15
LA RAISON DU COSMOPOLITISME Michaël F?ssel CNDP | Cahiers philosophiques 2012/1 - n° 128 pages 71 à 84 ISSN 0241-2799 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-cahiers-philosophiques-2012-1-page-71.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- F?ssel Michaël, « La raison du cosmopolitisme », Cahiers philosophiques, 2012/1 n° 128, p. 71-84. DOI : 10.3917/caph.128.0071 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour CNDP. © CNDP. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h32. © CNDP Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h32. © CNDP

La raison du cosmopolitisme

  • Upload
    michael

  • View
    215

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: La raison du cosmopolitisme

LA RAISON DU COSMOPOLITISME Michaël F?ssel CNDP | Cahiers philosophiques 2012/1 - n° 128pages 71 à 84

ISSN 0241-2799

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-cahiers-philosophiques-2012-1-page-71.htm

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------F?ssel Michaël, « La raison du cosmopolitisme »,

Cahiers philosophiques, 2012/1 n° 128, p. 71-84. DOI : 10.3917/caph.128.0071

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour CNDP.

© CNDP. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

1 / 1

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

32. ©

CN

DP

D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - National C

hung Hsing U

niversity - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h32. © C

ND

P

Page 2: La raison du cosmopolitisme

71

CA

HIE

RS

PHIL

OSOP

HIQUES

n

° 12

8 /

1er tr

imes

tre

2012

La raison du cosmopoLitismeMichaël Fœssel

1Il y a un paradoxe de l’idée cosmopolitique aujourd’hui. Si le monde est

généralement perçu comme le niveau efficient de l’action collective, les espé-rances portant sur son institutionnalisation politique sont de plus en plus ténues. L’exigence cosmopolitique moderne reposait sur une série d’implica-tions qui semblent avoir été remises en cause au cours des dernières décennies. La généralisation du « commerce » (en un sens qui n’est pas seulement écono-mique) n’a pas mené à la mondialisation de l’État de droit ; loin d’instaurer la paix, l’émergence d’institutions internationales aux pouvoirs renforcés a parfois favorisé les guerres ; l’affaiblissement des souverainetés étatiques ne paraît pas devoir mener à l’effacement des égoïsmes nationaux. Ces éléments expliquent pourquoi le cosmopolitisme n’apparaît plus tant comme l’horizon de l’histoire que comme une utopie historique. Celle-ci appartiendrait au passé de l’Europe, c’est-à-dire, selon des lectures postmodernes ou au contraire nationalistes, au passé du passé, à la manière d’un vestige du rationalisme des Lumières.

La perspective adoptée dans les pages qui suivent n’est ni historique ni géopolitique. Plutôt que de renvoyer la crise du cosmopolitisme aux évolutions du monde, on essaiera de l’éclairer par le défaut de fondement dont cet idéal est très souvent suspecté. Dire de la raison du cosmopolitisme qu’elle fait défaut peut apparaître surprenant tant il est vrai, et nous allons le vérifier, que les perspectives cosmopolitiques contemporaines se réfèrent à des « raisons » qui rendent nécessaire, et généralement urgente, une mondialisation du droit et de ses prérogatives. C’est pourquoi il est utile de distinguer d’emblée entre les mobiles ou les ressorts du cosmopolitisme et la raison qui est en mesure de l’adopter comme une norme.

Que le cosmopolitisme soit aujourd’hui plus que jamais souhaitable, nécessaire et crédible est un argument que nombre de théoriciens mettent en avant1. Par là, ils veulent montrer qu’un idéal souvent tenu pour utopique est

1.■■ Par « cosmopolitisme », nous entendons à titre provisoire le fait d’envisager l’homme comme « citoyen du monde » et la nécessité d’édifier des institutions juridiques susceptibles de répondre à cette exigence. Cette définition est suffisamment générale pour correspondre à l’ensemble des théories dont il sera question plus loin. Elle situe toutefois le cosmopolitisme au niveau des individus (considérés comme « citoyens du monde ») et non pas d’abord au niveau des États. En termes plus classiques, le cosmopolitisme est abordé comme un droit subjectif et non comme une simple dimension du droit international. Sur cette différence, voir Stéphane Courtois, « Droits individuels ou droit des peuples ? Forces et limites du cosmopolitisme contemporain », Archives de philosophie, LXVII, n° 4, 2004, p. 629-642.

