23
Épreuve de contrôle CHAPITRE 1 La psychologie évolutionniste Au cœur de la forêt amazonienne résonne parfois le tohu-bohu des affron- tements auxquels se livrent les membres des tribus Yanomanö. Une jalousie trop longtemps contenue, des soupçons de rapines, un honneur bafoué peuvent déclencher des combats à la massue parfois mortels. Sous le soleil écrasant du Kalahari, il était autrefois possible d’assister aux duels entre des chasseurs. Kung San. La principale occupation des chevaliers du Moyen Âge n’était pas la guerre mais la joute qui leur permettait de batailler entre pairs (Duby, 1985). Nombre de gentilshommes sont morts, une rapière chée dans l’estomac, avant que Louis XIII ne menace les duellistes de pendaison. Dans beaucoup de cultures, et tout au long de l’histoire, on trouve des épisodes similaires. Quelles sont leurs caractéristiques communes ? Ces combats semblent être l’apanage de la gent masculine. Ils ont souvent pour effet d’asseoir l’ascendant du vainqueur sur le vaincu : celui qui sort victorieux de telles confrontations accroît son statut hiérarchique au sein du groupe. Comment expliquer de tels actes ? Comment expliquer l’agressivité et les risques encourus dans la quête de dominance ? Comment expliquer que les hommes soient les principaux protagonistes de ces affrontements ? Plusieurs réponses sont possibles. Certaines mettent l’accent sur les aspects psychologiques comme le modèle de l’agression proposé par Anderson et Bushman selon lequel les conduites agressives se déclenchent souvent pour défendre son honneur ou sa place dans le groupe (Anderson & Bushman, 2002). D’autres soulignent le rôle des facteurs physiologiques, tels que le taux de testostérone. Celui-ci est en effet corrélé à la fréquence des comportements violents ainsi qu’à la position hiérarchique, en particulier chez les hommes (Mazur & Booth, 1997). Les psychologues évolutionnistes proposent d’autres réponses, touchant à un autre niveau d’explication. Ils cherchent à expliquer pourquoi nous avons ces réponses psychologiques ou physiologiques. Ils peuvent

La psychologie évolutionniste ôlel2c2.isc.cnrs.fr/drupal7/sites/default/files/2009... · La psychologie évolutionniste se situe au confluent de deux démarches : d’un côté

  • Upload
    others

  • View
    3

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Épreuve de contrôle

CHAPITRE 1

La psychologie évolutionniste

Au cœur de la forêt amazonienne résonne parfois le tohu-bohu des affron-tements auxquels se livrent les membres des tribus Yanomanö. Une jalousie trop longtemps contenue, des soupçons de rapines, un honneur bafoué peuvent déclencher des combats à la massue parfois mortels. Sous le soleil écrasant du Kalahari, il était autrefois possible d’assister aux duels entre des chasseurs. Kung San. La principale occupation des chevaliers du Moyen Âge n’était pas la guerre mais la joute qui leur permettait de batailler entre pairs (Duby, 1985). Nombre de gentilshommes sont morts, une rapière fichée dans l’estomac, avant que Louis XIII ne menace les duellistes de pendaison. Dans beaucoup de cultures, et tout au long de l’histoire, on trouve des épisodes similaires. Quelles sont leurs caractéristiques communes ? Ces combats semblent être l’apanage de la gent masculine. Ils ont souvent pour effet d’asseoir l’ascendant du vainqueur sur le vaincu : celui qui sort victorieux de telles confrontations accroît son statut hiérarchique au sein du groupe. Comment expliquer de tels actes ? Comment expliquer l’agressivité et les risques encourus dans la quête de dominance ? Comment expliquer que les hommes soient les principaux protagonistes de ces affrontements ?

Plusieurs réponses sont possibles. Certaines mettent l’accent sur les aspects psychologiques comme le modèle de l’agression proposé par Anderson et Bushman selon lequel les conduites agressives se déclenchent souvent pour défendre son honneur ou sa place dans le groupe (Anderson & Bushman, 2002). D’autres soulignent le rôle des facteurs physiologiques, tels que le taux de testostérone. Celui-ci est en effet corrélé à la fréquence des comportements violents ainsi qu’à la position hiérarchique, en particulier chez les hommes (Mazur & Booth, 1997). Les psychologues évolutionnistes proposent d’autres réponses, touchant à un autre niveau d’explication. Ils cherchent à expliquer pourquoi nous avons ces réponses psychologiques ou physiologiques. Ils peuvent

Épreuve de contrôle

12 Jean-Baptiste Van der Henst & Hugo Mercier

ainsi souligner le caractère crucial et récurrent des relations de dominance dans les groupes humains (Cummins, 1996). Nous avons évolué, pensent-ils, pour savoir gérer ces relations, trouver notre place dans la hiérarchie et si possible en gravir les échelons.

Les psychologues évolutionnistes tirent leur inspiration de la théorie biolo-gique de l’évolution, et plus particulièrement de la « synthèse moderne » édifiée au cours du siècle précédent sur les fondations posées par Darwin (Darwin, 1859, voir Mark Ridley, 1997, pour un compte rendu récent de la synthèse moderne). Il est maintenant admis que l’Homo sapiens est le fruit d’un long processus évolutif qui en fait le descendant des bactéries et des poissons, le proche cousin des primates et le dernier représentant d’une famille autrefois foisonnante d’Homo erectus, habilis, neanderthalensis et d’Australopithecus. Des généticiens aux paléontologues, de nombreux chercheurs utilisent les théories évolutionnistes pour mieux comprendre la manière dont l’homme a évolué physiquement. Si nous acceptons facilement que l’évolution ait façonné notre corps, nous sommes plus réticents à admettre qu’elle ait fait de même avec notre esprit. Depuis le début du XXe siècle, une grande partie des sciences humaines voit l’esprit comme une cire vierge sur laquelle l’environnement et la culture impriment leurs empreintes. Les anthropologues et sociologues insistent sur les forces sociales et culturelles qui façonnent notre identité. La psychologie a longtemps été dominée par le courant béhavioriste attribuant à l’environnement la capacité exclusive d’engendrer tous les comportements. Plus récemment, les sciences cognitives dont certains courants se sont construits en opposition au béhaviorisme ont pu renforcer ce credo en considérant les mécanismes mentaux comme très généraux et capables d’incorporer toute sorte d’informations. Cette démarche s’accorde avec l’intuition pour accréditer l’idée que ce sont l’éducation et la culture qui forgent nos esprits.

Des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent contre cette image de l’es-prit humain comme une tabula rasa. Pour les psychologues évolutionnistes, les processus sélectifs qui ont mené à l’homme moderne doivent être pris en compte lorsqu’on souhaite comprendre comment fonctionne l’esprit. Selon eux, des capacités aussi diverses que le langage, la séduction, le calcul ou encore la reconnaissance des visages sont en partie des héritages de l’évolution. Ils s’appuient en particulier sur un mécanisme : la sélection naturelle. C’est sur cette théorie, décrite par Darwin il y a 150 ans, que repose aujourd’hui encore la majeure partie de la biologie de l’évolution. Étant donné son rôle crucial dans les explications qui vont suivre, il est bon d’en rappeler brièvement le prin-cipe. Étonnamment simple, il s’applique à toute population dont les individus possèdent les quatre caractéristiques suivantes : (I) ils se reproduisent, (II) ils ne sont pas tous identiques, (III) certaines différences ont un effet sur le taux de reproduction, et (IV) ces différences sont au moins partiellement héritables. Cela signifie que toute population dans laquelle certains individus laissent

Épreuve de contrôle

13La psychologie évolutionniste

plus de descendants que les autres, et dans laquelle les enfants ressemblent plus à leurs parents qu’aux autres membres de la population, est soumise au processus de sélection naturelle. Le principe est donc le suivant : si elles sont héritables, les caractéristiques qui donnent aux individus un meilleur taux de reproduction vont se répandre dans la population jusqu’à ce que tous les organismes en soient pourvus.

Imaginons une population d’aigles ancestraux. Parmi tous les individus, certains ont la chance d’avoir un trait particulier, par exemple une acuité visuelle exceptionnelle. Grâce à cela, ils peuvent repérer plus de proies et donc mieux nourrir leurs petits. Ces derniers, mieux lotis que leurs congénères, survivent en plus grand nombre. Pour peu qu’ils héritent de l’acuité visuelle de leurs parents, ils auront eux aussi des descendants plus nombreux. Au fil du temps, cette habileté sera partagée par un nombre croissant d’aigles, jusqu’à ce que toute la population en soit pourvue. La sélection naturelle promeut donc les caractéristiques des individus qui l’emportent au jeu de la survie et de la reproduction : les individus les plus aptes (fit). C’est ce mécanisme qui explique la perfection du camouflage des phasmes, la vitesse des guépards et la longueur du cou des girafes.

