10
La poésie romantique – corpus Mme de Staël, De l’Allemagne, 1810 Lire sur Gallica les chapitres X (« De la poésie ») et XI De la poésie classique et de la poésie romantique ») : ftp://ftp.bnf.fr/062/N0623288_PDF_1_-1DM.pdf Musset, La confession d’un enfant du siècle, 1836 Texte intégral : http://www.bouquineux.com/pdf/Musset- La_Confession_d_un_enfant_du_siecle.pdf Lire le chapitre II Extrait du chapitre X : « La poésie lyrique s'exprime au nom de l'auteur même; ce n'est plus dans un personnage qu'il se transporte, c'est en lui-même [278] qu'il trouve les divers mouvements dont il est animé: J.-B. Rousseau dans ses odes religieuses, Racine dans Athalie, se sont montrés poëtes lyriques; ils étoient nourris des psaumes et pénétrés d'une foi vive; néanmoins les difficultés de la langue et de la versification française s'opposent presque toujours à l'abandon de l'enthousiasme. On peut citer des strophes admirables dans quelques unes de nos odes; mais y en a-t-il une entière dans laquelle le dieu n'ait point abandonné le poëte? De beaux vers ne sont pas de la poésie; l'inspiration dans les arts est une source inépuisable qui vivifie depuis la première parole jusqu'à la dernière: amour, patrie, croyance, tout doit être divinisé dans l'ode, c'est l'apothéose du sentiment: il faut, pour concevoir la vraie grandeur de la poésie lyrique, errer par la rêverie dans les régions éthérées, oublier le bruit de la terre en écoutant l'harmonie céleste, et considérer l'univers entier comme un symbole des émotions de l'âme. L'énigme de la destinée humaine n'est de rien pour la plupart des hommes; le poëte l'a toujours présente à l'imagination. L'idée de la mort, qui décourage les esprits vulgaires, rend le génie plus audacieux, et le mélange des beautés de la nature et des terreurs de la destruction excite je ne sais quel délire de bonheur et d'effroi, sans lequel l'on ne peut ni comprendre ni décrire le spectacle de ce monde. La poésie lyrique ne raconte rien, ne s'astreint en rien à la succession des temps, ni aux limites des lieux; elle plane sur les pays et sur les siècles; elle donne de la durée à ce moment sublime pendant lequel l'homme s'élève au-dessus des peines et des plaisirs de la vie. Il se sent au milieu des merveilles du monde comme un être à la fois créateur et créé, qui doit mourir et qui ne peut cesser d'être, et dont le cœur tremblant et fort en même temps s'enorgueillit en lui-même et se prosterne devant Dieu. Les Allemands réunissant tout à la fois, ce qui est très rare, l'imagination et le recueillement contemplatif, sont plus capables que la plupart des autres nations de la poésie lyrique. Les modernes ne peuvent se passer d'une certaine profondeur d'idées dont une religion spiritualiste leur a donné l'habitude; et si cependant cette profondeur n'étoit point revêtue d'images, ce ne seroit pas de la poésie: il faut donc que la nature [280] grandisse aux yeux de l'homme pour qu'il puisse s'en servir comme de l'emblème de ses pensées. Les bosquets, les fleurs et les ruisseaux suffisoient aux poëtes du paganisme; la solitude des forêts, l'Océan sans bornes, le ciel étoilé peuvent à peine exprimer l'éternel et l'infini dont l'âme des chrétiens est remplie. »

La poésie romantique : corpus de textes

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: La poésie romantique : corpus de textes

La poésie romantique – corpus

Mme de Staël, De l’Allemagne, 1810Lire sur Gallica les chapitres X (« De la poésie ») et XI (« De la poésie classique et de la poésie romantique ») : ftp://ftp.bnf.fr/062/N0623288_PDF_1_-1DM.pdfMusset, La confession d’un enfant du siècle, 1836Texte intégral : http://www.bouquineux.com/pdf/Musset-La_Confession_d_un_enfant_du_siecle.pdfLire le chapitre II

