joseph Beuys

Présentation

Joseph Beuys (1921-1986) est un des artistes majeurs de la seconde moitié du XXe siècle. Sculpteur de formation, il réalise très vite de nombreuses performances et installations où il développe progressivement un vocabulaire personnel, associant certains objets ou matériaux à des concepts abstraits. L’oeuvre de Beuys se caractérise par l’ambition qu’elle porte d’un art total et universel, ce que l’artiste définit comme une « sculpture sociale ». Profondément engagé sur des problématiques sociales, politiques ou philosophiques, il cherche également à impliquer le public dans sa démarche.

Originaire de Krefeld en Allemagne, Joseph Beuys se prédestine d’abord à une carrière scientifique, avant d’être enrôlé dans la Luftwaffe pendant la Seconde Guerre Mondiale. De retour, après avoir été blessé sur le front russe, il étudie la sculpture classique à l’Académie d’Art de Düsseldorf. Sa participation au conflit l’affecte profondément, marquant d’ailleurs le début d’une mythologie qu’il construit autour de son propre personnage. Il prétend en effet avoir été recueilli par des nomades tatares après que son avion fut abattu en Crimée. Nourri avec du miel, il serait revenu à la vie recouvert de graisse et enroulé dans des couvertures de feutre118. Ces éléments, qui lui auraient permis de survivre, occuperont une place centrale dans sa production artistique. Au sortir de la guerre, Beuys réalise de nombreuses aquarelles, représentant diverses figures animales. Il compose ensuite ses premiers assemblages de matériaux pauvres, dont il oppose les formes et les textures. Avec la désinvolture du mouvement Dada, mais également en lien avec l’Arte Povera, l’artiste « expérimente ainsi les inductions symboliques »119 qu’il systématisera dans ses oeuvres ultérieures. Jusqu’au début des années 1950, Beuys affirme effectuer un travail d’identification : « identification de sa propre volonté d’expression, de ses thèmes spontanés, de son héritage culturel »120. Cependant, cette phase introspective n’a pour but ultime que de remettre en cause ces paramètres identitaires dans un « renversement des identifications ». Ce processus confère à l’artiste une position friable, exempte de tout conditionnement et certitude qui l’empêcheraient d’appréhender la réalité dans son ensemble.

118. VANEL, Hervé. « Joseph Beuys, en quête d’une sculpture sociale », Encyclopedia Universalis

119. LAMARCHE-VADEL, Bernard. Joseph Beuys : is it about a bicycle ? Paris : Marval, 1985, p30

120. Ibid., p29

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Au cours des années 1960, Joseph Beuys devient un proche du groupe Fluxus, un ensemble de jeunes artistes parmi lesquels figurent George Maciunas, Nam June Paik ou encore Yoko Ono. Sans manifeste ni ligne théorique générale, il ne s’agit toutefois pas d’un véritable mouvement artistique mais plutôt d’un regroupement de pratiques diverses — dans des arts visuels, la musique ou la littérature — fondées sur le sentiment partagé d’une coïncidence absolue de l’art et de la vie. Tout est art : il s’agit donc de mettre en avant des scènes banales du quotidien et d’intégrer le public aux performances artistiques. L’art ne doit plus se donner à voir mais être expérimenté, vécu. L’organisation d’événements collectifs — concerts, performances, happenings, events — associant dans une oeuvre éphémère différentes formes artistiques, est une des caractéristiques du groupe Fluxus. Cette notion « d’événement » constituera un apport essentiel à la pratique artistique de Joseph Beuys.

Signes et interprétations

Entre 1955 et 1960, Beuys connaît une dépression psychique grave. Il surmonte progressivement cette épreuve en questionnant son véritable projet artistique. Il commence ainsi à élaborer « un ordre symbolique auquel il confère le pouvoir d’articuler ses intentions »121 : il s’agit de son célèbre inventaire de matériaux (feutre, cuivre, bois, graisse, miel, os, etc.), par lequel il cherche à inscrire un sens dans les oeuvres qu’il produit. Cependant, chacun de ces matériaux ne constitue pas un signe qui puisse être interprété de manière univoque : sa signification doit au contraire être réévaluée en permanence selon le contexte où il advient. L’emploi de la graisse, par exemple, peut donner lieu à des interprétations diverses : du fait de sa malléabilité, elle représente parfois le degré zéro de la sculpture, dans Fettdose (1963), elle symbolise plutôt la nourriture, dans La Chaise (1964) enfin, le triangle de graisse déposé sur le siège s’oppose en tant que matière organique à l’objet construit. Cette oeuvre traduit ainsi l’antagonisme entre nature et culture, mais également entre la fonction de nutrition qu’évoque la chaise et l’excrétion animale symbolisée par la graisse.

Il est donc difficile de dégager des travaux de Beuys une signification précise, l’artiste étant trop attaché à sa liberté pour se contraindre à un quelconque système interprétatif figé. Selon Bernard Lamarche-Vadel 121. Ibid., p31

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ILL 14. BEUYS, Joseph. La Chaise, 1964

ILL 15. BEUYS, Joseph. Comment expliquer la peinture à un lièvre mort, 1965

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l’oeuvre de Beuys, dans son ensemble, devrait plutôt être considérée comme une problématique, c’est-à-dire « un processus de pensée, flexible et global ou chaque terme influence le système général dont il dépend, tout en étant sans cesse remis en question par l’évolution interne de ce système »122. La persistance de cette problématique dans les différentes réalisations de Beuys témoigne de la grande cohérence thématique et stylistique qui unit l’ensemble de sa production artistique.

La performance que Joseph Beuys réalise en 1965 dans la galerie Schmela de Düsseldorf, intitulée Comment expliquer la peinture à un lièvre mort ?, est une des oeuvres ayant largement contribué à sa renommée dans les milieux de l’art contemporain. En outre, elle illustre clairement l’ordre symbolique instauré par Beuys et les significations pouvant être induites par les différents matériaux qu’il emploie. Dans cette intervention, l’artiste se met en scène lui-même : assis sur un tabouret, la tête recouverte de miel et de poudre d’or, il serre trois heures durant un lièvre mort dans ses bras, tel un enfant. Murmurant des propos incompréhensibles, il affirme expliquer à l’animal le sens de l’art. La performance se déroule dans une pièce fermée au public. Seule une fenêtre et une retransmission directe par vidéo permettent de suivre l’action depuis l’extérieur. Aux pieds de l’artiste se trouvent de plus, deux longues semelles en acier et en feutre. Deux os, contenant des micros qui enregistrent la voix de Beuys sont placés sous le siège. Enfin, un des pieds du tabouret est également emballé d’un rouleau de feutre.

Le miel qui recouvre la tête de l’artiste appelle plusieurs interprétations. Il s’agit tout d’abord d’un produit dont la fabrication a nécessité plusieurs transferts entre les différents ordres naturels : du végétal à l’animal, puis à la matière inanimée et enfin à l’Homme, qui le consomme. Le miel fait également référence aux comportements sociaux très évolués des abeilles qui le produisent, renvoyant l’image d’une société idéalement organisée. Enfin, les alvéoles d’où il est extrait représentent la perfection formelle et la relation entre matière et forme. L’or, tout comme le miel, est un matériau ayant traversé différents états : du minerai brut au liquide, puis à la poudre ou à l’acquisition d’une forme déterminée. Par ailleurs, l’or est également synonyme de valeur et de richesse. La poudre déposée sur la tête de l’artiste devient alors une sorte de casque isolant qui protège le siège de la pensée. L’acier et le feutre symbolisent pour leur part des éléments

122. LAMARCHE-VADEL, Bernard. Joseph Beuys : is it about a bicycle ? Paris :

Marval, 1985, p14

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conducteurs d’énergie. Leur forme de semelle peut être comprise comme une référence à la bipédie, mode de déplacement caractérisant l’Homme vis-à-vis du règne animal. L’acquisition de ce nouveau caractère, concomitant avec la fabrication des premiers outils, marque le divorce entre culture et nature, thème omniprésent dans l’oeuvre de Beuys. Le feutre, de plus, est une matière très prisée par l’artiste. Ce tissu n’est pas choisi au hasard : c’est à l’origine une étoffe faite de poils d’animaux, agglomérés par pression. Outre ses qualités d’isolation et d’imperméabilité, son origine organique lui confère une place toute particulière dans l’inventaire des matériaux de Beuys : il serait ainsi doté du pouvoir de conserver et de protéger, mais constituerait également « un lien magique entre nature et culture, naissance et mort, animalité et humanité »123. La voix de l’artiste, à défaut de pouvoir en saisir les propos, doit aussi, par sa sonorité, être considérée comme un matériau. Son enregistrement à l’intérieur des os évoque la capacité de l’esprit et de la vie à traverser la mort. Enfin, le lièvre que Beuys tient dans ses bras symbolise « la naissance dans la terre, la croissance et la multiplication, la forme blottie et secrète dans la matière, mais aussi le mouvement et le nomadisme »124. A l’instar des matériaux récurrents dans les oeuvres de Beuys, les animaux (lièvre, cerf, coyote, cheval, etc.) représentent chacun une fonction, un concept. Ces espèces sont choisies car « bonnes à penser »125 ; elles constituent ainsi une sorte de totémisme propre à l’artiste.

Nature de l’oeuvre et rôle de l’artiste

La stricte analyse visuelle, à partir de laquelle sont traditionnellement appréciées les oeuvres d’art (peinture, sculpture), ne permet pas d’appréhender les travaux de Joseph Beuys dans toute leur complexité. La notion d’art doit être considérée ici selon une acception beaucoup plus large, comme relevant de « la production et de l’enregistrement de la totalité de la personnalité »126. En effet, les véritables matériaux que manipule l’artiste ne sont pas le feutre, le cuivre ou encore la graisse, mais le matériel qui constitue la personnalité de chacun : la pensée, les sentiments, les intuitions. Beuys ne vise donc pas le beau, mais la justesse d’un propos. La pertinence de ses actions tient ainsi aux relations qu’il instaure entre le développement de sa pensée et les dispositifs matériels qui la figurent. Joseph Beuys se définit comme un sculpteur.

123. Ibid., p46

124. Ibid., p46

125. LEVI-STRAUSS, Claude. Le totémisme aujourd’hui. PUF, 1962, p128

126. LAMARCHE-VADEL, Bernard. Joseph Beuys : is it about a bicycle ? Paris : Marval, 1985, p14

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Cependant, ses « sculptures » ne se limitent pas aux objets qu’il conçoit où à l’environnement dans lequel il apparaît : elles intègrent l’ensemble du travail d’association d’idées, d’images ou d’émotions qui donne son sens à l’oeuvre. En manipulant des concepts, en construisant progressivement une pensée qui lui est propre, Beuys recourt finalement, dans ses oeuvres, au matériel du discours politique. Il n’y a toutefois pas de communication directe entre l’artiste et les spectateurs : « chaque valeur énoncée est une sorte de performance dans un processus dont l’artiste demeure l’unique référent »127. Les travaux de Beuys ne peuvent se résumer à un simple discours car l’artiste n’y est pas soumis à un impératif de cohérence. Il dispose donc d’une liberté totale dans les associations de concepts qu’il propose. En intégrant les conflits et les contradictions, l’oeuvre dresse une vision du monde qui dépasse la pure approche rationnelle, et cherche ainsi — but ultime pour l’artiste — à rendre compte de la réalité dans toute sa complexité.

Si le travail de Beuys élargit la définition traditionnelle de l’oeuvre d’art, il confère également à l’artiste une position tout à fait particulière. Celui-ci a construit, autour de son propre personnage, une véritable mythologie. Ce récit se fonde notamment sur l’expérience initiatique qu’il aurait vécue durant la Seconde Guerre Mondiale. En tant qu’artiste, Joseph Beuys s’investit d’une sorte de pouvoir magique, celui d’interpréter les crises, d’associer des éléments d’ordres contradictoires, de saisir la vie dans sa totalité. Ainsi, seul à accéder à un savoir que les autres n’ont pas, dépositaire d’une sagesse ancestrale où nature et culture se conjuguent, placé en retrait de la société, l’artiste adopte la figure du chaman. Se proclamant « guérisseur de la société », il cherche à relancer la cohésion sociale et la créativité de chacun, encourageant la liberté et l’auto-détermination.

L’action I like America and America likes me illustre particulièrement bien cette posture et cette fonction de chaman que Beuys revendique. Après l’annonce d’une exposition à la galerie new-yorkaise René Block en mai 1974, l’artiste est pris en charge par une ambulance à son domicile, en Allemagne, allongé sur une civière et enveloppé d’une couverture en feutre. Son voyage se poursuit dans un avion-ambulance puis un nouveau véhicule médical l’attend à son arrivée à l’aéroport, pour le conduire directement sur le lieu de l’exposition. Beuys est ainsi mené 127. Ibid., p60

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dans un pièce où il restera cinq jours durant en compagnie d’un coyote sauvage récemment capturé dans le désert. Toujours emmitouflé dans sa couverture, l’artiste ne dispose autrement que d’une canne, seul accessoire lui permettant de se défendre si l’animal se montre agressif. Toutefois c’est surtout de persuasion dont il doit user pour amener le coyote à renoncer à son instinct sauvage et initier ainsi un apprivoisement mutuel. Le sol de la pièce est par ailleurs recouvert de paille et d’exemplaires du Wall Street Journal, livrés quotidiennement à la galerie. A l’issue de cet épisode, Beuys quitte le sol américain par les mêmes moyens qu’au voyage aller. Cette performance est enregistrée grâce à une série de photographies, qui sont rapportées dans un second temps à un détenu purgeant une peine à perpétuité dans une prison de Glasgow. A partir de ces documents, le prisonnier réalise une sculpture qui représente l’action de Beuys de manière symbolique : la tête du coyote surmontée par celle de l’artiste. L’oeuvre, qui comprend l’ensemble du processus, se termine par la visite de Beuys au détenu qui lui remet la statue.

Il s’agit ainsi d’une action relativement complexe qui mérite qu’on en détaille les significations. L’artiste emprunte exclusivement des véhicules hospitaliers car l’individu qui s’échappe de la société doit être considéré comme un individu malade, affaibli : la culture et la civilisation technique ont produit un invalide, voire un mort-vivant, que l’on distingue à peine sous sa couverture. C’est donc un retour à la nature, une forme de retraite, que Beuys expérimente en s’enfermant pendant plusieurs jours avec ce coyote. L’apprivoisement réciproque entre l’artiste et l’animal symbolise ainsi la réconciliation entre culture et nature. Les journaux livrés tout au long de la performance représentent la civilisation, les valeurs quantifiables et rationnelles, la répétition. Ils s’opposent à « l’expérience unique et vécue, sensible et purement qualitative de la rencontre »128. Le choix du coyote est également lourd de sens. Il s’agit en effet d’un animal totémique pour les Indiens, qui est à nouveau confronté à l’Homme blanc sur le sol américain. La familiarisation progressive qui intervient entre Beuys et l’animal renvoie ainsi une vision multiculturelle de l’Amérique : une fraternisation entre l’Indien et l’Homme blanc, mais aussi, plus généralement, entre l’Homme et l’animal. Cette réconciliation est entérinée par un meurtrier écossais qui modèle une statue « à la gloire de celui qui par sa retraite a effacé le divorce entre les hommes et la nature, entre le social et l’asocial, le domicilié et le nomade »129. Cette formulation de Bernard Lamarche-

128. LAMARCHE-VADEL, Bernard. Joseph Beuys : is it about a bicycle ? Paris : Marval, 1985, p48

129. Ibid., p49

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Vadel illustre bien le rôle démiurgique que Beuys s’assigne en tant que chaman. Outre la conciliation de deux ordres contraires, l’artiste cherche également par cette action, à éveiller la créativité de tous, à inciter chacun à agir avec ses propres moyens de créateur, tel ce prisonnier écossais qui a activement contribué à la performance.

Une des thèses fondamentales de Beuys consiste à considérer chaque Homme comme un artiste potentiel. Par sa pratique artistique, il cherche ainsi à influencer les relations humaines et à favoriser le développement d’un climat culturel dans lequel chacun pourrait être un concepteur . Il ne s’agit là que d’une évolution possible sur le long terme. Cependant, la créativité retrouvée de chacun, la capacité à agir de manière personnelle sur son environnement, revêtent une importance centrale chez Beuys car ils impliquent des enjeux majeurs dans le champ politique tels que la liberté, l’auto-détermination ou encore l’auto-gestion. La notion de créativité évoquée ici ne se limite pas aux domaine des arts traditionnels, mais a pour matériau la vie, la réalité dans son ensemble ; c’est la raison pour laquelle chacun est appelé à devenir artiste. Beuys revendique une approche anthropologique de la créativité, une démarche se voulant objective, fondée sur l’observation les comportements humains et cherchant, sans jugement de valeur, à en comprendre le sens au sein du contexte culturel dans lequel ils s’inscrivent.

Fort de cette visée universelle, Joseph Beuys définit sa pratique artistique comme une « sculpture sociale ». Cette notion traduit tout d’abord l’activité elle-même de l’artiste dans un contexte social et historique, dont

ILL 16. BEUYS, Joseph. I like America and America

likes Me, 1974

130. BOHNING, Ingo. Autonome Architektur und partizipatorisches Bauen : zwei Architekturkonzepte. Basel, Boston, Stuttgart :

Birkhäuser, 1981, p199

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il est dépositaire et qu’à son tour il influence. Toutefois, la sculpture sociale désigne également « la forme […] en constant devenir, des liens multiples, affectifs, économiques, politiques, écologiques, historiques, naturels et culturels qui fondent une société en tant que telle »131. Ce sont donc tous ces rapports sociétaux que Beuys cherche indirectement à sculpter par son action. Il défend un art social dont l’objectif est de « cultiver les relations entre les Hommes »132. Ainsi, il propose une pratique transdisciplinaire, réunissant et dépassant simultanément, l’art et la politique.

La participation chez Joseph Beuys

Certaines oeuvres de Joseph Beuys résultent en partie de la contribution des spectateurs. Ainsi dans La Chaise (1964), la couche de graisse déposée sur le siège a bien été modelée initialement par l’artiste, mais la chaleur des corps qui s’en approchent la font partiellement fondre et participent donc indirectement à la production artistique. Les spectateurs deviennent ainsi, à leur tour, les auteurs de l’oeuvre. Dans la plupart de ses actions pourtant, Beuys ne semble pas s’adresser directement au public présent dans la galerie. Dans sa fonction de chaman, l’artiste apparaît inaccessible, souvent dans une situation de huis clos, visible uniquement par l’intermédiaire d’une fenêtre ou d’une retransmission vidéo. Pour Beuys cependant, la véritable production artistique doit être en réalité continue et universelle : elle concerne chacun et touche tous les domaines de la vie. Elle ne saurait donc se limiter aux actions organisées par l’artiste, lesquelles sont d’ailleurs décrites par Bernard Lamarche-Vadel comme des « noeuds conjonctifs et transitoires, le cadre d’une présence manifestée dans le continuum de la fonction créative »133. Si les interactions directes des spectateurs avec les œuvres sont souvent très restreintes durant les performances, c’est en revanche au quotidien, dans le cadre de cette « créativité par tous » qui identifie l’art à la vie, que Beuys en appelle à la participation de chacun. Par ailleurs, si la sculpture sociale consiste à considérer l’Homme comme matériau de l’oeuvre, elle contient néanmoins l’idée d’une « réciprocité de travail »134 entre l’artiste et le public. En effet, Beuys, bien qu’incarnant la figure du chaman, ne cherche pas à utiliser arbitrairement les Hommes par une forme de charisme, pour leur transmettre ses dispositions de manière unilatérale. Il s’efforce au contraire de favoriser l’émancipation et l’autonomie des

131. LAMARCHE-VADEL, Bernard. Joseph Beuys : is it about a bicycle ? Paris : Marval, 1985, p59

132. BEUYS, Joseph. Entretien avec Elizabeth Rona, octobre 1981. Publié dans : LAMARCHE-VADEL, Bernard. Joseph Beuys : is it about a bicycle ? Paris : Marval, 1985, p115

133. LAMARCHE-VADEL, Bernard. Joseph Beuys : is it about a bicycle ? Paris : Marval, 1985, p44

134. BEUYS, Joseph. Entretien avec Achille Bonito Oliva, juin 1984. Publié dans : LAMARCHE-VADEL, Bernard. Joseph Beuys : is it about a bicycle ? Paris : Marval, 1985, p127

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individus. C’est la raison pour laquelle la participation de l’Homme à ce processus artistique, dont il est à la fois objet et acteur, est essentielle. C’est en outre une condition importante pour éviter tout développement autoritaire pouvant être initié par un guide charismatique.

Visées artistiques et vision politique

Au cours de sa carrière, Joseph Beuys aborde dans un premier temps des problématiques en lien avec son existence personnelle, puis il embrasse un dessein plus universel, cherchant à représenter la vie, elle-même sous tous ses aspects : « de la naissance à la mort, de l’existence particulière au contrat social, du socle biologique à l’organisation politique, de la matière à l’esprit, du concret au spirituel »135. Ce caractère global de la réalité dont Beuys tente de rendre compte revêt une grande importance. En effet, l’artiste considère que les éléments apparents et quantifiables ne suffisent pas à appréhender le monde dans sa totalité : il ne s’agit alors que d’une rationalisation de la réalité, une vision limitée qui exclut de fait toutes les données et processus énigmatiques ou inquantifiables, parmi lesquels figure notamment la créativité. Saisir la réalité dans son ensemble et restituer cette compréhension à travers ses oeuvres ne constitue cependant pour Beuys qu’une première étape de sa démarche artistique. Son objectif consiste véritablement à agir sur la réalité.136 Cette position volontariste renvoie à la notion de sculpture sociale : elle se traduit notamment par l’ambition de modifier d’un point de vue démiurgique, l’organisation des rapports sociaux. Les transformations que Beuys cherche à produire vont dans le sens d’une affirmation du sujet et de la volonté singulière, d’une autonomie et d’une liberté accrues pour l’individu. L’artiste soutient le progrès compris comme le « développement de l’humanité, en tant que totalité humaine »137. A l’inverse du progrès technologique, il s’agit de donner aux Hommes les moyens de s’affranchir progressivement de leurs liens matériels, et de leur permettre de s’épanouir en accédant à un niveau plus élevé de conscience.

Au-delà de sa stricte production artistique, Joseph Beuys développe une vision politique très libérale voire libertaire, témoignant d’une volonté de dégager la culture et l’économie de la tutelle étatique. L’art ne doit pas être conditionné, restreint à des domaines bien définis et maîtrisés

135. LAMARCHE-VADEL, Bernard. Joseph Beuys : is it about a bicycle ? Paris :

Marval, 1985, p31

136. « Beuys ne s’est jamais préoccupé de faire de l’art, mais de

construire un système et un processus dont le

changement de la réalité est la seule motivation ».

Ibid., p67

137. BEUYS, Joseph. Entretien avec Elizabeth

Rona, octobre 1981. Publié dans : LAMARCHE-VADEL, Bernard. Joseph Beuys : is it about a bicycle ? Paris :

Marval, 1985, p114

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tels que les Beaux-Arts, la musique ou la littérature. Au contraire, il doit toucher tous les champs de l’activité humaine, reconnaître la créativité de tous — et non pas seulement de quelques créateurs —, répondant ainsi à la définition d’un art anthropologique. Les pratiques artistiques ainsi induites se veulent à la fois objectives, nécessaires et universelles. En réalité, cette nouvelle définition de l’art est si vaste qu’elle constitue un nouveau paradigme pour l’organisation de la société dans son ensemble. Si la créativité touche ainsi toutes les formes de travail, celui-ci devient dès lors un acte libre et révolutionnaire. En effet les travailleurs qui se réapproprient leur capacité créatrice, s’affranchissent par là même de toute aliénation de la part du pouvoir économique ou politique. Beuys voit d’ailleurs dans ce potentiel créatif contenu en chacun d’entre nous, un nouveau concept de capital138. Le progrès de la liberté et de la créativité dans le travail implique également un nouveau mode d’organisation de la société, appelant notamment à un accroissement des responsabilités individuelles et au développement de l’auto-gestion. Très attaché à la liberté et opposé à tout système de domination, l’artiste ne soutient pas pour autant le développement d’une société totalement individualiste, mais propose la mise en place d’un système d’entraide : chacun « doit penser peu à lui-même et donner le meilleur pour les autres », la « culture de la qualité d’être » remplaçant ainsi progressivement la « culture de l’avoir »139.

Pour promouvoir et mettre en pratique cette vision, Joseph Beuys initie divers groupements, associations ou partis politiques. Il crée notamment, en 1973, l’Université Internationale Libre (Freie internationale Hochschule für Kreativität und interdisziplinäre Forschung). Il s’agit d’une école interdisciplinaire et auto-déterminée, regroupant des collectivités de travail libres, qui s’organisent suivant leurs besoins. En effet, si Beuys considère que l’Homme doit désormais former créativement sa vie et « déterminer lui-même les choses du monde »140, le processus d’émancipation permettant d’atteindre ce niveau de conscience ne va pas de soi : il nécessite un apprentissage qui n’est pas dispensé dans les structures éducatives officielles — écoles, universités —, aux mains des dirigeants du système de domination. Il est donc indispensable de mettre en place des organisations parallèles pouvant assurer cette mission, et ainsi contribuer aux transformations sociales que l’artiste appelle de ses voeux.

138. Ibid., p110

139. Ibid., p116

140. BOHNING, Ingo. Autonome Architektur und partizipatorisches Bauen : zwei Architekturkonzepte. Basel, Boston, Stuttgart : Birkhäuser, 1981, p198 — traduction personnelle

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Conclusion

Le travail de Joseph Beuys présente dans son ensemble une grande constance dans les thèmes abordés, mais il est également transversal — sans jamais s’y résumer — à de nombreux champs d’investigation de l’art contemporain : art conceptuel, body-art, minimalisme, art pauvre, mythologie individuelle, sculpture sociale, etc. Il s’agit d’oeuvres complexes et plurivoques, dont les significations ne sont jamais figées, mais dont l’artiste cherche en réalité à faire « un matériel pour des discussions »141. Il implique ainsi, dans un second temps, la participation des spectateurs, alors que Beuys lui-même apparaît a priori inaccessible et coupé du monde lors de nombreuses performances.

A première vue moins évidente que pour Franz Erhard Walther ou EIAG, la question de la participation chez Joseph Beuys est toutefois centrale dans sa pratique artistique. Elle tient principalement à la notion revendiquée par l’artiste de sculpture ou d’art social, selon laquelle l’Homme lui-même, constitue désormais le matériau de l’oeuvre. Par « Homme », il faut comprendre d’une part l’individu isolé, à travers son aspect physique, mais surtout à travers sa pensée, et d’autre part la collectivité, l’artiste agissant alors sur les rapports humains de toutes sortes qui définissent une société. Aussi, cette « discipline qui produit des sculptures invisibles »142 dépasse donc le concept même de participation : l’Homme ne participe plus à l’oeuvre, il est l’oeuvre.

Par sa pratique de la sculpture sociale, Beuys poursuit un objectif bien défini : permettre à chacun de s’émanciper et d’accéder à un niveau de conscience plus élevé, en favorisant l’introduction d’une pratique créative personnelle dans toute activité humaine. Cette mission pédagogique tend à initier un nouveau mode de société. Promouvant l’auto-gestion et l’auto-détermination de chacun, elle prépare les individus à devenir actifs vis-à-vis de leur environnement physique et social ; elle les rend ainsi compétents pour s’investir de manière efficace au sein d’un processus participatif, qu’il s’agisse d’un projet architectural ou d’un tout autre domaine.

L’objectif d’une forme d’émancipation des individus par l’art est une caractéristique commune aux trois artistes étudiés dans cette partie. Toutefois, la nature de cette « libération », tout comme les formes de

141. BEUYS, Joseph. Entretien avec Bernard

Lamarche-Vadel, novembre 1984. Publié

dans LAMARCHE-VADEL, Bernard. Joseph Beuys : is it about a bicycle ? Paris :

Marval, 1985, p135

142. BEUYS, Joseph. Entretien avec Achille

Bonito Oliva, juin 1984. Publié dans : LAMARCHE-

VADEL, Bernard. Joseph Beuys : is it about a

bicycle ? Paris : Marval, 1985, p124

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participation proposées au public, présentent des différences notoires. Ainsi, des artistes tels que Franz Erhard Walther ou EIAG mettent en place un processus participatif fondé avant tout sur l’expérience physique : c’est la perception qui est à l’origine de l’oeuvre. Beuys s’affranchit en revanche de toute expérimentation sensible. En associant directement des concepts abstraits — traduits dans ses oeuvres par l’utilisation symbolique de certains objets ou matériaux —, il privilégie une participation « indirecte ».

Une autre distinction entre les pratiques artistiques de Joseph Beuys, Franz Erhard Walther et EIAG tient au cadre dans lequel intervient la participation. Chez Walther ou EIAG, les spectateurs prennent part à l’oeuvre dans un contexte et à un moment précis : c’est au sein d’une réalité particulière qu’ils sont associés au processus artistique. Ils sont ensuite appelés à transposer cette expérience à leur vie quotidienne. Pour Beuys à l’inverse, l’art doit coïncider avec la vie dans son ensemble. L’action de l’artiste n’est ainsi que le déclencheur d’une modification ultérieure des comportements sociaux, laquelle constitue alors l’oeuvre en soi. De plus, l’objectif n’est pas uniquement de toucher les personnes qui assistent directement aux performances, mais de transformer la société dans son ensemble. La démarche de Joseph Beuys s’avère donc porteuse d’une approche beaucoup plus globale et ambitieuse.

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B. Impliquer activement l’usager dès la conception : la participation en architecture, a priori

Afin que les individus soient en mesure de déterminer eux-même leur milieu de vie, il est important qu’ils aient suivi au préalable un processus progressif d’émancipation. Cette « éducation à la participation » peut être notamment initiée par des actions artistiques, comme cela a été développé dans la partie précédente.

Toutefois, il faut ensuite que les personnes volontaires aient l’occasion de mettre en oeuvre cette nouvelle aptitude. La situation qui s’y prête le mieux correspond a priori au moment de la conception architecturale. En effet, c’est en phase de conception que se décident la plupart des transformations qui affecteront l’environnement bâti. Il parait donc évident d’y impliquer les individus concernés. Ainsi, on analysera à la suite les pratiques de trois architectes qui ont développé, au cours des années 1960 et 1970, des processus participatifs en phase de conception : John Habraken, Ralph Erskine et Lucien Kroll.

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1. John Habraken et le SAR

Introduction : le « bâtiment ouvert »

John Habraken (Cf. Présentation au I.A.1) est un précurseur du mouvement participatif qui se développe à la fin des années 1960. Bien qu’architecte, il se consacre avant tout à la théorie : au sein de la Stichting Architecten Research — fondation dont il est l’instigateur —, il propose de nouveau dispositifs visant à encourager la participation de l’usager, que ce soit sur le plan architectural, constructif ou règlementaire. Particulièrement critique envers la rupture opérée à l’époque moderne dans la production de logements (Cf. I.A.1), Habraken ne renie pas pour autant tous les outils apportés par la modernité. Ainsi, il entend notamment mettre à profit l’industrialisation et la préfabrication des éléments de construction pour redonner aux habitants le pouvoir de déterminer eux-même leur cadre de vie. En ce sens, John Habraken développe une approche singulière de la participation car elle ne s’adresse pas exclusivement aux usagers mais implique tous les acteurs de la construction.

Constatant l’impasse du fonctionnalisme, qui réduit les pratiques de l’habiter à de simples besoins physiologiques, Habraken cherche à remettre le logement en rapport avec l’accomplissement de la vie personnelle. Il est nécessaire pour cela que les habitants puissent intervenir sur leur milieu de vie, ce qu’il considère comme une évidence démocratique143. John Habraken ne prône pas pour autant le retour à un quelconque ordre antérieur au mouvement moderne : il juge par exemple le développement du logement collectif comme un progrès majeur de l’architecture144, car résultant de la coordination de projets individuels et d’une vision commune. Des architectes tels que Bruno Taut ou Martin Wagner — à l’origine des premières Siedlungen en Allemagne, conçues en collaboration avec les représentants des habitants — pourraient ainsi être considérés comme des pionniers de la participation des usagers. Les résultats se sont cependant révélés plutôt décevants, l’impératif quantitatif l’emportant généralement sur toute autre considération145. Outre la question du type de logement, les techniques de construction contemporaines sont également un atout que Habraken souhaite mettre à profit pour offrir une plus grande liberté d’aménagement à l’habitant. Il s’agit ainsi de soumettre la production industrielle aux règles démocratiques146.

143. BOHNING, Ingo. Autonome Architektur und partizipatorisches Bauen : zwei Architekturkonzepte. Basel, Boston, Stuttgart : Birkhäuser, 1981, p124

144. TAYLOR, Brian Brace. « Nikolaas Habraken, du règne de la quantité à l’ordre de la qualité ? », L’architecture d’aujourd’hui n°174, juil-août 1974, p64

145. Ibid., p64

146. BOHNING, Ingo. Autonome Architektur und partizipatorisches Bauen : zwei Architekturkonzepte. Basel, Boston, Stuttgart : Birkhäuser, 1981, p226

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De ce fait, on évite une architecture homogène et répétitive, garantissant à la fois « une meilleure qualification et une meilleure qualité du cadre bâti »147.

Introduire un certain degré de participation dans la production de logements collectifs revient à conjuguer des initiatives particulières — conception par l’usager de son propre appartement — avec une initiative collective — production massive de logement, financement, production des matériaux. Cela implique une question éminemment politique : quel niveau de séparation instaurer entre le domaine public — ou communautaire — et la sphère individuelle ? John Habraken tente de répondre à ces enjeux complexes au moyen d’une structure rationnelle fondée sur un système de séparation de la construction (Cf. I.A.1) qu’il désigne sous le terme de « bâtiment ouvert » (ou open building). D’une part, une « structure-support » rassemblant le système porteur et les conduites d’alimentation et d’évacuation, est déterminée par la communauté et conçue par l’architecte. De l’autre, des éléments détachables ou « remplissage » sont librement choisis par chaque habitant. Il s’agit de composants préfabriqués, indépendants de la structure principale. Habraken explicite cette distinction en la comparant à la circulation automobile : la collectivité construit l’infrastructure, qui permet ensuite à chacun de se déplacer avec son propre véhicule, préservant la liberté individuelle dans un cadre collectif148. Pour Habraken, la participation passe ainsi par « l’investissement d’un espace non accompli »149. Afin de compléter cette structure primaire dont s’emparent les occupants, il est nécessaire qu’une série de composants modulaires, compatibles avec l’ouvrage principal, soient à leur disposition. C’est donc aux usagers qu’il revient de « manifester leur volonté et leurs demandes »150 afin de susciter l’élaboration et le développement des éléments de remplissage adéquats.

Par ailleurs, ce système de séparation de la construction possède également, au-delà de ses vertus participatives, une véritable pertinence économique. En effet, les divers éléments qui composent un bâtiment ont des durées de vie très différentes : la structure est généralement plus pérenne que le remplissage ou les systèmes de ventilation et de chauffage. Ceux-ci sont amenés à être remplacés régulièrement, en raison de leur obsolescence technique ou des évolutions fonctionnelles de l’édifice. Autonomiser la structure-support et le remplissage permet

147. ELALOUF, David. TAYLOR, Brian Brace. « Face-à-face Alexander-

Habraken », L’architecture d’aujourd’hui n°174, juil-

août 1974, p72

148. LÜTHI, Sonja. SCHWARZ, Marc. « De

Drager, A film about Architect John Habraken »,

2013

149. ELALOUF, David. TAYLOR, Brian Brace. « Face-à-face Alexander-

Habraken », L’architecture d’aujourd’hui n°174, juil-

août 1974, p72

150. Ibid., p72

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donc une reconversion des bâtiments beaucoup plus aisée, préfigurant ainsi une approche durable de la construction. L’architecture doit pouvoir « bouger » en fonction de l’évolution des conditions de vie151, à l’inverse des bâtiments fonctionnalistes qui n’ont de raison d’être que tant que la fonction existe.

Influences et rapprochements historiques

Bien qu’ils soient novateurs au début des années 1960 sur le plan de la participation, les travaux de John Habraken peuvent être rapprochés de recherches architecturales antérieures. Dans une certaine « tradition » néerlandaise, on peut y voir tout d’abord un héritage du mouvement De Stijl ; en particulier, une analogie avec la maison Schröder de Gerrit Rietveld. En effet, les espaces y sont « suggérés mais non fixés »152 car ils sont articulés par une série de plans verticaux : des parois mobiles que les habitants peuvent librement déplacer. Les usagers peuvent ainsi adapter l’espace à leurs besoins. Sur le plan de l’évolutivité du logement, on peut également effectuer un rapprochement avec la maison construite

151. DANIEL-LACOMBE, Eric. « L’ouvert à l’oeuvre — De l’Ouvert, de la Concertation et de la Confiance », Thèse de doctorat en urbanisme sous la direction du Pr. Thierry Paquot, 2006, p81

152. TAYLOR, Brian Brace. « Nikolaas Habraken, du règne de la quantité à l’ordre de la qualité ? », L’architecture d’aujourd’hui n°174, juil-août 1974, p65

ILL 17. RIETVELD, Gerrit. Maison Schröder, 1924 : parois mobiles.

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par Martin Wagner à Berlin en 1932 pour le concours Ein wachsendes Haus der Zukunft (« une maison croissante pour le futur »)153. Il s’agissait de concevoir des maisonnettes transformables, dotées d’un noyau de 25 m2 de surface habitable, et « dont la disposition permettait d’ajouter au cours des années, selon les besoins de la famille, de nouvelles unités jusqu’à obtenir une maison de 80 m2 »154.

