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La Patience Du Concept g.lebrun

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  • G R A R D L E B R U N

    La patience du Concept

    Essai sur le Discours hglien

    G A L L I M A R D

  • Tous droits de traduction, de reproduction et dadaptation rservs pour tous les pays, y compris l'U.R.S.S.

    ditions Gallimard, igys

  • Pour Joao Carlos Quartim De Mor

  • ! L ii

  • ... Vorstellungen und Reflexionen... die uns zum Voraus in den Weg kom- men knnen, jedoch, wie aile andere vorangeliende Vorurteile, in der Wis- senschaft selbst ihre Erledigung finden mssen, und daher eigentlich zur Geduld hierauf zu verweisen wren.

    W. Logik, IV, 73.

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  • A Y A N T - P R O P O S

    A lorigine de ce travail, il y a une question : que peut bien signifier le dogmatisme hglien? Tout philosophe, cest connu, est dogmatique par ce quil doit prsupposer. Mais cest autre chose quon entend, lorsquon parle dun auteur qui entendait abolir tout prsuppos : la certitude ultra-dogmatique dhabiter la Vrit enfin accomplie, de fermer lHistoire et de pouvoir parcourir du regard du propritaire toutes les formes culturelles passes et prsentes. Contre une telle prtention, les plus malveillants mettent demble le lecteur en alerte; les mieux intentionns font ressortir lirrductibilit de lacquit hglien qui, leurs yeux, contrebalancerait la mgalomanie delentreprise. Mais quil y ait dogmatisme au sens, aprs tout, le plus trivial, il sen est trouv peu pour en douter. Ainsi Hartmann :

    Que le dynamisme de la pense revienne porter dans la chose la clart de notre regard; cette prtention, crit ainsi N. Hartmann, est videmment mtaphysique au premier chef. Aussi ne trouvons- nous pas trace, chez Hegel, dune dmonstration de sa lgitimit. Pour lui, la question tait rsolue davance, sur la base de son optimisme rationaliste... Il faut de toute ncessit que, par la spontanit de son dploiement et de son dynamisme (la Raison) reprsente le dploiement et le dynamisme spontans du monde. Cette conclusion est premptoire, si lon accorde les prsupposs. Hegel leur attribuait lvidence dun truisme. II se plaa par l au-dessus-de toute discussion, mais se dispensa aussi, il est vrai, de toute justification. Il serait ridicule dexcuser limmense dogmatisme dune prsupposition pareille. (RMM. n spcial Hegel, 1931, p. 23 1.) Il

    Il est vrai que Hartmann se place alors, comme il le prcise aussitt du point de

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    12 La patience du Concept

    Mais suffit-il de rpliquer ceux-ci, comme il le fait ensuite, que lintuition de Hegel est rcuprable sous les dcombres du systme ? Outre que cette distinction du contenu et de la mthode nest gure hglienne, la question du dogmatisme reste entire : faut-il, oui ou non, pour trouver de lintrt notre auteur, accepter, ne serait-ce que par provision, quelques gigantesques prsupposs sur la nature de 1 Esprit ou du Rel ? Bien mieux, lintressante dmonstration de Hartmann en cet article (la dialectique hglienne pouserait dautant mieux les articulations du rel quelle serait moins exigeante quant la nature de la contradiction) laisse intacte lide du dogmatisme hglien. On montre, en somme, que lauteur de la Logik en a rabattu, lorsquil en vint la description des choses et des rapports rels. Le bon sens de Hegel est donc sauf, mais sa prtention panlogiciste nen parat que plus proche dune marotte. Beaucoup danalyses si clairantes quelles soient sur des points particuliers suggrent ainsi quil y eut chez Hegel une part irrductible denttement et parfois dabsurdit; le trait caractriel du philosophe reste une assurance si massive quelle pourrait bien tre drisoire et que, malgr le respect quon doit ces commentateurs, on est parfois tent de les interrompre pour scrier : Si vous avez raison, le roi est nu; pourquoi ne pas le dire? Certaines images quon donne de Hegel sont mme assez stupfiantes. Pour nous, dt-on passer pour descendant de M. Homais, nous voyons mal le crdit quil faudrait accorder qui aurait vu lEsprit du monde inspecter Ina la jumelle, comme il arrivait aux bergres de rencontrer la Mre de Dieu. Reconnaissons que trop de prsentations du philosophe et des moins ngligeables, rptons-le nous mettent trop souvent en prsence dun illumin : il suffit de quelques boutades prises la lettre a, de quelques formules extraites du contexte pour composer un portrait qui flatte plus le prophtisme de certains quu naurait flatt lauteur. Voil un premier motif de suspicion quant la crdibilit du dogmatisme hglien . Il y a une faon de rduire Hegel un envol doiseau de nuit (comme Bergson une chevauche des vivants) qui nmerveille que de trs jeunes esprits sans rehausser la rputation du philosophe. Mieux vaut peut-tre la brutalit envers Hegel de Russell et de quelques logiciens que des apologies imprudentes qui le desservent.

    Voici un second motif de suspicion. Nul auteur ne

  • Avant-propos i3

    mritait moins la renomme quon lui fit. Nul na raill davantage les amateurs dabsolu trop bon compte. Que je sache, cest Schelling, et non lui-mme, quil place sur le trpied pythicjue; quand il admire que Schlegel et quelques autres puissent exposer mtoriquement leur philosophie en quelques heures, ce nest pas pour les en louer. Philosopher sapprend, nen dplaise Kant : cest un travail qui exige de la peine et une rudition patiemment acquise, Hegel le rappelle satit. Penser nest

    E as se prendre la tte entre les mains ni laisser fuser le ogos en images. Il vaut la peine dy insister, car cest ce point que commence la lgende du dogmatisme hglien . Hegel aurait prononc son verdict sur les philosophies ou les cultures au nom dune ide abruptement arrte de lessence de la philosophie ou du sens de lhis- toire; il naurait analys les textes quen les confrontant un dogme; il ne les aurait lus que pour rpartir mrites et dfaillances en fonction de ce que les auteurs devinaient ou ne devinaient pas du Systme hglien... On verra que Hegel, lorsquil voque une telle attitude, cest pour limputer Reinhold et lui en faire grief. Plus gnrale- ment, Hegel se dfend sur tous les fronts de laccusation de dogmatisme. Les dogmatiques, ce sont les autres, des Grecs Kant, qui ne furent pas en mesure de penser le discours quils parlaient ni de dissoudre les prjugs qui en bloquaient le fonctionnement.

    Hegel ne se pense donc pas comme dogmatique, et cest bien plus quune simple question dhumeur. Cest quil a conscience deffectuer une rvolution assez profonde du concept de philosophie pour que cette accusation devienne vide de sens. Un novateur simpatiente vite sentendre demander quel titre il parle si haut, quand il ne pourrait exhiber ses titres guen recourant au langage dont son oeuvre entire consiste montrer la non-pertinence. Ce qui reviendrait rassurer ceux qui pensent toujours partir des prjugs quil sefforce de draciner, concession pdagogique ruineuse. Un novateur passe pour dogmatique parce quil naime pas dire en bref ce quil apporte de nouveau ni de quel droit. Lisez-moi, rpond-il aux scrupuleux, et vous verrez bien que je ne pose plus les questions comme vous les posiez, que je ne formule plus rien votre manire. Que linterlocuteur ou le lecteur se refuse ladmettre et veuille pourtant essayer de rendre compte de ce qui le dcontenance, il parlera alors invitablement de dogmatisme . Comment Hegel, demandera-

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    t-il par exemple, justifie-t-il sa philosophie de limmanence? Comment cette philosophie de la contradiction nest-elle pas contradictoire, sinon par dcision arbitraire? Autant de questions qui supposent quon a commenc par attribuer lauteur telle ou telle thse quil serait en devoir de dfendre, qui supposent donc que nous savons ce quest une thse philosophique et sur quoi elle porte, alors que Hegel, prenant les choses de plus haut, nous invite, notamment, nous poser cette question. Bref, on demande ses preuves un homme qui nous demande ce que cest que prouver.

    Ce malentendu suffirait montrer que, dans la relation de Hegel son lecteur, il y va de ce quon appellera, faute de mieux, la nature du discours philosophique. Nous voulons simplement dire par l quil est impossible de juger dune assertion de Hegel comme si elle tait porte dans un code qui aurait pour objet de dvoiler ou reprsenter la vrit-de-la-chose, que nous sommes ici en prsence dun langage qui, de lui-mme et par son fonctionnement, remet en question la conception traditionnelle i et diffuse de ce quest Yinformation dite philosophique. Dire quil y va de la nature mme du discours, cest dire avant tout que linformation qui nous est apporte maintenant ne doit plus tre considre comme descriptive dtats-de-choses ou de contenus donns. Avec Hegel, la philosophie cesse de viser une vrit-de-jugement , au sens o lentend M. Guroult :

    Sans doute, de nombreuses philosophies ont-elles prcisment pour objet dlaborer un concept de la vrit qui rcuse sa dfinition comme adaequatio rei et intellectus... Mais lobjet de chacune, cest dtablir ainsi une thorie de la vrit, cest--dire une reprsentation de la nature en soi de la vrit, Sans doute pourra-t-on sefforcer ultrieurement dintgrer la vrit de la thorie, comme conformit la chose, la vraie nature de la vrit dcouverte par cette thorie mme (ide adquate, vrit transcendantale, concept rempli, etc.). Mais, pour que cette rduction soit la fois matriellement possible et philosophiquement lgitime, il faut prcisment que le philosophe ait au pralable dvoil la nature de la vrit et tabli dmonstrativement que cette reprsentation quil nous en impose est effectivement de cette nature une copie conforme s,

    Reprsentation , copie conforme : Hegel entend justement dlivrer de ces termes le pathos de la vrit. Et nous croyons quil faut tenir compte de cette ambition spcifique avant dapprcier les thses de Hegel, cest-

  • Avant-propos i5

    -dire rpter un peu moins que la Logik est le discours de Dieu avant la cration du monde et chercher un peu plus comment sorienter dans un texte qui invalide tous les systmes de coordonnes auxquels on est tent de le rapporter. Par l, on prendra soin dviter deux sortes dattitudes :

    1) ou bien prsupposer que le systme parle encore la langue des philosophies quil critique ou dpasse et, ainsi, interprter dentre de jeu ce dpassement comme leffet dune dcision purement dogmatique;

    2) ou bien sattacher plus scrupuleusement, certes une critique interne du texte, mais sans stre demand au pralable quels critres retenir au juste pour juger de la validit des analyses et des assertions de Hegel, sans avoir stipul que lon prendrait (ou quon ne prendrait pas) le droit de choisir des normes que Hegel aurait rcuses, sans avoir nonc expressment jusquo on irait, partir do on sarrterait dans linfidlit aux rquisits de lauteur. Il nen va pas ici comme de la critique de Descartes par Leibniz, o le refus du critre de clart et distinction, le refus de tenir ltendue pour attribut principal de la matire suffisent invalider quantit de propositions cartsiennes. Il ne sagit plus dcarter des axiomes philosophiques en raison de leur prcarit logique ou de leur incompatibilit avec un contenu scientifique. Ds lors quun nouveau discours prtend se substituer au discours traditionnel, o le situer et par rapport quels axes? Cest la seule question pralable. Ou bien on le rejette en bloc ( i r e solution) ou bien on choisit certaines normes darbitrage (la logique classique, par exemple), mais en sexposant du mme coup mconnatre la profondeur de la novation hglienne.