Imaginons maintenant ce que peut donner ce principe appliqué au compor-tement : admettons qu’au lieu d’avoir une meilleure acuité visuelle, certains aigles soient particulièrement habiles pour élever leurs petits. Ils les protègent mieux des dangers de l’environnement et les nourrissent plus fréquemment. Leurs aiglons vont prospérer, et seront surreprésentés dans la génération suivante. S’ils héritent eux aussi ce trait comportemental de leurs parents, et si le processus se répète sur plusieurs générations, le trait sera bientôt partagé par toute la population. L’application du principe de la sélection naturelle au comportement paraît donc assez simple : un comportement avantageux et héritable se propagera à toute la population au cours du temps. Ainsi, les oiseaux chantent pour trouver une compagne, les lionnes s’embusquent pour surprendre leurs proies, les loups montrent des dents pour conserver leur statut au sein du groupe.

Qu’en est-il du comportement humain ? Darwin déjà avait tenté d’appliquer ses théories à l’homme, en particulier à la manière dont il exprime ses émotions (Darwin, 1871, 1872). Il faudra ensuite attendre les années 1970 pour voir ressurgir les applications au comportement humain, dont la plus notable est la sociobiologie. Ce courant de recherche introduit par Edward O. Wilson, tente d’expliquer les comportements sociaux des animaux au moyen de la sélection naturelle (Wilson, 1975). Appliquée à l’homme, elle a fait l’objet d’un grand nombre d’attaques, allant de la calomnie à de sérieuses critiques scientifiques (Segerstrale, 2000). On reproche souvent à la sociobiologie de se situer à un niveau d’analyse erroné : celui du comportement plutôt que celui des méca-nismes psychologiques sous-jacents (Kitcher, 1985 ; Sterelny & Griffiths, 1999 ;

Épreuve de contrôle

14 Jean-Baptiste Van der Henst & Hugo Mercier

Symons, 1992). En effet, un même comportement peut résulter de mécanismes psychologiques distincts, et un même mécanisme psychologique peut être responsable de plusieurs comportements. L’évolution n’influe pas directe-ment sur le comportement des individus, mais sur les nombreux processus sous-tendant ces comportements. Pour ne donner qu’un exemple, on pourrait expliquer l’agressivité humaine dans son ensemble, comme comportement isolé. Cependant, il est peu probable que tous les comportements agressifs soient soutenus par un seul mécanisme mental : lorsque nous défendons nos enfants, attaquons un amant par jalousie, faisons la guerre, etc., des mécanismes spéci-fiques, qui ont chacun des causes propres et un fonctionnement particulier, se déclenchent. C’est pourquoi les psychologues évolutionnistes proposent de se placer au niveau de ces mécanismes mentaux. Cela leur permet de profiter de la « révolution cognitive » et des nombreuses avancées qu’elle a entraînées.

La psychologie évolutionniste se situe au confluent de deux démarches : d’un côté la biologie de l’évolution et de l’autre la psychologie cognitive. La prochaine partie décrit la manière dont les psychologues évolutionnistes utilisent la valeur heuristique et explicative de la théorie de l’évolution pour proposer une vision nouvelle des mécanismes mentaux. Quelques exemples illustreront ensuite les différentes méthodes utilisées. Nous conclurons en exposant certaines des critiques adressées aux psychologues évolutionnistes, et les réponses qu’ils peuvent apporter.

FONDEMENTS THÉORIQUES

Théorie de l’évolution : penser adaptatif

Tout au long du XXe siècle, des chercheurs se sont efforcés de mieux compren-dre les processus évolutifs. Parmi les nombreux modèles développés, les psychologues évolutionnistes s’appuient sur la théorie de la sélection natu-relle1. Ils font ce choix car la sélection naturelle est le seul mécanisme connu qui peut expliquer les adaptations. Tout ce qui, dans la nature, est complexe et semble être fait pour remplir une fonction est une adaptation (Williams, 1966). L’exemple le plus classique est sans doute l’œil : c’est un organe indéniablement complexe, formé de nombreux composants qui se combinent pour transmettre une image au cerveau.

Si le concept d’adaptation est devenu un concept clé de la psychologie évolutionniste, c’est parce qu’il donne des indices sur la fonction possible des mécanismes psychologiques. Même si la notion de fonction fut présente dès les premiers travaux de la psychologie scientifique, en particulier chez William

1. Mais ils sont conscients de l’existence d’autres modèles (comme la dérive génétique) pouvant expliquer certains aspects de l’évolution. Nous revenons sur ce point à la fin du chapitre.

Épreuve de contrôle

15La psychologie évolutionniste

James, c’est surtout à partir du travail de David Marr, que les cognitivistes ont commencé à reconnaître son importance dans la compréhension des mécanis-mes psychologiques (Marr, 1982). Jusque-là, ils s’étaient surtout servis de leur intuition pour trouver cette fonction. Ainsi, l’intuition de Marr est que le système visuel a pour fonction de « produire à partir du monde extérieur une descrip-tion utile pour l’observateur et dépouillée d’informations non pertinentes. » (Marr, 1982) Si le recours à l’intuition peut fonctionner pour des mécanismes perceptifs, il est beaucoup plus risqué lorsqu’on touche à la cognition de haut niveau : à quoi sert de raisonner ? D’avoir des pensées morales ? De comprendre les intentions des autres ? Les psychologues évolutionnistes proposent d’aban-donner l’intuition en considérant un grand nombre de mécanismes cognitifs comme des adaptations dont la fonction est d’augmenter les chances de survie et de reproduction d’un organisme (Cosmides & Tooby, 1994). Cependant, si le but ultime de toutes les adaptations est bien celui-là, la formulation en est tellement générale qu’elle ne nous aide guère à caractériser de façon précise les mécanismes cognitifs. Il est nécessaire de décomposer ce but ultime en sous objectifs qui seront remplis par ces mécanismes. Pour réaliser cette décompo-sition, il convient de porter son attention sur l’environnement : survivre et se reproduire ne demande pas les mêmes compétences selon les milieux. Au pôle sud, la survie passe par la protection contre le froid, dans le désert du Sahara, elle passe par la capacité à obtenir des réserves d’eau. La stratégie suivie par les psychologues évolutionnistes est donc la suivante :

1) d’abord déterminer l’environnement dans lequel nous avons évolué, puis2) identifier les problèmes importants posés par cet environnement et3) imaginer des solutions possibles sous la forme de mécanismes cognitifs.

Dans le domaine du comportement animal, les études qui suivent cette stratégie abondent (Hassell & Southwood, 1978 ; Pyke, 1984 ; Stephens & Krebs, 1986). Par exemple, de nombreux problèmes se posent aux animaux dans l’accès à la nourriture : ils doivent faire des compromis entre les dangers de l’explo-ration et la nécessité de s’approvisionner en nourriture ; ils doivent choisir les emplacements donnant les meilleurs rendements et savoir en changer au bon moment. Les hommes, en tant qu’omnivores, ont dans leur environnement de nombreuses sources de nourriture auxquelles ils doivent d’adapter. S’ils acquièrent ainsi une plus grande flexibilité, cela présente aussi des dangers : il faut savoir reconnaître des substances potentiellement dangereuses. Le dégoût peut être vu comme une solution à ce problème. En nous empêchant, par exemple, d’ingurgiter une charogne putréfiée, le dégoût nous préserve de nombreux agents pathogènes (Rozin & Fallon, 1987).

La première tâche est donc de déterminer les caractéristiques de l’en-vironnement dans lequel nos ancêtres ont vécu, ce que les psychologues évolutionnistes appellent l’« environnement d’adaptation évolutionnaire » (environment of evolutionary adaptedness ou EEA). Sur quelle échelle de temps

Épreuve de contrôle

16 Jean-Baptiste Van der Henst & Hugo Mercier

devons-nous nous placer ? Tout dépend de notre objet d’étude. Il est probable que certaines de nos capacités cognitives fassent partie de l’héritage commun aux hommes et aux autres mammifères et que leur émergence se situe au début du tertiaire. Ainsi, certaines parties de notre système visuel existaient déjà il y a des dizaines de millions d’années. Par contre, si nous nous intéressons à des capacités propres à l’homme comme le langage, nous devons nous recentrer sur la période qui nous sépare de notre dernier ancêtre commun avec les grands singes. Afin de mieux connaître les conditions de notre évolution, il faut donc nous tourner vers les paléoanthropologues, archéologues et autres spécialis-tes de ces périodes reculées. Malheureusement, si les indications qu’ils nous donnent sur les caractéristiques des milieux physique et biologique (température, niveau de l’eau, faune, flore…) sont souvent précises, il leur est plus difficile d’inférer l’environnement social de nos ancêtres à partir des fossiles et des outils qu’ils recueillent (cf. chapitre 6). Or, ce dernier a probablement joué un rôle primordial dans notre évolution. Pour ne prendre qu’un exemple, la taille des groupes fait peser de nombreuses contraintes sur les capacités cognitives des individus qui en sont membres (cf. chapitre 7) (Dunbar, 1996), et elle est extrêmement difficile à établir à partir du registre archéologique.

