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LA PERSONNALITÉ DE BASE

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LA P E R S O N N A L I T É D E B A S E

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LA PERSONNALITÉ

DE BASE

p a r

M I K E L D U F R E N N E

Professeur à l'Université de Paris-Nanterre

P R E S S E S U N I V E R S I T A I R E S D E F R A N C E

108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS 1972

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Nous nous sommes assigné, dans la poursuite de cet ouvrage, un objectif très limité : nous avons voulu mettre le lecteur ou l'étudiant français au courant de certains travaux de sociologie américaine qui présentent entre eux un air de ressemblance et sont parfois groupés sous les rubriques : anthropologie culturelle, ou : étude des relations entre culture et personnalité. Nous avons centré notre exposé autour d'une doctrine particulière, et qui nous semble caractéristique, la théorie de la personnalité de base formulée par Kardiner, que nous exposons dans la seconde partie et discutons dans la troisième. Dans la première partie, nous avons ouvert la perspective : nous évoquons des travaux animés par une inspiration voisine, et nous tentons de formuler l'appareil conceptuel qu'ils mettent en jeu.

Nous ne nous sommes interdit ni de systématiser ni de juger, mais seulement pour le bénéfice d'un exposé que nous souhai- terions précis et clair. Et nous ne prétendons nullement légiférer pour autant ; nous savons assez que les investigations scienti- fiques n'attendent pas la réflexion épistémologique. Au surplus, nous ne nous excusons pas d'être d'abord, et par métier, philo- sophe ; nous regrettons seulement de ne pas l'être mieux ; car nous pensons que la réflexion philosophique, au moins en ceux qui sont capables de la bien conduire, n'est inutile à aucune entreprise, et, pour ce qui concerne notre propos, que l'anthro- pologie scientifique n'a pas à chercher le brevet de positivité, qu'elle est en effet en droit de revendiquer, dans l'ignorance ou le désaveu de la philosophie.

Nous tenons à préciser que nous avons limité notre exposé aux travaux américains, et d'une certaine école. S'il nous arrive de citer des auteurs français, c'est simplement pour fixer les idées par quelque rapprochement, ou parce que nous rencontrons

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un thème qui n 'a pas trouvé d'expression aux Etats-Unis. On ne s 'étonnera donc pas que nous passions sous silence des œuvres françaises importantes, plus importantes parfois que les œuvres américaines que nous invoquons. Le choix que nous avons fait d 'une école américaine n'implique de notre par t aucun préjugé ; simplement, l 'abondance de la l i t térature sociologique améri- caine la recommande à l 'at tention, et nous avons cru utile d'en faire connaître ce qui nous en semble une partie intéressante. Mais il ne serait pas difficile de montrer que bien des thèmes que nous exposons ont trouvé une première expression dans les t r avaux français, et d 'abord chez Comte, dont on n 'a pas fini d'explorer les richesses.

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Les travaux de Kardiner appartiennent à ce qu'on appelle aujourd'hui l'anthropologie culturelle, une science qui étudie la culture propre à une société donnée en orientant le plus souvent l'examen sur le comportement des membres de la société qui ont été formés par cette culture et qui l'incarnent. Un des mérites de cette discipline est d'appeler à s'ordonner et à coo- pérer les diverses disciplines entre lesquelles les sciences de l'homme se trouvent divisées parfois au-delà de ce que requiert une saine division du travail scientifique. Le terme même d'an- thropologie dont on souhaiterait qu'il servît d'étiquette à cette science de l'homme est invoqué pour patronner un effort de synthèse. Krœber, dont l'Anthropologie constitue aux Etats- Unis un manuel classique (1), en propose comme définition préalable : « La science des groupes d'hommes, de leurs compor- tements et de leurs productions », puis ajoute : « Si l'anthro- pologie ne s'occupe pas en premier chef de l'homme comme animal ou comme être social ayant une histoire..., se pourrait-il que son sujet propre soit l'inter-relation de ce qui dans l'homme est biologique et de ce qui est social et historique ? La réponse est oui » (2). Linton, le principal collaborateur de Kardiner, adopte une définition analogue : « L'anthropologie est la science de l'homme et de ses œuvres » (3).

L'anthropologie culturelle proprement dite, qu'il faut distin- guer de l'anthropologie physique, et qui est « la science des œuvres de l'homme » par opposé à la « science de l'homme (4) »,

(1) 1 éd., 1923 ; 2e, 1948, New York. (2) Ibid., p. 2. (3) Scope and Aims of Anthropology, in The Science of Man in the War

Crisis, p. 4. (4) Peut-être n'y a-t-il pas lieu de réduire la science de l'homme comme

telle à l'anthropologie physique et faudrait-il y joindre la biologie humaine qui, sous des impulsions diverses, tend de plus en plus à se séparer de la biologie générale, et la psychologie. De plus en plus d'ailleurs l'étude des races, qui se limitait à l'inventaire des caractères apparents, cède du terrain à la somatologie qui étudie des points beaucoup plus précis du comporte- ment physiologique de l'individu, mais qui du même coup doit conjuguer ses

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porte dans son objet la même exigence d'unité. Qu'est-ce, en effet, que la culture ? Toute société, quelles que soient ses dimen- sions et quelle que soit sa situation historique, présente une certaine culture dont la singularité se manifeste dans les insti- tutions : par exemple dans les croyances ou les idées religieuses, dans l'état et l'enseignement des connaissances positives ou des techniques, dans les pratiques juridiques, dans les règles qui président à la constitution et à la vie de la famille, etc. Point de société sans culture ; il semble que la vie en société soit immé- diatement génératrice de ses normes et de ses usages dont l'ensemble constitue la culture. Partout où l'on observe ce fait social élémentaire : l'agglomération d'individus qui vivent ensemble et se sentent en quelque façon solidaires, on observe certaines institutions caractéristiques du groupement et qui varient parfois considérablement d'un groupement à l'autre. Or, la définition que Linton donne de la culture en appelle aussitôt à une collaboration de la psychologie et de la sociologie : « La culture est la configuration générale des comportements appris, et de leurs résultats, dont les éléments sont adoptés et transmis par les membres d'une société donnée » (1) ; cette définition développe la formule qu'il donnait en 1936 dans The Study of Man : « La culture c'est l'hérédité sociale » (2). Cette définition, dont nous développerons plus tard le commen- taire, fait appel en effet aux individus comme membres du groupe. Linton n'oublie jamais que si chaque culture est le fait d'une société, la société est en dernière analyse un groupement d'individus. L'idée est déjà présente dans The Study of Man : l'individu est le porteur de la culture, elle s'accomplit en lui et se transmet par lui ; par lui elle se transforme : « La société comme telle est incapable de pensées et d'inventions » (3). Et « pas d'inventions sans inventeurs » (4). Il n'y a de culture que par la participation de l'individu, active lorsqu'il y introduit les changements, passive lorsqu'il se contente de jouer le rôle que la société lui assigne selon la place qu'il occupe dans la structure sociale. Et Kardiner répétera après Linton : « L'in- dividu est à la fois le créateur, le porteur et la créature de toute

efforts avec ceux de la géographie, de la sociologie et de la psychosomatique : on rejoint par ce détour l'idée assez évidente qu'il est vain d'étudier l'homme comme mammifère ou comme anthropoïde sans l'étudier dans son compor- tement et son psychisme.

(1) Cultural Background of Personality, p. 21. (2) The Study of Man, p. 78. (3) Ibid., p. 307. (4) Ibid., p. x.

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institution » (1). L'accent est donc mis sur l'individu sans que par ailleurs la réalité du social soit pour autant mise en ques- tion. Et du même coup l'attention se porte sur les rapports de l'individu et de la culture ; et plus précisément sur le problème de savoir comment l'individu assume sa participation à la cul- ture, comment il l'adopte, parfois la refuse, et parfois la trans- forme. Ce problème suscite, à l'intérieur de l'anthropologie américaine, une discipline qui s'est taillé une place prépondé- rante sous la rubrique : « Culture et personnalité. » Son effort atteste la nécessité, pressentie dès les premières œuvres de Lin- ton, d'une coopération entre les diverses sciences humaines.

Kardiner retient la leçon de Linton en même temps que celle du fonctionnalisme. Il conjugue deux approches sur la culture. La première procède de ce principe que chaque culture est un tout et qu'à l'intérieur de la culture chaque institution doit être comprise dans son rapport avec l'ensemble dont elle est comme une fonction. La seconde éclaire la fonction par le fonc- tionnement. Elle procède de l'idée que la culture est en relation avec la personnalité des membres de la société. Kardiner sys- tématise cette idée en introduisant la notion de personnalité de base, c'est-à-dire d'une assise psychologique commune à tous les membres du groupe, sur laquelle se greffent les traits individuels, et qu'on peut décrire en faisant abstraction de ces traits. Alors que les travaux sur « Culture et personnalité » mettent en général l'accent presque exclusivement sur l'in- fluence que la culture exerce sur la personnalité, c'est-à-dire sur la socialisation de l'individu, Kardiner décèle une relation réci- proque : si la personnalité subit l'influence de la culture, inver- sement la culture est à l'image de la personnalité. Cette réci- procité suggère une distinction entre les institutions selon le rapport qu'elles ont avec la personnalité, c'est-à-dire selon qu'on peut les considérer comme agissantes, c'est-à-dire pri- maires, ou comme agies, c'est-à-dire secondaires : les institu- tions entrent en relations les unes avec les autres par le tru- chement de la personnalité de base qui est en quelque sorte leur commun dénominateur ; telle institution secondaire est liée à telle institution primaire parce qu'elle manifeste la réaction de la personnalité de base à la causalité exercée par cette institu- tion primaire. Pour saisir ces relations il faut considérer la cul- ture dans son fonctionnement, c'est-à-dire en tant qu'elle est vécue par les membres du groupe en qui elle détermine une

(1) The Individual and his Society, p. 9.

