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politique étrangère l 2:2009 420 LA PUISSANCE OU L’INFLUENCE ? LA FRANCE DANS LE MONDE DEPUIS 1958 Maurice Vaïsse Paris, Fayard, 2009, 650 pages Professeur des universités à l’Institut d’études politiques de Paris, histo- rien des relations internationales et spécialiste de De Gaulle, Maurice Vaïsse vient de publier une somme appelée à devenir un ouvrage de réfé- rence. Avec une grande clarté de présentation et une profonde honnêteté à l’égard des différents protagonistes, M. Vaïsse s’adresse aux étudiants et chercheurs soucieux de mieux comprendre les orientations et les rouages de la politique étrangère française depuis 1958. Il s’adresse également aux responsables de cette dernière en rappelant que leur action s’inscrit avant tout dans une filiation intellectuelle et politique. Les éléments de conti- nuité prévalent dans la mesure où une politique étrangère reste tributaire des victoires et défaites passées. Impossible de rejeter cet héritage : seules les intentions et les capacités du moment peuvent le modifier, le plus souvent à la marge. Le relativisme de l’historien est donc particulièrement bienvenu au lendemain des différents exercices prospectifs qui ont suivi l’élection de Nicolas Sarkozy 1 . L’ouvrage peut aussi se lire en creux comme une tentative réussie de mise en récit de la politique étrangère française. Au final, cette dernière existe surtout à travers la relation que l’on en fait et la manière dont ses agents se l’approprient. Travail charpenté, ce livre s’appuie principalement sur un corpus de seconde main (ouvrages, suivi des principales revues de relations interna- tionales et de la presse française). Il bénéficie en outre de la relation intime que l’auteur entretient avec les archives de la période De Gaulle (respon- sable de la publication des documents diplomatiques français pour les années 1960, l’auteur a également présidé le conseil scientifique de la Fon- dation Charles de Gaulle de 1995 à 2001) 2 . Sur le plan conceptuel, le titre de l’ouvrage et une partie de l’analyse s’inspirent directement des réflexions d’Hubert Védrine, ministre des Affaires étrangères de 1997 à 2002, qui a développé une typologie des puissances internationales au sein de laquelle la France est définie comme une « puissance d’influence mondiale 3 M. Vaïsse s’interroge sur le passage de la puissance à l’influence, en souli- gnant la valeur cardinale des années De Gaulle dans cette évolution. 1. Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, Paris, Odile Jacob-La Documentation française, 2008 ; A. Juppé et L. Schweitzer (dir.), La France et l’Europe dans le monde, Livre blanc sur la politique étrangère et européenne de la France, 2008-2020, Paris, La Documentation française, 2008. 2. M. Vaïsse, La Grandeur : la politique étrangère du général de Gaulle (1958-1969), Paris, Fayard, 1998. 3. H. Védrine et D. Moïsi, Les Cartes de la France à l’heure de la mondialisation, Paris, Fayard, 2000, p. 13.

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LA PUISSANCE OU L’INFLUENCE ?LA FRANCE DANS LE MONDE DEPUIS 1958

Maurice VaïsseParis, Fayard, 2009, 650 pages

Professeur des universités à l’Institut d’études politiques de Paris, histo-rien des relations internationales et spécialiste de De Gaulle, MauriceVaïsse vient de publier une somme appelée à devenir un ouvrage de réfé-rence. Avec une grande clarté de présentation et une profonde honnêteté àl’égard des différents protagonistes, M. Vaïsse s’adresse aux étudiants etchercheurs soucieux de mieux comprendre les orientations et les rouagesde la politique étrangère française depuis 1958. Il s’adresse également auxresponsables de cette dernière en rappelant que leur action s’inscrit avanttout dans une filiation intellectuelle et politique. Les éléments de conti-nuité prévalent dans la mesure où une politique étrangère reste tributairedes victoires et défaites passées. Impossible de rejeter cet héritage : seulesles intentions et les capacités du moment peuvent le modifier, le plussouvent à la marge. Le relativisme de l’historien est donc particulièrementbienvenu au lendemain des différents exercices prospectifs qui ont suivil’élection de Nicolas Sarkozy1. L’ouvrage peut aussi se lire en creux commeune tentative réussie de mise en récit de la politique étrangère française.Au final, cette dernière existe surtout à travers la relation que l’on en fait etla manière dont ses agents se l’approprient.

Travail charpenté, ce livre s’appuie principalement sur un corpus deseconde main (ouvrages, suivi des principales revues de relations interna-tionales et de la presse française). Il bénéficie en outre de la relation intimeque l’auteur entretient avec les archives de la période De Gaulle (respon-sable de la publication des documents diplomatiques français pour lesannées 1960, l’auteur a également présidé le conseil scientifique de la Fon-dation Charles de Gaulle de 1995 à 2001)2. Sur le plan conceptuel, le titre del’ouvrage et une partie de l’analyse s’inspirent directement des réflexionsd’Hubert Védrine, ministre des Affaires étrangères de 1997 à 2002, qui adéveloppé une typologie des puissances internationales au sein de laquellela France est définie comme une « puissance d’influence mondiale3. »M. Vaïsse s’interroge sur le passage de la puissance à l’influence, en souli-gnant la valeur cardinale des années De Gaulle dans cette évolution.

1. Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, Paris, Odile Jacob-La Documentation française,2008 ; A. Juppé et L. Schweitzer (dir.), La France et l’Europe dans le monde, Livre blanc sur la politiqueétrangère et européenne de la France, 2008-2020, Paris, La Documentation française, 2008.2. M. Vaïsse, La Grandeur : la politique étrangère du général de Gaulle (1958-1969), Paris, Fayard,1998.3. H. Védrine et D. Moïsi, Les Cartes de la France à l’heure de la mondialisation, Paris, Fayard, 2000,p. 13.

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Souvent « sacralisé », cet héritage a fait l’objet d’un large consensus enpolitique intérieure, consensus qui a eu deux conséquences principales :une forte présidentialisation (et, par conséquent, une marginalisation duParlement) et une approche souvent incantatoire de l’action extérieure, setraduisant par un fréquent décalage entre les mots et les choses. Cet héri-tage se serait en partie fossilisé, dans la mesure où les grands principesd’indépendance nationale ne répondraient plus aux mutations du systèmeinternational (fin de la bipolarité, progrès de la construction européenne,retour de la conflictualité, émergence de menaces globales, révolution del’information, financiarisation de l’économie...)

L’ouvrage s’ouvre sur la décision prise par le général de Gaulle (mars 1966)« de cesser sa participation aux commandements intégrés et de ne plusmettre de forces à la disposition de l’OTAN ». Acte fondateur de la politi-que d’indépendance nationale, cette orientation aura tenu quarante-troisans jusqu’à ce que N. Sarkozy décide de rejoindre la structure intégrée àl’occasion du 60e anniversaire de l’Organisation du traité de l’Atlantiquenord (OTAN) en avril 2009. Avec des nuances personnelles ou conjonctu-relles, Georges Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing, François Mitterrandet Jacques Chirac ont maintenu un consensus en politique étrangère. Àgrands traits, il s’est agi de promouvoir la construction européenne autourde l’axe franco-allemand, d’entretenir une spécificité vis-à-vis de l’OTANn’empêchant ni la solidarité atlantique ni la participation à des opérationsde maintien de la paix, d’encourager de bonnes relations avec Moscou endépit des aléas, de conduire une politique africaine et une politique arabedestinées à entretenir des zones d’influence traditionnelles.

N. Sarkozy s’inscrit-il dans cette lignée ou est-il parvenu à imposer une« rupture », pour reprendre un terme de sa campagne électorale ?M. Vaïsse apporte des éléments tangibles de réponse et penche plutôt versla première option. En matière de présidentialisation de la politique étran-gère, la tendance serait plutôt à l’accentuation de l’implication présiden-tielle avec quelques concessions au Parlement. Le rôle du Château estrenforcé par l’influence des conseillers du président : Claude Guéant, quiintervient dans l’espace public à la différence de ses prédécesseurs, et Jean-David Levitte, conseiller diplomatique du président, qui incarne à lui seulune forme de continuité dans la mesure où il avait été conseiller diploma-tique de J. Chirac (1995-2000).

Sur le fond, M. Vaïsse considère que N. Sarkozy n’est pas en rupture avecses prédécesseurs, mais avec son prédécesseur, principalement sur ledossier transatlantique, comme en témoigne sa décision de rejoindre « lafamille occidentale ». Il y a dans cette posture un effort de réajustementaprès la brouille franco-américaine de 2003, mais aussi sans doute une

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volonté de surpasser l’antiaméricanisme traditionnel d’une partie desélites françaises. La volonté de rejouer un rôle en Europe est égalementindiscutable : la rupture consiste notamment dans l’attention désormaisportée aux nouveaux entrants. En revanche, avec des puissances classiquespeu conciliantes, comme la Russie ou la Chine, N. Sarkozy a vite été rat-trapé par la réalité des rapports de forces et des échanges commerciaux.Vis-à-vis de l’Afrique, le discours de Dakar (juillet 2007) a suscité une vivepolémique sur sa conception des civilisations, en rupture effectivementavec celle de son prédécesseur.

M. Vaïsse pointe une autre rupture avec le thème de « l’immigrationchoisie », qui flatte une partie de l’électorat présidentiel en rompant avecune tradition d’intégration des étrangers. De manière plus positive,l’auteur souligne le véritable effort de refondation de la politique arabeavec l’Union pour la Méditerranée lancée en juillet 2008, dont il est toute-fois prématuré de tirer un premier bilan. Au final, on peut se demander sila véritable rupture introduite par N. Sarkozy ne réside pas dans un pointéludé par M. Vaïsse : le rapport du président à la chose militaire. Ceux quiétudieront son quinquennat en politique étrangère devront probablementse demander dans quelle mesure la mort de dix militaires français àUzbeen (août 2008) a pu entraîner une prise de conscience présidentiellequant à l’engagement des forces françaises sur des théâtres extérieurs, et enparticulier en Afghanistan.

L’ouvrage se compose de neuf chapitres. Six d’entre eux proposent uneapproche régionale alors que les trois autres analysent le fonctionnementde l’outil diplomatique. Dans chaque chapitre, le texte respecte une stricteprogression chronologique et réserve une large place à la description. Leslecteurs familiers du Quai d’Orsay croiseront bien des noms, des référen-ces et des sigles connus. Les autres devront apprendre à naviguer dans celabyrinthe bureaucratique bien circonscrit par l’auteur. En effet, M. Vaïssese concentre sur l’outil diplomatique stricto sensu : même s’il peut les men-tionner à l’occasion, il ne s’attarde guère sur les autres ministères actifs auplan international, via les entreprises ou les organisations non gouverne-mentales. Cette perspective resserrée aboutit à une présentation diploma-tique de la politique étrangère, alors même que sa nature s’estprobablement transformée au cours des années étudiées.

En contrepoint, cette perspective permet donc, de manière très utile, derevisiter l’action du Quai d’Orsay dans toutes ses composantes et de cons-truire une image complète de son action officielle. Dans son premier cha-pitre – « Une politique étrangère élyséenne », M. Vaïsse fait un rappelindispensable sur les attributs de puissance : la possession de l’armenucléaire depuis le général de Gaulle confère à la France un statut particu-

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lier et contribue à entretenir une forme de « monarchie nucléaire ». Parailleurs, les exportations d’armes demeurent une des priorités de laVe République et représentent un vecteur privilégié d’influence au Moyen-Orient notamment, influence directement liée à la perception de la puis-sance militaire française par les acheteurs. Cela conduit M. Vaïsse à uneréflexion plus générale sur les « liaisons dangereuses » entretenues entrepolitique de défense et politique étrangère, sans qu’il soit toujours possiblede distinguer l’ordre des priorités...

Le deuxième chapitre – « Le choix européen » – revient sur l’ambivalencefondamentale des élites françaises à l’égard du projet européen, « perçucomme un vecteur de puissance et d’influence mais aussi comme unemenace pour la souveraineté et l’identité de la nation ». Il décrit avec pré-cision les rouages administratifs mobilisés dans cet effort d’intégration, quia concerné tous les ministères, et notamment le rôle du SGCI (Secrétariatgénéral du comité interministériel), ainsi que « la filière européenne duQuai d’Orsay », qui a toujours su attirer des hauts fonctionnaires degrande qualité. M. Vaïsse est particulièrement à l’aise pour retracer les dif-férentes étapes de l’intégration européenne, sujet aujourd’hui bien traitépar l’historiographie, avant d’estimer que l’échec du référendum de mai2005 clôt un cycle. « Homme malade de l’Europe » après dix ans de chira-quisme, les élites françaises prennent alors conscience que Paris n’exerceplus de leadership en Europe et que son rêve d’Europe-puissance est unrêve solitaire.

