la peur virale

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  • 8/19/2019 la peur virale

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    LA PEUR VIRALE

    Henri-Pierre Jeudy

    Editions Léo Scheer | Lignes

    2004/3 - n°15

    pages 78 à 88

    ISSN 0988-5226

    Article disponible en ligne à l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    http://www.cairn.info/revue-lignes1-2004-3-page-78.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Jeudy Henri-Pierre,« La peur virale »,

    Lignes , 2004/3 n°15, p. 78-88. DOI : 10.3917/lignes1.015.0078--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Distribution électronique Cairn.info pour Editions Léo Scheer.

    © Editions Léo Scheer. Tous droits réservés pour tous pays.

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    HENRI-PIERRE JEUDY

    LA PEUR VIRALE

    La peur advient souvent sous l’effet grandissant d’une auto-persuasion. Elle trouve sa raison d’être dans les seules raisons que nouslui donnons. Elle nous dépossède en nous rendant incapables d’en fairecesser l’ampleur, mais, quand il en est ainsi, elle nous appartient, elleest notre peur. Nous croyons la connaître sans pour autant réussir à laconjurer. Elle disparaît, elle peut revenir à chaque moment où nousappréhendons les signes devenus familiers de sa manifestation. Nousaurions des poussées de peur auxquelles nous serions plus ou moinshabitués, ce qui nous permettrait, du moins le croyons-nous, d’éviterd’être pétrifiés par des situations bien plus effrayantes. Ces petitespeurs qui entraînent quelques précautions maniaques, parfois peuséduisantes au regard des autres, forgeraient à leur manière un dispositif mental et scénique, conjuratoire de plus grandes peurs. La peur secombat-elle par la peur ?

    « Il a peur de son ombre » dira-t-on d’un homme si craintif qu’iln’ose plus marcher dans la rue. La peur joue des tours aux hommes lesplus avertis, elle nous trompe quand nous nous apercevons que ce quivient de la provoquer n’existe pas, et que nous avouons avoir eu une

    « sacrée frousse » pour rien. Si la prudence naît du trompe-l’œil descauses et des objets que nous attribuons à la peur, l’acceptation de lamort est souvent prise pour le meilleur moyen d’en différer les effets.Si l’idée que je puisse mourir ne m’angoisse plus – ce qui reste difficileà admettre – suis-je en meilleure posture pour me confronter à ce qui

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    est le plus terrifiant ? Dire : « Je n’ai pas peur de la mort » devrait êtreune condition idéale pour affirmer cette déduction : « Je n’ai donc peurde rien. » Ce raisonnement commun demeure caricatural à cause del’incrédulité qu’il suscite. Il fait sourire parce qu’il n’est rien d’autrequ’une manière plaisante de se moquer de la peur que la mort pourraitprovoquer le cas échéant. Je peux toujours me donner commealternative qu’il est préférable de mourir de rire que de mourir de peur,le fou rire de celui qui est en train de mourir, même s’il est l’ultimeréponse humaine au désarroi, me glace d’effroi.

    Guy de Maupassant, dans sa nouvelle intitulée La Peur , dit parlerde la « vraie peur » en la distinguant de tous les périls qui peuvent

    rendre la mort imminente. Cette peur-là n’aurait pas d’objetvisualisable, elle surgirait sans que celui qu’elle habite soit en mesurede reconnaître dans la réalité ce qui le terrifie. Ainsi la réalité de la peurserait la peur elle-même, tout entière, et non la cause de ce qui laproduit. Aucun raisonnement ne permettrait alors de suspendre sapuissance en conférant à sa violente manifestation une quelconqueorigine causale. La « vraie peur » ignorerait tout apprentissage de sapossible dissuasion. On peut découvrir les moyens de dominermomentanément l’angoisse, de maîtriser des craintes, mais la peurdemeure irréductible parce qu’elle abolit le sens de la prévision. Il esthabituel de se construire mentalement une certaine hiérarchie desappréhensions, entre l’anxiété et l’effroi, la « vraie peur » n’est pas ausommet de cette classification, elle est virtuellement présente aumoindre émoi comme l’instant imprévisible d’une ultime frayeur .Curieusement, certaines expressions – pétrifié par l’effroi, trembler depeur… – semblent indiquer des réactions corporelles presque contra-dictoires, comme si le désarroi provoqué par la peur adoptait, à l’insu

    même de la conscience, la figuration d’un comportement rendueprévisible par des stéréotypes de notre physionomie. Cettereconnaissance préalable des manifestations physiques de la peur,consignées par le langage, confirme que la peur se donne à voir et àlire. Mais le stéréotype n’impose pas pour autant un sens à la peur, il

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    est lui-même désarmé, il ne désigne a priori que ce que le corps estdestiné à rendre lisible, comme si je me voyais en train d’avoir peur.Ce regard demeure impersonnel, il reflète d’une manière spéculairepurement formelle l’état dans lequel je me trouve au moment où la peur me prend .