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personnalité qui à son tour la détermine. La culture est un tout parce qu'elle peut être référée dans sa totalité à la personnalité de base qui elle-même la vit comme totalité.

Mais avant d'exposer la théorie de Kardiner et pour en mieux préciser l'originalité et la fécondité, il convient d'évoquer le mouvement de pensée à l ' intérieur duquel aux Etats-Unis elle s'est affirmée. Kardiner lui-même nous y autorise car il recon- naît que la notion de personnalité de base était dans l'air aux environs de 1935 lorsque son élaboration fut entreprise dans son séminaire de l 'Université de Columbia ; et il lui arrive de citer des auteurs auxquels il se mesure parce qu'il se sent tout proche d'eux. Ce ne sera donc pas lui faire tor t que d'ouvrir d 'abord notre perspective.

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L I V R E P R E M I E R

POUR SITUER LA THÉORIE

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CHAPITRE PREMIER

L E D É B A T D E L A P S Y C H O L O G I E

E T D E L A S O C I O L O G I E

Au premier regard ce qui suscite l'intérêt dans les multiples travaux entrepris aux Etats-Unis autour du thème : culture et personnalité, c'est la collaboration qu'il institue entre les diverses sciences de l'homme, et particulièrement l'heureuse solution qu'il apporte au problème des rapports entre psychologie et sociologie. « Culture et personnalité », comme dit Dollard, ce n'est là qu'un nouveau nom sur un vieux problème : psycholo- gique et social ; « on a l'air vieux jeu quand on se dit intéressé par le problème des rapports entre sociologie et psychologie... mais on parle encore de psychologie quand on dit personnalité et on se réfère déjà aux vues de la sociologie et de l'ethnologie quand on parle de culture » (1). C'est donc à ce problème que nous allons d'abord ordonner notre réflexion sur les sciences de l'homme aux Etats-Unis et sur leur unité.

Pour le dire en un mot, un rapprochement véritable de la psychologie et de la sociologie ne peut s'opérer et ne s'opère en fait qu'à l'intérieur de deux disciplines particulières, la psycho- logie sociale et la sociologie psychologique (qui est le nom que nous proposons pour ce qu'on appelle le plus souvent l'anthro- pologie culturelle) à laquelle se rattache l'entreprise de Kardi- ner. Ces disciplines, il faut les distinguer de la psychologie et de la sociologie objectives : mais non point pour les opposer à ces dernières, bien plutôt, comme on le verra, pour les appeler à collaborer.

Mais toute science n'est-elle pas objective ? Et n'est-il pas hasardeux de critiquer la prétention d'une science à l'objecti- vité ? Dans la mesure où objectif signifie simplement impartial, toute critique serait absurde. Absurde encore, autant qu'ob-

(1) Criteria or the Life Histories, p. 274.

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jectif signifie, comme dans l'acception courante, clair, précis, rigoureux. Mais l'objectivité peut désigner aussi, indépendam- ment des qualités de l'esprit ou du discours scientifiques, un certain parti pris philosophique : être objectif, c'est traiter l'objet comme objet de la façon que le traitent les sciences de la nature. La volonté d'objectivité équivaut alors à ce que Comte nomme matérialisme : elle induit à abstraire de l'objet tout ce qui en lui serait incompatible avec les présupposés et les méthodes des sciences physiques, abstraction dont précisé- ment le contexte social de l'individu en psychologie d'une part, le caractère humain de la culture et le caractère vécu du social en sociologie d'autre part sont les premières victimes. Cepen- dant, même prise en ce sens plus étroit et plus dogmatique, il est périlleux de contester le droit des sciences humaines à l'objec- tivité ; car il n'est pas douteux que cela revienne à leur contester la possibilité d'être des sciences au sens le plus strict, ou du moins, nous comme verrons, à introduire en elles un élément qui n'est pas proprement scientifique, qui relève de la sympathie en un sens large plutôt que de l'analyse. Mais il nous semble que ces sciences peuvent, sans se renoncer, admettre parmi elles des disciplines dociles à une évidence qui s'impose autant à la pratique de la science qu'à la réflexion du philosophe : c'est que l'homme n'est pas un objet comme les autres, du seul fait qu'il est à la fois le sujet et l'objet de sa connaissance ; il ne peut entièrement s'atteindre s'il se livre sur lui-même à une abstrac- tion, car en se réduisant pour se connaître à être une chose, il renie le sens qui l'habite et le fait être.

Si prégnante est cette évidence que la dualité, sur laquelle nous reviendrons maintes fois, d'une psychologie objective, dont la psychologie américaine du learning est le modèle, et d'une psychologie compréhensive, dont la psychanalyse donne le meilleur exemple, nous paraît devoir, sinon se résorber, du moins s'infléchir dans le primat de la seconde (1). La psychologie qui fait prévaloir l'analyse sur la synthèse et cherche le simple dans l'élémentaire risque toujours de manquer son objet. Les concepts auxquels elle recourt peuvent avoir une valeur opératoire, mais l'objet qu'ils définissent et aident à explorer n'est plus celui même que se propose initialement la psychologie, c'est un objet nouveau, créé par la technique même de l'expérimentation, et

(1) M. LAGACHE a bien montré qu'entre « la psychologie expérimentale » et « la psychologie clinique » il y a « une convergence remarquable » et que « leur conflit est un moment dépassé de l'histoire de la psychologie » (L'unité de la psychologie, p. 57).

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qui, à la différence de l'objet créé par les techniques des sciences de la nature, est proprement artificiel et ne permet pas de rejoindre aisément le réel humain. Aussi la psychologie objec- tive, en fait, tend-elle de plus en plus à se faire compréhensive, comme on le verra au passage. En tout cas, c'est la même chose pour la psychologie d'être abstraite et de se séparer de la socio- logie : en coupant l'homme réel de l'environnement réel, on le coupe du social qui est un aspect de cet environnement : aussi est-ce principalement la psychologie compréhensive qui a amorcé le rapprochement avec la sociologie.

Mais c'est la sociologie surtout que nous avons à considérer. Et parce que son objet n'est plus l'individu, il ne saurait être question de récuser sa prétention à l'objectivité, même si cette prétention aboutit à une rupture avec la psychologie. Objective est en effet la sociologie qui, selon la formule célèbre, décide de traiter les faits sociaux comme des choses (1) ; pour donner au social toute son extériorité, sa consistance et son indépendance, elle recherche les aspects du social les plus « gros » : le morpho- logique, le statistique, le juridique, ou encore les représentations collectives, à l'égard de quoi l'individu n'est qu'un élément numérique ou la proie inconsciente d'une causalité toute-puis- sante. Du même coup, elle ampute le social de son sens vécu ; elle le déshumanise en se plaçant systématiquement pour le considérer à une échelle qui n'est pas celle de l'individu et où l'individu n'est plus qu'un échantillon. Elle peut alors expliquer le social par le social, et non par le psychologique ; et s'il lui arrive d'invoquer une causalité qui n'est point dans l'ordre social, elle remonte plus volontiers du social au géographique et au physique qu'elle ne descend du social à l'humain : en quoi elle tend au matérialisme, mais à un matérialisme qui n'exclut pas un « hyperspiritualisme ». C'est à ce prix en tout cas qu'une mathé- matisation est possible ; on le voit dans les diverses branches de la sociologie pour lesquelles la statistique est la méthode fon- damentale et la seule qui confère un brevet de positivité, comme la démographie, la morphologie, l'étude de l'opinion ; comme si les mouvements des prix, des idées et des peuples étaient des mouvements browniens seulement justiciables de la loi des

(1) Si nous devions nous référer précisément à Durkheim, il conviendrait d'observer qu'après avoir requis de considérer les phénomènes sociaux « du dehors, comme des choses extérieures, car c'est en cette qualité qu'ils appa- raissent », DURKHEIM ajoute : « Si cette extériorité n'est qu'apparente, l'illu- sion se dissipera à mesure que la science avancera » (Règles, p. 28). Mais il va sans dire que nous définissons ici une tendance, non une doctrine déter- minée.

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grands nombres, et comme s'il n'y avait pas des initiatives et des décisions humaines à leur origine.