Les psychologues évolutionnistes utilisent une autre source d’information sur la manière dont vivaient nos ancêtres : ils font l’hypothèse que ces derniers se trouvaient dans des conditions similaires à celles des chasseurs-cueilleurs actuels. L’agriculture ne datant que de 10 000 ans, nous avons passé la plus grande partie de notre histoire (biologique) dans un environnement plus proche de celui des chasseurs bushmen que des courtiers de Manhattan ou même que des premiers paysans. Il est alors possible d’utiliser les nombreuses études (ethnographiques) qui détaillent le mode de vie de tribus isolées et s’en inspirer pour dépeindre l’environnement dans lequel nous avons évolué. Le décalage entre ce milieu pour lequel nous devrions être adaptés, et notre envi-ronnement actuel est souvent invoqué pour expliquer des traits qui paraissent particulièrement maladaptatifs aujourd’hui. On peut illustrer ce point avec l’exemple de notre appétence pour le sucre et les graisses. L’environnement de nos ancêtres ne leur offrait ces substances qu’en faibles quantités ; la plus grande partie de leur alimentation était probablement composée de végétaux et de viandes assez maigres. Lorsque l’occasion d’obtenir des aliments gras ou sucrés se présentait, il était capital de la saisir car ces aliments apportent une source d’énergie importante : nos ancêtres ont donc développé un appétit prononcé pour ces substances. Malheureusement, dans un univers de fast-foods et de supermarchés, de mayonnaise et de crèmes glacées, ce goût perd tous ses avantages et devient même nocif en raison de l’obésité et des maladies cardio-vasculaires qu’il engendre. Ce qui était hier un penchant utile car adapté à l’environnement est aujourd’hui un handicap à surmonter car l’évolution n’a pas eu le temps de l’ajuster à notre nouveau mode de vie.

Épreuve de contrôle

17La psychologie évolutionniste

Après s’être représenté globalement l’environnement de notre évolution, il s’agit ensuite d’en dégager les dimensions les plus importantes, celles qui vont avoir un effet sur la survie et la reproduction. Il faut donc identifier les problèmes spécifiques présents dans l’environnement que les individus doivent résoudre. Par exemple, à mesure que la taille du groupe augmente, il devient de plus en plus difficile de gérer des relations sociales qui tendent à se complexifier de manière exponentielle (Dunbar & Bever, 1998). Il faut se souvenir des allian-ces, des relations hiérarchiques (pour ne pas froisser un dominant) ou encore de l’attitude des individus de sexe opposé à notre égard. Il faut maintenir la cohérence du groupe face à des dissensions toujours possibles. Les chimpanzés utilisent l’épouillage pour préserver les relations au sein des alliances et du groupe dans son ensemble, mais cette stratégie devient inapplicable lorsque la taille du groupe atteint celle des groupes de nos ancêtres (probablement plus de 100 personnes). Nous faisons donc face à un problème adaptatif que nos ancêtres ont dû résoudre, il reste maintenant à découvrir la solution qui fut sélectionnée. Il convient alors de se tourner vers la psychologie cognitive pour déterminer les caractéristiques du ou des mécanismes cognitifs qui ont permis de surmonter cet obstacle.

Psychologie cognitive : modularité et innéisme

La théorie de l’évolution, alliée à la connaissance de l’environnement dans lequel nous avons évolué, permet de définir les problèmes qu’ont rencontrés nos ancêtres. Nous avons donc dorénavant une stratégie pour définir ce que David Marr a nommé le niveau computationnel, celui qui spécifie la tâche que doit mener à bien le processus étudié (Marr, 1982). Il faut ensuite étudier la manière dont ce processus est exécuté, le niveau algorithmique, et pour cela les psychologues évolutionnistes utilisent les méthodes de la psychologie cognitive.

Les processus cognitifs ont évolué afin d’accomplir des tâches spécifiques comme gérer les alliances au sein du groupe, choisir un ou une partenaire, éviter l’empoisonnement, échapper aux prédateurs… Ils devraient donc se présenter sous des formes différentes selon le problème à résoudre. Les psychologues évolutionnistes voient l’esprit comme un ensemble de mécanismes dédiés à des tâches spécifiques, et qui ne s’influencent que faiblement entre eux. Leda Cosmides et John Tooby les appellent des « algorithmes darwiniens », mais leur nom générique est « module » (Cosmides & Tooby, 1992 ; Fodor, 1983). Pour Fodor, le philosophe qui a le plus contribué à développer la notion de module, ils sont basés sur le modèle des réflexes : ce sont des mécanismes rapides, peu influencés par les connaissances extérieures au module, et qui ont pour fonction de traiter de manière particulière un input propre (la question de la modularité sera au cœur de chapitre X). La métaphore de l’architecture de l’esprit souvent utilisée par les psychologues évolutionnistes est celle du « couteau suisse ». De même qu’il est plus facile d’ouvrir une boîte de conserve ou de déboucher une

Épreuve de contrôle

18 Jean-Baptiste Van der Henst & Hugo Mercier

bouteille de vin avec un couteau suisse muni des outils appropriés qu’avec le couteau de John Rambo, il est plus facile de résoudre les multiples problè-mes posés par l’environnement avec des dispositifs appropriés pour chacun qu’avec un unique mécanisme général visant à les résoudre tous. On voit ainsi mal comment un mécanisme « à tout faire » pourrait à la fois créer une vision en trois dimensions à partir d’une image plane, extraire le sens d’un input sonore, programmer les mouvements fins d’un tailleur de silex, inférer à partir d’indices ténus ce que pense une personne, mettre en place des stratégies sophistiquées de séduction…

Si elle est renforcée par des arguments évolutionnistes, il faut noter que cette conception de l’esprit était déjà défendue dans le champ des sciences cognitives. On trouve l’idée que l’esprit est composé de modules spécialisés chez Chomsky (qui les nomme des « organes » ; Chomsky, 1988), et elle continue d’être défendue par de nombreux linguistes (par exemple Jackendoff, 2002 ; Pinker, 1999). Elle s’est également propagée chez les chercheurs en informati-que et intelligence artificielle (Baum, 2004), les philosophes (Carruthers, 2006), les psychologues du développement (Baron-Cohen, 1995) et même chez les anthropologues (Sperber, 2001) (cf. chapitres 4, 5 et 10).

Un concept qui va souvent de pair avec celui de modularité est celui d’innéisme (voir aussi chapitre X). Lorsque Fodor définit les modules, il leur associe une base innée. Cela ne semble guère poser problème pour les exemples qu’il cite, le langage et la vision. Les linguistes s’accordent de plus en plus sur l’existence de bases génétiques du langage (Pinker, 1999) et il paraît raison-nable de postuler une architecture fixe, fortement innée pour les processus de traitement visuel. Par contre, si l’on veut étendre l’innéisme aux processus de haut niveau, un problème se pose car il est évident que certaines activités cognitives, comme celles utilisées dans les échecs ou la topologie quantique, passent nécessairement par un apprentissage. Or, si les processus modulaires tendent à être innés, alors ces habiletés spéciales qui ne sont pas innées ne devraient pas non plus être modulaires. Il y a au moins deux solutions à ce dilemme : (i) il existe des mécanismes non spécifiques en plus des mécanis-mes modulaires ou (ii) ces derniers ne sont pas totalement innés. Les deux alternatives ont été envisagées, la première étant la plus souvent retenue (par Fodor et un bon nombre de psychologues évolutionnistes), mais la seconde est également concevable (Sperber, 1994, 2005). Si les psychologues évolutionnis-tes se situent généralement dans le camp des nativistes, ils ne nient pas pour autant l’importance du développement ontogénétique (voir chapitre 9 pour une discussion critique de la modularité).