Parmi les références modernes dans lesquelles s’inscrivent les recherches de Habraken, il faut par ailleurs citer le projet d’Alger de Le Corbusier. Ce dernier ne peut certes pas être tenu pour un ardent défenseur de la participation en architecture et il s’agit là d’un projet qui n’a jamais été réalisé. Néanmoins, on y retrouve déjà les principes fondateurs du SAR. En effet, l’immeuble projeté au début des années 1930, qui devait sinuer sur plus de 10 km le long du littoral, était conçu comme un « meuble à casiers » : « chaque casier pouvant être aménagé en logement, avec sa propre façade, au gré de l’occupant »155. Cette distinction entre ossature primaire et structure secondaire — ou remplissage — est également présente dans d’autres projets de Le Corbusier, notamment le concept de maison Dom-Ino où la structure porteuse composée de poteaux et de dalles en béton laisse le plan et la façade totalement libres. Dans l’Unité d’Habitation de Marseille, c’est également une ossature poteaux-poutres autonome qui supporte le bâtiment156. Dans cette grille se glissent des cellules indépendantes correspondant à chaque logement. Cependant, cette autonomie entre structure et spatialité relève alors de préoccupations architecturales et n’a pas été pensée dans l’objectif d’une plus grande liberté d’aménagement accordée aux habitants.

A une période plus proche de celle de John Habraken, on remarque en outre une résonance certaine entre les travaux du théoricien néerlandais et ceux de l’architecte d’origine autrichienne Richard Neutra. Dans Survival Through Design, paru en 1954, ce dernier affirme ainsi que la conception architecturale est avant tout un travail « pour et avec les êtres

ILL 18. LE CORBUSIER. « Projet obus », Alger, 1930

153. Concours organisé dans le cadre de

l’exposition Sonne, Luft und Haus für Alle! (« Soleil, air et maison pour tous ! »)

qui s’est tenue à Berlin à l’été 1932.

154. POSENER, Julius. « L’exposition Soleil,

Air, Maison pour tous », L’architecture d’aujourd’hui

n°6, 1932

155. DELUZ, Jean-Jacques. « Le Corbusier en Algérie », Archi-Mag, 2007.

http://www.archi-mag.com/essai_8.php

156. Pour des raisons économiques, un mode constructif différent sera

adopté pour les Unités d’Habitation construites

ultérieurement.

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98

humains » : les habitants ne doivent pas être considérés uniquement comme les consommateurs d’un produit fini mais reconnus comme de véritables membres de l’équipe de conception157. Cette assertion témoigne d’une attitude nouvelle face à l’architecture : Neutra délaisse les réflexions fondées exclusivement sur la rationalisation de la construction qui prévalaient alors, pour intégrer à la pensée architecturale l’apport des sciences humaines et des sciences naturelles — notamment la physiologie et la biologie. C’est là une des premières tentatives de conception interdisciplinaire. En considérant l’usager avant tout comme un être humain, objet central voire partie prenante du processus de conception, Richard Neutra a jeté les premières bases d’une nouvelle approche de l’architecture. Cette vision humaniste sera reprise et développée quelques années plus tard par des théoriciens de l’architecture participative (John Habraken, mais également Christopher Alexander)158.

Les méthodes de travail du SAR

Si Habraken a choisi le champ de la théorie architecturale, les travaux qu’il a menés avec les chercheurs du SAR à partir de 1964 ont néanmoins permis de développer ses concepts de manière très concrète, et d’en évaluer la faisabilité — que cela concerne la participation des usagers ou la séparation entre structure-support et remplissage. C’est grâce à cette recherche pratique qu’a pu être envisagée la mise en oeuvre de ces théories. Les travaux du SAR se caractérisent avant tout par leur focalisation sur l’idée de processus, plutôt que sur l’objet fini. Le concept de séparation de la construction peut paraître à première vue assez technique. Toutefois, en renonçant à toute recherche esthétique pour privilégier l’étude des procès participatifs ou constructifs, c’est en réalité un changement radical qui est opéré face à une tradition architecturale fondée jusqu’alors sur des approches formelles. Le premier objectif du SAR consiste ainsi à « établir les moyens d’une collaboration »159,

ILL 19. LE CORBUSIER.Le concept du « casier à bouteilles » de l’Unité d’Habitation.

157. « Human beings must be served and they are reached by design not only as ultimate consumers; in the process they must be won over as co-performers and working crew », dans NEUTRA, Richard. Survival Through Design, Oxford U.P., 1954

158. TAYLOR, Brian Brace. « Nikolaas Habraken, du règne de la quantité à l’ordre de la qualité ? », L’architecture d’aujourd’hui n°174, juil-août 1974, p66

159. Ibid., p67

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d’une part entre architectes, entrepreneurs, fabricants, promoteurs ou représentants administratifs, de l’autre entre ces différents acteurs de la construction et les futurs habitants. Afin de faciliter la communication entre tous ces intervenants, une sorte de « langage commun » a été mis au point. Il repose sur des concepts qui structurent l’espace de manière générale, telles les notions de « zones », « marges » et « secteurs ». Une zone correspond ainsi à une « région dans laquelle des espaces ou des composants peuvent être positionnés »160. On en distingue quatre type :

- des zones pour un usage privé intérieur, adjacentes à l’extérieur,- des zones pour un usage privé intérieur, non adjacentes à l’extérieur,- des zones pour un usage privé extérieur,- des zones pour un usage public intérieur ou extérieur.

Ces zones sont séparées par les espaces intermédiaires que sont les marges, qui partagent les propriétés des deux zones adjacentes. Un secteur, enfin, désigne une « portion d’une zone et de ses marges, définie par ses composants structurels »161. Ces dénominations, a priori assez abstraites, deviennent plus tangibles lorsqu’elle sont appliquées à un bâtiment ou une structure particulière. Elles forment un outil opérant, permettant à tous les acteurs impliqués dans la construction de comprendre, comparer et évaluer les différentes options de conception. Ce dispositif se révèle particulièrement utile lorsqu’il s’agit de coordonner les demandes des utilisateurs et celles de la communauté, dans le contexte d’une séparation entre structure-support et éléments détachables. Parallèlement à ce langage commun, les chercheurs du SAR tentent d’établir des accords, reconnus par les concepteurs et les industriels, afin de garantir la compatibilité des différents éléments de construction. Ils publient en ce sens une série de recommandations, où ils préconisent l’organisation de la structure primaire selon une trame modulaire, proposent des règles permettant la coordination de la structure-support et des éléments de remplissage et définissent la sphère dans laquelle la

ILL 20. HABRAKEN, John.Schémas de principe des

zones, marges et secteurs.

160. Ibid., p67 — traduction personnelle

161. Ibid., p67

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100

participation des habitants est envisageable. En étroite collaboration avec l’industrie, le SAR cherche ainsi à déterminer les exigences techniques qui découlent d’une stricte division de la construction, dégageant en somme les conditions pratiques d’une « décentralisation de l’acte de construire dans une société industrielle »162.

John Habraken, comme tous les tenants de l’architecture participative, a pour véritable dessein de permettre l’auto-détermination par les habitants de leur cadre de vie. Cependant, il estime nécessaire, pour s’approcher de cet idéal, de fixer des règles au sein desquelles l’usager peut exercer ses prérogatives. La participation est ainsi assimilée à un jeu dont le règlement garantit le bon déroulement (Habraken développe à ce propos une métaphore footballistique163). Ces règles codifient les droits de chaque intervenant et permettent d’arbitrer les éventuels conflits. Après avoir analysé les chaînes de décision et de responsabilité dans la production du logement, les membres du SAR tentent de mettre au point, parmi les acteurs de la construction, une nouvelle répartition des rôles acceptant différents degrés de participation des usagers. Ils proposent ainsi de nouvelles règles pour installer le « jeu participatif ».

Mises en pratique et résultats

La méthodologie développée par le SAR a influencé le travail de nombreux architectes, qui ont intégré, de manière totale ou partielle, les recommandations de la fondation à la conduite de leurs projets. Toutefois, les premiers résultats à mettre au profit des chercheurs du SAR ne sont pas directement d’ordre architectural. En effet, il s’agit avant tout des évolutions de la règlementation du logement aux Pays-Bas, laquelle a été modifiée, selon les travaux du SAR, dans le sens d’une plus grande flexibilité et d’un plus large pouvoir conféré aux habitants. A cette époque, près de 80% des logements construits aux Pays-Bas sont subventionnés par l’Etat164

et doivent donc répondre aux règles fixées par la puissance publique. Dans ce contexte, un recours massif à la participation des habitants n’est envisageable que s’il est anticipé par un système de régulation adapté aux besoins et aux demandes des usagers. Par ailleurs, les recherches de la fondation et les collaborations initiées avec des industriels ont engendré des progrès importants dans la production d’éléments de construction préfabriqués. En effet, les chercheurs du SAR ont dû envisager, dans

162. BOHNING, Ingo. Autonome Architektur und partizipatorisches Bauen : zwei Architekturkonzepte. Basel, Boston, Stuttgart : Birkhäuser, 1981, p227 — traduction personnelle

163. Ibid., p228

164. TAYLOR, Brian Brace. « Nikolaas Habraken, du règne de la quantité à l’ordre de la qualité ? », L’architecture d’aujourd’hui n°174, juil-août 1974, p68

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un premier temps, de concevoir des logements constitués de cellules entièrement préfabriquées, intégrant toutes les conduites et les finitions. Celles-ci seraient alors placées dans une structure « comme une caravane dans un garage »165. Grâce aux progrès de l’industrie, en particulier concernant la compatibilité entre structure-support et remplissage, il a ensuite été possible de développer la production en série d’éléments modulaires permettant la constitution d’une structure secondaire plutôt que la préfabrication de cellules entières. Outre une mise en oeuvre plus aisée, cette seconde solution offre une plus grande flexibilité à l’usager, qui peut modifier indépendamment chaque élément de remplissage de son appartement. Des avancées significatives ont également été réalisées dans le domaine des structures-supports au début des années 1970. Elles se traduisent notamment par des propositions architecturales développées à l’occasion de concours comme Elementa 72 ou Integra 73. Ces deux compétitions, organisées par l’Etat allemand, avaient pour objectif de promouvoir le développement de structures flexibles et multi-fonctionnelles, pouvant être investies de différentes manières par les usagers.

Une des premières véritables mises en application du concept de « bâtiment ouvert » formulé par Habraken, est l’opération Molenvliet à Papendrecht (près de Rotterdam). Elle est réalisée par Frans van der Werf, architecte néerlandais et membre du SAR. La construction est achevée en 1974, soit près d’une dizaine d’années après les premières recherches publiées par la fondation. Ce délai peut s’expliquer par

165. Ibid., p69 — traduction personnelle

ILL 21. VAN DER WERF, Frans. Opération

Molenvliet, Papendrecht, 1974. Axonométrie du

quartier.

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l’important travail nécessaire en amont — que ce soit d’un point de vue technique ou règlementaire —, en vue de rendre ce type d’opérations réalisables. Le projet, assez traditionnel dans la forme, consiste en une série d’îlots composés de maisons mitoyennes de quatre niveaux, légèrement décalées les unes par rapport aux autres et disposées autour de cours rectangulaires. Des passages publics permettent de pénétrer depuis la rue dans les coeurs d’îlot, qui desservent ensuite les logements. Une trame carrée de 4,8 m de côté — la taille définie comme standard pour une portion de dalle — régit le plan de tous les bâtiments. En déterminant le nombre de « carrés » qu’ils souhaitent, les futurs habitants peuvent ainsi définir la superficie de leur logement. L’opération réunit un grand nombres de typologies différentes, certaines maisons accueillant en réalité plusieurs appartements. Les prolongements extérieurs des logements — terrasses, jardins — sont également disposés selon des configurations variées. La structure ainsi proposée doit être en mesure de répondre aux attentes diverses des habitants. Si le plan masse, les accès et les espaces collectifs relèvent uniquement de la compétence de l’architecte, une grande liberté est laissée à l’usager dans l’aménagement intérieur des logements et dans le choix de la façade. Les seuls éléments fixes sont la structure porteuse et les gaines techniques. Pour le reste, les futurs habitants bénéficient de deux rencontres individuelles avec l’architecte, qui prend connaissance de leurs souhaits et de leur mode de vie, et les assiste dans la conception de leur logement. Frans van der Werf réalisera ainsi plus d’une centaine d’entretiens166. Les usagers déterminent donc tous les éléments détachables du bâtiment : le positionnement des cloisons, les revêtements de sol et revêtements muraux, les équipements mais également la disposition de la façade (composée d’une structure en bois, celle-ci accueille un système modulaire de fenêtres et de panneaux pleins). De ce fait, chaque logement au sein de l’opération est unique, et pourra être aisément modifié ultérieurement.

ILL 22. VAN DER WERF, Frans. Opération Molenvliet, Papendrecht, 1974. Différentes personnalisations de la façade d’entrée.

166. LÜTHI, Sonja. SCHWARZ, Marc. « De Drager, A film about Architect John Habraken », 2013

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Le système structurel de coordination modulaire développé par le SAR et mis en oeuvre à Molenvliet est également utilisé par Lucien Kroll au début des années 1970. L’architecte belge y recourt pour la construction d’un petit bâtiment provisoire, susceptible à terme de devoir s’étendre. Intéressé par la grande variété de formes que permet un tel système, Kroll identifie toutefois rapidement les limites de l’open building du point de vue de l’évolutivité. Il constate en effet « qu’une fois mis en oeuvre, le démontable se fixe »167 : les éléments de remplissage, qui demeurent en théorie interchangeables, sont parfois difficiles à manipuler ou nécessitent certains travaux pour pouvoir être remplacés. Ces difficultés dissuaderaient une partie des habitants qui renoncerait alors à toute transformation. Lucien Kroll retient néanmoins les possibilités qu’offre le système modulaire du SAR en terme de participation des usagers au moment de la conception, et développera une organisation similaire lors de projets ultérieurs.

Les recherches de John Habraken continueront à influencer — de manière directe ou indirecte — les travaux de nombreux architectes et urbanistes, plusieurs décennies encore après les premières publications du

167. DANIEL-LACOMBE, Eric. « L’ouvert à l’oeuvre

— De l’Ouvert, de la Concertation et de la

Confiance », Thèse de doctorat en urbanisme sous la direction du Pr.

Thierry Paquot, 2006, p81

ILL 23. SOETERS, Sjoerd. Nouveau quartier résidentiel

sur la presqu’île de Java, Amsterdam, 1991-2000

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SAR. Parmi les exemples plus récents, on peut ainsi citer le plan directeur de l’île de Java, à Amsterdam, conçu et mis en oeuvre entre 1991 et 2000 par Sjoerd Soeters — un architecte néerlandais qui fut également élève de Habraken. L’opération de logements de la Scheepstimmermanstraat, sur l’île de Borneo, réalisée entre 1993 et 1996 et coordonnée par l’architecte Adriaan Geuze (West8) présente également des caractéristiques similaires. Il s’agit d’îles artificielles, construites initialement pour y installer les docks du port d’Amsterdam. Après que le port a été déplacé, ces terrains disponibles à proximité du centre-ville sont transformés, au cours des années 1990, en de nouveaux quartiers résidentiels. Les architectes qui planifient les opérations tentent d’y réinterpréter les typologies amstellodamoises traditionnelles. Ainsi, sur l’île de Java, Sjoerd Soeters découpe le terrain par des petits canaux transversaux flanqués de maisons mitoyennes, étroites et profondes. Chaque bâtiment se distingue par les matériaux employés, les hauteurs de niveaux et l’expression architecturale de la façade. Une série de règles urbanistiques simples permettent toutefois de garantir la cohérence du tissu urbain (parcellaire, alignement). Par ailleurs, les maisons construites reposent toutes sur une structure en béton très rationnelle, permettant de concentrer les moyens sur le traitement de la façade ou les aménagements extérieurs. Bien qu’il ne s’agisse pas véritablement d’un système de construction modulaire, ces règles urbanistiques et ces caractéristiques structurelles communes évoquent le concept de structure-support développé par John Habraken : elles constituent le « thème principal » que chacun doit respecter. Celui-ci autorise de nombreuses variations168 — les éléments de remplissage — produisant, à la manière d’un open building, une grande diversité du cadre bâti. Cette pluralité est tout particulièrement affirmée dans le travail des façades.

Conclusion : pragmatisme et visée universelle

Pour John Habraken, l’architecte ne peut pas concevoir l’ordinaire169 : en s’appropriant des programmes tels que le logement, il s’est arrogé un rôle nouveau par rapport à l’environnement construit, mais également vis-à-vis de la société dans son ensemble. Afin d’exercer au mieux ces nouvelles compétences, l’architecte doit repenser ses méthodes de travail. Pour Habraken, cela passe précisément par la séparation de la

168. LÜTHI, Sonja. SCHWARZ, Marc. « De Drager, A film about Architect John Habraken », 2013

169. « You can’t design the ordinary ». LÜTHI, Sonja. SCHWARZ, Marc. « De Drager, A film about Architect John Habraken », 2013

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construction entre structures–support et éléments de remplissage. Dès lors, le concepteur ne contrôle plus entièrement le bâtiment réalisé. C’est la fin de « l’architecture de signature » et de la figure de l’architecte-artiste170. Il s’agit plutôt de rendre des services, d’organiser des savoirs. Cependant, Habraken n’est pas partisan d’une disparition totale de l’architecte en tant que professionnel de la conception171. Contrairement à Christopher Alexander qui estime que les usagers ont, à terme, vocation à gérer eux-mêmes leur environnement bâti, le théoricien néerlandais juge nécessaire le travail d’un spécialiste pour concevoir les structures-support. Par ailleurs, ce dernier se doit également d’assurer l’interface entre les habitants, qu’il conseille dans le choix des éléments de remplissage, et les industriels, avec lesquels il collabore afin de mettre au point des composants préfabriqués répondant aux attentes des usagers.

Les projets réalisés à partir des méthodes développées par le SAR ne constituent généralement que des succès partiels. Cela tient d’une part à la difficulté à mettre en place une production d’éléments préfabriqués standardisés, avec un éventail de composants suffisamment large pour que l’usager puisse exercer un véritable choix au moment de la construction, et une disponibilité à long terme de ces composants afin de garantir l’évolutivité du bâtiment. D’autre part, ces projets intégrant un certain degré de participation sont susceptibles de se heurter, comme toute démarche participative, à l’impréparation des usagers face aux nouvelles compétences qui leur sont proposées. Un long travail pédagogique soutenant l’émancipation des participants est alors nécessaire, afin qu’ils puissent tirer pleinement parti du processus auquel ils sont associés. Conscient de ces difficultés, les chercheurs du SAR adoptent une attitude pragmatique : la démarche prévalant sur l’objet fini, chaque application pratique ne constitue pas une fin en soi, mais l’occasion de faire avancer le développement de systèmes de construction modulaires, et d’encourager une prise de conscience démocratique chez les usagers. Il s’agit avant tout d’appliquer une méthode de travail systématique, qui se perfectionne grâce aux retours d’expériences apportés par chaque nouveau projet172.

En misant sur l’industrialisation pour permettre aux usagers de déterminer leur cadre de vie, John Habraken adopte un point de vue singulier parmi les théoriciens de la participation, généralement plus enclins à revaloriser le travail des artisans173 qu’à soutenir l’industrie

170. Ibid.

171. TAYLOR, Brian Brace. « Nikolaas Habraken, du

règne de la quantité à l’ordre de la qualité ? »,

L’architecture d’aujourd’hui n°174, juil-août 1974, p66

172. BOHNING, Ingo. Autonome Architektur und partizipatorisches Bauen : zwei Architekturkonzepte. Basel, Boston, Stuttgart :

Birkhäuser, 1981, p229

173. A titre d’exemple, Lucien Kroll laisse une

grande liberté aux artisans intervenant

sur la construction de la « Mémé » à Louvain (calepinage, choix des

teintes). Tout comme les usagers, ils sont considérés

comme des participants à la réalisation d’un ouvrage

collectif.

Page 106: La participation en architecture

106

capitaliste. Bien qu’il émette des critiques envers le mouvement moderne, il ne développe pas non plus de nostalgie à l’égard d’une certaine tradition architecturale ou urbaine antérieure (cf. I.A.3), tentant plutôt d’exploiter au mieux les technologies contemporaines. Pragmatiques, les travaux d’Habraken dépassent ainsi les idéologies politiques et les courants architecturaux : c’est précisément cette portée universelle qui les rend remarquables. S’agissant principalement d’outils méthodologiques et de propositions pour une nouvelle répartition des rôles entre les acteurs de la construction, le concept de séparation entre structure-support et remplissage ne se laisse pas enfermer dans une esthétique architecturale particulière. Au contraire, l’absence de principes plastiques peut donner lieu à des résultats formels très divers. Habraken se refuse du reste à illustrer ses ouvrages par des réalisations architecturales : c’est au lecteur d’imaginer son architecture174. Les images sont ainsi remplacées par une série de diagrammes résumant les principaux concepts développés. De plus, bien que les recherches du SAR se soient focalisées sur le contexte économique et social des Pays-Bas, l’idée globale d’une nouvelle organisation de la construction est susceptible d’être mise en oeuvre indépendamment des technologies disponibles. En effet, à défaut de composants préfabriqués, il serait tout à fait envisageable que les éléments de remplissage soient des dispositifs construits de manière artisanale, sans que cela n’affecte la pertinence du concept initial.

174. LÜTHI, Sonja. SCHWARZ, Marc. « De Drager, A film about Architect John Habraken », 2013

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2. Ralph Erskine et le Team 10

Introduction

Parmi les architectes à avoir engagé des démarches participatives au cours des années 1960-70, Ralph Erskine est probablement l’un de ceux qui l’ont fait avec le plus grand succès. Le projet du quartier de Byker à Newcastle — abondamment commenté lors de sa réalisation — témoigne de son engagement à impliquer les usagers dans la conception architecturale et urbaine. A chaque projet, Erskine s’efforce d’exploiter au maximum les ressources et les savoir-faire locaux. Outre la problématique de la participation des usagers, il a également mené de nombreuses études sur l’adaptation de l’architecture aux milieux naturels hostiles, en particulier le froid extrême du Nord de la Suède ou du Canada. Il s’agit alors de tirer le meilleur parti des matériaux présents sur place, pour tenter de limiter les effets physiques et psychologiques de ces climats sévères.

Le projet qu’Erskine développe à Newcastle correspond à la reconstruction d’un grand quartier ouvrier, dont la réalisation s’est étalée de 1968 à 1982. Cette opération a eu un grand retentissement à l’époque car elle proposait des solutions innovantes à de nombreux thèmes alors en débat dans la sphère architecturale : la participation des usagers mais également les rapports de densité entre logements individuels et logements collectifs, les interactions entre constructions neuves et bâti existant, la séparation du trafic automobile et des circulations piétonnes ou encore les enjeux liés au relogement d’une communauté existante. Face à l’ampleur du projet — il s’agissait de construire de nouveaux logements pour près de 8000 personnes —, Erskine cherche à éviter les travers des grands ensembles en initiant le plus tôt possible un processus participatif avec les habitants. Cette concertation a considérablement influencé le projet, entraînant d’importants changements vis-à-vis des intentions initiales établies par les architectes ou les maîtres d’ouvrage. La réalisation la plus emblématique du quartier est une longue barre résidentielle qui serpente sur près de 1,5 km au nord du site, protégeant le quartier des nuisances sonores d’une autoroute située à proximité.

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Biographie de l’architecte

Ralph Erskine (1914-2005) est un architecte anglais originaire de la banlieue londonienne. Il grandit au sein d’une famille d’orientation socialiste et fréquente durant plusieurs années une école religieuse (appartenant à la « Société des Amis »). Cette éducation fonde ses convictions personnelles, qui influenceront fortement la conduite de sa pratique architecturale future. Erskine entame ensuite des études d’architecture au Regent Street Polytechnic de Londres. Diplômé en 1938, il travaille quelque temps dans la capitale anglaise, puis s’expatrie en Suède peu avant le début de la Seconde Guerre Mondiale. Il est alors attiré par le modèle de social-démocratie et d’état-providence scandinave et admire le dynamisme de l’architecture moderne suédoise, porté par des représentants tels que Asplund, Markelius ou Lewerentz. Résidant à Stockholm, Erskine réalise quelques projets isolés durant la guerre (notamment sa propre villa à Lissma), puis il reprend les études au Swedish Royal Academy of Art. Décidé à s’établir durablement en Suède, il déménage en 1946 pour Drottningholm où il fonde sa propre agence (installée sur une péniche). Il participe alors à un grand nombre de concours d’architecture et conduit de nombreuses réalisations dans tout le pays (logements collectifs, villas, équipements scolaires ou plans de quartier). A la fin des années 1960, Erskine commence à acquérir une reconnaissance internationale et réalise alors plusieurs projets à l’étranger, notamment au Canada et en Grande-Bretagne. Toutefois, c’est bien la reconstruction du quartier de Byker à Newcastle qui contribuera le plus à la diffusion de son travail. Dans sa pratique, Ralph Erskine expérimente une méthode de conception fondée sur la participation des usagers et la prise en compte de l’environnement. Ce sont également des thèmes qu’il porte aux discussions du Team 10 dont il devient un des membres réguliers à partir des années 1960. Tout au long de sa carrière, Erskine ne cessera par ailleurs de défendre des convictions politiques fortes. Au sein de son agence, toute nouvelle affaire fait l’objet d’une discussion entre collaborateurs. Si la majorité considère que les missions proposées soulèvent des problèmes d’ordre éthique, les projets sont refusés (à titre d’exemple, une sollicitation de la part d’une société d’extraction d’uranium au Canada ou encore un projet de logements au Pérou, alors sous un régime dictatorial)175.

175. COLLYMORE, Peter. The architecture of Ralph Erskine. London, Toronto, Sydney : Granada, 1982, p9

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109

Pratique architecturale

Participation des usagers

Ralph Erskine assied avant tout ses projets sur le contexte naturel et social dans lequel il intervient. A ce titre, il considère la participation des usagers en phase de conception comme « une partie vitale du service de l’architecte à la communauté »176. Ce paramètre est d’autant plus important que les architectes sont généralement issus des classes moyennes de la société et ne peuvent imaginer, selon Erskine, les désirs et les besoins précis des représentants d’autres corps sociaux (principalement, les classes les plus défavorisées). Tout au plus, peuvent-ils essayer de deviner de manière intelligente ces aspirations, mais tant qu’il n’y a pas de dialogue direct entre l’architecte et l’usager, le bâtiment qui en résultera ne pourra parfaitement correspondre aux besoins de ses occupants177. La participation est d’autant plus stratégique dans le domaine du logement collectif (qui représente une grande partie des réalisations d’Erskine). Sachant qu’il n’y a pas nécessairement de communication entre le maître d’ouvrage et les futurs habitants, il est primordial que l’architecte entre en contact avec les usagers finaux, afin de réduire son « isolement vis-à-vis des personnes pour qui il conçoit »178. Il produira ainsi une architecture plus pertinente.

Erskine définit lui-même plusieurs objectifs auxquels doivent répondre les processus participatifs qu’il organise179. Tout d’abord, il s’agit de donner au concepteur, et aux différents habitants eux-même impliqués dans l’opération, des informations précises sur les préférences et les besoins variés de chaque personne ou chaque groupe prenant part à la concertation. Cette compréhension de la diversité des attentes que portent les participants est particulièrement importante lorsque différentes cultures sont associées au sein d’un même processus participatif, et que l’architecte n’appartient qu’à l’une d’entre elles, voire aucune. Par ailleurs, il est essentiel pour le succès de l’opération qu’autant d’habitants que possible soient consultés et écoutés. Ils partagent alors volontairement, et en connaissance de cause, la responsabilité du projet auquel ils ont été associés et de ses conséquences éventuelles. Cette responsabilisation collective laisse en outre présager d’une plus grande attention portée, dans un second temps, à l’entretien du cadre bâti. Enfin, Ralph Erskine souligne que la conduite d’un processus participatif constitue un

176. Ibid., p13 — traduction personnelle

177. Ibid., p13

178. Ibid., p21 — traduction personnelle

179. ERSKINE, Ralph dans COLLYMORE, Peter. The architecture of Ralph Erskine. London, Toronto, Sydney : Granada, 1982,

p14

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véritable exercice pédagogique pour l’architecte, tout particulièrement lorsqu’il intervient auprès de communautés socialement défavorisées, qui ont besoin d’un certain apprentissage avant de pouvoir penser de manière abstraire, analyser et résoudre des problèmes. Au cours de la concertation, les participants doivent progressivement se libérer de la position d’infériorité sociale qu’ils ont intériorisée, afin de devenir des citoyens à part entière, « capables de contribuer activement à une société moderne »180. Désormais conscients de leurs capacités à déterminer leur cadre de vie, ils gagnent une meilleure estime de soi. Cette forme d’émancipation décrite par Erskine s’apparente aux objectifs poursuivis par les « artistes participatifs » tels que Walther ou Beuys (Cf. III.A).

Lorsque les usagers finaux ne peuvent pas être connus, Ralph Erskine recourt à des méthodes proches de celles des enquêtes statistiques : il vérifie la pertinence de son projet en le confrontant aux demandes exprimées par des groupes de citoyens représentatifs, supposés refléter les attitudes et les besoins des futurs habitants. Conscient que cela ne saurait remplacer un dialogue direct avec les véritables personnes concernées, Erskine reconnaît tout de même à cette technique une certaine efficacité181. Au cours d’un processus participatif — que ce soit avec les futurs usagers ou face à des groupes représentatifs — son agence élabore toujours plusieurs alternatives projectuelles, de telle sorte qu’il y ait un véritable choix possible pour les participants. Après avoir entendu leur avis, Erskine se réserve le droit d’évaluer leurs arguments, d’en dégager des priorités et d’estimer de quelle manière il est pertinent d’en tenir compte dans le projet. Le rôle de l’architecte est ainsi de coordonner, et de donner de la cohérence, aux diverses attentes des futurs usagers. Un tel processus peut valider une des options proposées par l’agence, mais bien souvent la discussion fait avancer le projet dans une direction inattendue : c’est là tout l’intérêt d’une démarche participative.

Contexte suédois et convictions personnelles

Les raisons qui ont pu pousser Ralph Erskine à s’intéresser à la participation des usagers sont multiples. Tout d’abord, il exerce son métier dans un pays — la Suède — emprunt d’une forte tradition participative, où il est courant que les citoyens prennent part de manière active aux décisions qui affectent leur cadre de vie. Ainsi, dans le domaine de

180. Ibid., p14 — traduction personnelle

181. COLLYMORE, Peter. The architecture of Ralph Erskine. London, Toronto, Sydney : Granada, 1982, p16

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l’architecture, il est très commun de recourir à des procédures telles que les mandats d’études parallèles, qui intègrent régulièrement des processus participatifs182. Dans la ville de Märsta par exemple, Erskine a été sollicité en 1968, dans le cadre de l’un de ces mandats pour restructurer un quartier après la construction, à proximité, du nouvel aéroport de Stockholm. Le site dans son ensemble a été divisé en quatre zones, chacune affectée à une agence. Parallèlement, un groupe représentatif d’habitants a été formé avec lequel chaque architecte était tenu de collaborer dans le développement du projet. Au final, les quatre maîtres d’oeuvre devaient se coordonner pour produire un plan directeur commun. Christopher Alexander fut d’ailleurs associé à la procédure comme conseiller.

Cependant, au-delà de la tradition démocratique suédoise, c’est probablement aussi en raison de son statut d’expatrié qu’Erskine a attaché une si grande importance à l’implication des usagers dans le processus de conception. En effet, étant issu d’une autre culture, il a certainement dû prêter plus d’attention au fonctionnement de la société suédoise pour pouvoir concevoir des logements véritablement adaptés aux besoins et au modes de vie locaux. Par ailleurs, l’éducation religieuse qu’il a reçue en Angleterre a vraisemblablement influencé son approche des relations humaines. La « Société des Amis » — ou Quakers — est en effet un mouvement religieux rejetant toute structure hiérarchique et portant comme valeur la discussion d’égal à égal (les offices religieux prennent par exemple la forme de réunions). Enfin, la pratique architecturale d’Erskine est également portée par ses convictions politiques. Fermement engagé en faveur de la justice sociale, il cherche à répondre aux vrais besoins de tous les citoyens — d’où la nécessité d’une concertation —, et dénonce « les ressources considérables dépensées pour la construction de bâtiments prestigieux »183 (sièges sociaux, musées, grands équipements), alors qu’ils ne sont fréquentés que par une minorité de la population.

Architecture climatique

Outre la participation des usagers, ce qui caractérise principalement la pratique architecturale de Ralph Erskine est son attention portée au contexte climatique. Il cherche ainsi à mettre au point des dispositifs constructifs innovants pour garantir le confort des habitants, tout en optimisant les ressources disponibles. Ce sujet de recherche revêt une

182. Ibid., p16

183. ERSKINE, Ralph dans COLLYMORE,

Peter. The architecture of Ralph Erskine. London,

Toronto, Sydney : Granada, 1982, p18 — traduction

personnelle

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importance cruciale lorsque l’on construit dans des environnements inhospitaliers comme les régions arctiques du Nord de la Suède. Mais au-delà de ces expériences extrêmes, c’est une préoccupation qu’Erskine décline dans tous ses projets, que le climat soit froid, chaud ou tempéré. En ce sens, il apparaît comme l’un des précurseurs de l’architecture écologique, qui s’est largement diffusée depuis les années 1990-2000. Un certain nombre de paramètres font ainsi l’objet de réflexions particulières : orientation des bâtiments, protections contre le vent ou le soleil, ventilation, conservation de la chaleur ou encore évacuation des eaux de pluie.

Le quartier de Byker à Newcastle-upon-Tyne

Genèse du projet

Situé non loin de la rive nord de la Tyne, avec une vue panoramique sur le centre ville de Newcastle, Byker est un ancien quartier ouvrier construit dans les années 1880. Implanté à flanc de colline, sur une pente orientée sud-ouest, il bénéficie d’une topographie relativement favorable du point de vue de l’ensoleillement. A l’origine, ce sont des maisons en terrasse de deux niveaux qui y furent construites. Elles étaient divisées en petits appartements destinés aux ouvriers travaillant dans la construction navale ou les industries lourdes. Face à l’état de délabrement du quartier, les autorités entreprennent un programme de rénovation à la fin des années 1960. Les politiciens locaux, travaillistes comme conservateurs, sont

ILL 24. ERSKINE, Ralph. Etude pour une ville arctique, 1958.

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soucieux de préserver l’unité sociale du quartier et souhaitent intégrer au projet une forme de participation publique. Le mot d’ordre y est : « Byker for the Byker people »184. En raison de la détérioration des constructions existantes, notamment au niveau des fondations, la possibilité de réhabiliter les maisons de 1880 est rapidement écartée. C’est donc la reconstruction du quartier dans son ensemble qui est envisagée. Il faut également souligner que ce projet représente un intérêt politique important pour la ville de Newcastle, qui cherche à montrer sa transformation d’une ville grise, tournée vers l’industrie lourde, en un centre administratif moderne pour tout le Nord-Est de l’Angleterre. Par ailleurs, à la nécessité de remédier à l’état de délabrement du quartier s’ajoute également celle de limiter les nuisances sonores qui seront provoquées par une autoroute dont la construction est prévue en limite nord du site.

En 1968, le comité de planification urbaine de Newcastle sollicite pour ce projet l’agence de Ralph Erskine. Bien qu’elle soit basée en Suède, celle-ci vient de réaliser un petit bâtiment de logement à Killingsworth (près de Newcastle), ce qui l’a faite connaître auprès des autorités locales. Lorsqu’il reçoit la proposition, Erskine demande tout d’abord un délai d’un mois de réflexion, afin de rencontrer les habitants et de se renseigner sur le quartier. Dès les premiers jours, il envoie ainsi plusieurs collaborateurs sur place pour recueillir l’opinion des habitants de Byker. A l’issue de ces premiers contacts, il rédige un programme alternatif à celui proposé par le comité de planification urbaine. Cette nouvelle feuille de route inclut plusieurs conditions parmi lesquelles on remarque notamment la mise en oeuvre d’une très large participation des habitants, l’établissement sur place de l’agence qui conduit le projet, la tenue de toutes les réunions de concertation dans le quartier de Byker et non pas en centre-ville, la préservation de certains bâtiments promis à la démolition que les habitants souhaitaient néanmoins conserver, ou encore l’instauration de méthodes de phasage du chantier permettant de conserver un quartier viable à toutes les étapes du projet et ainsi maintenir de bonnes relations de voisinage.

Mise en oeuvre du processus participatif

Après que les autorités ont consenti aux conditions d’Erskine, l’architecte installe son agence dans une ancienne boutique au centre

184. FUTAGAWA, Yukio. EGELIUS, Mats.

Ralph Erskine : Byker redevelopment, Byker area

of Newcastle-upon-Tyne, England. 1969-82. Global

Architecture. Tokyo : A.D.A. EDITA, 1980, p3

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du quartier. Une quinzaine de collaborateurs — anglais ou suédois — y travaillent, certains décidant même d’élire domicile dans le quartier durant les quelques années nécessaires pour mener l’opération à son terme. Les architectes sont donc directement impliqués dans le projet et facilement accessibles pour les habitants. Le processus participatif commence ainsi de manière très informelle : l’agence est ouverte en permanence aux résidents de Byker, qui viennent faire part de leurs souhaits et de leurs craintes concernant la reconstruction du quartier, mais également de problèmes très concrets du quotidien — du vandalisme au radiateur qui fuit… Les habitants voyant les architectes travailler, l’agence devient un signal du projet en cours d’élaboration, mais également un lieu central de la vie du quartier où les habitants sont susceptibles de se retrouver. Une place de jeux a d’ailleurs été aménagée devant le bureau. Erskine recherchait ainsi la proximité immédiate des résidents, un contact émotionnel qu’il considérait comme le seul moyen de parvenir à un dialogue efficace avec les usagers185. Ces échanges doivent permettre, d’une part à l’architecte de prendre connaissance des besoins et des désirs des habitants, de l’autre aux habitants de comprendre, de juger et d’influencer le projet que l’architecte est en train de concevoir. Outre ces contacts libres, des rencontres plus formelles sont également organisées dans le quartier de Byker : des événements ou des réunions plénières sont programmées le soir afin de présenter l’avancement de l’opération. Il s’agit alors pour les architectes de désamorcer l’anxiété des résidents qui vivent souvent dans des conditions matérielles difficiles, au sein d’un quartier en cours de démolition, et qui s’apprêtent à déménager dans un environnement non familier. Par ailleurs, des entretiens individuels sont proposés aux habitants en attente de relogement afin de leur présenter leur nouvel appartement, ceux-ci pouvant alors solliciter des offres alternatives.