Mais on ne peut dire pour autant qu'en définissant ainsi son domaine, de façon à le préparer à un traitement scientifique, la sociologie objective hypostasie une abstraction. Il y a bien une réalité du social qui justifie la sociologie objective ; mais cette réalité n'est point telle que toute la sociologie ait à se définir hors ou contre la psychologie. D'abord il y a bien une réalité du groupe social, dont témoigne le caractère collectif du social, mais qui s'enracine dans l'individu. Ce thème s'est proposé à la réflexion des sociologues américains inspirés par G. H. Mead, et particulièrement de Linton. Linton tient ferme ces deux idées, d'une part que « l'individu est au fond de tout phénomène social et culturel » (1), qu'il n'y a point de société ni de culture sans des individus qui inventent et qui imitent, et qu'il appar- tient à la psychologie d'en rendre compte ; d'autre part que, une fois l'homme socialisé (« comment il s'est socialisé doit rester une énigme »), la société acquiert une réalité propre : elle devient une réalité vivante qui dure au-delà de l'individu et à laquelle l'individu doit s'adapter. L'analyse des « systèmes sociaux » poursuivie dans The Study of Man le montre bien : l'aménage- ment des statuts et des rôles entre lesquels se répartissent les individus existe indépendamment d'eux, et leur impose un cer- tain comportement selon la place qu'ils occupent dans le sys- tème, et qui leur est assignée par le système lui-même, au moins dans les sociétés peu mobiles où les statuts assignés (ascribed) ont plus d'importance que les statuts conquis (achie- ved) qui s'obtiennent par la compétition (2). Et ce qui est vrai du statut social est vrai aussi de l'institution culturelle : la société agit sur l'individu (ce qui répond à son caractère contraignant) soit en lui imposant une causalité, soit en lui proposant une norme. Certes dans les deux cas l'individu justifie lui-même cette réalité du social en l'assumant : en se rendant sensible à son influence, en se faisant en quelque façon lui-même social ; l'action du social sur lui passe par son initiative ou son consen- tement, ou suit au moins les lignes de sa nature propre ; le compor-

(1) Cultural Background..., p. 4. De même K. YUNG : « L'individu est à la fois le porteur et le créateur de la culture » (Social Psychology, p. 76).

(2) Study of Man, p. 130. Cette distinction, qui évoque l'opposition que fait Hegel entre le monde prosaïque et le monde héroïque, tient une grande place dans la pensée des sociologues américains, non seulement parce qu'elle permet d'opposer la stabilité des sociétés primitives à l'instabilité des sociétés modernes, mais pour les conséquences de cette instabilité : elle est requise par la démocratie, mais elle ruine la « sécurité émotionnelle ».

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tement socialisé est encore un comportement individuel, et les dispositions personnelles de l'individu se révèlent le plus souvent par les accrocs qu'il fait aux schèmes culturels (1). Mais en retour, ce comportement individuel peut encore avoir une signi- fication sociale. Linton en effet, après avoir distingué ce qu'il appelle la Real Culture qui est l'ensemble des comportements réels et observables des individus concrets et le Culture Construct qui est le comportement moyen, obtenu par une généralisa- tion, autour duquel les comportements individuels brodent des variantes, observe que la multiplicité des comportements sin- guliers, variant dans des limites déterminées selon les normes sociales, produit sur l'individu qui est exposé à son action un effet global, en sorte que tout se passe comme si c'était le compor- tement « construit » qui agissait sur la personnalité : cette abstraction définit bien le milieu culturel d'où l'individu dérive le plus gros de son expérience. On pourrait même ajouter que ce comportement moyen est d'autant plus réel que, même s'il n'est observé qu'à travers des variantes individuelles, il est conçu et enseigné par le groupe comme normal, et proposé comme exemple. Sans doute ne faut-il identifier moyenne et norme qu'avec précaution. Et si Linton ne songe pas à justifier le Culture Construct comme nous le faisons ici, c'est que préci- sément il le distingue des « schèmes idéaux » qui définissent pour un groupe le système de valeurs qui lui est propre : cette distinction interdit donc de confondre la moyenne observable et la norme, implicite ou enseignée. Cependant Linton remarque aussi que parfois ces schèmes idéaux « se verbalisent » et n'ont plus sur la culture d'influence réelle (2). De sorte qu'à côté des normes officielles et en quelque sorte impuissantes qu'on trouve dans une culture, il faut peut-être faire une place à ces normes que constitue l'observation du comportement moyen, et qui, pour n'être peut-être pas enseignées avec autant de solennité, n'en ont pas moins autant d'autorité. En bref (et nous aurons à nous en souvenir quand nous reviendrons à la personnalité de base) ce qui peut en sociologie apparaître comme le résultat abstrait d'une généralisation est pourtant réel en ce qu'il peut être observé par l'individu et agir sur lui à titre d'exemple ou de norme. La vie sociale est génératrice d'objectivité.

(1) Cultural Backgroand..., p. 19. (2) Ceci est particulièrement vrai dans les sociétés qui se transforment, et

par exemple dans les tribus indiennes en voie d'acculturation. Mais n'est-ce pas vrai de toute société ? L'idéal ne tend-il pas à être relégué dans le mythe, et un compromis à s'instituer entre ses exigences et les tentations de la facilité ?

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Sans doute, on le dira, cette objectivité n'existe que perçue et assumée par l 'individu, et parce qu'elle participe en quelque façon de la nature humaine en lui. Mais précisément la façon dont l 'individu vit la réalité sociale en cautionne l'existence. Ce ne sont pas les sociologues qui ont inventé l'idée de la contrainte sociale, mais plutôt le contribuable qui doit acquitter ses impôts, le révolutionnaire qui veut refaire l 'Eta t , le moraliste qui veut réformer les moeurs : « le citoyen contre les pouvoirs. » E t outre la relation, exprimée par ce contre, à tou t ce qui représente une autorité plus ou moins insupportable, il y a la conscience d'être en face de, ou d 'appartenir à, qui dessine encore aux yeux de l'in- dividu la société comme extérieure à lui, même s'il se sent lié à elle. E t plus profondément, lorsque cette conscience n'est pas éveillée, il y a une certaine façon de participer au social, de s'identifier à un groupe ou à une opinion jusqu'à s'aliéner en eux : « Avant d'avoir pensé notre classe et notre milieu, nous sommes cette classe ou ce milieu », dit M. Merleau-Ponty (1) ; et, dans les mêmes termes et avec les mêmes italiques, Margaret Mead « Nous sommes notre culture » (2). Comment le sommes-nous ? Faut-il dire que nous acceptons de l 'être par une initiative sou- veraine, ou que nous commençons par l 'être sans l'avoir pré- médité ? C'est tou t le problème métaphysique de la possibilité de joindre, à une affirmation transcendantale de la liberté comme constituante, une genèse empirique de cette liberté comme constituée. Empiriquement, nous ne sommes pas le groupe, nous le devenons, e t c'est en le devenant que nous consacrons la réalité du groupe ; nous devenons constituants dans la mesure où nous sommes constitués. Ainsi l 'individu confesse de lui-

même implicitement la réalité du social en se livrant à son action, et davantage le produit du fond de lui-même, sans que ce soit nécessairement par une sorte d'abdication ou d'impuis- sance de sa personnalité (3).

(1) Structure du comportement, p. 302. (2) And keep your powder dry, p. 21. (3) On comprendra mieux par la suite qu'il est dangereux de comparer la

socialisation de l'individu avec une aliénation, et particulièrement avec ces formes d'aliénation que sont le comportement émotionnel de l'individu qui se voue au « trial » ou le comportement commandé par un complexe incons- cient et qui impose des stéréotypies. L'autosocialisation qui fonde dans l'individu même la réalité du social n'est point pathologique : c'est une expérience qui prélude à l'avènement de la liberté plutôt qu'elle ne manifeste sa dégradation ; elle est nécessaire à la promotion de l'humain, et requise, nous le dirons, par la nature même de l'homme. L'homme doit se faire social pour être humain. Et si l'on cherchait une justification cosmologique à la réalité du social, il faudrait dire en termes bergsoniens que la nature veut la société pour l'homme comme elle veut l'espèce pour l'animal.

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Ainsi, puisque l' individu lui-même éprouve et consacre la réalité du social, on comprend qu 'une sociologie objective puisse s'édifier avec mieux qu 'une apparence de raison : même s'il lui faut pour décrire le social se référer à l ' individu, le compor tement même de l ' individu autorise à t ra i ter le social comme une réa-

lité sui generis. Aut rement dit, la sociologie risque moins l'abs- t ract ion que la psychologie, bien que la psychologie ait affaire en principe à l ' individu concret. D ' a u t a n t qu 'en psychologie le risque d 'abstract ion n 'est plus seulement de principe mais de méthode, parce que, après avoir isolé l ' individu, on peut encore, selon l 'analyse expérimentale, le réduire à des éléments supposés simples et subst i tuer par là un compor tement artificiel au comportement naturel . Tandis que l 'abstract ion dont pro- cède la sociologie, outre qu'elle est fondée dans le comporte- ment même de l 'homme, dans ses œuvres et dans ses insti tutions, ne saurait être poussée au point où elle créerait de l'artificiel : la microsociologie a t te in t du présocial, qui est encore « naturel ».

Il serait donc parfa i tement vain d 'entreprendre le procès d'une sociologie objective, dont nous avons au contraire à mon- trer les services qu'elle peut rendre à la sociologie psychologique. Mais c'est la sociologie psychologique qui doit être au centre de notre réflexion, parce que c'est sous ses auspices que se déve- loppera le concept de personnalité de base, et déjà parce que c'est en elle, en même temps que dans la psychologie sociale, que s'opère le rapprochement de la psychologie et de la socio- logie. Cependant, avan t de définir plus précisément ces deux disciplines, il faudra voir quels concepts peuvent présider à leur constitution, même si ces concepts ne sont pas toujours clairement élucidés aux Etats-Unis où elles ont pris pour t an t un remarquable essor, comme si la prat ique scientifique y devançait la théorie, mais sans parvenir toujours, faute de maîtriser ces concepts, à dominer leurs résultats.