La stratégie que nous avons exposée consiste à utiliser les découvertes de la théorie de l’évolution et la connaissance de l’environnement dans lequel nous avons évolué pour formuler des hypothèses sur la fonction puis la structure des mécanismes psychologiques. Cependant, les psychologues évolutionnistes

Épreuve de contrôle

19La psychologie évolutionniste

peuvent également profiter des découvertes des sciences cognitives en prati-quant le raisonnement inverse à celui-ci : cela consiste à inférer la fonction d’un mécanisme psychologique en connaissant son fonctionnement. On pratique alors de l’ingénierie inverse (reverse engineering) (Cosmides & Tooby, 1999 ; Dennett, 1995). Cette stratégie peut s’avérer particulièrement utile dans le cas où les origines évolutionnistes de l’objet demeurent difficiles à établir et où l’on possède de nombreuses connaissances sur son fonctionnement. Par exemple les origines du langage sont notoirement incertaines et personne n’a pu pour l’instant en définir précisément la (ou les) fonction(s) biologique(s)2 (cf. chapitre 7). Mais les linguistes, psycholinguistes, sociolinguistes et autres spécialistes ont acquis de nombreuses connaissances sur le langage. Il est alors possible de raffiner les hypothèses existantes et de proposer des suggestions sur son rôle compte tenu de ces connaissances. Pinker et Bloom ont ainsi défendu l’argument que la façon dont le langage fonctionne en fait un outil idéal pour communiquer des propositions, par opposition à des émotions par exemple (Pinker & Bloom, 1990).

Comme nous venons de le voir, les psychologues évolutionnistes peuvent utiliser tout le savoir accumulé dans les divers champs des sciences cognitives et des sciences sociales pour formuler des hypothèses sur le fonctionnement de nos mécanismes cognitifs. Mais pour fournir une preuve convaincante de la validité de ces hypothèses, ils doivent eux-mêmes produire des données empiriques qui les étayeront. Pour cela ils utilisent des ressources nombreuses et variées. Elles vont des méthodes classiques de la psychologie expérimentale, comme l’utilisation de questionnaires ou l’analyse de statistiques démographi-ques à des stratégies moins courantes, faisant appel à des relevés de données physiologiques ou même à l’étude des petites annonces passées pour trouver un ou une partenaire. La psychologie évolutionniste couvre un champ très large qui touche à toutes les disciplines de la psychologie (clinique, sociale, développementale ou cognitive). Il serait vain de tenter d’être exhaustif dans la présentation des résultats empiriques. Nous avons donc choisi de donner quelques exemples d’études afin d’illustrer la démarche des psychologues évolutionnistes. Nous commencerons par l’étude la plus célèbre de la psycholo-gie évolutionniste, celle de Leda Cosmides consacrée au « module de détection des tricheurs ».

2. Parmi les fonctions proposées, notons le maintient de l’unité du groupe et des allian-ces (Dunbar, 1996), la séduction (Miller, 2000), la prise de pouvoir au sein du groupe (Dessalles, 2000), la coopération (Pinker & Bloom, 1990)…

Épreuve de contrôle

20 Jean-Baptiste Van der Henst & Hugo Mercier

ILLUSTRATIONS EMPIRIQUES

Leda Cosmides et le module de détection des tricheurs

Nos ancêtres sont capables de coopérer depuis fort longtemps. Les restes des gros gibiers qu’ils ont chassés et qu’un homme seul ne pourrait abattre en sont un témoignage convainquant (Sterelny, In press). De plus, l’homme pratique des échanges mutuellement bénéfiques, du « commerce », quasiment depuis son apparition (Matt Ridley, 1996). À la différence des chimpanzés, beaucoup plus belliqueux que nous, nous sommes capables de vivre dans des densités de population importantes sans (trop) nous entre-tuer. Au contraire, la coopération semble être un des attributs marquants de notre espèce. Comment a-t-elle pu s’établir ? Si les actes altruistes entre individus appartenant à la même famille s’expliquent par la théorie de la sélection naturelle depuis les travaux de William Hamilton (Hamilton, 1964a, 1964b), il a fallu attendre quelques années supplémentaires pour que l’altruisme entre non apparentés reçoive un début d’explication. En 1971, Robert Trivers propose la théorie de l’altruisme réci-proque (Trivers, 1971). Le principe en est très simple : un premier individu agit au bénéfice d’un second qui devra lui rendre un service de même importance ultérieurement. En avantageant les deux parties, ce mécanisme permet à la coopération d’évoluer. Cependant, certaines conditions doivent être remplies. Afin de mieux les comprendre, Robert Axelrod développa une modélisation de l’évolution de la coopération (Axelrod, 1984). Une des conclusions en fut la suivante : pour que l’altruisme réciproque puisse évoluer, les « tricheurs » doivent être sanctionnés. Si les individus qui ne rendent pas les services dus ne sont pas sanctionnés, ils prospéreront et entraveront le développement de la coopération. Mais avant de pouvoir les sanctionner il faut pouvoir les détecter. C’est sur cette question que Leda Cosmides, l’une des psychologues évolutionnistes les plus connues, a produit ses premiers travaux empiriques. Pour mettre en évidence l’existence d’un « module de détection des tricheurs », elle a choisi le problème le plus étudié de la psychologie du raisonnement : la tâche de sélection de Wason (Wason, 1966). Dans cette tâche, le participant doit choisir parmi quatre cartes celles qui lui permettent de déterminer si une règle abstraite est vraie ou fausse (voir figure 1). La tâche est difficile et seulement de 10 à 15 % des participants parviennent à sélectionner les deux cartes logique-ment correctes (dans la figure 1, il s’agit des cartes A et 7) (Evans, Newstead, & Byrne, 1993). Il s’agit de la bonne réponse car si on retourne une de ces deux cartes et que de l’autre côté on trouve autre chose qu’un 4 (pour la carte A) ou un A (pour la carte 7), alors on peut être sûr que la règle est fausse. Les deux autres cartes, par contre, ne sont pas nécessaires. Ainsi, si l’envers de la carte 4 porte autre chose qu’un A, cela n’infirme pas la règle, qui ne dit pas que les autres lettres ne peuvent pas avoir de 4 à leur envers. De même pour la carte D. Les psychologues ont consacré beaucoup d’effort à élaborer des variantes de la tâche susceptibles d’accroître les performances. Ainsi, dans une version qui

Épreuve de contrôle

21La psychologie évolutionniste

introduit un contenu et un contexte beaucoup plus riches, le taux de bonnes réponses dépasse 75 %. Les sujets doivent vérifier qu’une règle sociale a bien été suivie par différents individus, et les quatre cartes proposées représentent des cas possibles de respect ou de transgression de la règle par ces individus (voir figure 2) (Griggs & Cox, 1982). Pour Cosmides l’augmentation du taux de réponses correctes résulte de l’activation de notre module de détection des tricheurs dont la fonction adaptative est d’éviter d’être floué lors des échanges sociaux (Cosmides, 1989). En effet, les deux cartes qui doivent être retournées correspondent à des personnes susceptibles d’enfreindre la règle c’est-à-dire à des tricheurs potentiels : si celui qui boit de la bière a moins de 18 ans ou si celui qui a 16 ans boit de la bière, alors ces deux individus sont des tricheurs3.

D’autres études viennent étayer le caractère modulaire et universel du mécanisme de détection des tricheurs. Ainsi, un patient cérébrolésé, R. M., présente un cas de dissociation : il échoue à la tâche nécessitant de détecter les tricheurs alors qu’il réussit dans un problème, formellement très proche, de raisonnement sur les précautions (Stone, Cosmides, Tooby, Kroll, & Knight, 2002). Ce cas fournit une indication que le mécanisme de détection des tricheurs peut être endommagé sélectivement, et donc qu’il est bien un module séparé de nos autres capacités de raisonnement. La facilité à raisonner sur des situa-tions dont l’enjeu est la détection d’un tricheur fut également observée dans une tribu isolée de la forêt amazonienne, les Shiwiar. Ces derniers donnèrent des réponses similaires à celles des étudiants de Harvard (Sugiyama, Tooby, & Cosmides, 2002). Pour Cosmides et ses collaborateurs, ce résultat montre que le développement de la capacité à détecter les tricheurs ne dépend pas d’un contexte culturel particulier, et semble être un processus universel.

Il faut néanmoins noter que les travaux de Cosmides ont suscité de nombreu-ses discussions. Si certains abondent dans sa direction (Gigerenzer & Hug, 1992 ; Platt & Griggs, 1993), d’autres proposent des explications alternatives des résultats obtenus qui ne font pas appel à un module de détection de tricheurs (Oaksford & Chater, 1996 ; Sperber, Cara, & Girotto, 1995). Il est regrettable que Cosmides et ses collègues n’aient utilisé que cette tâche pour mettre en évidence ce module (Sperber & Girotto, 2002). Cet exemple d’étude en psycho-logie évolutionniste est pertinent car il illustre parfaitement le raisonnement que l’on peut suivre en s’inspirant des théories évolutionnistes plus que par les résultats particuliers auxquels il a mené. La prochaine illustration concernera un sujet différent, sur lequel ont porté de nombreuses recherches en psychologie évolutionniste : la manière dont hommes et femmes choisissent un partenaire pour se reproduire.