    Jamais le récit de la peur ne parvient vraiment à faire peur. Il suggèrel’impression de ce que peut être la peur en apprivoisant par son explici-tation les conditions de son apparition. Il n’y a pas de langage de lapeur. Ce qui ne manque pas d’exciter le narrateur enclin à mettre enscène la concaténation des détails de sa vertigineuse manifestation.Supposant une prédisposition humaine à la peur, l’anticipation d’une

    situation effrayante appelle un récit dans lequel le jeu des raisons d’êtreou non apeuré entraîne une réversibilité des causes et des effets. Ce quipermet de comprendre aussi pourquoi les manières de se défendrecontre la peur requièrent elles-mêmes le récit des raisons de ne pointavoir peur. Le récit de la peur joue le même rôle que l’éveil avant la find’un cauchemar, il arrête l’effroi en lui infligeant l’épreuve de la lumièredu jour. Le récit ne dit de la peur que ce qu’elle a été , tandis que celle-ci déporte le langage vers le silence de la terreur.

    Pour montrer qu’ils sont capables d’écouter des histoiresterrifiantes, les enfants aiment dire qu’ils n’ont peur de rien. Sans douteveulent-ils se prouver qu’ils sont plus forts que la peur elle-même. Ilsimaginent s’emparer de la puissance de ce qui les terrifie, non pour lachasser mais pour la défier. Ils sont prêts à se mesurer à une tellepuissance pour voir si elle restera gagnante. L’idée de ne pas avoir peurdu tout les incite à attendre des images ou des récits les plus effrayantsune perte de capacité à produire un instant d’effroi. Vaincre la peur

    ne se réduit pourtant pas à la faire disparaître. Et ce d’autant plus queson attraction accompagne les manières de la combattre. Les enfantsaiment trop « avoir la peur », ils découvrent avec elle l’intensité deleurs émotions. Si elle n’avait plus lieu d’être, elle retirerait à l’émotionla puissance interrogative que produit son inintelligibilité. La

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    disparition de la peur entraîne unedéréalisation du monde, commedans les jeux vidéo dont l’usage quotidien apprend aux enfants àsupprimer ce qui, dans le réel, devrait être l’objet de leurs frayeurs. Àla différence d’un récit terrifiant, le jeu vidéo ne suggère plus la peur,il l’annule par la stratégie.

    La suppression éventuelle de la peur dépend habituellement desmanières dont nous croyons prendre conscience de ses raisons d’être.Toutefois, l’ambiguïté de son apparition persiste, puisque dire : « Il n’ya aucune raison d’avoir peur » laisse entendre que « toutes les raisonssont bonnes pour avoir peur ». Pareille expectative semble bienexprimée par un proverbe – « Il ne faut trembler qu’on ne voie sa tête

    à ses pieds » – proverbe dont le sens de l’injonction est lui-mêmeéquivoque. Ce renversement du corps qui rend méconnaissable sapropre stature naturelle serait idéalement évité parun certain travail de la représentation . Une construction mentale, celle d’un récit quipermettrait de se représenter la figuration insensée que peut prendrela peur. Mais la peur se joue de la représentation, puisant l’apparencede sa raison d’être dans l’affolement d’un enchaînement des représen-tations. Elle rend hystérique le mouvement des représentations quitente de la conjurer. Et le corps se prête sans retenue aux brusqueségarements qu’entraîne ce qu’on appelle communément une « pertede sang-froid » lorsque le pouvoir rassurant de la représentations’effondre.