Les troisième et quatrième chapitres – « Ami, allié, non aligné » et « Unebelle et bonne alliance à l’Est ? » – traitent respectivement des États-Unis etde la Russie (soviétique). M. Vaïsse identifie les personnages centraux deces deux relations structurantes, la première constituant le socle dusystème d’alliance de Paris, alors que la seconde s’inscrit dans touteréflexion sur la sécurité européenne. L’auteur revient sur les différendstransatlantiques : si les querelles liées à l’OTAN ou aux interventions exté-rieures sont bien connues, il mentionne à juste titre les divergences de vuesdans le domaine énergétique, qui peuvent avoir des répercussions,aujourd’hui comme hier, sur la relation entretenue avec Moscou. L’OTANfigure évidemment à la jonction de la politique française vis-à-vis desÉtats-Unis et de la Russie (soviétique). L’alliance proposait une protectioncontre la menace militaire soviétique. La chute de l’URSS, comme le rap-pelle M. Vaïsse, a conduit F. Mitterrand à escompter « une profonde trans-formation, sinon un dépérissement, de l’Alliance atlantique en unorganisme de coopération avec l’Est ». Au lendemain du 60e anniversairede l’OTAN et avec l’engagement en Afghanistan, la relation entretenueavec l’OTAN joue aujourd’hui encore sur la politique vis-à-vis de Moscou,

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dans la mesure où le Kremlin a toujours encouragé la singularité françaisepar souci d’altérer la cohésion occidentale. Or, aujourd’hui, Moscou voit enl’OTAN une organisation cherchant à l’encercler comme aux plus bellesheures de la guerre froide, mais aussi un partenaire éventuel face à desmenaces globales. À l’égard de Moscou, la principale rupture est peut-êtred’ordre intérieur avec la disparition du Parti communiste français duchamp politique national, qui a représenté une force politique de premierplan jusqu’en 1988, à la croisée des deux politiques étrangères. M. Vaïsserappelle la vigueur des débats d’expertise sur la nature du régime russe etsoulève une question qui ouvre des pistes de recherche : dans quellemesure la politique russe de la France lui a-t-elle fait rater l’élargissementde l’Union européenne aux anciens satellites de Moscou ?

Les cinquième, sixième et septième chapitres – « La politique africaine »,« La politique arabe », « Au-delà des mers » – proposent une approcherégionale. En ce qui concerne l’Afrique, M. Vaïsse revient dans le détail surdes liens souvent ambigus avec les anciens pays colonisés, avant de pointerle paradoxe suivant : la France a historiquement entretenu des relationssuivies avec le Sénégal, la Côte-d’Ivoire, le Zaïre, le Gabon, Djibouti et leTchad, mais l’auteur constate une « disjonction entre son influence politi-que et la géographie de ses intérêts économiques ». En effet, en 2004, sescinq principaux partenaires commerciaux sur le continent sont le Nigeria,l’Afrique du Sud, l’Angola, le Kenya et l’Ouganda. En ce qui concerne lemonde arabe, M. Vaïsse commence par rappeler une évidence utile : aulendemain de l’indépendance algérienne, la France n’a objectivement plusbesoin de l’alliance avec Israël et va donc chercher à approfondir – par lesventes d’armes notamment – ses relations avec les pays arabes. L’auteurétablit donc un lien particulièrement sensible en termes de puissance entreventes d’armes et approvisionnements énergétiques. En outre, il aborde laquestion de l’influence de la « minorité musulmane » sur le cours de lapolitique arabe et l’importance accordée à la Méditerranée, par comparai-son notamment avec l’orientation orientale.

M. Vaïsse réserve des développements particulièrement instructifs entermes d’intentions sur les relations entretenues avec le Québec. Mais au-delà des mers, la France peine à faire preuve de constance et d’efficacité enAmérique latine et en Asie, ce qui révèle une défaillance de fond, significa-tive de sa perte de puissance et des limites de son influence : elle n’a pasaccompagné le déplacement du centre de gravité du système monde versla zone Asie-Pacifique. C’est une des grandes carences de sa politique endépit d’une prise de conscience relativement précoce de l’inexorablemontée en puissance de la Chine. Consacrés aux pratiques diplomatiques,les deux derniers chapitres – « La diplomatie multilatérale » et « La diplo-

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matie culturelle » – examinent les dispositifs administratifs utilisés pourfaciliter l’exercice de l’influence en termes de gouvernance mondiale et decapacité d’attraction.

L’ouvrage de M. Vaïsse est donc d’une grande richesse : il mériteraitparfois un recours au comparatisme pour apprécier l’efficacité ou l’ineffi-cacité de la politique française, mais aussi à une exploitation des sourcesétrangères pour apprécier la manière dont cette politique est perçue. On sesurprend également parfois à s’interroger sur les processus de conversionde puissance en influence. Même si cette notion est « vague » pour PaulValéry et ce concept « flou » pour la science politique, ce qui n’est pas for-cément mauvais signe pour un historien, la notion d’influence auraitmérité une mise en parallèle plus poussée avec celle de puissance. En effet,les médias, les positions des multinationales françaises ou les nouvellestechnologies (comment une diplomatie recourt-elle, par exemple, auWeb 2.0 ?) auraient pu être évoqués. On a parfois l’impression quel’influence n’est au final pour l’auteur qu’un pis-aller face à la perte depuissance, alors qu’elle correspond peut-être aussi à un mode de présenceau monde et de gouvernance particulièrement précieux dans un systèmeglobalisé. Au demeurant, ces remarques ne font que souligner les attentessuscitées par la profondeur du tableau dressé par M. Vaïsse et constituentautant de sujets de réflexion pour la suite.

L’auteur conclut par un plaidoyer en faveur de la dimension européennequi seule « permet d’exercer un rôle à l’échelle du monde ». C’est dans cecadre que la France peut faire prévaloir ses idées, à condition toutefois defaire « son deuil de l’Europe comme multiplicateur de puissance à titrenational ». En historien, il conclut donc par un pragmatisme consistant àaccepter, sans fausse honte, un héritage qui offre des atouts indéniables etune meilleure compréhension des attentes de nos partenaires. En quelquesorte, pour être influente, la France doit mieux connaître et comprendre lesautres, en acceptant d’être influencée. À méditer.

Thomas GomartDirecteur du centre Russie/NEI, Ifri

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RELATIONS INTERNATIONALES

L’ENFERMEMENT PLANÉTAIREAndré LebeauParis, Gallimard, 2008, 312 pages

« Vous vous êtes dépouillés du vieilhomme », tel est le satisfecit queSt Paul décerna aux Colossiensd’Asie mineure parce qu’ils avaientembrassé la « vraie » foi. Enouvrant le remarquable Enferme-ment planétaire, on découvrira unautre « vieil homme » plus difficileà dépouiller : il s’agit d’admettreque l’humanité est enfermée dansune planète dont les ressourcess’épuiseront un jour.

Première croyance à abandonner,l’intériorisation de la formulebiblique : « Soyez féconds et proli-fiques, remplissez la Terre et do-minez-la » (Genèse 1, 28) – sous-entendu, il y aura toujours de laplace pour tous. À en croire les te-nants du créationnisme, la Terre necomptait au départ que deux habi-tants, mais le problème est que« les déterminations génétiques del’espèce [humaine] façonnées dansun environnement illimité ne sontnullement adaptées au caractèrefini de l’espace planétaire ». LaTerre est bien remplie : grâce aujeu des intérêts composés, elle a at-teint le demi-milliard d’habitantsau XVIe siècle ; le croît annuel étantalors de 2 à 3 millions. En 1950, onen était à 2,5 milliards, et le croîtannuel avoisinait 50 millions. À cerythme, on a pu remplacer les10 millions de morts de la Pre-

mière Guerre mondiale en unedouzaine de mois ; trente ans plustard, il en fallut à peu près autantpour les 60 millions de morts de laSeconde Guerre mondiale. En re-vanche, la terre ne supporteraitpas que la population mondiale ac-tuelle entière atteigne l’« em-preinte écologique » de l’Européenou de l’Américain du Nord : cela« exigerait plusieurs planètesTerre ».

Deuxième croyance problématique,ce que Descartes désignait dans leDiscours de la méthode comme unephilosophie pratique susceptible de« nous rendre comme maîtres etpossesseurs de la nature ». En effet,« la limite des ressources environne-mentales sur lesquelles se fondel’existence humaine aurait été at-teinte depuis longtemps si la techni-que n’était intervenue pour larepousser ». André Lebeau préciseque par « technique », « il entendl’outil qui permet à l’homme d’ac-croître les prélèvements qu’il opèresur les ressources terrestres ». Cesont ces prélèvements incessants quiont permis de repousser la limitedes ressources environnementales,mais leur effet cumulé s’est traduitpar altération importante de la nicheécologique globale, par le biais dedeux mécanismes irréversibles :l’extinction des espèces végétales etanimales, et l’épuisement des mine-rais et sources d’énergie, à quoivient s’ajouter la pollution de l’at-mosphère et des océans. Un ajoutqui, soit dit en passant, n’est pas mi-neur, car il résulte, souligne

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A. Lebeau, de la production d’éner-gie et de ressources alimentaires.

Cette population sans cesse crois-sante (et vieillissante !), enferméedans une seule et unique planète sevidant de ses ressources, A. Lebeaunous la montre également enclosedans un réseau de quelque 200 États-nations dominés par le « chacunpour soi », les plus développés ayantla latitude de s’affranchir de l’autar-cie et de puiser ailleurs les moyens deleur croissance, quitte à « hâter l’en-trée dans la zone de collision avec laplanète ». Cela dit, y a-t-il vraimentpéril en la demeure ? On examineratour à tour les deux dimensions queA. Lebeau a permis de repérer, lepullulement des êtres humains, etl’augmentation de leur consomma-tion de ressources.

Sur le premier point, on rappelleraque le monde sera confrontéen 2035 à trois schémas d’évolutiontrès différents : les pays en déclindémographique (Allemagne, Rus-sie, Chine côtière) tentés de relancerla natalité ; des pays africains pau-vres à forte fécondité ; enfin lespays à croissance modérée avec in-version de la pyramide des âges1.A. Lebeau ne laisse guère d’espoirde voir remettre en cause le droit deprocréer, comme le gouvernementchinois a osé le faire. Il n’est quetrop vrai, comme A. Lebeau l’avaitdéjà rappelé2, que « chez le même

individu, la conviction qu’il faut in-fléchir la démographie mondiale seconcilie aisément avec celle qu’ilconvient de préserver, par une na-talité vigoureuse, l’avenir de la na-tion à laquelle il appartient ».

Le second volet du diptyque n’estpas non plus très prometteur. Mis àpart la certitude que le rattrapagedes pays les moins développés estexclu, le moindre mal semble êtrede procéder à une révision « réfor-miste » assez profonde des prati-ques économiques existantes, dansle sens préconisé par les travaux deJoseph Stiglitz. Le seul espoir, maisà très long terme, comme l’indi-quait A. Lebeau dans L’Engrenagede la technique3, réside sans doutedans la fusion nucléaire, qui fourni-rait des ressources suffisantes pourdes millénaires ; mais le projet in-ternational ITER (InternationalThermonuclear Experimental Reac-tor) vient à peine de démarrer.

Bernard Cazes

1. J.-C. Chasteland et J.-C. Chesnais, « 1935-2035 : un siècle de ruptures démographiques »,Politique étrangère, vol. 70, n° 4, hiver 2006.2. L’Engrenage de la technique. Essai sur unemenace planétaire, Paris, Gallimard, 2005, p. 244.

3. Il y est aussi fait référence dans J. Lesourne,« Energy and Climate: an Undeniable Need forGlobal Cooperation », Politique étrangère, vol. 73,numéro spécial World Policy Conference, 2008.

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ANATOMIE D’UN DÉSASTRE.L’OCCIDENT, L’ISLAM ET LA GUERREAU XXIe SIÈCLEEnyoParis, Denoël, 2009, 424 pages

Le 11 septembre a entraîné une in-flation du nombre d’ouvrages surle terrorisme, d’origine islamiqueen particulier. Tous relèvent desemblables catégories : universitai-res, journalistiques, révélations quise veulent sensationnelles, ou dé-bats sur le rapport entre sécurité etliberté.

Anatomie d’un désastre tranche aveccette production. En fait, il s’agitstricto sensu d’un travail extraordi-naire parce qu’il renouvelle non pasnos connaissances mais notre juge-ment. Il dissèque, comme le titrenous y prépare, non seulement lesstructures intellectuelles des hom-mes d’Al-Qaida et de leurs affidés,mais aussi celles des Occidentaux,c’est-à-dire les nôtres. Il s’inscritdans la ligne du Choc des civilisationsde Huntington avec un recul histo-rique, philosophique et surtout reli-gieux infiniment plus profond.

L’auteur fait d’abord apparaître lelien conceptuel entre l’affaiblisse-ment de l’État-nation et notre inca-pacité, conditionnée par unelogique clausewitzienne, à affron-ter la forme nouvelle que prend leterrorisme du XXIe siècle, analysé auregard de l’évolution générale de laguerre et du cadre apolitique de lamondialisation. Une étude détailléede l’articulation entre l’exercice du

pouvoir et le recours aux armesdans la civilisation islamique mon-tre ensuite que la guerre n’y a ja-mais été la continuation de lapolitique par d’autres moyens.D’où un malentendu fondamentalsur les causes, les enjeux et les mé-thodes de la « guerre contre le ter-rorisme ». Enyo dresse enfin unréquisitoire contre les confusionsintellectuelles, le recours aux pon-cifs et les abîmes d’ignorance quifondent tant le hard power américainque le soft power européen.