La démarche participative ainsi entamée implique également une action pédagogique. En effet, les consultations avec les résidents ont certes permis aux architectes de clarifier les concepts qui sous-tendent leur projet, mais elles ont également amené les participants à analyser et à justifier leurs propres opinions. Aussi, s’il n’est ressorti des premières rencontres qu’une somme de plaintes individuelles, parfois anecdotiques, après quelques temps les idées plus abstraites, traduisant les véritables enjeux du projet, ont pu être discutées. Ce processus éducatif est

185. BOHNING, Ingo. Autonome Architektur und partizipatorisches Bauen : zwei Architekturkonzepte. Basel, Boston, Stuttgart : Birkhäuser, 1981, p205

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115

incontournable car un savoir insuffisant s’avère bien souvent être une limitation importante dans le dialogue entre participants, architectes et autorités. Dans le cas du quartier de Byker, Erskine a d’ailleurs considéré que ce processus s’était avéré assez laborieux comparativement à ses autres expériences participatives186. En effet, les ouvriers de Byker n’étaient vraisemblablement pas habitués à être sollicités au sujet de leurs opinions pour quelque objet que ce soit, alors qu’une certaine tradition de la participation en Suède expliquerait que les habitants y soient plus réceptifs aux principes généraux de conception architecturale ou urbaine. Outre la capacité à prendre part de manière productive à un processus participatif, cette émancipation des participants les amène également à s’identifier au projet et à prendre conscience de leurs responsabilités vis-à-vis de cette entreprise. Il en découle un nouveau rapport à l’environnement construit, mais également à l’environnement humain. Erskine constate en effet que de nombreuse activités sociales spontanées s’organisent rapidement dans les quartiers ayant bénéficié d’un processus participatif, ce qui n’intervient que rarement — et après une période beaucoup plus longue — lorsque les résidents n’ont pas pris part collectivement à la conception de leur cadre de vie187.

A Byker, les premiers échanges avec les habitants montrent un patriotisme local très fort, néanmoins ces derniers n’affichent que peu d’attachement aux bâtiments et à l’organisation urbaine existante. Sous leur influence, l’idée initiale de préserver le schéma des rues existantes a ainsi été abandonné au profit d’une transformation plus radicale du

ILL 25. ERSKINE Ralph. Quartier Byker, Newcastle.

Croquis d’ambiance, 1976. L’ agence d’Erskine sur le

site est visible en arrière plan, installée dans un

ancien funérarium.

186. COLLYMORE, Peter. The architecture of Ralph Erskine. London, Toronto, Sydney : Granada, 1982,

p15

187. BOHNING, Ingo. Autonome Architektur und partizipatorisches Bauen : zwei Architekturkonzepte. Basel, Boston, Stuttgart :

Birkhäuser, 1981, p207

Page 116: La participation en architecture

116

quartier. Par ailleurs, le processus participatif engagé a également abouti à une réduction drastique du nombre de logements, en comparaison avec la première proposition du comité de planification urbaine. La densité moindre ainsi concédée a notamment permis de tirer pleinement parti de la topographie du site, en dotant de larges terrasses les maisons construites dans la pente orientée au sud. Les résultats de la concertation sont synthétisés par Erskine en 1970 dans un « plan d’intention », qu’il soumet ensuite à l’approbation des autorités locales. Outil beaucoup plus flexible qu’un plan directeur traditionnel, il ne fixe pas de formes urbaines mais liste des objectifs précis dans lesquels s’inscrira le projet. Ainsi, les différents acteurs de l’opération s’engagent par exemple à « construire un environnement complet et intégré pour y vivre dans le sens le plus large, au plus bas coût possible pour les habitants et en collaboration avec eux », à « créer des caractères physiques reconnaissables pour chaque groupe de maisons, afin de faciliter l’orientation dans le quartier », ou encore à « maintenir un système complet de voies piétonnes à chaque phase du projet »188.

Au sein de l’opération globale, un îlot de 46 logements, Janet Square, fait office de projet pilote. Première phase à être réalisée (entre 1971 et 1972), c’est également l’étape où la participation des habitants a été poussée le plus loin. Après de nombreux sondages et réunions, plusieurs hypothèses de travail des autorités ont ainsi été infirmées. Parmi les principaux changements portés par les usagers, on notera l’adoption d’un plan des aménagements extérieurs partiellement ouvert (sans marquage fort des limites de propriété entre l’espace public et les espaces privés) ou encore la préférence des habitants pour l’emploi de couleurs vives.

Cependant, bien qu’il ait été dans l’ensemble considéré comme un succès, le processus participatif mené au quartier de Byker a également généré quelques tensions. En effet, le dévouement des architectes s’est parfois révélé être à double tranchant. En première ligne face aux habitants, ils ont dû assumer l’ensemble du projet, essuyant régulièrement des critiques pour des décisions relevant plutôt de la responsabilité des autorités politiques. De plus, si la ville soutient la notion de participation, aucune définition claire de ce en quoi cette participation consiste n’avait été actée. De plus, l’engagement des architectes se tournant directement vers l’usager plutôt qu’envers le client financeur (le Département Municipal

188. FUTAGAWA, Yukio. EGELIUS, Mats. Ralph Erskine : Byker redevelopment, Byker area of Newcastle-upon-Tyne, England. 1969-82. Global Architecture. Tokyo : A.D.A. EDITA, 1980, p2 — traduction personnelle

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117

du Logement), les responsables politiques — qui s’estiment par ailleurs représentants du peuple — ont pu se sentir écartés du projet189. Aussi, lorsque les architectes ont exploré des formes alternatives de propriété et d’attribution des logements — afin d’accorder une liberté de choix plus grande aux usagers —, les autorités ont estimé qu’ils avaient clairement outrepassé leur mission. Ce type de désaveux explique notamment que l’agence d’Erskine ait été partiellement dessaisie des tâches non architecturales lors de la seconde phase du projet.

Réalisation

À l’issue de travaux qui s’étaleront sur plus d’une décennie, le projet finalement réalisé rassemblera plus de 2300 logements. L’opération se compose de deux ensembles distincts : d’une part la longue barre curviligne qui ondule à la limite nord du quartier, de l’autre un ensemble de maisons individuelles sur deux niveaux, disposées en rangées ou formant des îlots ouverts appelés « villages ». Chacun de ces villages possède ses propres caractéristiques spatiales, et intègre un élément spécifique du programme (école, café, commerce). Quelques bâtiments existants,

189. Ibid., p6

ILL 26. ERSKINE, Ralph. Quartier Byker, Newcastle,

1969-82. Plan masse de l’opération.

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118

ILL 27. ERSKINE, Ralph. Quartier Byker, Newcastle, 1969-82. Vue du Wall depuis l’extérieur du quartier.

ILL 28. ERSKINE, Ralph. Quartier Byker, Newcastle, 1969-82. Vue du Wall depuis une coursive.

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tels qu’un église, sont intégrés au plan et assurent la liaison entre l’ancien quartier et la nouvelle opération. Par ailleurs, outre les équipements prévus dans le programme, Erskine ajoute au projet de nombreux locaux communs (salles d’activités, ateliers), répartis de manière uniforme parmi les habitations.

Bien que l’habitat individuel représente près de 80% des logements du quartier, c’est bien la longue barre de logements collectifs, surnommée the Wall, qui en constitue la réalisation la plus emblématique. Sculptural, cet immeuble à l’orientation et à la hauteur variables, affirme un langage plastique fort au moyen de motifs surdimensionnés, réalisés en associant différentes teintes de briques. Longeant la crête de la colline, il protège les maisons en contrebas du bruit de l’autoroute qui passe au nord du quartier mais les abrite également du vent. Par ailleurs, la hauteur de l’immeuble offre aux appartements, tous traversants et pour la plupart en duplex, une vue exceptionnelle sur la ville de Newcastle et la Tyne. Riche d’évocations, the Wall rappelle la Grande Muraille de Chine ou, plus récemment, le projet de Le Corbusier pour Alger. C’est également une figure récurrente dans le travail de Ralph Erskine, qui tire parti de ses propriétés climatiques, particulièrement adaptées aux climats froids (protection au vent, maximisation des apports solaires). Paradoxalement toutefois pour un projet qui se veut exemplaire du point de vue de la participation, ce geste architectural, qui a largement contribué à la notoriété du quartier, ne provient pas directement de la volonté des habitants. En effet, ce parti urbain, considéré par le maître d’ouvrage comme une réponse technique inévitable en vue de restreindre les nuisances sonores de l’autoroute, n’a pas été débattu dans le cadre de la procédure participative.

Si elles sont moins spectaculaires, les maisons individuelles qui constituent le reste du quartier ne sont pas pour autant dépourvues de qualités architecturales. Une gradation assez fine a ainsi été mise en oeuvre entre le domaine public et les espaces privés. Les entrées sont subtilement marquées par le traitement des sols, la largeur réduite des cheminements et la densité des plantations. Des éléments de mobilier urbain tels que des bancs ou des pergolas contribuent également à qualifier ces espaces de transition. Une véritable réflexion a d’ailleurs été menée sur la conception des espaces extérieurs, différenciés et toujours pensés pour accueillir des usages spécifiques (des jeux pour enfants aux

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ILL 29. ERSKINE, Ralph. Quartier Byker, Newcastle, 1969-82. Maisons individuelles. Travail des entrées et des transitions espaces publics-privés.

ILL 30. ERSKINE, Ralph. Quartier Byker, Newcastle, 1969-82. Qualification des espaces publics.

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espaces de relaxation). Les matériaux employés dans la construction ont également fait l’objet d’une attention particulière. La brique, bien-sûr, constitue le matériau traditionnel local, et le support de l’expression plastique du projet, mais Erskine décide également d’employer le bois. Cependant, s’agissant d’une technique de construction peu habituelle dans la région, sa mise en oeuvre a posé quelques problèmes de qualité. De plus il nécessite un entretien ou un remplacement réguliers. Erskine tourne pourtant cette contrainte en un atout : le bois étant facile à travailler et à modifier pour les habitants, ces petits travaux deviennent l’occasion pour les individus d’intervenir sur leur environnement (en repeignant par exemple des planches d’une autre couleur, ou bien en changeant la forme des palissades). Dès lors la maintenance du logement participe pleinement à l’appropriation du cadre de vie.

Une architecture « attachante »

Si l’architecture produite au quartier de Byker a généralement reçu un accueil très favorable au moment de sa construction, ce ne sont clairement pas les principes formels ou esthétiques qui ont guidé l’action de Ralph Erskine. Au travers de cette réalisation, c’est bien plus une démarche projectuelle que l’architecte cherche à transmettre : celle qui consiste à « voir le logement en termes sociaux, avec le regard des résidents », à « collaborer avec eux et servir la communauté dans son ensemble »190. Aussi, il conçoit des « bâtiments utiles et utilisables », qui « ne sont pas soumis a priori à une idée esthétique extérieure qui pourrait entraver cette qualité »191. Les hypothèses formelles retenues en phase de conception se doivent ainsi d’être libres et adaptables, afin que le projet puisse conserver sa propre logique, tout en étant en mesure d’intégrer les évolutions induites par les demandes des habitants. En somme, on peut y voir une nouvelle forme de fonctionnalisme, basée cette fois sur les besoins réels — physiques, psychologiques et sociaux — de chacun, et non plus sur les besoins simplifiés d’un « Homme universel » (cf. I.A.2). Peter Collymore indique à propos de l’architecture d’Erskine que le résultat est « rarement beau, mais efficace ». Il ajoute toutefois que ce qui importe n’est pas tant la beauté mais la constitution d’un « cadre de vie attachant »192, que les irrégularités du bâti et les éléments techniques « accidentels » contribueraient à instaurer.

190. FUTAGAWA, Yukio. EGELIUS, Mats.

Ralph Erskine : Byker redevelopment, Byker

area of Newcastle-upon-Tyne, England. 1969-82.

Global Architecture. Tokyo : A.D.A. EDITA, 1980, p8 —

traduction personnelle

191. COLLYMORE, Peter. The architecture of

Ralph Erskine. London, Toronto, Sydney : Granada,

1982, p34 — traduction personnelle

192. Ibid., p34

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Le Team 10

Présentation du mouvement

Le Team 10 regroupe plusieurs membres d’une génération d’architectes européens qui refusent, après-guerre, les excès du fonctionnalisme et les principes urbanistiques réducteurs de la Charte d’Athènes. Ils cherchent à retrouver de la diversité et de la complexité dans les réponses architecturales apportées aux défis de la Reconstruction puis de la crise du logement des années 1960. Ils s’attachent également à « intégrer les apports des sciences humaines dans la réflexion sur la ville et l’architecture »193, remettant l’usager et la communauté au coeur du projet. La rencontre fondatrice du Team 10 a lieu à Dubrovnik en 1956, dans le cadre du dixième CIAM (célèbres congrès de l’architecture moderne, initiés par Le Corbusier). C’est ainsi l’occasion pour ces jeunes architectes d’affirmer leur divergences de point de vue avec les représentants historiques de la modernité architecturale. A partir de cette date, le groupe — à géométrie variable — se réunira régulièrement jusqu’au début des années 1980. Chaque rencontre est l’occasion pour les participants de présenter les recherches théoriques qu’ils mènent dans le cadre de leur pratique architecturale, ou les réalisations qu’ils viennent d’accomplir. Le Team 10 regroupe, parmi ses membres les plus actifs, des architectes majeurs de l’époque tels que Alison et Peter Smithson, Jaap Bakema, Georges Candilis, Giancarlo De Carlo, Aldo Van Eyck, Shadrach Woods, Ralph Erskine, Herman Hertzberger ou encore José Coderch. Exerçant dans différents pays européens, ils revendiquent chacun leur propre sensibilité et leurs centres d’intérêts. Un manifeste ne saurait donc résumer leur travail. Plus qu’un mouvement, le Team 10 consiste en réalité en une plate-forme de réflexion sur les enjeux architecturaux et urbains contemporains.

Le thème de la participation au sein du Team 10

La question de la participation des usagers est évoquée dès les premières réunions des membres du Team 10. Ce thème renvoie à leur conviction que « l’architecte (doit) être au service de la société, de l’usager ou de l’habitant, et que l’architecture moderne (doit) permettre à chacun de s’approprier effectivement les lieux et d’y construire son identité »194. Le rôle de l’architecte est ainsi questionné : Giancarlo De Carlo affirme

193. « Team 10, une utopie du présent (1953-1981) », exposition à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine, Paris. 20/03/2008-11/05/2008

194. Ibid.

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notamment que « l’architecture est trop importante pour être laissée aux architectes »195. D’autres comme Georges Candilis ou Jaap Bakema soulignent l’importance des interactions entre les habitants et leur cadre de vie : « l’Homme crée l’environnement et l’environnement, à son tour, influence l’Homme »196, « nous devons produire un cadre dans lequel l’Homme peut à nouveau être le maître de son foyer »197. Cependant, ce n’est qu’à l’occasion de l’élan démocratique de la fin des années 1960, que certains membres du Team 10 développent véritablement leur vision de la participation en architecture et sont en mesure de la mettre en oeuvre. Parmi les architectes les plus impliqués dans cette problématique, on peut citer bien-sûr Ralph Erskine, mais également Giancarlo De Carlo, Jaap Bakema ou encore Herman Hertzberger.

Ralph Erskine rejoint le Team 10 en 1959 à Otterlo (NL) où il présente ses travaux sur l’architecture climatique dans les régions du Grand-Nord et notamment son projet de « ville arctique ». Il assistera ensuite à la plupart des congrès, exposant notamment ses recherches et ses expérimentations dans le domaine de la participation des usagers. Il présente le projet de reconstruction du quartier de Byker aux autres membres du Team 10 à l’occasion de la rencontre de Bonnieux (FR) en 1977. Bien qu’il ait pris part à de nombreuses réunions, Ralph Erskine ne fait pas partie des membres les plus actifs du Team 10. En effet, il est souvent resté un peu en retrait de l’organisation, jugeant les débats trop théoriques et leur préférant une approche de l’architecture plus pragmatique198.

Le quartier de Matteotti à Terni (IT) par Giancarlo De Carlo

Parmi les processus participatifs menés par les architectes du Team 10, on peut distinguer, outre le quartier de Byker, le projet de quartier résidentiel Villagio Matteotti à Terni, conduit par Giancarlo De Carlo de 1969 à 1974. Il s’agit donc d’une opération réalisée de manière concomitante au projet d’Erskine et dont le programme est assez similaire : il consistait en effet à reconstruire une cité ouvrière, située dans la région de Rome. Dans ce cas également, les bâtiments existants étaient dans un état de délabrement trop important pour qu’une simple rénovation puisse être envisagée. Giancarlo De Carlo initie le processus participatif en organisant une exposition qui présente aux habitants

195. DE CARLO, Giancarlo dans « Team 10, une

utopie du présent (1953-1981) », exposition à la

Cité de l’Architecture et du Patrimoine, Paris.

20/03/2008-11/05/2008

196. BAKEMA, Jaap dans SMITHSON, Alison. Team

10 primer. Cambridge, London : The MIT Press, 1974, p24 — traduction

personnelle

197. CANDILIS, George dans SMITHSON,

Alison. Team 10 primer. Cambridge, London : The MIT Press, 1974, p76 —

traduction personnelle

198. TEAM 10 ONLINE, www.team10online.org

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différentes typologies de logements et de formes urbaines. Cette étape vise avant tout à éveiller la curiosité des participants et à créer un support de discussion pour entamer la concertation. Plusieurs ateliers de réflexion sont ensuite établis — rassemblant des architectes, un sociologue et de petits groupes d’habitants —, afin que ces derniers puissent clarifier leurs besoins et leurs souhaits à propos du nouveau quartier. Plusieurs revendications ressortiront de cette procédure : l’accès à un jardin privé depuis chaque logement, des entrées individuelles depuis la rue, un plan flexible qui permette de combiner plusieurs pièces ou encore une séparation stricte des circulations à l’échelle du quartier entre piétons et voitures199. Au moment de la conception architecturale, suite à cette première phase de concertation, Giancarlo De Carlo base son travail sur les demandes des habitants, ainsi que sur leurs réactions face aux différentes typologies présentées. Cependant, si l’architecte réagit aux volontés exprimées par les usagers — auxquelles il tente de répondre — ces revendications ne déterminent pas complètement son projet. Aussi, lorsque le débat avec les habitants s’est orienté vers la typologie classique de la maison pavillonnaire — modèle que De Carlo jugeait inadapté à leurs besoins et connotant l’appartenance à une classe sociale plus aisée —, l’architecte a décidé d’adopter une typologie alternative. La solution retenue s’apparente à de l’habitat intermédiaire : des bâtiments sur trois niveaux, disposés en bande, accueillent des logements bénéficiant de larges terrasses. On atteint les entrées principales depuis une rue accessible en voiture, alors qu’une desserte secondaire à l’arrière des logements est réservée aux circulations piétonnes. Par ailleurs, un système de passerelles transversales crée des connexions directes entre les différents ensembles bâtis et relie les institutions publiques installées au sein du quartier.

199. BOHNING, Ingo. Autonome Architektur und partizipatorisches Bauen : zwei Architekturkonzepte. Basel, Boston, Stuttgart : Birkhäuser, 1981, p201

Page 125: La participation en architecture

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ILL 31. DE CARLO, Giancarlo. Villagio Matteotti, Terni, 1969-74. Logements

en terrasse.

ILL 32. DE CARLO, Giancarlo. Villagio Matteotti,

Terni, 1969-74. Passerelle piétonne.

Page 126: La participation en architecture

126

Conclusion : différentes approches de la participation en phase de conception

On peut remarquer que les projets de Ralph Erskine et Giancarlo De Carlo s’inscrivent tous les deux dans des contextes particulièrement favorables à la mise en place d’un processus participatif. En effet, s’agissant de reconstructions, non seulement les futurs habitants sont déjà identifiés, mais ils résident déjà sur place, se connaissent et forment de véritables communautés. Erskine reconnaît d’ailleurs « qu’une communauté ne se forme qu’à condition que des Hommes la souhaitent »200 ; sans volonté les éléments matériels sont impuissants. En revanche, lorsqu’une véritable construction collective émerge, c’est à l’architecte de concevoir un environnement bâti qui soutienne ce projet. En outre, il faut souligner que les quartiers de Byker et Matteotti constituent chacun des ensembles dont la population est sociologiquement assez homogène — dans les deux cas, c’est principalement la classe ouvrière qui est représentée. Si cette uniformité sociale n’est pas toujours souhaitable, dans le cadre d’un processus participatif on peut néanmoins imaginer que ce facteur limite les éventuelles divergences d’opinion entre les participants, qui ont pour la plupart des ressources et des modes de vie similaires. Enfin, le fait que ces deux opérations — comme par ailleurs la très grande majorité des projets participatifs — soient financés par des maîtres d’ouvrage publics n’est pas non plus anodin. Il semblerait en effet que les décideurs politiques locaux, du fait de leur mandat démocratique, soient relativement attentifs à l’opinion de leurs administrés, et ainsi plus enclins à mettre en place une forme de participation en architecture. Cette préoccupation n’est probablement pas partagée par les investisseurs privés qui recherchent avant tout la rentabilité économique. Aussi, ils préfèreront certainement se limiter à une production de logements standards, plus facile à commercialiser, plutôt que de développer des logements spécifiquement adaptés aux besoins de leurs occupants.

Bien que les projets de Ralph Erskine et Giancarlo De Carlo décrits précédemment présentent des similitudes, on peut remarquer que les deux architectes mènent les processus participatifs respectifs de manière différente. Erskine, d’une part, organise très peu la participation. En installant son agence sur le site même du projet, il recherche volontairement la spontanéité et le contact direct avec les participants, lesquels peuvent

200. Ibid., p208 — traduction personnelle

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librement solliciter les architectes. De l’autre, Giancarlo De Carlo implique les habitants au projet selon un protocole bien plus encadré : les participants sont répartis en groupes de discussion, qui se réunissent de manière régulière pour donner leur opinion sur les propositions que leur soumet l’agence. Une autre différence réside dans le rôle que se fixent les deux architectes. En effet, lorsque l’on conduit un processus participatif, on est nécessairement amené à se demander jusqu’où les habitants peuvent être écoutés, et à partir de quand l’architecte se doit de « reprendre la main », afin de garantir la cohérence globale du projet. Une autodétermination absolue des usagers paraît en pratique illusoire, en particulier pour des opérations de l’ampleur des quartiers de Byker ou Matteotti. Dans ce domaine, Ralph Erskine semble laisser une autonomie assez large aux habitants, quitte à accepter une plus grande hétérogénéité formelle. Giancarlo De Carlo, en revanche, écoute les demandes des résidents mais détermine ensuite lui-même la solution architecturale qu’il considère comme la plus pertinente pour y répondre.

En comparant, cette fois, ces deux expériences participatives aux travaux de John Habraken, on observe une différence d’approche manifeste. Chez Habraken, la participation n’est possible que dans le champ des éléments détachables, et dans la limite des différents composants préfabriqués proposés par les industriels. Ainsi, les habitants sont censés pouvoir disposer librement de leur logement, mais la forme urbaine, le parti structurel ou encore le mode de distribution sont des paramètres qui influencent directement la qualité des appartements. Or, ces variables relevant de la structure-support, les usagers ne peuvent y exercer une quelconque influence, contrairement aux processus participatifs plus « globaux » tels que ceux engagés dans les quartiers de Byker ou de Matteotti. En réalité, Habraken, d’un côté, et les architectes du Team 10, de l’autre, abordent la participation en phase de conception à des échelles différentes. Erskine et De Carlo conduisent en effet des expériences participatives uniques, où la part d’autodétermination accordée aux habitants est la plus étendue possible. Toutefois ces projets n’ont pu être menés à bien qu’en raison des conditions relativement favorables dans lesquelles ils se déroulent (futurs habitants familiers du quartier et formant déjà une communauté soudée, maîtres d’ouvrages disposés à soutenir un processus participatif). De plus, le caractère expérimental de ces réalisations implique un certain risque d’échec dans

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la conduite du projet. Au quartier de Byker par exemple, les autorités ont décidé de restreindre substantiellement la participation des habitants à partir de la seconde phase de l’opération. John Habraken, quant à lui, est moins ambitieux concernant le « degré de participation » atteint. Néanmoins, il collabore à long terme avec les pouvoirs publics pour tenter de modifier la règlementation du logement, il essaie de développer avec des industriels un système de construction modulaire et standardisé, enfin il pose une limite claire dans le projet entre ce qui relève de la compétence de l’architecte et ce qui peut être librement déterminé par l’usager. Ce faisant, il développe une méthode participative susceptible d’être appliquée de manière bien plus large et dans des contextes très différents. Il s’agit donc plutôt d’une démocratisation de la participation — quitte à accepter d’importants compromis —, que de la conduite de quelques opérations exemplaires.

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3. Lucien Kroll : la Maison Médicale de l’Université Catholique de Louvain

Introduction

Si les travaux d’architectes tels que John Habraken ou Ralph Erskine ont eu un certain écho parmi leurs contemporains, l’opération participative la plus marquante des années 1970 est sans conteste la « Mémé » (Maison Médicale) réalisée par Lucien Kroll près de Bruxelles. Ce bâtiment s’inscrit dans la construction d’un nouveau campus pour l’Université Catholique de Louvain (UCL). Les étudiants, très influencés par les événements de Mai 68, se sont fortement impliqués dans ce projet : ils ont notamment demandé que l’agence de Kroll soit chargée de l’opération. Le résultat, un patchwork désordonné de briques, de parpaings, de panneaux en bois et de fenêtres de toutes dimensions, ne laissera pas indifférent : l’architecture devait traduire, d’un point de vue esthétique et fonctionnel, « les relations entre les Hommes situés dans un espace voulu »201. Sept ans après le lancement du projet, l’opération s’achève alors que la population étudiante a été largement renouvelée et que certaines tensions opposent architectes et étudiants à l’administration de l’université.

Pour la réalisation de ce projet, Lucien Kroll s’inspire fortement des travaux du SAR, que ce soit du point de vue de la séparation entre structure-support et remplissage, ou de l’usage d’éléments de construction s’inscrivant dans une trame modulaire (cf. 3.B.1). C’est d’ailleurs une des rares expériences d’architecture participative où Habraken reconnaît l’aboutissement de sa vision initiale202. Cette opération fait néanmoins l’objet d’un chapitre à part dans ce mémoire. En effet, Kroll prend quelques libertés avec la méthodologie du SAR et développe bien plus loin le processus participatif (qui ne se limite pas uniquement à choisir des éléments de remplissage préfabriqués). De plus, il exprime grâce à ce projet une véritable vision politique : la contestation de l’administration centralisée et le droit de chacun à déterminer son propre cadre de vie.

201. KROLL, Lucien. « « Mémé » et « Fasciste »

à Woluwé, Université de Louvain », Techniques et

architecture n°311, oct-nov 1976, p40

202. FORTIER, Bruno. « « Mémé » et « Fasciste »

à Woluwé, Université de Louvain », Techniques et

architecture n°311, oct-nov 1976, p38

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Développement du projet

Sollicitation de Lucien Kroll

La construction d’un nouveau campus pour l’Université Catholique de Louvain a pour origine une crise politique qui a secoué la Belgique durant les années 1967-68, connue sous le nom « d’Affaire de Louvain ». Un nombre grandissant de Flamands, soutenus en particulier par les mouvements nationalistes, contestait alors le fait que la section francophone de l’UCL soit installée à Louvain, en région de langue néerlandaise. Cette revendication s’était trouvée renforcée quelques années auparavant par l’adoption en Belgique du principe d’unilinguisme régional. La direction de l’UCL, qui était alors la plus grande université du pays, rejetait catégoriquement le principe d’une séparation en deux entités linguistiques distinctes. Cependant, plusieurs manifestations de grande ampleur, organisées à la fin de l’année 1967 en Flandres, exigèrent le départ des étudiants francophones de Louvain. La contestation, portée par les députés néerlandophones gagna alors le parlement et aboutit à une crise politique qui contraignit le Premier Ministre à la démission. Les Flamands ayant obtenu gain de cause, la section francophone de l’UCL dut quitter Louvain. En 1968, la planification de deux nouveaux campus en Wallonie fut donc engagée : l’un à Louvain-la-Neuve, et l’autre à proximité de Bruxelles — à Woluwé-Saint-Lambert — pour lequel Kroll fut mandaté. Le campus bruxellois regroupe les Facultés de Médecine et de Pharmacie, installées à proximité d’un hôpital construit quelques années auparavant.

L’administration de l’université commence par établir un programme précis et un plan directeur pour le nouveau quartier de Woluwé-Saint-Lambert. En vue d’associer les étudiants à ce projet, des réunions d’information sont également organisées. Toutefois, ceux-ci refusent le modèle qui leur est alors proposé. En effet, le plan directeur prévoyait un campus organisé de manière rationnelle, divisé en zones très spécialisées et hermétiques : hôpital isolé des lieux d’enseignement, résidences étudiantes tournées sur elles-mêmes, quartier coupé du reste de la ville. Attentifs au lien entre le milieu bâti et les comportements des habitants203, les étudiants réclament un campus « social » : que les différentes entités du programme soient mises en relation, que les résidences étudiantes soient construites à proximité de l’hôpital, que des logements traditionnels

203. Cf. Citation de Lucien Kroll en introduction, p13 : « Nous construisons nos murs puis nos murs nous construisent »

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soient intégrés au campus ou encore que les espaces urbains de l’université se connectent aux quartiers environnants. Il s’agissait en somme de retrouver une « texture urbaine » au sein du campus, d’en faire un morceau de ville à part entière. L’université décide malgré tout de maintenir le plan directeur initial. Cependant, certains membres de l’administration se montrent assez sensibles à l’idée d’un campus vivant, mixte et ouvert sur l’extérieur. Aussi, ils concèdent aux étudiants le droit de désigner l’architecte en charge du projet. Les étudiants en médecine se tournent alors vers ceux du département d’architecture, afin de savoir si une agence serait en mesure de soutenir et de concrétiser leur vision. Ils prennent ainsi contact avec Lucien Kroll et proposent sa candidature à l’université, qui accepte.

L’agence de Kroll reçoit donc en 1969 la commande, de la part de l’UCL, d’un premier ensemble comprenant une résidence pour les étudiants en médecine, des locaux associatifs, un restaurant et des commerces — formant la Maison Médicale (ou « Mémé ») —, puis d’une seconde résidence pour les étudiants en pharmacie, ainsi que des espaces de culte, un théâtre, une école primaire et un bâtiment administratif. Enfin, Kroll sera chargé quelques années plus tard de la station de métro de l’université. Il s’agit donc d’une opération de grande envergure : au total, près de 25 000 m2 de surface utile sur un terrain de 4 ha.

Mise en place de l’opération

Dès qu’il est chargé de l’opération, Lucien Kroll détermine les enjeux qui conduiront son projet. Il s’agit tout d’abord de mettre en place une « nouvelle politique de l’habitat » fondée sur la participation, en opposition à « l’autorité maternante » dont les spécialistes se contentent de répondre aux besoins des habitants de manière strictement rationnelle204. Cette politique est d’autant plus importante qu’elle se traduit ensuite en un espace bâti qui peut inconsciemment favoriser ou interdire certains comportements des habitants. Le processus participatif que Kroll engage à Woluwé-Saint-Lambert porte donc un double objectif : dans un premier temps, libérer une énergie créative immédiate au moment de la conception, par l’implication des usagers dans le projet, dans un second temps, produire une architecture contenant des témoignages de créativité subjective qui stimuleront les futurs occupants à développer

204. KROLL, Lucien. « « Mémé » et « Fasciste »

à Woluwé, Université de Louvain », Techniques et

architecture n°311, oct-nov 1976, p41

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leurs propres capacités créatives et à agir sur leur environnement205. A travers les bâtiments qu’il conçoit pour le campus de l’UCL, Lucien Kroll cherche ainsi à exprimer la diversité des personnes qui vont habiter les lieux et non l’autorité de l’institution.

Le processus participatif est mis en oeuvre dès la réception de la commande par l’architecte. Après avoir été contacté par la direction de l’université, ce dernier se porte immédiatement à la rencontre des étudiants, et initie ainsi un « travail en triangle », qui réunit le maître d’oeuvre, les usagers et leurs représentants. Lorsqu’il est face aux étudiants intéressés par le projet, Kroll est conscient qu’une partie d’entre eux aura achevé sa formation avant la construction du nouveau campus. Ce ne sont donc pas tous de futurs usagers. Néanmoins, leur contribution active à la conception architecturale garantit une connaissance précise des besoins de tout étudiant et la diversité de ces participants permet d’engendrer l’architecture plurielle que Kroll cherche à produire. Pour ce faire, il expérimente différentes manières d’associer les étudiants à la conception du nouveau campus : des rencontres informelles voire fortuites, aux réunions très organisées où les participants sont répartis en différents groupes.

Lorsqu’un processus participatif s’enclenche, Kroll intervient habituellement assez peu et laisse les habitants débattre. Plusieurs opinions — parfois contradictoires — doivent être exposées jusqu’à ce qu’une identité de groupe émerge finalement, qui accepte ces « contradictions indispensables à (la) diversité »206. C’est à ce moment là que l’architecte peut véritablement prendre part aux échanges et guider les participants. Pour l’Université Catholique de Louvain toutefois, un processus participatif assez sophistiqué est rapidement mis en place en parallèle de ces débats très libres entre usagers207. Différents points du programme sont ainsi distribués à de petites équipes regroupant deux ou trois architectes de l’agence et quelques étudiants. Après que chaque groupe a développé le sujet dont il est en charge, toutes les parties sont réunies afin d’examiner d’éventuels conflits ou superpositions et de trouver des arrangements. A l’issue de cette première phase, de nouveaux groupes de conception sont formés et le projet est re-divisé suivant une nouvelle répartition des tâches. Ce processus se répète plusieurs fois : il vise à répartir les compétences de chacun et à éviter

205. BOHNING, Ingo. Autonome Architektur und partizipatorisches Bauen : zwei Architekturkonzepte. Basel, Boston, Stuttgart : Birkhäuser, 1981, p128

206. KROLL, Lucien. « Entretien : Lucien Kroll ou l’architecture sans maître », L’architecture d’aujourd’hui n°368, jan-fév 2007, p92

207. BOHNING, Ingo. Autonome Architektur und partizipatorisches Bauen : zwei Architekturkonzepte. Basel, Boston, Stuttgart : Birkhäuser, 1981, p124

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les intérêts particuliers. Lors des différentes mises en commun, le support de travail privilégié est la maquette en mousse. Flexible et de grande taille, elle permet un travail manuel collectif. De plus, elle rend le projet immédiatement compréhensible pour les usagers, qui sont ainsi encouragés à y apporter des modifications. Ce mode de conception est employé pour définir les parties communes de l’opération (plan masse, espaces publics, distributions). Une participation individuelle est par ailleurs organisée pour la conception des logements : les étudiants qui le souhaitent ont ainsi la possibilité de concevoir eux-même leur future chambre.

Ce processus participatif ne s’est cependant pas mis en place sans susciter quelques oppositions de la part de l’administration. Un certain consensus existait bien entre les différents acteurs du projet lors du lancement de l’opération. Toutefois, les diverses demandes portées par les étudiants et les architectes en vue d’atteindre une plus large participation et, par ailleurs, le retour à une position plus conservatrice de la part des autorités universitaires aboutissent à d’importantes tensions. Le projet connaîtra ainsi de nombreuses difficultés pour être mené à son terme, tout en respectant les idéaux participatifs dont il était initialement porteur.

ILL 33. KROLL, Lucien. Campus de l’UCL,

Woluwé-St-Lambert, 1969-1976. Axonométrie

du projet initial - seule une moitié a été réalisée.

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ILL 34. KROLL, Lucien. Campus de l’UCL, Woluwé-St-Lambert, 1969-1976. Photographie de la construction. On distingue la structure-support en béton et les « greniers » en bois des derniers étages.

ILL 35. KROLL, Lucien. Campus de l’UCL, Woluwé-St-Lambert, 1969-1976. La façade du « Fasciste ».

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Réalisation

Construction

Afin d’atteindre la flexibilité nécessaire à une large participation des usagers, Kroll reprend le principe développé par le SAR de séparation entre structure-support et remplissage — en particulier pour le bâtiment de la Maison Médicale (« Mémé ») qui regroupe les logements des étudiants en médecine. Des éléments de remplissage d’origines diverses sont ainsi intégrés à la construction : des composants industriels préfabriqués aux ouvrages construits par des artisans, voire bricolés par les habitants eux-mêmes. La structure porteuse, les noyaux de distribution et les sanitaires constituent ainsi la partie « fixe » du bâtiment. La disposition des chambres et la composition de la façade sont quant à elles totalement libres et autonomes. Pour permettre cette indépendance, Kroll met en place une trame modulaire sur le modèle de celle préconisée par le SAR Il s’agit d’une grille écossaise de 10 + 20 cm à laquelle sont assujettis tous les éléments de la construction (structure, façade, murs intérieurs, ou encore équipements divers), mettant ainsi en oeuvre le principe de la « préfabrication ouverte ». Afin d’éviter tout conflit, les éléments porteurs sont disposés sur les travées de 20 cm, alors que les cloisons doivent être positionnées sur les travées de 10 cm. Les fenêtres respectent pour leur part la trame plus large de 30 cm. Cependant, Lucien Kroll ne se limite pas strictement aux recommandations d’Habraken. Ainsi, il n’organise pas le bâtiment en termes de zones, marges et secteurs. Par ailleurs, le processus participatif n’est pas réduit au choix des éléments de remplissage tel que le suggère le SAR, mais il conditionne également la forme de la structure-support, comme cela a été décrit précédemment.