    Heureux le phobique pour qui la peur est focalisée sur un objet ! Illui suffit d’éviter de le voir. Certes, la réalité de ce qui apeure n’est pasaussi évidente. L’agoraphobe ou le claustrophobe ignorent les objetsdéfinis de leurs craintes, puisque l’un comme l’autre sont confrontés

    chaque jour à des espaces publics ouverts ou fermés. La phobie seraitune solution thérapeutique idéale si elle orientait l’angoisse sur desobjets rares. La peur extrapole son objet, elle adopte une forme d’autantplus diffuse qu’elle s’ancre dans l’espace urbain. Elle se soutient alorsd’une polyvalence active des menaces dont l’objectivation distinctive

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    n’est jamais rassurante, malgré tous les dispositifs sécuritaires mis enœuvre pour limiter l’impact de ses effets visibles. Elle devient latente,toujours susceptible d’être brusquement exacerbée par des événementsinattendus. Le pouvoir politique joue avec la peur, il trouve en sacapacité de rebondissement et de propagation, un moyen de tenir enétat d’alerte le « corps social ». Mais de ce jeu, il ne sort pas vainqueur

    Sans doute faut-il distinguer la peur du sentiment d’insécurité –lequel demeure un objet privilégié de la gestion politique de la viesociale. Si un acte de violence produit un effet d’objectivation desraisons d’avoir peur, il ne révèle pas pour autant ce qu’est la peur, il luidonne seulement un sens momentané. Le sentiment d’insécurité est une

    mise en représentation de la peur qui permet au pouvoir politique delégitimer de multiples mesures de contrôle préventif dans la viequotidienne. À lui seul, ce sentiment forge unsupport idéologiqueutilisable pour modéliser des types de comportement collectif. Quandse ressent l’échec des institutions à produire du sens, l’angoissecollective se focalise facilement sur le thème de l’insécurité. Il suffitpour le pouvoir politique, aidé par les médias, de montrer que l’insé-curité publique est une source de tracas quotidiens. Prenant une formeobsessionnelle, le sentiment d’insécurité demeure prédisposé às’entretenir de l’imaginaire des rumeurs inquiétantes concernantl’hypothétique recrudescence des agressions. Le pouvoir politique tentede démontrer sa capacité à maîtriser l’insécurité par la mise en placed’une relation plutôt retorse entre la prévention et la répression pouren diminuer l’ampleur, tout en arguant que celle-ci persiste comme uneplaie. Le pathos qu’engendre la confrontation à l’effondrement du sensdes organisations institutionnelles de la vie citadine se réfugie dans lespectacle de la disruption du lien social qui vient combler le vide du

    discours politique. Pour calmer les esprits, le recours à des stratégiesde médiation ne semble guère convaincre l’opinion publique qui douteaussi de l’efficacité des mesures adoptées lorsque celles-ci sont plusvisibles. Ce « sentiment d’insécurité » se soutient autant du leurre dela prévention que du déploiement ostensible des forces de protection.

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    Il est vrai qu’en deux ou trois décennies, la « peur en ville » a ététraitée de manière conceptuelle, et que sa gestion semble correspondreà un travail de requalification de la vie urbaine. Des dispositifs « concep-tualisés » visant à conjurer la peur dans l’espace public ont été mis enplace. Ainsi en est-il de la gestion des « liens de proximité ». Ce concept,dont le pouvoir pragmatique escompté est de limiter les risques del’insécurité par l’entretien du lien social, s’est imposé comme unealternative pour traiter de manière préventive le danger d’agression. Duseul point de vue conceptuel, tout se passe comme prévu : preuve enest donnée par la multiplication des modalités de médiation dansl’espace urbain qui prétendent régler les manifestations répétées de laviolence. Mais ce formalisme conceptuel de la médiation se heurte à

    une réalité des faits qu’il ne cesse d’utiliser comme fondement de sapropre légitimité. Du coup, le sentiment d’insécurité collective,exacerbé par l’imagination de « ce qui peut arriver » à chacun d’entrenous, est aussi l’expression de la séparation entre un langage institu-tionnel à vocation thérapeutique et la violence vécue dans la réalité. Lenouveau vocabulaire utilisé pour gérer les relations sociales ne semblepas avoir la capacité de réintroduire une croyance efficace en des valeurséthiques (comme celle du respect). Les concepts (citoyenneté,proximité…) requis pour assurer un renouveau du civisme, auraient puexercer le rôle d’un « retour des valeurs morales » ; ils ont échoué parceque la gestion trop instituée des relations sociales ne crée pas nécessai-rement de finalité éthique.