DOSSIER

Du cosmopolitisme

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

32. ©

CN

DP

D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - National C

hung Hsing U

niversity - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h32. © C

ND

P

Page 3: La raison du cosmopolitisme

72

DOSSIER du cosmopolitisme

CA

HIE

RS

PHIL

OSOP

HIQUES

n

° 12

8 /

1er tr

imes

tre

2012

au contraire parfaitement réaliste et ajusté à la physionomie du monde actuel. Exhiber les ressorts du cosmopolitisme revient alors à mettre au jour les « raisons » qui justifient sa mise en œuvre dans le présent, à une époque où l’on juge inefficients les obstacles historiques qui l’ont, jusqu’ici, empêchée. Il y a néanmoins une autre manière, plus radicale, d’entendre la « raison du cosmo-politisme » : celle qui consiste à faire du cosmopolitisme une dimension de la rationalité humaine. Dès lors, il ne suffit plus de dire qu’il est raisonnable (c’est-à-dire, finalement, réaliste) d’être cosmopolite. Il faut plutôt essayer de montrer que la raison porte avec elle l’exigence de son institutionnalisation mondiale, qu’elle est donc en quelque manière cosmopolitique.

2La philosophie kantienne fournira le fil conducteur de cette contribution,

non seulement en regard de l’importance qu’elle continue à occuper dans les discussions contemporaines sur le cosmopolitisme, mais surtout parce qu’elle articule les deux sens du mot « raison » évoqués à l’instant.

D’une part, c’est le point le plus souvent commenté, Emmanuel Kant déve-loppe toute une série d’arguments qui vont dans le sens d’une réalisation néces-saire, et pour ainsi dire mécanique, de l’exigence cosmopolitique. Ces arguments empruntent à une philosophie de l’histoire où l’émergence d’une « situation cosmopolitique universelle » est interprétée comme le « dessein suprême de la nature2 ». Certes, on ne retrouve pas cette hypothèse dans les approches contemporaines : la conviction d’une coïncidence heureuse entre les finalités de la raison et celles de la nature emprunte trop à une philosophie providentialiste de l’histoire pour être retenue aujourd’hui. Mais il est clair que cette hypothèse « métaphysique » est avancée par Kant dans le but d’inscrire le cosmopolitisme au registre des espérances réalistes. En puisant dans les convictions partagées par son temps, Kant ne fait pas autre chose que les théoriciens actuels qui tentent d’asseoir le cosmopolitisme sur ce que nous savons (ou croyons savoir) de l’état du monde. De part et d’autre, c’est la même logique qui fonctionne : celle de « l’accord pathologiquement extorqué » se convertissant en un « tout moral3 ».

Il existe donc, selon Kant, des ressorts du cosmopolitisme qui rendent prévisible la réalisation progressive de cet idéal à un niveau institutionnel. Ces ressorts sont en même temps des mobiles puisque les indices de ce qu’une reven-dication légitime est objectivement réalisable contribuent à renforcer subjecti-vement le désir en faveur de cette réalisation4. Nous verrons que l’on retrouve une structure argumentative similaire dans bien des approches contemporaines du problème. Mais il demeure pourtant un écart entre ce qui rend le cosmo-politisme désirable et ce qui fait que l’on doit le vouloir. Kant, cela est moins souvent remarqué, a subordonné la question institutionnelle du cosmopolitisme (pour citer une alternative classique : doit-il prendre la forme d’un État mondial

2.■■ Emmanuel Kant, Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, Ak. VIII, 28. 3.■■ Ibid., Ak. VIII, 21. 4.■■ C’est là toute la problématique de « l’intérêt de la raison » qui, bien sûr, se porte sur son idéal (ici, cosmo-politique), mais se trouve renforcé par l’examen de ce qui le rend crédible. « Une telle justification de la nature – ou, mieux, de la Providence – est un motif non négligeable pour choisir un point de vue particulier dans la contemplation du monde. » (Ibid., Ak. VIII, 30)

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

32. ©

CN

DP

D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - National C

hung Hsing U

niversity - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h32. © C

ND

P

Page 4: La raison du cosmopolitisme

73

LA R

AIS

On

Du

CO

SmO

pOLI

tIS

mE

ou d’une simple fédération d’États souverains ?) à l’existence d’une dimension cosmopolitique de la raison elle-même. En d’autres termes, ce n’est ni parce que le cosmopolitisme est possible, ni même parce que son instauration est urgente qu’il faut y souscrire, mais parce que la raison humaine est naturelle-ment ajustée à cette exigence.