Le principe structurel retenu est celui du « plancher-dalle » (ou « plancher-champignon ») : des poteaux portent une dalle en béton armé, suffisamment épaisse pour éviter toute retombée de poutre. On dispose ainsi d’une totale liberté dans le positionnement des cloisons. Toutefois, contrairement au plan libre, les porteurs ne sont pas alignés sur une grille mais placés de manière irrégulière : Kroll parle d’une « promenade de colonnes »208. Cette disposition induit des formes de chambre différentes et contribue donc à diversifier encore les espaces du bâtiment : c’est une « structure non structurante » qui « force l’imagination »209. Si ce parti structurel s’est révélé onéreux (sur-épaisseur de dalle, poteaux non

208. KROLL, Lucien. « « Mémé » et « Fasciste »

à Woluwé, Université de Louvain », Techniques et

architecture n°311, oct-nov 1976, p42

209. Ibid., p42

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alignés), Kroll souligne que la flexibilité ainsi gagnée permet au contraire quelques économies : « on choisit toujours une pièce trop grande plutôt que trop petite, ici, on peut l’ajuster »210.

Pour qu’une telle flexibilité d’aménagement puisse être concrètement mise en oeuvre dans le bâtiment, il était nécessaire d’employer des cloisons mobiles répondant à des conditions précises : pouvoir être démontées et remontées rapidement, sans laisser de trace et par des amateurs, pouvoir s’adapter à la trame, résister au feu une heure et disposer de la même isolation phonique qu’une cloison fixe. Aucun produit en Belgique ne satisfaisant alors ces critères, Kroll dessine lui-même la cloison et la fait fabriquer : il s’agit de panneaux autoportants composés de deux plaques de plâtre collées sur une âme en laine de roche. Des vérins maintiennent ces cloisons contre les plafonds. Aussi, il n’est plus nécessaire de construire une ossature secondaire pour les maintenir, ce qui rend leur installation plus aisée par les usagers. Cette solution technique sera cependant difficile à faire accepter par le maître d’ouvrage, qui préfèrera dans de nombreux cas y substituer des cloisons fixes traditionnelles.

Concernant la façade, la flexibilité est plus difficile à envisager. En effet, le remplacement des fenêtres ou des panneaux extérieurs est relativement complexe et ne peut pas être assuré par les seuls habitants. En revanche, Kroll cherche à y exprimer la diversité des occupants à travers la variété des châssis de menuiserie, des couleurs, des matières ou encore des rideaux. La façade de la « Mémé » se compose d’éléments préfabriqués

210. Ibid., p42

ILL 36. KROLL, Lucien. Campus de l’UCL, Woluwé-St-Lambert, 1969-1976. La façade principale de la « Mémé ».

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de la hauteur d’un niveau mais de largeur variable (selon la trame de 30 cm). Il s’agit de fenêtres en bois, en aluminium ou en plastique, ou encore de panneaux pleins en planches colorées. Ces différents composants n’ont pas été choisis pour garantir la cohérence globale de la façade mais car ce sont les matériaux systématiquement les moins chers pour chaque type de fenêtre ou d’élément plein demandé. Leur position est tirée au hasard — souvent jouée aux cartes par les architectes211 — et parfois corrigée si deux fenêtres de même couleur ou de même dimension se retrouvaient malgré tout côte à côte. Par ailleurs, de nombreuses chambres s’ouvrent sur des terrasses, qui donnent de la profondeur aux façades, et les animent en y intégrant de véritables lieux de vie. Enfin, en dehors des éléments préfabriqués, les matériaux utilisés en façade font également l’objet d’un travail particulier : la maçonnerie de la façade se poursuit au sol sous forme de murets ou de pavements et le parement en ardoises des derniers niveaux est également employé en toiture. L’objectif est ainsi de lier les différents plans pour créer un environnement continu et « casser le brutalisme géométrique de l’architecture moderne »212.

Si la question de la participation a un impact fort sur les caractéristiques constructives (trame, structure, cloisons mobiles) et esthétiques du projet, elle influence également l’organisation du chantier. En effet, Kroll refuse de confier l’ensemble de la réalisation à une grande entreprise de construction, mais divise au contraire chaque lot en plusieurs parts géographiques distinctes. Un artisan est mandaté pour chacune d’entre elles. Ainsi, plusieurs menuisiers par exemple se partagent le bâtiment de la « Mémé ». Cette division du travail contribue elle aussi à renforcer l’hétérogénéité du bâtiment, d’autant plus que les ouvriers disposent d’une certaine liberté d’action. On demande en effet aux maçons de mélanger plusieurs sortes de briques et de blocs béton, mais c’est à eux de définir la ligne exacte de séparation entre les différents types de maçonnerie et la manière d’assembler ces éléments de dimensions diverses. De la 211. Ibid., p43

212. Ibid., p42

ILL 37. KROLL, Lucien. Campus de l’UCL,

Woluwé-St-Lambert, 1969-1976. « Mur des fossiles »,

travail de maçonnerie et continuité entre sol et murs.

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même manière, les ouvriers chargés de réaliser la structure en béton sont libres par endroits d’insérer des éléments naturels et irréguliers en fond de coffrage (branches, feuilles, chutes de bois). Un grand voile se transforme alors en « mur de fossiles ». Les ouvriers qui travaillent sur le chantier deviennent donc un peu sculpteurs : ils acquièrent un nouveau statut qui leur permet — dans certaines limites — d’improviser, de prendre des initiatives. Ainsi, ce n’est pas la perfection technique mais le travail artisanal et le jeu subjectif avec les matériaux qui sont valorisés. A travers cette somme de contributions individuelles, Kroll cherche à inscrire dans le bâtiment des « couches successives de traces autonomes » qui permettent de lire « l’histoire vivante »213 de l’édifice. Face à ces traces du travail des artisans, les habitants devaient être encouragés à laisser, à leur tour, leur empreinte sur le bâtiment, sans que cela ne l’altère.

Participation des usagers

Grâce au système de séparation entre structure-support et remplissage, les habitants ont pu disposer d’une large liberté d’aménagement, une fois l’ossature primaire achevée. La disposition des cloisons à chaque étage étant totalement libre, chaque étudiant a pu choisir la taille de son logement. Plusieurs d’entre eux ont d’ailleurs décidé de regrouper leurs chambres, voire d’en réduire la surface, afin de dégager des espaces de vie plus généreux. Le périmètre irrégulier de la « Mémé » et le positionnement aléatoire des colonnes, associés à ce système de cloisons mobiles, ont finalement produit un bâtiment où chaque chambre est unique — à l’exception de quelques logements conventionnels réservés aux étudiants qui ne souhaitaient pas participer au projet (la partie « fasciste »). Les cloisons étant conçues pour être aisément repositionnables par les habitants eux-mêmes, la distribution adoptée au moment de la construction n’est pas figée : ils peuvent à tout moment refaire le plan de leur étage. Il est par exemple possible d’ajouter une chambre à un niveau en rétrécissant légèrement toutes les autres. Une attitude créative s’instaure donc dans les relations entre les étudiants et l’institution universitaire, qui dépasse les prérogatives habituelles des locataires et propriétaires.

La grande flexibilité des aménagements intérieurs permet aux habitants de s’approprier leur cadre de vie d’autant plus facilement qu’ils

213. KROLL, Lucien. « « Mémé » et « Fasciste » à Woluwé, Université de Louvain », Techniques et architecture n°311, oct-nov 1976, p44

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ont déterminé eux-mêmes le plan de leur logement. Toutefois, au-delà du positionnement des cloisons, c’est le bâtiment dans son ensemble qui a été pensé pour que les usagers puissent se l’approprier facilement. Ainsi, l’irrégularité de l’enveloppe et de la structure doit aider les étudiants à se repérer plus commodément dans l’édifice. L’emploi de fenêtres standard, de panneaux de façade de petit format ou encore la présence de terrasses et de jardins sont des éléments qui contribuent à créer un environnement familier pour les habitants, à donner une échelle domestique à un bâtiment pourtant relativement grand. Kroll estime de plus que les formes organiques qu’il développe auront un effet libérateur sur les usagers214. En effet, l’irrégularité de la façade est telle qu’elle peut supporter de nombreuses modifications. Ainsi, les habitants peuvent y apporter des transformations ponctuelles sans que cela ne compromette la cohérence globale de l’édifice. A titre d’exemple, les escaliers de secours extérieurs n’étaient pas présents dans le projet initial : ils ont été rajoutés au cours de la construction en raison d’une modification de la règlementation. Loin de nuire à l’expression de la façade, cet adjonction renforce encore la complexité qui était recherchée à l’origine.

Les derniers étages de la Maison Médicale — appelés « greniers » — abritent des appartements permettant à plusieurs étudiants d’habiter en colocation. Il s’agit de la partie du projet où la participation des usagers a été la plus large. En effet, les étudiants ont pu concevoir leur appartement en entier, puis le construire eux-mêmes. A la livraison du bâtiment, les « greniers » sont vides : il n’y a pas de plancher intermédiaire, uniquement une enveloppe extérieure en ossature bois et des noyaux où se trouvent les équipements de cuisine et les sanitaires. Des prises électriques sont tout de même intégrées à diverses hauteurs et des portes-fenêtres au dernier niveau permettent d’accéder à une terrasse. Lorsqu’un groupe d’étudiants souhaite aménager puis s’installer dans un de ces « greniers », il lui est alloué un budget nécessaire à la réalisation des travaux ; il bénéficie également d’un suivi de la part des architectes. Les étudiants doivent tout d’abord définir ce qu’ils attendent de cette cohabitation puis déterminer les grandes lignes d’un projet architectural : conception spatiale (espaces en double hauteur, plans des salles communes), disposition des circulations verticales, choix du mode constructif, etc. Chaque individu doit alors trouver dans ce projet le lieu où il souhaite s’établir : en-haut ou en-bas, à proximité des pièces communes ou dans un espace plus 214. Ibid., p41

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reculé. Comme les étudiants prennent en charge la conception mais également la réalisation de leur logement, des locaux sont prévus à proximité, qui abritent des outils et des matériaux de construction. Dans ce processus, l’architecte n’est là que pour assister les habitants en cas de besoin, pour élargir leurs possibilités matérielles, mais en aucun cas pour conduire le chantier. Les étudiants doivent cependant être conscients que, s’ils construisent leur propre appartement, celui-ci devra également convenir à leurs successeurs. En effet, il est difficile d’imaginer que les « greniers » soient démolis puis reconstruits chaque fois que de nouveaux occupants s’y installent (de plus, le renouvellement peut être partiel). Kroll précise ainsi : « l’investissement « travail » de chacun doit au maximum être utile au suivant qui se choisira automatiquement sa place d’après la ressemblance qu’il aura avec tel type de caractère »215. Le dialogue entre individualité et collectivité qui détermine chaque logement devient ainsi un enjeu important lors de sa transmission à un nouvel occupant. Le retour d’expérience que Kroll dresse à propos de ce processus participatif est très positif216 : les étudiants impliqués se sont montrés responsables, leurs intentions de projet et les échanges avec les architectes ont donné lieu à des configurations spatiales originales (par exemple, une chambre à l’emprise très réduite mais qui s’étire sur trois niveaux, jusqu’à la toiture).

Résultat et analyse

Production architecturale

Par son intervention sur le campus de Woluwé-Saint-Lambert, Kroll affirme son opposition face aux constructions existantes (notamment l’hôpital érigé quelques années auparavant) qui représentent l’architecture rigide et fonctionnaliste qu’il dénonce. Une des stratégies pour subvertir ces bâtiments « autoritaires » consiste à agir sur les espaces extérieurs, et en particulier sur la conception les jardins. C’est le paysagiste néerlandais Louis Le Roy (1924-2012) qui en fut chargé. Prolongeant le

ILL 38. KROLL, Lucien. Campus de l’UCL, Woluwé-St-Lambert, 1969-1976. Vues des « greniers », aménagés par les étudiants.

215. Ibid., p45

216. « Les sauvages ne sont pas venus », KROLL, Lucien. « « Mémé » et « Fasciste » à Woluwé, Université de Louvain », Techniques et architecture n°311, oct-nov 1976, p45

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travail de Kroll, il installe au sein du campus une végétation naturelle qui rassemble un grand nombre d’espèces différentes, se développant de manière autonome et ouverte dans un équilibre écologique. Les étudiants sont également associés au processus : ils participent à la plantation de nombreux arbres sur le campus et entretiennent des jardins participatifs. Une fois l’opération terminée, l’administration de l’université a rapidement transformé ces espaces extérieurs en des jardins plus conventionnels. Toutefois, il en subsiste encore quelques traces aujourd’hui, notamment les arbres plantés de manière irrégulière sur les pentes.

Bien que l’université ait décidé de maintenir le plan directeur initial du campus, Lucien Kroll tente néanmoins — dans le cadre du mandat qui lui a été accordé — de construire une « texture urbaine diversifiée »217. Il mêle ainsi les différents éléments du programme : maison médicale, restaurant, administration, commerces, etc. Le bâti est continu : les constructions se touchent et s’imbriquent. Des variations de volumétrie marquent les points forts du programme que constituent les « maisons communautaires » (la « Mémé », « l’école-administration », le restaurant). Ces bâtiments constituent un « tissu vivant spongieux »218 en échange continu avec son environnement : Kroll, qui travaille à l’échelle micro-urbaine propose ainsi une multitude d’accès et de parcours qui permettent de traverser le quartier.

D’un point de vue architectural, l’impression la plus frappante face aux bâtiments de Kroll provient vraisemblablement de l’accumulation des matériaux, qui caractérise notamment la « Mémé » ou l’école-administration : maçonnerie, béton, bois, aluminium, acier, plastique, verre, ardoise… Les volumes très découpés évoquent à première vue des masses montagneuses ; l’architecte les décrit comme « une concrétion naturelle en évolution continue et imperceptible »219. La végétation qui s’y accroche et tous les éléments de façade disposés de manière aléatoire confèrent de plus un rythme particulier à ce paysage construit. Par ailleurs, cette architecture ne se veut pas statique mais changeante. Il s’agit bien-sûr d’une impression provenant de la grande complexité formelle des bâtiments qui donnent à voir des visages différents selon la position de l’observateur. Mais il faut également y voir — sur une durée plus longue — les véritables changements dus à l’action des habitants sur leur cadre de vie. De par cette évolution permanente, le temps constitue précisément

217. Ibid., p41

218. POLETTI, Raffaella. « Utopia interrupted Lucien

Kroll : A visit to the Mémé 40 years on… », Domus

n°937, juin 2010, p118 — traduction personnelle

219. KROLL, Lucien. « « Mémé » et « Fasciste »

à Woluwé, Université de Louvain », Techniques et

architecture n°311, oct-nov 1976, p41

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ILL 39. KROLL, Lucien. Campus de l’UCL, Woluwé-St-Lambert, 1969-1976. Terrasses et escaliers extérieurs.

ILL 40. KROLL, Lucien. Campus de l’UCL, Woluwé-St-Lambert, 1969-1976. Une enveloppe extérieure « vibrante et diffuse ».

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une dimension importante de l’architecture de Lucien Kroll : elle ne craint pas le vieillissement. Dès leur achèvement, les édifices affichent au contraire une certaine patine220, gage de leur capacité à accueillir les activités pour lesquelles ils ont été conçus.

Les bâtiments du campus de l’UCL se caractérisent également par la nature de leur enveloppe extérieure, vibrante et diffuse en raison des divers retraits et projections qui animent les façades (terrasses, escaliers extérieurs). La lisibilité de l’architecture en est brouillée : il n’y a plus de limite claire entre l’intérieur et l’extérieur. Cette zone de transition donne cependant à voir les nombreuses circulations qui s’infiltrent dans les édifices. En effet, chez Kroll tout communique de façon ouverte. Les dalles sont trouées d’un niveau à l’autre, les murs sont découpés, il y a partout des ouvertures zénithales, les balcons dialoguent : chaque espace permet de voir et de comprendre d’autres parties du bâtiment. De plus, à l’échelle d’un immeuble comme à l’échelle du quartier, tout s’organise selon une logique de flux continus. Les accès sont multiples et il est possible de circuler partout : de la cave aux greniers ou de la toiture-terrasse aux trottoirs, en passant par les passerelles ou les balcons. Cette « transparence » de l’architecture, où tout est visible et accessible, peut être lue comme la métaphore d’une transparence de la société, gage de qualité démocratique.

Statut de l’opération et de l’architecte

Au premier abord, l’architecture de Kroll à Woluwé-Saint-Lambert pourrait être lue comme une « collection intellectuelle de citations »221 : de l’utilisation des codes de l’habitat traditionnel (fenêtres, toitures en pente) à des références architecturales telles que Gaudi pour la maçonnerie sculpturale ou Stirling pour les nombreuses verrières. Toutefois, cette approche postmoderne n’est pas pertinente pour comprendre le travail de Kroll : il ne s’agit pas d’un « jeu savant » entre architectes. Au contraire, la diversité des formes et des matériaux vise à produire une architecture que chacun puisse comprendre et s’approprier — elle doit être lue « au premier degré ». Les bâtiments ont la double fonction de refléter littéralement la complexité des activités et des relations humaines qu’ils abritent (d’où leur conception participative), et ce faisant d’encourager les habitants à développer leur propre créativité. Que ce soit au niveau

220. Ibid., p41

221. BOHNING, Ingo. Autonome Architektur und partizipatorisches Bauen : zwei Architekturkonzepte. Basel, Boston, Stuttgart :

Birkhäuser, 1981, p116 — traduction personnelle

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de la façade ou du plan, Kroll revendique ainsi clairement l’absence de composition : l’architecture doit s’adapter à la vie, en rien la contraindre. La Maison Médicale en est l’exemple le plus éloquent. Le fait que la diversité architecturale issue de la participation y soit formellement exagérée — et surtout qu’elle soit confrontée à une partie du bâtiment très régulière et rationnelle (le « Fasciste »), ainsi qu’aux autres bâtiments modernes de l’université — confère à la « Mémé » le statut de véritable manifeste, à la fois architectural et politique. L’édifice exprime ainsi la critique du fonctionnalisme et du mouvement moderne, considérés comme le reflet d’une société autoritaire et aliénante. Il oppose à ce modèle un cadre bâti autodéterminé par ses occupants, qui stimule leur libre épanouissement. De ce fait, Kroll conçoit pour l’UCL le « prototype d’un renversement radical de l’architecture »222, dont les enjeux dépassent donc largement les simples questions esthétiques ou formelles, auxquelles cette opération fut parfois réduite.

Ce nouveau paradigme architectural implique également un nouveau rôle pour l’architecte. Face à la posture de l’architecte-artiste qu’il considère comme un mythe, Lucien Kroll rappelle que le concepteur est en réalité bien loin de déterminer de manière libre et autonome l’architecture qu’il produit. En effet, il est conditionné par toutes sortes de facteurs : ses représentations sociales, ses habitudes de conception, l’enseignement qu’il a reçu, mais également les limites de la technologie ainsi que les conditions politiques et économiques dans lesquelles s’inscrit son projet. De plus, il est subordonné au maître d’ouvrage qui le paie : il y aurait ainsi une « fusion des vues de l’architecte et de son client »223, qui écarterait les usagers de toute considération. Dès lors, se placer en retrait au profit d’un processus participatif associant les futurs habitants à la conception ne doit pas être vu comme un renoncement de la part de l’architecte, mais au contraire comme une nécessité. Pour Kroll, si le but premier de l’architecture est d’être habitée, ce sont donc les usagers qui doivent être considérés comme les véritables maîtres de l’ouvrage, avec lesquels l’architecte doit discuter et auxquels il doit soumettre des propositions. Un rapport égalitaire doit se construire entre le concepteur et les participants, afin de permettre une véritable coopération. En effet, les habitants ont certes besoin de l’intervention de l’architecte pour les guider dans la conception de leur futurs logements, mais l’architecte

222. POLETTI, Raffaella. « Utopia interrupted Lucien Kroll : A visit to the Mémé 40 years on… », Domus n°937, juin 2010, p118 — traduction personnelle

223. KROLL, Lucien. « Université de Louvain, Faculté de Médecine, Bruxelles », L’architecture d’aujourd’hui n°213, fév 1981, p83

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a également besoin de la participation des habitants pour enrichir son projet de la « complexité vivante » et la « diversité indispensable à faire de l’habitable »224. Kroll affirme qu’il lui est déjà arrivé de faire dessiner des participants, de reprendre tel quels leurs dessins puis de les construire225. En règle générale cependant, il s’implique tout de même plus activement dans la conception, fait des propositions, travaille sur des missions d’architecture concrètes : il ne se contente pas d’animer des processus participatifs. Certaines connaissances techniques que seul l’architecte possède sont malgré tout nécessaires pour mener à bien un projet de construction — en particulier, au moment de la réalisation. Il est ainsi difficilement imaginable que le rôle de l’architecte se limite à assister les participants dans la conduite de l’opération.

Tout au long de sa carrière, Lucien Kroll défendra la participation des usagers face aux institutions ou aux architectes « autoritaires »226. Néanmoins, à l’Université Catholique de Louvain, loin de se placer en retrait, il exerce un rôle prépondérant sur la construction du campus. Son engagement social et politique fait de lui une figure emblématique du projet, et plus généralement de l’architecture participative. Incontournable pour les autorités universitaires comme pour les participants, il devient « le catalyseur d’un processus créatif et d’une dynamique sociale »227. S’il permet aux étudiants d’aménager eux-mêmes leurs appartements, ou aux maçons d’associer librement différents types de briques, Kroll reste souvent le seul, malgré tout, à porter une vision globale du projet. En outre, son intention de faire de cette opération un manifeste, ajoute aux bâtiments produits une visée pédagogique, les transforme en instruments de communication. Dès lors, il ne s’agit plus uniquement de construire un environnement correspondant au plus près aux souhaits immédiats de chaque habitant ; l’objectif est également de mettre en oeuvre une architecture, d’une part dont la complexité encourage les futurs habitants à se l’approprier et à y apporter des transformation, et qui de l’autre exprime plastiquement ce nouveau paradigme architectural. Pour ce faire, Kroll ne se contente donc pas de traduire spatialement les demandes des participants : il marque aussi le projet de ses propres intentions esthétiques, si bien que cette « exagération » de la participation (pour mieux illustrer son propos), peut parfois sembler en contradiction avec le concept même d’architecture participative, où l’environnement bâti est avant tout déterminé par chacun de ses occupants.

224. KROLL, Lucien. « Entretien : Lucien Kroll ou l’architecture sans maître », L’architecture d’aujourd’hui

n°368, jan-fév 2007, p92Cette production de

diversité constitue pour Kroll l’un des intérêts

majeurs de la participation en architecture. Ainsi,

lorsque les futurs utilisateurs ne sont pas

connus, il sollicite parfois des individus extérieurs

au projet afin d’atteindre tout de même cette variété

formelle.

225. Ibid., p92

226. « L’architecture doit être sauvée de la

domination exclusive de l’architecte et redirigée vers

la participation »POLETTI, Raffaella.

« Utopia interrupted Lucien Kroll : A visit to the Mémé 40 years on… », Domus

n°937, juin 2010, p118 — traduction personnelle

227. Ibid., p118 — traduction personnelle

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Conclusion

Le processus participatif conduit pour le nouveau campus de l’Université Catholique de Louvain n’a pu se réaliser que grâce à des conditions exceptionnelles ; Lucien Kroll reconnait lui-même un « enchaînement extraordinaire de circonstances »228. Cette conjoncture tient d’abord à la nature de la commande (peu courante) : le déménagement d’un campus. De même que pour les opérations de Ralph Erskine et de Giancarlo De Carlo décrites précédemment, il s’agit d’une situation où les futurs usagers sont déjà en grande partie identifiés lorsque débute la concertation. De plus, l’échelle importante du projet et la diversité du programme permettent de concevoir le cadre de vie complet des étudiants. Un autre facteur déterminant pour la réalisation d’un tel projet participatif provient du contexte historique particulier dans lequel l’opération débute : juste après les événements de Mai 68, les revendications étudiantes (désir d’émancipation, contestation de l’autorité) reçoivent un large écho dans la société. Cela explique d’une part que les étudiants de l’époque soient porteurs d’une véritable volonté d’agir sur leur cadre de vie et qu’ils soient conscients des enjeux qu’implique un tel processus (notamment l’influence du cadre bâti sur la formation de la personnalité). En somme, ce sont des individus émancipés tels que cherchent à produire les artistes participatifs. Ce contexte permet d’autre part de comprendre pourquoi de nombreux responsables administratifs de l’université se sont montrés disposés à écouter et à soutenir les demandes de participation formulées par les étudiants. Ces conditions particulièrement favorables ont permis à

ILL 41. KROLL, Lucien. Campus de l’UCL, Woluwé-St-Lambert, 1969-1976. Bâtiment de « l’école-administration ».

228. KROLL, Lucien. « « Mémé » et « Fasciste » à Woluwé, Université de Louvain », Techniques et architecture n°311, oct-nov 1976, p40

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Kroll et à son équipe de mener à Woluwé-Saint-Lambert de nombreuses expérimentations concernant la participation des usagers. Toutefois cette parenthèse a été de courte durée. En effet, les autorités universitaires ont rapidement nommé en charge du projet de nouveaux responsables moins sensibles à la démarche participative engagée par l’architecte. Aussi, les relations entre l’institution d’un côté, les étudiants et les architectes de l’autre, sont devenues petit à petit conflictuelles. Kroll n’a ainsi pu réaliser que la moitié du programme initial. L’opération a provoqué à l’époque un tel scandale que l’architecte n’a plus jamais obtenu de commande en Belgique.

En tant que manifeste, le projet pour l’Université Catholique de Louvain se voulait précurseur d’un nouveau modèle de société. Lucien Kroll affirme ainsi dans les années 1970 : « on s’apercevra bientôt qu’aucune architecture n’est habitable sans y avoir impliqué les habitants dès le départ avec leur diversité », « la promotion privée et publique (…) apparaîtr(a) bientôt comme une survivance étrange du siècle dernier, de sa volonté de centralisation et d’autorité »229. Il semblerait cependant que l’utopie ait été interrompue230. En effet, si Kroll a pu réaliser par la suite d’autres projets participatifs, notamment en France, la valeur de son travail n’a jamais été véritablement reconnue à Louvain. Au contraire, l’administration s’est employée au fil des années à reprendre le contrôle de cette architecture jugée subversive, la figeant et ainsi la dénaturant.

On a observé que les projets de Ralph Erskine et Giancarlo De Carlo analysés précédemment dans ce mémoire étaient porteurs d’une grande ambition concernant le « degré » de participation atteint, en comparaison avec les travaux de John Habraken. Chez Lucien Kroll, le dessein est plus large encore, puisqu’au-delà de la participation effective des étudiants en phase de conception, et de la création d’une architecture susceptible d’encourager l’émancipation de ses futurs occupants, l’architecte réalise également un projet qui symbolise un nouveau mode de société, qui promeut une véritable idéologie (Cf. II.A). En ce sens, le campus de l’UCL est une opération à part parmi les différentes expériences participatives qui ont eu lieu au cours des années 1960 et 1970. On peut toutefois se demander si ce positionnement radical — qui affirme son opposition à l’autorité et au système social en place — est nécessairement le plus efficace pour permettre aux habitants de pouvoir disposer plus librement

229. Ibid., p45

230. Selon le titre de l’article : « Utopia

interrupted Lucien Kroll : A visit to the Mémé 40 years on… », Domus n°937, juin

2010, p114-123

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de leur cadre de vie. La confrontation présente en effet le risque de briser le dialogue avec les décideurs actuels, qui ont encore le pouvoir de soutenir — ou non — les démarches participatives.

Le projet de Kroll à Woluwé-Saint-Lambert — et notamment le bâtiment de la « Mémé » — est devenu tellement emblématique de l’architecture participative qu’il a associé au mouvement une image, une esthétique particulière. Celle-ci, marquée par une grande hétérogénéité des matériaux et des formes, a été sciemment façonnée par l’architecte belge comme une métaphore de l’organisation sociale qu’il appelait de ses voeux. Certaines de ces caractéristiques formelles se retrouvent d’ailleurs dans les bâtiments conçus par Erskine au quartier de Byker : la multitude d’éléments rapportés (balcons, galeries, cheminées) ou encore le travail de la maçonnerie. Il ne faudrait cependant pas croire que l’architecture participative se limite à cette seule esthétique un peu chaotique. En effet, elle se définit avant tout par le processus qui préside à sa réalisation. S’il n’est pas question de symbolique mais simplement de participation des habitants à la conception architecturale, il peut donc y avoir potentiellement autant de formes différentes que d’usagers et d’architectes. On notera par exemple que le quartier Matteotti construit par Giancarlo De Carlo présente un vocabulaire architectural assez différent de celui de Kroll ou Erskine : il se rapproche plutôt de l’esthétique moderne, avec un matériau unitaire — le béton — et une géométrie plus simple et régulière.

Les architectes dont le travail a été étudié dans ce chapitre consacré à la participation en phase de conception (John Habraken, Ralph Erskine, Giancarlo De Carlo, Lucien Kroll) ont abordé cette problématique tout au long de leur carrière : il ne s’agit donc pas pour eux d’une « mode passagère ». Cependant, leurs réalisations les plus importantes — qui sont celles décrites dans ce mémoire — sont toutes regroupées dans une période très restreinte : au début des années 1970. Comme cela a été évoqué précédemment pour le campus de l’Université Catholique de Louvain, il semble évident que le contexte politique et social de l’époque ait été un facteur déclencheur de ce phénomène. Par ailleurs, on peut imaginer que ces opérations, en tant que premiers véritables projets participatifs, sont également celles qui ont le plus marqué les esprits. Néanmoins, cela ne suffit pas à expliquer pourquoi une inversion de tendance si rapide

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s’est ensuite produite. En effet, des processus participatifs seront bien-sûr conduits ultérieurement mais ils resteront relativement marginaux et n’auront jamais l’ampleur de projets tels que le quartier de Byker ou la « Mémé ». Ingo Bohning impute ce retournement de situation à un climat général de « retour à l’ordre » qui aurait marqué la politique et la culture à partir de 1975. Dans le domaine architectural, il y voit le « retour du classicisme historicisant »231. La seconde moitié de la décennie 1970 correspond en effet au développement du postmodernisme autour d’architectes tels que James Stirling, Robert Venturi ou Aldo Rossi232. Face à l’architecture participative, ce mouvement présente un retour à une architecture conçue comme une discipline autonome : emprunts formels à différentes périodes historiques et jeux entre architectes sur l’emploi de signes et leur détournement.

Si la période durant laquelle la question de la participation occupe une place centrale dans le débat architectural est brève, la situation n’est toutefois pas équivalente pour tous les pays. En effet, la conduite de processus participatifs constitue une véritable tradition dans certaines régions, notamment concernant les opérations de logement. Les principaux pays concernés se situent en Europe du Nord, à l’exemple de la Suède ou même des Pays-Bas (le travail de John Habraken n’y est pas totalement étranger). La participation des usagers y est mise en oeuvre de manière fréquente et continue depuis de nombreuses années. Elle est abordée de façon pragmatique et fait consensus parmi les différents acteurs de la construction, bien que ces réalisations soient souvent moins spectaculaires que le campus de l’UCL ou le quartier de Byker. Ces différences tiennent vraisemblablement aux pratiques sociales et culturelles de chaque pays. Ce sont des habitudes qui se construisent petit à petit et sur le long terme. Quelques projets participatifs, bien qu’exemplaires, ne sauraient donc suffire à les infléchir durablement.231. BOHNING, Ingo.

Autonome Architektur und partizipatorisches Bauen : zwei Architekturkonzepte. Basel, Boston, Stuttgart :

Birkhäuser, 1981, p255

232. A titre de repère, l’ouvrage de référence The

language of postmodern architecture, écrit par le

critique américain Charles Jencks, parait en 1977.

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C. Permettre l’appropriation du cadre de vie : la participation en architecture, a posteriori

Comme le montrent les exemples d’Habraken, Erskine et Kroll étudiés précédemment, la participation en phase de conception est stratégique car c’est le moment où de nombreuses décisions sont prises concernant la constitution de l’environnement bâti. Y associer les habitants, c’est leur permettre de se projeter dans l’avenir, de réfléchir au mode de vie qu’ils souhaitent adopter et au cadre architectural qui y répondrait le mieux. Néanmoins, en regard du temps passé à habiter une architecture — parfois une vie entière — la période de conception apparaît extrêmement courte et marginale. S’il est important que les habitants puissent s’impliquer dans la définition du projet architectural, leur participation active à la détermination de leur environnement ne saurait se restreindre à ce seul moment. De plus, la majorité des habitants emménage généralement dans des logements déjà existants. Ils n’étaient donc pas présents lors de la conception. Cette tendance s’est trouvée renforcée par la société moderne qui encourage une grande mobilité des individus : lorsque l’on change régulièrement de lieu de vie, il est difficile de s’investir à chaque nouvelle installation dans l’élaboration d’un tout nouveau logement. Ainsi, il est essentiel que les habitants puissent être actifs sur leur cadre de vie de manière régulière et continue. C’est également le propre d’une architecture participative que de pouvoir s’adapter perpétuellement aux besoins de ses occupants (nouveaux ou anciens). Cette forme de participation n’est pas spectaculaire : elle tient généralement à de petits détails qui rendent les bâtiments commodes et habitables. Ces interventions, quand bien même elles peuvent sembler anecdotiques, permettent aux habitants de prendre possession de leur environnement bâti, en somme de se l’approprier. Ce processus est essentiel car il se joue sur le long terme et influence la formation de la personnalité.

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1. Philippe Boudon, Pessac de Le Corbusier

Introduction

Du point de vue des concepteurs, l’appropriation est un paramètre relativement difficile à prendre en compte. En effet, si la participation en phase de conception permet un dialogue direct avec les futurs usagers, lorsqu’il s’agit pour l’architecte d’anticiper les jugements et les comportements d’individus qu’il ne connait pas — et dont il ne partage pas nécessairement la culture —, la tâche s’avère bien plus délicate. Cette difficulté aboutit parfois à des « malentendus » et des décalages entre les intentions du maître d’oeuvre et les réactions des usagers. Un cas particulièrement frappant est celui de la Cité Frugès construite par Le Corbusier à Pessac, qui constitue le premier exemple étudié dans cette partie. L’architecte, icône du mouvement moderne, revendique vis-à-vis de la prise en compte des usagers, une attitude très différente de celle des tenants de l’architecture participative. Désireux d’amener plus de lumière, plus d’espace et un meilleur confort au sein du logement, Le Corbusier cherche à développer une nouvelle esthétique en rupture avec l’architecture traditionnelle (toitures-terrasses, fenêtres-bandeaux, architecture « blanche »). Ce faisant, il ne cherche pas à s’adapter aux différentes cultures des usagers mais propose — voire impose — de nouvelles manières d’habiter (qui restent parfois incomprises par les habitants). Les maisons qu’il réalise à Pessac ont cependant conduit à un tout autre résultat.

Ce projet, bien qu’il ait été construit à la fin des années 1920, fait partie de cette série d’études de cas, car il a fait l’objet d’une étude sociologique parue en 1969. Cet ouvrage, écrit par Philippe Boudon (Cf. Présentation en introduction, p17), a eu un retentissement particulier dans la sphère architecturale, notamment en raison de la « figure d’autorité » que représentait alors Le Corbusier.

Présentation du projet de Le Corbusier

L’intervention de Le Corbusier à Pessac a pour origine un projet initié par Henry Frugès — fils d’un industriel local — qui cherche à stabiliser la main d’oeuvre en la logeant à proximité de son usine. Particulièrement intéressé par les arts, Frugès découvre Le Corbusier dans la revue l’Esprit

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Nouveau. Il fait appel à lui à deux reprises : à Lège en 1920 pour un ensemble de 10 maisons, puis à Pessac cinq ans plus tard, pour une opération de plus grande envergure (près de 200 villas sont prévues initialement). Ces projets se situent dans la « période héroïque »233 de l’architecture moderne. Le quartier Frugès à Pessac est d’ailleurs construit juste avant les grands manifestes du modernisme comme le pavillon de Barcelone ou l’école du Bauhaus à Dessau. Dans l’oeuvre de Le Corbusier, ce projet fait également office de précurseur : il précède notamment les villas Savoye et Garches.

A Pessac, il y a, dès le départ, des divergences entre l’architecte et le maître d’ouvrage : Le Corbusier rêve de « gratte-ciels » (immeubles-villas)

233. BOUDON, Philippe. Pessac de Le Corbusier,

1927-1967 : étude socio-architecturale, Paris :

Dunod, 1985 (1969), p26

ILL 42. LE CORBUSIER. Cité Frugès, Pessac, 1926. Une maison « gratte-ciel »,

restaurée dans son état initial.

ILL 43. LE CORBUSIER. Cité Frugès, Pessac, 1926.

Une maison « zig-zag », restaurée dans son état

initial.

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et de béton brut alors que Frugès souhaite plutôt des maisons individuelles, et ne veut pas effrayer les futurs acquéreurs par une apparence extérieure trop dure. Des compromis sont finalement trouvés : ce seront des maisons bi-famille, en béton mais avec façades peintes. L’opération rencontre également des oppositions auprès des autorités locales, et en particulier de la mairie, qui refuse l’adduction d’eau au quartier, durant plusieurs années après l’achèvement du chantier. De ce fait, les logements sont d’abord habités par les populations les plus pauvres, ce qui contribue dès le départ, à la stigmatisation du quartier.

Concernant plus précisément le projet, Le Corbusier utilise deux trames carrées de 5m et de 2,5m, auxquelles se conforment toutes les maisons du quartier. Le plan est très libre, et assez loin de l’architecture fonctionnaliste — en comparaison par exemple, avec les maisons en bande de Oud au Weissenhof (Stuttgart), dans lesquelles chaque espace correspond à une fonction bien déterminée. L’expression de « machine à habiter » chère à Le Corbusier serait donc ici à ré-interroger plutôt du côté de la « poétique du machinisme » que du simple fonctionnalisme. La standardisation des éléments de construction constitue également

ILL 44. LE CORBUSIER. Cité Frugès, Pessac, 1926. Axonométrie du quartier.