    Ce qui stimule le plus la peur, c’est l’absence de reconnaissance deson objet quand celui-ci ne semble plus pouvoir être circonscrit dansl’espace et dans le temps. Car la puissance de la peur tient à ladestruction virtuelle des catégories de l’espace et du temps. Les peurs

    infantiles ignorent la chronologie humaine, elles changent la forme deleur manifestation sans jamais disparaître. Chacun apprend engrandissant à se défendre contre elles, à les rendre insensées pourqu’elles ne perturbent point la raison, mais ce qui perdure, ce ne sontpas les objets de peur, c’est la forme contagieuseque prend la peur elle-

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    même. Cette forme de la peur qui exige de tout être humain, de toutecollectivité, qu’elle soit combattue par des « mises en scène ».L’acharnement à combattre la peur est un aspect fondamental dudevenir des sociétés. C’est la « mise en scène » de sa survie qui sembledonner à une société l’ultime raison téléologique de sa construction del’avenir. Et c’est la peur de son anéantissement qui stimule ses capacitésde résistance à la catastrophe.

    Cette scénographie contemporaine de la peur contagieuse semble deplus en plus réglée comme un spectacle mondial qui permet au mondedes hommes de s’imaginer combien sa destruction est rendue impossiblegrâce au déploiement immédiat d’une incroyable puissance de

    protection. Le principe est resté enfantin : il faut savoir se faire peur,très peur même, pour maîtriser la forme éminemment contagieuse dela peur. Ainsi, au mois de janvier 2004, la grippe aviaire a fait resurgirla menace d’une catastrophe qui s’annonçait terrifiante, puisque« l’humanisation du virus » aurait pu, par l’effet d’une contaminationmondiale, provoquer des millions de morts. Mais l’Organisationmondiale de la santé s’est faite plus rassurante en disant que, malgréquelques cas douteux, les précautions sanitaires prises en toute urgencedevaient empêcher un tel fléau. Si les scènes d’abattage systématiquedes poulets sont venues donner la preuve plutôt affolante de cette miseen œuvre de la prévoyance, elles ont cependant provoqué la hantised’une contamination extraterritoriale. Ce retour de la peur virale était-il dû au souvenir de l’épidémie du syndrome respiratoire aigu sévère(Sras) qui avait produit l’an passé un début de psychose collective,surtout en Asie ? Les images télévisuelles montraient combien lavirulence d’un sentiment d’angoisse collective entraîne une transfor-mation immédiate et rapide des comportements dans la vie quotidienne

    et dans l’espace public. Les incertitudes n’étaient pourtant pas lesmêmes : rien ne prouvait que l’épizootie s’étendrait à l’espèce humaine.Si c’était le cas, la confection et la mise en place à grande échelle d’unvaccin qui empêcherait la mort en masse s’avéraient plus complexes. Ilsemblait que plus vite les poulets disparaîtraient, moins il y aurait de

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    chance que le virus ait le temps de muter et d’atteindre l’homme lui-même. Mais il aurait suffi que quelques humains eussent été reconnuscomme victimes de la grippe aviaire pour laisser se répandre la rumeurqu’un désastre mondial avait peut-être déjà commencé.

    Jusqu’à présent, la légionellose, qui n’est pas contagieuse, a durantquelques mois provoqué une peur beaucoup plus vive. La menace, ilest vrai, frappait le territoire français. L’incrédulité manifestée à l’égardde l’ampleur qu’aurait pu prendre l’épidémie aviaire tenait d’abord àl’éloignement des territoires tenus pour dangereux. Le Sras était, pourainsi dire, arrivé dans différents pays occidentaux « par avion ». Pareilleincrédulité, parfois ironique, n’est pas la preuve d’une quelconque

    irresponsabilité, elle est un moyen classique de résistance contre l’irré-sistible progression d’une panique. Elle semble bien vouloir dire quetoute société « active » ses objets de peur pour mesurer, de manièreplutôt imaginaire, l’efficacité des moyens de se prémunir. Laconstruction d’un gigantesque scénario de catastrophe, légitimée parl’émergence d’un risque majeur, suppose qu’il faille envisager le pirepour qu’il ne se produise pas. L’éradication ostensible des foyers decontagion, en se limitant aux territoires où le danger demeure patent,écarte temporairement la menace. Mais la propagation d’un virus nedéfie pas seulement l’ordre prophylactique mondial, il est aussi un défilancé à l’ordre symbolique des sociétés. Quand les « éleveurs de coqs »thaïlandais revendiquaient une conception sanitaire liée à la culture deleur pays, ils laissaient bien entendre que, si un virus est transculturel,les manières de le combattre appartiennent d’abord à la société qui setrouve être la plus directement menacée.