    Soit dit en passant, cest l, peut-tre, un indice quon ne peut expliquer Kant et les post-kantiens la manire dont on explique les philosophes classiques. Les plus rvolutionnaires de ceux-ei (Descartes) appartiennent avant tout une tradition de discours que leurs ruptures dclares ne parviennent pas interrompre ni entamer. Potius emendari quant averti : cet adage ne dfinit pas seulement 1 clectisme leibnizien, mais la stratgie de tous les classiques, pour autant quils se rclament de semences de vrit dj parses dans lAntiquit la plus nave, pour autant quils se contentent de corriger des prjugs tout en oprant dans un domaine discursif (dtermin, par exemple, par la ncessit de principes

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    au sens aristotlicien) quils ne songent pas soumettre examen. Avec Kant, par contre, la simple Raison commence prendre du recul par rapport au discours qui, jusque-l, lui tait prt; la critique des prjugs sefface devant la critique des illusions. Philosopher ne consiste donc plus revenir une simple nature ni prendre tmoin la bona mens : cest une belle chose que linnocence, une facult estime que le gesunde Verstand, mais on sait que ni Kant en dfinitive ni Hegel nen font grand cas. Lessentiel sera de dpister lillusion originaire (dogmatisme ontologique ou dogmatisme de la Finitude ) et de la dbusquer en tous ses replis. Cette seule raison devrait nous empcher de regarder du mme il philosophie classique et philosophie post-kantienne : on ne juge pas dun projet clinique comme dun projet descriptif ; la vrit dun diagnostic relve dun autre code que la vrit-de-jugement .

    Nous ne voulons surtout pas dire par l que Hegel soit inattaquable et que son uvre fasse exception toute rgle. Il nous semble ainsi que M. Vuillemin est parfaitement en droit dexposer et de critiquer les quatre principes au nom desquels Hegel relgue la logique formelle dans les illusions du point de vue fini propre lentendement 4 . Il ne manque pas daspects sous lesquels il est possible de confronter le hglianisme aux philosophies et aux disciplines quil entendait dpasser . Encore faut-il savoir et mme stipuler quon ne tient plus compte alors de la volont de lauteur. Encore faut-il prendre conscience quil naurait pas accept le principe de cette contestation. Sous ces conditions, le jeu est parfaitement licite. Par contre il nous semble inadmissible de sous-entendre que Hegel oprait lintrieur du domaine discursif qui serait celui, trs vaguement dlimit, de la philosophia perennis et de le critiquer sur cette base imprcise. Inadmissible daccorder de lintrt la Phnomnologie tout en regrettant quelle sachve sur le Savoir absolu, de relever chez Hegel des thses quon juge outres ou partiales sans dterminer par rapport quoi il y aurait outrance ou partialit. Lauteur a au moins le mrite de nous interdire ces apprciations floues. Par l, nous sommes ramens notre problme initial : celui qui subvertit les significations traditionnelles, commencer par celle de dogmatisme , quelle lecture mrite-t-il? quel rglage? quelle accommodation? Cotament juger dun discours qui dvore lun aprs lautre tous les prsupposs informuls que le lecteur

  • Avant-propos 17

    y importait? Cette question, on peut, sans doute, lignorer superbement; elle peut faire hausser les paules. Il suffit, par exemple, de relguer le Systme dans 1 abstraction idaliste pour spargner toute question sur lautonomie du discours philosophique rendue possible par Kant, discours dlivr de toute amarre, libre de toute complicit avec les objets traditionnels de la Mtaphysique spciale. On parlera de dvergondage idologique, au mieux dextrme futilit. On aura raison, dailleurs, si lon croit savoir de quoi il retourne dans le discours hglien : apoge et fermeture de la Mtaphysique, chant du cygne de la thologie, fantasme idologique... Pour nous, nous nen savons pas tant. Il nous semble seulement que lhistorien de la philosophie d prsent doit sorienter tant bien que mal soit en usant dun fil conducteur dogmatique soit laveuglette travers un langage qui, depuis Kant, nannonce pas le secteur smantique qui lui est imparti et ne dit plus expressment en quoi il est informateur, sans quon puisse pour autant lanalyser comme un simple ensemble de squences linguistiques (malgr les avantages mthodologiques que comporterait cette rduction). Dans ces conditions, en parlant simplement d idologie ou de fermeture de la Mtaphysique , on pourrait bien ne recourir quaux rponses dj prtes, qui, toutes, interdisent la formulation exacte de cette question : supposer quon prenne au srieux la prtention dautonomie du discours philosophique post-kantien, comment comprendre ce discours sur son propre sol? Cest--dire : sans dcider de linscrire a priori dans les remous de la praxis humaine ou dans la ligne de quelque histoire de ltre, et en laissant ces pripties de langage comme en suspens entre ciel et terre. Mais cette libration du regard, qui peut trs bien ne conduire rien et dont certains textes de Wittgenstein donnent une assez juste ide, est insupportable, bien sr, des esprits religieux.

    Comment donc comprendre le discours hglien sans autre unit de mesure que lui-mme? On ne prtend pas apporter de rponse une question aussi imprcise, mais essayer de la formuler moins inexactement. On prtend seulement poser la question du rglage que le lecteur doit adopter par rapport au Systme hglien, sil le prend seulement la lettre. On a donc cart tous les jugements traditionnels sur lallure globale du Systme (monisme, optimisme, panlogisme, pantragisme, etc.). Laissant de ct ces dmonstrations, on a prfr partir de ces lignes

  • 18 La patience du Concept

    dAlexandre Koyr, dans son essai sur La Terminologie hglienne :

    Il est trs certain que les plaintes de ses historiens et commen-tateurs, aussi fondes quelles le soient, auraient, sil avait pu les connatre la fois amus et indign Hegel. Elles lauraient amus parce que... lincomprhension tait, pour ainsi dire, prvue par le systme lui-mme. La philosophie de Hegel prtendant raliser un mode de pense nouveau, marquant une tape nouvelle et suprieure de lvolution de lesprit, un pas dcisif fait en avant, il est clair quelle ne pouvait tre comprise par ceux qui, daprs leur mode de pense, taient rests en arrire et ntaient pas ses contemporains spirituels. Il est clair que ceux qui ne voient pas la nature positive de la ngation et ne peuvent penser que par des notions rigides et non dialectiques ne peuvent pas comprendre Hegel. Il leur faut dabord acqurir cette facult de penser autrement quils ne lont fait jusquici B.

    Initiation sotrique, donc? Non, Hegel sen serait dfendu : point nest besoin, pour se dlivrer des illusions de la Finitude, de soulever un voile sacr. Il suffit de suivre le mouvement du texte, de le laisser dvaster nos certitudes et de prendre ainsi conscience que nous sommes dj entrs, sans bruit et notre insu, dans ce mode de pense nouveau dont parle Koyr. Rptons-le : cet exercice nest de nul intrt si lon nadmet pas, au moins par hypothse, que le langage philosophique, lorsquil smancipe de toute fonction descriptive et de toute rfrence objective, garde un sens propre quil reste dterminer au mieux de nos moyens dinvestigation, mais sans jamais croire que lappel des lments extra-textuels pourrait jeter l-dessus quelque lumire. Notre but serait atteint si lon tait convaincu de limpossibilit de juger de la validit du hglianisme, sinon en se plaant, mais consciemment et expressment, en dehors du systme. Quant dgager loriginalit du discours qui a nom Systme et quant dterminer ses facteurs, une tude bien diffrente serait ncessaire. Celle-ci est purement ngative. Il ny est question que de labme qui spare le lecteur du texte o il croyait pouvoir entrer de plain-pied ou, tout au moins, sans avoir franchir dobstacles autres que terminologiques. Si le Concept na pas dAutre en dehors de lui, cette rsorption de toute altrit cre un vide apparent autour de lui : cest cet aspect quon a surtout t attentif. On parcourra une plante insolite sans y reconnatre rien qui la rende comparable la ntre.

  • Avant-propos zg

    Cet essai dapproche au plein sens du mot essai est insparable de certaines licences et omissions, dont on est conscient.

    1) On navait pas sattacher lvolution de Hegel. Lorsquon sest rfr aux crits de jeunesse, ce ne fut que pour mieux dterminer telle position dfinitive adopte par lauteur. Cest du Hegel de Berlin quil est seulement question ici.

    2) On na comment de textes de faon suivie que lorsquil sagissait dclairer un concept (la contradiction , par exemple). Ailleurs, il tait souvent prfrable, pour reprer une articulation de discours, de la situer diffrentes hauteurs de luvre de Hegel (Logik, philosophie de la Religion, commentaire dun auteur dans la Geschichte der Philosophie...). Le danger de ce procd est vident : on peut sembler composer une mosaque ou, pire, se donner le droit de tout prouver en rassemblant des textes pars et arbitrairement choisis. Mais cette mthode ninvaliderait coup sr quune tude sur la philosophie de Hegel . Or, celle-ci nest prise en vue, partir du chapitre iv, qu titre dchantillon de discours. Encore une fois, il ne sagissait pas de reconstituer les thses de Hegel, mais de montrer au contraire limproprit de ce concept et limpos-sibilit de principe quil y a vouloir rsumer le hglianisme pour lui donner une place dans la constellation des systmes. Il peut alors tre utile de laisser parler lauteur, parfois sur des points disperss, pour mettre mieux en vidence la spcificit de son discours. Nous voyons bien les inconvnients de cette mthode, mais comment procder autrement si lon entend dgager ce qua doriginal et dincomparable un champ de parole, et non inventorier les structures dune philosophie ou, encore moins, retracer lvolution dune pense? Il y a l un problme de mthode quon a sans doute tranch plutt que rsolu.

    3) Enfin, comme la possibilit mme et les conditions de lgitimit dune critique de Hegel taient au nombre des questions directrices, on a couru un autre risque : sembler verser dans une acceptation aveugle pour viter une critique irrflchie. Il semblera souvent quon prenne un peu trop pour argent comptant certaines affirmations, quon plaide systmatiquement non coupable et quon aille jusqu pouser certains prjugs de lauteur. Cest que, toujours, nous pensions la raction damusement et dindignation qu'aurait prouve Hegel la lecture de ses critiques. Il fallait bien prendre le risque de rhabiter

  • 20 La patience du Concept

    ce dogmatisme pour tenter de comprendre pourquoi Hegel ne la jamais vcu comme tel. Il ne sagit donc mme pas de sympathiser avec Hegel, mais dessayer de remonter jusqu lorigine de la souverainet quil soctroie.