Aussi bien est-ce la pratique, et spécialement le souci d'efficacité toujours présent aux recherches américaines, qui ont suscité les premiers rapprochements de la psychologie et de la sociologie et forcé les barrières que dressaient entre elles leur volonté d'objectivité, et parfois leur impérialisme. Les psychologies qu'on peut appeler compréhensives sont apparues — qu'on nous pardonne ce jeu de mots — à la requête des pratiques, à l'appel du malade qu'il s'agit de guérir : c'est l'homme réel, l'homme total, qui se propose alors à l'examen, c'est lui qu'il faut comprendre et transformer. Il n'est plus possible d'isoler et d'abstraire, sinon provisoirement et à condi- tion de retrouver le tout, comme l'analyse sanguine isole le microbe

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pour comprendre ensuite comment sa présence agit sur la totalité de l'organisme vivant. Souvent aussi les psychologies de la person- nalité répondent à un appel du management : les tests qui per- mettent la sélection des ouvriers spécialisés, des vendeurs, et même des directeurs supposent que l'on prenne en considération l'individu total ; l'insuffisance des systèmes du genre Taylor, qui ne considèrent en l'ouvrier que ce par quoi il prolonge la machine pour l'utiliser, a conduit à ce genre de recherche, dont en France les livres de M. Fried- man donnent une excellente idée, qui va du physiologique au psy- cho-somatique, et de là à ce qu'on pourrait appeler le socio-psycho- somatique. Producteur ou malade, c'est toujours l'homme total qui réclame d'être pris en considération, et dont les problèmes ne peuvent être résolus qu'en le considérant dans la totalité de sa situation.

Pareillement l'avènement d'une sociologie ouverte sur le psycho- logique procède d'un souci thérapeutique, c'est-à-dire d'une volonté de réforme. Cette intention, plus ou moins explicite, préside à la plupart des travaux que nous invoquerons : savoir pour pouvoir, c'est le mot d'ordre de toute la science américaine. Quelques exemples : le livre de Kluckhohn, Mirror for Man, s'adresse au profane pour le convaincre de l'utilité de l'anthropologie. Mead a entrepris l'ana- lyse du caractère américain, au début de la guerre, dans And keep your powder dry avec l'intention très précise de contribuer à l'effort de guerre en aidant ses compatriotes à prendre conscience de ce qu'ils sont, et par conséquent de ce pourquoi ils combattent ; et ses études précédentes sur les populations des mers du Sud étaient elles- mêmes inspirées par le souci moins urgent, mais aussi réel, d'explorer les conditions dans lesquelles se forme la personnalité. Le livre de Gorer sur le caractère des Russes blancs se clôt par l'énoncé d'une politique qui prend en considération ce caractère. Les études psycho- sociologiques de Lewin sont centrées sur le problème de la démocra- tisation de l'Allemagne après la défaite, qui fait l'objet du plus long article de Resolving social conflicts. Linton lui-même dans l'introduc- tion de The Study of Man justifie son entreprise qui est « de décou- vrir les limites dans lesquelles les hommes peuvent être condition- nés, et quels schèmes de vie sociale semblent imposer le moins de contrainte à l'individu », en montrant qu'elle est indispensable au « réformiste » (1) ; il ne cesse d'évoquer les problèmes que pose la société contemporaine, et la menace d'un « nouveau moyen âge » qui pèse sur elle. Et Kardiner partage très vivement ce même souci.

Or, le retour au concret, au psychologique comme exprimant l 'humain, au social comme vécu, sous l'impulsion d'un souci d'efficacité, conduit chaque science à ouvrir ses frontières et à s'instruire auprès de l 'autre sans plus songer à l'annexer. Don- nons-en quelques témoignages : la psychologie, dès qu'elle porte

(1) The Study of Man, p. 5.

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son at tent ion sur l 'homme concret et non plus sur le v ivant séques- tré dans le laboratoire, découvre la présence et l ' importance du milieu social. Les psychologies de la personnalité s ' interrogent toutes sur l'effet qu 'on t les influences sociales sur la formation et le développement de la personnalité. Paral lèlement à elles la psychanalyse américaine, comme le dit M. Bastide, « a donné de plus en plus d ' impor tance aux facteurs sociaux ou culturels dans l'étiologie comme dans la thérapeut ique des maladies mentales » (1). L'idée étai t déjà chez Freud, e t Dollard, invo- quan t Malaises de la civilisation, y voi t même « la découverte la plus remarquable de Freud » (2). Sullivan joint au principe du plaisir le principe de la recherche de la sécurité sociale (3) : plus que d 'une entrave à la libido, la névrose na î t de l 'expérience de l'échec social qui frustre le besoin de sécurité ; l 'équilibre intérieur du moi, la santé mentale dépendent donc de l 'ajuste- ment social, et la guérison consiste avan t tou t à refaire l 'appren- tissage des relations interpersonnelles, en s 'y exerçant avec le médecin, et à se réajuster aux normes imposées par le groupe. Pour K. Horney aussi le psychologue doit consulter le socio- logue : la cause de la névrose est moins un conflit intérieur que le retentissement intérieur d 'un conflit qui existe dans la société, entre les diverses normes qu'elle impose à l ' individu : par exemple, pour la société contemporaine, le conflit entre l'exigence écono- mique et même éthique de compétit ion et l 'exigence religieuse de charité, ou encore entre la s t imulat ion des besoins par la publicité et leur frustration par les conditions de vie, ou entre l'affirmation théorique de la liberté et les limitations apportées à son exercice (4). La névrose a bien sa racine dans l 'anxiété, mais l 'anxiété n 'est ni un phénomène spécifiquement infantile ni une Angst der Kreatur indéracinable ; elle est provoquée par les exigences parfois insupportables du groupe, et le caractère contradictoire de ces exigences. Le corollaire de cette étiologie est que la relativité des cultures entraîne la relativité du normal,

(1) Psychanalyse et Sociologie, p. 123. (2) Criteria for the Life Histories, p. 279. (3) Notons dès maintenant l'importance centrale du thème de la safety

aux Etats-Unis. Cette obsession est sans doute la rançon d'une civilisation compétitive qui ne donne à l'individu ni garanties sociales ni ressources intérieures : LYND observe (Middletown, p. 76) que, parmi les six activités principales de l'Américain moyen, la première est making a living, activité liée à la « domination presque universelle du dollar ». Et, dans l'esprit des observations de Kardiner, il serait intéressant de savoir dans quelle mesure les croyances et la pratique religieuses, qui sont fort répandues aux Etats- Unis, répondent à ce besoin de sécurité, en permettant de nouer des relations non compétitives, et d'avoir bonne conscience souvent à peu de frais.

(4) The Neurotic Personality of our Time, p. 288 sq.

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et la pluralité des formes de névrose : en évoquant les « moyens de défense contre l 'anxiété », K. Horney fait appel aux études sociologiques pour souligner la diversité de ces moyens selon les cultures. Nous retrouverons ce thème chez les sociologues comme Margaret Mead ou R. Benedict.

En même temps que la psychologie avoue les influences sociales, la sociologie découvre la place et l 'action de l'individu dans les sociétés ; et sur tout elle découvre le visage humain de la société : la culture. Car la culture — et nous reviendrons encore sur cette notion — représente ce qui arrive aux individus du fait de leur existence sociale, et désigne aussi la façon dont se manifeste la vie sociale du fait qu'elle est vécue par des indi- vidus. C'est alors que cette nouvelle discipline qu 'aux Etats- Unis on appelle volontiers anthropologie culturelle, et qu'on relie à l 'étude des relations culture-personnalité, se constitue pour son étude.

Mais cela ne va pas sans embarras : pour des esprits qui ont été accoutumés à distinguer catégoriquement le psychique du social, tant qu'ils n'arrivent pas à surmonter cette distinction jusque dans l'appareil conceptuel de leur science, cette science se heurte à un problème obsédant : ne manque-t-on pas le social quand on se réfère à l'individuel ? La culture ne serait-elle alors qu'une abstrac- tion ? Si la plupart des travaux d'anthropologie culturelle consacrés à l'étude d'une culture particulière, comme ceux que recense Gillin (1) et sur lesquels nous reviendrons souvent, ne se laissent pas empêtrer dans cette objection parce qu'ils ont accompli le saut conceptuel nécessaire, il n'en est pas de même des manuels généraux d'anthro- pologie. Leur embarras se manifeste dans leur plan même : tant qu'ils n'ont pas de doctrine précise des rapports de l'humain et du culturel, ils donnent l'hospitalité à toutes les études où sont évoqués ces rapports, sans choisir entre les méthodes dont elles procèdent (2).

(1) Gillin cite un ensemble de travaux qui ont tous les caractères de cette sociologie psychologique que nous chercherons à définir. Ce sont les travaux de Mead sur les Manus, les Samoans, les Arapesh, les Balinais ; de Benedict sur les Zuni, les Dobu et les Kwiakutl, et sur les Japonais, de Dennis sur les Hopi, de Whiting sur les Kwoma, de Kluckhohn et Leighton sur les Navaho, de Gorer sur les Russes et les Américains, d'Erikson et de Fromm sur les Allemands. C'est à ces travaux que nous nous référerons le plus souvent pour ce qu'ils sont les plus proches de ceux de Kardiner (cf. GILLIN, Perso- n a l i t y F o r m a t i o n f r o m t h e c o m p a r a t i v e c u l t u r a l p o i n t o f v i e w ; i n K L U C K -

HOHN et MURRAY, Personality in Nature, Culture and Society, p. 165 sq.). (2) On peut l'observer même dans le livre, remarquable, et qui fait juste-

ment autorité, de KRŒBER : « Les travaux de la psychologie culturelle » (c'est le titre du chapitre XV), c'est-à-dire les « descriptions empiriques des caractères nationaux » y sont évoqués, d'ailleurs avec une légère pointe de scepticisme, à côté des thèmes du diffusionnisme ou de l'évolutionnisme, sans que le souci très légitime d'une information impartiale soit compensé toujours par le soin de mettre les doctrines en place ou d'opérer une réconci- liation véritable entre elles.