    Il est commun d’affirmer que les peurs sont ancestrales ou infantiles

    pour désigner les effets surprenants du retour de notre « archéologiehumaine ». Guy de Maupassant dit que « la vraie peur, c’est quelquechose comme une réminiscence des terreurs fantastiques d’autrefois».Signes inéluctables d’une régression, les effets de la peur feraient réappa-raître des comportements archaïques. Peu importe que cela soit vrai

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    ou faux, il est indéniable qu’un pareil postulat permet aux sociétésmodernes de démontrer leur capacité à contrôler la réactivation de ces« vieilles terreurs ». La pandémie révèle l’archéologie des sociétéscontemporaines en les plongeant momentanément dans un état dedésarroi. Avec le Sras, on l’a vu en Chine, toute une société peut setrouver acculée à changer ses comportements usuels pour se protéger,pour se mettre « en état de survie ». Le port du masque hygiénique,quoiqu’il fut un moyen efficace contre la circulation du virus, signifiaitbien que tout individu devenait un danger potentiel. C’était la massecirculante des individus aux bouches masquées qui entretenait elle-même la représentation d’une hantise quotidienne de la contagion. Lamise en place des dispositifs de contrôle sanitaire contre un grave

    danger ressemble à la répétition d’un exercice de simulation. La peurelle-même épouse la forme virale, elle peut se propager de la mêmemanière que le virus. C’est le stéréotype fondamental de cettearchéologie : la relation mimétique entre les comportements adoptéspour conjurer la peur virale et les modalités de contamination par levirus resterait l’origine de cette croyance primitive en une réactivationde l’instinct de conservation. Mais plus ces dispositifs de préventiondeviennent ostentatoires, plus ils augmentent la vitesse d’expansion del’angoisse collective. La société – tel un corps social menacé de partout –se trouve contrainte de se voir en miroir de sa possible décomposition.On comprend pourquoi le phénomène de contagion inspire la science-fiction : la vision de scénographies d’une vie quotidienne de plus enplus apeurée impose cette projection futuriste d’un éventuel retour àl’état sauvage. Au contraire, la gestion sanitaire d’une épidémie semblemontrer idéalement comment les mesures appliquées sont des signes« géopolitiques » de comportements civiques. Il ne s’agit plus, pourune nation, de cacher l’ampleur du danger, mais d’entretenir le théâtre

    médiatique mondial de l’éradication de ses causes.

    On admet qu’une société se réfléchit dans les effets que produisentles maladies qui la menacent, on en prend pour preuve les progrès scienti-fiques qui en découlent. Réflecteur de l’organisation d’une société, la peur

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    l’ampleur des menaces, à passer de l’état d’alerte à l’état d’exception,la peur étant une arme fondamentale de légitimation du pouvoirtotalitaire. Autant dire que la peur contagieuse, même si elle paraît êtreune forme archéologique des peurs humaines, n’est pas près dedisparaître. Et malgré les circonstances nouvelles, malgré les techno-logies nouvelles qui permettent de la provoquer ou d’en limiter les effetsdestructeurs, elle semble bien persister dans sa forme archaïquetoujours réactualisée.

    En effet, ce qui demeure étonnant, c’est que la peur, malgré la gestionpolitique et médiatique dont elle fait l’objet, reste une émotion. Elle abeau être manipulable, manipulée, transformée en sentiment d’insé-

    curité, elle a beau être provoquée, elle reste une émotion, voire l’originemême de nos émotions. Si elle peut devenir, par la circonscription deses objets, de ses raisons d’être, la source de comportements, elle resteirréductible malgré les modes d’objectivation de ses manifestations quiviennent lui donner un sens. Elle échappe au processus de réflexivitéde la gestion des risques parce que son traitement spéculaire n’anéantitpas le fait qu’elle demeure « en puissance ». Certes, la réflexivité est unmoyen de la soumettre aux procédures objectives de sa résolution, maiscela suppose qu’elle ait le statut d’une défaillance de la raison.L’apologie contemporaine de la réflexivité qui semble garantir l’opti-misation d’une gestion des risques ne peut que mépriser la peurtoujours susceptible de provoquer le retour de l’insensé. Le protec-tionnisme de la survie nous apprend à avoir honte de la peur elle-même,comme s’il n’était pas digne d’un être humain de se laisser effrayer. Cequi est une manière de déconsidérer combien la peur est fondamenta-lement liée à l’instinct de vie, telle l’irruption émotionnelle de sastimulation. Demeurant ce qui fait lien entre l’instinct de vie et l’instinct

    de mort, la peur ébranle l’ordre des représentations qu’impose lagestion contemporaine de la survie. Elle recrée toujours cette tensiondes contraires qui donne à l’ambivalence affective toute sa puissanceémotionnelle.