    Ne serait-ce que pour ces raisons, ce travail est donc bien un essai . Un dernier avertissement encore, plus indispensable que tous les autres : quon naille surtout pas penser que nous avons jug de haut ou cart ddaigneusement des historiens, des traducteurs, des commentateurs que nous respectons. On a souvent t oblig de contester certaines interprtations : on espre lavoir toujours fait avec la plus grande dfrence. Il serait puril et surtout ingrat de mener des polmiques contre des auteurs qui tous ont contribu clairer certains chemins du monde hglien et de ne relever que les contres quils laissrent dans lombre. Si nous insistons sur ce point, ce nest nullement par prudence. Trop de gens, aujourdhui, prfrent, dans les confrontations dides, le ton tranchant de Descartes au style accommodant de Leibniz. Et rien ne nous semble plus frivole que de voir certains pourfendre les historiens positivistes au nom de lhistoire de ltre ou linverse, les mtaphysiciens au nom du savoir marxiste ou linverse... Contre lesprit dintolrance, nous assumons hautement les ridicules du vieux libralisme , gage de modestie, sinon de clairvoyance. Avis aux dtecteurs didologies : ils rencontreront dabord ici celle de M. Bergeret.

    Je voudrais remercier ici M. Goldschmidt pour la bienveillance quil ma toujours montre, en souvenir de Rennes et aussi de Sao Paulo, ainsi que M. de Gandillac qui dirigea cette thse, depuis plus longtemps quil ne sen souvient peut-tre, puisquil men avait suggr lide lors dun diplme en Sorbonne dj lointain. Que tous deux sachent bien que je ne sacrifie aucun usage en leur exprimant ma vive reconnaissance. Enfin, que les emprunts quon a faits la traduction de la Phnomnologie par Jean Hyppolite et aux travaux de Jean Hyppo- lite et dAlexandre Koyr soient considrs comme un modeste, mais trs respectueux hommage leur mmoire.

  • Avant-propos 21

    NO TES

    1. N. Hartmann. Hegel et la dialectique du rel, in Etudes sur Hegel. RMM. ig3i. p. 23.

    2. Il est par exemple utile de se reporter la lettre Niothammer du i3 octobre 1806, dans laquelle Hegel voque sans doute lEmpereur, cette me du monde , mais en souhaitant aussitt que larme franaise quitte rapidement Ina et que nous soyons dlivrs de ce dluge .

    3. M. Guroult. Descartes. Congrs Royaumont. Discussions finales (d. Minuit).

    4.. M. Vuillemin. Premire philosophie de Russell, p. 222-226. 5. A. Koyr. tudes dHistoire de la pense philosophique, p. 176-177 (.

    Colin),

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  • I

    La critique du visible

    Souvent, dans lintention daccuser linspiration thologique du Systme hglien ou les proccupations religieuses qui y demeureraient vivantes, o n . a minimis la violence antichrtienne des crits de jeunesse. Alexandre Koyr le rappelle trs opportunment. Chez certains lecteurs pour ne plus parler des commentateurs , il y eut l aussi peut-tre un effet de mode, comparable celui qui a fini par rendre Nietzsche tolrable aux intellectuels dobdience chrtienne : il est si aberrant, de nos jours, dtre anticlrical (ou si niais dtre anticommuniste) que lorsque Nietzsche et le jeune Hegel parlent des prtres (et Nietzsche des socialistes), cest au second ou au troisime degr, bien sr, quun esprit distingu doit entendre leurs cris de haine. Dnoncer pour de bon le fanatisme, cest mauvais got quon ne saurait imputer des penseurs respects.

    Quoi quon pense de cette dulcoration ou de ce qui contribua la motiver et laccrditer, elle nous semble particulirement fcheuse en ce qui concerne Hegel. Car elle dissimule un fait : la modification totale dinterprtation et dapprciation du christianisme quon peut observer entre les crits de Francfort et les textes de la maturit. Une fois cet escamotage accompli, le rapport de Hegel au christianisme devient sans doute peu prs cohrent, condition quon naille pas regarder de trop prs aux dtails ni mme aux textes : un jeune homme tourment qui interrogea passionnment la vie et le destin de Jsus, puis un professeur conformiste qui, plus sereineiient (mais dogmatiquement, et on le regrette), fit se confondre thologie et philosophie; nest-il pas vident

  • 24 La patience du Concept

    que cette pense, tout au long, ne cessa dtre hante par le christianisme? Or, il suffit dtre attentif la vhmence antichrtienne du jeune Hegel pour se poser au moins la question : est-ce bien le mme christianisme (un concept de mme contenu et surtout de mme fonction) que Hegel excre Francfort et justifie partir dIna? LEsprit du christianisme annonce les interprtations de lvangile qui opposeront la duret judaque de saint Paul la spontanit de Jsus : le Christ disait lunit immdiate de linfini et du fini, mais cette bonne nouvelle fut perdue, et lon prfra sottement adorer lhomme plutt que de mditer son message... Or, on ne trouve plus trace de cette interprtation dans les uvres de maturit. Si Hegel continue dy dnoncer lattachement superstitieux la positivit (miracles, lettre de la Bible), il ne songe plus faire de cette positivit le noyau du christianisme. A partir de la Phnomnologie, le christianisme devient, au contraire, lultime approximation du Savoir absolu, la premire figure dans laquelle la conscience parvient supprimer la distinction entre son Soi et ce quelle contemple . Non seulement le christianisme est rhabilit, mais il offre au non-philosophe la seule chance de svader de lancienne positivit . Que signifie ce retournement des thmes de jeunesse? Cest de cette question quon partira.

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    Le Ressuscit ntait pas seulement lAmour pour eux, mais surtout un individu 1 , crivait Hegel Francfort. Et, cette humanisation de Jsus, il opposait alors limper- sonnalit de dieux grecs (Nohl, 4oi) pour y voir une des formes de la supriorit de la religion grecque sur la religion chrtienne : alors que les Grecs avaient su se hausser jusquau divin sans le ravaler, les Aptres, eux, humanisrent grossirement Jsus. Zeus, lui, sil allait jusqu imiter les passions humaines, ne laissait jamais seffacer le partage de lhumain et du divin : cest en tant que dieu quil sunissait aux hommes, remarque le jeune Hegel. Les dieux apparaissaient dans les temples et les ftes, parlaient dans le bruissement des forts; entre eux et les mortels, des pactes taient conclus. Mais comment jamais oublier leur tranget? Regards que drobait un sourire de pierre, ils dominaient lhomme grec de bien

  • La critique du visible

    plus haut que lOlympe, et leur prsence humaine , ironiquement, rappelait leur inhumanit. Des mortels, ils navaient que le visage. Puisque le divin ntait pas, en Grce, la mesure dun individu, on y tenait donc pour sacrilge quun homme se prtendt seulement le avori des dieux.

    Ce qui est vritablement divin appartient chacun; talent, gnie sont bien quelque chose de singulier, de propre lindividu, mais nont de vrit que dans ses uvres, pour autant quelles sont universelles. Chez les Grecs, de telles rvlations devaient avoir des modalits dtermines; il y avait des oracles officiels qui ntaient pas subjectifs : la Pythie, Iarvre, etc. Mais si cette rvlation apparaissait en chaque Ceci, en chaque particulier, en nimporte quel citoyen, cela devenait incroyable et ne pouvait tre pris au srieux : le damn de Socrate tait une modalit que la religion grecque ne pouvait tenir pour valable a.

    On clbrait bien le gymnaste, vainqueur des Jeux, lgal dun immortel, mais cest quon le dpouillait alors de sa singularit corporelle : consum par la gloire, lphbe mourait lui-mme 8.

    Or la Philosophie de la religion apprcie de faon trs diffrente ce refus de compromettre lhumain et le divin. A la formule de Schiller : Gomme les dieux taient plus humains, les hommes taient plus divins , Hegel rplique alors : Les dieux grecs ne sont pas plus humains que le Dieu chrtien; le Christ est beaucoup plus homme4. Les Grecs navaient pas t assez loin dans lanthropomorphisme et, en retour, lindividualit irrductible du Christ, ne doit pas tre tenue pour la marque de la navet des premiers chrtiens : il tait essentiel au contraire, que la subjectivit dans laquelle Dieu se manifeste ft unique, exclusive de toutes les autres B. Les dieux paens ont donc perdu de leur prestige de jadis. Pour rendre raison de leur dclin, Hegel ne se contente plus dinvoquer lavilissement de lEmpire romain. Cette dcadence, pas plus quune autre, n e s t imputable des causes fortuites : elle tmoigne de linvitable corruption dun principe. Lengouement pour la Grce a donc fait place un regard froid. Quels sont les lments de cette critique de maturit. On en retiendra deux :

    i) Au-del du visible o les avait transfrs la Phan- tasie de lartiste, les dieux grecs gardaient leur nigme, car ils ne soffraient que sur le mode de YAnschauung, esthtiquement.

  • 26 La patience du Concept

    Luvre dart est pose pour lintuition comme nimporte quel objet extrieur qui ne sprouve pas et ne se sait pas lui-mme. La forme, la subjectivit que lartiste a donne de son uvre est purement extrieure; elle nest pas la forme absolue du sujet qui se sait, de la conscience de soi. Cette conscience de soi tombe dans la conscience subjective, dans le sujet intuitionnant8.

    Hegel pensait, Francfort, que ce dieu-image effaait labme judaque entre fini et infini : cest seulement une unification dans lAmour objective par l'imagination qui peut faire lobjet dune adoration religieuse (Nohl, 297). Ctait partager ce qui sera dnonc ensuite comme un des prjugs majeurs de lhellnisme : il suffisait aux Grecs que les dieux leur soient exposs pour quils eussent le sentiment dune communaut dessence avec eux. Or Zeus et Apollon taient dans les cits, mais comme des trangers de passage : lInfini, pour tre prsent dans la proximit du visible, nen restait pas moins lointain. Pourquoi les Grecs sy laissrent-ils tromper, eux qui ne furent pas, comme les juifs, jalousement attachs aux biens charnels? Cest quils succombrent une autre tentation de ce que Hegel nomme la Finitude. Comme le mondain demeurait leur seul horizon, ils donnrent leurs dieux hommage que Platon, dj, jugeait sacrilge forme visible. Forme visible encore plus que forme humaine. Ancrs dans le tpatvscrOai, quelle gne auraient-ils prouve y exposer le sacr? Ils ne voyaient rien de ngatif dans la naturalit comme telle... (pour eux) seule tait affirmative lexistence naturelle, extrieure, mondaine 7. Humaniser les dieux aurait t sacrilge, mais rien de plus naturel que de les contempler, humains fictifs, sans doute, mais accueillis dans la fraternit du visible. Ce primat donn la reprsentation imaginative rend compte la fois de la perfection de lart du Ve S. et de la limitation de la Religion esthtique . Celle-ci ne spiritualise la nature qu demi.