234. Ibid., p30

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une caractéristique importante du projet. Là encore, l’argument rationnel, économique est à mettre de côté : le nombre de bâtiments n’est pas suffisant pour rentabiliser la préfabrication. En revanche, il s’agit bien « d’affirmer un style grâce au standard »235, une composition avec un nombre limité d’éléments. Enfin, le parti pris urbain est lui aussi novateur : à Pessac, Le Corbusier dispose alternativement les maisons en bande dans un sens, puis dans l’autre par rapport à la rue. Il y a ainsi une certaine variété dans les façades, mais surtout un isolement physique réel entre voisins. Grâce à cette alternance, les chambres sont par exemple mitoyennes avec les terrasses des maisons voisines et se trouvent ainsi isolées de pièces qui, remplissant la même fonction, auraient été utilisées en même temps.

Etude sociologique

Les représentations des habitants

L’étude de Philippe Boudon, une quarantaine d’années après la construction du quartier, se base sur une série d’entretien non-directifs avec les habitants. Ces interviews sont mises en relation avec la position des maisons dans le quartier, la typologie et les altérations subies (modifications intérieures ou extérieures). L’analyse cherche d’un point de vue global à dégager les représentations que la population projette sur le projet de Le Corbusier. Parmi les premières impressions à l’arrivée des habitants dans le quartier, dominent l’inquiétude et l’étonnement face à cette architecture inédite et face à la réputation sociale du quartier. Signe distinctif le plus marquant, les toitures-terrasses sont rapidement associées à l’architecture arabe. Boudon décrit ainsi un « besoin éprouvé par les gens de rattacher à un pays ou à une région, une architecture qu’ils voulaient étrangère, parce qu’elle leur semblait étrange »236. Il y a là évidemment un paradoxe avec les intentions de Le Corbusier. Son architecture, qui participait du « style international », a littéralement été « régionalisée » par les habitants et les autres observateurs de l’époque.

La plupart des habitants interrogés fait par ailleurs la distinction entre un jugement portant sur l’apparence extérieure des maisons (souvent péjoratif) et un jugement intérieur, sur la durée, lequel est souvent bien plus positif. Ils se représentent en outre l’architecte comme uniquement

235. LE CORBUSIER, Almanach d’architecture moderne, Collection de

l’Esprit Nouveau, Paris : B. Crès & Cie, 1925, p81

236. BOUDON, Philippe. Pessac de Le Corbusier,

1927-1967 : étude socio-architecturale, Paris :

Dunod, 1985 (1969), p79

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responsable de l’aspect extérieur et ne l’associent pas à l’organisation intérieure de la maison. L’image temporelle de Pessac est également intéressante. Ainsi l’architecture de Le Corbusier est vue comme du « vieux modernisme » : « elle ne contient ni la preuve de vie de l’ancien, ni l’expérience acquise qui peut être contenue dans le modernisme contemporain »237 : le moderne, en somme, vieillit très mal aux yeux des habitants, et n’a d’intérêt que lorsqu’il est encore neuf. Cette absence de temporalité est remplacée chez les habitants par une image de solidité des murs et des planchers en béton.

Les qualités des logements

Après avoir étudié la question des représentations, Philippe Boudon cherche à confronter les habitants aux thèmes utilisés par Le Corbusier dans son processus de conception pour Pessac. Ainsi, la standardisation, aspect le plus fondamental à Frugès pour Le Corbusier, et objet de débat dans les milieux architecturaux (notamment par rapport à la question de la personnalité), ne retient paradoxalement pas l’attention des habitants. C’est l’aspect purement fonctionnel — à savoir l’isolement — qui est apprécié dans la variété de disposition des maisons et non pas le fait d’avoir une maison « personnelle ». Ainsi, la réaction banale devant les modifications des habitants, consistant à penser que ceux-ci ont voulu « personnaliser une architecture impersonnelle » est probablement simpliste.

Dans l’opinion générale, le modernisme est associé au fonctionnalisme, au rationalisme, à la netteté, concepts que Le Corbusier a largement contribué à diffuser. Ces caractéristiques ont été bien « assimilées » par la population mais en réalité, les bâtiments de Le Corbusier sont souvent en contradiction avec ses propres principes : plans peu rationnels à Pessac ou, plus généralement utilisation d’un béton brut de décoffrage (et donc avec certaines aspérités et imperfections). Les habitants ont en définitive des valeurs tout à fait assimilables à celles prônées par Le Corbusier, mais n’y trouvent pas de réponse dans son architecture. Ce paradoxe met en évidence le décalage entre les intentions et les actes de l’architecte. Il y a également des incohérences du côté des habitants : leurs opinions et leurs comportements de fait, sont parfois contradictoires. De plus, on distingue généralement deux jugements portés sur la maison : un jugement 237. Ibid., p92

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esthétique (la manière dont la maison est pensée), et un jugement pratique (la manière dont la maison est vécue) : « comment on trouve la maison et comment on s’y trouve sont deux choses différentes »238.

Les transformations apportées par les usagers

Un autre élément analysé par Boudon et son équipe est l’altération des maisons, qui constitue l’expression matérielle même du comportement des habitants. On peut avant tout constater que les maisons de Le Corbusier ont pu être — et ont été — transformées. C’est là d’ailleurs une des qualités principales de cette architecture, que de permettre — et même, dans une certaine mesure, de susciter — ces modifications. Les bâtiments construits par Le Corbusier à Pessac peuvent ainsi être considérés comme une infrastructure à partir de laquelle les habitants ont la possibilité — dans le cadre d’une trame pré-établie — de modifier librement leur logement. La surface totale affectée à la maison n’est en réalité pas supérieure à la normale, mais l’originalité provient plutôt de l’organisation des espaces intérieurs. Ainsi les pièces servantes (cuisine, salle-de-bain) sont réduites au minimum, au profit des pièces de vie, aux dimensions d’autant plus généreuses, qu’il n’y a pas d’espace spécifiquement réservé à la circulation. Ces grands espaces sont souvent partitionnés par les habitants, qui préfèrent ajouter une pièce supplémentaire.

Outre l’organisation des espaces intérieurs, cette propension de l’architecture de Le Corbusier à Pessac à favoriser une appropriation active par ses habitants, peut s’expliquer directement par les cinq points de l’architecture moderne et la grande liberté liée au parti constructif. En effet, il est, par exemple, bien plus facile de réduire des fenêtres en longueur que d’élargir des fenêtres classique. Les espaces sous pilotis et les toitures terrasses sont des lieux qui peuvent être facilement fermés pour agrandir la maison. Tout pousse l’habitant à s’approprier le plan libre (même si Le Corbusier y voyait une liberté de conception réservée avant tout à l’architecte). Il semblerait donc que Le Corbusier ait construit à Pessac, une architecture dite « ouverte »... en totale contradiction avec ses intentions initiales. En parlant de Pessac, il affirmait en effet : « on peut construire des immeubles admirablement agencés, à condition bien entendu, que le propriétaire modifie sa mentalité »239.

238. BOUDON, Philippe. Pessac de Le Corbusier,

1927-1967 : étude socio-architecturale, Paris :

Dunod, 1985 (1969), p99

239. LE CORBUSIER dans BOUDON, Philippe. Pessac de Le Corbusier,

1927-1967 : étude socio-architecturale, Paris :

Dunod, 1985 (1969), p113

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ILL 45. LE CORBUSIER. Cité Frugès, Pessac, 1926. Relevé des différentes transformations en plan, effectuées par les habitants dans leur logement. La configuration initiale de Le Corbusier est en haut à gauche.

ILL 46. LE CORBUSIER. Cité Frugès, Pessac, 1926. Maison « zig-zag » largement transformée - état actuel.

ILL 47. LE CORBUSIER. Cité Frugès, Pessac, 1926. Maisons en quinconce largement transformées - état actuel.

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Les différents comportements au sein du quartier

Philippe Boudon analyse également les effets de l’appropriation des habitants, à l’échelle plus large du quartier. Par les typologies de maisons bi-familles et l’usage de pans colorés, Le Corbusier a cherché à traiter l’espace extérieur comme une unité, masquant souvent les séparations entre les logements. L’évolution indépendante de chaque maison a depuis fait réapparaitre chaque unité indépendante. Boudon affirme ainsi : « depuis l’époque où Le Corbusier avait conçu [le quartier] comme un décor collectif à l’échelle de l’ensemble, il est devenu une addition hétéroclite d’effets individuels »240. Du point de vue des relations entre les habitants, il est également intéressant de constater que trois « zones sociologiques » se distinguent dans le quartier (une autour de chaque rue). L’auteur décrit ainsi une zone « marginale » où les contacts sociaux sont amicaux et même parfois se sont transformés en liens familiaux, une zone « neutre » dans laquelle les relations entre les habitants apparaissent normales, et une zone « interne » dans laquelle les problèmes psycho-sociaux sont concentrés (dépression, alcoolisme, suicides). On peut en outre remarquer que ces zones ne correspondent pas à la répartition dans le quartier des différentes typologies de logements (celles-ci sont généralement différentes d’un côté et de l’autre d’une rue). Cela montre donc que l’architecture n’a de ce point de vue qu’un impact limité, et que « l’ambiance sociale » d’un quartier dépend de bien d’autres facteurs.

Enfin, l’étude met en relation la position des maisons dans leur quartier et leur degré de transformation. Philippe Boudon constate ainsi que « les maisons qui présentent les altérations extérieures les plus frappantes sont précisément celles qui, par leur position, ont un certain potentiel de personnalité »241 : ce sont les maisons qui, par leur position, sont déjà les plus exceptionnelles (à l’entrée du quartier, à l’angle de deux rues) qui sont sujettes aux modifications les plus importantes. Il semblerait donc que les transformations engagées par les habitants n’aient pas pour objectif de personnaliser des maisons trop « standards » mais plutôt « d’exalter une personnalité sous-jacente »242. Cet exemple démontre ainsi qu’il existe une « correspondance entre la forme que l’on peut donner à l’espace et le comportement, les réactions des habitants »243 : si l’architecture est parfois impuissante face à certaines problématiques sociales, elle joue en revanche un rôle tout à fait déterminant lorsqu’il s’agit de favoriser — ou d’inhiber — l’appropriation qu’en font ses habitants.

240. BOUDON, Philippe. Pessac de Le Corbusier,

1927-1967 : étude socio-architecturale, Paris :

Dunod, 1985 (1969), p117

241. Ibid., p134

242. Ibid., p134

243. Ibid., p140

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Conclusion

Cette étude sociologique ne prescrit pas pour les concepteurs une attitude précise à adopter à propos de la réception et de l’appropriation d’une architecture par ses habitants. Elle a néanmoins fait l’objet de nombreuses prises de position parmi les architectes, et a suscité des interprétations multiples. Certains ont dénoncé une altération inacceptable du projet de Le Corbusier. D’autres, comme Lucien Kroll, se sont félicités de ces transformations (Cf. I.C.2), estimant que les habitants avaient vécu une « insulte culturelle » lorsqu’on leur avait imposé une architecture qui leur était étrangère. Plusieurs architectes, enfin, ont tiré les leçons de cette expérience de manière plus pragmatique, et ont cherché à concevoir des espaces suffisamment ouverts pour qu’ils puissent être adaptés aux besoins des habitants et leur permettre une appropriation facile de leur logement. C’est précisément ce que Le Corbusier a réalisé — semble-t-il involontairement — à Pessac. Cette position sera théorisée quelques années plus tard par des architectes comme Alain Sarfati et son concept « d’oeuvre ouverte ». L’inscription symbolique des habitants dans le projet devient dès lors positive et totalement intégrée à la réflexion. Sarfati précise : « les grandes oeuvres sont aussi celles qui ont été capables de subir des extensions, des transformations »244.

Cette analyse de Pessac constitue également un fondement pour le mouvement postmoderne. Charles Jencks cite en effet cet ouvrage comme étant à l’appui de ses thèses dans The language of postmodern architecture (1977). Il y développe la notion de « temple décoré » : « édifié à la déesse architecture et décoré à l’attention des habitants ». Un « double codage »245, donc, qui revient, selon la formule de Kroll, à concevoir des « faux Pessac pré-enjolivés »246. Reste néanmoins la question de la pertinence de cette décoration : cela a-t-il un sens, pour un architecte, d’imiter la culture populaire — en principe spontanée ? Au vu de ces différentes lectures possibles de l’analyse de Philippe Boudon, il semblerait, en définitive, que « Pessac ne contienne de problèmes, que ceux qu’on a l’intention d’aller y poser »247. Les habitants se sont contentés d’ajouter leurs exigences à une architecture qui ne répondait pas pleinement à leurs attentes. A Le Corbusier, qui affirmait vouloir « écrire, grâce au standard, les noms des futurs propriétaires »248, Boudon ajoute : « on peut penser précisément que les habitants ont pris, par la suite, le soin de les écrire à leur manière »249.

244. SARFATI, Alain dans BOUDON, Philippe. Pessac de Le Corbusier, 1927-1967 : étude socio-architecturale, Paris : Dunod, 1985 (1969), p205

245. JENCKS, Charles. Le language de l’architecture postmoderne, Paris : Denoël, 1981

246. KROLL, Lucien dans BOUDON, Philippe. Pessac de Le Corbusier, 1927-1967 : étude socio-architecturale, Paris : Dunod, 1985 (1969), p190

247. BOUDON, Philippe. Pessac de Le Corbusier, 1927-1967 : étude socio-architecturale, Paris : Dunod, 1985 (1969), pXI

248. LE CORBUSIER, Almanach d’architecture moderne, Collection de l’Esprit Nouveau, Paris : B. Crès & Cie, 1925, p81

249. BOUDON, Philippe. Pessac de Le Corbusier, 1927-1967 : étude socio-architecturale, Paris : Dunod, 1985 (1969), p33

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2. Alain Sarfati, l’oeuvre ouverte — l’exemple des logements du boulevard Lobau à Nancy

Introduction

Alain Sarfati est un architecte pour qui l’expérience de Pessac fut véritablement fondatrice d’une pratique architecturale. Né au Maroc en 1937, il se forme à l’architecture à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris. Un an après avoir été diplômé, il fonde en 1967 la revue AMC (Architecture Mouvement Continuité) avec Philippe Boudon et Bernard Hamburger. Peu de temps après, il crée avec ces mêmes associés l’agence AREA (Atelier de Recherche et d’Etudes d’Aménagement). L’étude de Boudon à Pessac, montrant la fracture entre le concept et l’usage, oriente dès le départ leur travail qui s’appuie sur les notions de diversité, d’appropriation par l’usager et d’échelle humaine dans la ville et l’architecture. Une de leurs premières réalisations marquantes est le concours des Coteaux de Maubuée à Marne-la-Vallée en 1974. L’AREA présente pour cette compétition un plan masse conçu suivant un principe de découpage permettant à plusieurs architectes de collaborer à la définition du projet de quartier. Face au contexte d’une ville nouvelle, sans histoire et créée de toute pièce, ces règles du jeu doivent engendrer une diversité formelle qui résulte habituellement d’un long processus de stratification urbaine : les architectes tentent ainsi de simuler la diachronie. Cette proposition de l’AREA marque alors une rupture avec les grands ensembles ou les méga-structures des années 1960 : il induit une nouvelle approche des espaces urbains et une nouvelle échelle de travail pour le projet. L’architecture n’est plus un objet autonome mais un paysage avec diverses séquences et significations250. Pour cela, Sarfati n’hésite pas à employer de nombreux matériaux et formes pittoresques, voire à les détourner de leur fonction initiale (on voit là une certaine influence du postmodernisme). Il construit ainsi un vocabulaire architectural très éclectique. Par cette accumulation de signes, il cherche à communiquer avec le public et à offrir des repères personnalisés aux habitants. Un équilibre doit cependant être trouvé entre cette grande diversité architecturale et le maintien d’une certaine unité urbaine, qui est l’une des préoccupations majeures des architectes de l’AREA.

Si, chez Sarfati, le projet architectural est rigoureusement organisé, l’architecture produite, en revanche, est « conçue pour être discutée »251.

250. MEADE, Martin. Alain Sarfati, Paris : Le Moniteur,

1990, p4

251. Ibid., p5

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Les dispositifs formels que l’architecte met en oeuvre ne possèdent pas de signification en soi, mais sont prêts à recevoir le sens que les usagers voudront bien leur donner : c’est le principe de l’oeuvre ouverte. L’architecture doit être un support, « un champ ouvert à des pratiques sociales différentes, à l’appropriation, à des usages multiples »252. C’est parce qu’ils construisent un sens qui leur est propre que les habitants sont en mesure de s’approprier plus facilement leur cadre de vie. Cette doctrine de la diversité a été mise en oeuvre par l’AREA dans de nombreux projets au cours des années 1970-80. Cependant, l’exemple qui sera détaillé dans ce mémoire — les logements du boulevard Lobau à Nancy — a reçu une attention particulière : il a fait l’objet d’une étude sociologique très complète, initiée avant même l’établissement du programme et analysant le comportement des habitants jusqu’à trois ans après leur emménagement. En effet, lorsque l’on parle de participation en phase de conception, il est facile de saisir, en suivant le déroulement de l’opération, quelle a pu être l’influence réelle des usagers dans le processus. En revanche, lorsqu’il s’agit d’appropriation — un phénomène qui se déroule nécessairement sur une période bien plus longue —, il est nécessaire de recourir à des moyens d’évaluation extérieurs. On ne peut effectivement pas se contenter des intentions de l’architecte, qui, comme on a pu le constater à Pessac, sont parfois très éloignées de la réalité. L’étude sociologique est donc un outil privilégié pour accéder à cette connaissance. Le projet du boulevard Lobau, réalisé entre 1979 et 1984, est certes un peu plus tardif que les autres exemples présentés ici et, strictement parlant, il dépasse légèrement la période d’étude. Néanmoins, au-delà de l’intérêt que constitue son suivi sociologique, il s’agit également de la mise en oeuvre de théories — diversité, oeuvre ouverte — qui ont été développées dès le début des années 1970 par l’AREA. A ce titre, son analyse reste tout à fait pertinente dans ce corpus.

Préparation de l’opération

Sélection du projet

L’opération du boulevard Lobau débute par un concours lancé en 1979 par l’Office Public de la Ville de Nancy, pour la construction d’environ 150 logements sociaux dans un quartier à dominante industrielle. Ce boulevard constitue un axe de circulation important de l’agglomération

252. SARFATI, Alain dans BOUDON, Philippe. Pessac de Le Corbusier, 1927-1967 : étude socio-architecturale, Paris : Dunod, 1985 (1969), p206

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nancéienne, qui donne d’ailleurs son nom au quartier. La parcelle se situe toutefois un peu en retrait de l’espace public, derrière un premier front de rue composé d’immeubles anciens. Le site est interrompu au fond par un canal, et délimité de part et d’autre par des parcelles contiguës où sont installés des hangars dont beaucoup sont alors à l’abandon. Cette opération s’inscrit en outre dans un projet plus vaste de restructuration du quartier, lieu stratégique de l’agglomération de par sa proximité du centre-ville.

La procédure, en deux tours, verra la sélection du projet de l’AREA. Malgré la densité demandée, les architectes lauréats ont d’entrée pris le parti d’une forme urbaine assez basse (au maximum R+3), afin de donner une échelle humaine au quartier et de réduire les coûts de gestion (pas besoin d’ascenseurs ou de grandes cages d’escaliers). Le projet se distingue également par l’implantation des bâtiments qui, dans un souci de continuité urbaine, respectent la logique du parcellaire : ils se positionnent donc en biais vis-à-vis du canal plutôt que de s’y aligner. A cette décision s’ajoute la volonté de créer un lieu à part, une intériorité au centre du quartier. Une série d’espaces publics différenciés prend ainsi place au sein du projet : on y retrouve un grand jardin, une « place du village » et diverses ruelles d’accès. Les espaces plantés font dès le départ l’objet d’une grande attention de la part des concepteurs qui cherchent à y inscrire une image symbolique de la nature. Ils sont traités de manière assez sauvage : le jardin, notamment, est dessiné comme « un chemin entre deux talus secs dans le bocage »253. On retrouve par

ILL 48. SARFATI, Alain. Logements du boulevard Lobau, Nancy, 1979-84.

Axonométrie du projet initial.

253. SARFATI, Alain dans CONAN, Michel. SALIGNON, Bernard.

Composer les différences : les logements boulevard

Lobau à Nancy. Paris : Plan construction, 1987, p13

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ailleurs, comme pour le concours des Coteaux de Maubuée, la diversité architecturale qu’affectionne Sarfati : une multitude de formes, de couleurs et de matériaux se côtoient et une grande variété de détails anime le projet, autant dans le traitement des façades que pour les aménagements extérieurs (porches d’entrée, mobilier urbain, traitement du sol, etc.). Enfin, cette diversité se retrouve également dans le travail des typologies de logement. En effet, en dépit des normes et des surfaces imposées par la règlementation du logement social, chaque appartement du projet est unique, se distinguant autant par la disposition intérieure des pièces que par la nature des ouvertures ou des prolongements extérieurs.

Présentation de l’étude sociologique

Cette opération de logement social a fait l’objet d’une double enquête menée par le service Sciences Humaines du CSTB (Centre Scientifique et Technique du Bâtiment). Les chercheurs, parmi lesquels on remarquera notamment la présence de Michel Conan (Cf. Présentation en introduction, p17), ont conduit dans un premier temps une étude sociologique sur les conduites d’appropriation et de rejet des habitants de HLM nancéiens dans leur ensemble, puis une étude similaire a été menée portant précisément sur les locataires sélectionnés pour emménager dans les nouveaux logements du boulevard Lobau. La première enquête témoigne d’un fort malaise qu’éprouvent les occupants des logements sociaux à Nancy, et d’une absence totale d’appropriation dans les bâtiments existants, en particulier dans les grands ensembles, à l’exemple du quartier du Haut-du-Lièvre. Un dialogue est alors engagé entre les chercheurs, les représentants de l’Office HLM et ceux de la ville, afin de mettre au point, pour l’opération du boulevard Lobau, un programme susceptible de remédier à cette situation tout en répondant aux attentes de ces différents acteurs du logement social. Une fois le maître d’oeuvre retenu, une collaboration est également mise en place entre les sociologues et l’architecte : elle doit permettre d’affiner le projet en rapport avec enjeux dégagés dans l’étude initiale. Une nouvelle enquête sociologique est ensuite menée au moment de l’installation des habitants dans leurs nouveaux logements, puis trois ans après leur emménagement. Cette analyse porte sur les pratiques et les représentations de l’espace que forment les usagers, en comparant ce vécu avec les intentions l’architecte et du maître d’ouvrage : il s’agit de cette façon de cibler les interactions entre conception et appropriation

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de l’espace. Cette étude vise également à établir une évaluation concrète des solutions spatiales et architecturales proposées, offrant ainsi un outil pour mieux comprendre le fonctionnement des conduites d’appropriation à l’échelle d’un ensemble de logements ou d’un quartier.

Résultats de l’enquête préalable

Le résultat de la première enquête du CSTB concernant la qualité de vie des habitants de HLM à Nancy est sans appel : la très grande majorité y vit mal, éprouve « des sentiments de solitude, d’abandon, de rejet même du fait des conditions d’habitat dont (elle) a l’expérience quotidienne »254. Les chercheurs constatent en effet que la donnée qui revêt le plus d’importance aux yeux des habitants est la qualité des relations sociales auxquelles ils peuvent accéder depuis l’endroit où ils vivent. Or, ils « rejettent très largement l’image de leur situation sociale que leur renvoie leur quartier »255 : ayant honte de leur lieu de vie (dégradations, insécurité, image sociale négative), ils s’y enferment, n’établissent pas de contacts avec les voisins, n’invitent personne chez eux. De plus, l’étude montre que ce repli sur soi est particulièrement marqué à Nancy, vis-à-vis d’autres villes témoins (Paris, Marseille).

Se sentant condamnés à l’isolement dans les grands ensembles de périphérie, les habitants sont particulièrement méfiants face à la ville, perçue de manière très négative — elle leur semble dangereuse, inaccessible. Souffrant de cette ségrégation sociale, ils se confinent souvent dans la cellule familiale et rompent les relations sociales avec l’extérieur. La crainte domine ; il y a d’ailleurs un sentiment d’insécurité très largement partagé parmi les personnes interrogées — qu’il soit justifié ou non. En outre, ce sentiment de déclassement social est encore renforcé par les mécanismes d’attribution des logements sociaux pratiqués par les offices HLM. En effet, ces habitants qui n’ont pas les moyens de se loger dans le secteur privé se voient imposés un logement dans un immeuble et un quartier qu’ils ne peuvent absolument pas choisir. Ils sont ainsi « assignés à résidence, à la fois par l’idée qu’ils se font de leur position de classe et par leur demande à l’office »256. Leur captivité constitue un signe d’aliénation supplémentaire, et cette description donne à voir l’exacte inverse de l’Homme émancipé auquel aspirent les membres du mouvement participatif. Dans ces conditions, on comprend aisément que

254. CONAN, Michel. SALIGNON, Bernard.

Composer les différences : les logements boulevard

Lobau à Nancy. Paris : Plan construction, 1987, p4

255. Ibid., p40

256. Ibid., p95

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l’appropriation des logements dans les quartiers de grands ensembles est quasiment nulle. Tout l’enjeu pour l’opération du boulevard Lobau est donc de remédier à cette situation, en offrant aux habitants un lieu de vie dont ils soient fiers, dont ils puissent prendre possession, et qui leur permette de s’ouvrir sur la ville et sur les autres.

Par ailleurs, le site sur lequel s’implante le projet fait lui aussi l’objet de représentations assez dégradantes. Il y a en effet le sentiment partagé dans la population nancéienne, et plus particulièrement dans le voisinage, que ce quartier, autrefois vivant et attrayant, a été abandonné depuis de nombreuses années. Le boulevard Lobau, qui a été élargi pour accueillir un trafic automobile plus dense, ne constitue plus désormais un véritable lieu public, le canal est considéré comme un lieu pollué et mal fréquenté, et la plupart des activités industrielles sont désormais arrêtées, laissant les entrepôts aux alentours à l’abandon. C’est donc un double pari que doit relever ce projet : transformer les représentations qu’ont les futurs habitants de leur propre position sociale, mais également modifier l’image qu’ils se font de ce quartier.

Réalisation

Intentions architecturales

Le rejet de la ville qu’expriment de nombreux habitants des logements sociaux ne doit pas être considéré comme une fatalité. En effet, c’est une forme de défense car ils n’ont pas l’impression d’y avoir leur place, mais dans un nouveau cadre de vie, leurs représentations de l’environnement extérieur peuvent également se trouver modifiées. L’intention première de l’architecte — et du maître d’ouvrage — est donc de proposer une architecture radicalement différente de celle habituellement associée aux HLM (les grands ensembles modernes des années 1960). En évitant soigneusement de reproduire les signes caractéristiques des logements sociaux — connotés négativement —, l’objectif est de briser l’impression de relégation urbaine qu’éprouvent les habitants. Ainsi réconciliés avec leur environnement immédiat, les concepteurs espèrent qu’il entrent petit à petit en contact avec leur quartier puis avec la ville.

Face aux immeubles extrêmement rationnels et répétitifs des grands ensembles, cette différenciation passe avant tout par une architecture

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arborant une grande variété de formes et de matériaux. C’est précisément sur ces considérations formelles que se fondait à l’origine la doctrine de la diversité portée par Sarfati et les membres de l’AREA : il s’agissait de montrer que « la répétition n’était pas l’expression inévitable de l’économie »257, que d’autres formes étaient possibles. Toutefois, à Nancy, le parti de l’éclectisme architectural dépasse le simple exercice de style pour trouver une justification du côté des pratiques. En effet, la diversité formelle est ici motivée avant tout par les différents usages que reçoit chaque lieu du projet. Par ailleurs, cette traduction dans l’architecture de la variété des pratiques ne doit pas avoir pour conséquence de les encadrer ou les limiter, mais au contraire elle doit constituer un support non prescriptif, stimulant tout type d’usages. Sarfati précise ainsi : « la forme n’a de sens que si elle peut être altérée de manière que d’autres acteurs en intervenant la prolongent et la modifient »258. La diversité vise donc, au-delà de l’effet plastique, à permettre une meilleure appropriation des espaces par les usagers, appliquant ainsi le principe de l’oeuvre ouverte.

Projet construit

Le résultat de cette démarche projectuelle consiste en un ensemble de bâtiments organisés autour d’un jardin et d’une place centrale. Les constructions, assez basses, évoquent par leur implantation une forme villageoise idéale ; la grande diversité des matériaux employés en façade, des fenêtres ou des toitures, donnent à chaque bâtiment l’aspect d’une série de maisons individuelles. De nombreux logements disposent d’ailleurs d’une entrée privée, accessible directement depuis l’espace public, et de prolongements extérieurs (loggias, terrasses, jardins). Ces qualités les rapprochent également de l’habitat individuel. En tout point du quartier, Sarfati multiplie les matières, les couleurs et les dispositifs architecturaux : la polychromie de l’opération — peu habituelle à Nancy — évoquera d’ailleurs aux observateurs de l’époque des lieux de villégiature (architecture méditerranéenne ou insulaire). Pour pouvoir se permettre cette grande diversité malgré les contraintes budgétaires du logement social, Sarfati intègre, dans une vaste combinatoire, de nombreux éléments préfabriqués du commerce, parfois totalement détournés de leur fonction initiale.

257. CONAN, Michel. SALIGNON, Bernard.

Composer les différences : les logements boulevard

Lobau à Nancy. Paris : Plan construction, 1987, p14

258. Ibid., p48

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Le projet inclut également une réflexion précise sur les transitions entre ce quartier d’habitation et la ville environnante. Les entrées ont été particulièrement travaillées pour donner à l’ensemble un caractère intime : de nombreux dispositifs architecturaux (porches, murets, treilles, pergola) créent un passage progressif entre la ville et les espaces publics internes à l’opération. En raison de la défiance à l’égard de la ville qu’éprouvent de nombreux habitants, ce sujet est particulièrement stratégique : les entrées doivent « donner l’idée du dedans sans que ce soit un enfermement, et du dehors sans qu’il soit menaçant »259. Par ce traitement architectural se crée ainsi une véritable intériorité dans cet ensemble bâti, qui doit permettre aux résidents de se sentir « chez eux » : le nouveau quartier ne se dilue pas totalement dans l’espace public, à l’inverse des grands ensembles qui sont bien souvent dépourvus d’aménagements extérieurs. Ce faisant, le projet répond également à la demande de sécurité des habitants, tout en évitant une fermeture totale du quartier. La présence de plusieurs passages, côté boulevard comme côté canal, garantit en effet une certaine perméabilité à l’ensemble.

Evaluation de l’appropriation

Résultats de l’étude à l’installation

Peu de temps après l’emménagement des habitants dans le nouveau quartier, les sociologues du CSTB vont à leur rencontre, recueillent les premiers avis et observent les comportements. En dépit des intentions de l’architecte, aucun signe d’appropriation n’est alors visible. En revanche, chacun fait part de son étonnement face à l’architecture de Sarfati. Les représentations préalables des habitants sont ébranlées : ils sont « désinstallés quant à leurs préjugés et leur a priori sur leur futur logement »260. Devant cette architecture insolite — qu’ils associent, comme à Pessac, à une architecture étrangère pour tenter de l’identifier —, les usagers ont des difficultés à qualifier les lieux qu’ils sont en train d’occuper. De manière ponctuelle, ce manque de références connues dans leur environnement renforce le moment d’incertitude que constitue déjà l’installation dans un nouveau logement et un nouveau quartier. Cependant, ces espaces, qui « demandent implicitement à celui qui les regarde et les occupe de créer lui-même son sens »261, deviennent aussi un moyen pour les habitants de ne plus être enfermés dans un

Ci-contre :

ILL 49. SARFATI, Alain. Logements du boulevard Lobau, Nancy, 1979-84. Entrée côté canal : vue depuis l’extérieur.

ILL 50. SARFATI, Alain. Logements du boulevard Lobau, Nancy, 1979-84. Entrée côté canal : vue depuis l’intérieur.

259. Ibid., p92

260. Ibid., p62

261. Ibid., p63

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ILL 51. SARFATI, Alain. Logements du boulevard Lobau, Nancy, 1979-84. Vue des espaces publics intérieurs au quartier : le jardin.

ILL 52. SARFATI, Alain. Logements du boulevard Lobau, Nancy, 1979-84. Vue des espaces publics intérieurs au quartier : la « place du village ».

ILL 53. SARFATI, Alain. Logements du boulevard Lobau, Nancy, 1979-84. Vue des espaces publics intérieurs au quartier : une ruelle d’accès.

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univers déjà codé comme celui dont ils sont issus, avec ses règles de fonctionnement, ses conflits. Paradoxalement, cette indétermination devient ainsi un facteur possible d’émancipation.

De premières critiques se font également entendre. Si l’extérieur est généralement perçu comme luxueux pour des logements sociaux, les aménagements intérieurs ne font pas l’unanimité : certains logements sont jugés peu fonctionnels — en particulier en raison des cuisines trop petites. Il est parfois reproché à l’architecte d’avoir privilégié les éléments de « décor » extérieurs, au détriment des équipements fonctionnels dans les appartements. Ces critiques sont, de plus, renforcées par le fait que les locataires, comme cela a été décrit précédemment, n’ont pas été consultés pour l’attribution des logements. Cette assignation leur renvoie « leur impuissance en tant que sujet »262, et crée ainsi d’emblée une certaine méfiance vis-à-vis de l’appartement qui leur est proposé. Cet état d’esprit basé sur la crainte et le repli sur soi, est certes renforcé par les procédures du bailleur social, mais il provient avant tout de l’environnement social et spatial dans lequel ces habitants vivaient jusqu’alors. Quand bien même on les établit dans une architecture radicalement différente, les années d’habitude ne permettent pas un changement immédiat des mentalités. Ainsi, dès le départ, les habitants ont tendance à projeter leurs inquiétudes sur leur nouveau logement — peur des dégradations, de l’insécurité —, bien qu’aucun élément rationnel ne motive alors ces appréhensions.

Résultats de l’étude après trois ans de vie dans le quartier

Dans l’ensemble, les avis recueillis et les comportements observés sont bien plus positifs trois ans après l’achèvement des travaux qu’au moment de l’installation. Un élément qui avait notamment échappé aux habitants lors de l’emménagement est le fait qu’aucun appartement n’est identique aux autres. Fort de ce constat, chacun se sent destinataire d’une « attention particulière et un peu personnelle »263 de la part de l’architecte. Chaque bloc étant par ailleurs singulier dans son aspect extérieur, l’habitant n’est pas « parmi d’autres qui sont logés à la même enseigne, mais il est unique et peut revendiquer dans l’habitat même son unité et sa personnalité »264. La place singulière que chacun occupe au sein de l’ensemble lui permet de s’identifier à son logement : il l’accepte alors plus facilement et se montre plus enclin à se l’approprier.

262. CONAN, Michel. SALIGNON, Bernard.

Composer les différences : les logements boulevard

Lobau à Nancy. Paris : Plan construction, 1987, p64

263. Ibid., p100

264. Ibid., p80

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Un autre événement remarquable après l’installation des habitants dans le quartier est la constitution, de leur propre initiative, d’une association de locataires, dont l’une des premières résolutions est de baptiser le quartier : ce sera le « Village Lobau ». L’ensemble résidentiel n’est évidemment pas un véritable village, mais ce terme renvoie plutôt pour ces habitants — urbains — à une manière de vivre perdue ou rêvée. Toujours est-il que cette notion contient à la fois une certaine mise à l’écart de la ville — ce qui permettrait alors de mieux la supporter —, tout en dénotant une acceptation de la vie en communauté. Elle fait également référence à la nature, symbolisée dans le projet par le canal et le parc au centre du quartier. Quoi qu’il en soit, le fait même de choisir collectivement le nom de l’endroit où l’on habite peut déjà être considéré comme une première forme de participation à la détermination du cadre de vie.

L’association ne s’est toutefois pas limitée à ces questions d’ordre symbolique, mais elle a progressivement commencé à organiser la vie du quartier. Elle programme ainsi des réunions entre locataires, des activités pour les enfants, des fêtes ou des manifestations diverses (qui permettent aux habitants de se réunir, mais qui sont également une vitrine du village pour les personnes venues de l’extérieur). De plus, ce groupement — qui devient de fait un interlocuteur crédible face à l’office HLM — est également moteur dans l’appropriation des espaces collectifs du quartier : l’association plante par exemple de nouveaux végétaux dans le parc, tout en dialoguant avec les services municipaux qui en assurent l’entretien. Les contacts entre les locataires et l’identité collective ainsi produite se sont avérés en définitive être la meilleure réponse face au sentiment d’insécurité et aux craintes des dégradations qu’exprimaient les habitants. En effet, très prosaïquement, lorsqu’on se connaît, on a tendance à se faire confiance et donc à se sentir plus en sécurité. La menace que représente l’autre disparaît au profit d’une attention réciproque.

Les sociologues du CSTB ont constaté du reste que cette appropriation collective du quartier — initiée par les activités de l’association — avait, au Village Lobau, précédé l’appropriation individuelle de chaque logement. Institués en tant que membres d’un groupe, les habitants échangent, comparent leurs appartements et leurs jardins, entretiennent ensemble les espaces communs : ils se motivent ainsi mutuellement — de manière parfois inconsciente — à personnaliser leur cadre de vie. Inversement,

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la transformation des logements a ensuite permis à chacun d’affirmer sa personnalité, soutenant dès lors leur implication créative dans les activités de groupe. On assiste donc à un renforcement réciproque des appropriations collectives et individuelles.