L’auteur explique comment lamondialisation donne structurelle-ment à la civilisation islamique lapossibilité historique de reprendreune offensive dont la raison d’êtrelui est consubstantielle – quandbien même nombre de musulmansn’y ont jamais participé : « les Étatsislamiques ont été incapables d’af-fronter les États occidentaux, maisentre individus, tribus locales etcommunautés mondiales, la lutteredevient possible. Aussitôt que lavie internationale s’est réorganiséeà ces niveaux aux dépens de l’éche-lon étatique, cette lutte retrouve savigueur contrariée lors de la paren-thèse historique de l’État-nation ».Fondée sur une réflexion de près de400 pages, cette idée radicalementnovatrice a tout pour choquer nonseulement les tenants du « politi-quement correct » et du « droit-de-l’hommisme », mais aussi tous lesresponsables politiques, militaireset sécuritaires qui se trompent destratégie et parfois d’ennemi. Si cer-tains passages paraîtront « anti-

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islamiques » à nombre de lecteurs,les pages anti-occidentales sont en-core plus violentes et constituentun réquisitoire sans concessioncontre les décideurs américains eteuropéens de la décennie.

Le livre commence avec le terro-risme d’origine islamique, maiss’achève avec une réflexion bienplus large sur l’appropriation parl’Islam des instruments intellec-tuels de conquête du monde déve-loppés par les Occidentaux depuisle XVIIIe siècle. Assumant le para-doxe, l’auteur fait appel à la ratio-nalité et aux valeurs humanistesclassiques pour placer le combatdans une dimension irrationnelle etfaire des horizons spirituels un vé-ritable champ de bataille en péné-trant les structures mentales del’adversaire. Dénonçant tant notresensiblerie que la sélectivité de no-tre compassion, Enyo assume le re-cours à nos pires démons àcondition de savoir pourquoi.

Anatomie d’un désastre est un travailparticulièrement ambitieux, et ilfaut reconnaître que l’auteur a lesmoyens de son ambition. D’elle,nous n’apprenons que son apparte-nance à un service de renseigne-ment et nous pouvons deviner salongue expérience à la fois universi-taire et pratique des questions abor-dées, à laquelle s’ajoute un goûtévident pour la provocation. Si sonlivre a un défaut majeur, celui-cin’est pas tant dans ses idées faitespour susciter d’acerbes débats et devirulentes critiques, mais dans l’ef-

fort qu’il exige du lecteur. C’est untexte qui sollicite ligne à ligne uneattention soutenue et recèle finale-ment plusieurs livres en un seul,avant que les fils ne s’assemblentdans une conclusion implacablenous mettant tous, individuelle-ment, face à nos responsabilitésd’hommes et de citoyens.

Anatomie d’un désastre renouvelleintégralement la réflexion sur lemonde de l’après-11 septembrebien au-delà des questions de terro-risme. Que l’on s’accorde avecl’auteur ou que l’on s’oppose à elle,son travail est sur ce sujet le plus ar-gumenté, le plus riche et le plus sti-mulant.

Alain Lagarde

ECONOMIC GANGSTERS:CORRUPTION, VIOLENCE ANDTHE POVERTY OF NATIONSRaymond Fismanet Edward MiguelPrinceton, Princeton UniversityPress, 2008, 250 pages

Ce livre, publié fin 2008, est une al-légorie, certes bénigne, de certainstravers qu’il prétend pourfendre.Dans le contexte de la crise écono-mique globale, son titre pourraits’apparenter à une tromperie. Maisc’est plutôt un manque de modes-tie. Si le lecteur s’attend à une ana-lyse raisonnée des pratiquescriminelles, délictueuses ou abusi-ves au sein de l’économie globale, ilen sera pour ses frais.

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L’ouvrage est une compilation ha-bilement présentée d’articles uni-versitaires des deux jeunes auteurssur les thèmes des détournementsd’argent public, de la corruption etaccessoirement de la violence dansles pays en développement. Noussommes donc plus proches – enmoins structuré et plus anecdoti-que – d’un rapport d’audit que deLa Richesse des nations d’AdamSmith et sa main invisible.

Rien de très nouveau, sinon la foidans un projet de réforme des mé-canismes d’évaluation et de fonc-tionnement de l’aide et des politi-ques de développement fondée surune rationalité objective. Les inter-rogations qui s’installent au fil despages reposent sur un quadrupleconstat : premièrement, le titre estaguicheur dans le contexte actuel,pour un contenu daté. Ni B. Ma-doff, ni AIG ne sont évoqués ; En-ron n’est cité qu’au détour d’unephrase. Halliburton est épargné detout questionnement sur les finan-cements en Irak1, et les États-Unisexonérés en 4 pages du soupçonqu’il puisse y exister des economicgangsters. Ensuite, le discours estmoralisateur, à sens unique, ducentre (« forcément » sachant etomniscient) vers la périphérie(« par nature » transgressive etagressive). Les exemples sont quantà eux souvent transformés en géné-

ralités, et cette méthode présentéecomme l’application de techniquesrigoureuses de l’analyse économi-que. Enfin, la criminalité économi-que la plus dangereuse – trafic dedrogues, de personnes, d’armes, etblanchiment – n’est pas du toutévoquée, ni ses liens avec l’écono-mie formelle.

Prenons l’exemple de l’étude, pu-bliée en 2006, sur le non-respect desnormes de stationnement à NewYork par des diplomates de l’ONUdu fait de leurs immunités, et quiest recyclée comme chapitre centraldu livre. Les auteurs assimilent cefait à de la corruption ; ils en con-cluent que la corruption est dans lanature de certains pays (« normessociales ou culturelles »), que lespays qui n’ont « pas d’affinités avecles États-Unis » y seraient davan-tage sujets que d’autres et que la findes immunités en 2002 a entraînéune forte diminution des infrac-tions. L’effet spectaculaire est certesgaranti, mais il serait plus completsi les auteurs avaient intégré lescentaines d’infractions impayéespar des agences fédérales américai-nes à New York. Et là encore, s’agit-il de corruption ou simplementd’impunité ?

Les méthodes préconisées en ré-ponse à ces maux font s’interroger.Par exemple, l’application à l’aideau développement de la techniquedes tests cliniques (randomized eva-luation), qui conduit les auteurs àconclure que les programmes pourla lutte antiparasitaire sont efficaces

1. Au motif que s’il y avait eu des liens entre Hal-liburton et l’Administration américaine, la valeurde l’action aurait fluctué en fonction de l’état desanté de Dick Cheney, comme cela a été le casà la bourse des valeurs d’Indonésie avec l’état desanté de Suharto.

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et que la distribution de livres gra-tuits dans les écoles au Kenya estinefficace, à volume d’aide donné.

De manière plus heureuse, l’idéeque le contrôle effectif et une régu-lation efficace des États et des insti-tutions internationales sont lesmeilleurs antidotes à la délin-quance et la criminalité économi-que tombe sous le sens.

L’objectif de commercialisation –ou de vulgarisation – a entraîné lesauteurs dans l’anecdotique. Fallait-il aller jusqu’à généraliser les leçonsde ces anecdotes ? Alors que toutesles institutions financières interna-tionales – et les auteurs avec elles –affirmaient avant la crise que lapauvreté avait reculé dans lemonde, pourquoi se focaliser uni-quement sur les délits et crimeséconomiques des seuls pays endéveloppement ? Serait-ce que lacorruption et la violence y seraientmoralement plus condamnablesqu’ailleurs ? Ou simplement plusfaciles à dénoncer ?

Au-delà des concessions aux dureslois du marché de l’édition,l’ouvrage présente l’intérêt majeurd’ouvrir un débat sur l’économiedu développement. Il donne égale-ment l’envie de lire le prochain li-vre des auteurs sur le thème del’argent et de la morale.

Philippe Colombani

THE RESPONSIBILITY TO PROTECT.ENDING MASS ATROCITY CRIMESONCE AND FOR ALLGareth EvansWashington D.C., BrookingsInstitution Press, 2008, 350 pages

En dépit d’une couverture et d’unsous-titre alarmistes, The Responsi-bility to Protect est un ouvrage em-preint d’un optimisme notammentporté par la pacification apparentede l’espace mondial (diminution dunombre de conflits armés majeurs,baisse du nombre global de mortsau combat). Gareth Evans, ancienministre des Affaires étrangèresaustralien (1988-1996) et actuel pré-sident de l’International CrisisGroup, se félicite en ce sens du sta-tut acquis par sa formule, la« responsabilité de protéger »(R2P), désormais incontournabledès lors qu’il s’agit d’évoquer et derépondre aux défis institutionnelset à l’indignation morale que susci-tent les crimes et atrocités degrande échelle. Trois ans après lareconnaissance du concept par ledocument final du sommet mon-dial de l’Organisation des Nationsunies (ONU) de septembre 2005, etquelques mois après la création àNew York d’un Global Centrefor the responsibility to protect,l’auteur reste cependant inquiet.

Dans une perspective proche desvoies empruntées un siècle plus tôtpar Emile Durkheim, l’auteur souli-gne que l’approfondissement del’intégration mondiale ne saurait sepasser d’une solidarité accrue entre

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ses membres. À ce titre, la respon-sabilité de protéger est l’outil lemieux à même de matérialiser laconscience collective de l’humanitéet de la protéger des agressions in-tolérables que constituent les géno-cides, les crimes de guerre, les net-toyages ethniques, ou les crimescontre l’humanité. Elle permet eneffet de dépasser les lacunes desinitiatives dont elle est l’héritière(interventions humanitaires, droitd’ingérence, sécurité humaine, sou-veraineté comme responsabilité) enoffrant une réponse à la fois globaleet adaptable aux crimes et aux atro-cités de grande échelle. Si la R2P of-fre de nouvelles possibilités d’ac-tion internationale, l’auteur ne lacantonne pas à un usage stricte-ment instrumental et la place aucentre d’une analyse renouvelée del’espace mondial et du principe desouveraineté. Alors que les rela-tions internationales reposent tra-ditionnellement sur la déconnec-tion entre les faces externe (respectde la souveraineté des autres États)et interne (respect de la dignité etdes droits fondamentaux des popu-lations vivant sur le territoire del’État) de la souveraineté, la R2Pvise à réconcilier ces deux volets se-lon un principe proche de celui dela subsidiarité. La communauté in-ternationale n’a pas vocation à dé-posséder l’État des attributionsliées à sa responsabilité interne et,symétriquement, l’État ne sauraitlui déléguer la responsabilité destâches qui lui reviennent en propre.Pour autant, la communauté inter-nationale ne saurait s’abstraire de

son devoir de s’acquitter des tâchesdont l’État n’assume pas la chargedès lors que sa population fait faceà un péril que les autorités étatiquesne peuvent pas ou ne veulent pasempêcher.

Aux critiques émanant notammentdes pays du Sud, qui fustigent leconcept comme l’alibi d’un nou-veau colonialisme, G. Evans ré-pond en insistant sur les troisphases complémentaires de la R2P :prévention, réaction et reconstruc-tion. Il plaide également pour uneposition centrale de l’ONU et duConseil de sécurité dans la coordi-nation entre organisations interna-tionales, organisations régionales,acteurs étatiques et acteurs nongouvernementaux, tant dans l’ana-lyse des situations que pour l’inter-vention proprement dite.

L’ouvrage est extrêmement riched’illustrations précises et bienve-nues. Bien que très convaincante,l’analyse décevra peut-être certainslecteurs en quête de données plusdétaillées, par exemple sur les dé-bats et mécanismes de l’élabora-tion, de l’acceptation apparente, etdes premiers usages de la notion.La ligne de fracture Nord/Sud estévoquée à maintes reprises commeune explication globale aux diffi-cultés et réticences soulevées par laR2P, mais faute d’indications préci-ses, l’argument se révèle trop ap-proximatif pour réellement empor-ter la conviction. D’une manièreplus générale, les efforts de l’auteurpour éclairer la nature même de la

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notion tendent à gommer les débatsproprement politiques qu’elle pro-voque. Présentée comme une ré-ponse « technique » et formelle àune indignation commune, la R2Psemble alors gagner en consensusce qu’elle perd en capacité de mobi-lisation. En dépolitisant le débat surla R2P, présentée comme une ré-ponse neutre – bien qu’ambiguë –aux crimes et aux atrocités demasse, le livre de G. Evans s’exposeau risque qu’il entend combattre :l’indifférence de ceux qui pour-raient la défendre.

Simon Tordjman

LA GUERRE DU DOUTE ET DE LA CERTITUDE.LA DÉMOCRATIE FACE AUX FANATISMESAndré GrjebineParis, Berg International, 2008,182 pages

Le bras de fer entre démocratie ettotalitarisme oppose le doute, sti-mulant, aux certitudes, stérilisan-tes. La démocratie admet son auto-institution, c’est-à-dire la relativitéde son imaginaire social et la remiseen question de ses fondements. Enface, les « métastases du triba-lisme » produisent, au premierchef, des islamistes bardés de certi-tudes. Psychologiquement armés,ils se vouent à la propagation d’unabsolu. Des croyances indiscuta-bles sont censées provenir d’unesource extérieure à la société et laprendre en charge. En revanche, endémocratie, l’esprit critique renvoieles certitudes à la sphère privée.

Chacun est laissé à soi-même pourdéfinir ses valeurs et participer à lasociété de son propre gré. Le déficitd’horizon commun et de significa-tion de la vie engendre un imagi-naire « fragmenté et disparate ». Ilfaudrait un « devenir qui le dé-passe » et pondère son universa-lisme. L’islam oscille quant à lui en-tre l’euphorie de la foi et unressentiment qui attribue les succèsde l’Occident à des motivationsmalsaines ou malignes. Il con-damne l’opulence tout en succom-bant à sa séduction. Situation scan-daleuse en contradiction avec laprétendue « supériorité de l’is-lam ». D’autant que, dans l’optiquemusulmane, toute humiliation res-sentie par un pays rejaillit sur l’en-semble de l’oumma. Ce ressenti-ment génère une passivité peupropice au progrès, qui contrasteavec l’application de populationssoucieuses de développement éco-nomique.