    2) Les Grecs, en effet, ne slevrent pas jusqu 1 Esprit . Les olympiens, note Hegel, avaient dtrn les dieux naturels archaques, mais ils les avaient aussi remplacs : leur victoire tait donc ambigu 8. Si Hlios nest plus la simple allgorie du Soleil ni Posidon de la mer, ils retiennent toujours, en de de leurs significations thiques, quelque chose de ces significations premires. De mme que les lments naturels, les lments emprunts au monde animal ont subi chez les nouveaux dieux

  • 27 La critique du visible

    une dgradation et non, toutefois, une limination complte 9. Si les divinits de lge classique ne sont plus de simples symboles des astres et des saisons, lexactitude des rites, lordonnance mme du culte attestent que limaginaire religieux est moins libre, plus adhrent quon ne serait port, anachroniquement, le croire : cest des matriaux positifs que les dieux doivent leur visage et leur histoire et ce noyau de positivit en eux est symptomatique de la limitation de toute religion esthtique . A mi-chemin de son origine sauvage et de sa rinterprtation culturelle, le dieu a perdu, il est vrai, son sens terrestre primitif que les sdimentations imaginaires ont rendu mconnaissable. Certes, il est difficile de retrouver le sacr des premiers temps lorsquil est enfoui sous tant de couches culturelles : ce que tend la jeune fille lhte, ce sont moins des fruits mris que les emblmes dune intention humaine 10, et, dans les danses rituelles, les danseurs ne sont plus envots que par leur geste ( on ne pense pas quand on danse ). Pourtant ces gestes et ces signes gardent toujours quelque chose dnigmatique, Si limagination potique te au naturel son indpendance, elle nest cependant quune demi-mesure, le milieu entre lintuition immdiate de la nature et la pure pense n.

    Lcrit sur Le Droit naturel (i8o3) dcrit une autre forme de ce compromis, mais Hegel, cette date, semble encore sen contenter. La Cit thique de modle grec est universelle en ce quelle rintgre les contenus que la Rflexion donne pour spars et opposs . Mais luniversalit thique rencontre, en dehors delle, un contenu quelle ne parvient jamais supprimer comme tel. Ce noyau de ralit , cest le systme des besoins physiques ainsi que du travail et de laccumulation que ces besoins rclament... le systme de ce quon appelle lconomie politique 12 . Pour que la totalisation thique saccomplisse, il faut donc que ce systme non seulement soit subordonn lUniversel, mais quil ne soit plus que la partie infrieure de lorganisme thique.

    Comme ce systme de la ralit est tout entier dans la ngativit et dans linfinit, il sensuit que, dans son rapport la totalit positive, il doit tre trait par elle de faon tout fait ngative et rester sous sa domination ; ce qui est ngatif par nature doit demeurer ngatif et ne peut devenir quelque chose de ferme 18.

  • 28 La patience du Concept

    On peut se demander, toutefois, si cette mise en tutelle de la sphre du travail et de la proprit nest pas un aveu de demi-chec. Lconomique, si troitement quil soit subordonn au politique nen garde pas moins son originalit, sinon son indpendance. Cest pourquoi 1 indiffrence des dterminits (moment de lunification totale de la Cit) nest quun des cts de la totalit thique. Un autre ct lui fait face : lopposition persistante (beste- hende) avec lAutre quelle se soumet sans le faire disparatre. La Cit thique nest donc pas seulement un organisme ferm sur soi : son destin conomique la suit, ineffa-able comme une ombre. Ces pages de lcrit de i8o3 rappellent certaines paroles de Saint-Just et la description de Hegel se heurte finalement au mme obstacle que la politique jacobine. Tant que rgnent lintrt et lavarice , disait Saint-Just, il est impossible que les ressorts politiques de la socit soient naturels (rapport du 8 ventse). Mais quelle chance lintrt et lavance ont-ils de disparatre, tant que le citoyen reste propritaire? nest-ce pas lorganisation mme du systme des besoins , la vie terrestre de la Cit qui la dtournent de sa vocation thique? Do, sur ce plan encore, la ncessit dun compromis dont VOrestie, selon Hegel, tait lallgorie. Le procs intent Oreste opposait Apollon dieu de la lumire indiffrente , aux Erinnyes, emblmes des forces souterraines inorganiques, puissances du droit qui est dans la diffrence 44 . Les voix de lAropage se partagrent galit entre les adversaires et on dcida dacquitter Oreste (victoire de la justice politique sur les liens du sang) tout en apaisant les Erinnyes qui auraient dsormais leur autel sur lAcropole (symbole de la conciliation de la Cit avec linorganique). Pourtant, mme si on concde Hegel que le rapport de lthique lconomique soit lquivalent de cette tragdie dans le monde moral (Tra- gdie im Sittlichem), le parallle nest peut-tre pas assez rigoureux pour que la fin heureuse de la tragdie antique demeure transposable. Hegel lui-mme observe que le compromis antique, sil exprime lIde, cest de faon dtourne (verzogen) : Lessence corporelle de la totalit organique nest pas compltement recueillie dans sa divinit 16. Indiffrence de la Cit organique, diffrence de lorganique et de linorganique, ces deux figures, mme si elles se nouent, ne sont pas intgralement changeables, et tout lcrit de i8o3 oscille entre un hymne lunit organique ncessaire et la constatation quil est impossible

  • 29 La critique du visible

    de jamais la sceller. On prouve le sentiment que le contingent, cette fois, est tenace et que le ngatif naccepte pas (encore) de pivoter doucement sur lui-mme. Ce ngatif , Hegel le rappelle, alors, son indignit jusqu tenir le commerce et largent dans la mme suspicion que Platon, mais cela mme montre quon ne la pas exorcis. La vraie dialectique ne sera pas asctique en paroles et sur le ton de ldification : elle fera se dcanter la vrit du sensible, mais ne lopprimera pas comme quelque chose de subsistant .

    Or, il nen va pas ainsi dans la Cit thique quon nous dcrit en i8o3. Lexistence sensible est si bien encore le sjour de lhomme quil ne peut sen dlivrer que par la mort, cette ngation abstraite de la Finitude 10. Si lesclave offre quelque chose au guerrier, son Matre, cest seulement la possibilit de ce destin, et nullement de la jouissance : dgag du travail, le Matre vivra son universalit jiisqu lheure o il laccomplira en sacrifiant ltat sa singularit. Son lment, cest le rgne de la mort toute- puissante . LUniversel napparat jamais mieux comme me de la Cit que dans lholocauste des Thermopyles. Alors seulement le singulier confesse ce quil est dans lIde : die Einzelnheit als solche Nichts .

    La libert mme ou linfinit est, il est vrai, le ngatif, mais aussi lAbsolu et son tre singulier est singularit absolue recueillie dans le Concept, infinit ngative absolue, libert pure. Cet absolu ngatif, la libert pure, est, dans son apparence, la Mort; cest parce quil est capable de mourir que le sujet se montre libre et slve au-dessus de toute contrainte17,

    Cest aussi le signe que le sensible ne peut saccomplir en intelligible quau prix dune rupture violente. Mais est-ce l la seule issue? La mort au combat semble le seul accs lUniversel tant que lon ne souponne pas quil y a une renonciation au sensible, plus douce, mais plus rsolue : la pense.

    Mais lhomme grec, retenu dans le visible, naceda

    S as la pense pure . Dans la Philosophie de Vhistoire, tegel, revenu de son enthousiasme, semble sen tonner. Les Grecs, dit-il, admiraient la nature parce quelle leur semblait la fois trangre et secrtement amie , loin- taine et pourtant foisonnante de signes. Cest quils se laissaient fasciner par le sens quils avaient prt aux rves comme aux temptes.

  • 3o La patience du Concept

    En coutant le murmure des sources, ils demandaient ce quil pouvait bien signifier, mais la signification ntait pas ce que pouvait leur inspirer objectivement la source (die objektive Sinnig- keit) ; ctait plutt la signification subjective que lui prtait le sujet mme qui, ensuite, allait lever la Naade au rang de Muse... Les chants immortels des Muses ne sont pas ce quon entend, si lon coute le murmure des sources 1S.

    Ce sens ne naissait donc quen lisire du sensible et si lhermneutique (Auslegung) des Grecs enrichissait indfiniment le monde, celui-ci demeurait, en retour, son prtexte ncessaire. Leur art fut lemblme de ce compromis entre la matire et la forme. Hegel, dans VEsthtique, admire sans doute la parfaite consonance que la statuaire grecque sut instaurer entre forme sensible et contenu spirituel. Cependant, consonance , ajustement sont des images encore trompeuses de notre rapport au Vrai, et le bonheur dexpression auquel parvinrent les Grecs ne fut strictement que d'expression. Si indissociables que soient devenus le contenu et lapparence, il reste que la srnit du dieu ne fait que irans-paratre en son sourire, que la signification est traduite dans le marbre. La pierre sculpte exprime le Dieu, comme une traduction double loriginal : sans sy substituer. Bref, si limage (Bild) nest pas le signe (Zeichen), elle nest encore entendue qu travers la structure-signe. Dans la beaut grecque, le sensible nest que signe, expression, enveloppe o lEsprit se manifeste 19 , de sorte quun cart est maintenu en droit entre signifiant et signifi. Cet cart, on le retrouvera partout o Hegel dcle la Finitude , et cest lui qui appelle, pour tre combl, lopration appele connaissance , dont la lgitimit va de soi, une fois quon a cru reconnatre quil y avait un cart. Le refus des Grecs de laisser sincarner le divin nest quun autre aspect de cette consistance quils accordaient au sensible, comme un des cts de lcart : la figuration sarrte l o elle deviendrait sensibilisation intgrale, donc profanation a0. Lhumain en Dieu ne forme que sa finitude et cette religion appartient donc encore par sa base aux religions finies n. Cest ainsi quen Grce le divin se manifesta, mais non pas de manire assumer essentiellement forme humaine M .

  • La critique du visible 3i

    IX

    Il y a donc eu, aprs 1802, remise en question par Hegel du mythe de la Grce. La Grce, jusque-l, mythe dorigine, est rendue son immaturit : replace au seuil de lhistoire quelle inaugura, elle napparat plus, en arrire de nous, comme le paradis de lesprit humain . Lcrit sur le Droit naturel opposait encore la division harmonieuse des ordres (Stnde) dans la cit grecque leur nivellement abstrait dans le droit romain : lunit organique du Singulier et de lUniversel dont les Grecs eurent le secret faisait ressortir, par contraste, lallure pathologique de lindividualisme bourgeois qui naquit Rome. Dans la Philo-sophie de Vhistoire, le jugement port sur Rome est plus nuanc : dans ltat romain, sbauche, mme si cest sous une forme aberrante, le principe dintriorit qui faisait dfaut aux Grecs as. Il est moins question, ds lors, de laspect concret de la libert grecque que de sa prcarit : Tout comme les Romains, les Grecs savaient seulement que quelques-uns sont libres, non lhomme en tant que tel... leur libert fut une fleur prissable, borne, contingente et a signifi aussi une dure servitude pour tout ce qui est proprement humain. Cest maintenant Yimmdiatet de lesprit grec qui pse le plus dans la balance.