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L'éclectisme est ici le signe d'une déficience doctrinale, le moyen d'échapper à une antinomie que l'on ne peut encore surmonter.

Et il en est de même dans la psychologie sociale, la discipline qui s'est créée à l'instigation du psychologisme de Tarde et de McDou- gall et qui, lorsque le psychologisme a perdu de sa virulence, s'est perpétuée pour recueillir la plupart de ses problèmes, c'est-à-dire pour étudier psychologiquement les comportements spécifiquement sociaux et l'influence du social sur les autres comportements ou sur les fonctions psychologiques. G. Murphy, préfaçant An Outline of social Psychology de Sherif, le félicite d'avoir ordonné toutes ses recherches à un « principe cardinal » et à ses corollaires, et ajoute : « On ne pourra plus dire que la psychologie sociale est chaotique et eésordonnée, qu'elle est un pêle-mêle de faits incoordonnés et qu'elle dn est à déterminer sa méthode. » C'est qu'on pouvait le dire en effet, quel que soit le talent de leurs auteurs, des livres de psychologie sociale parus avant que s'exerce l'influence décisive de Lewin. L'incertitude de la méthode est remarquable jusque dans les tra- vaux, par ailleurs si intéressants et féconds de Dollard, où se mêle le langage de la psychologie du comportement, de la psychanalyse, et, par l'intermédiaire de Lewin, de la psychologie de la forme, sans que soient précisées les conditions sous lesquelles ces diverses ten- dances peuvent être conjuguées et sans que soit éludé le risque de confusion : on ne voit pas trop, à une lecture attentive, comment le behaviorisme invoqué pour l'analyse de l'imitation dans Social Lear- ning and Imitation peut s'accorder avec la psychanalyse invoquée dans Frustration and Aggression et avec le sociologisme implicite dans les Criteria...

Le plus souvent, les nouveaux problèmes qui sont abordés font figure d'antinomies. Antinomies qui se ramènen t toutes à une seule, dont la formule revient comme un refrain dans tous les livres sur la personnalité ou dans les psychologies sociales qui font place à une théorie de la personnalité : hérédité ou environnement ? On dirait aussi bien : humain ou culturel ?

L 'opposition traditionnelle du social e t du psychologique se conjugue ici, pour donner autorité à l 'antinomie, avec les termes d'un autre vieux débat qui doit également être dépassé : inné ou acquis ? On pense ou (versus, disent les Américains) et non et. D 'où l 'on reste tenté de privilégier indûment un des termes de l 'antinomie. Si pour tan t on s'efforce pour la surmonter de donner un sens au et, on ne peut guère qu'en faire le signe d 'une jux ta - position. C'est ainsi qu'on juxtapose, dans une théorie de la nature humaine, les motifs physiologiques et les motifs cultu- rels ou, comme dit Malinowski, les besoins de base qui sont biologiques et les besoins dérivés qui sont sociaux. Ou encore, dans la description d 'un comportement, on ajoutera des « fac-

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teurs sociaux » aux « facteurs psychologiques », et dans son explication des causes sociales aux causes physiologiques. Mais pense-t-on véri tablement l 'individu quand on le pense comme l 'objet d 'une double causalité et le résultat d 'un double déter- minisme ? On voit mal comment peuvent s 'ajouter des déter- minations partielles pour composer un comportement véritable : il ne s 'agit pas de reconstituer un phénomène physique en introduisant un nombre suffisant de variables, comme pour le déplacement d 'un projectile la vitesse du vent ou la densité de l 'atmosphère. La réalité humaine ne peut être trouvée au terme de l 'analyse comme le dessin l'est au terme du puzzle. L'adjonc- tion de nouvelles causalités, sociales aux psychologiques, psy- chologiques aux sociales, ne suffit pas à restituer un sens qui a d 'abord été écarté par le parti pris objectiviste, et qui doit être donné dès le départ : de même, si le biologiste ne t rouvai t pas déjà l'idée de la vie dans le spectacle que lui offrent les vivants, ce ne sont pas ses études physico-chimiques qui la lui suggére- raient jamais. Certes, il n 'est pas faux de multiplier les points de vue et les tentat ives d'explication : l 'humain est inépuisable, toutes les explications sont possibles et, en un sens, elles sont toutes vraies. E t il s 'agit précisément de savoir comment elles sont toutes vraies : la science de l 'homme, à serrer de plus près le concret, se découvre l 'ambition de saisir ou d'approcher le sens total sur lequel sont prélevées les explications partielles et de les mesurer à lui ; et il faut que ce sens lui soit donné au commencement, au moins en première approche, pour qu'elle puisse se référer au moins implicitement à lui au long des ana- lyses partielles qu'elle institue.

Mais cette immanence du sens aux explications requiert un renouvellement des concepts scientifiques eux-mêmes, de façon à concilier les exigences de l 'objectivité avec les exigences de la compréhension. C'est à cette condition que les antinomies, dont témoigne l'opposition du psychologisme et du sociologisme, peuvent être surmontées : il faut comprendre la réalité humaine comme totalité, et comme signifiante parce que totale, et donc énoncer une unité fondamentale de l'individu et de la société, de l 'homme et de la culture. Ce renouvellement conceptuel se fait, à l 'instigation des problèmes eux-mêmes, dans les deux sciences dont nous avons signalé l'existence, l 'anthropologie culturelle et la psychologie sociale. Nous voudrions seulement le systématiser.

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CHAPITRE II

ASPECTS PHILOSOPHIQUES DU RAPPROCHEMENT

ENTRE PSYCHOLOGIE ET SOCIOLOGIE

Si on ne peut retrouver le sens des comportements ou des institutions humaines en recollant ce que l'entendement divi- seur a séparé, en ajoutant par exemple des facteurs sociaux à des facteurs biologiques, il faut partir de ce sens, de l'expérience encore fruste, mais invincible, dans laquelle il est donné, et qui est l'expérience de la vie quotidienne. Mais peut-on alors intro- duire cette expérience dans une démarche scientifique ? Ou faut-il admettre que les sciences de l'homme ne sont pas identi- fiables aux autres sciences ?

On pourra dire en effet que, par rapport aux instruments intellectuels de l'objectivité, les notions, issues de l'usage de la vie ou fondées sur l'expérience technique, qui composent la compréhension naturelle de l'humain ou du social, sont teintées de subjectivité ; car c'est le sujet, dans ses relations concrètes avec le monde, qui met en œuvre cette connaissance première et la pénètre de catégories axiologiques par quoi s'exprime sa normativité. Mais n'est-ce pas inévitable ? Le psychologue qui cherche le sens des conduites ne saisit-il pas ce sens par rapport à une norme plus ou moins implicite ? Et le sociologue ne consi- dère-t-il pas toujours le système social qu'il étudie en fonction d'une certaine idée qu'il a du social, ou la culture en fonction de la « civilisation » ? Il ne se peut que le savant ne soit présent à sa science, et ne considère autrui ou la société comme ce qu'il a à vivre lui-même. Mais peut-être est-ce le vrai moyen de com- prendre l'humain et le social, et de restituer un sens aux déter- minations objectives ; peut-être même est-ce la condition d'une objectivité supérieure : dans la mesure où l'objet des sciences humaines est en quelque façon la subjectivité, il faut sans doute

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(l 'étude objective gardant toujours ses droits) que la subjecti- vité du savant s'y intéresse (1) ; à condition, bien sûr, qu'il n 'y apporte pas ses propres préjugés, mais ce qui est universel en lui, l 'humanité qui le traverse et lui donne accès aux autres. E t à condition aussi que cette référence à la subjectivité serve à nourrir un appareil conceptuel soigneusement élaboré.

I. — LA DIALECTIQUE

Parmi ces nouveaux concepts, qui aux Etats-Unis sont par- fois mis en œuvre sans être explicités, le maître-mot, autour duquel ils convergent tous, est sans doute : totalité. Au lieu des natures simples que l'analyse entreprend de découvrir pour insti tuer entre elles des relations d'égalité ou de causalité, l'ac- cent est mis sur les ensembles, et sur le sens qui les constitue et se lit sur eux. Mais on peut introduire cette idée par une autre idée essentielle, qui d'ailleurs a peut-être été historiquement l 'initiatrice, l'idée de dialectique. Ce mot si galvaudé n'est pas pris aujourd 'hui dans le sens rigoureux, et pour tan t multiple, que lui assigne Hegel dans la Logique. Mais Hegel lui-même lui a conféré des significations plus concrètes et plus élastiques dans les analyses anthropologiques de sa Philosophie de l'Histoire et de sa Phénoménologie. E t c'est seulement la monnaie de l'absolu hégélien dans la pensée contemporaine dont nous voudrions indiquer les grands traits.