Youri Andropov, chef du KGB, dé-signait le monde islamique comme« un humus en attente de fertiliserla haine de l’Amérique ». Il fautdire, avec Claude Lévi-Strauss,qu’existe une « intolérance musul-mane » qui attise « une exclusivecontre les infidèles1 ». Originaired’Iran, Chahdortt Djavann note quecertains adeptes ont réussi àimposer que certaines affirmationssoient exemptes de toute remise enquestion. Taraudé par la mauvaise

1. Cité in S. Launay, La Guerre sans la guerre.Essai sur une querelle occidentale, Paris, Descar-tes & Cie, 2003, p. 81.

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conscience, l’auto-dénigrement etla « crainte d’offusquer », l’Occi-dent espère « amadouer les islamis-tes ». On se presse d’« absoudrel’islam de toute responsabilité dansla montée de l’islamisme », en ar-guant que son message est malcompris et n’aurait « rien à voir »...comme on disait jadis que le stali-nisme n’avait rien de commun avecle communisme. C’est cumuler pa-resse d’esprit, langue de bois et po-litique de l’autruche. D’aucunss’inscrivent dans le conformismeambiant par conviction, d’autrespar intérêt, voire par peur (nous nesommes plus au siècle où Descartespouvait se réfugier aux Pays-Bas).L’antienne de la désespérance so-ciale entend comprendre au sens detrouver des circonstances atténuan-tes sinon des justifications, alorsque le terme signifie « cerner lescauses d’une situation ou d’uneaction ». Régler les problèmes quele terrorisme exploite ne sera pas lapanacée car d’autres problèmes ap-paraîtront. A. Grjebine défend et il-lustre une méthode rationnelle deperception du réel, déplorant qu’unjury universitaire ait accepté unethèse qui définit l’astrologie commeune science humaine. Même si l’onest en désaccord sur certains points,peu importe, ce livre est captivant.

Marc Crapez

SÉCURITÉ/STRATÉGIE

SIPRI YEARBOOK 2008ARMAMENTS, DISARMAMENT ANDINTERNATIONAL SECURITYStockholm International PeaceResearch InstituteOxford, Oxford University Press,2008, 604 pages

Le 39e volume de l’annuaire du SI-PRI sur les armements, le désarme-ment et la sécurité internationales’inscrit dans la continuité de l’ac-tion menée par l’Institut de recher-che sur la paix de Stockholm depuisla fin des années 1960 pour fournirdes informations fiables à tous ceuxqui s’intéressent aux aspects mili-taires des relations internationales.À l’origine, l’accent était mis sur ledésarmement et le commerce desarmes avec les pays du Tiers-monde, mais au fil des ans le champdes études s’est élargi aux problè-mes soulevés par l’organisation dela sécurité internationale et l’ana-lyse des conflits armés. Cette ten-dance s’est confirmée dans les an-nées 1990 sous l’impulsion d’AdamRotfeld (1991-2002) et d’AlysonBailes (2002-2007), qui se sont suc-cédés à la direction du SIPRI aprèsla fin de la guerre froide. Depuislors, l’annuaire consacre des déve-loppements substantiels au main-tien et à la restauration de la paixdans toutes les zones conflictuelleset prête une attention particulière àl’instauration d’un nouvel ordre desécurité dans l’espace euro-atlanti-que.

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Le nouveau directeur du SIPRI,l’Américain Bates Gill, n’a pas ré-pudié l’orientation de ses prédéces-seurs mais les problèmes soulevéspar l’organisation de la sécurité enEurope et l’évolution des relationstransatlantiques ne bénéficient plusdu traitement de faveur qui leurétait accordé naguère. Par ailleurs,on renoue avec des thèmes chers àla peace research, comme la violencestructurelle dont Johann Galtungs’était fait le théoricien à la fin desannées 1960 et la prise en comptede l’égalité des sexes (gender equa-lity) dans la « réforme du secteur desécurité ». Enfin, on a le sentimentd’assister à un repli sur les bastionstraditionnels du SIPRI, à savoir l’in-ventaire des arsenaux des grandespuissances, la production et la com-mercialisation des matériels deguerre et les négociations en vue dudésarmement et de la maîtrise desarmements.

Il n’en reste pas moins que l’an-nuaire de 2008 demeure un instru-ment utile pour quiconque souhaites’informer sur le poids des arme-ments dans la politique de sécuritédes États et se familiariser avec lesproblématiques du désarmement etde la maîtrise des armements. Dansce domaine, l’Institut de Stockholmpeut se prévaloir d’une longueexpérience ; il dispose de banquesde données sur l’évolution du com-merce des armes de type classiquedepuis 1950 et sur les activités desprincipales industries liées à la dé-fense dans le monde occidental.Certes, les chiffres publiés ne reflè-

tent qu’imparfaitement la réalité, etles flux « d’armes légères et de petitcalibre » échappent pratiquement àtoute investigation alors qu’ellesjouent un rôle majeur dans la ge-nèse et le développement des« nouvelles guerres ». Toutefois,l’analyse des données recueilliespar les chercheurs du SIPRI leurpermet d’identifier les tendanceslourdes dans le domaine des dé-penses militaires mondiales, ainsique dans celui de la production etde la commercialisation des arme-ments. En 2007, on a assisté à uneaugmentation globale de l’effort dedéfense des États, mais celui-ci va-rie en fonction des situations régio-nales et des exigences de l’adapta-tion des appareils militaires à leursnouvelles missions.

L’annuaire fournit également desinformations précises sur l’état desnégociations en vue du désarme-ment et sur la lutte contre la prolifé-ration des armes de destructionmassive. L’accent est mis sur la ges-tion des crises nucléaires en Iran eten Corée, et la coopération nu-cléaire civile entre les États-Unis etl’Inde est évoquée brièvement.Toutefois, on aurait souhaité que lerôle joué par l’Agence internatio-nale de l’énergie atomique en Iranfasse l’objet d’une présentationplus nuancée, et que le lien entre ladénucléarisation de la péninsulecoréenne et l’instauration d’unnouvel ordre de sécurité en Asie duNord-Est soit souligné plus nette-ment. Enfin, si l’on fait état des ré-serves que les gardiens intransi-

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geants du Traité de non-prolifération de 1968 ont émises àl’encontre de l’accord américano-indien, il eût été convenable de si-gnaler également qu’il a été saluépar des esprits qui ne récusent pasla maîtrise des armements, mais es-timent qu’il faut emprunter desvoies nouvelles pour relever les dé-fis du « second âge nucléaire ».

Nous formons le vœu que les pro-chaines éditions de l’annuaire ac-cordent une place plus importanteaux questions relatives à la restruc-turation du système de sécurité oc-cidental et abordent de front la pro-blématique du désarmement tellequ’elle a été énoncée par les quatrepersonnalités américaines qui sesont exprimées dans les colonnesdu Wall Street Journal. Comme leprésident Barack Obama a fait échoà leurs préoccupations et que leschances d’une reprise des négocia-tions russo-américaines sur laréduction des armements straté-giques se confirment, nous ne dou-tons pas que les chercheurs du SI-PRI apporteront une contributionsignificative au débat qui s’estouvert sur les perspectives d’unmonde sans armes nucléaires.

Jean Klein

LES INTERVENTIONS MILITAIRESEN ZONES URBAINES :PARADIGMES, STRATÉGIES ET ENJEUXTanguy Struye de Swielande (dir.)Bruxelles, Bruylant, 2009,336 pages

Bien que longtemps considéréecomme secondaire dans l’historio-graphie stratégique, la guerre ur-baine n’est pas un phénomène nou-veau. Oubliée pendant la guerrefroide, elle a fait son retour dans lesannées 1990. Les villes de Sarajevo,Grozny, Falloujah ou Bagdad sontdevenues le symbole des engage-ments terrestres des quinze derniè-res années. Il est donc temps decomprendre et d’optimiser les mo-des opératoires ainsi que les tech-nologies à mettre en œuvre dans cenouveau champ de bataille du XXIe

siècle. Co-écrit par les membres duRéseau multidisciplinaire d’étudesstratégiques (RMES), sous la direc-tion de Tanguy Struye de Swie-lande, Les Interventions militaires enzones urbaines tente de répondre àcette nécessité en étudiant les opé-rations urbaines les plus embléma-tiques de l’histoire militaire ré-cente.

La première partie de l’ouvrageaborde les aspects théoriques et his-toriques du combat urbain.J. Henrotin nous présente les carac-téristiques générales des zones ur-baines – cloisonnement, tridimen-sionnalité et population – quidéterminent la conduite des opéra-tions. Il retrace l’évolution de lapensée stratégique de l’art du com-bat urbain, du développement de lapoliorcétique théorique (Frontin,Végèce, Vauban) à la conceptionclausewitzienne qui considère quesi la ville doit tomber, c’est parceque le combat décisif se sera pro-duit en campagne. Enfin, après

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avoir rappelé que la ville, au traversde la guérilla urbaine, était le lieuoù se pratique le mieux le conceptd’asymétrie, l’ouvrage analyse lesthéories et doctrines occidentalesdu combat urbain offensif, de la ba-taille de Stalingrad à la chute de Bag-dad en 2003.

Dans une seconde partie, lesauteurs reviennent sur la nécessaireadaptation des équipements et dela technologie au combat urbain. Ens’inspirant des retours d’expériencede l’opération Iraqi Freedom,l’étude met en évidence les aporiesde la « révolution dans les affairesmilitaires » (RMA), ainsi que l’im-portance de l’emploi des blindés,en terme de protection et de puis-sance de feu, face aux postures asy-métriques des combattants irrégu-liers (IED et RPG). T. Struyepoursuit en soulignant la perti-nence de l’approche anthropologi-que pour les forces militaires si-multanément confrontées à desmissions de peace-keeping, de peace-building ou de contre-guérilla. Laville, parce qu’elle concentre lescentres de pouvoir, les populationset les ressources, apparaît comme lazone d’opération privilégiée des ac-tions civilo-militaires en phase dereconstruction et de normalisation.Enfin, l’ouvrage s’intéresse aux dé-terminants, aux concepts et à l’em-ploi de la puissance aérienne encombat urbain. En constituant unimportant levier ISTAR (Intelli-gence, Surveillance, Target Acquisi-tion, Reconnaissance), de combat etde transport, l’intervention de pla-

tes-formes aériennes (avions oudrones) est de nature à réduire ladurée des engagements urbainstout en appuyant et en soulageantles forces terrestres. L’emploi de larobotique (drones aériens et terres-tres) dans le contrôle du milieu ur-bain est également analysé, avectous les risques de surcharge infor-mationnelle que cela comporte.

La troisième et dernière partie estconsacrée, au travers de cas prati-ques, à l’étude de la guerre urbainedes quinze dernières années.L’ouvrage pose la question del’émergence d’une école ou d’un« modèle israélien » en matière deguerre urbaine. Il insiste sur l’ina-daptation de la stratégie israéliennefocalisée sur le combat de haute in-tensité et la technologie (Israel’s Se-curity Revolution), les tentativesd’adaptation tactico-matérielle,sans pour autant négliger la dimen-sion éthique parfois remise encause par les Israéliens eux-mêmes.Enfin, les derniers chapitres abor-dent l’expérience américaine enIrak en matière de contre-insurrec-tion, ainsi que les leçons russes ducombat urbain à travers les diffé-rentes batailles de Grozny.

En contraste avec l’abondante litté-rature parue sur les guerres irrégu-lières et le retour de l’asymétriedans les opérations de stabilisationen Irak et en Afghanistan, aucuneétude de synthèse n’avait fait,jusqu’à présent, l’objet d’une ap-proche globale, technique et histo-rique sur les engagements terres-

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tres en zone urbaine. L’ouvrage duRMES comble cette lacune de ma-nière didactique et précise.

Anne-Henry de Russé

TSAHAL À L’ÉPREUVE DU TERRORISMESamy CohenParis, Seuil, 2009, 304 pages

Dans la lignée de ses dernières pu-blications consacrées aux démocra-ties en lutte contre le terrorisme, ledernier ouvrage de Samy Cohen estun véritable travail de chercheur :fouillé, rigoureux et tendu vers unecertaine objectivité. Tsahal àl’épreuve du terrorisme traite pour-tant d’un sujet passionnel qui sus-cite ordinairement plus de pam-phlets et d’essais partisans que detravaux académiques.

S’appuyant notamment sur dessources israéliennes diversifiées –revues officielles en hébreu commeMaarachot, ouvrages d’universitai-res (Benny Morris, Martin Van Cre-veld…), enquêtes de journalistestels qu’Amos Harel ou Ofer Shelah,rapports d’associations critiquesvis-à-vis de Tsahal comme B’Tse-lem ou Shovrim Shtika, sansoublier de nombreux entretiens,S. Cohen dresse un tableau sansconcession de la manière dont l’ar-mée israélienne fait face, depuis sacréation, aux belligérants non étati-ques.