    Limpossibilit daller jusquau bout de T anthropomor- phisation est justement lun des signes de cette imm- diatet. Dfiance envers lhumanisation du divin, complaisance limmdiat et au visible : ces deux figures proviennent de la mme inconscience. Le dieu peut bien se rendre familier nos yeux, jamais vivre dune vie humaine ; la contemplation esthtique est la seule mtamorphose du divin quait tolre la pense grecque. Il tait donc partial dopposer, comme Francfort, la vrit paenne lerreur chrtienne. Les disciples, sans doute, pchrent par navet en sattachant au personnage historique de Jsus, mais les Grecs nauraient pas mme t capables de commettre ce faux sens, puisquun dieu ne pouvait tre leur semblable, mais seulement un objet reprsent. LIncarnation, si grossirement quon lait interprte, esquissait une signification du divin que la Grce navait pas entrevue. Oser dire : Il tait Dieu et aussi cet homme- l , cest laisser deviner que le Fini nest pas si opaque

  • 32 La patience du Concept

    quil ne puisse accueillir lInfini, et quune autre relation est possible entre lhomme et Dieu que la contemplation, relation imaginative, qui les laisse chacun en sa place. Alors que les textes de jeunesse attribuent limagination le

    ourvoir de concilier sujet et objet, nature et libert, [egel, maintenant, insiste sur la fragilit de cet quilibre : dans la conciliation imaginative, lhomme demeure le spectateur dune ternit spare de lui, face une objec- tivit que symbolisent les images des dieux. Hegel crivait autrefois : Lhomme petit lier au contingent et doit lier du contingent limmuable et le sacr (Nohl, i43). Mais, dans cette liaison , lunion de la signification sacre et du support visible demeure extrieure. Or, cest cette extriorit quefface le christianisme.

    A la diffrence de la statue grecque, le Fils de Dieu ne reprsente pas une essence : par sa mort et leffacement de sa prsence sensible, il indique quel est le vrai rapport de lhomme lessence divine. Sa naissance, son agonie, sa crucifixion ne sont pas comme une succession dimages : elles disent la relation cjue Dieu soutient avec nous. Lhistoricit de la vie du Christ ouvre dans le divin la dimension qui manquait aux signifiants figs de la Grce.

    Christ a dans sa mort, dans son histoire en gnral, montr lternelle histoire de lEsprit, histoire que chaque homme doit effectuer en lui-mme pour tre esprit ou pour devenir enfant de Dieu, citoyen de son royaume 84.

    Lhomme-Dieu est mort jeune : cest le signe que la prsence terrestre nest pas le seul truchement dont Dieu dispose, et quil peut se rvler autrement quau regard.

    Le vrai manque de la religion grecque par rapport la religion chrtienne est quen celle-l lApparence forme le mode le plus haut, la totalit du divin; dans la religion chrtienne, elle nest tenue que pour un moment du divin aB.

    Alors que les statues grecques ternisaient dans le prsent esthtique un divin spar, la mort de Jsus relgue dans le pass un Dieu dont la prsence , ds lors, na plus grand-chose voir avec la prsence dont la reprsentation est le modle : le symbole qui convient le mieux Dieu, cest maintenant le recul dans une temporalit o sestompe son visage. La nostalgie des disciples mrite une autre interprtation : elle montre que Dieu soffre nous par excellence sur le mode de labsence. La

  • 33 La critique du visible

    supriorit du christianisme sur le paganisme correspond en somme celle de la mmoire sur limagination 28 : Y Erinnerung laquelle est contraint le chrtien le dtourne du pige de la Phantasie , obsd par le pass, il cesse du moins dtre fascin par le visible. Certes, la mmo- ration appartient la reprsentation, elle nest pas pense , et cest pourquoi la philosophie devra concevoir ce que la Religion reprsente comme uvre de la fantaisie ou comme existence historique 27 . Mais le christianisme nen marque pas moins une tape dcisive dans lpuration de la Repr? sentation . Si la communaut chrtienne ne pense pas encore lhistoire quelle remmore, elle la vit au lieu de la contempler : cest limportant. Le spectacle divin demeure objectif au sens o, dans le chur, le spectateur sest lui-mme objectiv 28.

    Cest donc un autre portrait du chrtien quon nous propose. Il napparat plus comme cras par la tradition, stupidement aveugl par la proximit de Jsus. Il tait injuste de ne mettre 1 accent que sur ce ct du christianisme. Lessentiel est qu lencontre de toute autre religion, celle-ci dnonce la vanit de toute figuration. La conscience chrtienne nadore plus ce qui est; elle ne vise plus le Dieu immdiatis que sur le mode de Yavoir-t *. Et le poids du pass dans le christianisme semble un peu moins abusif Hegel, ds lors quil devient le symbole dune rupture avec limaginaire, linstrument dune polmique contre toute la splendeur du monde38 . La notion de positivit , elle seule, nest donc plus pertinente. La critique anti-positive de la Religion demeurait, somme toute, assez proche de celle quavait effectue YAufklrung: la Rvlation y tait rduite un effet de la mauvaise imagination au sens des Classiques et lon finissait par juger du contenu spcifique du christianisme sur son seul appareil dogmatique et institutionnel. Or, il faut distinguer la Religion rvle (geoffen- barte) de la Religion manifeste (offenbare) : il est seulement secondaire la religion chrtienne dtre geoffenbarte, donne lhomme de lextrieur. Aprs tout, tout doit nous venir de lextrieur... Il est ncessaire quon rencontre aussi ce ct dans la Religion manifeste31 . Celle-ci apparat sur le mode de la positivit, mais cette origine ne permet pas de prjuger de son caractre diffrentiel ni de la nature de lApparatre qui sy dploie; il ne lui est pas essentiel de rester prisonnire de la simple reprsentation, du simple souvenir . Et si le chrtien comprend sa foi

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    de la sorte, il sabuse autant que YAufklrer qui le combat. Car il confond laccessoire et lessentiel, la vie du Nazaren et le fait que cet homme (et le dmonstratif compte plus ici que la date ou le lieu de naissance) tait le Fils de Dieu. Tel est le contenu spculatif, auquel lentendement de YAufklrer reste ferm et qui nest pas plus confirm par des tmoignages sensibles quinfirm par une critique historique 32. Contenu spculatif entendons : contenu dont je participe, et qui nest pas devant moi comme un livre lire. Or lglise avant Luther, attentive la seule inscription historique de la Religion, ne voyait en la Foi quune attitude de la conscience face un contenu. Le jeune Hegel, son tour, en critiquant la positivit , admettait que la croyance au Fils de Dieu est de mme style que la croyance sensible; il ne souponnait pas quelle pourrait envelopper une autre relation de la pense 1 objectivit et supprimer la distance quon a coutume dimaginer entre elles. La critique passionne de la positivit sexerait donc encore sur le sol de la Reprsen-tation , de sorte quchappait la relation indite au divin que le christianisme instaure, malgr sa positivit: non plus lhomme face au dieu, mais le regard humain devenu un moment ncessaire de la prsence divine. Une fois quon a pris conscience de cela, quoi bon regretter la nostalgie obstine de la conscience chrtienne, le triste besoin de quelque chose de rel, propre la communaut chrtienne (Nohl, 335)? Le centre dintrt du christianisme est ailleurs : Dieu, enfin, nest plus visible; Il sest moins rvl en sincarnant quen se dpouillant de son corps mortel.

    Erscheinen, quand il sagit de Dieu, ne doit plus signifier : prendre un visage, consentir montrer ce quon tait depuis toujours. Cest dans les religions non manifestes que Y Erscheinung se donne pour apparition : travers le soleil et les toiles dans les religions naturelles ou encore lorsque Dieu est conu en esprit , mais pas encore comme Esprit... lorsquil na pas encore en soi la plnitude qui le rend Esprit (judasme, religion grecque). Mais le Dieu chrtien, en s'incarnant ou en crant le ciel et la terre na pas dlgu quelque chose de Lui dans le Fini. Sil sy est exprim, cest la faon dont lclair sexprime et se supprime dans sa brillance, la parole dans la voix qui la profre donc en un sens nouveau du mot exprs-

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    sion. Lexpression, au sens courant, est transcription; elle reste quelque chose de tout fait autre que lIntrieur quelle prtend manifester, chiffre dun contenu qui, en arrire delle, garde son opacit.

    Ce qui doit tre expression est bien expression, mais est en mme temps aussi seulement comme un signe, de sorte quau contenu exprim la constitution de ce au moyen de quoi il est exprim est pleinement indiffrente. LIntrieur est bien dans cette manifestation un Invisible visible (das Innere ist in dieser Erscheinung woKl sichtbares Unsichtbares), mais sans tre pourtant li cette manifestation; il peut aussi bien tre dans une autre manifestation, comme rciproquement un autre Intrieur peut tre dans la mme manifestation 3S,

    Lexpression parfaite, au contraire, annule la diffrence entre le manifestant et le manifest. Et cest ainsi quil faut entendre lIncarnation, non pas comme si la personne du Christ avait t le signe visible et contingent dun Dieu rest en de.

    Le christianisme dit : Dieu sest rvl par le Christ, son Fils. La Reprsentation comprend dabord cette proposition comme si le Christ ntait que lorgane de cette manifestation comme si ce qui tait rvl de cette manire tait un autre que ce qui rvlait. Or cette proposition, en vrit, signifie plutt que Dieu sest rvl, que sa nature consiste avoir un Fils, cest--dire se diviser, se finitiser, tout en restant chez soi dans la Diffrence, sintui- tionner soi-mme et se manifester dans le Fils, et tre Esprit absolu grce cette unit avec le Fils, cet tre-pour-soi dans lutre : aussi le Fils nest-il pas le simple organe de la Rvlation, mais il en est le contenu mme 84.

    Si nous comprenons seulement que Dieu sest rsolu passer du divin lhumain comme dune rgion une autre limitrophe o il deviendrait accessible, ou encore quil a lev le voile qui nous le drobait (2e ptre aux Corinthiens), nous restreindrons lclat de sa prsence au sens le plus matriel du mot prsence. La date et le lieu de lapparition feront oublier que P Apparatre ne dsigne plus que le glissement du Mme dans la Diffrence qui se creuse en lui. Dieu, alors, sera dit parmi nous, rellement prsent, au sens o limaginent les catholiques dans le pain et le vin :

    Les catholiques transforment lhostie en un dieu vivant. Ce nest plus ici ce que le diable dsirait du Christ : quil changet

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    la pierre en pain. Cest au contraire le pain vivant de la Raison qui se change ternellement en pierre 3B.

    Quon se reporte, dans le recueil de Nohl, lanalyse de lEucharistie (S. 297-801). On mesurera combien Hegel, Francfort, tait incapable de critiquer sous cet angle le dogme catholique. Il admettait quen consommant le pain et le vin, le chrtien sunit Dieu. Mais cette consommation mme, ajoutait-il, montre que le pain et le vin ne peuvent tre quelque chose de divin. Quelque chose de divin a t promis, mais la promesse mme sest dissoute au moment o elle tait prononce (Nohl, Soi). Doctrine qui peut passer pour un catholicisme hrtique par rapport la critique radicale du catholicisme dans les crits de maturit : dans la Philosophie de la religion, cette mme dissolution devient bnfique; elle est le signe quon avait tort dinterprter trop charnellement la promesse. Regretter que lhostie fonde en un instant, ctait encore accorder une valeur intrinsque la prsence dans le Fini. Hegel, partageant alors sourdement linsatisfaction des disciples telle que lui-mme la dcrivait, tait, lui aussi, en qute dune union plus durable dans le sensible, par-del cette union phmre. LIncarnation ntait donc tenue que pour une incursion sans lendemain de Dieu dans le Fini, la Rvlation pour un pisode dcevant, puisque le divin ne se laisse entrevoir que lespace dune vie dhomme.