La dialectique implique alors que la pensée doit coller au réel, en recueillant, mais sans les figer, les déterminations que découvre et immobilise l 'analyse opérée par l 'entendement, et en suivant le mouvement par lequel, dans le réel même, toutes les déter- minations ne cessent d'être à la fois produites et dépassées, et précisément parce que leur opposition s'exaspère. Ainsi pré- va lent deux thèmes, que recueille la pensée contemporaine. D'une part , la dialectique désigne « la puissance du négatif »,

(1) On en trouve un exemple presque naïf chez DOLLARD qui, présentant sa remarquable enquête sur Caste and Class in a Southern Town, exprime ses regrets de ne pouvoir présenter les résultats de son observation à la façon du physicien, et se rassure en pensant qu'après tout il n'y a pas lieu d'imiter la méthode d'une science étrangère. Il consacre tout un chapitre à montrer comment il a pris conscience de ses propres préjugés, et en par- ticulier « d'un fort sentiment de sympathie pour l'underdog, enraciné dans ma propre histoire de vie », et du préjugé de « l'universitaire de la classe moyenne » qui invite à supposer dans les nègres la Weltanschauung de cette classe moyenne : contre quoi il n'y a qu'un remède, qui est d'en prendre conscience. Ceux qui lisent Dollard sont en mesure de dire qu'il a su fort bien faire servir sa sympathie à la compréhension de son objet.

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la présence d'une contradiction au cœur du réel : objet, situation ou événement. D'autre part, elle requiert que cette contradic- tion soit surmontée, et que le réel soit pensé comme mouvement et totalité des déterminations : au-delà de l'opposition, c'est la totalité qui a sens, selon une intelligibilité différente de celle que revendique l'entendement.

Aussi peut-on concevoir les rapports de la pensée dialectique et de la pensée causale, qui est le principal artisan de l'analyse. Il ne faut pas opposer brutalement la première à la seconde ni la réduire à n'en être que l'assouplissement. Certes, la dialec- tique est une certaine façon de penser toutes les relations, aussi bien de parties à tout que de moyen à fin ou de cause à effet, de façon à y dépasser l'antithèse à laquelle s'arrête l'entende- ment (1). Et de plus la notion de causalité se nuance elle-même, sans qu'intervienne la dialectique, lorsqu'elle est mise en œuvre : des notions comme celle d'influence, de provocation, de moti- vation peuvent s'élaborer dans les sciences de l'homme sans recours à la dialectique. Mais c'est la notion de réciprocité, dont nous verrons l'importance dans les sciences humaines, qui est finalement la forme que revêt le plus souvent la relation dialec- tique, à condition qu'elle apparaisse comme une expression approchée d'une totalité qui est en dernière analyse — et au premier regard — seule réelle. Et l'on voit par là que la pensée dialectique n'exclut nullement la pensée causale ; elle doit, pour suivre son mouvement, briser la totalité immédiatement donnée : la causalité peut être un moyen de séparer des termes extérieurs les uns aux autres, de donner une première figure à l'opposition ; elle peut donc être elle-même un moment de la pensée dialec- tique, dont le mouvement s'achèvera en pensant la complémen- tarité ou la réciprocité des termes opposés (à défaut de leur identité, qui ne saurait être pensable — si elle l'est — qu'au niveau du « savoir absolu » et non du savoir scientifique).

La dialectique ainsi conçue trouve son meilleur emploi dans les sciences humaines. Elle a, dans l'étude de l'humain, plusieurs champs d'application. D'abord, elle caractérise la temporalité des phénomènes historiques (qu'il s'agisse de l'histoire d'un individu ou d'un peuple). Il y a en effet comme une affinité entre la tempo- ralité et la dialectique, dans la mesure où la temporalité se distingue du temps universel et uniforme dont l'ordre s'établit par la causalité,

(1) Dans sa Logique, HEGEL décrit différents modes d'opposition selon les étapes de l'Idée : la contradiction est passage au niveau de l'être, rapport, puis position (la cause pose l'effet et l'effet la cause) au niveau de l'essence, développement au niveau du concept.

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temps sans histoire parce que rien ne s'y produit. La dialectique introduit la temporalité dans l'être comme expression et condition du mouvement dialectique, dans la mesure où ce mouvement est ontologique et non simplement logique ; elle implique l'histoire, l'histoire d'un devenir où l'immédiat se médiatise et parvient à la conscience de soi, dans un temps qui n'est pas le déroulement de l'en- soi (1), mais le développement d'un sens. Développement drama- tique, qui a son ressort dans des crises et dans un effort perpétuel pour les surmonter ; le présent même y est traversé par l'opposition du passé et du futur, car le passé ne cesse d'y être repris sans jamais être figé dans un en-soi définitif ; la continuité n'y est pas le fait simple de la sucession, elle est un problème qui ne cesse d'être affronté.

Ensuite la dialectique caractérise ce qui est à un moment donné du temps ; elle indique que le présent est déchiré, non seulement parce que passé et futur s'y affrontent, mais parce que l'homme et le monde s'y affrontent comme des termes contradictoires et s'y unissent. Et le monde lui-même, comme déployé sous le regard et livré à l'action humaine, revêt le caractère total et multiple d'une situation que l'analyse ne peut épuiser. Totalité d'une histoire d'une part, c'est-à- dire totalité que l'homme forme avec lui-même dans la dialectique du passé et du présent et aussi bien, selon une autre perspective, de l'âme et du corps ; totalité d'une situation d'autre part, c'est-à-dire à la fois totalité que l'objet ou le monde, sous l'œil ou la main de l'homme, forment avec eux-mêmes, et que l'homme forme avec l'objet : c'est toujours à penser la totalité qui dépasse l'opposition des parties et offre par là un sens, que la dialectique nous invite (comme chez Hegel à penser la totalité de la substance qui devient sujet).

Or, il nous semble que ces formes de la totalité vont être recueillies par les sciences de l 'homme. Elles l 'ont été d'abord par le marxisme qui, d 'une par t conçoit l'histoire comme animée par les péripéties de la lutte des classes, et d 'autre par t insiste sur la réciprocité de l 'homme et de la nature, nature physique et nature sociale aussi bien. Mais ces notions ont encore un écho dans les sciences humaines. La première, dans la psychanalyse. Car la psychanalyse est un effort pour penser l'histoire indivi- duelle, comme le marxisme pour penser l'histoire sociale, à la fois dans sa continuité et son déchirement, selon les péripéties, a l te rnant en périodes de crise et de latence, du conflit intérieur représenté par la trinité du ça, du moi et du sur-moi, mais aussi du conflit extérieur entre l'individu et le milieu social. Quant à

(1), En ce sens la nature n'a pas d'histoire, et peut-être, si elle s'intègre à une dialectique métaphysique, n'est-elle pas en elle-même dialectique.

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l'idée de totalité offerte par le présent, elle semble reprise par la psychologie de la forme, dans la mesure où cette psychologie s'efforce de penser la forme comme totalité exprimant la réci- procité et l'organisation des parties, et surtout dans la mesure où cette notion de totalité s'applique non seulement au donné perçu, mais au phénomène même de la perception qui mani- feste la solidarité du percevant et du perçu, de l'individu et du milieu comme de deux termes contradictoires et perpétuelle- ment liés. C'est d'ailleurs sous ce second aspect que la théorie de la forme est pratiquée aux Etats-Unis, sous le nom de fieldtheory, et se trouve liée à une théorie du comportement.

I I . — L A C O M P R É H E N S I O N

Mais pour éclairer ces divers thèmes et en particulier la théo- rie de la forme, il faut évoquer un autre maître-mot de la pensée contemporaine : la phénoménologie. Zu den Sachen selbst ! la phénoménologie est le principal instrument du retour au concret, à l'immédiat qui est d'abord en deçà, puis au-delà de la média- tion ; elle met l'accent sur le phénomène, à la fois sur le caractère immédiatement signifiant du phénomène et sur la présence immédiate du phénomène à la conscience. Les deux principaux concepts qu'elle élabore, éidétique et intentionalité, convergent tous deux vers une théorie de la perception où s'éclairera la notion de phénomène.

L'éidétique suggère en effet un nouveau type d'intelligibilité, dont l'expérience de la perception fournit le modèle. L'analyse des types d'évidence conduit à repenser la distinction, tradi- tionnelle depuis Descartes, d'une évidence sensible et d'une évidence rationnelle. Il faut d'abord faire une place, et singu- lièrement pour la psychologie, à cette évidence qui procède de ce que toute conscience est conscience de soi : c'est par là qu'est possible une psychologie éidétique qui éclaire le fait par l'essence, qui connaît l'homme comme homme et non comme chose. Et cette présence de l'homme à lui-même qui fonde la psychologie s'éclaire et se vérifie grâce à la présence de l'homme aux autres et au monde, qui est le ressort de la per- ception, du monde ou d'autrui. C'est ici qu'il faut réhabiliter l'évidence sensible, à la fois comme irremplaçable dans son apport, comme inséparable de l'évidence rationnelle dans son exercice, enfin comme pouvant donner lieu elle-même à une connaissance rationnelle. La perception est l'expérience pri- mordiale selon laquelle les choses apparaissent comme choses,

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et le monde comme ensemble organisé de choses que nous recon- naissons et parmi lesquelles nous nous orientons ; l'être le plus manifeste et le plus immédiat de l'objet s'y révèle, ce par quoi il n'est jamais simplement en-soi opaque, autre absolu, mais toujours déjà objet pour nous, inconnu et peut-être inconnais- sable, mais ayant sens jusque dans son étrangeté, étant déjà « quelque chose » (1). Elle va directement à l'absolu qui lui est propre en livrant l'objet comme totalité déjà signifiante, bien que la connaissance ne puisse s'arrêter à cette première signifi- cation.