Le livre est scindé en deux parties.La première décrit avec minutie leprocessus qui a conduit à l’enraci-

nement dans la culture stratégiqueisraélienne de la doctrine infor-melle de la « riposte disproportion-née ». De la lutte contre les « infil-trés » (1948-1956) à la premièreIntifada en passant par l’opérationPaix en Galilée au Liban, S. Cohenanalyse comment l’usage systéma-tique et parfois indiscriminé de laforce s’est dès l’origine imposécomme modus operandi de Tsahalpour répondre aux actions descombattants irréguliers. MosheDayan et Ariel Sharon – dontl’unité 101 s’est distinguée par despratiques particulièrement brutalesdans les années 1950 – sont présen-tés comme deux des principaux ar-tisans de la méthode consistant àréagir violemment à toute attaquedans l’espoir que la riposte pro-duise un effet dissuasif. Comme ledémontre S. Cohen, cette méthodes’est toujours avérée contre-pro-ductive, ne faisant qu’alimenter lecycle de la violence.

La seconde partie de l’ouvrage estconsacrée à la deuxième Intifada. Larecherche menée porte aussi biensur les relations civilo-militaires etdes aspects stratégiques que sur desprocédés tactiques et des modesopératoires particuliers. L’auteurn’hésite pas à mettre en cause dehauts responsables israéliens,Ehoud Barak par exemple, dont lesdéfaillances de leadership ont eu degraves conséquences. Certains chif-fres cités témoignent de la violencede la réaction israélienne face aux at-taques armées et aux attentats pales-tiniens. Au cours du premier mois

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de la deuxième Intifada, les soldatsisraéliens ont ainsi tiré plus d’unmillion de balles. La section consa-crée à l’assouplissement progressifdes règles d’ouverture du feu est di-gne des meilleurs ouvrages de so-ciologie militaire.

S. Cohen étudie tout aussi remar-quablement les garde-fous démo-cratiques qui encadrent l’armée. Lapratique des « boucliers humains »,utilisée notamment au cours del’opération Rempart en 2002, a parexemple été interdite par la justiceisraélienne. De manière plus géné-rale, le caractère démocratique del’État d’Israël fait que Tsahal n’a ja-mais eu recours à une véritablestratégie de terreur. Et l’auteur deconclure : « soit l’armée régulièredonne dans la terreur de masse, etelle a de bonnes chances d’atteindreses objectifs (mais à quel prix ?),soit elle s’interdit d’adopter pareilledémarche et elle doit alors accepterde traiter la population et les pri-sonniers avec un minimumd’égards. Toute stratégie intermé-diaire, maniant châtiments collec-tifs, sévices contre les prisonniers etincitations positives, a peu dechance de voir se réaliser l’objectifsouhaité : “l’assèchement des ma-rais” d’où émergent les combat-tants ». Inutile de préciser queS. Cohen classe l’armée israéliennedans la catégorie intermédiaire.

Marc Hecker

L’EAU. GÉOPOLITIQUE, ENJEUX,STRATÉGIESFranck GallandParis, CNRS, 2008, 186 pages

La perspective de tensions interéta-tiques liées au partage de l’eaunourrit quelques mythes (l’analo-gie eau/pétrole par exemple) etconcentre périodiquement l’atten-tion médiatique. Sur ce sujet déli-cat, Franck Galland, directeur de laSûreté chez Suez Environnement,livre un ouvrage personnel et d’uneambition plus globale. Personneltout d’abord car le livre résulte dutravail d’un professionnel à la foisdes secteurs de l’eau et de la sécu-rité. C’est donc un regard expéri-menté, fruit de terrains variés, quiest proposé. Des exemples rare-ment développés, comme la dépen-dance de Singapour à l’égard de laMalaisie, les cas de l’Australie, del’Arabie Saoudite, de l’Irak (et sapartie kurde) y sont ainsi traités.Personnel encore par l’engagementet les idées de l’auteur pour la réso-lution des problèmes liés à l’eau,que l’on retrouve notamment dansla conclusion. L’ambition del’ouvrage réside quant à elle dansl’exploration de tous les liens entrel’eau et les enjeux de sécurité,quelle que soit leur échelle d’ana-lyse. L’exhaustivité n’est donc pas àchercher dans les zones géographi-ques traitées, mais dans le référen-cement des types et des formes detensions liées à l’eau. En associantdes éléments macro et micro, le li-vre évite ainsi l’écueil d’approchesrégionales trop générales, fréquent

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sous le vocable de géopolitique. Ilintègre de manière rigoureuse etinédite des travaux académiquesou institutionnels qui font de l’eauune question déjà incorporée à lasécurité nationale et à la prospec-tive de défense aux États-Unis et enGrande-Bretagne.

L’ouvrage s’organise, entre de den-ses introduction et conclusion, enétudes de cas consacrées au Procheet Moyen-Orient en premièrepartie, et à l’Asie/Océanie endeuxième partie. Les chapitres s’en-chaînent avec une grande cohé-rence, nous entraînant par exempledans la première partie d’Israël à laTurquie, puis à l’Irak, et enfin àl’Arabie Saoudite. Le développe-ment le plus important del’ouvrage est consacré à la Chine, sasituation interne et ses relationsavec ses riverains d’aval.

F. Galland prend toujours soin, loinde toute dramatisation, de replacerles tensions liées à l’eau dans le con-texte d’autres enjeux (agricoles,énergétiques, sociaux). La hiérar-chisation de ces enjeux dépend en-suite des points de vue adoptés etde l’horizon retenu. Par exemple, lagestion de l’Ili et de l’Irtych peut-elle sérieusement envenimer les re-lations entre la Chine et le Kazakh-stan comme l’expose F. Galland, ourestera-t-elle une question secon-daire pour ces deux pays, au moinspendant 15 à 20 ans, au regardd’enjeux énergétiques (intérêt com-mun pour le gazoduc entre la merCaspienne et Shanghai), commer-

ciaux (l’Asie centrale représentantla moitié des échanges de la régionautonome du Xinjiang) et sécuritai-res (lutte contre le séparatisme etl’extrémisme religieux) ?

Les solutions évoquées au fil desétudes de cas reposent essentielle-ment sur l’augmentation des res-sources alternatives (dessalement,réutilisation, efficacité des réseaux,transferts massifs). Cette approchefondée sur la gestion de l’offre, audétriment de celle de la demande,reflète en fait logiquement le filrouge de l’ouvrage : la sécurisationdes approvisionnements en eaudouce. En conclusion, F. Gallandsouligne une série de « devoirsfondamentaux », qui prennentcorps au travers de recommanda-tions pour une politique extérieurede l’Europe axée sur l’eau et pourfaire de la Méditerranée un terraind’expérimentation en matière decoopération et de gestion de la res-source.

Alexandre Taithe

AMÉRIQUES

LES GUERRES SECRÈTES DE LA CIA.LA DÉMOCRATIE CLANDESTINEJohn PradosParis, Éditions du Toucan, 2008,842 pages

Ce texte de John Prados constitue laversion profondément remaniéed’un livre publié au milieu desannées 1980 et intitulé Presidents’

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Secret Wars: CIA and Pentagon CovertOperations from World War IIThrough the Persian Gulf War (1986).Il traite des interventions clandesti-nes montées par la CIA, depuis lesannées 1950 jusqu’à la fin desannées 1990, sous l’étendard dumieux-être démocratique. Privilé-giant les opérations dirigées contreles régimes et les groupes d’opposi-tion dits hostiles, l’auteur seconcentre essentiellement sur deuxtypes d’actions : les actions parapo-litiques (par exemple, les finance-ments clandestins de partis et desyndicats, la fabrication de propa-gande blanche et noire, les mobili-sations protestataires sur com-mande) et les actions paramilitaires(trafics, sabotages, assauts souscouverture rebelle). Les tâches derenseignement classiques – collecteet analyse – sont laissées de côté,hormis les situations où elles ontexercé un impact direct sur les déci-sions des donneurs d’ordres et desmaîtres d’œuvre.

Les guerres secrètes de la CIA épouseune logique chronologique à peuprès linéaire. On y suit les premiè-res opérations montées sous Tru-man, on y note les systématisationsopérées sous Eisenhower, on y dé-taille le double jeu approximatif desfrères Kennedy, on y relève les ju-gements dubitatifs et les comporte-ments prudents de tel ou telprésident conscient d’avoir entreles mains un instrument de pouvoirpeu fiable : Lyndon B. Johnson, BillClinton. Est-ce à dire que J. Pradossuccombe au péché de la personna-

lisation à outrance ? Nullement. Ar-chives et témoignages à l’appui,l’auteur nous montre que les opéra-tions de déstabilisation menées parla CIA sont sanctionnées par laMaison-Blanche. Il existe bien en-tendu toute une série de gradationsdans cette relation, en fonction ducontexte domestique, du degréd’intimité entre le chef de l’exécutifet le patron de l’agence, du niveaude contrôle que l’exécutif et le Con-grès exercent sur la Centrale. Maispas question de valider le mythe durogue elephant, complaisammentagité pendant les périodes de trou-bles (Baie des Cochons, Watergate,Iran-Contra).

Inspiré, en partie, par le souci d’en-rayer l’érosion d’image qui affligeles États-Unis depuis l’invasion del’Irak, J. Prados examine égalementles motivations idéologiques desguerres sous couverture, leur traite-ment dans la chaîne décisionnelle,leurs effets à court et moyen termes.C’est là que se situe le noyau polé-mique du texte. Le contraste entreles objectifs avoués des croisés de laguerre froide – étendre l’ordre dé-mocratique – et la tonalité effectivede leurs agissements – diffuser laPax Americana – est patent. Préten-dre amener la liberté et le progrès enfaussant les élections, en finançantdes escouades de tortionnaires etd’assassins, ou en posant des bom-bes, apparaît à distance comme lamanifestation de sérieuses patholo-gies schizoïdes. C’est aussi, selonJ. Prados, la promesse de troublesrelationnels à répétition. Parce qu’il

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s’avère très difficile de maintenir lesecret autour des ingérences. Parceque les castings politiques réaliséspar les fonctionnaires du renseigne-ment laissent trop à désirer (le casChalabi en Irak ne constitue pas unexemple isolé). Parce que les apôtresde l’action clandestine semblenteux-mêmes constituer une espècelacunaire : beaucoup d’agités à laWilliam J. Casey, bien peu dejoueurs d’échecs à la Richard Helms.Et parce que les fiascos rendus pu-blics génèrent des dommages supé-rieurs aux succès occasionnels enre-gistrés ici et là, y compris au niveaude la présidence des États-Unis.

Tel quel, Les guerres secrètes de laCIA constitue une lecture passion-nante. On aurait aimé que J. Pradoscreuse un peu plus la question de lacompatibilité entre culture du ren-seignement analytique et culture del’action paramilitaire, l’une etl’autre paraissant peu faites pourcohabiter sous le même toit. Mais lelivre possède bien d’autres atouts.Son principal intérêt réside dans leméticuleux travail de recherche ar-chivistique mené par J. Prados, quimet en relief les processus de prisede décision infra- et inter-organisa-tionnels, les arrangements entre po-litiques et fonctionnaires, les luttesd’influence entre baronnies, les tac-tiques de déflection des responsabi-lités, les logiques de non-retour surl’erreur. En privilégiant ces élé-ments, J. Prados donne une touchetrès originale à son récit.

Jérôme Marchand

TECHNOLOGY AND THEAMERICAN WAY OF WAR SINCE 1945Thomas G. MahnkenNew York, Columbia UniversityPress, 2008, 244 pages

LA TECHNOLOGIE MILITAIRE EN QUESTION.LE CAS AMÉRICAINJoseph HenrotinParis, Economica, 2008,300 pages

Publiés près de deux ans après leremplacement de Donald Rumsfeldpar Robert Gates à la tête du Penta-gone, ces deux ouvrages abordentun thème commun – le rapport desforces armées américaines à lahaute technologie – sous deux an-gles différents, mais complémentai-res. Chacun de ces ouvrages estainsi l’occasion d’une heureuse re-mise en perspective des projets de« révolution dans les affairesmilitaires » des années 1990 et deleur suite logique, la « transforma-tion militaire » soutenue avec tantd’ardeur par D. Rumsfeld.

Bien qu’il ait rejoint le Pentagone de2006 à 2009, c’est en tant qu’univer-sitaire que se positionne Thomas G.Mahnken, qui s’était auparavantdistingué par ses nombreux écritssur l’innovation militaire. À traversdes chapitres agencés selon un or-dre chronologique, l’auteur se livreà un examen informé et minutieuxde l’innovation technologique ausein des forces armées américainesdepuis la fin du second conflit mon-dial. Il soutient ainsi le postulat se-lon lequel la façon américaine defaire la guerre s’inscrirait dans les

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cultures organisationnelles propresà chacune des quatre armées (enanglais, service) : l’Army, l’AirForce, la Navy et le Marine Corps.Critiquant la thèse selon laquelle latechnologie serait en tant que telle àmême de transformer radicalementles pratiques et identités d’une or-ganisation militaire, T. G. Mahnkens’attache à démontrer que cultureorganisationnelle et technologies’influencent mutuellement pourfaire évoluer les composantes desforces armées des États-Unis à me-sure que celles-ci traversent deuxpériodes de révolution technologi-que : l’ère nucléaire depuis 1945,puis l’ère de l’information, qui dé-bute à partir des années 1970. Au fi-nal, selon le tableau que dresseT. G. Mahnken, si la perception parles États-Unis d’une vulnérabilitéface à une menace donnée leur im-pose de ne pas rester inactifs, et sileur culture stratégique les amène àprivilégier une réponse de naturetechnologique, la forme que pren-dra celle-ci dépendra toujours despréférences propres à chaque orga-nisation.