    Cette dception, on voit bien maintenant quelle tait lenvers dune exigence nave. Pourquoi le divin se manifesterait-il la faon dont un visage trahit son secret? Et surtout, que nous rvlerait-il de Lui? Cette question pralable, la Reprsentation ne la pose pas (entendons ici par Reprsentation lattitude commune la foi nave et la critique qen faisait le jeune Hegel) : la Rvlation, pour elle, a ncessairement la figure dune rencontre - dun tranger, Un soir, Emmas... De mme, la thologie nous plaa depuis toujours face un objet de reprsentation appel Dieu au sujet duquel elle parlait (iXber Gott). Ainsi encore, la thologie protestante moderne, par lexgse et le raisonnement, a rduit la manifestation du Christ un simple objet de souvenir et de principes moraux ; elle a relgu Dieu dans un au-del vide, en soi dpourvu de dterminations, comme inconnaissable, donc comme essence non rvle 36 . Or cet au-del rendu vide par la thologie

  • La critique du visible

    rplique de l'eSsenee compacte dont la thologie dogmatique professait quelle avait t rendue accessible pat la Rvlation : ce ne sont que deux variations sur le mme contresens. Gar, dans la Rvlation chrtienne, nul ne vient notre rencontre, rien nadvient dans cette Manifestation absolue, elle ne montre rien. Rien, sinon que la relation rvlant-rvl, signifiant-signifi cesse maintenant davoir cours. Dieu ne sy rend pas manifeste : il est de part en part /r sich seiende Manifestation. Ce qui est dvoil, si lon veut tout prix user de ce mot, cest seulement la ncessit qui tait en Lui dapparatre, au sens trs strict dtre-pour-un-Autre, limpossibilit dtre totalement Lui sil demeurait seulement eh Lui-mme , de mriter son nom si celui-ci devait rester li un objet que ma reprsentation est en mesure de convoquer : Nul besoin maintenant dimposer le silence aux initis : en quoi discrtion ou bavardage pourraient-ils concerner Dieu? Lui-mme na rien nous apprendre de ce quil est ou tait : Il nest pas thologien. Cest le thologien qui prdtermine lssence divine comme si elle tait une chose opaque quclairerait un peu plus chaque prdicat quon nonce d elle; Dieu la reprsentation qui porte ce nom est alors pris en charge par le langage quotidien et son ontologie spontane, trait comme un tant parmi les autres. Par contre, si lon cesse dimaginer Dieu comme un contenu objectivable, on ne risque plus de le partager entre son essence et son appdrence, son avant et son aprs ; YOffenbarung bien comprise est justement le mouvement qui fait sabolir les deux ples illusoires entre lesquels on s'imaginait que Dieu avait le choix - elle rcuse la structure abstraite lintrieur de laquelle Dieu pouvait tre dit tantt cach, tantt accessible. La mort du Mdiateur nest pas seulement la mort de son aspect naturel; ce nest pas seulement lenveloppe dj morte, soustraite lessence, qui meurt, mais encore labstraction de lessence divine 87. LOffenbarung, comprise en sa totalit, annonce en fin de compte (et le fait quil ny ait encore quannonciation est, comme on le verra, le dernier dcalage qui spare la Religion absolue de la philosophie) que Dieu nest prsent que lorsquil nest plus reprsent (vorgestllt) ni comme essence ni comme homme. Elle nous contraint ainsi reconnatre que la Reprsentation nest pas la trame de tout Savoir, tout au plus, un moment arbitrairement dtach d mouvement de YOffehbarung.

    Cest parce quil rien avait pas encore pris Conscience

  • 38 La patience du Concept

    que le jeune Hegel mesurait le degr de perfection dune religion la conciliation quelle instaure entre subjectivit et objectivit, Fini et Infini. Certes, il mprisait ces termes rflexifs , mais il ne pouvait sen passer. Ainsi, dans sa dfinition de la Religion positive : Une religion est positive, quand elle pose comme principe de la vie et des actions la reprsentation de quelque chose dobjectif qui ne peut devenir subjectif (Nohl, 374). Autrement dit : cest une erreur que de rester confront une objectivit et spar delle, et il faut mettre fin cette situation. Mais comment y mettre fin autrement quen paroles, si lon na pas compris que la position mme dune objectivit est leffet dune illusion doptique? Lenttement dans lobjectivation reste alors plus tenace que le dsir de le surmonter.

    Une lvation complte de la vie finie la vie infinie devrait laisser aussi peu de place que possible au fini et au limit, cest--dire au subjectif et lobjeotif proprement dits... Mais le degr de lopposition et de la rconciliation dont une poque est capable est chose contingente... Les peuples moins heureux ne peuvent atteindre cette plnitude, car, vivant en un tat de sparation, les hommes sont obligs de porter toute leur attention sur le maintien de lun des termes, savoir de leur propre autonomie (Nohl, Systemfrag- ment, 35o).

    Cest laveu que lunion des opposs est la merci des circonstances, loin de rsulter de lanalyse de lopposition mme. Si violemment quil ait combattu, ce moment, les oppositions rigides de la Rflexion, Hegel, en fait, assumait les prsupposs de celle-ci. Il assurait sans doute que le divin nadvient que l ou le sujet et lobjet sont devenus insparables, mais cette runification des deux termes consistait laisser de ct (belassen) leur diffrence, non la faire se dissoudre (auflsen 88). Quil y ait eu Diffrence, cela tait laiss en arrire et dpass si lon veut , mais non pas contest. On se donnait lunit, mais sans voir que la recherche mme de lunit tait vaine et attestait seulement quon prenait au srieux une situation fausse, quon entendait gagner un jeu dont on ne remarquait pas que les rgles taient truques. Bref, la runification sans critique de la Diffrence donne au dpart tait incapable de supprimer la figure qui tait responsable de lopposition. Celle-ci demeurait donc la forme canonique de tout savoir, de sorte que lunion Dieu tait invitablement prsente comme un non-savoir,

  • La critique du visible 3g

    symbolis par le silence des initis. Tout ce quon dit sur la divinit sous forme de Rflexion est absurde (Nohl, 3i8). Mais on voit mal, lpoque, quel discours pourrait se substituer au discours rflexif et en quoi le Savoir pourrait tre autre chose que connaissance, cest- -dire sparation. Ces textes tombent ainsi sous la critique que Hegel, en 1817, adressera Jacobi. Celui-ci eut en commun avec Kant de mettre fin, non tant au contenu de lancienne Mtaphysique qu son mode de connais-sance . En outre, il ne se contenta pas de critiquer, comme Kant, les formes de connaissance finie , mais il mit en question le Connatre en-soi et pour-soi . Mais il nalla pas plus loin et ne pensa pas quil valait la peine de rviser le statut de la Raison. Il dvalorisa le Connatre , mais sans se demander sil avait t lgitime de faire de lEntendement, comme on lavait fait jusque-l, pour ainsi dire lme du Connatre . Cest dire quil ne comprit pas que son entreprise dbouchait sr la ncessit de renverser compltement la perspective quon prenait sur le logique 39 . La critique anti-positive , de la mme faon, ne mettait jamais en question lhorizon de la Reprsentation : le jeune Hegel reprochait au christianisme de navoir pas accompli lintgration de la vie finie la vie infinie, mais il entendait par fini llment reprsentatif que la conciliation maintiendrait dans sa plnitude. Il prdisait que les opposs suniraient dans la vraie croyance , mais dfinissait celle-ci comme la faon dont ce qui est runi la faon dont une antinomie est unie est prsent dans notre reprsentation (Nohl, 383). Le plus haut point de rconciliation, il le situait dans le bonheur esthtique de la Grce, milieu des extrmes dans la beaut (Nohl, 332) : ctait donner la beaut visible pour seul critre de la vraie religion. Toutes les oppositions se dissolvaient au mme point lumineux, dans llment esthtique o, par dfinition, le sacrifice du sensible nest jamais achev. Excursion interrompue de Dieu parmi nous, lIncarnation faisait figure dchec : elle ne pouvait symboliser une union permanente avec le divin. Cette union, comme il s'agit l d'un individu, est ternellement impossible (Nohl, 34i).

    Il suffit de passer de l lanalyse de la conscience mal-heureuse dans la Phnomnologie pour apercevoir quel retournement a eu lieu. On ne dplore plus alors le passage phmre de Dieu sur terre ni la disproportion entre la fragilit et lindividu et la mission conciliatrice dont U

  • 4-o La patience du Concept

    tait charg. Le mal vient dailleurs : de l'illusion qui portait croire que la rconciliation devait advenir dans le sensible ou, tout au moins, sans que le sensible ft aboli. Or, la prsence sensible, par elle-mme, consacrait au contraire la sparation de lhomme et du divin.

    En ralit, parce que limmuable a revtu une figure sensible, le moment de lau-del non seulement est rest, mais on peut bien dire plutt quil sest raffermi; car, si par la figure de la ralit effective singulire, lImmuable, dune part, parat stre rapproch de la conscience, dautre part, il est dsormais pour elle, en face delle, comme un Un sensible et opaque, avec toute la rigidit dune chose effectivement relle 40.

    Si la Rvlation contribua raffermir le sentiment de lau-del, cest parce quelle fut vcue reprsentative- ment : ses tmoins ne comprenaient pas et mme taient plus loin que jamais de comprendre que Dieu nest rien dautre que le mouvement dont la traduction de lapparatre et de labsence nest que la traduction sensible. Ils contemplaient comme une chose ou dchiffraient comme un texte ce quils auraient d concevoir ; ils recherchaient le sens de lvnement, alors que lvnement appartient dj au sens. Tel est le savoir reprsentatif, prjug moins facile extirper que celui de la positivit : que Dieu soit comme un monarque absolu, il est ais de le contester, que, proche ou lointain, accueillant ou tyran-nique, il ne nous soit prsent que sur le mode de lobjectivit, cette vidence, au contraire, on ne songe gure la suspecter.