Extrait du chapitre X : « La poésie lyrique s'exprime au nom de l'auteur même; ce n'est plus dans un personnage qu'il se transporte, c'est en lui-même [278] qu'il trouve les divers mouvements dont il est animé: J.-B. Rousseau dans ses odes religieuses, Racine dans Athalie, se  sont montrés poëtes lyriques; ils étoient nourris des psaumes et pénétrés d'une foi vive; néanmoins les difficultés de la langue et   de   la   versification   française   s'opposent  presque   toujours   à   l'abandon  de   l'enthousiasme.  On  peut   citer   des   strophes admirables dans quelques unes de nos odes; mais y en a-t-il une entière dans laquelle le dieu n'ait point abandonné le poëte? De beaux vers ne sont pas de la poésie; l'inspiration dans les arts est une source inépuisable qui vivifie depuis la première parole jusqu'à la dernière: amour, patrie, croyance, tout doit être divinisé dans l'ode, c'est l'apothéose du sentiment: il faut,  pour concevoir la vraie grandeur de la poésie lyrique, errer par la rêverie dans les régions éthérées, oublier le bruit de la terre en écoutant l'harmonie céleste, et considérer l'univers entier comme un symbole des émotions de l'âme.

L'énigme de  la  destinée humaine n'est  de  rien  pour   la  plupart  des  hommes;   le  poëte  l'a   toujours  présente  à l'imagination. L'idée de la mort, qui décourage les esprits vulgaires, rend le génie plus audacieux, et le mélange des beautés de la nature et des terreurs de la destruction excite je ne sais quel délire de bonheur et d'effroi, sans lequel  l'on ne peut ni comprendre ni décrire le spectacle de ce monde. La poésie lyrique ne raconte rien, ne s'astreint en rien à la succession des  temps, ni aux limites des lieux; elle plane sur les pays et sur les siècles; elle donne de la durée à ce moment sublime pendant lequel l'homme s'élève au-dessus des peines et des plaisirs de la vie. Il se sent au milieu des merveilles du monde comme un être à la fois créateur et créé, qui doit mourir et qui ne peut cesser d'être, et dont le cœur tremblant et fort en même temps  s'enorgueillit en lui-même et se prosterne devant Dieu.

Les Allemands réunissant tout à la fois, ce qui est très rare, l'imagination et le recueillement contemplatif, sont plus capables que la plupart des autres nations de la poésie lyrique. Les modernes ne peuvent se passer d'une certaine profondeur d'idées dont une religion spiritualiste leur a donné l'habitude; et si cependant cette profondeur n'étoit point revêtue d'images, ce ne seroit pas de la poésie: il faut donc que la nature [280] grandisse aux yeux de l'homme pour qu'il puisse s'en servir comme de l'emblème de ses pensées. Les bosquets, les fleurs et les ruisseaux suffisoient aux poëtes du paganisme; la solitude des forêts,  l'Océan sans bornes, le ciel étoilé peuvent à peine exprimer l'éternel et l'infini dont l'âme des chrétiens est remplie. »

Page 2: La poésie romantique : corpus de textes

Lamartine, Méditations poétiques, 1820

Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,Dans la nuit éternelle emportés sans retour,Ne pourrons-nous jamais sur l’océan des âgesJeter l’ancre un seul jour ?

Ô lac ! L’année à peine a fini sa carrière,Et près des flots chéris qu’elle devait revoir,Regarde ! Je viens seul m’asseoir sur cette pierreOù tu la vis s’asseoir !

Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes,Ainsi tu te brisais sur leurs flancs déchirés,Ainsi le vent jetait l’écume de tes ondesSur ses pieds adorés.

Un soir, t’en souvient-il ? nous voguions en silence ;On n’entendait au loin, sur l’onde et sous les cieux,Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadenceTes flots harmonieux.

Tout à coup des accents inconnus à la terreDu rivage charmé frappèrent les échos ;Le flot fut attentif, et la voix qui m’est chèreLaissa tomber ces mots :

« Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices !Suspendez votre cours :Laissez-nous savourer les rapides délicesDes plus beaux de nos jours !

« Assez de malheureux ici-bas vous implorent,Coulez, coulez pour eux ;Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent ;Oubliez les heureux.

« Mais je demande en vain quelques moments encore,Le temps m’échappe et fuit ;Je dis à cette nuit : Sois plus lente ; et l’auroreVa dissiper la nuit.

« Aimons donc, aimons donc ! De l’heure fugitive,Hâtons-nous, jouissons !L’homme n’a point de port, le temps n’a point de rive ;Il coule, et nous passons ! »

Temps jaloux, se peut-il que ces moments d’ivresse,Où l’amour à longs flots nous verse le bonheur, S’envolent loin de nous de la même vitesseQue les jours de malheur ?

Eh quoi ! n’en pourrons-nous fixer au moins la trace ?Quoi ! passés pour jamais ! quoi ! tout entiers perdus !Ce temps qui les donna, ce temps qui les efface,Ne nous les rendra plus !