La convergence des deux auteursn’est pas évidente tant la thèse deJoseph Henrotin, rédacteur en chefadjoint de Défense & sécurité interna-tionale, peut sembler aller directe-ment à l’encontre de celle de T. G.Mahnken : les États-Unis et leursforces armées seraient en proie àune « technologisation » – leurchoix d’équipements, de doctrine,de stratégie, voire de politique, se-raient influencés de manière déter-

minante par leurs conceptions de latechnologie et les propriétés asso-ciées à cette dernière. Néanmoins,ce désaccord n’est qu’apparent :J. Henrotin souligne à raison l’im-portance excessive de la technolo-gie aux yeux de certains décideurspolitiques, experts et officiers amé-ricains, mais rappelle que cette ten-dance reste soumise aux idiosyn-crasies culturelles des « services »américains. Qu’il s’agisse d’incor-poration des nouvelles technolo-gies ou d’adaptation aux missionsde stabilisation et de contre-insur-rection pour l’heure prépondéran-tes, ces services n’évoluent en effetque dans un cadre hérité de leurculture propre. L’auteur n’en ex-pose pas moins les risques inhé-rents à faire reposer des choix destratégie éminemment complexessur des avancées technologiquesaux effets de long terme incertains.Dérive de fascination pour lesmoyens au détriment des fins pour-suivies, la technologisation amèneau final à négliger le caractère fon-damentalement politique et hu-main de tout conflit armé.

Au final, si le premier des deuxauteurs parvient à dresser une his-toire remarquablement claire et co-hérente de l’adoption des innova-tions technologiques au sein desforces armées américaines depuis1945, le second offre une remise enperspective originale des 20 derniè-res années d’évolution des quatrearmées américaines. Chacun de cesdeux ouvrages constitue donc à samanière un ajout tout à fait bien-

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venu à la (parfois trop) longue listed’écrits dédiés à l’étude du lien en-tre technologie et stratégie auxÉtats-Unis, et permet d’appréhen-der les contours des développe-ments futurs de l’appareil de dé-fense américain.

Corentin Brustlein

ASIE

CHINA’S STRUGGLE FOR STATUS.THE REALIGNMENT OFINTERNATIONAL RELATIONSYong DengCambridge, Cambridge UniversityPress, 2008, 312 pages

L’ouvrage publié en 2008 poursuitune réflexion que Yong Deng avaitentamée dans ses deux précédentsouvrages co-dirigés : In the Eyes ofthe Dragon: China Views the World(1999) et China Rising: Power andMotivation in Chinese Foreign Policy(2005). Dans China’s Struggle for Sta-tus, Y. Deng part de théories de lasociologie et de la psychologie so-ciale sur le « statut » qu’il adapteaux relations internationales. Selonlui, la façon dont les approches réa-listes, libérales ou constructivistesdes relations internationales trai-tent le concept de « statut interna-tional » n’est pas satisfaisante. Or le« statut » est une notion particuliè-rement sensible pour la Chine, aupoint qu’il apparaît comme le prin-cipal moteur de sa politique étran-gère.

Pour l’auteur, au cœur de la politi-que étrangère du pays se trouve lalutte pour dépasser ses désavanta-ges matériels et immatériels afind’être positivement reconnucomme une grande puissance sur lascène internationale. Cette luttepour un statut international, pourune forme de reconnaissance, a plu-sieurs objectifs : premièrement, mo-deler un environnement internatio-nal qui permette à l’État-Parti depoursuivre les réformes intérieuresà son rythme, deuxièmement, con-firmer la puissance et la reconnais-sance extérieure de la Chine (lesdeux étant essentiellement complé-mentaires pour l’auteur) afin de sé-curiser ses intérêts, troisièmement,assurer les autres États que la Chinene représente pas une menace et en-fin, projeter son influence en Asie etau-delà.

La question qui se pose pour laChine, puissance émergente, est desavoir comment s’introduire dansune hiérarchie déjà établie desgrandes puissances. Cette hiérar-chie, l’auteur la décrit comme cen-trée autour de la promotion de lapaix, le club fermé des grandespuissances étant réservé aux démo-craties attachées à la promotion dulibre-échange capitaliste et de laresponsabilité internationale. Faceaux critères existants, la Chine doitfaire le choix de s’adapter ou des’opposer à la hiérarchie. Pour ana-lyser ce dilemme, l’auteur part detravaux en sciences sociales surl’aspiration au statut en distinguantdeux voies principales : se confor-

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mer et atteindre les critères ou ten-ter de changer ces critères (exit ouvoice, il fait là référence aux travauxd’Albert Hirschman : Exit, Voice,and Loyalty: Responses to Decline inFirms, Organizations, and States,1970). La politique extérieure de laChine serait un mélange de confor-misme et de révisionnisme face àune hiérarchie qui lui est imposée.

L’auteur souligne tout au long deson ouvrage combien l’orientationde la politique extérieure chinoisevers plus d’opposition ou d’enga-gement dans le système existant està comprendre en regard de la situa-tion intérieure du pays et desgrands événements internationauxqui rapprochent ou divisent le clubdes grandes puissances (11 septem-bre, guerre en Irak, etc.).

Outre la tentative de relire les deuxdernières décennies de politiqueextérieure de la Chine en termes debataille pour la reconnaissance deson statut de grande puissance, cetouvrage présente l’intérêt de cou-vrir et de mettre en perspective unnombre considérable de travauxaussi bien chinois qu’occidentaux.Y. Deng est diplômé de l’universitéRenmin de Pékin et titulaire d’undoctorat effectué aux États-Unis, oùil vit et enseigne à l’United StatesNaval Academy. Sa connaissancedes deux pays lui permet ainsi deproposer un tableau détaillé desidées, des débats, et des intellec-tuels influents qui les animent desdeux côtés du Pacifique.

Hélène Le Bail

FAILED DIPLOMACY. THE TRAGIC STORY OFHOW NORTH KOREA GOT THE BOMBCharles L. PritchardWashington, Brookings InstitutionPress, 2007, 228 pages

THE PENINSULA QUESTION.A CHRONICLE OF THE SECONDKOREAN NUCLEAR CRISISYoichi FunabashiWashington, Brookings InstitutionPress, 2007, 592 pages

Le lancement d’une fusée nord-co-réenne le 5 avril 2009, malgré lesmises en garde de la communautéinternationale, témoigne s’il en étaitencore besoin que les négociationsinternationales demeurent tributai-res de l’évolution des situations po-litiques nationales, en particulier àWashington, ici directement visé. Sile démantèlement des installationsnucléaires nord-coréennes initiépar l’accord de février 2007 a connuune progression jusqu’à la fin del’été 2008 (destruction de la tour derefroidissement du complexe deYongbyon, retrait de la Corée duNord de la liste des États soutenantle terrorisme international, etc.), ils’est interrompu au cours de latransition américaine ouverte ennovembre 2008.

La seconde crise nucléaire nord-co-réenne a débuté en 2002, lorsque lesservices de renseignement améri-cains ont découvert des élémentstendant à prouver que Pyongyangdéveloppait un programme d’enri-chissement d’uranium. Chacun deces deux ouvrages contribue à ren-

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forcer la compréhension de cettecrise et de son déroulement, qu’ils’agisse de mettre en évidence lesincohérences dans la gestion de lacrise par l’Administration deGeorge W. Bush (d’où le titre del’ouvrage de Charles L. Pritchard,Failed Diplomacy) ou de comprendrecomment l’interaction des position-nements nationaux a lentementposé les bases de l’accord intervenuen février 2007 dans le cadre desPourparlers à Six (The PeninsulaQuestion).

Dans son court ouvrage, C. L. Prit-chard se livre à une vive critique dela politique nord-coréenne de l’Ad-ministration Bush de 2001 à 2006.L’intérêt du livre réside dans le té-moignage de l’auteur, directementimpliqué dans l’équipe américainede gestion de la crise en tant que di-recteur des affaires asiatiques auNational Security Council, puis en-voyé spécial pour les négociationsavec Pyongyang. Son récit est parti-culièrement éloquent lorsqu’il évo-que les conflits ayant opposé, ausein de l’Administration améri-caine, les tenants de la « clartémorale » (vice-présidence et Penta-gone en priorité) à ceux d’unediplomatie plus pragmatique (Dé-partement d’État). S’il a été directe-ment confronté aux effets de la rhé-torique de l’« Axe du mal » et duregime change, l’auteur reprochemoins à l’Administration l’adop-tion d’une ligne trop dure que l’in-constance d’une diplomatie améri-caine à plusieurs voix, incapabletant de s’en tenir à une ligne de fer-

meté pragmatique que de rassurerPyongyang quant aux intentions deWashington.

L’intérêt du témoignage se limitepourtant assez nettement à cettepremière moitié de l’ouvrage, quicorrespond à la période au cours delaquelle C.L. Pritchard fut un acteurde ce que l’on peut – bien que diffi-cilement – qualifier de politiquenord-coréenne de Washington.L’apport de la seconde moitié del’ouvrage, dans laquelle l’auteur re-late l’évolution de la diplomatieaméricaine après sa démission àl’été 2003, se révèle assez décevant.Paradoxalement, la focalisation decet ouvrage sur la dimension pro-prement américaine de la crise nepermet pas d’en dire beaucoupplus que Yoichi Funabashi, rédac-teur en chef de l’Asahi Shimbun,dans son ouvrage The PeninsulaQuestion. Celui-ci étant paru quel-ques mois après Failed Diplomacy,l’auteur peut en reprendre lespoints saillants et les introduiredans la chronique qu’il dresse desnégociations impliquant la Coréedu Nord depuis le début desannées 2000.

Résultat de plus de 150 entretiens,The Peninsula Question retrace demanière exhaustive le processus deformulation des positionnementsjaponais, sud-coréen, américain,chinois et russe sur le dossier nu-cléaire nord-coréen, qui aboutit àl’organisation des Pourparlers àSix, dont le déroulement est décriten détail jusqu’à l’essai nucléaire

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nord-coréen du 9 octobre 2006. Larichesse du propos de Y. Funabashiest exemplaire, et l’ouvrage rendparfaitement compte de la com-plexité de la crise et de l’évolutiondes politiques adoptées par chaqueÉtat : les atermoiements américainsdéjà abordés par C. L. Pritchardsont replacés dans une perspectivegénérale, marquée aussi bien parl’échec des tentatives de médiationrusse ou la réorientation des diplo-maties sud-coréenne, japonaise etchinoise.

Si ces deux ouvrages apportentquantité d’analyses et de témoigna-ges éclairants sur la façon dont ontpu émerger les Pourparlers à Six, lesouci constant de Y. Funabashi dereplacer chaque situation nationaledans son contexte historique, par-fois même assez éloigné, et l’am-pleur de l’effort accompli contri-bueront sans aucun doute à faire deThe Peninsula Question un texte deréférence sur le sujet.

Corentin Brustlein

FOREIGN POLICIES OFPRIME MINISTERS OF INDIAHarish KapurNew Delhi, Lancer Publishers,2009, 600 pages

Ce nouvel ouvrage de Harish Ka-pur, professeur honoraire à l’Insti-tut de hautes études internationaleset du développement de Genève,est original à la fois dans sa concep-tion et dans son contenu. La politi-que étrangère de l’Inde y est

analysée en parallèle avec le rôledes Premiers ministres ; les sourcesclassiques sont étoffées d’insiderstories.

Nehru reste la figure dominanteparmi les hommes politiques étu-diés. À la fois Premier ministre etministre des Affaires étrangères(1947-1964), il acquiert un grandprestige au sein des pays non ali-gnés et tisse des liens avec les gran-des puissances. Dans le mêmetemps, l’aveuglement du Premierministre indien le plus qualifié enpolitique étrangère au sujet de ladéfinition des frontières dansl’Himalaya est difficilement com-préhensible. Nehru, refusant d’en-visager une remise en question desfrontières, mène une politique chi-noise qui le conduira au désastre etassombrira le bilan de son mandat.Suite à des incidents répétés de-puis 1959, il donne l’ordre à sestroupes en 1962 de chasser les Chi-nois des zones litigieuses et c’est ladébâcle, « un mini-1940 », me di-sait un ami français : opérationsmilitaires mal conçues à tous leséchelons, commandement médio-cre, soldats très mal équipés. C’estune énorme humiliation pour Ne-hru, qui adresse des appels angois-sés à Washington afin d’obtenir del’aide militaire.

Lal Bahadur Shastri, qui ne connaîtpas grand-chose à la scène interna-tionale, succède à Nehru. Il s’en-toure de remarquables collabora-teurs. Sous des dehors insignifiantsse cache un homme de caractère,compétent, intègre, comme il le dé-

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montre durant la guerre que provo-que le Pakistan en septembre 1965.En 1966 débute un nouveau longrègne, celui d’Indira Gandhi, quisuit de moins près la politiqueétrangère. Depuis 1984, des man-dats plus brefs conduits par despersonnalités variées se succèdent.

Les nouvelles orientations définiesà partir de 1990 sont, quant à elles,bien marquées : recul du non ali-gnement, importance accrue desquestions d’économie internatio-nale du fait de la mondialisation,rapprochement avec les États Unis.