    Et cest elle, pourtant, que le christianisme, pour la premire fois, branlait premire religion, une fois quon a appris la concevoir , dissiper les malentendus qui avaient toujours fauss la relation au divin. Non pas une religion positive parmi dautres, mais la proprdeutique une ontologie nouvelle qui fera clater les prsupposs sur la base desquels on condamnait autrefois le christianisme positif. L interprtation du christianisme, Francfort, en faisait un exemple de la rconciliation impossible; la conceptualisation du christianisme, plus tard, met en vidence la vanit de toutes les rconciliations dont avait rv le jeune Hegel. Toutes, Amour, Vie, Beaut, taient aussi reprsentatives que les religions desclavage auxquelles il les opposait; toutes se proposaient de combler r abme entre lhomme et Dieu sans mettre en doute quau dpart celui-l dt tre donn comme un sujet, celui-ci

  • La critique du visible 41

    comme un objet; toutes supposaient donc un Dieu partenaire situ en un lointain que le divin , sil a un sens, devrait avoir dj supprim. Hegel admettait, certes, que la connaissance de Dieu ntait pas la mesure dune vision : La montagne et lil qui la voit sont objet et sujet; mais, entre Dieu et lhomme, entre lsprit et lEsprit, il ny a pas cette faille de lobjectivit (Nohl, 3ia). Mais cest seulement aprs llaboration du concept d Reprsentation que Hegel mettra en garde explicitement contre les mtaphores toujours dfectueuses de la vision : l mme o on nous assure que le regard intellectuel ne fait plus quun avec le Vrai qui lillumine, la faille de lobjectivit demeure bante... Il y a, chez Hegel, les lments dune critique de lassimilation, constante chez les classiques, entre Savoir et Lumire. La Lumire, sans tre vue elle-mme, rend visibles les objets quelle claire... Il en va de mme de lEsprit. Toutefois,

    lEsprit se manifeste lui-mme et, malgr tout ce quil nous donne, il reste toujours lui-mme tandis que la lumire de la nature rend perceptible, non pas elle-mme, mais ce qui nest pas elle, ce qui lui est extrieur; aprs tre sortie delle-mme, comme lEsprit, elle ne rentre pas ensuite, comme lui, en elle-mme et nacquiert pas ainsi cette unit qui consiste rester ce quelle est tout en tant dans ce qui nest pas elle 41,

    Dans la symbolique hglienne des lments, la lumire solaire signifie moins lirruption du cpaivpsvov que lirr-mdiable loignement de ce qui est donn voir. Aussi les mtaphores de la Lumire ne sont-elles jamais innocentes. Toutes enveloppent la structure sujet-objet , en puissance chez les Grecs, explicitement chez les classiques : ainsi, chez Malebranche, un voile dobscurit est dj tendu entre la lumire de lIde et moi, du fait que je laccueille et quelle me modifie 4a. On ne prend pas impunment la vision sensible pour rfrence.

    Ce que Hegel appelle VEsprit ne se manifeste pas la manire dont se manifeste le sensible. Bien plus : cest YErscheinung sensible qui doit tre comprise en fonction de YOffenbarung divine, et non linverse (comme il en a toujours t). Telle est la conviction qui renverse linterprtation du christianisme. Il ny a pas, l'origine, de sujet proche ou distant de Dieu : ce que nous appelons sujet nest que le tmoin qui surgit lorsque le divin, se dployant en tre-pour-lautre , suscite un regard auquel, ensuite, il se drobera. Ainsi, la reprsentation ,

  • 42 La patience du Concept

    conue comme simple pisode du divin, cesse dtre le rfrentiel par rapport auquel celui-ci tait toujours interprt, et le sujet doit reconnatre que, dans le cours de cette histoire dont il se croyait navement spectateur, il nest que le protagoniste ncessaire au divin quand celui-ci simmdiatise et mrite dtre pos, phmrement, comme objet dune reprsentation nomme Dieu . Cest alors le moment du christianisme esthtique , du catholicisme, o Dieu ne sannonce qu travers eine imposante, sinnliche Erscheinung vor Augen 43... En somme, la thologie neut que le tort dterniser ce moment et de figer Dieu en un tre (visible ou non). Or, je ne suis voyant, au contraire, que parce quil appartient Dieu (entendu maintenant comme mouvement de la signification localise quon nommait traditionnellement ainsi) d tre-pour-un-autre . Et le

  • 43 La critique du visible

    le vouloir propre, lesprit de lhomme, moi-mme et, de lautre, la grce de Dieu, le Saint-Esprit 45.

    Le christianisme ne fut donc pas pur jusqu renoncer au point de vue de la subjectivit, non plus, sans doute, la subjectivit bute du judasme, mais toujours une instance insulaire do lhomme croit contempler le Vrai. Mme lorsque cette intriorit se sera dcante, dans le Denken cartsien, lApparatre de lEsprit lui-mme saccomplira encore sous la forme et limage dune prsence : Dans la Pense, le Soi est (prsent) lui-mme, son contenu, ses objets lui sont pour ainsi dire prsents (gegenwrtig)... 46. Cette Pense est la plus haute pointe de lintriorit; mais elle nest pas, elle nest surtout pas encore le dploiement total de F Esprit; elle demeure prise dans laxe dun regard subjectif. Par l sannonce lge de YAufkldrung: Lil de lhomme devint clair, son intelligence sveilla, sa pense travailla et claircit... Dabord, ce principe de la Pense advint encore abstraitement dans luniversalit47. Ainsi, mesure que, dans le cours de lhistoire, lEsprit se rduit un sapparatre-- soi-mme , cette auto-manifestation reste ordonne un spectacle. Il est donc comprhensible que la Religion, voue par essence la Reprsentation, nait pas vit ce que la philosophie elle-mme na su conjurer.

    Restons-en la critique du christianisme. On mesure de combien de degrs elle sest dplace depuis Francfort. La parole de Marx : Nous sommes tous des juifs , la rsume assez bien, cette poque : le christianisme sinscrit dans le prolongement du judasme, religion de la crainte, acceptation dune oppression transcendante. Or, une fois mis en place le concept de Finitude, il semble que le judasme nen soit plus que le moindre pige. Nous sommes tous des Grecs : telle est la tare plus profonde dont le christianisme, comme la Mtaphysique classique, a hrit. Bien sr, les Grecs ne slevrent que jusqu lIde et la pense chrtienne sut reprsenter ce qutait lEsprit, mais une approximation prs : en interprtant VOffen- barung comme rvlation de quelque chose, elle continuait limiter lApparatre au cpaivecSai et ignorer que celui-ci nest est quun pisode. La conscience chrtienne peut bien renoncer au sensible ; elle ne se dlivre pas des habitudes contractes dans la vie perceptive. Elle est donc exemplaire de la pense finie. Car la Finitude ne renvoie pas tant lopposition abstraite de la partie au tout, du

  • 44 La patience du Concept

    fini linfini quau parti pris dunilatralit prsuppos par cette opposition et qu limpossibilit (qui en est le plus sr symptme) dabandonner le rglage phnomnologique. Partout o le Savoir ne peut tre dcrit qu partir dun face face avec lAutre, chaque fois quon omet de se demander si cette diffrence initiale est constitutive ou momentane, il y a Finitude, Savoir entach de subjectivit. Partout aussi o je ne peux poser de contenu sans le rattacher spontanment au droulement dune vie subjective, cest--dire le placer dans le temps. Le chrtien, par exemple, est moins coupable dtre hant par le pass comme on le lui reprochait dans LEsprit du christianisme que, plus gnralement, de ne vivre sa foi que sous forme temporelle.

    Sa propre rconciliation entre comme quelque chose de lointain dans sa conscience, comme quelque chose de lointain dans F avenir, de mme que la rconciliation que lautre Soi accomplissait se manifeste comme quelque chose de lointain dans le pass 48.

    Pass, avenir, de quel droit donner crdit ces vcus? Quelle que soit linterprtation, potique ou savante, quon greffera sur eux, de quel droit supposer quils dsignent quelque chose dont la conscience nave aurait t pour le moins lanticipation? La conscience ne nous renseigne sur rien ; son mode de prsentation mme sil a une place et une vrit dans le mouvement du Savoir naiguille par lui-mme vers aucune vrit; une vise de conscience est dmystifier, non clarifier. Mais limportant est que le privilge quon accorde demble cette figure unilatrale remonte bien plus haut qu lavnement de la subjectivit proprement dite et des philosophies du Sujet : la restriction sournoise de la prsence la prsence de type sensible. Cest sous cette forme que la Finitude a travers souterrainement . toute la mtaphysique. On commence alors entrevoir ce qui, pour Hegel, condamne la connaissance reprsentative ou finie qui fut assimile abusivement au Savoir : son intuitionnisme, le fait que le Savoir y relayait le percevoir et que le regard demeurait lopration de rfrence. On entrevoit aussi ce quest le Savoir hglien pour toute pense dorigine phnomnologique (au sens moderne) : un terrorisme.

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    ni

    Sur un point, au moins, linterprtation hglienne de la pense grecque rencontre celle de Heidegger : la coupure traditionnelle entre evai et

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    conscience nave, inconsciente den tre le foyer... Jusque- l, laccusation danachronisme semble on ne peut plus fonde. Reste savoir si Heidegger nen tire pas des consquences disproportionnes. Relevons-en un indice. On croirait souvent, en lisant larticle des Holzwege, que la reconnaissance de la subjectivit en sa souverainet est le point o convergent toutes les lignes de la Geschichte der Philosophie, et il semble que Hegel, assez modestement en fin de compte, nait fait que parcourir le reste du chemin sur lequel Descartes stait arrt.

    Peut-tre que cette circonspection (de lapparatre du savoir apparaissant) galement, pense plus essentiellement que Hegel ne pouvait la penser, nest-elle que le souvenir de Y esse de Yons certum de lego cogito, et cela dans la forme de son largissement la ralit du Savoir absolu 53.

    Sil en est ainsi, il est ais de situer la critique que fait Hegel du palvecrSai et mme de toutes les formes de la Reprsentation : on y verra lun des effets de la survivance de la Mtaphysique classique, une condamnation prononce une fois de plus contre le sensible par une subjectivit pure. Mais est-il sr quil en soit ainsi? La certitude de soi du Savoir, son mode de prsence lui-mme demeurent-ils, chez Hegel, de style aussi obstinment cartsien? Il faut bien reconnatre que ces questions peuvent paratre tout fait vaines, tant Heidegger nous a japris comprendre le Savoir absolu comme un des derniers traves-tissements et le plus majestueux du subjectum qui sexplicitait dans lego cogito. Sous cet clairage, la prsence tenace du subjectum, si malaisment dracinable, assure, on le sait, lappartenance la Mtaphysique des penseurs qui croyaient y mettre un terme (Hegel) ou mme rompre avec elle (Nietzsche). Et ce fil conducteur est prcieux pour qui entend continuer visiter le pays de la Mtaphysique ou ce quil est devenu, une fois que les philosophes ont cess de se dire mtaphysiciens. Mais, si lon prfre poser au dpart que les significations, dun penseur lautre, sont en droit homonymes, si lon est attentif au moins pour voir... la volont, explicite chez Hegel, de navoir pas clore la Mtaphysique ni achever son parcours, si lon se refuse admettre comme allant de soi que la mme Subjectivit se dploie de la seconde Mditation la Logique du concept, on saperoit alors que linterprtation de Heidegger nest lumineuse quau prix de

  • La critique du visible 47

    beaucoup dombre. On ne comprend plus trs bien, en lisant Heidegger, pourquoi la Phnomnologie est une Phnomnologie de lEsprit et non de la conscience ni pourquoi Hegel, aprs tout, sacharne dtruire la notion de Sujet , au sens que lui donnrent les philosophies quil appelle rflexives . Descartes, crit Hegel, eut le mrite de commencer par la Pense, il est vrai dans la forme de lEntendement dtermin et clair 64 : cette rserve nest-elle que secondaire? Bref, ne sagit-il entre Hegel et les philosophies du Sujet que dune querelle de famille? Heidegger nous lassure. Et, ds lors, le jugement que porte Hegel sur la pense grecque est aisment dchiffrable : les Grecs auraient t victimes de lloignement o ils taient du Cogito. Cest dans la mesure o Descartes est au centre de lexplicitation hglienne de la philosophie quil y a, pour Hegel, une navet grecque. Cette thse est fermement nonce dans la confrence Hegel et les Grecs. Pour la premire fois, dit Heidegger, le Descartes hglien pose le sujet et lobjet explicitement comme tels et, par rapport cette instauration, tout le pass, pour Hegel, ne fut quune longue mconnaissance.