Cette expérience d'un immédiat de la signification trouve sa systématisation dans la théorie méthodologique qui insiste sur la compréhension et l'oppose à l'explication, sans qu'il soit pourtant nécessaire de maintenir cette opposition. On sait que la notion de compréhension a été introduite à la fois en his- toire par Dilthey et Weber, en psychopathologie par Jaspers, en psychologie par Scheler. Sous sa forme doctrinale, elle n'a pas trouvé beaucoup d'échos en Amérique, bien qu'on la trouve exposée dans le travail de G. Allport sur la personnalité, où elle est jointe à des études fort intéressantes sur l'expression (2). Mais on peut dire qu'elle est en fait pratiquée par toute la psy- chologie que M. Lagache appelle clinique, et singulièrement par la psychanalyse. Elle révèle que le comportement humain a un sens, la personnalité un style, la culture un « paideuma », selon le mot de Frobénius, dont l'analyse ou l'explication causale, si nécessaires qu'elles soient par ailleurs, ne donnent jamais exac- tement l'équivalent. Comprendre, c'est sympathiser avec l'hu- main, saisir directement ce sens par lequel l'homme se révèle à l'homme ; et si l'homme n'était pas d'abord et de droit trans- parent à l'homme, nulle science de l'homme ne serait possible. La pratique psychologique commence par la sympathie du méde- cin, et la doctrine par une description des comportements ou des pulsions qui ne cesse de se référer au moins implicitement

(1) C'est ainsi que Cassirer oppose à la définition que KANT donne de la nature dans les Prolégomènes (« l'existence des choses autant qu'elle est déter- minée par des lois générales »), une conception de la nature perçue en tant que physionomie (Philosophie der Symbolischen Formen, vol. 3, chap. 2 et 3 ; et An Essay on Man, p. 76). Dewey a repris l'idée en montrant comment un empirisme authentique doit faire droit à des qualités telles que « poignant, tragique, beau, ennuyeux, consolant, etc. » (Experience and Nature, p. 96 et 264).

(2) On peut d'ailleurs s'étonner que dans ce livre, remarquable pour sa rigueur logique, la « lecture de l'expression » soit étudiée en dehors de la « psychologie du Verstehen », et dans une partie qui est intitulée : Analyse de la personnalité, où est exposée la théorie des traits à laquelle nous ferons allusion plus loin.

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à une expérience directe de leur sens. Et si une éidétique est possible, c'est sur cette connaissance première qu'elle repose ; elle n'est rien d'autre, comme on voit dans l'Imaginaire de Sartre ou la Volonté de Ricœur, que la formulation explicite et rigoureuse de ce savoir qui est à l'œuvre dans tout acte de compréhension. Et elle atteste ainsi que la compréhension, même si elle a sa racine dans la perception, peut donner lieu à une science.

Mais que peut valoir cette science ? Quel crédit faut-il accor- der à ces significations ? Faut-il dire que le tout, dans l'orga- nisme, la personne ou la société, n'a pas de vérité et que sa signification est simplement subjective ? Or, ce que la théorie de la compréhension nous invite à comprendre, c'est qu'il y a bien une vérité de la perception, et que la signification qu'elle livre est précisément ce qui fait l'unité de l'organisme, du compor- tement ou de la culture ; la signification est à la fois l'idée que nous avons, immanente à la perception, et l'idée, au sens hégé- lien, qui se réalise dans l'objet perçu : ce vers quoi il tend, ce qui le fait être. La formule de Goldstein : « Le sens de l'organisme est son être », doit être comprise dans la double acception du mot sens : sens que nous découvrons dans l'organisme, sens qui se réalise en lui. Un exemple très simple : lorsque nous disons d'un individu qu'il est malade, la maladie est bien l'âme ou le sens de son comportement, ce qui se réalise en lui selon toute sa manière d'être. De même si nous parlons d'une culture mou- rante, ou lorsque Benedict dit de la culture Zuni qu'elle est dionysiaque. Et c'est le privilège de la perception au sens large de découvrir ce sens, car il n'est pas une essence logique, si l'on peut dire, comme le sens d'une équation ou d'une séquence causale, mais une essence vivante ; non une idée abstraite, mais une idée immanente à l'être ; non un schéma appliqué à l'être, mais une norme appliquée par l'être ; et la perception seule peut recueillir ce sens et l'imposer ensuite à la pensée rationnelle.

On objectera que la perception peut être fausse, que le phé- nomène peut n'être qu'apparence : peut-être cet homme que je crois malade n'est-il pas malade ; et Krœber dit qu'un autre ethnologue pourrait définir la culture Zuni autrement que Bene- dict (1). Certes, il ne s'agit pas de donner à la perception un brevet d'infaillibilité : Mais si Pierre n'est pas malade ou si les Zuni ne sont pas dionysiaques, c'est finalement une perception qui en décidera, celle d'un médecin ou d'un ethnologue. Ce

(1) Cf. Anthropology, p. 323, et aussi 582 sq.

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n'est pas à dire assurément que médecin ou ethnologue n 'ont d 'autre mission que de percevoir. E t il faut bien distinguer entre une perception naïve et une perception armée de savoirs, entre une compréhension immédiate et une connaissance médiatisée par la réflexion. Tout ce que nous voulons dire, c'est que les notions mêmes de maladie ou de sérénité t iennent d'abord leur sens de la perception ; si la perception doit être dépassée, et elle doit l 'être, ce dépassement ne s'opère que sur fond de per- ception, et sans que les certitudes qu'elle apporte soient jamais réfutées, sans que le savant relativiste vive dans un autre espace que l'espace vécu, sans qu 'un individu puisse être saisi autre- ment que comme personne, ou une agglomération d'individus que comme un groupe. Mais il est bien évident que la compréhension immédiate ne suffit pas, que le médecin ou l 'ethnologue doivent expliciter et justifier leur diagnostic : la compréhension requiert l 'explication, la totali té l 'analyse. Davantage, comprendre et expliquer sont dialectiquement inséparables, et les théories de la compréhension le présupposent. Car si l'on réfère la compréhen- sion à la totali té dont elle est la saisie, cela veut dire que la compréhension peut être en deçà de l'explication, dans la mesure où elle saisit une totalité indifférenciée, mais aussi au-delà, dans la mesure où la total i té a traversé l 'analyse qui impose la dis- t inction des parties ou des éléments de séquences causales. Aut rement dit, l 'explication est un moment de la compréhen- sion, elle en est la médiation. E t même si la totalité, comme immédiat second, ne peut être vraiment pensée par une pensée scientifique qui n ' a t t e in t pas le « savoir absolu », ainsi que nous l 'avons supposé, même si par conséquent cette pensée est réduite à osciller de la totali té immédiatement donnée à l'analyse en ne concevant de la totali té finale que des figures approchées comme la causalité réciproque, l 'explication doit au moins se conjuguer avec la compréhension, comme la médiation avec l ' immédiat. C'est à cette condition que la pensée est dialectique, mais aussi qu'elle est vraiment compréhensive : une compréhen- sion qui se suffirait à elle-même et ne serait pas mise en ques- tion par l 'explication cesserait d'être compréhension.

La science que patronnent les notions que nous venons d'esquisser met donc en premier lieu l'accent sur la totalité. Ce mot d'ordre retentit déjà dans la biologie. C'est à Goldstein qu'il appartient d'avoir donné tout son sens à la notion d'organisme non seulement en subordonnant le tout aux parties, mais en faisant du tout une norme, à partir de quoi il faudra peut-être suivre l'idée du primat du tout jusqu'à la nouvelle conception de la finalité qu'elle implique :

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la normativité de l'être. Ce qu'un autre a appelé la sagesse du corps consiste à promouvoir cette norme dans les structures organiques comme un principe d'unité, une « essence » de l'individu (1) s'expri- mant à la fois dans certaines constantes des conduites, des attitudes, des seuils et des fonctions proprement organiques, sans qu'il soit possible de la rapporter à l'un de ces traits séparément : l'organisme est déjà une personnalité, se manifestant au-dedans par son pouvoir de régulation comme au-dehors par son pouvoir d'expression (2). Cette conception biologique a sa répercussion dans la psychologie du comportement. Weiszäcker critique l'idée de l'arc réflexe, et même la correction qu'en faisait Sherrington en invoquant l'intégration, sans cependant renoncer à l'idée d'une relation simple entre le stimulus et la réponse (3) ; Schilder, lançant l'idée de schéma corporel, invoque à l'origine de l'acte une intentionalité motrice, une « intention de mouvement donnée d'abord comme un noyau à partir duquel la totalité du mouvement se différencie ensuite » (4) ; et Goldstein définit pareillement le mouvement par son sens, comme « une posi- tion prise par l'organisme à l'égard du milieu » (5). Avec Tolman la psychologie du learning adopte une conception molaire du comporte- ment : le comportement dépend d'une perception globale de l'en- semble, et ne se comprend que comme orienté vers une certaine fin. L'idée passe de là aux psychologies de la personnalité, qui d'ailleurs se fondent le plus souvent sur une théorie de l'organisme dont, chez Murray, la première proposition est : « l'organisme est dès le commen- cement un tout » (6). C'est ainsi que G. Allport consacre un chapitre à « l'unité de la personnalité », que G. Murphy intitule toute une section de son ouvrage : Wholeness ; et Dollard, transportant en socio- logie l'étude des cas, écrit : « Pas de segment de caractère opérant isolément dans le moi total... l'histoire de vie est une Gestalt » (7). L'allure même des tests de personnalité est ici caractéristique : le Rorschach et le T. A. T. sont si éloignés du caractère analytique et des prétentions mathématiques des tests psychotechniques que M. Lagache se demande « si l'on peut encore parler de test du moins dans le sens psychométrique du terme », étant donné les liens qu'ils ont avec la psychologie clinique (8).