Chaque chapitre de l’ouvrage com-porte également un volet sur la po-litique régionale de l’Inde. Kapursouligne ainsi les nombreux pointsde friction ou de tension qui perdu-rent. N’eût-il pas été possible d’ar-river à des relations plus harmo-nieuses avec le Pakistan ? D’éviterles coups de froid avec le Bangla-desh pourtant libéré par l’armée in-dienne fin 1971 ? Certes, les respon-sabilités sont partagées, maisl’auteur a raison d’écrire : « Ce qu’ilfaut vraiment, c’est que l’Indeprenne une initiative radicale »pour rapprocher les pays de l’Asiedu Sud. On en reste hélas encoreloin.

Gilbert Etienne

BEHENJI : A POLITICAL BIOGRAPHYOF MAYAWATIAjoy BoseNew Delhi, Penguin Books India,2008, 277 pages

Dans cet ouvrage essentiel pourcomprendre la politique indiennecontemporaine, le journaliste AjoyBose analyse le parcours de l’unedes personnalités les plus origina-les et les plus puissantes de sonpays : Mayawati. L’enquête, qui re-gorge d’anecdotes, se divise endeux parties : la première proposeun récit chronologique de sonparcours ; la seconde se concentresur les problématiques liées à saconquête et à sa pratique du pou-voir. À la tête du Bahujan SamajParty (BSP), cette femme est parve-nue en 2007 à se faire élire pour laquatrième fois Chief Minister del’Uttar Pradesh, l’État le plus peu-plé de l’Union. Mais sa véritableambition est nationale : elle aspire àdevenir la première Premier minis-tre d’origine intouchable (dalit) del’Inde.

Femme et dalit, elle a dès son en-fance lutté contre les préjugés d’unesociété machiste fondée sur un sys-tème de castes. L’auteur rappelle, àjuste titre, qu’elle est issue d’une fa-mille modeste mais déjà émancipéesocialement ; son ascension doitêtre replacée dans le long processusde politisation des intouchables. Laprincipale figure historique de cecombat est Bhimrao Ramji Ambed-kar, le père de la Constitution in-dienne. Toutefois, A. Bose souligne

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qu’elle doit sa carrière fulgurante àun « activiste dalit visionnaire » : lefondateur du BSP, Kanshi Ram, quifut son mentor politique. En rebap-tisant du nom de ces deux person-nalités de nombreux lieux en UttarPradesh, elle s’est affirmée commeleur héritière. Avec le BSP, Maya-wati est devenue la candidate desdalit : en 2007, 77% d’entre eux l’ontsoutenue lors des élections régiona-les. Bien que cette stratégie ait long-temps été accompagnée d’unerhétorique violente contre les hau-tes castes, le BSP n’est cependantpas un parti uniquement dalit. Laformation a su élargir son électoratjusqu’à emporter le soutiend’autres communautés comme lescastes arriérées, les musulmans,voire les brahmanes appauvris.

L’auteur attire également notre at-tention sur l’un des traits mar-quants de Mayawati : son opportu-nisme politique. Tendue vers laconquête du pouvoir, elle ne s’in-terdit aucune alliance, au point decollaborer à plusieurs reprises avecle Bharatiya Janata Party (BJP), do-miné par les hautes castes. Leur en-tente paraît pourtant à premièrevue contre nature.

Bien que Mayawati revendique levote des groupes discriminés,A. Bose prouve par ailleurs que sagestion de l’Uttar Pradesh n’a riende révolutionnaire. Plusieurs orga-nisations radicales lui reprochentainsi de ne pas avoir amélioré lesconditions de vie des plus pauvres.Néanmoins, les dalit seraient mieux

traités par la police et l’administra-tion lorsque Mayawati est au pou-voir. L’auteur en déduit que le BSPn’est pas un parti d’agitation, maisune formation de mobilisation élec-torale, et que le changement promupar Mayawati est avant tout sym-bolique et psychologique. Son sur-nom – Behenji – renvoie d’ailleurs àla relation affective qui l’unit auxdalit : elle est la « sœur » qui veillesur eux. L’absence de grandes ré-formes serait compensée par le sen-timent de dignité inspiré par sessuccès. En devenant la protectriced’une partie des brahmanes, elle in-verse implicitement la pyramidedes castes, ce qui représente un mo-tif de fierté pour les dalit.

Cette réussite fait toutefois deMayawati la cible de nombreusescritiques : on l’accuse d’être autori-taire, incompétente et corrompue(depuis son entrée en politique, elleest devenue l’une des principalesfortunes de l’Inde). A. Bose relati-vise ces attaques en rappelantqu’elles sont portées contre laquasi-totalité de la classe politique.En participant au système en place,elle ferait en revanche entrer les da-lit dans la normalité indienne.

L’auteur pose enfin deux questionsqui animent le débat politiqueactuel : Mayawati est-elle capabled’implanter sa stratégie de conquêteen dehors de l’Uttar Pradesh ? A-t-elle les moyens de devenir Premierministre ? Jusqu’à présent le BSP n’ajamais percé à l’extérieur de son fiefseptentrional de langue hindi. Ce

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n’est donc pas un hasard si sa cam-pagne pour les élections législativesde 2009 a été lancée dans l’État méri-dional et dravidien du Kerala.A. Bose explique que le BSP nepourra pourtant pas conquérir denouveaux États tant que des leadersrégionaux n’apparaîtront pas en sonsein ; or leur émergence serait blo-quée par la personnalisation duparti autour de Mayawati.

Les résultats des dernières électionsdémontrent que ces conditions nesont pas encore remplies. Le BSP aen effet légèrement amélioré sonscore par rapport à l’exercice de2004, mais ne constitue toujours pasune force politique nationale incon-tournable. Mayawati n’est pas de-venue une « faiseuse de rois », etencore moins une candidate sé-rieuse au poste de Premier minis-tre... On peut cependant parier quecette politicienne encore jeune etextrêmement tenace saura tirer lesleçons de son échec pour poursui-vre sa marche sur New Delhi.

Raphaël Gutmann

MAGHREB/MOYEN-ORIENT

KINGMAKERS: THE INVENTIONOF THE MODERN MIDDLE EASTKarl Meyer et Shareen Blair BrysacNew York, W.W. Norton & Co,2008, 512 pages

Cet épais ouvrage a pour ambitionde raconter la vie des « faiseurs derois », ou plus simplement des per-sonnalités qui, à la fin du XIXe siècle

et au cours du XXe, ont contribué àbâtir le Moyen-Orient moderne.Comme le note le texte de présenta-tion, certaines sont très célèbres,d’autres controversées, d’autresinconnues ; certaines ont eu une vieglorieuse, d’autres ont fini dansl’infamie. Ainsi douze personnali-tés ont-elles été choisies, qui vontde Glubb Pacha à Paul Wolfowitz,en passant par Gertrude Bell, T. E.Lawrence et St. John Philby. Lesdeux auteurs sont des journalistes,non spécialistes des affaires duMoyen-Orient, et qui nous offrentun travail original.

Il est clair que la sélection de King-makers ne pouvait être qu’arbitraire.Tout d’abord, la modernité n’a pasété introduite au Moyen-Orientseulement par des Britanniques etdes Américains, qui sont pourtantles seuls à apparaître dans cetteliste, même si certains d’entre euxont joué un rôle important, voiredécisif dans certains cas. Cette ré-gion a toujours été et reste soumiseà des influences extérieures, anglo-saxonnes mais aussi françaises, rus-ses, allemandes, qui ont été portéespar de fortes personnalités dontbeaucoup sont tombées dansl’oubli. Parmi les personnalitésanglo-saxonnes, un autre choixaurait par ailleurs pu être fait. En-fin, il est évident que leur contribu-tion à l’histoire moderne a parfoisété des plus négatives, et que leuraction n’est pas allée dans le sens dela modernité, bien au contraire – ceque les auteurs reconnaissent bienvolontiers.

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Ces vies et la façon de les décrire,souvent anecdotique, présententun intérêt inégal. À cet égard, lechapitre consacré à T. E. Lawrence,intitulé « The Frenzy of Renown »,met bien en perspective la dimen-sion médiatique du personnage,mais reste court sur les questionsque les auteurs se sont eux-mêmesposées. Sa renommée est-elle à lamesure de ses réalisations ? Com-ment sa légende a-t-elle acquis unetelle dimension épique ? Comments’explique la persistance de cette lé-gende à une époque où l’héroïsmeest dévalué – sur le Web, T. E.Lawrence bénéficie de près de2 millions de références ? Les ré-ponses ne sont pas convaincantes etle mystère de Lawrence d’Arabiereste entier.

Le chapitre consacré à la vie deM. Sykes est en revanche beaucoupplus stimulant. On le croyait seule-ment co-auteur des fameux accordsSykes-Picot, qui ont réparti ensphères d’influence britannique etfrançaise l’Empire ottoman prochede son effondrement. Son rôle dé-passe en fait ces simples accordscontroversés. Créateur du Bureauarabe installé au Caire en 1916, ilapparaît largement comme l’inspi-rateur de la politique britanniqueau Moyen-Orient pendant cette pé-riode-clef que représente la décen-nie 1914-1924 et, selon les auteurs, ilserait le véritable père de la déclara-tion Balfour : Balfour lui-mêmeaurait exprimé des réserves sur cetexte. Il semble, plus étonnant en-core, que le gouvernement dans

son ensemble n’ait pas été consulté.Ses motivations ne sont d’ailleurspas très claires : volonté de faire ungeste à l’égard du mouvementsioniste ? Sympathie plus généralepour la promotion des nations aurang d’États ? M. Sykes ne paraîtpas avoir pesé toutes les consé-quences de son geste pour l’avenirà long terme, ni avoir discerné decontradictions avec la politique bri-tannique affichée de soutien à lacause arabe. Il était conscient desanimosités qui existaient entrecommunautés arabe et juives, mai asans doute sous-estimé le« particularisme arabe ». Dans sonautobiographie, Chaïm Weizmann,le premier président de l’État d’Is-raël, lui rend un hommage appuyé :« Il est le seul qui a compris parfai-tement le Proche-Orient et qui a bé-néficié de la pleine confiance desArabes, des Juifs et des Armé-niens ». Il n’est pas sûr que ce juge-ment soit aujourd’hui partagé partous.

Quoi qu’il en soit, le jeu et l’in-fluence des personnalités évoquéesdans cet ouvrage permettent demieux comprendre le Moyen-Orient, et pourquoi le poids del’histoire y est si lourd. Il témoigneégalement de la fascinationqu’exerce cette région sur les mem-bres de l’establishment américainou britannique, comme sur desaventuriers qui auraient trouvédans cette région du monde l’ac-complissement de leurs rêves.

Denis Bauchard

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AVOIR VINGT ANS AU PAYSDES AYATOLLAHSFarhad Khosrokhavar et AmirNikpeyParis, Robert Laffont, 2008,414 pages

À partir d’entretiens avec des jeu-nes de la ville sainte de Qom, lesauteurs dévoilent un pan inexploréd’une société qui est le plus souventanalysée à partir de la situation dela jeunesse modernisée des quar-tiers Nord de Téhéran1. Le cas de laville sainte de Qom est intéressant àplusieurs titres : il s’agit d’abord dela ville la plus traditionnelle d’Iran,même si la sociologie « par le bas »met en lumière la relation para-doxale qu’entretiennent les jeunesde Qom avec la modernité. Elle estensuite l’un des centres du pouvoirthéocratique de la République isla-mique, et sa proximité géographi-que avec Téhéran permet de porterun regard distancié sur la situationde la jeunesse dans la capitale. Eneffet, alors que la jeunesse de Téhé-ran est dans une large mesure mo-dernisée et perçoit l’État comme unobstacle au développement et àl’épanouissement personnel, cellede Qom et, plus largement, celle duplateau central de l’Iran, demeureplus conservatrice. Elle a, dans unecertaine mesure, intériorisé les nor-mes islamiques inculquées parl’État. Enfin, ce qui se passe à Qoméclaire sous un jour nouveau desphénomènes sociaux qui se déve-

loppent dans les banlieues françai-ses, ou plus largement au sein desquartiers populaires des grandesvilles européennes où se retrouventdes populations immigrées issuesde pays musulmans (Turquie, Pa-kistan...).

La première partie de l’ouvrageaborde la question de la sécularisa-tion dans une ville religieuse tradi-tionnelle. Même si seule une petiteminorité de jeunes est prête à assu-mer une rupture complète entre lereligieux et le politique, on constateque l’idéologie religieuse révolu-tionnaire qui visait à créer unhomme islamique nouveau estmoins répandue que pendant lespremières années de la révolution.Ainsi de nouvelles formes d’indivi-dualisations apparaissent-elles, quise combinent avec le religieux sanspour autant le rejeter entièrementdans la sphère privée. En revanche,à propos des relations homme/femme, la vision patriarcale du reli-gieux met à jour une relation para-doxale des jeunes avec la notiond’égalité des sexes. De timides si-gnaux témoignent d’une évolutionvers une affirmation de soi des jeu-nes femmes iraniennes ; le fémi-nisme iranien n’est néanmoins pasdénué de faiblesses. La principaledifficulté « n’est pas tant dans l’ab-sence de sentiment d’injustice oudans la faiblesse de prise de cons-cience de soi que dans l’incapacité àcommuniquer avec d’autres fem-mes (ou hommes) afin d’ouvrir lesperspectives d’une vision et d’uneaction collective ».