3. Les arguments précis utilisés par Cosmides et d’autres pour faire prévaloir la théorie évolutionniste par rapport aux explications précédentes sont exposés dans les arti-cles suivants : (Cosmides, 1989 ; Gigerenzer & Hug, 1992 ; Platt & Griggs, 1993).

Épreuve de contrôle

22 Jean-Baptiste Van der Henst & Hugo Mercier

Le choix des partenaires

Depuis l’apparition de la reproduction sexuée, les organismes sont confrontés au problème de devoir trouver et choisir un ou une partenaire. Ce problème se pose différemment selon que l’on est un mâle ou une femelle car l’inves-tissement parental n’est pas le même pour les deux sexes (Trivers, 1972). Chez la plupart des espèces de mammifères, la femelle paye le prix fort : elle doit supporter, parfois entièrement seule, les coûts de la gestation, de l’allaitement et de la protection des petits. Comparativement, la contribution du mâle est extrêmement faible puisqu’elle se réduit à la production de spermatozoïdes. Il est donc dans l’intérêt de la femelle de choisir avec précaution un mâle qui transmettra à ses descendants de bons gènes, c’est-à-dire des gènes facilement transmissibles, car c’est souvent la seule chose qu’elle en retirera. Par contre, les mâles ne devraient pas se montrer trop sélectifs : leur dépense étant minimale, ils peuvent se permettre de s’accoupler avec toutes les femelles qui l’acceptent. À la différence des femelles, chaque partenaire constitue pour eux l’occasion de transmettre leurs gènes. Pour un mâle, s’accoupler avec le plus grand nombre de femelles possible permet de maximiser le succès reproducteur.

Parmi les mammifères, l’investissement parental du mâle est exceptionnel-lement fort dans l’espèce humaine : les pères jouent souvent un rôle essentiel pour la survie des enfants, et ils doivent pour cela dépenser des ressources considérables. Les hommes doivent donc, eux aussi, être soucieux dans leur choix de partenaire. Malgré ce caractère particulier de notre espèce, une certaine

Il y a ci-dessous un ensemble de 4 cartes. Sur chaque carte, figure une lettre d’un côté et un chiffre de l’autre côté :

Règle : S’il y a un A sur une face alors il y a un 4 sur l’autre face.

Laquelle ou lesquelles de ces quatre cartes est-il nécessaire de retourner pour décider si la règle est vraie ou fausse ?

A D 4 7

Figure 1. Version standard de la tâche de sélection de Wason.

Épreuve de contrôle

23La psychologie évolutionniste

asymétrie subsiste dans les stratégies qui sont les plus avantageuses pour les deux sexes. La première de ces différences concerne les stratégies à court terme. D’un point de vue évolutionniste, les aventures sans lendemain restent plus avantageuses pour les hommes que pour les femmes, car le risque d’une grossesse non désirée est toujours présent pour ces dernières. Le fait que les hommes montrent, plus que les femmes, un intérêt pour les relations à court terme, est attesté par plusieurs études expérimentales (Buss & Schmitt, 1993 ; Clark & Hatfield, 1989). Cependant, dans un grand nombre de cultures, des liens à long terme forment la base des relations homme/femme (Hrdy, 1999). Nous nous intéresserons donc en particulier aux problèmes posés par le choix d’un partenaire à long terme4.

Du point évolutif, quels problèmes doit surmonter une femme qui choisit un conjoint ? Dans l’environnement dans lequel nous avons évolué, une femme seule ne pouvait guère subvenir à ses besoins durant les périodes difficiles de la grossesse et de l’allaitement (Hill & Hurtado, 1996 ; Hrdy, 1999). Bien qu’elle ait pu parfois compter sur sa famille, le soutien d’un homme s’avérait souvent nécessaire. Le premier problème qui se pose est celui de trouver un partenaire capable d’obtenir des ressources vitales et qui soit prompt à l’en faire profiter : un bon chasseur qui ne partage pas le gibier avec elle ne lui est d’aucune utilité. L’homme devra également l’aider à nourrir ses futurs enfants et devra être capable de les protéger physiquement des dangers d’un milieu parfois hostile.

4. Les résultats cités dans cette partie sont largement tirés de (Buss, 1999), chapitres 4 et 5.

Imaginez que vous êtes agent de police. Votre mission consiste à vous assurer que les individus respectent certaines règles. Les quatre cartes ci-dessous vous donnent des informations sur des personnes consom-mant une boisson dans un bar. Sur une des deux faces, figure l’âge de la personne et sur l’autre la boisson qu’elle consomme. Considérez la règle suivante :

Si une personne boit de l’alcool alors elle doit avoir plus de 18 ans.

Laquelle ou lesquelles de ces quatre cartes est-il nécessaire de retourner pour décider si la règle est ou non violée.

Bière Coca 22 ans 16 ans

Figure 2. Version déontique tâche de sélection de Wason.

Épreuve de contrôle

24 Jean-Baptiste Van der Henst & Hugo Mercier

L’homme, quant à lui, est confronté à d’autres problèmes. D’un point de vue évolutionniste, il doit trouver une partenaire qui pourra lui donner le maximum de descendants. C’est généralement la femme qui limite le nombre d’enfants possibles : alors qu’un homme peut engendrer un nombre considérable de descendants, ce nombre étant limité uniquement par le nombre de partenaires auxquelles il a accès, une femme ne peut, pour des raisons physiologiques, en avoir qu’un nombre beaucoup plus faible. D’autre part, l’homme doit empê-cher que sa partenaire ait des amants, sinon il risque d’investir ses ressources pour des enfants qui ne seront porteurs de ses propres gènes. Confrontés à des problèmes adaptatifs différents, hommes et femmes ont dû, au cours de l’évolution, être dotés de stratégies différentes dans le choix d’un partenaire à long terme.

David Buss et ses collègues ont mené une enquête de grande ampleur pour savoir si ces différences de stratégie existaient. Afin de s’assurer que leurs résul-tats n’étaient pas dus à un environnement culturel particulier, ils ont collecté des données dans 37 cultures, sur les cinq continents, totalisant plus de 10 000 sujets (Buss, 1989). Les participants devaient évaluer 18 caractéristiques physi-ques, psychologiques ou sociales attribuables à un partenaire potentiel pour une relation à long terme. Concentrons-nous d’abord sur les résultats obtenus chez les femmes. Comme indiqué plus haut, elles devraient rechercher des partenaires capables de leur fournir des ressources matérielles. Pour cela, elles ont plusieurs possibilités : elles peuvent choisir 1) des hommes qui possèdent déjà ces ressources, 2) ceux dont le statut social assure un niveau de richesses élevé ou 3) ceux dont l’ambition et le caractère travailleur sont la promesse d’un avenir prospère. Les résultats obtenus semblent confirmer cette stratégie : dans toutes les cultures étudiées, les femmes accordent plus d’importance que les hommes au fait que leur partenaire leur offre de bonnes perspectives finan-cières, et dans une large majorité de ces cultures, elles privilégient également un partenaire de haut statut social, ambitieux et travailleur plus que ne le font les hommes. Une autre étude a corroboré ce résultat d’une façon originale. Wiederman a analysé les petites annonces passées pour trouver un mari ou une épouse et observé que les femmes requièrent de bonnes ressources financières 11 fois plus souvent que les hommes (Wiederman, 1993). De plus, ces effets ne sont pas dus au fait que les femmes ont, dans beaucoup de sociétés, un statut socio-économique inférieur à celui des hommes. En effet, il ne disparaît pas chez les femmes ayant atteint par elles-mêmes un haut statut socio-économique : elles tendent elles aussi à rechercher un partenaire disposant de ressources supérieures aux leurs (Buss, 1989 ; Wiederman & Allgeier, 1992).

Qu’en est-il des hommes ? Un des problèmes qu’ils doivent résoudre est l’estimation de la valeur reproductive de leur future compagne, c’est-à-dire l’estimation du nombre d’enfants qu’elle pourra mettre au monde avec succès. Sur le plan évolutif, les hommes capables de choisir une femme pouvant leur donner plus de descendants ont plus de chances de transmettre leurs gènes : un

Épreuve de contrôle

25La psychologie évolutionniste

homme qui ne choisit que des femmes ménopausées ou stériles n’aura aucun succès reproducteur. Pour évaluer la capacité reproductive d’une partenaire potentielle, plusieurs indices sont disponibles. L’âge est un trait essentiel car la valeur reproductive atteint son pic vers 20 ans. Certaines caractéristiques physiques (la peau par exemple) et comportementales (comme la vitalité) sont des indicateurs de jeunesse. Par exemple, lorsque l’on montre des photos de visages de personnes d’âges différents, la beauté estimée est corrélée à l’âge des personnes photographiées (Jackson, 1992, voir également Baudouin et Tiberghien, 2004). Les hommes peuvent donc se baser sur ce critère pour évaluer l’âge de leur partenaire. Il serait logique que les hommes s’attachent aux caractéristiques physiques qui constituent des indices indirects de la valeur reproductive.