Éternité, néant, passé, sombres abîmes,Que faites-vous des jours que vous engloutissez ?Parlez : nous rendrez-vous ces extases sublimesQue vous nous ravissez ?

Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure !Vous, que le temps épargne ou qu’il peut rajeunir,Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,Au moins le souvenir !

Qu’il soit dans ton repos, qu’il soit dans tes orages,Beau lac, et dans l’aspect de tes riants coteaux,

Page 3: La poésie romantique : corpus de textes

Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvagesQui pendent sur tes eaux.

Qu’il soit dans le zéphyr qui frémit et qui passe,Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés,Dans l’astre au front d’argent qui blanchit ta surfaceDe ses molles clartés.

Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,Que les parfums légers de ton air embaumé,Que tout ce qu’on entend, l’on voit ou l’on respire,Tout dise : Ils ont aimé !

Lamartine, Méditations poétiques, 1820

Mon cœur, lassé de tout, même de l'espérance, N'ira plus de ses vœux importuner le sort ; Prêtez-moi seulement, vallon de mon enfance, Un asile d'un jour pour attendre la mort. 

Voici l'étroit sentier de l'obscure vallée : Du flanc de ces coteaux pendent des bois épais, Qui, courbant sur mon front leur ombre entremêlée, Me couvrent tout entier de silence et de paix. 

Là, deux ruisseaux cachés sous des ponts de verdure Tracent en serpentant les contours du vallon ; Ils mêlent un moment leur onde et leur murmure, Et non loin de leur source ils se perdent sans nom. 

La source de mes jours comme eux s'est écoulée ; Elle a passé sans bruit, sans nom et sans retour : Mais leur onde est limpide, et mon âme troublée N'aura pas réfléchi les clartés d'un beau jour. 

La fraîcheur de leurs lits, l'ombre qui les couronne, M'enchaînent tout le jour sur les bords des ruisseaux, Comme un enfant bercé par un chant monotone, Mon âme s'assoupit au murmure des eaux. 

Ah ! c'est là qu'entouré d'un rempart de verdure, D'un horizon borné qui suffit à mes yeux, J'aime à fixer mes pas, et, seul dans la nature, A n'entendre que l'onde, à ne voir que les cieux. 

J'ai trop vu, trop senti, trop aimé dans ma vie ; Je viens chercher vivant le calme du Léthé. Beaux lieux, soyez pour moi ces bords où l'on oublie : L'oubli seul désormais est ma félicité. 

Mon coeur est en repos, mon âme est en silence ; Le bruit lointain du monde expire en arrivant, Comme un son éloigné qu'affaiblit la distance, A l'oreille incertaine apporté par le vent. 

D'ici je vois la vie, à travers un nuage, S'évanouir pour moi dans l'ombre du passé ; L'amour seul est resté, comme une grande image Survit seule au réveil dans un songe effacé. 

Repose-toi, mon âme, en ce dernier asile, Ainsi qu'un voyageur qui, le cœur plein d'espoir, S'assied, avant d'entrer, aux portes de la ville, Et respire un moment l'air embaumé du soir. 

Comme lui, de nos pieds secouons la poussière ; L'homme par ce chemin ne repasse jamais ; Comme lui, respirons au bout de la carrière Ce calme avant-coureur de l'éternelle paix. 

Page 4: La poésie romantique : corpus de textes

Tes jours, sombres et courts comme les jours d'automne, Déclinent comme l'ombre au penchant des coteaux ; L'amitié te trahit, la pitié t'abandonne, Et seule, tu descends le sentier des tombeaux. 

Mais la nature est là qui t'invite et qui t'aime ; Plonge-toi dans son sein qu'elle t'ouvre toujours Quand tout change pour toi, la nature est la même, Et le même soleil se lève sur tes jours. 

De lumière et d'ombrage elle t'entoure encore : Détache ton amour des faux biens que tu perds ; Adore ici l'écho qu'adorait Pythagore, Prête avec lui l'oreille aux célestes concerts. 

Suis le jour dans le ciel, suis l'ombre sur la terre ; Dans les plaines de l'air vole avec l'aquilon ; Avec le doux rayon de l'astre du mystère Glisse à travers les bois dans l'ombre du vallon. 

Dieu, pour le concevoir, a fait l'intelligence : Sous la nature enfin découvre son auteur ! Une voix à l'esprit parle dans son silence : Qui n'a pas entendu cette voix dans son cœur ?