1. Voir par exemple D. Minoui, Les Pintades àTéhéran, Paris, Jacob-Duvernet, 2007.

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La relation des Iraniens avec l’étran-ger (américain, afghan ou arabe) faitégalement l’objet d’une étude ap-profondie. Ainsi, la relation ambiva-lente avec l’Américain (fascination-répulsion) serait compliquée, selonun jeune interviewé, par le caractèreexcessif des deux pays : excès de li-berté aux États-Unis, manque exces-sif de liberté en Iran. Par ailleurs,certaines caractéristiques des rela-tions entre Iraniens et Afghans ouIraniens et Arabes correspondent à« des constructions racistes dumonde moderne, qui consistent àdéclarer l’autre comme culturelle-ment hétérogène et inassimilable ».On oublie, par nationalisme, quel’on partage la même religion. Tou-tefois, les opinions d’« en bas » sontdiverses, et d’aucuns voient en l’im-migré afghan la figure de « l’ouvrierirremplaçable » qui exécute les tra-vaux que les Iraniens refusent d’ac-complir pour un salaire moindre.

La volonté de chaque Iranien de de-venir « acteur de sa vie » se mani-feste aussi dans ce que les auteursqualifient de « révolution silen-cieuse des loisirs ». Le souci de soidémontré par la jeunesse se traduitdonc par un développement des ac-tivités de loisir et cela, en dépit desnombreuses restrictions imposéespar les couches traditionnelles de lasociété ou par l’État. Les loisirs pra-tiqués sont, entre autres, la monta-gne, la musique, le cinéma ou lethéâtre ainsi que la télévision, qui aprofondément évolué ces dernièresannées avec l’introduction des pa-raboles, qui permettent aux Ira-

niens d’avoir accès aux chaînessatellitaires. De même, la diffusiondu téléphone portable et l’utilisa-tion d’Internet ont bouleversé lesrelations entre les jeunes, notam-ment au sein des couches moyen-nes de la société. Ces moyens decommunication leur permettentainsi « d’entretenir des rapports àl’abri du regard inquisiteur de la fa-mille ou de la police des mœurs ».

Ce travail sociologique remarqua-ble est indispensable pour tousceux qui s’intéressent à l’Iran, etplus largement à l’évolution des so-ciétés occidentales et musulmanes.À travers l’exemple d’une villesainte chiite, les auteurs parvien-nent à décrypter les évolutions so-ciales en cours au sein d’un paystrop souvent caricaturé, et qui restelargement méconnu en Occident.

Clément Therme

CONVERSIONS RELIGIEUSES ETMUTATIONS POLITIQUES EN ÉGYPTE :TARES ET AVATARS DUCOMMUNAUTARISME ÉGYPTIENLaure Guirguis (dir.)Paris, Editions Non Lieu, 2008,259 pages

L’ÉGYPTE ENTRE DÉMOCRATIE ETISLAMISME. LE SYSTÈME MOUBARAKÀ L’HEURE DE LA SUCCESSIONJean-Noel FerriéParis, Autrement, 2008, 124 pages

Jean-Noël Ferrié s’emploie à dévoi-ler dans son ouvrage les mécanis-mes du système qui a permis au

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pouvoir égyptien de conserver uneétonnante stabilité, en dépit de si-tuations paradoxales telles que lacoexistence du libéralisme et de laréislamisation. Sur ce dernier point,plusieurs collaborateurs du volumedirigé par Laure Guirguis et consa-cré aux conversions nous rappel-lent que l’article 2 de la Constitu-tion égyptienne stipule que « lesprincipes de la charia sont la sourceprincipale de la législation », tandisque l’article 46 énonce que « l’Étatgarantit la liberté de croyance et laliberté d’exercice du culte ». Cesdeux visions de l’État, l’une reli-gieuse et l’autre séculière, coexis-tent difficilement et s’opposentdans la définition même du prin-cipe de citoyenneté. Cette contra-diction aurait engendré un conflitpermanent dans l’espace publicégyptien et y aurait également ac-centué les réactions émotionnellesd’acteurs, souvent religieux, qui selivrent par conséquent à des« discours délirants sur la religiond’autrui, la dénigrant et l’insul-tant » (T. Aclimandos).

Face aux tensions interconfession-nelles qui semblent s’exacerber etaux affrontements intercommu-nautaires, le régime de Moubarakne se montre pas pressé d’agir. Lescoûts humains n’ont pas la mêmevaleur en Égypte que dans des régi-mes démocratiques, et la crainte deperdre les élections n’y existeguère. Plus généralement, la len-teur des réformes reste un caractèretypique des régimes autoritaires,

qui professent « le statu quoévolutif ».

Par ailleurs, à partir du mandatd’Anouar el-Sadate, la participa-tion à la vie politique s’est affaiblie.Les Égyptiens ont œuvré à la re-cherche de solutions alternativesprivées, parfois communautaires, àleurs problèmes. Les comporte-ments individuels constituent doncune clé explicative du maintien dustatu quo, de la corruption et encou-ragent la non-intervention de l’État.

Alors que les dérèglements du ser-vice public ne provoquent aucunmouvement social, les animositésse déclenchent autour de questionsprivées comme les conversions. Eneffet, puisque le souhait d’être debons musulmans, selon J. N. Ferrié,guide les citoyens, les pousse à res-pecter les normes et instaure l’équi-libre dans la société, en consé-quence le converti peut être pour-suivi par le Bureau de la sûreté del’État (Soliman), qui considère qu’ilcause un trouble à l’ordre public.

Du christianisme vers l’islam ou del’islam vers le christianisme, lesconvertis sont souvent jugés et ap-pelés à se prononcer sur la véracitéde leur foi. Il ne reste guère que lesorganisations de défense des droitsde l’Homme en Égypte pour se sou-cier du destin de ceux qui semblentuniquement être source de scanda-les hautement médiatisés. Ces or-ganisations cherchent souvent àrétablir les faits et remontentjusqu’aux responsabilités de l’État,que la majorité des citoyens a re-

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noncé à interpeller. En effet, commeL. Guirguis nous le suggère, résou-dre les querelles posées par les con-versions présuppose que les mêmesdroits soient reconnus à tous les ci-toyens égyptiens, indépendam-ment de leur confession. Dans lemême temps, la résolution des con-flits interconfessionnels ne pourraêtre envisagée sans réforme du sys-tème juridique aboutissant à unprocessus de sécularisation des ins-titutions.

Bientôt le règne de Moubarak tou-chera à sa fin et un successeur a étéchoisi. Selon son père et les réfor-mateurs, Gamal semble être le plusapte à garantir la sauvegarde del’ensemble du système et la pour-suite de l’œuvre de démocratisa-tion. Quant aux Frères musulmans,qui ont su profiter de l’ouverturedémocratique, ils seront, selonJ. N. Ferrié, de plus en plus inté-grés, de manière officielle, à la viepolitique et deviendront une oppo-sition contrôlable. Néanmoins, iln’est pas certain que les Égyptienspartisans du changement démocra-tique soient prêts à voter pour eux,pas plus que la majorité des isla-mistes n’est partisane d’un change-ment politique radical.

Ces deux ouvrages enrichissent no-tre compréhension des enjeux ca-chés de l’actualité égyptienne etpermettent au lecteur de parcourirl’histoire moins connue des derniè-res années. La richesse de l’étudesur les conversions dirigée parL. Guirguis a le mérite de rendre ac-

cessible la complexité d’un débatloin d’être achevé. En parallèle, ré-fléchir, grâce aux analyses deJ. N. Ferrié, aux perspectives de lasuccession présidentielle permettraenfin de considérer sous un autreangle l’évolution de la relation en-tre État et citoyens dans le pays.

Valentina Frate

RUSSIE

RUSSIAN EURASIANISM,AN IDEOLOGY OF EMPIREMarlène LaruelleBaltimore, Johns HopkinsUniversity Press, 2008, 296 pages

L’eurasisme est un terme, voire unconcept, qui revient de façon récur-rente dès lors que l’on s’intéresse àla pensée politique de l’émigrationrusse blanche dans les années 1920puis, plus fréquemment, à la Russied’aujourd’hui. Extension par voiede radicalisation du très classiquecourant « slavophile », entre autressources, l’eurasisme fait aussi fan-tasmer les amateurs d’études rus-ses en les faisant parfois emprunterdes chemins de traverse hasardeux,tant le sujet peut rapidement deve-nir scabreux.

L’ouvrage de Marlène Laruelle ar-rive donc à propos en ce qu’il per-met de faire un point complet etprécis de la question et des débatsqui l’entourent. Il nous présenteavec une grande clarté l’état deslieux dans sa complexité et ses con-

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tradictions, en le replaçant notam-ment dans son contexte historiqueet politique. L’auteur annonceavoir voulu présenter, dans leur di-versité, les textes et les auteurs serevendiquant de l’eurasisme et dunéo-eurasisme « sans les juger »,notamment pour des raisons d’or-dre méthodologique, et laisser lelecteur porter lui-même son juge-ment. On parlera plutôt d’une dis-tance qui permet de qualifier celivre de rigoureux et honnête.

Le premier chapitre, historique,constitue un préalable indispensa-ble à cette étude. Né de l’exil russeblanc en 1920, l’eurasisme originelpeut être compris comme un pro-duit de l’air du temps et être ratta-ché à la révolution conservatrice etau national-bolchevisme. Émana-tion de la géopolitique, il est aussiune représentation de l’espace,marquée par un déterminisme géo-graphique très en vogue alors, no-tamment autour de l’École deMunich de Karl Haushofer. L’eura-sisme peut d’ailleurs se prévaloirégalement de grands précurseursrusses de la géopolitique, en parti-culier avec le développement de lathéorie de la « topogénèse » chezPetr Savitski. Pour résumer – si celaest possible ! – toute la complexitéde ce mouvement dans sa phaseoriginelle, on pourrait dire quel’eurasisme est aussi un orienta-lisme dans lequel Gengis Khanapparaît comme une ombre lanci-nante et centrale, tant hierqu’aujourd’hui, légitimant un es-

pace idéal et reconstitué qui « offreà la Russie une utopie rétroactive ».

Les trois chapitres suivants sontconsacrés aux trois principauxthéoriciens du néo-eurasisme, quiprend son essor durant les derniè-res années d’existence de l’URSS. Iln’est pas possible de restituer icileurs idées, sinon pour constaterque l’ouvrage rend parfaitementcompte de la complexité de ce mou-vement qui n’est souvent pas à unecontradiction près. Enjeux politi-ques, politiciens, rivalités de per-sonnes, alliances et trahisonsseraient les principales caractéristi-ques du néo-eurasisme qui, souscertains aspects et à certains mo-ments seulement, pourrait s’appa-renter à la « nouvelle droite »française et son « néo-paganisme ».Quant à l’écrivain Édouard Limo-nov (Parti national-bolchevique), iln’a pas hésité à qualifier AlexandreDougine – avant leur rupture ! – de« Cyril et Méthode du fascisme »...

Si Lev Gumilev et Alexandre Dou-gine sont relativement connus, ilsemblerait que l’auteur ait, danscette « constellation fragmentée depersonnes aux ambitions rivales »,une légère « préférence » pour sontroisième exemple, Alexandre Pa-narin, nettement moins connu maistout aussi complexe que ses« pairs », sans doute parce qu’il pa-raît plus subtil et se rapprocheraitun peu plus d’un eurasisme origi-nel défendant « non [pas] une res-tauration impériale en Russie »,

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mais « une modernité dans sa va-riante totalitaire ».

Ces mouvements, que l’on situeraiten France résolument à l’extrêmedroite, ont pourtant une vision plusélaborée de l’Autre, marquée no-tamment par une grande capacitéde contextualisation de l’islam,dont il faut rappeler qu’il est ladeuxième religion en Russie. Tel estl’objet des deux derniers chapitresde l’ouvrage. On trouve en effetcertains mouvements musulmansqui se réclament de l’eurasisme, no-tamment dans les régions musul-manes de la Fédération, tel leTatarstan qui, revendiquant l’héri-tage de Sultan Galiev, prône unesynthèse de « la modernité euro-péenne et de l’identité tataremusulmane ». Enfin, hors de Rus-sie, les dirigeants du Kazakhstansont sans doute les plus prochesdes thèses eurasistes comme outild’un nationalisme d’État. A. Dou-gine a ainsi rédigé à la demande duprésident kazakh un ouvrage inti-tulé La mission eurasiste de NursultanNazarbaev. Tout un programme !

Il convient, pour terminer, de cons-tater le très réel intérêt de cetouvrage dont on peut dire sans hé-siter qu’il présente une synthèsetrès complète, non seulement bien-venue mais nécessaire, d’une partiedu débat politique intérieur russe.

Jean-Christophe Romer

PARMI LES LIVRES REÇUS

Blondeau A.-M. et K. Buffetrille,Authenticating Tibet. Answers toChina’s 100 Questions, Berkeley,University of California Press, 2008

Champenois P.Y., Le Néoconserva-tisme : de Washington à Hollywood ?,Paris, Mare et Martin, 2007

Clémentin-Ojha C., C. Jaffrelot, D.Matringe, J. Pouchepadass (dir.),Dictionnaire de l’Inde, Paris, La-rousse, 2009.

Gresh A., J. Radvanyi, Ph. Reka-cewicz, C. Samary, D. Vidal (dir.),Le Monde diplomatique, hors-série :Atlas, Paris, Monde diplomatique2009.

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