E t le social ? Sans doute la société revendique assez de réalité pour ne pouvoir être traitée simplement comme une nouvelle structure qui s 'ajouterai t à la personnalité comme l 'esprit s 'ajoute

(1) Der Aufbau des Organismus, p. 237, Goldstein dit aussi Urbild. (2) Les théories contemporaines ou inspirées de Goldstein ont été reprises

e t a m p l i f i é e s e n F r a n c e d a n s l a P s y c h o b i o l o g i e d e R U Y E R . (3) Reflexgesetze, p. 75. (4) Das Körperschema, p. 65. (5) Der Aufbau des Organismus, p. 310. (6) Explorations in Personality, p. 39. (7) Criteria for the Life Histories, p. 27. (8) L'Unité de la Psychologie, p. 23.

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à l'organisme, par un progrès dialectique : on ne peut dire que la société se fait à travers l 'individu comme Klages dit que l'es- prit se fait à travers le corps. Mais du moins entre la personnalité et la société peut-on instituer une analogie, en ce que toutes deux sont identifiables et intelligibles comme totalité (à condi- tion, comme nous le verrons, de ne pas négliger les différences entre ces totalités). La conception d'une sociologie compréhen- sive a pris son essor dans la patrie de la phénoménologie avec Dilthey et Spengler. Mais elle est passée de là à l 'anthropologie culturelle américaine, en particulier avec R. Benedict, qui confesse d'ailleurs ces influences allemandes. Pour Benedict, chaque culture est une formule unique prélevée sur l'éventail des possibilités qu'offre la nature humaine, et cette formule peut s 'exprimer dans les termes mêmes qu'emploierait une psy- chologie de la personnalité. E t par tout autour de Benedict l'idée s'impose que la culture pour être comprise doit être consi- dérée comme un tou t : c'est ainsi que Linton parle de la culture comme configuration, Kluckhohn comme totalité orga- nique, Malinowski comme réalité fonctionnelle. E t même si on ne poursuit pas l'analogie avec la personnalité, on montre que la culture propose comme norme ce que Mead appelle « une personnalité approuvée », ou « standardisée », à quoi s'opposent « les déviants », en sorte que la culture, caractérisée par son pouvoir unifiant au tan t que par son unité, peut encore être exprimée en termes psychologiques. Nous verrons plus tard ces notions à l 'œuvre.

Mais il ne suffit pas — et il n 'est pas toujours possible — d'appréhender directement la totalité, il faut encore en rendre compte par une analyse qui s'efforce de composer les éléments et de mesurer leur action réciproque. La compréhension pose des problèmes au tan t qu'elle en résout : comment les parties peuvent-elles être discernées ? Comment s'organisent-elles pour composer le tou t ? Chaque science doit ici affronter la difficulté à sa façon, même si elles sont toutes aimantées par l'idée du tou t et, à la différence des sciences purement objectives, ne considèrent la partie que pour revenir au tout. Notons d'abord que le terme de partie est parfois responsable de certaines dif- ficultés, en ce qu'il suggère un fractionnement en éléments indépendants, et par conséquent le caractère sommatif du tout. Mais les parties doivent toujours avoir un sens par rapport au tout , être homogènes et comme consubstantielles à lui : elles sont les cellules par rappor t au tissu, mais, par rapport à l'or- ganisme, les organes ; les facultés que met en œuvre le compor-

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tement ne sont pas des parties ; mais les traits le sont par rap- port à la personnalité, comme des constellations par rapport à une configuration totale ; en sociologie, les parties de la culture sont, comme le veut Malinowski, les institutions, concrete isolale of culture, et les parties de la société sont les groupes dont elle se compose et non les individus, et ce sera un problème de savoir en quel sens, dans ces groupes, les individus peuvent être consi- dérés comme parties. Ce qui vérifie la consubstantialité des parties avec le tout, c'est la façon même dont elles sont déter- minées : l'analyse qui les découvre tâche à se doubler d'une histoire, c'est-à-dire à faire apparaître leur surgissement au long du développement du tout, comme un épisode de son histoire ; démarche proprement dialectique où l'histoire cau- tionne l'analyse. Et en retour la différenciation permet de penser l'intégration, et de revenir à la totalité sans en faire une somme ou un assemblage : lorsque les parties ont acquis assez d'auto- nomie, c'est par les relations de réciprocité qui s'instituent entre elles que le tout est en quelque sorte restauré. Et de toute façon le tout reste immanent aux parties, l'action ou le compor- tement des parties n'a de sens que par rapport à lui : la finalité se conjugue ici comme pour l'éclairer, à la causalité réciproque.

On trouve ces démarches dans la biologie et la psychologie. Aux théories de l'intégration, qui restent mécanistes faute d'engendrer les parties à partir du tout, s'opposent les théories de la différencia- tion, dont Coghill définit ainsi l'essentiel : « Le développement des schèmes de comportement doit être réalisé non par une intégration de réflexes indépendants, comme on le pense généralement, mais par un processus d'individuation à l'intérieur du système organis- mique total qui est dès le commencement de la réaction intégré comme un tout. Le principe du développement du système nerveux des vertébrés est dans le maintien de l'intégrité de l'individu pendant que les systèmes indépendants croissent en lui, et, pour ainsi dire, engagent la lutte pour rivaliser entre eux et prévaloir sur l'indi- vidu » (1). Alors l'intégration suit la différenciation. Mais l'ensemble est plus que l'effet d'une action réciproque, il est une norme : l'action de la partie est non seulement déterminée par le concours du tout, elle est orientée vers l'affirmation du tout, son maintien ou sa crois- sance. L'étude de la maturation montre bien que le tout tend à se différencier, puisque le degré de spécificité et d'indépendance de chaque tissu ou de chaque organe est largement une question de maturité, mais il ne se différencie que pour mieux s'affirmer comme totalité intégrée, selon la dialectique énoncée par Murphy. Le tout

(1) Cité par ALLPORT, Personality, p. 136.

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est à la fois pour les parties un milieu — un « milieu intérieur », comme dit Cannon, d'où elles procèdent et où elles agissent — et une fin. C'est pourquoi les concepts dont use l'analyse sont, comme le note Murray, encore molaires : tels sont les conduites, les situations, ou les a priori biologiques : le caractère de totalité doit imprégner les parties elles-mêmes, et les parties qui ne seraient que parties sont disqualifiées.

Dans les psychologies de la personnalité, il importe à la compréhen- sion du tout de suivre l'histoire au long de laquelle la personnalité se constitue et se révèle : « L'histoire de l'organisme est l'organisme », énonce Murray parmi les propositions primaires d'une organismal theory ; et plus loin : « La personne est son histoire » (1). Mais l'histoire de la personne ne révèle pas, comme celle de l'organisme, une dialec- tique observable de la différenciation et de l'intégration : les parties sont supposées, mais elles doivent l'être de façon à pouvoir être pensées en fonction du tout et fonctionnant au bénéfice du tout. C'est ainsi que Murray, faisant la théorie des « variables de la per- sonnalité » (parmi lesquelles il met au premier plan les besoins mani- festes ou latents) précise que « les relations entre les variables (ordre hiérarchique, fusion, remplacement, conflit, inhibition, aussi bien que ce que Allport et Vernon appellent la congruence des traits) sont aussi importantes que les variables elles-mêmes » (2) ; et sur la fin de son livre il confesse, qu'encore que l'analyse des besoins soit indis- pensable, il lui a peut-être donné trop de place parce que les besoins restent « des abstractions qui brisent les schèmes dynamiques carac- téristiques de l'individu », et il propose, pour leur faire contrepoids, l'étude des « thèmes », les thèmes étant « la structure dynamique d'un épisode, c'est-à-dire d'une interaction individu-environnement », en d'autres termes la combinaison d'un événement ou d'une situation et d'un besoin (3). De même la théorie des traits chez Allport est conçue pour rendre compte du caractère singulier et unique de la personne, mais aussi de son unité ; et si Allport critique la notion des besoins chez Murray ou des facteurs chez Thurstone, c'est à la fois pour leur caractère de généralité qui leur interdit d'exprimer l'indi- viduel, et pour leur caractère d'abstraction qui leur interdit de rejoindre la totalité. En bref la psychologie doit s'efforcer de penser la partie comme intégrable, c'est-à-dire de suivre les relations de correspondance, de réciprocité ou de congruence qu'elle entretient avec les autres, sous les auspices et pour le bénéfice du tout. Une partie non intégrable ou vraiment indépendante est proprement pathologique, comme on a pu le dire du réflexe, et aussi bien du complexe. Le soubassement organique qu'on assigne à ces unités semble lui-même ne pas tenir compte de l'organisme comme tout ; la partie n'a de réalité que par une démission de l'organisme qui

(1) Explorations in Personality, p. 39 et 283. (2) Ibid., p. 243. (3) Ibid., p. 708 et 42. Nous allons revenir sur la nécessité de considérer

comme un tout le rapport de l'individu et du milieu.

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