Comme cela a été évoqué plus tôt, l’opération du boulevard Lobau est une mise en oeuvre particulièrement marquante du principe d’oeuvre ouverte développé par Alain Sarfati, qui s’est trouvée accréditée par les résultats de l’enquête sociologique. Ainsi, face à cette diversité architecturale ouverte à toute signification, les chercheurs ont constaté que les usagers étaient parvenus pour la plupart à se déprendre de leur attitude passive vis-à-vis de leur environnement et à entrer dans un monde où ils sont eux-mêmes « producteurs du mode d’appréhender l’espace »265. Grâce à ce changement, ils sortent du principe de reproduction sociale auquel les cantonnaient jusqu’alors les HLM « traditionnels ». Cependant, si le principe d’oeuvre ouverte a eu un impact certain sur les conduites d’appropriation personnelles, il a également influencé l’appropriation collective du quartier. En effet, l’équipe de Michel Conan a relevé que les usagers avaient « décidé entre eux de ce qui méritait d’être regardé et du sens qu’il convenait de donner à (des) ornements particuliers, comme les habitants d’une ville tombent d’accord pour désigner les places sympathiques et celles qui ne le sont pas »266. Les choix esthétiques de l’architecte étant visibles mais non lisibles, les habitants sont « invités à une exégèse partagée avec les amis et les voisins »267 : face à l’absence de sens pré-établi, ils construisent donc ensemble des représentations collectives des différents lieux qu’ils partagent. C’est également au travers de ces jugements communs que se fonde le rapport qu’ils entretiennent avec leur environnement.

L’appropriation du cadre de vie passe par les usages dont il est le support, mais aussi par les transformations qu’on y apporte. Celles-ci définissent ce que les chercheurs nomment l’investissement. Trois ans après l’achèvement de l’opération, ils découvrent ainsi que les habitants ont très fortement investi les espaces extérieurs, que ce soit les espaces publics par le biais de l’association des locataires, ou les espaces privés où chacun semble « s’employer à rendre son jardin le plus personnel possible »268. On peut supposer que cette émulation provient d’une dynamique de groupe qui s’est instaurée entre les résidents. Le fait

265. CONAN, Michel. SALIGNON, Bernard.

Composer les différences : les logements boulevard

Lobau à Nancy. Paris : Plan construction, 1987, p73

266. CONAN, Michel. L’invention des lieux. Saint-

Maximin : Théétète,1997, p35

267. Ibid., p41

268. CONAN, Michel. SALIGNON, Bernard.

Composer les différences : les logements boulevard

Lobau à Nancy. Paris : Plan construction, 1987, p88

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qu’il n’y ait, dès le départ, aucun jardin semblable — formes, surfaces, situations, haies, rambardes : tout varie — a également pu stimuler cette tendance à la personnalisation. Par ailleurs, cet investissement des jardins peut aussi être interprété de manière métaphorique. Le rapport à la nature que construisent ainsi les usagers leur permet symboliquement de se libérer de la ville et de ses inégalités sociales. (La nature appartient à tous.) De plus, aménager son jardin, c’est prévoir son développement. Cela induit donc pour les habitants une projection dans le futur, ce qui était inenvisageable quand ils étaient restreints à un mode d’habiter passif, ne faisant que subir les contraintes extérieures.

Si la signification de tous les éléments et dispositifs architecturaux qui composent le projet reste parfois mystérieuse pour les habitants, ils ont tout de même une certitude, selon l’enquête du CSTB : le postulat d’une bienveillance de l’architecte envers eux lorsqu’il a conçu le projet. L’accumulation de différentes formes, motifs d’ornementation ou dispositifs « utiles » (mobilier urbain, petits équipements) est lue par les habitants comme autant de de propositions architecturales à leur attention. Ils perçoivent ainsi qu’ils ne sont plus uniquement réduits à des usages élémentaires, mais que cet environnement construit a été pensé pour soutenir leur développement personnel. Conan traduit cette situation par une « double relation de soins et de méconnaissance » : « d’un côté le soin de l’architecte pour un groupe de personnes qu’il reconnait à la fois comme groupe et comme individus mais dont il méconnait les devenir possibles ; de l’autre le soin des habitants pour la création de l’architecte dont ils méconnaissent les intentions réelles »269.

Enfin, il faut noter que l’appropriation du quartier par ses habitants tient également à la reconnaissance dont a bénéficié cette opération. Décrite de manière élogieuse dans la presse locale, elle a suscité l’intérêt des voisins, mais elle a aussi été reconnue par les professionnels et les responsables institutionnels. En effet, le projet a été nommé lauréat du Palmarès de l’Habitat 85 et a fait l’objet d’un film documentaire. Le quartier a par ailleurs accueilli de nombreuses visites, organisées par des écoles d’architecture ou des élus locaux. A l’inverse des grands ensembles auxquels on associe communément des représentations très négatives, la valorisation qu’a reçu alors le Village Lobau, présenté comme une réalisation exemplaire, a permis aux habitants d’être fiers de leur quartier,

269. CONAN, Michel. L’invention des lieux. Saint-Maximin : Théétète,1997, p36

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et de s’investir d’autant plus dans la préservation et l’amélioration de leur cadre de vie. Dès lors, outre leur développement personnel, c’est également l’image qu’ils renvoient à autrui qui motive leur appropriation des lieux.

Conclusion

Les résultats de l’étude sociologique concernant l’opération du boulevard Lobau se sont donc avérés, dans l’ensemble, très positifs. Les chercheurs ont ainsi tenté d’en dégager quelques recommandations à l’attention des producteurs du logement social. Ils incitent notamment les architectes — dont les intentions seraient trop souvent portées sur la discipline architecturale elle-même — à réfléchir aux modes de sociabilité et de communication, avant de « s’adresser à l’histoire de l’architecture »270. Aussi, il reviendrait au concepteur de mener une double réflexion intégrant à la fois l’art et les rapports sociaux relationnels entre individus. Le travail des entrées au Village Lobau illustre cette démarche. En effet, elles seraient à la fois « l’exemple esthétique d’un travail de diversification » et « l’exemple symbolique (à l’adresse des usagers) de la maîtrise du rapport dedans-dehors »271.

L’enquête montre que ces intentions de l’architecte envers les habitants, perceptibles dans le bâtiment, sont un paramètre décisif du processus d’appropriation. Le locataire doit « se sentir l’objet d’une adresse »272, afin de se concevoir comme un sujet en mesure d’attribuer un sens à l’espace qu’il habite. Toutefois, faire transparaître ses intentions dans l’architecture n’a rien d’évident pour le concepteur. Il ne suffit pas de prévoir des usages — quand bien même ils seraient multiples et variés — pour que les habitants investissent l’espace selon le scénario prévu. Les comportements dépassent toujours les prévisions de l’architecte : il y a une « discontinuité entre la conception et l’usage »273. Cela ne signifie pas pour autant qu’il est vain de réfléchir aux questions d’appropriation en phase de conception ; mais plutôt que de prescrire des usages spécifiques, l’architecte doit concevoir des objets les plus ouverts possibles qui constituent des supports pour différents scenarii d’usage, sans qu’aucun ne soit imposé aux habitants. En effet, orienter les usagers vers des pratiques pré-déterminées serait une approche totalement contre-productive car elle aboutira nécessairement à limiter

270. CONAN, Michel. SALIGNON, Bernard.

Composer les différences : les logements boulevard

Lobau à Nancy. Paris : Plan construction, 1987, p90

271. Ibid., p93

272. Ibid., p91

273. Ibid., p93

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l’appropriation, qui ne peut véritablement s’accomplir que lorsque l’usager en est à l’initiative.

A la Cité Frugès comme au Village Lobau, l’architecture a manifestement encouragé une appropriation par les habitants de leur cadre de vie. Toutefois, au-delà de la question des intentions initiales de l’architecte, ce sont des processus très différents qui ont abouti à ce résultat. D’un côté, à Pessac, une structure très libre permet aux habitants de transformer facilement leur logement ; de l’autre, à Nancy, l’architecture est plus complexe, chargée de diverses formes et matériaux dont la signification doit être déterminée par les résidents. Ces deux projets impliquent ce que l’on pourrait appeler des « degrés d’appropriation » différents. Chez Sarfati, les usagers peuvent projeter un sens personnel sur les objets de leur environnement. Cette appropriation symbolique se traduit alors par des pratiques et des usages spécifiques. Dans le quartier conçu par Le Corbusier en revanche, les habitants transforment physiquement l’architecture (ils ajoutent un toit, réduisent les fenêtres, déplacent les cloisons). Ainsi ils lui donnent un sens nouveau, plus en accord avec leur mode de vie et leur représentations personnelles. On pourrait donc parler d’une appropriation concrète.

Preuve qu’il est loin d’être aisé pour les architectes de favoriser les conduites appropriatives, ces deux formes d’appropriation ne requièrent pas les mêmes qualités architecturales : une appropriation concrète n’est possible qu’avec une architecture très flexible, alors que l’appropriation symbolique nécessite plutôt une grande diversité formelle (ce qui réduit nécessairement la flexibilité des espaces). On peut également questionner la pertinence de chacune de ces approches. En effet, la diversité pré-existante de Sarfati interroge : entièrement déterminée par l’architecte, n’est-elle pas artificielle vis-à-vis d’une architecture dont la souplesse permet aux habitants de produire progressivement leur propre diversité ? D’un autre côté, laisser à la disposition des habitants des appartements flexibles et transformables présuppose qu’ils exploitent cette possibilité qui leur est offerte, ce qui est loin d’être évident. En effet, réaliser de véritables modifications de son logement implique des travaux que tous les usagers ne sont pas en mesure d’effectuer ou de financer. Par ailleurs, au-delà de l’aspect pratique, d’autres limitations, d’ordre psychologique, peuvent également entrer en jeu : les habitants qui s’investissent pleinement dans

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la transformation de leur logement sont ceux qui bénéficient déjà d’une certaine émancipation, telle que la conçoivent les artistes participatifs. Or, au Village Lobau par exemple, l’étude sociologique montre que les résidents en sont très éloignés lorsqu’ils arrivent dans le nouveau quartier. Cette propension des habitants à exploiter les possibilités de transformation permises par l’architecture est un paramètre central. En effet, une structure flexible qui n’est pas pleinement investie par ses occupants ne reste finalement qu’une architecture standard et répétitive : l’exacte inverse, donc, du résultat recherché. Parmi les différents exemples analysés dans ce mémoire, il est intéressant de remarquer par ailleurs, que le seul projet qui ait véritablement tenté de concilier diversité formelle et flexibilité — donc, appropriation concrète et symbolique — est la Maison Médicale construite par Lucien Kroll pour l’Université Catholique de Louvain. Toutefois, l’architecte présente alors cette diversité formelle comme un moyen de donner une image forte au bâtiment et de matérialiser une idéologie, plutôt que de créer une oeuvre ouverte telle que la décrit Sarfati.

Enfin, si l’appropriation est un phénomène difficile à appréhender pour les architectes, il ne faut pas oublier qu’ils ne sont pas les seuls acteurs à pouvoir influencer ces comportements. En effet, l’architecture a indéniablement un certain impact sur les pratiques de ses occupants, mais il y a bien d’autres paramètres qui entrent en jeu. Ainsi, le statut des habitants — locataires ou propriétaires — conditionne fortement les modifications qu’ils sont en mesure d’apporter à leur cadre de vie (c’est également un aspect qui différencie la Cité Frugès et le Village Lobau). Lorsque les habitants sont en location, en particulier dans le logement social, la gestion que mène le bailleur revêt une certaine importance dans la manière dont ils s’approprient leur environnement. On a vu effectivement que la politique d’attribution des logements était stratégique. Il en va de même pour la façon dont l’organisme gestionnaire prend ses décisions concernant les modifications à apporter aux espaces communs (en y associant, ou pas, les usagers).

Du reste, outre les acteurs directs de la production du logement que constituent l’architecte et le maître d’ouvrage, d’autres intervenants comme les responsables politiques ont également une influence — certes plus lointaine mais non négligeable — dans le développement des

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pratiques appropriatives. En effet, l’environnement vécu ne se limite pas au strict cadre bâti du logement mais s’étend au quartier et à la ville. Or, comme le relèvent les sociologues du CSTB à Nancy, les représentations que possèdent les habitants de cet environnement élargi influencent fortement l’énergie qu’ils déploient à s’y investir. Aussi, c’est parce qu’ils rejettent les grands ensembles où ils ont été assignés — vécus comme un signe de relégation sociale — que les usagers refusent en quelque sorte de « participer » à leur milieu de vie. La forme urbaine et architecturale de ces quartiers modernes est souvent mise en cause, notamment par les architectes « participatifs ». Cependant, on voit bien dans ce cas que ce sont avant tout des questions politiques et sociales qui expliquent leur échec à permettre le développement personnel de leurs habitants. Cet exemple montre ainsi qu’il est essentiel que l’architecture s’inscrive dans une réflexion pluridisciplinaire et dans un projet global de société, comme tentent de l’établir les partisans du mouvement participatif.

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ConclusionFiliation et transformation des pratiques participatives, des années 1970 à aujourd’hui

Bilan et mise en perspective

Il semble commun de dire que faire de l’architecture, c’est avant toute chose construire pour les Hommes — ou, du moins, pour abriter des activités humaines. Comme on a pu le voir, cette évidence devient en réalité bien plus complexe à mettre en oeuvre lorsqu’on ne se contente pas de répondre aux besoins primaires, clairement énoncés dans les programmes, mais qu’on tente de prendre en compte toutes les interactions qui existent entre l’habitant et son cadre de vie. Ces relations impliquent nécessairement l’habitant, il y prend part, participe donc à la constitution du milieu bâti dans lequel il évolue. Cette participation se traduit de différentes manières, qui ont été détaillées et illustrées dans cette étude : il peut s’agir de la participation à une oeuvre d’art, de l’implication dans un projet architectural en phase de conception, ou encore d’une appropriation d’espaces pré-existants.

Cette relation active à l’environnement — et plus spécifiquement à l’architecture — permet à l’usager de s’épanouir, de s’émanciper : par son action, il construit sa personnalité et affirme sa singularité. Ce processus contribue aussi à instaurer de nouveaux rapports entre les habitants ou vis-à-vis des personnes extérieures : la construction physique peut également conduire à une construction sociale. Participer, c’est donc retrouver une valeur fondamentale et intemporelle de l’architecture, mais c’est aussi s’assurer de sa pertinence actuelle puisque, de fait, une architecture participative suit les évolutions de la société.

Les trois modes de participation — en art, en phase de conception architecturale ou par l’appropriation — ont été présentés dans ce mémoire au moyen d’exemples distincts. En réalité, ces trois approches sont complémentaires et ne se remplacent pas l’une l’autre, cependant elles se favorisent mutuellement. Ainsi, la participation à une oeuvre artistique doit permettre au public de s’émanciper : il est donc susceptible de s’impliquer plus activement dans un processus participatif — par exemple, pour la conception d’un projet architectural. De même, si les

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usagers participent avec l’architecte à la définition de leur cadre de vie, ils s’y reconnaîtront et se l’approprieront ensuite plus aisément.

Une vision commune réunit par ailleurs ces trois approches : celle de « l’Homme émancipé » comme idéal à atteindre. Cette idéologie est cependant moins prégnante — ou, en tout cas, moins clairement énoncée — chez les architectes participatifs contemporains. Il faut dire que le vocabulaire lié à l’émancipation ou à l’épanouissement, commun dans les années 1960-70, paraît désormais un peu daté. Toutefois, les enjeux qu’il décrit n’en restent pas moins actuels. La conclusion de ce mémoire mettra ainsi en perspective les réalisations et les apports théoriques de la période d’étude avec des pratiques participatives plus récentes, voire contemporaines. On commencera par évoquer le certain recul que connaît le mouvement participatif à partir des années 1980 (lequel s’accompagne paradoxalement d’une tendance à l’institutionnalisation de la participation). Il ne s’agit toutefois que d’une orientation générale. En effet, certains architectes et théoriciens, à la marge, continuent à travailler sur ces questions. On présentera ainsi un essai écrit par Ivan Illich sur « l’art d’habiter », et les travaux de deux architectes : Patrick Bouchain et Peter Hübner. Bien que leur réalisations ne sont véritablement reconnues que depuis une décennie, ils associent les usagers à la conception de leurs bâtiments dès le début des années 1990. On peut considérer que leur pratique — assez proche, par exemple, de celle de Lucien Kroll — s’inscrit dans une forme de « tradition participative ». On étudiera ensuite de nouvelles formes de participation en architecture, apparues au début du XXIe siècle. Elle sont le fait, non plus d’agences d’architecture, mais de collectifs multidisciplinaires — on exposera ici les travaux d’Exyzt et de Coloco —, et sont influencées par la pensée écologiste, telle que la développe notamment Félix Guattari. Cette séparation entre des architectes dits « traditionnels » et ces nouveaux collectifs est bien-sûr un peu schématique. Ils ne sont certes pas de la même génération mais collaborent, conduisent parfois des projets ensemble (notamment Exyzt et Patrick Bouchain). Néanmoins, cette distinction a le mérite de montrer, d’une part les caractères que l’on retrouve de manière permanente dans l’architecture participative depuis les années 1960, et de l’autre, la singularité des nouvelles approches qui ont émergé ces dernières années. Enfin, outre les questions écologiques, les pratiques participatives actuelles sont également influencées par le développement des nouvelles

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technologies. Entre autres, on évoquera ainsi le modèle du logiciel libre grâce aux travaux du philosophe Bernard Stiegler.

Vers une institutionnalisation de la participation

A partir des années 1980, les projets participatifs se font plus rares et reçoivent moins d’écho dans la sphère architecturale. A cette époque, on assiste au retour d’une architecture autonome, centrée sur sa propre discipline, notamment à travers le développement du mouvement postmoderne. Si le vocabulaire formel n’est pas nécessairement très différent de celui employé par Kroll ou Sarfati, par exemple, la démarche intellectuelle, en revanche, est tout autre. D’un certain point de vue, cependant, les expérimentations participatives des années 1960-70 auront durablement influencé les pratiques architecturales et urbanistiques. Depuis deux ou trois décennies, on peut en effet observer une forme d’institutionnalisation de la participation. Ainsi, pour chaque projet urbain de grande envergure, il devient petit à petit usuel d’organiser un processus de concertation avec les futurs habitants ou de consulter les riverains.

Toutefois, si la participation est devenue un thème récurrent des discours politiques, c’est sous son sens « faible » qu’elle s’est généralisée. Pierre Rosanvallon (1948-), historien et sociologue français, spécialiste de la démocratie, décrit une telle évolution concernant les principes d’autogestion274 puis de démocratie participative (au-delà, donc, de l’architecture). Avec du recul, Rosanvallon estime que ces concepts se sont disséminés dans la société. L’autogestion, notamment, qui renvoyait à des relations sociales non hiérarchiques, a correspondu avec l’esprit culturel de 1968, lequel s’est propagé partout ; s’est imposé. Quelques années plus tard, le principe de démocratie participative s’est lui aussi rapidement diffusé. Les deux concepts auraient « triomphé dans leur forme faible » et se seraient « épuisés dans leur définition la plus exigeante »275. Ainsi, la « forme faible » de la démocratie participative correspond à de simples conseils de quartier, qui attirent d’ailleurs un nombre très limité de citoyens (1 à 2%) et qui ne saurait donc constituer une véritable alternative à la démocratie représentative. Pour mettre en place une « forme forte », Rosanvallon recommande par exemple la mise en place de flux d’informations ou la possibilité pour les assemblées de

274. ROSANVALLON, Pierre. L’Âge de

l’autogestion, Paris : Le Seuil, 1976

275. ROSANVALLON, Pierre. « Ecrire une

histoire générale de la démocratie », Participations

n°1, jan 2011, p339

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citoyens d’avoir un véritable contrôle sur les politiques publiques menées par les élus. A l’inverse, la démocratie participative est progressivement devenue « un des arguments de la politique de communication des municipalités »276, se réduisant dès lors à n’être qu’un élément de la représentation. En effet, les décideurs politiques n’ont généralement pas l’intention d’abandonner leurs prérogatives. Du fait des implications étroites qui lient projets urbains ou architecturaux et enjeux politiques locaux, on comprend que cette tendance a également conduit à une institutionnalisation (superficielle) de la participation en architecture.

Par ailleurs, le principe même de l’architecture participative — quel que soit son mode — implique que les usagers puissent avoir prise sur leur environnement, qu’ils soient à l’initiative. Essayer d’intégrer la participation à une organisation institutionnelle nécessite de la définir précisément, de la cadrer, ce qui réduit d’emblée l’espace de liberté laissé aux participants. La démarche perd donc inévitablement une partie de son sens (Cf. la distinction entre société contractuelle et collectivité humaine, partie II.B.3).

Une continuité des pratiques participatives

Ivan Illich : l’art d’habiter

Si les questions liées à la participation de l’usager dans l’architecture ont été un certain temps mises de côté, elles semblent cependant réapparaître sous de nouvelles formes ces dernières années. Tout porte à croire que cette tendance, encore marginale, repose sur une modification en profondeur de la société : crises écologiques, économiques et finalement politiques, ou encore re-configuration des relations sociales avec les nouvelles technologies de communication. Ce regain d’intérêt relativement récent pour la participation ne doit toutefois pas faire oublier que, derrière les grandes tendances, certains architectes ou théoriciens ont témoigné d’un engagement constant envers les problématiques participatives. Ainsi, Lucien Kroll a encore conduit de nombreuses réalisations dans les années 1980-90. Du côté de la théorie, c’est également à cette période qu’Ivan Illich présente, à l’occasion d’une conférence, ce qu’il nomme « l’art d’habiter ». Penseur de l’écologie politique et figure importante de la critique de la société industrielle, Illich (1926-2002) a étudié la théologie 276. Ibid., p340

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et la philosophie à Rome, avant d’entamer une carrière académique aux Etats-Unis ; il dirigera notamment l’Université Catholique de Puerto Rico. Il est l’auteur de plusieurs essais, dont le premier et le plus connu est Une société sans école (Deschooling society), paru en 1971. Dans « L’art d’habiter », Illich fait l’éloge de l’habitat « traditionnel » vernaculaire, qu’il oppose au logement moderne. Cette distinction entre deux modes d’habiter n’est d’ailleurs pas sans rappeler l’approche théorique de Kroll (Cf. I.A.3).

Pour Ivan Illich, l’art d’habiter est une pratique ancienne — propre à l’espèce humaine —, que nous avons aujourd’hui largement perdu. Habiter c’est « demeurer dans ses propres traces, laisser la vie quotidienne écrire les réseaux et les articulations de sa biographie dans le paysage »277. Une demeure, conçue pour être habitée, n’est jamais achevée avant d’être occupée car « l’art d’habiter » contribue à la définition même de l’habitat. Illich y oppose le logement contemporain, qui se délabre dès le jour où il est prêt à être occupé. L’art d’habiter suppose au contraire un lieu de vie pérenne et durable : « une bâtisse se perpétue d’un vivant à l’autre »278, elle conserve les traces de ses différents occupants. Pour Illich, plusieurs facteurs expliquent la disparition d’un tel rapport au logement. On retiendra notamment les grands bouleversement urbains du XIXe siècle tel que l’intervention d’Haussmann à Paris, le développement d’une vision techniciste de la ville (flux, transports, égouts, etc.) ou encore la généralisation de « l’économie du bien-être » qui uniformise les modes de vie (chaque citoyen est encouragé à posséder son garage, sa télévision…).

L’art d’habiter produit de l’architecture vernaculaire. C’est une activité qui dépasse la portée de l’architecte : « l’espace cartésien, tridimensionnel, homogène dans lequel bâtit l’architecte et l’espace vernaculaire que l’art d’habiter fait naître, constituent des classes différentes d’espace »279. Cet art évolue avec le temps et peut prendre des formes très différentes selon les lieux et les communautés qui le pratiquent. A l’inverse, les logements modernes abritent des « logés » qui ont perdu leur pouvoir d’habiter : seule importe la nécessité de dormir sous un toit. « L’art de vivre leur est confisqué. Ils n’ont nul besoin de l’art d’habiter, mais seulement d’un appartement »280. Le logé n’a pas prise sur son environnement : il vit dans « un monde qui a été fabriqué ». « Il traverse l’existence sans inscrire de traces. Les marques qu’il dépose sont considérées comme des accrocs,

277. ILLICH, Ivan. « L’art d’habiter », Dans le miroir

du passé, conférences et discours, 1978-1990,

Mayenne : Descartes & Cie, 1994, p64

278. Ibid., p65

279. Ibid., p66

280. Ibid., p67

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des signes d’usure »281. Illich assimile les logements modernes à des « casiers de résidence », planifiés et construits pour les gens qui y sont assignés. La critique est violente : « l’espace vernaculaire de la demeure » serait remplacé par « l’espace homogène d’un garage humain »282. Les grands ensembles sont en effet identiques partout dans le monde. Dans ces conditions, les habitants apparaissent déshumanisés.

Ceux qui malgré tout revendiquent leur liberté d’habiter de manière autonome sont traités en déviants. S’ils contestent « le veto de la société devant l’auto-affirmation spatiale »283, ils risquent d’être expulsés de force ; non pas tant car ils portent préjudice au propriétaire des lieux qu’ils occupent, mais parce qu’ils « récusent l’axiome social qui définit le citoyen comme un élément nécessitant un casier de résidence standard »284, un homme « cantonné ». Seuls quelques mouvements civiques minoritaires résistent encore car, depuis le développement de la société industrielle, « de puissants moyens ont été mis en oeuvre pour violer l’art d’habiter des communautés locales et créer de la sorte le sentiment de plus en plus aigu que l’espace vital est rare »285.

Très pessimiste quant au constat qu’il dresse de la société actuelle, Illich l’est tout autant concernant le rôle que pourrait y jouer l’architecte. En effet, ce dernier n’aurait aucune prise sur l’art d’habiter ; pire, il aurait tendance à « dévoyer » les individus qui tentent d’échapper à leur condition d’hommes cantonnés, car il se méprend sur leurs buts286. Une disparition totale du maître d’oeuvre au profit d’une architecture exclusivement vernaculaire semble toutefois peu probable. Néanmoins, cette critique radicale a le mérite d’interroger la position de l’architecte et sa responsabilité dans la production du logement. Elle fait écho à la volonté des architectes participatifs de se placer en retrait, pour laisser davantage de place aux usagers.

Patrick Bouchain

Parmi les architectes à avoir dédié leur carrière à la participation des usagers, Patrick Bouchain (1945-) est certainement un des praticiens les plus reconnus aujourd’hui. Après avoir mené plusieurs expériences participatives, au départ dans une relative indifférence, son travail a acquis depuis une dizaine d’années une certaine notoriété. Bouchain a été formé à l’école des Beaux-Arts de Paris, dont il sort au début des années 1970.

281. ILLICH, Ivan. « L’art d’habiter », Dans le miroir du passé, conférences et discours, 1978-1990, Mayenne : Descartes & Cie, 1994, p67

282. Ibid., p67

283. Ibid., p68

284. Ibid., p68

285. Ibid., p71

286. Ibid., p71

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A cette époque les grands ensembles de logements sociaux constituent encore une partie importante de la commande des architectes. En désaccord avec ces modes de production, il s’oriente vers des structures culturelles (théâtres, cirques) qui recherchent alors de nouveaux lieux de représentation. En collaboration avec ces artistes, Bouchain développe ainsi une architecture éphémère, basée sur la récupération de divers matériaux et sur la réutilisation du bâti existant. En parallèle, il occupe différents postes académiques et politiques. Progressivement, il accède à des commandes plus diverses : équipements publics, logements sociaux ou reconversion de friches industrielles en centres culturels. Chaque projet est une nouvelle expérimentation basée sur la coproduction avec les usagers, et la transmission. Parmi ses principales réalisations, on compte le Lieu Unique à Nantes (1999), l’Académie de spectacle équestre Fratellini à St-Denis (2002), la Condition Publique à Roubaix (2004) ou encore le Centre Chorégraphique National de Rillieux (2005). Patrick Bouchain sera également nommé en 2006 pour représenter la France à la Biennale d’architecture de Venise. Par ailleurs, il a publié de nombreux textes où il expose son approche de l’architecture et parfois son engagement politique. Les axes directeurs en seront résumés dans cette partie.

S’adressant avant tout aux usagers qui la pratiquent, l’architecture de Patrick Bouchain est une construction sociale avant d’être une construction physique. L’architecte cherche ainsi à « entraîner le plus grand nombre d’individualités, à les révéler pour ce qu’elles sont, à expérimenter ces

ILL 54. BOUCHAIN, Patrick. Centre

Chorégraphique National de Rillieux, 2006.

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188

différences et créer de nouveaux rapports communs »287. Un projet d’architecture doit être l’occasion pour les personnes qui y prennent part de se rapprocher les unes des autres, d’échanger des savoirs complémentaires, en somme de créer une communauté. Pour que ces participants deviennent moteurs d’un processus participatif, il faut aller au-delà des simples demandes du programme pour révéler et susciter le désir d’architecture sous-jacent. Ainsi, on évite que le besoin ne se transforme en plainte. A l’inverse, les usagers sont appelés à exprimer des critiques constructives du projet. Celles-ci peuvent être formulées en phase de conception, ou se traduire concrètement, par l’appropriation faite par chacun d’une oeuvre ouverte aux transformations. Par ailleurs, le projet architectural qui permet à la communauté d’advenir se couple également d’un projet social et politique (on reconnaît bien là, l’engagement de l’architecte). Patrick Bouchain propose par exemple de mettre à profit le temps libre dont disposent les travailleurs précaires et les chômeurs pour qu’ils puissent améliorer leurs propres logements, ou les espaces communs de leur quartier. Ils quittent ainsi la position d’exclus à laquelle on les réduit. Ils reprennent contrôle de leur environnement — et finalement de leur vie.

Considérant la forme que doit prendre cette architecture au service de la communauté, Patrick Bouchain réclame une grande diversité, en particulier dans l’habitat. Le logement ne doit pas être le même pour tous, mais fait pour une personne particulière. Il faut réintroduire de l’altérité, « refuser le modèle, le standard, le répétitif »288. Lorsqu’il a été conçu pour un destinataire particulier ou lorsqu’il a été transformé par les habitants, un logement porte une histoire, une spécificité. Ce sont ces traces qui aideront les futurs occupants à se l’approprier. Sur ce point, Bouchain développe un argumentaire très proche de celui de Lucien Kroll ou Michel Conan, par exemple (Cf. III.B.3). Ce passage d’un résident à un autre fait en réalité partie d’un processus de transmissions successives qui jalonnent la « vie » de toute architecture. Ainsi, le projet est tout d’abord transmis du concepteur au constructeur ; le bâtiment est ensuite passé par le constructeur à l’habitant, puis il se transmet entre les différents occupants successifs, qui apporteront chacun des transformations à leur cadre de vie. Pour Bouchain, l’architecture — même ordinaire — devient donc un acquis précieux dont on accompagne l’évolution dans le temps.

287. BOUCHAIN, Patrick. Construire autrement, comment faire ?, Arles : Actes Sud, 2006, p48

288. Ibid., p108

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Pour garantir cette continuité, il faut toujours privilégier la transformation de l’existant plutôt qu’une logique de la table rase — encore trop souvent pratiquée de nos jours dans les grands ensembles. Par ailleurs, afin que les habitants soient en mesure d’apporter ces modifications successives à leur cadre de vie, il est nécessaire qu’ils disposent d’une propriété d’usage de leur logement : de devoirs mais également d’un droit à habiter, c’est-à-dire à s’approprier et à agir sur leur environnement (et pas uniquement d’un droit au logement). Selon Bouchain, il faudrait ainsi « fonder le principe qu’habiter, c’est enrichir l’architecture »289.

Si la liberté laissée aux habitants de transformer leurs logements doit être maximale, l’architecte doit en revanche agir minimalement.

ILL 55. BOUCHAIN, Patrick. Construction et

rénovation de 30 maisons en accession et location

sociale, Tourcoing, 2013. Exemples de

transformations.

ILL 56. BOUCHAIN, Patrick. Construction et

rénovation de 30 maisons en accession et location

sociale, Tourcoing, 2013. Atelier participatif.

289. BOUCHAIN, Patrick. Construire ensemble le

grand ensemble : habiter autrement, Arles : Actes

Sud, 2010, p30

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Cette retenue calculée doit permettre une plus grande ouverture de l’architecture aux usages divers : « plus on en fait, plus on ferme ; moins on en fait, plus on ouvre et plus on donne : le moins de forme pour le plus de sens, le moins de règlement pour le plus de liberté »290. Il ne s’agit donc pas là d’une oeuvre ouverte au sens de Sarfati — qui multiplie les dispositifs architecturaux — mais plutôt d’une architecture dont la forme est partiellement indéterminée, laissant les occupants la compléter — un peu à la manière des éléments de remplissage de Habraken.

Afin de résumer cette approche architecturale, Patrick Bouchain établit une distinction entre deux modèles. D’une part « l’architecte de droit divin » qui obéit à ses financeurs et produit une architecture autonome, se référençant uniquement « au grand corpus » de l’histoire de la discipline. Il construit des bâtiments faits pour durer mais qui, paradoxalement, se démodent rapidement. De l’autre, « l’architecte de souveraineté communautaire », qui « met son art au service des humains »291. Il conçoit ainsi des réalisations uniques et ouvertes à l’appropriation des habitants. L’originalité d’un bâtiment provient des usages qu’il abrite. Aussi, cette architecture conserve une pertinence qui résiste aux différentes modes. Ce manichéisme, efficace quoique un peu simpliste, rappelle à nouveau, dans sa stratégie, le discours de Kroll. Tous deux se placent en effet dans une optique de vulgarisation et de communication auprès du grand public. Ils cherchent par leur propos, tout autant que par leurs réalisations architecturales, à mobiliser les citoyens.

Chez Patrick Bouchain toutefois, le discours ou la théorie ne sauraient être vus comme une fin en soi : l’action doit toujours être privilégiée. Il affirme ainsi : « il faut expérimenter l’architecture, le projet n’est qu’une hypothèse »292. En effet, ce n’est que par l’action, la mise à l’épreuve des participants, que prend véritablement forme la communauté qui portera le projet. L’importance de ce « passage à l’acte » confère au chantier un nouveau statut : c’est un acte culturel, un moment de la vie publique. Chez Bouchain, les sites de construction sont régulièrement ouverts au public ; ils accueillent des manifestations qui ponctuent l’avancée des travaux. De nombreuses activités périphériques touchant à l’éducation, à la solidarité, à l’insertion293 sont également organisées en marge du projet. Ainsi les ouvriers, les futurs usagers et les riverains sont amenés à se rencontrer. Le dialogue instauré permet aux uns de mieux saisir la finalité

290. BOUCHAIN, Patrick. Construire autrement, comment faire ?, Arles : Actes Sud, 2006, p41

291. Ibid., p132

292. BOUCHAIN, Patrick. Construire ensemble le grand ensemble : habiter autrement, Arles : Actes Sud, 2010, p3

293. BOUCHAIN, Patrick. Construire autrement, comment faire ?, Arles : Actes Sud, 2006, p114

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et les enjeux de leur travail, aux autres de comprendre les techniques et les processus qui auront été employés pour produire leur nouveau cadre de vie. Le travail des artisans s’en trouve donc valorisé. Le chantier est également un moment décisif pour la définition du projet architectural lui-même. En effet, les ouvriers bénéficient d’une certaine liberté d’action : la réalisation est l’occasion pour Bouchain « d’introduire du non-voulu et de l’inattendu »294 dans le projet initial.

L’organisation constructive du chantier devrait idéalement se fonder sur une séparation entre éléments structurels — fixes — et composants industriels — secondaires et démontables295. On retrouve ici clairement la distinction support-structure — remplissage chère à Habraken. L’objectif

ILL 57. BOUCHAIN, Patrick. Centre des arts

du cirque et des cultures émergentes, Bagneux,

2014. Manifestation publique organisée sur le

chantier.

ILL 58. BOUCHAIN, Patrick. Centre des arts

du cirque et des cultures émergentes, Bagneux,

2014. Les futurs élèves de l’école de cirque participent

également au projet.

294. Ibid., p81

295. BOUCHAIN, Patrick. Construire ensemble le

grand ensemble : habiter autrement, Arles : Actes

Sud, 2010, p31

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n’est cependant pas d’offrir un choix entre plusieurs éléments de remplissage préfabriqués, mais de laisser le locataire réaliser les travaux nécessaire pour achever et personnaliser son logement. L’ouvrage tel qu’il est livré par l’architecte doit ainsi rester ouvert, « laisser un vide pour que l’utilisateur ait la place d’y entrer »296. Cette forme d’autoconstruction revêt pour Bouchain une portée symbolique forte : construire son logement — tout comme produire ses légumes —, c’est refuser de déléguer son cadre de vie aux spécialistes. Cela tient d’une démarche « tranquillement révolutionnaire »297.

Comme on a pu le constater, le travail de Patrick Bouchain présente de nombreux points communs avec celui de Lucien Kroll : la diversité architecturale ou le statut du concepteur, mais également la nature du discours employé (communiquer auprès du grand public comme auprès des autres acteurs de la construction, afin de promouvoir une vision participative, de susciter un désir d’architecture). Ce n’est ainsi pas un hasard si Bouchain a récemment organisé une exposition rétrospective sur la carrière de Simone et Lucien Kroll298. Néanmoins, certaines particularités rendent sa démarche originale. Il s’agit avant tout de la grande importance donnée au chantier, qui devient à la fois un véritable événement social, et le lieu de diverses expérimentations architecturales (le projet restant volontairement peu défini jusqu’à sa réalisation). Cette primauté de l’action traduit également une approche plus pragmatique que celle de Kroll dans les années 1970 (il ne s’agit plus de construire un bâtiment-manifeste). Un autre trait distinctif tient à l’implication politique dont a témoigné Patrick Bouchain tout au long de sa carrière. En effet, il cherche à agir par tous les moyens qui sont à sa disposition pour promouvoir sa vision de la société : bien-sûr à travers l’architecture, mais également en conseillant des responsables politiques ou en analysant les règlementations de la construction et de l’habitat. L’objectif est alors de trouver des moyens de les contourner astucieusement, en vue d’accorder toujours plus de liberté aux usagers quant à la détermination de leur cadre de vie.