    La relation sujet-objet apparat en pleine lumire comme opposition, comme anti-tlise. En revanche, toute philosophie avant Descartes se limite une pure reprsentation de lobjectif. Mme lme et lesprit sont reprsents sur le mode de lobjet, quoi quils ne le soient pas comme tels. En consquence, selon Hegel, mme ici cest dj le sujet pensant qui est partout luvre, mais il nest pas encore compris en tant que sujet, comme ce qui fonde toute objectivit 56.

    Dun ct donc, les pense explicites de la Subjectivit : Descartes avec lequel nous pouvons crier Terre ! et Hegel. De lautre ct, une pense qui ntait pas en mesure de thmatiser le sujet et lobjet en tant que tels. Si lon dcide de sen tenir ce seul partage, il semble tout fait secondaire que Hegel ait situ Descartes, envers et contre tout, dans lge de la Reprsentation . Au

    { oint quon se demande parfois en quoi Hegel, principiel- ement, apportait quelque chose de neuf par rapport la dcouverte cartsienne, sil ntait pas simplement le consolidateur de cette fondation. Tout serait jou avec les Mditations : dsormais, la philosophie moderne habite au pays de la conscience de soi 6# . Ce nest pas le plein midi, mais voici enfin le jour et cest lessentiel.

    Ou plutt ce serait lessentiel, si la conscience de soi

  • 48 La patience du Concept

    ne demeurait pour Hegel une instance de la Finitude, draciner. Limage de la monte du jour, si elle rend bien compte du mouvement final de YHistoite de la philosophie de Hegel, ne suffit donc pas exprimer la complexit du rapport de Hegel Descartes. Il faut aussi comprendre que Hegel ne donne au cartsianisme une place dlection que parmi les autres philosophies. Il faut, plutt, tenir compte de deux axes de lecture qui pourraient bien tre on y reviendra les deux dimensions du texte hglien. Doctrinalement, il est incontestable que Hegel accomplit Descartes : limage du soleil levant, puis son znith, simpose alors irrsistiblement, et lide de la continuit lemporte. Mais, diseursivement, Descartes se trouvait aussi loign quun autre de pressentir le hglianisme comme machine de langage. Quon excuse la comparaison que nous risquons ici (on nen trouve pas, pour linstant, de moins maladroite comme substitut des concepts quon voudrait essayer dbaucher, sinon dlaborer, par la suite) : dun certain ct, on pourrait dcrire le passage de Flaubert au Nouveau Roman en lui donnant lallure continue dune gense; dun autre ct, le Nouveau Roman repousse Flaubert bien loin de lui, sur le mme plan que Balzac, comme un reprsentatif par rapport lui. En philosophie comme en littrature, il est ais de reprer des prdcesseurs (et dcrire lhistoire du roman ou de ltre ou de la conscience occidentale, toutes ces Histoires-de que Y Histoire de la folie de Michel Foucault a ironiquement interrompues) quand on sen tient des lignes de force thmatiques ou rhtoriques: il nen manque jamais et, du reste, ces concepts-l sont, dj, peut-tre insparables dune continuit quils ont fonction de prserver. Il est bien plus malais de dsigner des prdcesseurs , si lon sen tint strictement la conception que se fait un auteur du mode de dire quil a choisi. Descartes, prdcesseur de Hegel, annonce en clair la Subjectivit : comment ne pas laccorder Heidegger? Mais Descartes, reprsentatif , ne profre que reprs entativement cette vrit. Cest dj, tant quon voudra, le soleil (thmatique) de la Subjectivit; mais cest toujours, aussi, la nuit (discursive) de la Reprsentation : cela, les heideggriens le passent sous silence. Qui sait? Sils y prtaient attention, Hegel finirait par leur paratre moins rapidement situable, moins soudainement dogmatique , plus dconcertant. Car il nest plus vident, alors, que le Savoir cartsien soit, pour Hegel, le modle de lApparatre--soi de lEsprit,

  • La critique du visible 4

    celui-l mme que les Grecs avaient ignor; il nest plus vident que Hegel mesure la navet grecque la seule toise du Cogit. Certes, il confronte les Grecs ce quils navaient pas encore pressenti et ce langage, il est vrai, nous met en dfiance : il annonce trop de savoureux anachronismes (le vieux matrialisme du xvme sicle, si excusable de ntre pas encore dialectique). Toutefois, quelle est la porte de ce pas encore, en loccurrence? Hegel crit :

    (Chez les Grecs), lindividualit spirituelle nest pas encore pour soi, comme subjectivit abstraite... Mais il poursuit : le principe du spirituel (y) obtient le premier rang et ltre naturel ne vaut plus pour soi dans ses formations existantes; il nest plus que lexpression de lEsprit transparaissant, rduit ntre que le moyen et le mode dexistence de lEsprit. Mais lEsprit na pas encore soi-mme comme medium pour se reprsenter en soi-mme, et pour fonder l-dessus son monde B7,

    La question est la suivante : ce texte nous autorise-t-il conclure que leffacement du support naturel suffira rendre lEsprit prsent soi en toute sa puret et laisser se dgager la vrit de la prsence? Hegel parat souvent suggrer cela, quand il parle de la Grce : en insistant sur la distance qui sparait les Grecs de la subjectivit infinie, il semble voir en celle-ci lapoge de lEsprit. Mais si le lecteur en reste cette impression, il mconnat quil! en faudra encore beaucoup plus pour que lEsprit accde sa vrit. Pour sen convaincre, mieux vaut se reporter lun des textes qui favorisent cette interprtation htive.

    Lesprit grec, en tant quil est milieu, part de la nature et la retourne en un tre-pos de soi-mme partir de soi; la spiritualit nest donc pas encore absolument libre ni totalement accomplie partir delle-mme; son impulsion ne lui vient pas delle-mme... Lactivit de lEsprit na pas encore ici en soi-mme la matire et lorgane de la manifestation, mais elle a besoin de limpulsion naturelle et de ltoffe naturelle; elle nest pas une spiritualit libre qui se dterminerait elle-mme, mais une naturalit labore en spiritualit, lindividualit spirituelle B8.

    Hegel, en dcrivant lincompltude de lesprit grec, le rfre-t-il ici lEsprit intgralement accompli? Le seul mot Organ doit en faire douter : partout o il y a ncessit dun Organ , dun instrument de prsentation, persiste une scission non critique. Ainsi, dans le texte

  • 5o La patience du Concept

    de la Philosophie de la religion que nous citions plus haut : La Reprsentation comprend cette proposition comme si le Christ ntait que Y organe de cette manifestation... le Fils nest pas le simple organe de la Rvlation, mais il en est le contenu. La conscience de soi nest encore quun mode de prsentation et lune des tches les plus difficiles du hglianisme est justement dlaborer un concept de prsence qui soit libr de toute rfrence une prsentation . Que lEsprit sapparaisse sur le mode de la conscience de soi et non travers une pierre sculpte, cest donc sans doute le signe de sa maturation, non de sa maturit. Que la Pense ne soit plus enfouie dans la Substance et soit devenue elle-mme son point de dpart, cest sans doute un progrs, mais un progrs lintrieur de la Reprsentation. Il ny a den-soi, dsormais, que dans la dimension du Pour-soi : la prsence de lEsprit sest donc purifie, mais son mode de prsence spcifique nest pas clairci.

    La manifestabilit que cette substance a dans cette conscience est en fait occultation, parce que la Substance est encore ltre priv du Soi et que cest seulement la certitude de soi-mme qui est manifeste soi (und offenbar ist sich nur die Gewissheit seiner selbst) Lesprit en tant que Moi est Essence, mais, comme la ralit dans la sphre de lEssence est pose la fois comme tant immdiate et comme idelle, lEsprit, en tant quil est la Conscience, nest que le phnomne de lEsprit (nur das Erscheinen des Geis- tes) 60.

    Cet Erscheinen (Apparatre de lEsprit sur le mode de la conscience de soi) est moins trompeur que le Durchscheinen (Apparatre sur le mode de la contemplation esthtique), mais cest une figure toujours insatisfaisante : nur Erscheinen. Nous demandions tout lheure quelle tait la porte exacte du pas encore hglien appliqu la Grce. Reconnaissons que ce pas encore est un mme pas encore: lEsprit nest mme pas encore parvenu lge phnomnologique, lequel, pourtant, mrite autant que lge esthtique de figurer dans cette gense pathologique du Savoir quest la Phnomnologie. On distinguera donc deux chelles dapprciation : du point de vue du dvelop-pement de lEsprit, du point de vue de lavnement du Savoir. De ce dernier point de vue, Descartes fut un prcurseur aussi naf que les Grecs, mme sil le fut autrement. Car la suprmatie du sujet cartsien, cest aussi celle de la Reprsentation, la rduction pour ainsi dire officielle de

  • La critique du visible 5i

    T Apparatre (Offenbarung) au phnomne (Erscheinen) et, partant, la mconnaissance du fait que celui-ci nest que la mutilation de celui-l. Cest ce moment que la critique de la Grce prend son vritable sens : cette confusion entre Offenbaren et Erscheinen, les Grecs lavaient dj commise. Bien quen Grce, la notion de Sujet nait pas t bauche ou peine, le fait que la visibilit soit le modle de tout Apparatre prfigure ce qui, plus tard, fera du Sujet une fois labor une notion reprsentative. Cest pourquoi le jugement de Hegel sur les Grecs, mme sil est formul dans le langage du Sujet et de lObjet, nest pas seulement ni surtout anachronique. Il y aurait seulement anachronisme si Hegel avait regrett ou, plus simplement, constat puisque nul ne peut sauter hors de son temps que les Grecs, dcidment, navaient pas mis le pied sur la terre natale de la philosophie . Or, il remarque seulement que, dans cette pense pr-subjective , lApparatre tait dj conu la ressemblance de la prsence telle quelle est donne dans la vision. Avant mme quait t effectu le partage de la Pense et de ltre, la souverainet du Gegenwart et du Gegenstand tait lavance reconnue. Mme si les Grecs sont ainsi mesurs la pense moderne centre sur le Sujet, ils ne sont pas dcrits comme des pr-cartsiens balbutiants, et labsence (ou la quasi-absence) de la conscience de soi est loin de suffire caractriser la Grce hglienne. Il faut plutt y voir le moment o la structure de la Reprsentation est dj en place, pralable au dcoupage Sujet-Objet, premire assise du socle phnomnologique sur lequel reposait toute la philosophie jusqu la Logik. Bref, lge prsubj