L’étude interculturelle de Buss et de ses collègues confirme cette hypothèse : dans toutes les cultures étudiées, les hommes accordent plus d’importance que les femmes à la beauté physique (Buss & Schmitt, 1993). Plus spécifiquement, les hommes montrent une préférence apparemment universelle pour les femmes plus jeunes qu’eux-mêmes (Buss, 1989), et en vieillissant, ils penchent pour des différences d’âge de plus en plus importantes : si les hommes de 30 ans préfèrent une partenaire de deux ans de moins qu’eux, ceux de 60 souhaitent qu’elle ait 10 ans de moins qu’eux (Kenrick & Keefe, 1992).5

Les psychologues évolutionnistes mettent l’accent sur les différences entre les hommes et les femmes dans le choix de leurs partenaires. Pourtant, une autre vision des données est possible qui, si elle ne nie pas l’existence de différences, met l’accent sur les points communs entre les deux sexes. Tout d’abord, les résultats mêmes de l’étude de Buss et de ses collègues montrent des convergences frappantes : l’amour est la qualité la plus recherchée à la fois par les hommes et par les femmes. Un autre phénomène qui rapproche les deux sexes est la préférence exprimée pour les personnes qui nous ressemblent : les hommes comme les femmes recherchent des partenaires qui ne soient pas trop différents d’eux (Buston & Emlen, 2003). Il est donc possible qu’hommes et femmes s’appuient sur des stratégies similaires. S’il est envisageable d’in-terpréter ces stratégies communes dans un cadre évolutionniste (Borgerhoff Mulder, 2004), elles n’en relativisent pas moins les différences observées.

On peut aussi critiquer les psychologues évolutionnistes sur leur intérêt, parfois exclusif, pour les universaux. Dans la large étude interculturelle de David Buss, de nombreuses données certes convergent mais certaines différences

5. Il serait impossible de détailler ici les nombreuses études portant sur le sujet, nous nous en sommes tenus à un seul critère par sexe : la capacité à fournir des ressources pour les hommes et la valeur reproductive pour les femmes. De nombreux autres critères sont pris en compte dans le choix d’un partenaire. Certains ont été étudiés et ils diffèrent souvent dans l’importance que leur accordent les hommes et les femmes d’une façon globalement conforme aux prédictions évolutionnistes (voir par exem-ple Ellis, 1992 ; Gangestad & Thornhill, 1997 ; Sprecher et al., 1994)

Épreuve de contrôle

26 Jean-Baptiste Van der Henst & Hugo Mercier

intéressantes entre groupes apparaissent également. Par exemple, alors que la virginité féminine est une qualité essentielle pour une partenaire dans certaines cultures, elle devient un trait négatif dans d’autres. Plutôt que de ne s’attacher qu’aux moyennes et aux grandes tendances, il peut être instructif de regarder plus en détail les résultats obtenus dans diverses cultures et de les expliquer en tenant compte aussi des facteurs sociaux et économiques. C’est ce qu’ont tenté de faire Wendy Wood et Alice Eagly qui, si elles s’inspirent également d’hypothèses évolutionnistes, accordent plus de poids aux caractéristiques sociales des groupes étudiés pour élaborer un modèle biosocial (Wood & Eagly, 2004). Il s’agit là d’une critique qui peut se généraliser car il est souvent reproché aux psychologues évolutionnistes de ne pas accorder une place assez importante aux phénomènes culturels (Laland & Brown, 2002).

L’intelligence machiavélique

Nous avons déjà évoqué l’importance de l’environnement social dans l’évo-lution de l’homme. Leda Cosmides a étudié, avec la détection des tricheurs, un des problèmes posés par la vie sociale, mais il est loin d’être le seul : la compétition fait aussi partie de la vie en groupe, et elle entraîne de nombreux problèmes adaptatifs. Il faut ainsi respecter la hiérarchie, mais aussi tenter d’en grimper les échelons, manipuler les autres tout n’étant pas manipulé soi-même… Nicholas Humphrey fut l’un des premiers à souligner les défis imposés par la vie en groupe, et à les proposer comme source des avancées cognitives humaines (Humphrey, 1976). On rassemble sous l’expression d’in-telligence machiavélique les mécanismes mentaux qui nous permettent de tirer le maximum de profit de la vie en groupe, même si cela doit se faire aux dépens des autres membres du groupe.

Afin d’explorer ces capacités, une première étape envisageable est de s’enquérir de leurs origines phylogénétiques. S’il n’est pas possible d’étudier directement nos ancêtres, les singes nous fournissent par contre un grand nombre d’informations. Les travaux empiriques menés sur les primates non humains sont pertinents pour deux raisons : d’une part, nous partageons avec eux, en particulier avec nos cousins les plus proches, les grands singes, de nombreuses caractéristiques héritées de notre ancêtre commun ; d’autre part, ils vivent dans des conditions proches de celles, supposées, des premiers Homo : vie en groupe et importance de la hiérarchie et de la compétition interne. Ainsi, dans La Politique du chimpanzé, Frans de Waal décrit la manière dont trois chimpanzés poursuivent une lutte pour le pouvoir. Luit, utilisant le soutien de Nikkie, destitua le mâle dominant, Yeroen. Aussitôt que Luit fût arrivé au pouvoir, Nikkie le trahit, s’allia avec Yeroen et devint le nouveau mâle domi-nant. Cela ressemble à s’y méprendre à des intrigues humaines (ensuite, les deux vainqueurs tuèrent Luit et lui arrachèrent les testicules, ce qui se produit plus rarement dans notre espèce) (de Waal, 1995).

Épreuve de contrôle

27La psychologie évolutionniste

Afin de manœuvrer dans cet environnement social complexe, il est utile de pouvoir comprendre et prévoir le comportement des autres membres du groupe. L’individu qui peut comprendre que, si le mâle dominant le voit flirter avec une femelle, alors il recevra une sévère punition, sera enclin à prendre ses précautions. Ainsi, les chimpanzés peuvent dissimuler leur pénis en érec-tion si un dominant est sur le point de les surprendre lors d’une tentative de copulation prohibée (Griffin, 1992). De même, si l’on montre à un chimpanzé un endroit où est cachée de la nourriture, il apprendra vite à faire comme si de rien n’était pour éviter qu’un individu plus fort ne la dérobe : il restera à bonne distance de la cachette s’empêchant même de la regarder pour ne donner aucun indice trahissant sa connaissance. (Menzel, 1974). Au-delà des anecdotes, plusieurs travaux expérimentaux montrent que certains singes sont aptes à « mentir », au moins par omission (Byrne, 1995 ; Hare, Call, & Tomasello, 2001, 2006 ; Hauser, 1992 ; Whiten, 1997). Il semble que les grands singes, les chimpanzés en particulier, possèdent les rudiments d’une « théorie de l’esprit », c’est-à-dire une capacité à attribuer aux autres des croyances et des désirs (Call, Hare, Carpenter, & Tomasello, 2004 ; Hare, Call, & Tomasello, 2006 ; Hare & Tomasello, 2004 ; Premack & Woodruff, 1978) (cf. chapitre 3). Dans l’exemple de la nourriture cachée, il est possible que l’individu qui feint l’ignorance se dise : « si le dominant pense que je sais ou est la nourriture, il va la prendre à ma place ». Cette interprétation empreinte d’un certain anthropomorphisme est sujette à discussion et des chercheurs proposent de façon plus terre à terre des explications en termes de renforcement (Heyes, 1998). Il n’en reste pas moins que les grands singes font preuve d’habilités particulières pour les facettes compétitives du domaine social, et on peut penser que nous ayons hérité de capacités similaires, pour les améliorer ensuite.