Page 5: La poésie romantique : corpus de textes

Hugo, Cromwell, 1827, « Préface » :Texte intégral : http://ceacy.free.fr/mpx-bis/cromwell.pdf

Hugo, Les voix intérieures, 1837, « A Albert Dürer »

Dans les vieilles forêts où la sève à grands flotsCourt du fût1 noir de l'aulne au tronc blanc des bouleaux,Bien des fois, n'est-ce pas ? à travers la clairière,Pâle, effaré, n'osant regarder en arrière,Tu t'es hâté, tremblant et d'un pas convulsif,O mon maître Albert Düre, ô vieux peintre pensif !

On devine, devant tes tableaux qu'on vénère,Que dans les noirs taillis ton oeil visionnaireVoyait distinctement, par l'ombre recouverts,Le faune2 aux doigts palmés, le sylvain3 aux yeux verts,Pan4, qui revêt de fleurs l'antre où tu te recueilles,Et l'antique dryade5 aux mains pleines de feuilles.

Une forêt pour toi, c'est un monstre hideux.Le songe et le réel s'y mêlent tous les deux.Là se penchent rêveurs les vieux pins, les grands ormesDont les rameaux tordus font cent coudes difformes,Et, dans ce groupe sombre agité par le vent,Rien n'est tout à fait mort ni tout à fait vivant.Le cresson boit ; l'eau court ; les frênes sur les pentes,Sous la broussaille horrible et les ronces grimpantes,Contractent lentement leurs pieds noueux et noirs.Les fleurs au cou de cygne ont des lacs pour miroirs ;Et sur vous qui passez et l'avez réveillée,Mainte chimère étrange à la gorge écaillée,D'un arbre entre ses doigts serrant ses larges nœuds,Du fond d'un antre obscur fixe un oeil lumineux.O végétation ! esprit ! matière ! force !Couverte de peau rude ou de vivante écorce!Aux bois, ainsi que toi, je n'ai jamais erré,Maître, sans qu'en mon cœur l'horreur ait pénétré,Sans voir tressaillir l'herbe, et, par le vent bercées,Pendre à tous les rameaux de confuses pensées.Dieu seul, ce grand témoin des faits mystérieux,Dieu seul le sait, souvent, en de sauvages lieux,J'ai senti, moi qu'échauffe une secrète flamme,Comme moi palpiter et vivre avec une âme,Et rire, et se parler dans l'ombre à demi-voixLes chênes monstrueux qui remplissent les bois.

(Gravures d’Albrecht Dürer : http://www.ibiblio.org/wm/paint/auth/durer/engravings/)

1 Partie du tronc d’un arbre ne présentant pas de rameaux.2 Divinité champêtre de la mythologie romaine (ayant un corps velu, des pieds de chèvre et des oreilles en pointe)3 Génie des bois dans la mythologie romaine4 divinité de la Nature, protecteur des bergers et des troupeaux. Il est souvent identifié à Phanès ou Protogonos. Au cœur de la tradition orphique, il en est le dieu unique.5 Nymphe des forêts

Page 6: La poésie romantique : corpus de textes

Hugo, Les Orientales, 1829, « L’enfant »

L'enfant"Ô horror ! horror ! horror !", W. Shakespeare, Macbeth

Les Turcs ont passé là. Tout est ruine et deuil. Chio, l'île des vins, n'est plus qu'un sombre écueil, Chio, qu'ombrageaient les charmilles, Chio, qui dans les flots reflétait ses grands bois, Ses coteaux, ses palais, et le soir quelquefois Un chœur dansant de jeunes filles. 

Tout est désert. Mais non ; seul près des murs noircis, Un enfant aux yeux bleus, un enfant grec, assis, Courbait sa tête humiliée ; Il avait pour asile, il avait pour appui Une blanche aubépine, une fleur, comme lui Dans le grand ravage oubliée. 

Ah ! pauvre enfant, pieds nus sur les rocs anguleux ! Hélas ! pour essuyer les pleurs de tes yeux bleus Comme le ciel et comme l'onde, Pour que dans leur azur, de larmes orageux, Passe le vif éclair de la joie et des jeux, Pour relever ta tète blonde, 

Que veux-tu ? Bel enfant, que te faut-il donner Pour rattacher gaîment et gaîment ramener En boucles sur ta blanche épaule Ces cheveux, qui du fer n'ont pas subi l'affront, Et qui pleurent épars autour de ton beau front, Comme les feuilles sur le saule ? 