Parler d’une « raison cosmopolitique » ne consiste pas à rappeler banale-ment les prétentions universelles de la rationalité. Bien des formes de l’univer-salisme rationnel ne sont pas cosmopolitiques, il existe du reste des philosophes (on pense à Hegel) qui développent une conception de l’universel explicitement opposée au cosmopolitisme. L’un des enjeux de la présente discussion est de faire paraître des éléments qui permettent de distinguer l’universalisme cosmo-politique sans décider par avance s’il s’agit d’une simple spécification de l’uni-versalisme rationnel ou d’une alternative à ses formes historiques advenues. Quoi qu’il en soit de ce dernier point, nous tâcherons de montrer que la « raison du cosmopolitisme » en un sens fort désigne le point aveugle de la plupart des approches contemporaines. On fera donc l’hypothèse qu’une partie de la crise contemporaine du cosmopolitisme, au moins dans ses dimensions philosophi-ques, s’explique par l’absence de prise en compte du rapport entre la raison, le monde et la citoyenneté.

3Quelle est la logique des arguments avancés pour justifier le cosmopo-

litisme en le présentant comme un idéal « réaliste » ? Sans prétendre à l’ex-haustivité, ces arguments recourent à deux grands types de « raisons », selon qu’ils ajustent le modèle cosmopolitique à des évolutions sociales contempo-raines ou à des nécessités politiques. La modalité de l’idéal cosmopolitique diffère dans chacun des cas : dans le premier, il est présenté comme réalisable parce que déjà partiellement réalisé, dans le second, il apparaît comme inévi-table, donc possible. Plus que la pertinence sociologique ou politique de ces « raisons », ce sont ces modalités qui nous intéressent dans la mesure où elles se distinguent du type de normativité caractéristique d’une « raison cosmopo-litique » en un sens fort.

4Les raisons sociologiques. Parmi les ressorts qui rendent le cosmopolitisme

tout à la fois nécessaire et désirable, l’ensemble des phénomènes regroupés sous le titre de « mondialisation » est le plus souvent cité. Les éléments historiques qui devraient logiquement concourir au réinvestissement de l’idéal cosmopo-litique sont trop connus pour que l’on s’y attarde : globalisation des échanges marchands, multiplication des démocraties dans le monde, apparitions d’insti-tutions supranationales (Banque mondiale, FMI, Union européenne) et trans-nationales (ONG, mouvements écologistes), transformations économiques, sociales et politiques des États-nations. Toutes ces évolutions contribuent à imposer le monde comme un espace public crédible pour affronter des problèmes qui dépassent le cadre des frontières traditionnelles.

Plus important pour notre propos est le constat d’Ulrich Beck selon lequel ces phénomènes de globalisation impliquent une « cosmopolitisation des

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

32. ©

CN

DP

D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - National C

hung Hsing U

niversity - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h32. © C

ND

P

Page 5: La raison du cosmopolitisme

74

DOSSIER du cosmopolitisme

CA

HIE

RS

PHIL

OSOP

HIQUES

n

° 12

8 /

1er tr

imes

tre

2012

expériences5 ». Si le propos de cet auteur est avant tout épistémologique (il s’agit en quelque sorte de dénationaliser la sociologie), son approche présente l’avan-tage de ne pas identifier purement et simplement mondialisation et « cosmopo-litisation ». Autant la première est un phénomène d’ordre économique, autant la seconde désigne un processus multidimensionnel qui se caractérise par un élargissement inédit de l’horizon de la perception humaine6. En parlant d’une « empathie cosmopolitique » ou d’une « globalisation des émotions », Beck fait implicitement référence à ce que Kant avait déjà pu constater en son temps : l’apparition d’une sensibilité inédite au devenir du monde7. La nouveauté réside aujourd’hui dans l’émergence d’un espace simultané d’expériences rendu possible par les moyens modernes de l’information et leur accélération.