« Stephen a compris que Bobby désirait le persuader que Mary voulait le faire souffrir en le trompant avec Ray ». N’importe quel épisode de feuilleton télévisé montre que nos capacités à comprendre les autres dépassent de loin en complexité celles de nos cousins. Alors que les primatologues s’interrogent encore sur la présence des premiers stades de la théorie de l’esprit chez les chimpanzés (Povinelli & Vonk, 2003 ; Tomasello, Call, & Hare, 2003), nous pouvons comprendre aisément des relations sociales beaucoup plus subtiles et complexes. Qu’est-ce qui peut expliquer une aussi grande disparité dans les capacités d’espèces aussi proches ? Probablement le phénomène de la course aux armements (Dawkins & Krebs, 1979). Durant la guerre froide, les USA et l’URSS se sont trouvés dans une boucle d’attaque / défense qui les a poussés à élaborer des mécanismes de plus en plus perfectionnés sans pour autant qu’aucun des deux ne prenne sur l’autre un ascendant définitif. Au cours de l’évolution, il arrive qu’un phénomène similaire se produise. Dans le cas de la théorie de l’esprit et des capacités sociales plus généralement, on peut ainsi imaginer que nos capacités à tirer profit des autres, et celles qui les empêchent

Épreuve de contrôle

28 Jean-Baptiste Van der Henst & Hugo Mercier

de faire de même avec nous, aient coévoluées, l’amélioration de l’une poussant l’autre à se perfectionner à son tour, et ce jusqu’à l’homme actuel.

Le fait que les adultes disposent de capacités hors du commun pour appré-hender le monde social n’exclut pas la possibilité qu’elles aient été en grande partie acquises au cours du développement. De même que beaucoup de personnes savent lire sans pour autant qu’il s’agisse d’une aptitude innée, on peut imaginer que ces habilités sociales soient également dues à l’apprentis-sage (Sterelny, 2003). Afin de soutenir l’hypothèse favorite des psychologues évolutionnistes, selon laquelle il s’agit d’un ensemble de capacités évoluées, spécialisées et ayant une forte base innée, il est possible de recourir à l’étude de jeunes enfants. En effet, si l’on montre que la théorie de l’esprit, ou d’autres aptitudes sociales apparentées, se développent très précocement, on renforce alors la thèse des bases innées et on affaiblit celle de l’apprentissage. Des psychologues du développement ont montré que de neuf à douze mois, les enfants développent la capacité d’attribuer un but à des objets animés (Csibra, Gergely, Bíró, Koós, & Brockbank, 1999 ; Gergely, Nádasdy, Csibra, & Bíró, 1995). À un an, les enfants comprennent le rôle du regard pour orienter l’attention : ils utilisent le leur pour pointer ce qu’ils désirent et ensuite vérifient que le regard de l’adulte se tourne dans la bonne direction (Bretherton, 1992). Peu après, ils comprennent que d’autres individus peuvent avoir des croyances différen-tes des leurs – en particulier des croyances erronées – sur le monde (Onishi & Baillargeon, 2005 ; Surian, Caldi, & Sperber, 2007). Ces expériences, et de nombreuses autres, tendent à montrer que, dès leur plus jeune âge, les enfants possèdent des capacités qui leur permettent de comprendre les comportements d’autrui (pour une revue, voir Baron-Cohen, Tager-Flusberg, & Donald, 2000). Les psychologues évolutionnistes peuvent donc utiliser les études dévelop-pementales pour soutenir leurs thèses, mais ils peuvent également s’appuyer sur l’étude de populations présentant des déficiences spécifiques.

Si l’on parvient à prouver qu’une certaine population montre un déficit spécifique d’une capacité précise, ici la théorie de l’esprit, on obtient alors un bon indice qu’il s’agit là d’un module spécialisé (Tooby & Cosmides, 1995). De nombreux chercheurs expliquent l’autisme par une déficience des méca-nismes de la théorie de l’esprit (voir Baron-Cohen, 1995 pour une revue). Pour tirer cette conclusion, ils s’appuient sur le comportement général des autistes, et sur le fait que les enfants présentant cette pathologie ne parviennent que difficilement et très tardivement à passer les tests faisant appel à la théorie de l’esprit. Dans une étude pionnière, Simon Baron-Cohen et ses collaborateurs (Baron-Cohen, Leslie, & Frith, 1985) ont montré que ce déficit n’était pas dû à un problème d’intelligence générale : ils ont fait passer un test spécifique à la théorie de l’esprit à des autistes et à des enfants présentant un âge mental inférieur car souffrant du syndrome de Down. Ces derniers ont néanmoins obtenu de bien meilleurs résultats à ce test particulier, indiquant que la théorie de l’esprit est spécifiquement touchée chez les autistes.

Épreuve de contrôle

29La psychologie évolutionniste

Pour les psychologues évolutionnistes nous disposons d’un ou de plusieurs modules spécifiques dédiés à la compréhension de l’esprit des autres personnes. D’autres capacités, qui s’intègrent parfaitement dans la vision de l’intelligence machiavélique, ont été étudiées. Pour ne donner qu’un nouvel exemple, certains estiment que nous sommes dotés de mécanismes qui nous évitent d’accepter trop facilement les informations transmises par les autres (Sperber et al., In prep.). Il est clair en effet que le langage peut être utilisé pour tromper, mentir et manipuler. On peut donc s’attendre à ce que des capacités spécifiques aient évolué pour nous prémunir contre ces dangers (Cosmides & Tooby, 2000 ; Sperber, 2000). Le simple fait de ne pas accepter tout ce que l’on nous dit est un premier pas dans cette direction, et, de même que la théorie de l’esprit, il semble se développer très tôt. Des expériences montrent que les jeunes enfants ne sont pas toujours crédules : dès trois ou quatre ans, ils préfèrent faire confiance à leurs sens qu’à ce qu’on leur dit (Clément, Koenig, & Harris, 2004), ils sont capables de discriminer et de ne pas écouter des personnes mal informées (Robinson, Champion, & Mitchell, 1999), et ils se méfient de celles qui leur ont déjà menti (Koenig, Clément, & Harris, 2004).

L’hypothèse de l’intelligence machiavélique propose un regard neuf sur les capacités mentales proprement humaines, regard qui s’est révélé très fécond dans plusieurs domaines. En insistant sur l’importance de nos capacités sociales, les recherches menées dans le domaine de l’intelligence machiavélique pourront permettre à la psychologie évolutionniste de s’enrichir des connaissances de la psychologie sociale.

CRITIQUES ET CONCLUSION

Une partie des critiques ne vise pas l’approche évolutionniste en particulier, mais plutôt ses prises de position en psychologie cognitive. Les psychologues évolutionnistes défendent généralement une approche modulariste et nativiste de l’esprit qui est loin d’être consensuelle. Ainsi, il peut paraître difficile de réconcilier ces positions avec la diversité culturelle observée (Sperber, 1994). Non seulement des groupes culturels distincts ont des comportements différents, mais au sein d’une même population, on peut trouver des grands maîtres aux échecs, des mathématiciens ou des pilotes de lignes, tous spécialistes d’activités hautement artificielles qui n’ont certainement pas été prévues par l’évolution. On voit mal comment les capacités nécessaires pour piloter un Airbus A320 ou résoudre des intégrales triples auraient pu être sélectionnées chez nos ancêtres chasseurs-cueilleurs. L’homme est capable de s’adapter à un environnement qui diffère grandement de celui du pléistocène. Comment rendre compatibles cette flexibilité comportementale et le fait que nous soyons dotés de modules innés et rigides ? D’autre part, certaines recherches en neurosciences montrent que le cerveau est un organe particulièrement flexible en réorganisation permanente.

Épreuve de contrôle

30 Jean-Baptiste Van der Henst & Hugo Mercier

L’environnement dans lequel baigne l’enfant joue un rôle décisif dans la mise en place des circuits neuronaux et les liaisons entre cellules nerveuses ne cessent de se modifier tout au long de la vie. Cette plasticité neuronale du cerveau humain semble s’opposer au nativisme et conforter les thèses constructivis-tes selon lesquelles nos capacités psychologiques relèvent principalement de l’apprentissage (Elman et al., 1996 ; Quartz & Sejnowski, 1997).