Qui pourrait dissiper tes chagrins nébuleux ? Est-ce d'avoir ce lys, bleu comme tes yeux bleus, Qui d'Iran borde le puits sombre ? Ou le fruit du tuba, de cet arbre si grand, Qu'un cheval au galop met, toujours en courant, Cent ans à sortir de son ombre ? 

Veux-tu, pour me sourire, un bel oiseau des bois, Qui chante avec un chant plus doux que le hautbois, Plus éclatant que les cymbales ? Que veux-tu ? fleur, beau fruit, ou l'oiseau merveilleux ? - Ami, dit l'enfant grec, dit l'enfant aux yeux bleus, Je veux de la poudre et des balles.

Page 7: La poésie romantique : corpus de textes

Hugo, Les rayons et les ombres, 1840, « Fonction du poète »

Dieu le veut, dans les temps contraires,Chacun travaille et chacun sert.Malheur à qui dit à ses frères :Je retourne dans le désert !Malheur à qui prend ses sandalesQuand les haines et les scandalesTourmentent le peuple agité !Honte au penseur qui se mutileEt s'en va, chanteur inutile,Par la porte de la cité !

Le poète en des jours impiesVient préparer des jours meilleurs.ll est l'homme des utopies,Les pieds ici, les yeux ailleurs.C'est lui qui sur toutes les têtes,En tout temps, pareil aux prophètes,Dans sa main, où tout peut tenir,Doit, qu'on l'insulte ou qu'on le loue,Comme une torche qu'il secoue,Faire flamboyer l'avenir !

Il voit, quand les peuples végètent !Ses rêves, toujours pleins d'amour,Sont faits des ombres que lui jettentLes choses qui seront un jour.On le raille. Qu'importe ! il pense.Plus d'une âme inscrit en silenceCe que la foule n'entend pas.Il plaint ses contempteurs frivoles ;Et maint faux sage à ses parolesRit tout haut et songe tout bas !

Peuples! écoutez le poète !Ecoutez le rêveur sacré !Dans votre nuit, sans lui complète,Lui seul a le front éclairé.Des temps futurs perçant les ombres,Lui seul distingue en leurs flancs sombresLe germe qui n'est pas éclos.Homme, il est doux comme une femme.Dieu parle à voix basse à son âmeComme aux forêts et comme aux flots.

C'est lui qui, malgré les épines,L'envie et la dérision,Marche, courbé dans vos ruines,Ramassant la tradition.De la tradition fécondeSort tout ce qui couvre le monde,Tout ce que le ciel peut bénir.Toute idée, humaine ou divine,Qui prend le passé pour racine,A pour feuillage l'avenir.

Il rayonne! il jette sa flammeSur l'éternelle vérité !Il la fait resplendir pour l'âmeD'une merveilleuse clarté.Il inonde de sa lumièreVille et désert, Louvre et chaumière,Et les plaines et les hauteurs ;A tous d'en haut il la dévoile;Car la poésie est l'étoileQui mène à Dieu rois et pasteurs !

Page 8: La poésie romantique : corpus de textes

Nerval, Les Chimères, 1853

Vers dorésEh quoi ! tout est sensible ! PYTHAGORE

Homme ! libre penseur - te crois-tu seul pensant Dans ce monde où la vie éclate en toute chose :Des forces que tu tiens ta liberté dispose, Mais de tous tes conseils l'Univers est absent.

Respecte dans la bête un esprit agissant : Chaque fleur est une âme à la Nature éclose; Un mystère d'amour dans le métal repose :« Tout est sensible ! » - Et tout sur ton être est puissant !

Crains, dans le mur aveugle, un regard qui t'épie : A la matière même un verbe est attaché... Ne la fais pas servir à quelque usage impie !

Souvent dans l'être obscur habite un Dieu caché; Et comme un œil naissant couvert par ses paupières, Un pur esprit s'accroît sous l'écorce des pierres !

El Desdichado

Je suis le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé,Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie :Ma seule Étoile est morte, – et mon luth constelléPorte le Soleil noir de la Mélancolie.

Dans la nuit du Tombeau, Toi qui m’as consolé,Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie,La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé,Et la treille où le Pampre à la Rose s’allie.

Suis-je Amour ou Phébus ?… Lusignan ou Biron ?Mon front est rouge encor du baiser de la Reine ;J’ai rêvé dans la Grotte où nage la sirène…

Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron :Modulant tour à tour sur la lyre d’OrphéeLes soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.