Peter Hübner

Peter Hübner (1939-) est un architecte allemand contemporain qui s’est également consacré depuis longtemps à la mise en oeuvre de projets

296. BOUCHAIN, Patrick. Construire autrement, comment faire ?, Arles : Actes Sud, 2006, p27

297. BOUCHAIN, Patrick. Construire ensemble le grand ensemble : habiter autrement, Arles : Actes Sud, 2010, p62

298. « Simone et Lucien Kroll, une architecture habitée », exposition au Lieu Unique à Nantes, 25/09/2013-01/12/2013

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participatifs. Moins enclin à théoriser sa pratique que des architectes comme Kroll ou Bouchain, son travail reste relativement peu connu. Hübner débute comme artisan (il fabrique des chaussures orthopédiques) puis apprend la menuiserie avant d’étudier l’architecture. Ce bagage pratique aura une certaine influence sur son approche, à la fois constructive et sociale, de l’architecture. Diplômé à la fin des années 1960, il commence par développer divers modules préfabriqués en résine, domaine dans lequel il gagne une certaine renommée. Il devient ainsi enseignant en techniques constructives à l’Université de Stuttgart : c’est là qu’il conduit ses premiers projets participatifs. En 1983, avec le professeur Peter Sulzer, il organise la construction du « Bauhäusle » sur le campus de Vaihingen : une résidence universitaire d’une trentaine de chambres, dessinée, construite puis habitée par des étudiants en architecture. Ce projet agit comme un déclencheur pour Hübner : il réalise alors qu’une telle approche peut se révéler porteuse d’une grande créativité et susciter une implication forte de la part des étudiants. Il conduira ensuite plusieurs initiatives similaires, mêlant participation en phase de conception et auto-construction. Comme pour Lucien Kroll à l’Université de Louvain, il faut rappeler que contexte universitaire et le climat social de l’époque s’y prêtent bien. Dans les années 1990, Peter Hübner poursuit cette démarche participative en réalisant de nombreuses écoles dans la région de Stuttgart. Pour bon nombre d’entre elles (une douzaine), il s’agit d’écoles « Waldorf », un réseau d’établissements dont le projet éducatif est inspiré des théories pédagogiques de Rudolf Steiner : équilibre entre matières

ILL 59. HÜBNER, Peter. « Bauhäusle », Vaihingen

(Stuttgart), 1983.

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intellectuelles et artistiques, enseignement égalitaire et participatif… L’adéquation entre ces techniques d’enseignement et les théories mises en oeuvre par Hübner explique en partie son succès. Pour chacun de ces projets, les futurs utilisateurs — les enseignants mais surtout les élèves — sont amenés à participer à l’élaboration de leur cadre de travail et de vie. Ces ensembles scolaires s’ouvrent également sur la ville, en intégrant des équipements accessibles à tous les citoyens (salle de sport, théâtre).

L’école évangélique de Gelsenkirchen (près de Essen), construite en 1993, illustre bien la démarche de Hübner. Dès le concours, l’architecte refuse de présenter au jury un bâtiment « fini ». Il décrit au contraire l’histoire d’une école en développement, qui sera construite progressivement et en collaboration avec les élèves. Des « ateliers d’élaboration collective » réunissant professeurs, parents et enfants sont ainsi mis en place. Chacun de ces groupes est en charge d’une salle de classe. Un important travail en maquettes facilite la participation des élèves. Les propositions issues de la concertation sont ensuite assemblées pour former cette fois une maquette d’ensemble de l’établissement. C’est alors aux architectes d’adapter ces contributions multiples pour en dégager un projet réalisable. Le chantier qui a suivi a duré près de 10 ans car les différentes ailes du bâtiment sont été construites graduellement. Aussi, l’école a fonctionné sur place pendant les travaux et la construction a également servi de support au projet pédagogique. L’architecture qui résulte de ce processus regroupe ainsi des « agglomérats » d’unités d’apprentissages, articulées autour d’espaces collectifs couverts. L’aspect hétéroclite de l’édifice, que l’architecte revendique, doit traduire la pluralité de ses utilisateurs. Toutefois, il ne faut pas y voir un style, ni même un acte polémique299 : c’est bien la participation libre des usagers avant tout, qui explique une telle esthétique.

Plus récemment, Peter Hübner a également réalisé quelques projets de plus grande envergure, parmi lesquels on remarque notamment le Theaterhaus à Stuttgart. Il s’agit de la reconversion d’un ancien complexe industriel en un centre culturel, organisé autour d’une grande salle de théâtre. Le projet rappelle à bien des égards le Lieu Unique de Nantes conçu par Patrick Bouchain (rejet de « l’uniformité d’un langage standard, digne d’un lieu culturel »300, esprit d’économie en conservant tout ce qui peut l’être, mélange du nouveau et de l’ancien).

299. BOUCHAIN, Patrick. Construire ensemble le grand ensemble : habiter autrement, Arles : Actes Sud, 2010, p47

300. CATSAROS, Christophe. « Peter Hübner, l’architecture participative », D’Architectures n°164, mai 2007, p11

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La pratique participative développée par Peter Hübner semble donc présenter d’importantes similitudes avec celles de Bouchain ou de Kroll. De par sa démarche et les théories qu’elle sous-tend, elle s’inscrit dans la continuité des actions menées par les architectes participatifs des années 1960-70. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Hübner, tout comme Kroll, débute par la réalisation de résidences universitaires. Si tous deux appartiennent environ à la même génération, leurs carrières respectives ont connu toutefois des évolutions différentes. En effet, Lucien Kroll a eu l’occasion de réaliser assez tôt son projet pour l’Université de Louvain, qui restera probablement comme son oeuvre majeure. En revanche, les principales réalisations d’Hübner datent plutôt des années 1990-2000 : c’est pourquoi il n’a pas été intégré au corpus d’étude principal.

ILL 60. HÜBNER, Peter. Ecole évangélique de

Gelsenkirchen (DE), 1993-2004.

ILL 61. HÜBNER, Peter. Kita Technologiepark

(crêche), Brême, 2006.

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La spécialisation dans la conception de bâtiments scolaires et la conduite de processus participatifs avec des enfants constitue un domaine à part, peu exploré par les autres architectes étudiés dans ce mémoire, dont le travail est généralement plus centré sur la question du logement. Lorsque l’on considère que le cadre bâti contribue à former la personnalité des individus, l’école apparaît toutefois comme un programme tout à fait stratégique dans le développement des pratiques participatives. Il est également intéressant de noter que la plupart des établissements scolaires que Hübner a eu l’occasion de construire sont des écoles privées (religieuses ou revendiquant des modèles pédagogiques alternatifs). Il semblerait en effet que ces structures, pour des raisons pratiques (taille réduite) ou idéologiques, soient plus enclines à s’investir dans une démarche participative.

L’oeuvre de Peter Hübner, tout comme celle de Patrick Bouchain, n’a été reconnue que tardivement. Cela pourrait ainsi expliquer qu’au début de leur carrière, tous deux se tournent vers des communautés ou des associations prêtes à soutenir leur démarche ; ce qui n’est pas nécessairement le cas des maitres d’ouvrage publics. De ces réseaux alternatifs, ils obtiendront chacun de nombreuses commandes (écoles « Waldorf » pour Hübner, équipements circassiens pour Bouchain).

Un renouveau théorique et pratique de l’architecture participative

Félix Guattari : Les trois écologies

Le regain d’intérêt, à partir des années 2000, pour la participation en architecture — qui a remis en lumière l’oeuvre d’architectes comme Hübner — n’est pas dû au hasard. En effet, c’est également à cette période que les préoccupations environnementales reviennent au premier plan. L’architecture dite « écologique » ou « bioclimatique » commence à se généraliser. On construit les premiers éco-quartiers, qui intègrent souvent la participation des usagers. Ainsi, en Allemagne notamment, ces nouvelles opérations incluent régulièrement une part de logements construits en autopromotion (les Baugruppen, comme par exemple au quartier Vauban de Freiburg-am-Breisgau). A l’approche environnementale s’ajoutent ainsi des réflexions sociales et économiques (à l’instar des trois piliers

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du développement durable). Inversement, on peut constater que certains architectes participatifs, comme Peter Hübner, ont également été des pionniers de la prise en compte des problématiques environnementales dans l’architecture. En réalité, ces nouveaux enjeux ont déjà été identifiés une quinzaine d’années auparavant dans un ouvrage très lucide et, sous bien des aspects, visionnaire : Les trois écologies, de Félix Guattari. Cet essai constitue un outil essentiel pour comprendre comment la société — et avec elle, l’architecture — s’est transformée au cours de ces vingt dernières années. Félix Guattari (1930-1992) est un psychanalyste et philosophe français, proche de Jacques Lacan puis de Gilles Deleuze, avec qui il a collaboré à de nombreuses reprises. A la fin de sa vie, il s’empare des problématiques écologiques : il publie Les trois écologies en 1989, dont les grandes lignes sont présentées ici.

Guattari fonde sa réflexion sur le constat d’une détérioration généralisée des modes de vie : réseaux de parenté réduits, vie domestique pervertie par la consommation, standardisation des comportements. Ce sont tout à la fois « les rapports de l’humanité au socius, à la psyché et à la nature »301 qui sont menacés. Refuser de voir cette réalité, comme le font les médias, serait « une entreprise d’infantilisation de l’opinion et de neutralisation destructive de la démocratie »302. La cause de cette déliquescence est à rechercher en premier lieu dans la domination du marché mondial, qui remet en cause les systèmes particuliers de valeur, en plaçant comme équivalents les biens matériels, les biens culturels et les sites naturels. Guattari y voit également un résultat de la mainmise des structures policières et militaires sur l’ensemble des relations sociales et internationales. La société de consommation, qui a uniformisé les pratiques culturelles, tend à faire disparaître le sentiment d’appartenance sociale et l’affirmation de la subjectivité ; et cela d’autant plus efficacement que les populations n’ont pas encore pris conscience de la mutation en cours, ou qu’elles se sont résignées à une « passivité fataliste ».

Le système à l’origine d’un tel bouleversement est désigné par Guattari sous le nom de Capitalisme Mondial Intégré (CMI). Ses valeurs capitalistes « aplatissent tous les autres modes de valorisation, lesquels se trouvent ainsi aliénés à son hégémonie »303. De plus, il est présent à tous les niveaux de la société : dans les grands groupes financiers, mais également au sein des syndicats ou des partis qui luttent, en principe,

301. GUATTARI, Félix. Les trois écologies. Paris : Galilée, 1999 (1989), p31

302. Ibid., p32

303. Ibid., p66

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pour défendre les intérêts des travailleurs et des opprimés. Les mêmes mécanismes de domination à l’oeuvre dans la société sont ainsi reproduits à l’intérieur de ces structures, freinant dès lors tout liberté d’expression et d’innovation. Le CMI cherche à exercer un contrôle total sur les individus : il collecte leurs données existentielles les plus personnelles pour former « des agrégats subjectifs massifs, liés à la race, à la nation, au corps professionnel »304 : les individus ont ainsi l’impression d’appartenir à une communauté. Même les petites habitudes de la vie quotidienne — Guattari parle de « ritournelles » — sont sujettes à ce conditionnement. Malgré tout, l’auteur tient pour absurde l’idée d’un retour aux modes de vie du passé. En effet, les avancées technologiques de ces dernières années — que l’on ne peut pas renier —, rendent ce scénario difficilement envisageable. C’est donc dans les conditions actuelles qu’il faut rechercher de nouvelles méthodes d’organisation sociale.

Pour lutter contre cette détérioration de la société, Félix Guattari construit une pensée qui s’articule sur trois registres écologiques : l’écologie environnementale (qui questionne le rapport à la nature), l’écologie sociale (qui traite des relations sociales) et l’écologie mentale (qui concerne la subjectivité humaine). Le cumul de ces trois approches constitue l’écosophie. Cette réflexion transversale est un outil qui permet de mieux comprendre la complexification extrême des contextes politiques, sociaux ou économiques d’aujourd’hui. Face à la multiplication des antagonismes et des lignes de fracture dans le monde actuel, « la nouvelle référence écosophique indique les lignes de recomposition des praxis humaines »305. Ces nouvelles pratiques peuvent s’établir à toutes les échelles et dans toutes les activités humaines. Elles ont en commun de produire une « subjectivité allant dans le sens d’une resingularisation individuelle et/ou collective, plutôt que dans celui d’un usinage mass-médiatique, synonyme de détresse et de désespoir »306. Il peut s’agir aussi bien de pratiques sociales ou esthétiques que de pratiques de soi dans le rapport à l’autre. Elles permettent aux individus de devenir « à la fois solidaires et de plus en plus différents »307. Selon Guattari, l’écosophie, de par ses multiples facettes, serait appelée à remplacer les anciennes formes d’engagement (politiques, religieux ou associatifs). Ainsi, ces nouveaux enjeux écologiques vont également se substituer au principe des luttes de classe, qui semblent aujourd’hui dépassées.

304. GUATTARI, Félix. Les trois écologies. Paris : Galilée, 1999 (1989), p45

305. Ibid., p20

306. Ibid., p21

307. Ibid., p72

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L’écologie mentale consiste plus précisément à reconstruire « le rapport du sujet au corps, au temps qui passe, aux mystères de la vie et la mort »308. Elle doit permettre de lutter contre l’uniformisation médiatique. Les pratiques qu’elle suscite prennent généralement la forme de projets artistiques. L’écologie sociale, quant à elle, vise à « reconstruire l’ensemble des modalités de l’être-en-groupe »309. Elle concerne les relations à tous les niveaux : au sein du couple, de la famille, au travail, avec le voisinage… La difficulté principale à laquelle se heurtent ces nouvelles pratiques est cependant la délocalisation et la déterritorialisation du pouvoir capitaliste. En effet, celui-ci contrôle tous les ensembles de la vie sociale, économique et culturelle, mais il imprègne également les individus jusque dans leur inconscient. Il est donc difficile de s’en départir.

Les pratiques écologiques décrites par Guattari doivent être appréhendées selon une « logique des intensités » : c’est le mouvement, l’intensité des processus évolutifs en train de se former qui compte avant tout. Ces praxis de subjectivation et de resingularisation naissent souvent de symptômes ou d’incidents « hors normes ». Ces éléments à la marge échappent plus facilement à l’emprise du Capitalisme Mondial Intégré et deviennent ainsi potentiellement le siège de nouvelles solidarités, de nouvelles pratiques micro-politiques ou micro-sociales. La révolution écologique opère en effet simultanément à plusieurs niveaux : dans les « rapports de force visibles à grande échelle, mais également (dans) les domaines moléculaires de sensibilité, d’intelligence et de désir »310. De plus, ces différents degrés d’approche n’ont pas à être homogénéisés ou coordonnés. Il s’agit en effet d’une somme d’initiatives individuelles poursuivant un objectif commun, mais dont la forme et les moyens d’y arriver peuvent être très variables ; d’autant plus que ces pratiques se distinguent précisément par leur singularité et leur culture du dissensus : « l’éco-logique n’impose plus de résoudre les contraires »311.

Ainsi, la grande reconstruction sociale nécessaire pour palier aux dégâts du CMI a peu de chances de se concrétiser au moyen de réformes, de lois ou programmes bureaucratiques, édictés par les responsables politiques. Ce ne sera pas une transformation globale mais un glissement progressif des systèmes de valeur qui aura lieu. Le véritable changement sera porté par « l’essaimage d’expériences alternatives (et) de pratiques innovantes »312, productrices de subjectivité et s’articulant au contexte

308. Ibid., p22

309. Ibid., p22

310. Ibid., p14

311. Ibid., p46

312. Ibid., p57

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dans lequel elles s’inscrivent. Par ailleurs, ces initiatives individuelles à petite échelle — qui peuvent parfois sembler anecdotiques (par exemple, planter des légumes dans son jardin) — présentent en réalité un potentiel important de resingularisation. En effet, Guattari affirme que la reconquête d’une d’autonomie créatrice dans un domaine particulier appelle d’autres reconquêtes dans d’autres domaines. Ainsi, par ces moyens les plus insignifiants, c’est toute une « catalyse de la reprise de confiance de l’humanité en elle-même »313 qui est enclenchée.

Le constat que Félix Guattari dresse de la société contemporaine est sans concession, mais remarquablement perspicace : alors que l’essai a été publié en 1989, l’auteur y anticipe déjà l’ampleur de la crise écologique que nous connaissons actuellement ou encore la surveillance généralisée organisée sur internet. Cependant, ce bilan fait également écho, avec une terminologie différente, aux théories qui fondent le mouvement participatif dans les années 1960-70 (bien qu’on ne se situe pas ici sur un plan strictement architectural mais concernant la société dans son ensemble). Ainsi la resingularisation et la création de subjectivité n’est pas sans rappeler le concept d’émancipation. De même, le Capitalisme Mondial Intégré qui provoque la déliquescence de la société, peut être facilement assimilé au fonctionnalisme ou au mouvement moderne que critiquent Kroll, Alexander ou Habraken.

L’innovation majeure qu’apporte ce texte ne réside toutefois pas tant dans son diagnostic de la société actuelle, que dans la manière dont les trois écologies sont appelées à se développer dans la société. En effet, durant la majeure partie du XXe siècle, les nouveaux modèles philosophiques, sociaux ou économiques se construisent généralement dans une opposition frontale avec le système en place. C’est la révolution, la lutte sociale pour changer l’ordre établi. Cette influence, notamment de la pensée marxiste, a fortement imprégné les soulèvements étudiants de Mai 68. A l’époque, cette culture est également partagée par les architectes du mouvement participatif. Certes, Lucien Kroll, et surtout Christopher Alexander, développent très tôt une sensibilité aux enjeux écologiques — ce qui rend d’ailleurs leurs travaux véritablement avant-gardistes. Cependant, cette vision de l’écologie était elle aussi construite comme un nouveau modèle — unique et cohérent — qu’ils cherchaient à imposer face à l’architecture moderne et au fonctionnalisme (Cf. II.A.1).

313. GUATTARI, Félix. Les trois écologies. Paris : Galilée, 1999 (1989), p73

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C’est précisément dans cette optique que Kroll conçoit le bâtiment manifeste de la « Mémé ». Chez Guattari au contraire, les nouvelles pratiques écologiques ne forment pas un modèle homogène, prêt à remplacer immédiatement le Capitalisme Mondial Intégré. Il s’agit plutôt d’une multitude d’initiatives individuelles et dispersées — parfois même en dissension entre elles —, de gestes en apparence anodins, mais qui acquièrent soudain une importance nouvelle : ils contribuent à produire de la subjectivité. La mise en oeuvre et la diffusion de ce nouveau paradigme de société dépend donc entièrement des actions qu’entreprend librement chaque citoyen : le mouvement vient de la « base », c’est une organisation de type bottom-up. Dès lors, il n’y a pas une seule « bonne pratique » écologique, mais de très nombreuses possibilités que chacun est libre d’imaginer ou de s’approprier. Cette approche constitue ainsi un outil pour penser la complexité de la société contemporaine, que l’opposition de deux modèles ne suffit plus à appréhender.

Exyzt

Les thèses de Guattari permettent de comprendre une nouvelle approche de l’architecture participative qui se développe depuis les années 2000, illustrée dans cette étude par les collectifs français Exyzt et Coloco. Désormais, plus de projets de grande envergure ou de bâtiments-manifestes, mais de petites interventions, des expérimentations concrètes, à la marge. La petite échelle ne retire cependant rien aux enjeux mobilisés : il s’agit de trouver la subversion dans les interstices du système.

La complexité de la société et la diversité des approches écologiques (au sens de Guattari) affecte nécessairement la pratique architecturale. Dans ce contexte, il n’est plus possible pour ces nouveaux acteurs de l’architecture participative de limiter leur réflexion au champ de leur discipline, ni même de s’inspirer d’autres domaines de recherche (psychologie, sociologie, philosophie). C’est leur pratique elle-même qui doit être interdisciplinaire : une même équipe conçoit des projets architecturaux, paysagers, artistiques ou encore événementiels. Dans ce contexte, la forme conventionnelle de l’agence d’architecture n’apparaît plus véritablement pertinente, d’où la formation de ces collectifs multidisciplinaires. Ils regroupent des architectes, des paysagistes, des designers, des graphistes, des cinéastes, des DJ, des sociologues, des

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botanistes, des artistes, etc. L’ouverture des pratiques architecturales à d’autres domaines de réflexion ou de création était déjà revendiquée par les architectes participatifs dans les années 1960-70 (Cf. Introduction p14). Elle est désormais véritablement mise en oeuvre, et de manière systématique.

Le collectif Exyzt est une « constellation libre de créateurs indépendants »314, dont le travail commun est particulièrement sensible aux enjeux sociaux et pédagogiques. Chaque projet donne lieu à une confrontation des outils et des savoirs de chacun, aboutissant à une oeuvre collective. La structure est née en 2003, à l’initiative de cinq architectes : François Wunschel (1978-), Pier Schneider (1977-), Philippe Rizzoti (1978-), Nicolas Henninger (1975-) et Gilles Burban (1975-). Parmi leurs réalisations, on compte de nombreuses installations temporaires pour des événements festifs. Elles ont en commun « d’inciter le visiteur à quitter une attitude purement contemplative pour devenir lui aussi un acteur à part entière du projet »315. L’objectif affirmé du collectif est de permettre par ses interventions à quiconque de s’impliquer dans son environnement physique et social, et ainsi de pouvoir se le réapproprier. (En ce sens, leur discours est assez proche de celui des architectes participatifs « historiques ».)

La première réalisation des membres d’Exyzt, « l’architecture du rab », est un chantier auto-géré dans un délaissé urbain du quartier de La Villette, à Paris. C’est à l’origine le projet de diplôme des cinq membres fondateurs. Parmi leurs interventions ultérieures, on peut remarquer la SET (Station Extra-Territoriale) à Barcelone, le Social Club à Paris ou encore les « bains » du quartier de Southwark Lido à Londres. Toutefois, le projet qui les a véritablement fait connaître est l’aménagement du pavillon français de la Biennale d’architecture de Venise en 2006. C’est Patrick Bouchain (qui avait été nommé pour cette mission) qui les sollicite : il souhaite alors laisser la place à une nouvelle génération d’architectes. Les membres d’Exyzt décident de concevoir des cellules d’habitation à l’intérieur même du pavillon, d’où le nom de Métavilla (ou « Mets ta vie là »). Mis à part le système informatique complexe qui contrôle l’éclairage, le son ou encore l’image en ligne du pavillon, ces logements sont construits de manière très sommaire : la structure principale est réalisée à partir d’échafaudages, l’intimité est garantie par de simples rideaux…

314. CATSAROS, Christophe. « Le collectif Exyzt, communautés d’action », D’Architectures n°192, juin-juil 2010, p7

315. Ibid., p7

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Malgré tout, il ne s’agit pas d’un décor mais d’un véritable hébergement. Le pavillon est habité par les architectes qui y séjourneront durant toute l’exposition, mais également par certains invités ou par des visiteurs sélectionnés. L’architecture revient ainsi à sa forme élémentaire : l’acte d’abriter et d’héberger. Le public qui s’arrête à la Métavilla, que ce soit pour quelques heures ou pour un séjour plus long, devient ainsi acteur de l’exposition. Ce parti original de la part du collectif traduit également une critique cachée de la Biennale : cette institution figée serait incapable de « rendre compte des multiples dynamiques en jeu dans la création actuelle »316. Plus généralement, c’est le principe même de l’exposition comme médium pour transmettre l’architecture qui est remis en cause : Exyzt, comme Bouchain, privilégie l’action, l’expérimentation concrète aux représentations ou aux discours théoriques.

Un autre projet, réalisé dans le quartier de Dalston Mill à Londres en 2009, montre à quel point la construction des relations sociales est un des aspects centraux de la réflexion que mène le collectif. Il s’agissait de la « renaissance écologique » d’une friche ferroviaire. Différentes opérations ont contribué à transformer le lieu en une sorte de village idéal : aménagement d’un petit champ de blé, construction d’un moulin et de fours pour cuire le pain, installation d’unités de production d’électricité activées par des vélos… Le projet, éphémère, comme la plupart des réalisations d’Exyzt, cherchait à recréer pour une durée déterminée, des conditions propices à la socialisation ; que les riverains se réapproprient leur quartier et qu’ils apprennent à agir collectivement. La construction

ILL 62. EXYZT. « Métavilla », le pavillon français de la

10e Biennale d’architecture de Venise, 2006.

316. Ibid., p7

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physique — temporaire —, est considérée comme un déclencheur susceptible de faire advenir une construction sociale durable : Exyzt produit des « machines à créer du lien social »317.

Au regard des différentes réalisations du collectif, d’autres éléments clefs de sa philosophie peuvent être dégagés. On retrouve ainsi constamment le souci de « l’autonomie constructive ». Il n’est jamais fait appel à des entreprises de construction : les structures projetées doivent pouvoir être montées rapidement et par les membres du collectif eux-mêmes — souvent aidés par des habitants volontaires pour s’impliquer dans le projet. Cette donnée contraint fortement la forme du projet : les assemblages doivent être faciles à réaliser et les éléments structurels aisément transportables. C’est la raison pour laquelle la réutilisation d’échafaudages s’est avérée particulièrement pertinente. Cette stricte limitation à l’autoconstruction est évidemment une manière de construire à bas coût. Mais, outre l’argument économique, c’est également le moyen de produire une architecture qui reflète directement la communauté qui en est à l’origine, et cela de manière presque mathématique : la structure

317. CATSAROS, Christophe. « Le collectif Exyzt, communautés d’action », D’Architectures n°192, juin-juil 2010, p9

ILL 63. EXYZT. Renaissance écologique d’une friche ferroviaire. Dalston Mill, Londres, 2009.

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ne doit pas dépasser plus d’une tonne d’échafaudages par jour et par personne qui participe à la construction. On retrouve ici précisément la « relation de causalité » entre l’architecture et la communauté, à partir de laquelle Bohning définit l’architecture participative (Cf. II.B.1). Le fait de bâtir ensemble constitue également l’acte fondateur d’une collectivité : la mise en oeuvre d’un projet initie déjà la construction sociale qu’il vise à réaliser. Aussi, pour les membres d’Exyzt — comme pour Patrick Bouchain —, il importe de faire les choses « pour de vrai », et non de les représenter. Leurs projets sont des « médiations architecturales en acte »318.

Il y a une filiation évidente entre les travaux des membres d’Exyzt et ceux de Patrick Bouchain, qu’ils citent d’ailleurs comme une de leurs influences majeures et qui leur a confié plusieurs projets (à la Condition Publique de Roubaix ou à la Biennale de Venise). Le collectif a ainsi repris chez Bouchain l’importance de l’acte de construire, le sens de l’événementiel ou encore l’attitude inventive face à la règlementation (par exemple, la réalisation de structures temporaires pour ne pas être soumis aux contraintes d’un permis de construire définitif). Exyzt y apporte toutefois son approche multidisciplinaire et ses micro-projets fragmentaires, qui combinent art, architecture et spectacle — toujours avec la participation du public ou des usagers.

Si l’on se réfère aux différents domaines de l’architecture participative tels qu’ils ont été définis dans ce mémoire (Cf. II.B.2), on constate qu’il y a ici un cumul des trois approches : la participation à des interventions artistiques, la participation à des projets architecturaux en phase de conception — et surtout de construction —, et enfin l’appropriation libre par les usagers des structures réalisées. Les architectes ou les artistes étudiés pour la période des années 1960-70 ont généralement focalisé leur travail sur une seule « forme » de participation. Avec des collectifs comme Exyst, on assiste désormais à des projets beaucoup moins ambitieux en termes de dimension, mais qui s’inscrivent dans une démarche plus libre et décloisonnée entre ces différentes approches participatives. Tout comme les pratiques écologiques décrites par Guattari, leurs actions poursuivent un objectif commun (celui de permettre aux usagers de participer activement à leur cadre de vie), mais elles expérimentent, de manière assez empirique, différentes manières d’y parvenir.318. Ibid., p8

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Coloco

Coloco est un autre collectif contemporain qui développe des pratiques participatives entre architecture, art et paysage. La structure a été créée en 1999 par les architectes Nicolas Bonnenfant (1972-), Pablo Georgieff (1971-) et le paysagiste Miguel Georgieff (1973-). Dans un monde où les ressources disponibles diminuent et la population augmente, leurs mots d’ordre sont le partage, l’économie et le recyclage319. Gérer la durée de vie et la réversibilité de leurs interventions est ainsi devenu un aspect central de leur travail. Concevoir une architecture qui puisse évoluer en fonction des pratiques de ses occupants permet de ne pas capturer de ressources sans usages. Ces réalisations sont donc souvent éphémères ; elles sont également libres et spontanées. Il ne s’agit généralement pas d’une simple réponse à la demande d’un maître d’ouvrage : la question est remise en cause, discutée, inversée. Dans les domaines qui l’intéressent, le collectif mène aussi des recherches, souvent autofinancées, et prend l’initiative de projets à l’approche innovante. Parmi ses principaux inspirateurs, on compte Patrick Bouchain, mais également l’architecte Philippe Madec ou le paysagiste Gilles Clément.

Les membres de Coloco revendiquent une attitude militante : ils cherchent à susciter la commande, prônent un « urbanisme de préfiguration »320. En agissant directement avec les habitants, les associations, les artistes locaux, il s’agit de prendre de cours le fonctionnement habituel de la société, d’infléchir les structures économiques et sociales existantes, en redonnant prise aux individus sur leur milieu de vie. Tout comme pour Exyzt, c’est donc l’action sur le terrain qui prime sur la conceptualisation ou la représentation du projet. Ces interventions concrètes se veulent être des actes de résistance à la normalisation et à la standardisation de la société : des pratiques de resingularisation, telles que les définit Guattari. Chaque projet doit être l’occasion de créer dans la ville de petits lieux privilégiés, à l’abri des flux du capitalisme. Cette « réoccupation microbienne de l’espace urbain »321 par des actes singuliers et originaux est appelée à proliférer, parfois même de manière illégale (après Habraken ou Alexander, on retrouve ici une nouvelle métaphore biologique). Cela se traduit notamment par la réintroduction de la nature dans les interstices de la ville : organiser, par exemple, des plantations sauvages dans les quelques centimètres qui séparent les façades des trottoirs — et persévérer en dépit

319. www.coloco.org section « Manifeste »

320. BONNENFANT, Nicolas. Entretien dans : BAILLY, Aurore. « Contre-courant : l’oeuvre ouverte », mémoire de master sous la direction de Joseph ABRAM, Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Nancy, 2009, p24

321. Ibid., p38

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des cantonniers. Ou bien, de manière plus symbolique, créer un « jardin mobile » en installant des jardinières dans un caddie de supermarché : l’objet qui symbolise la société de consommation est détourné pour permettre une production autonome de fruits et de légumes. Les projets de Coloco tentent de questionner systématiquement les normes du quotidien et de promouvoir une modification des comportements ; ils s’inscrivent dans une politique de décroissance.

Par son action, le collectif réinterroge le rôle de l’architecte. Sa première fonction serait ainsi celle de catalyseur pour la formation d’un groupe, un médiateur qui fait converger les forces en présence vers une situation qui permette de pérenniser, d’une part la communauté qui s’est constituée autour du projet, et de l’autre le lieu que les habitants se sont approprié322. Il est intéressant de noter qu’aux yeux des membres de Coloco, le groupe est en réalité plus important que le lieu, car il a toujours la possibilité de se déplacer : la construction sociale — les usagers — prime sur la construction physique. Cependant, l’architecture, au sens strict du terme, n’est pas abandonnée pour autant. Malgré la grande liberté laissée aux participants, l’utilisation de matériaux de récupération ou la généralisation de l’autoconstruction, des propositions de l’architecte pour une conception spatiale pertinente servent toujours le développement du projet. De plus, il est souvent le seul à avoir une vision globale de l’opération et à lui donner sa cohérence d’ensemble. Toutefois, ce travail purement architectural ne constitue plus qu’un des aspects du projet, dont la véritable essence réside plutôt dans la communauté des usagers que dans sa forme matérielle.

Parmi les réalisations du collectif Coloco, un projet remarquable est celui des « squelettes ». Il combine réutilisation de l’existant, participation des habitants, et illustre assez clairement la démarche de ces architectes. Les « squelettes » désignent des bâtiments abandonnés ou inachevés dans les villes d’Amérique du Sud, dont seule la structure primaire subsiste. Ils sont le résultat de la crise économique, d’impasses juridiques ou d’échecs de l’industrie de la construction. Ils restent ainsi désaffectés car personne ne souhaite payer pour leur démolition. Certains de ces immeubles ont ainsi été investis par des mouvements de population (les « sans-toit ») qui ont commencé à y aménager leurs logements avec des matériaux de récupération. Tout comme les maisons construites dans les favelas, 322. Ibid., p33

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ILL 64. COLOCO. Les « squelettes ». Un exemple de structure existante à l’abandon.

ILL 65. COLOCO. Les « squelettes ». Investissement spontané de la structure par des habitants.

ILL 66. COLOCO. Les « squelettes ». Les architectes aident les habitants à pérenniser leur logement en améliorant la façade et en installant les réseaux et les équipements.

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ces habitants ne disposent alors d’aucune autorisation officielle pour occuper ces bâtiments. Les membres de Coloco, conscients du potentiel de réutilisation que représentent ces structures à l’abandon, décident de soutenir cette pratique. Ils recensent les « squelettes » disponibles, en vue de les transformer en de nouveaux logements économiques participatifs. L’action des architectes consiste avant tout à organiser le mouvement citoyen : à mettre en place une dynamique collective autour de l’appropriation de ces bâtiments. Ils installent ensuite les réseaux et les noyaux de distribution ; ils aident enfin les habitants à « remplir » la structure pour réaliser une façade étanche — tout en leur laissant une totale liberté quant à la disposition intérieure des logements. Une fois cette installation pérennisée, les membres de Coloco s’investissent également aux côtés des habitants afin que cette appropriation soit reconnue juridiquement.

Ce projet de « squelettes », qui se décline sur plusieurs sites et dans plusieurs villes, s’étale nécessairement sur une longue période. Pour en accélérer le développement, et pour favoriser la constitution de communautés d’habitants, les architectes y organisent également des manifestations temporaires. Ainsi, à l’occasion de l’année de la France au Brésil, en 2009, un « squelette » de 25 étages à Sao Paulo a accueilli pendant six mois les oeuvres d’artistes français et brésiliens. L’événement, baptisé « Momento Monumento », a notamment permis d’installer l’électricité dans le bâtiment, avant qu’il ne soit investi par les habitants.

Au vu de leurs réalisations et de leurs discours, les membres du collectif Coloco témoignent d’un engagement politique nettement affirmé : susciter la commande, essayer d’infléchir le système établi, encourager la décroissance… En cela, ils se distinguent légèrement du travail d’Exyzt, où la tendance militante est moins présente. Dans le propos et dans les stratégies de projet mises en oeuvre, on constate en revanche chez Coloco une filiation claire avec la pensée écosophique de Guattari : volonté d’intervenir à la marge, de s’introduire dans les interstices urbaines, de trouver des niches de création pour résister au système dominant… Toutefois, leurs pratiques témoignent également d’une certaine permanence des enjeux abordés par les architectes participatifs des années 1960. En effet, on peut aussi voir les squelettes comme la

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mise en oeuvre très claire de la séparation d’Habraken entre structure-support et remplissage (Cf. III.B.1). Le rapport au temps introduit dans les projets, l’importance donnée au processus vis-à-vis de l’objet fini, rappellent quant à eux les distinctions opérées par Bohning (Cf. II.A.1).

Si les acteurs contemporains de l’architecture participative tels qu’Exyzt ou Coloco multiplient les projets de petite échelle, les interventions à la marge, c’est certes, en partie, en raison de convictions politiques ou philosophiques. Néanmoins, plus prosaïquement, c’est également le symptôme d’une économie en crise. La société n’a plus forcément les moyens de financer de grands projets architecturaux, comme ce fut le cas durant les Trente Glorieuses (à l’image des réalisations étudiées dans la troisième partie de ce mémoire : reconstruction du quartier Byker de Newcastle, nouveau campus de l’Université de Louvain). Désormais, face au désengagement annoncé de l’Etat, certains citoyens commencent, dans divers domaines, à se reprendre en main, à agir de manière plus autonome. Les projets d’Exyzt et de Coloco s’inscrivent en quelque sorte dans cette tendance, entre libertarisme et décroissance… Les citoyens qui y prennent part revendiquent toutefois rarement une doctrine philosophique : c’est plutôt le pragmatisme qui motive ces comportements. De même, les collectifs participatifs des années 2000 ne limitent pas leur pratique à la mise en oeuvre d’une idéologie : ils pensent en faisant, privilégient une approche ouverte et empirique. Ils sont pourtant conscients des écrits théoriques ou des réalisations antérieures, dont leur démarche se rapproche. Néanmoins, face aux architectes participatifs des années 1960-70, on constate qu’ils théorisent peu leur propre action. Il faut préciser d’une part, que ces nouvelles pratiques sont encore relativement récentes, et de l’autre, que la période actuelle — qui a vu l’échec du bloc communiste puis la crise du capitalisme financier — n’est pas propice aux certitudes. Ainsi, on comprend aisément que ces architectes favorisent l’expérimentation à l’affirmation.