Comment les psychologues évolutionnistes répondent-ils à ces attaques ? Tout d’abord, ils en minimisent la force : la diversité culturelle est indéniable, mais il existe de nombreux universaux (Brown, 1991) ; les stimulus environ-nementaux influencent la construction de notre cerveau, mais les gènes jouent également un rôle important (Marcus, 2004). S’il faut tempérer les positions modularistes et innéistes les plus fortes, un retour à la vision de l’esprit comme une cire vierge sur laquelle l’environnement pose son empreinte n’est guère envisageable. Pour résoudre ce conflit, une possibilité est d’assouplir la défi-nition des modules et permettre à l’environnement de jouer un plus grand rôle dans leur formation. Ainsi, Dan Sperber concilie-t-il une vision de l’esprit massivement modulaire avec la diversité culturelle et la flexibilité comporte-mentale (Sperber, 1996, 2005). Prenons l’exemple de la lecture. Il s’agit d’une activité culturelle trop récente pour que l’évolution ait pu nous équiper de modules qui lui soient spécifiquement dédiés. Mais l’aspect modulaire des mécanismes sous-tendant la lecture semble avéré (Ferrand, 2001). Comment rendre compatible la dimension culturelle de la lecture et l’existence de modules qui lui sont propres ? En supposant que les modules ne sont pas totalement innés et qu’ils se développent différemment selon l’environnement. Dans le cas de la lecture, des modules dont la fonction initiale était adaptative (par exemple des modules liés au langage parlé ou à la vision…) peuvent être recrutés lorsque l’on apprend à lire et à écrire. L’étude des bases neuronales de la lecture est conforme à cette interprétation. Par exemple, une des aires activées lors de la lecture, « l’aire de la forme visuelle des mots » est norma-lement impliquée dans la reconnaissance des détails visuels fins, mais chez les personnes alphabétisées, elle occupe une place beaucoup plus importante (Dehaene, sous presse). Il est donc possible d’adopter une position modulariste pour rendre compte de la variabilité culturelle en utilisant la plasticité céré-brale. Une autre possibilité est d’abandonner la position modulariste forte et de défendre l’existence d’activités d’apprentissage général pour de résoudre toute sorte de problèmes, en essayant d’avancer une explication évolutionniste à leur apparition (Sterelny, 2003).

D’autres critiques adressées aux psychologues évolutionnistes concernent leur utilisation de la théorie de l’évolution et notamment la manière dont ils envisagent l’environnement spécifique dans lequel nous avons évolué. Pour certains chercheurs, caractériser cet environnement en termes de problèmes spécifiques n’est pas une tactique viable (Boyd et Richerson, 1985). Pour eux,

Épreuve de contrôle

31La psychologie évolutionniste

la période qui nous sépare de notre ancêtre commun avec les grands singes est principalement marquée par la variabilité : variabilité climatique, avec une alternance de phases glaciaires et plus chaudes, et variabilité géographique car les migrations des premiers Homo les amènent dans des milieux très divers (Potts, 1996). Notre esprit ne serait donc pas adapté à un environnement particulier, comme celui de la savane africaine, mais plutôt à la variabilité. Des mécanismes d’apprentissage généraux auraient donc émergé plutôt que des mécanismes spécifiques (Laland & Brown, 2002). Cette critique rejoint les attaques portées contre la position modulariste pour aboutir à une vision de l’esprit où dominent les mécanismes d’apprentissage généraux. Outre les objec-tions habituelles visant le fonctionnement assez mystérieux de ces mécanismes (Hirschfeld & Gelman, 1994), les psychologues évolutionnistes répondent à ces critiques en insistant sur l’importance de l’environnement social dans notre évolution. Si l’on suit l’hypothèse de l’intelligence machiavélique, bon nombre de nos capacités cognitives ont évolué pour résoudre les problèmes posés par l’environnement social et non pour traiter ceux de l’environnement physique et biologique (échapper aux prédateurs, chercher de la nourriture, etc.) (Byrne & Whiten, 1988 ; Humphrey, 1976 ; Whiten & Byrne, 1997). L’objection de la variabilité se fragilise car un changement dans l’environnement physique n’implique pas forcément un changement dans l’environnement social. Que nous soyons dans la savane ou dans la toundra n’implique pas nécessairement des différences de relations sociales entre ces deux environnements.

Enfin, il est souvent reproché aux psychologues évolutionnistes d’adopter une vision adaptationniste et centrée sur le gène. Cela signifie que le mécanisme le plus important de l’évolution est la sélection naturelle, qu’elle tend à conduire les individus vers des solutions optimales, et qu’elle retient les adaptations qui profitent à nos gènes. Si ces dernières sont généralement avantageuses pour l’individu autant que pour ses gènes, elles le sont souvent moins pour le groupe dont il fait partie. C’est-à-dire qu’une adaptation qui désavantage son possesseur (et donc ses gènes), même si elle est très avantageuse pour le groupe auquel il appartient, ne sera pas retenue. Cette façon de concevoir l’évolution, initiée par William Hamilton et George Williams et popularisée par Richard Dawkins a connu un grand succès à partir de la fin des années 1960 (Dawkins, 1982, 1990 ; Hamilton, 1964a, 1964b ; Williams, 1966). Elle a permis de nombreuses découvertes empiriques (Haig, 2002 ; Matt Ridley, 2001), mais elle se trouve maintenant remise en cause par des modèles de sélection à plusieurs niveaux qui prennent en compte les niveaux supérieurs à celui de l’individu ou du gène, par exemple ceux du groupe ou du clade (Sober & Wilson, 1998 ; D. S. Wilson & Sober, 1994). Qui plus est, le programme adaptationniste est loin de faire l’unanimité. D’une part, des mécanismes autres que la sélection naturelle (cf. note 1) jouent un rôle parfois important dans l’évolution (Futuyma, 1998 ; Kimura, 1983). Si les psychologues évolutionnistes reconnaissent volontiers l’existence de ces mécanismes (Tooby & Cosmides, 1992), ils ne les utilisent

Épreuve de contrôle

32 Jean-Baptiste Van der Henst & Hugo Mercier

que rarement dans leurs études empiriques. D’autre part, il n’est pas sûr que la sélection naturelle ait le pouvoir d’adapter toutes les facettes d’un organisme à son environnement. De même que la couleur blanche des os n’a pas d’utilité, mais résulte de la présence de calcium (qui lui est utile), certains aspects de notre esprit peuvent n’être que des sous-produits (by-products) d’autres capacités. Pour certains chercheurs, c’est le cas de la grande majorité de nos mécanismes mentaux (Gould & Lewontin, 1979). Il ne servirait alors à rien d’essayer de déterminer leur fonction, puisqu’ils en seraient dépourvus : s’interroger sur la fonction de tel ou tel processus psychologique reviendrait à se demander à quoi sert la couleur des os. La position des psychologues évolutionnistes est donc loin de faire l’unanimité au sein de la biologie de l’évolution.

Peut-être à cause de la « médiatisation » qu’elle connaît, en particulier dans le monde anglo-saxon, la psychologie évolutionniste a été beaucoup critiquée. À quelques exceptions près, ces attaques ne visent pas la méthode générale utilisée, c’est-à-dire l’utilisation de la sélection naturelle pour éclairer les phénomènes mentaux, mais plutôt l’approche particulière qui est employée et qui repose sur une vision modulaire et adaptationniste forte de l’esprit. Un examen attentif des bases de toute science nouvelle est nécessaire, et permettra sûrement à la psychologie évolutionniste de corriger certaines de ses erreurs de jeunesse. Les choix théoriques faits par les psychologues évolutionnistes, que ce soit en psychologie cognitive ou en théorie de l’évolution, s’ils ne donnent pas lieu à un consensus, ont cependant un avantage : leur valeur heuristique. Lorsqu’il propose la première définition de la modularité en 1983, Fodor remarque que seuls les domaines modulaires (il cite le langage et la vision en exemple) se laissent explorer et permettent aux chercheurs d’avoir une idée de leur fonc-tionnement. Il les oppose aux processus centraux (non modulaires) desquels on ne sait quasiment rien et qui, pour lui, resteront un mystère (Fodor, 1983, voir aussi Fodor, 2001). Dans ce cas, plutôt que de renoncer définitivement à tout espoir de compréhension des mécanismes centraux, il est sûrement préférable de les considérer comme étant, eux aussi, modulaires : il est possible qu’il s’agisse de la meilleure solution disponible pour faire avancer les recherches expéri-mentales. De même en théorie de l’évolution : le programme adaptationniste, qui considère que les organismes sont bien adaptés à leur environnement, a l’avantage de formuler des hypothèses testables. Malgré les attaques répétées qu’il a subies, la plus fameuse étant sans doute celle de Stephen Jay Gould et Richard Lewontin, le programme adaptationniste continue d’être poursuivi car il fournit des prédictions qualitatives et quantitatives auxquelles il est ensuite possible de comparer les observations (Orzack & Sober, 2001). Que ce soit dans le domaine des sciences cognitives ou dans celui de la biologie de l’évolution, il est probablement vain de rechercher un consensus à l’heure actuelle. Les positions modularistes et adaptationnistes des psychologues évolutionnistes

Épreuve de contrôle

33La psychologie évolutionniste

ne peuvent donc rallier l’ensemble de la communauté scientifique, mais elles sont défendables, et défendues. Elles ont en outre l’avantage d’avoir toutes deux une grande valeur heuristique, de proposer des hypothèses de travail constructives et testables. Connaissant la difficulté notoire de toute tentative de compréhension des processus cognitifs, il serait dommage de s’en priver.

Jean-Baptiste Van der Henst & Hugo Mercier –––