Bernard Stiegler : le logiciel libre, instrument de déprolétarisation

Un des grands bouleversements technologiques et sociaux de ces dernières années — qui, de plus, influence fortement les pratiques architecturales contemporaines —, n’a pas été évoqué jusqu’à présent : il s’agit de la révolution numérique. Ces nouvelles technologies facilitent

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considérablement les communications entre les citoyens ou encore l’accès aux savoirs. Elles permettent aussi toutes sortes d’applications dans les domaines de la conception architecturale et de la construction. Certains architectes participatifs y ont d’ailleurs vu le moyen d’échanger efficacement des concepts spatiaux avec les habitants. C’est notamment le cas de Lucien Kroll, qui fut un pionnier dans l’usage de l’informatique en architecture. Cependant, au-delà de ces progrès technologiques, le numérique a également provoqué des modifications plus profondes de la société : il a engendré de nouvelles pratiques culturelles. Parmi celles-ci, un modèle innovant — celui du logiciel libre — intègre une dimension participative, et semble aisément transposable au domaine de l’architecture. Certains praticiens s’en sont déjà emparés. Les membres du collectif Exyzt affirment ainsi :

« Nous produisons une architecture open source qui offre un accès aux équipements publics de base et un lieu pour les échanges : un cadre physique pour une émulation directe entre les gens et les espaces. »323

Afin d’en comprendre les enjeux, on présentera ici les travaux du philosophe français Bernard Stiegler (1952-)324. Fondateur du groupe de réflexion Ars Industrialis, il axe ses recherches sur les enjeux des mutations actuelles — sociales, politiques, économiques, psychologiques — portées par le développement technologique et notamment par les technologies numériques.

Pour bien comprendre l’enjeu que représente le modèle du logiciel libre, il est tout d’abord nécessaire de dresser un bilan de la situation sociale actuelle, et d’exposer les mécanismes qui en sont à l’origine. Pour cela, il faut revenir au début de l’époque industrielle et au phénomène de prolétarisation. Au XIXe siècle se développe, selon Stiegler, le modèle du capitalisme industriel et productiviste. Il repose sur le rapprochement entre technique et science, qui assure un gain de productivité important. La production nécessite néanmoins une main d’oeuvre abondante, peu qualifiée et prête à effectuer des tâches répétitives. De nombreux paysans deviennent ainsi ouvriers, formant une nouvelle classe sociale : le prolétariat. L’organisation tayloriste du travail (à la chaîne, dissocié), ne permet plus aux prolétaires de se réaliser dans leur activité professionnelle

323. www.exyzt.org section « Manifesto » —

traduction personnelle

324. Cette présentation s’appuie sur une série de conférences de Bernard

Stiegler sur le thème de « l’économie de la

contribution », diffusées sur le site internet d’Ars

Industrialis : www.arsindustrialis.org ;

en particulier, une intervention intitulée

« Logiciel libre et économie de la contribution : le temps

de la déprolétarisation », prononcée le 06/03/2010

dans le cadre du débat organisé par Ars Industrialis

à La Colline.

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car ils n’en perçoivent plus la finalité. Ils sont exclus du processus de production de savoir, et sont ainsi soumis à une forme d’aliénation par le travail (Cf. MARX, Karl. Le Capital). Il n’est désormais plus possible pour ces ouvriers de s’individuer — c’est-à-dire de se transformer par soi-même, de créer des savoirs en se remettant sans cesse en question —, ni d’individuer leur milieu. Les prolétaires sont réduits à leur simple force de travail.

Pour Stiegler, le capitalisme industriel est remplacé au XXe siècle par un nouveau modèle : le consumérisme. Après les travailleurs, ce sont cette fois les consommateurs qui perdent leur savoir vivre. Avec l’expansion des sociétés de service et l’omniprésence de la publicité, le consommateur est dessaisi de ses tâches de production : il ne maîtrise plus ce qu’il achète et assiste à la transformation de son existence sans même pouvoir y participer. L’Homme n’étant plus en capacité de décider de sa propre façon de vivre, son individuation est « court-circuitée » : il se « désindividue ». Cette prolétarisation de la consommation est bien plus large encore que celle de la production, car elle atteint tous les niveaux de la société, jusqu’aux intellectuels et aux classes dirigeantes. Ainsi, même les chercheurs, par exemple, ne disposent plus des appareils critiques nécessaires pour contribuer à la définition de leur travail : ils ont des compétences, mais plus de savoir, plus de connaissance de leur discipline, ni de recul sur leur action. Selon Bernard Stiegler, ce processus de prolétarisation généralisée, expliquerait la crise économique qui a débuté en 2008 : plus personne, en particulier les dirigeants politiques et financiers, ne parviendrait à comprendre la portée de ses actions, ni à développer une vision globale de son travail.

Devant l’échec du capitalisme à motiver les travailleurs — qui ne poursuivent leur activité qu’en raison des sanctions (positives ou négatives) —, et face à cette situation de crise sans précédent, il est impératif, pour Stiegler, d’entamer un processus de déprolétarisation. La contribution doit désormais remplacer le consumérisme. Dans cette optique, un modèle industriel singulier présente un potentiel considérable : le logiciel libre. Stiegler y voit le premier processus depuis l’industrialisation qui se développe sur un modèle anti-prolétarisation.

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Le logiciel libre est un mouvement regroupant un ensemble de pratiques numériques, qui s’est progressivement auto-organisé. Ce n’est que dans un second temps qu’il a fait l’objet d’une approche théorique. Initié à l’origine par des ingénieurs en informatique, ce mode de production a donné lieu à un mouvement social et culturel bien plus vaste, qui se transpose actuellement en un mouvement politique et économique. Le principe fondateur du logiciel libre consiste à rendre le code source d’un programme accessible à tous : chacun a le droit de le copier, de le modifier, ou de l’améliorer. Une collaboration s’organise ainsi entre les internautes qui contribuent à la réalisation d’une oeuvre collective, en évolution permanente. Ce système se démarque également par son autorégulation : la production est assurée sans qu’aucune instance dirigeante ne coordonne l’action des développeurs. Les logiciels libres sont rustiques, robustes et disponibles dans des configurations très variées — chacun ayant la possibilité de s’approprier le code pour réaliser une version adaptées à ses besoins. Il s’agit ainsi d’un mode de production qui permet aux travailleurs d’échanger entre eux, d’acquérir des savoirs et de les partager. En somme, le modèle du logiciel libre permet aux travailleurs de s’individuer et de se co-individuer (s’individuer mutuellement en échangeant des connaissances), d’où son caractère déprolétarisant. Il s’affranchit également de la distinction production-consommation qui caractérise le modèle consumériste : chacun est susceptible, à la fois d’utiliser le logiciel et de contribuer à son amélioration. Les producteurs étant également des consommateurs, ils connaissent précisément les besoins auxquels ils doivent répondre, et perçoivent clairement la finalité de leur travail, ce qui renforce d’autant plus leur individuation.

D’un point de vue plus général, Stiegler reste toutefois prudent sur les opportunités que représentent les technologies numériques. Il y voit un pharmakon : comme l’écriture pour Platon325, le numérique pourrait être un remède ou un poison selon l’usage qui en est fait. D’un côté, cet outil peut favoriser l’économie de la contribution et la déprolétarisation, sur le modèle des logiciels libres. De l’autre, il peut donner lieu à de nouvelles formes de totalitarismes (les stratégies policières pour contrôler internet et surveiller la population). A l’heure actuelle, ces deux tendances coexistent…

325. Cf. DERRIDA, Jacques. « La pharmacie

de Platon », La dissémination, Paris : Seuil,

1972

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Comme on a pu le voir avec Bernard Stiegler, le logiciel libre est un modèle qui constitue une rupture philosophique importante dans notre société. Il porte des enjeux qui dépassent largement le strict domaine de l’informatique pour préfigurer un nouveau mode d’organisation sociale : le passage d’une société structurée verticalement (pyramidale) à une société horizontale (dont le pouvoir, transversal, est partagé par tous). Dans ce nouveau paradigme, la production est volontaire et collaborative. Les citoyens s’associent pour construire leur avenir ; les rapports de flux remplacent les rapports de force326.

Ainsi, il paraît intéressant de transposer cette approche à d’autres domaines de la création, et en l’occurrence à la conception du cadre bâti. Dans cette perspective, l’architecte et informaticien allemand Georg Franck (1946-) propose une refondation de l’urbanisme basée sur le modèle du logiciel libre327. Il suggère ainsi que l’architecture des façades soit déterminée par une collaboration volontaire des citadins ; qu’elle puisse être en permanence modifiée, améliorée, à la manière du code source des logiciels libres. Il considère en effet que la qualité des ensembles urbains traditionnels provient d’un assemblage de bâtiments hétérogènes, qui isolés ne présentent que peu d’intérêt, mais qui entrent ensemble dans une résonance particulière. Pour aboutir à ce résultat, il est nécessaire que les citoyens concilient préservation de leurs intérêts personnels et coopération à une oeuvre collective. Cette richesse ayant été peu à peu perdue dans l’urbanisme actuel, Franck voit dans le modèle de l’open source et du peer-to-peer, une nouvelle façon de diviser le travail, et ainsi un nouveau mode de résolution de ces problèmes complexes : des propositions de solutions partielles par contributions successives, aboutissent in fine à l’établissement d’une synthèse qui répond à la demande initiale. C’est la mise en pratique d’une forme d’intelligence collective.

Si l’on résume brièvement les caractéristiques des logiciels libres, on peut donc dire qu’il s’agit d’oeuvres collectives : chacun peut y contribuer et les utiliser librement. Ce sont également des objets en modification permanente : il n’y a pas d’état « fini », mais une adaptation constante aux besoins des utilisateurs. En outre, ces logiciels « vivent » grâce aux communautés de développeurs et d’utilisateurs qui les animent : ils constituent ainsi le résultat visible de la collaboration des internautes.

326. DE ROSNAY, Joël. Surfer la vie : vers la société fluide, Paris : Les liens qui libèrent, 2012

327. FRANCK, Georg. « Architektur der Kooperation, zum Gedanken der Peer-to-Peer-Produktion guter Adressen », Werk, bauen + wohnen n°4, avril 2012, p20-25

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Lorsque toute contribution cesse, le logiciel se fige, et « meurt ». Ce modèle implique par ailleurs une nouvelle forme de propriété : le code source appartient à tous ceux qui souhaitent l’utiliser et non à une entreprise privée qui en contrôle les usages. De plus, ce ne sont pas des travailleurs rémunérés qui assurent son développement, mais des contributeurs qui s’impliquent volontairement pour transformer leur « environnement numérique ». Cette accessibilité du code permet enfin à quiconque — après avoir acquis des connaissances en informatique — de comprendre le fonctionnement du programme. On peut ainsi l’améliorer pour la communauté, mais également utiliser cette base pour créer des variantes personnalisées, répondant à des besoins spécifiques. Aussi, ces logiciels constituent des supports ouverts à l’appropriation de chacun.

Tous ces attributs, ou presque, lorsqu’ils sont transposés au développement d’objets « physiques », et en particulier au domaine architectural, font écho aux grands principes du mouvement participatif :

- une propriété d’usage : le droit pour tous à agir sur son environnement, que ce soit par la contribution à une oeuvre collective (conception des espaces partagés), ou par des initiatives personnelles (transformation du logement)

- une implication volontaire des habitants pour s’approprier leur cadre de vie (qui n’est plus déterminé uniquement par des professionnels)

- une architecture issue de la contribution des usagers, dont la forme traduit la communauté qui l’habite, et s’adapte en permanence à ses évolutions

- la fin libératrice de la dichotomie entre producteurs et consommateurs, concepteurs et utilisateurs

Bien que des évolutions théoriques récentes ont en partie renouvelé l’approche de la participation en architecture (projets de petite échelle, expérimentations multiples), cette vision correspond encore très largement aux théories développées par les architectes participatifs des années 1960-70, notamment Lucien Kroll, Christopher Alexander ou encore John Habraken. Cela témoigne ainsi de la formidable actualité que possèdent ces travaux, alors qu’il ont été initiés il y a maintenant plus de 40 ans, bien avant le développement de l’informatique ou la crise écologique.

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Le facteur essentiel qui a permis aux logiciels libres de se développer est internet, une mise en réseau mondiale et déterritorialisée des individus, qui rend le code source des programmes accessible à tous et facilite les échanges entre les contributeurs. Toutefois, dans la perspective d’une adaptation de ces pratiques à l’environnement physique, on pourrait également imaginer que cet outil de communication — et toutes ses déclinaisons : réseaux sociaux, forums — soit utilisé pour créer cette fois, des réseaux locaux, territorialisés : qui rassemblent les habitants d’un quartier ou d’une ville autour d’un projet commun. En effet, ces nouvelles technologies pourraient servir efficacement la conduite d’un processus participatif : elles permettraient de toucher un large panel d’usagers en rendant la concertation accessible à tout moment de la journée, encourageraient chacun à s’exprimer dans un contexte moins intimidant qu’une réunion ou une assemblée, et pourraient rendre les échanges plus interactifs. Ce faisant, le projet participatif aboutirait à une traduction physique du réseau numérique, concrétisant ainsi l’urbanisme des relations, tel que le définit Lucien Kroll (Cf. II.A.1). On constate d’ores et déjà que des sites internet permettent de soutenir, de manière participative, des initiatives de production concrètes. Ainsi, les plateformes de crowdfunding (ou financement participatif) proposent aux internautes de contribuer au financement de projets les plus divers. Si les contributeurs ne peuvent pas influencer directement la conception, il exercent tout de même une forme de pouvoir démocratique en choisissant de soutenir une proposition plutôt qu’une autre. Jusqu’à présent, ce type de structures a surtout permis de réaliser des projets de l’ordre du design — qui n’engagent pas des sommes très importantes —, mais quelques initiatives architecturales ont également été lancées. Un projet de piscine est ainsi en cours de réalisation à New-York. Pour que les financeurs puissent s’identifier au projet, ils bénéficient de différents avantages en fonction du montant de leur contribution. A titre d’exemple, chaque contributeur verra son nom inscrit sur un carreau du bassin.

Outre le réseau internet, d’autres avancées technologiques récentes pourraient également donner lieu à des applications prometteuses dans le domaine de l’architecture participative. C’est le cas notamment du développement de l’impression 3D et des objets usinés par ordinateur. Ces technologies sont déjà exploitées dans l’industrie depuis quelques années. En architecture, elles servent surtout à réaliser des éléments de

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construction à la géométrie non-standard (dont les déconstructivistes ont largement fait usage). Toutefois, l’impression 3D commence désormais à se démocratiser et sera bientôt accessible à tous. Pour l’instant, seuls des objets de taille relativement réduite peuvent être réalisés avec les machines disponibles pour le grand public, mais les progrès dans ce domaine sont rapides et il fait peu de doute que des éléments plus grands, potentiellement utilisables dans la construction, puissent être bientôt produits par tout un chacun. Cette nouvelle possibilité de fabriquer soi-même, sans compétence particulière, des objets uniques et complexes, devrait constituer un nouvel élan pour l’autoconstruction. Chacun pourrait alors être en mesure de personnaliser son environnement, du design à l’architecture. En facilitant l’accès à la création — et, qui plus est, d’éléments à même de transformer le cadre bâti — cette technologie constituerait également un instrument de déprolétarisation, selon la définition de Stiegler. Elle est porteuse en tout cas d’un nouveau paradigme pour l’industrie de la construction : désormais, une pièce unique n’est pas plus difficile, ni plus chère à produire qu’une pièce fabriquée en série. Dès lors, l’architecture rationnelle n’est plus nécessairement répétitive. Enfin, avec l’impression 3D, les logiques de copie, de collage ou de recomposition propres à l’informatique — et notamment à la production des logiciels libres — seront transposées dans le monde physique : on pourrait bientôt avoir des meubles — et pourquoi pas un logement — open-source. La traduction de cette forme d’intelligence collective dans l’architecture n’est donc pas une chimère ou un simple parallèle théorique, mais tend déjà à devenir une réalité tangible.

Par ailleurs, il est intéressant de remarquer que le développement de l’informatique ou de l’impression 3D constitue une inversion dans les rapports qu’entretiennent participation et technologie. En effet, le mouvement participatif s’est initialement fondé en réaction à l’architecture moderne, ainsi qu’à l’industrialisation et à la rationalisation de la construction. Lucien Kroll ou Christopher Alexander cherchaient alors à retrouver les qualités d’une tradition architecturale et urbaine pré-industrielle (Cf. I.A.3) ; le progrès technique était vu comme un facteur d’aliénation pour les habitants. Paradoxalement, ce sont aujourd’hui de nouveaux moyens technologiques qui pourraient contribuer le plus efficacement à la réalisation de cette vision participative (à condition que ce « pharmakon » soit véritablement mis au service des usagers).

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A l’issue de cette analyse, on peut constater que l’approche du projet et le vocabulaire employé ont certes pu changer entre les années 1960 et aujourd’hui, mais les objectifs que poursuit l’architecture participative présentent quant à eux une grande permanence. Que l’on parle d’émancipation, de resingularisation ou de déprolétarisation, il est toujours question — même si le rapprochement est évidemment un peu sommaire — de permettre la libération et le développement personnel de l’Homme par son action sur l’environnement. Bien que l’architecture participative connaisse un regain d’intérêt depuis quelques années et que des praticiens comme Patrick Bouchain soient désormais largement reconnus, leurs prédécesseurs des années 1960-70 sont un peu tombés dans l’oubli, ou souffrent encore parfois d’une image négative dans la profession. L’analyse de la participation à l’époque contemporaine esquissée dans cette conclusion mériterait de faire l’objet d’une étude plus approfondie. Elle suffit néanmoins à souligner la pertinence que conservent toujours les recherches théoriques d’Habraken, Alexander ou Kroll, mais également les réalisations d’Erksine ou Sarfati, vis-à-vis des enjeux du XXIe siècle. Il est ainsi essentiel de reconsidérer ces architectes à leur juste valeur, afin de mieux comprendre, à la lumière du passé, les évolutions sociales et architecturales qui ont cours actuellement, et de pouvoir en tirer d’éventuels enseignements pour une pratique architecturale contemporaine.

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Annexe 1

Les quelques ouvrages et articles, cités ci-dessous en exemple, montrent l’actualité de la question participative en architecture, dans les années 1960-70 :

Ouvrages

- BOUDON, Philippe. Pessac de Le Corbusier. Paris : Dunod, 1969

- ALEXANDER, Christopher. Une expérience d’urbanisme démocratique : l’université d’Oregon. Paris : Seuil, 1976

- CONAN, Michel. Composer les différences : les logements du boulevard Lobau à Nancy. Paris : Plan construction, 1987

Articles

- COLBOC, Pierre. « Advocacy planning : échec ou réalité de la démocratie directe », L’architecture Aujourd’hui n°153, déc-jan 1969-1970, p34-37. (Analyse d’un mouvement de pensée né aux Etats-Unis pour la participation des habitants aux opérations d’urbanisme)

- « Face à face Alexander-Habraken », L’architecture d’aujourd’hui n°174, juil-août 1974, p72-73. (L’intervention réelle des usagers sur leur milieu est ressentie très différemment par Alexander et Habraken)

- « Portrait de Lucien Kroll », L’architecture d’aujourd’hui n°183, jan-fev 1976, p69-80. (Les réalisations de Lucien Kroll en Belgique et en Afrique)

- CHASLIN, François. COHEN, Jean-Louis. FORTIER, Bruno. BONNEMAZOU, Henri. « Dossier SAR » (Les théories et principes méthodologiques du SAR (Stichting Architecture Research) fondé aux Pays-Bas en 1964, et les interprétations ou expériences qui en sont issues),

inclus dans un ensemble d’articles intitulé « La question du logement : du rêve participationniste à la flexibilité », Techniques et architecture n°311, oct-nov 1976, p25-118. (Les espaces internes du logement et deux démarches : adopter la flexibilité ou associer les habitants à la conception de leur logement)

- KROLL, Lucien. « Pour un paysage urbain spontané. Woluwé-Saint-Lambert, Belgique », Techniques et architecture n°319, avr-mai 1978, p90-94

- FRIEDMAN, Yona. « Communiquer avec l’usager », Techniques et architecture n°328, déc-jan 1979-1980, p121-123. (Les conditions de l’autoplanification, ou participation effective des usagers à la conception architecturale, passe par l’élaboration d’un langage de l’autoplanification. Exemple du lycée David d’Angers)

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Ouvrages

ALEXANDER, Christopher. Une expérience d’urbanisme démocratique : l’université d’Oregon. Paris : Seuil, 1976

ARDENNE, Paul. Topiques : Alain Sarfati architecte. Paris : Ed. du Layeur, 2004

BOHNING, Ingo. Autonome Architektur und partizipa-torisches Bauen : zwei Architekturkonzepte. Basel, Boston, Stuttgart : Birkhäuser, 1981

BOUCHAIN, Patrick. Construire autrement, comment faire ?, Arles : Actes Sud, 2006

BOUCHAIN, Patrick. Construire ensemble le grand ensemble : habiter autrement, Arles : Actes Sud, 2010

BOUDON, Philippe. Pessac de Le Corbusier, 1927-1967 : étude socio-architecturale, Paris : Dunod, 1985 (1969)

BOURRIAUD, Nicolas. Esthétique relationnelle. Paris : Les presses du réel, 1998.

BRAUSCH, Marianne. EMERY, Marc. L’architecture en questions : 15 entretiens avec des architectes. Paris : Le Moniteur, 1996

BUBER, Martin. Ich und Du. Heidelberg : Lambert Schneider, 1974 (1923)

BUBER, Martin. Urdistanz und Beziehung. Heidelberg : Lambert Schneider, 1978 (1951)

COLLYMORE, Peter. The architecture of Ralph Erskine. London, Toronto, Sydney : Granada, 1982

CONAN, Michel. SALIGNON, Bernard. Composer les différences  :  les  logements  boulevard  Lobau  à  Nancy. Paris : Plan construction, 1987

CONAN, Michel. L’invention des lieux. Saint-Maximin : Théétète,1997

ECO, Umberto. L’oeuvre ouverte. Paris : Seuil, 1965

FUTAGAWA, Yukio. EGELIUS, Mats. Ralph Erskine : Byker redevelopment, Byker area of Newcastle-upon-Tyne, England. 1969-82. Global Architecture. Tokyo : A.D.A. EDITA, 1980

GAUZIN-MÜLLER, Dominique. L’architecture écologique au Vorarlberg. Paris : Le Moniteur, 2009

GUATTARI, Félix. Les trois écologies. Paris : Galilée, 1999 (1989)

HABRAKEN, Nikolaas John. De Dragers en de Mensen, Het einde van de massa Woningbouw. Amsterdam : Scheltema & Holkema, 1961

ILLICH, Ivan. « L’art d’habiter », Dans le miroir du passé, conférences et discours, 1978-1990, Mayenne : Descartes & Cie, 1994

JENCKS, Charles. Le language de l’architecture postmoderne, Paris : Denoël, 1981

KROLL, Lucien. Bio psycho socio. Eco, Ecologies urbaines. Paris : L’Harmattan, 1995

LAMARCHE-VADEL, Bernard. Joseph Beuys : is it about a bicycle ? Paris : Marval, 1985

LE CORBUSIER, Almanach d’architecture moderne, Collection de l’Esprit Nouveau, Paris : B. Crès & Cie, 1925

LEVI-STRAUSS, Claude. Le totémisme aujourd’hui. PUF, 1962

MCKEAN John. Giancarlo De Carlo, des lieux, des hommes. Paris : centre george Pompidou, 2004

MEADE, Martin. Alain Sarfati, Paris : Le Moniteur, 1990

NEUTRA, Richard. Survival Through Design, Oxford U.P., 1954

ROSANVALLON, Pierre. L’Âge de l’autogestion, Paris : Le Seuil, 1976

SEARLE, John R. L’Intentionalité, essai de philosophie des états mentaux. Paris : Minuit, 1983

SEARLE, John R. Du cerveau au savoir. Paris : Hermann, 1985

SMITHSON, Alison. Team 10 primer. Cambridge, London : The MIT Press, 1974

THOMAS, Karin. Kunst Praxis Heute. Eine Dokumentation der aktuellen Ästhetik. Köln : Dumont Reise Vlg Gmbh + C, 1972

Articles

BLUNDELL-JONES, Peter. « Construire ensemble selon Hübner », Ecologik n°1, fév-mars 2008

CATSAROS, Christophe. « Peter Hübner, l’architecture participative », D’Architectures n°164, mai 2007

CATSAROS, Christophe. « Le collectif Exyzt, communautés d’action », D’Architectures n°192, juin-juil 2010

DELUZ, Jean-Jacques. « Le Corbusier en Algérie », Archi-Mag, 2007

ELALOUF, David. TAYLOR, Brian Brace. « Face-à-face Alexander-Habraken », L’architecture d’aujourd’hui n°174, juil-août 1974

Bibliographie

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GROUEFF, Sylvie. « Des squelettes au vivant - la ville selon Coloco », Ecologik n°5, oct-nov 2008

KROLL, Lucien. FORTIER, Bruno. « « Mémé » et « Fasciste » à Woluwé, Université de Louvain », Techniques et architecture n°311, oct-nov 1976

KROLL, Lucien. « Université de Louvain, Faculté de Médecine, Bruxelles », L’architecture d’aujourd’hui n°213, fév 1981

KROLL, Lucien. « Intentions, complexités : les trois écologies » A+ n°156, fév 1999

KROLL, Lucien. « Entretien : Lucien Kroll ou l’architecture sans maître », L’architecture d’aujourd’hui n°368, jan-fév 2007

LEROY Catherine-Marie, «Martin Buber, précurseur du personnalisme», Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche, 2005/1 n°1, p67-72

POLETTI, Raffaella. « Utopia interrupted Lucien Kroll : A visit to the Mémé 40 years on… », Domus n°937, juin 2010

POSENER, Julius. « L’exposition Soleil, Air, Maison pour tous », L’architecture d’aujourd’hui n°6, 1932

ROSANVALLON, Pierre. « Ecrire une histoire générale de la démocratie », Participations n°1, jan 2011

TAYLOR, Brian Brace. « Nikolaas Habraken, du règne de la quantité à l’ordre de la qualité ? », L’architecture d’aujourd’hui n°174, juil-août 1974

TESAR Paul, «Buber on Architecture», Architecture, Culture and Spirituality Symposium, 2011

VANEL, Hervé. « Joseph Beuys, en quête d’une sculpture sociale », Encyclopedia Universalis.

Expositions

« Spaces Exhibition », exposition au Museum of Modern Art, New-York. 30/12/1969-01/03/1970

« Team 10, une utopie du présent (1953-1981) », exposition à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine, Paris. 20/03/2008-11/05/2008

« Franz Erhard Walther, de l’origine de la sculpture, 1958-2009 », exposition au Musée d’Art Moderne et COntemporain, Genève. 17/02/2010-02/05/2010

« Simone et Lucien Kroll, une architecture habitée », exposition au Lieu Unique à Nantes, 25/09/2013-01/12/2013

Films

LÜTHI, Sonja. SCHWARZ, Marc. « De Drager, A film about Architect John Habraken », 2013

Travaux universitaires

BAILLY, Aurore. « Contre-courant : l’oeuvre ouverte », mémoire de master sous la direction de Joseph ABRAM, Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Nancy, 2009

DANIEL-LACOMBE, Eric. « L’ouvert à l’oeuvre — De l’Ouvert, de la Concertation et de la Confiance », Thèse de doctorat en urbanisme sous la direction du Pr. Thierry Paquot, 2006

Sites internet

COLOCO, www.coloco.org

EXYZT, www.exyzt.org

STIEGLER, Bernard. Conférence « Logiciel libre et économie de la contribution : le temps de la déprolétarisation », prononcée le 06/03/2010 dans le cadre du débat organisé par Ars Industrialis à La Colline. www.arsindustrialis.org

TEAM 10 ONLINE, www.team10online.org

WALTHER, Franz Erhard. Conférence au Centre Pompidou à Paris, 16/11/2011. http://www.dailymotion.com/video/xn6o9a_entretien-avec-franz-erhard-walther-le-16-novembre-2011_creation

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Crédits photographiques

ILL 1. p26BOHNING, Ingo. Autonome Architektur und partizipa-torisches Bauen : zwei Architekturkonzepte. Basel, Boston, Stuttgart : Birkhäuser, 1981, p225

ILL 2. p27Cité de l’architecture et du patrimoine - les logements sociaux en Francehttp://www.citechail lot.fr/ressources/expositions_virtuelles/les_logements_sociaux/presentation03-documents51.html

ILL 3. p42Tableau résumant le discours de Lucien Kroll dans :BOUDON, Philippe. Pessac de Le Corbusier, 1927-1967 : étude socio-architecturale, Paris : Dunod, 1985 (1969), p191

ILL 4. p45ALEXANDER, Christopher. Une expérience d’urbanisme démocratique : l’université d’Oregon. Paris : Seuil, 1976, p73

ILL 5. p46ALEXANDER, Christopher. Une expérience d’urbanisme démocratique : l’université d’Oregon. Paris : Seuil, 1976, p166-169

ILL 6. p57Schéma repris librement de :CONAN, Michel. L’invention des lieux. Saint-Maximin : Théétète,1997, p173

ILL 7. p65Franz Erhard Walther, Werklager, 1961-1972 - Musée d’Art Moderne et COntemporain de Genèvehttp://www.mamco.ch/collections/walther.html

ILL 8. p65Image extraite de la vidéo d’une conférence de Franz Erhard Walther au Centre Pompidou à Paris, le 16/11/11.http://www.dailymotion.com/video/xn6o9a_entretien-avec-franz-erhard-walther-le-16-novembre-2011_creation

ILL 9. p65Image extraite de la vidéo d’une conférence de Franz Erhard Walther au Centre Pompidou à Paris, le 16/11/11.http://www.dailymotion.com/video/xn6o9a_entretien-avec-franz-erhard-walther-le-16-novembre-2011_creation

ILL 10. p67The Collector Tribune, « Franz Erhard Walther at WIELS Contemporary Art Centre, Brussels »http://www.collectortribune.com/2014/01/24/franz-erhard-walther-at-wiels-contemporary-art-centre-brussels/

ILL 11. p67The Collector Tribune, « Franz Erhard Walther at WIELS Contemporary Art Centre, Brussels »http://www.collectortribune.com/2014/01/24/franz-erhard-walther-at-wiels-contemporary-art-centre-brussels/

ILL 12. p67THOMAS, Karin. Kunst Praxis Heute. Eine Dokumentation der aktuellen Ästhetik. Köln : Dumont Reise Vlg Gmbh + C, 1972, p128

ILL 13. p69Museum Für Moderne Kunst - Frankfurt Am Mainhttp://www.mmk-frankfurt.de/uploads/tx_clsammlung/werkbilder/1981_54-001.jpg

ILL 14. p80LAMARCHE-VADEL, Bernard. Joseph Beuys : is it about a bicycle ? Paris : Marval, 1985, p33

ILL 15. p80LAMARCHE-VADEL, Bernard. Joseph Beuys : is it about a bicycle ? Paris : Marval, 1985, p50

ILL 16. p85LAMARCHE-VADEL, Bernard. Joseph Beuys : is it about a bicycle ? Paris : Marval, 1985, p52

ILL 17. p96Centre de ressources d’art et de Design - CRADhttp://crad.visualdeer.com/gerrit-thomas-rietveld/

ILL 18. p97Manuel Périanez, L’habitat évolutif : du mythe aux réalités (1993-2013) - Synthèse de rechercheshttp://mpzga.free.fr/habevol/evolutif2013.html

ILL 19. p98McGill University - School of architecture. Atelier Professor Pieter Sijpkeshttp://www.arch.mcgill.ca/prof/sijpkes/D+C-fall-2009/D+C-2009-fall.html

ILL 20. p99« Dossier SAR », Techniques et architecture n°311, oct-nov 1976, p34

ILL 21. p101« Dossier SAR », Techniques et architecture n°311, oct-nov 1976, p51

ILL 22. p102Images extraites du film :LÜTHI, Sonja. SCHWARZ, Marc. « De Drager, A film about Architect John Habraken », 2013

ILL 23. p103Building Butlerhttp://www.buildingbutler.com/images/gallery/large/building-facades-6506-26163.jpg

Page 225: La participation en architecture

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ILL 24. p112COLLYMORE, Peter. The architecture of Ralph Erskine. London, Toronto, Sydney : Granada, 1982, p23

ILL 25. p115Making Byker - understanding how it was made and participating in making its future - « Erkine office »http://makingbyker.wordpress.com/2012/05/21/erskines-office-2/

ILL 26. p117COLLYMORE, Peter. The architecture of Ralph Erskine. London, Toronto, Sydney : Granada, 1982, p121

ILL 27. p118Tower block - documenting and disseminating information about the postwar mass housing drivehttp://fields.eca.ac.uk/gis/?p=611

ILL 28. p118Flickriver - photos from the Byker redevelopmenthttp://www.flickriver.com/groups/byker_redevelopment/pool/interesting/

ILL 29. p120Photographs of newcastle : Byker Estatehttp://newcastlephotos.blogspot.ch/2005/12/byker.html

ILL 30. p120Photographs of newcastle : Byker Estatehttp://newcastlephotos.blogspot.ch/2011/08/byker-estate-page-2.html

ILL 31. p125MCKEAN John. Giancarlo De Carlo, des lieux, des hommes. Paris : centre george Pompidou, 2004, p51

ILL 32. p125MCKEAN John. Giancarlo De Carlo, des lieux, des hommes. Paris : centre george Pompidou, 2004, p50

ILL 33. p133POLETTI, Raffaella. « Utopia interrupted Lucien Kroll : A visit to the Mémé 40 years on... », Domus n°937, juin 2010, p114

ILL 34. p134POLETTI, Raffaella. « Utopia interrupted Lucien Kroll : A visit to the Mémé 40 years on... », Domus n°937, juin 2010, p117

ILL 35. p134POLETTI, Raffaella. « Utopia interrupted Lucien Kroll : A visit to the Mémé 40 years on... », Domus n°937, juin 2010, p117

ILL 36. p136Domus - « Lucien Kroll, Utopia interrupted »http://www.domusweb.it/en/architecture/2010/06/30/lucien-kroll-utopia-interrupted.html

ILL 37. p137KROLL, Lucien. FORTIER, Bruno. « « Mémé » et « Fas-ciste » à Woluwé, Université de Louvain », Techniques et architecture n°311, oct-nov 1976, p44

ILL 38. p140Domus - « Lucien Kroll, Utopia interrupted »http://www.domusweb.it/en/architecture/2010/06/30/lucien-kroll-utopia-interrupted.html

ILL 39. p142Domus : « Lucien Kroll, Utopia interrupted »http://www.domusweb.it/en/architecture/2010/06/30/lucien-kroll-utopia-interrupted.html

ILL 40. p142Domus : « Lucien Kroll, Utopia interrupted »http://www.domusweb.it/en/architecture/2010/06/30/lucien-kroll-utopia-interrupted.html

ILL 41. p146Domus : « Lucien Kroll, Utopia interrupted »http://www.domusweb.it/en/architecture/2010/06/30/lucien-kroll-utopia-interrupted.html

ILL 42. p153Académie de Bordeaux - histoire des artshttp://webetab.ac-bordeaux.fr/college-grand-parc/fileadmin/0330140Y/fichiers_publics/sortie_fruges/P1070251.JPG

ILL 43. p153Itineraries of European Designhttp://ex-arkitektura.blogspot.ch/2012/08/itineraries-of-european-design.html

ILL 44. p154BOUDON, Philippe. Pessac de Le Corbusier, 1927-1967 : étude socio-architecturale, Paris : Dunod, 1985 (1969), p44

ILL 45. p158BOUDON, Philippe. Pessac de Le Corbusier, 1927-1967 : étude socio-architecturale, Paris : Dunod, 1985 (1969), p106

ILL 46. p158Google Streetviewhttps://www.google.fr/maps/place/Maison+Frugès

ILL 47. p158Google Streetviewhttps://www.google.fr/maps/place/Maison+Frugès

ILL 48. p163CONAN, Michel. SALIGNON, Bernard. Composer les différences  :  les  logements  boulevard  Lobau  à  Nancy. Paris : Plan construction, 1987, p12

ILL 49. p169ARDENNE, Paul. Topiques : Alain Sarfati architecte. Paris : Ed. du Layeur, 2004

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ILL 50. p169ARDENNE, Paul. Topiques : Alain Sarfati architecte. Paris : Ed. du Layeur, 2004

ILL 51. p170CONAN, Michel. SALIGNON, Bernard. Composer les différences  :  les  logements  boulevard  Lobau  à  Nancy. Paris : Plan construction, 1987, p104

ILL 52. p170CONAN, Michel. SALIGNON, Bernard. Composer les différences  :  les  logements  boulevard  Lobau  à  Nancy. Paris : Plan construction, 1987, p105

ILL 53. p170CONAN, Michel. SALIGNON, Bernard. Composer les différences  :  les  logements  boulevard  Lobau  à  Nancy. Paris : Plan construction, 1987, p105

ILL 54. p187CONSTRUIRE - atelier d’architecturehttp://www.construire.cc

ILL 55. p189CONSTRUIRE - atelier d’architecturehttp://www.construire.cc

ILL 56. p189CONSTRUIRE - atelier d’architecturehttp://www.construire.cc

ILL 57. p191CONSTRUIRE - atelier d’architecturehttp://www.construire.cc

ILL 58. p191CONSTRUIRE - atelier d’architecturehttp://www.construire.cc

ILL 59. p193Studienrendenwerk Stuttgarthttp://www.studierendenwerk-stuttgart.de/wohnheim/bauhaeusle

ILL 60. p195CATSAROS, Christophe. « Peter Hübner, l’architecture participative », D’Architectures n°164, mai 2007, p11

ILL 61. p195CATSAROS, Christophe. « Peter Hübner, l’architecture participative », D’Architectures n°164, mai 2007, p12

ILL 62. p203CATSAROS, Christophe. « Le collectif Exyzt, communautés d’action », D’Architectures n°192, juin-juil 2010, p8

ILL 63. p204EXYZThttp://www.exyzt.org/the-dalston-mill/

ILL 64. p208COLOCOhttp://www.coloco.org/index.php?cat=squelettes

ILL 65. p208COLOCOhttp://www.coloco.org/index.php?cat=squelettes

ILL 66. p208COLOCOhttp://www.coloco.org/index.php?cat=squelettes

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