L’avantage rhétorique d’une telle présentation consiste à se situer au niveau des expériences quotidiennes, ce qui permet d’emprunter le moins possible à l’ordre d’une normativité abstraite. Désormais, les conflits et les intérêts des individus se trouvent réellement engagés sur une scène transnationale où « les modes de vie, de pensée et d’action conationales passent à travers les murs des États8 ». La dimension mondiale du réel s’atteste dans le vécu des agents (feeling global 9), conférant au cosmopolitisme une évidence qu’il n’avait jamais acquise auparavant dans l’histoire.

Il est notable qu’une telle approche sociologique permet de simplifier consi-dérablement le problème classique de la forme institutionnelle que devrait recou-vrir le cosmopolitisme. Si, en effet, nous sommes déjà peu ou prou devenus des « citoyens du monde » alors même que les États-nations continuent d’exister, le cosmopolitisme cesse d’être antagoniste aux appartenances nationales. Plus qu’une alternative au système westphalien et à ses implications culturelles, il fonctionne comme un principe de pluralisation des identités. Il est alors possible de substituer aux contraintes juridiques du cosmopolitisme une défi-nition de la « cosmopolitisation » comme « processus non linéaire, dialectique, dans lequel l’universel et le contextuel, le semblable et le différent, le global et le local doivent être appréhendés non pas comme des polarités culturelles, mais comme des principes étroitement liés et imbriqués l’un dans l’autre10 ».

5Dans cet argument, le cosmopolitisme est donc déjà à l’œuvre, incitant à

une réécriture de la grammaire sociale des expériences qui adopterait la scène mondiale comme référent. Comme le remarque Étienne Balibar, on proclame ici une fin paradoxale de l’« utopie cosmopolitique » au nom de sa réalisation au moins partielle11. La force de l’approche sociologique du cosmopolitisme

5.■■ Ulrich Beck, Qu’est-ce que le cosmopolitisme ?, Paris, Aubier, 2006. 6.■■ Ibid., p. 23-26. 7.■■ Pour distinguer le droit cosmopolitique d’une « manière chimérique et exaltée de se représenter le droit », Kant se réfère à la communauté de fait induite par ceci qu’« une violation du droit en un endroit de la Terre est [désormais] ressentie partout » (Vers la paix perpétuelle, Ak. VIII, 360). 8.■■ Ulrich Beck, op. cit., p. 127. 9.■■ Voir Bruce Robbins, Feeling Global, Internationalism in Distress, New York, New York University Press, 1999. 10.■■ Ulrich Beck, op. cit., p. 144. Et cette formulation d’allure kantienne : « Le cosmopolitisme est vide sans le provincialisme, le provincialisme est aveugle sans cosmopolitisme. » 11.■■ Étienne Balibar, « Cosmopolitisme et internationalisme : deux modèles, deux héritages », dans Philosophie politique et horizon cosmopolitique, Paris, Unesco, 2004, p. 37-63.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

32. ©

CN

DP

D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - National C

hung Hsing U

niversity - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h32. © C

ND

P

Page 6: La raison du cosmopolitisme

75

LA R

AIS

On

Du

CO

SmO

pOLI

tIS

mE

est de décrire l’émergence de formes de subjectivation éthiques et politiques qui transgressent ou simplement ignorent les limites traditionnelles forgées par l’histoire des États-nations. Aujourd’hui, les expériences cosmopolitiques ne nécessitent plus, comme c’était le cas au xviiie siècle, le voyage : elles peuvent être sédentaires puisque les individus sont pris dans des interactions qui dépas-sent de loin la sphère d’appartenance nationale. Dans le langage de Jürgen Habermas, on dira que l’« intégration fonctionnelle par les réseaux » favorise des relations horizontales mondialisées qui entrent en concurrence avec « l’in-tégration sociale du monde vécu » qui, elle, demeure le plus souvent située à un niveau local ou national12.

Cette concurrence entre plusieurs formes d’intégration rappelle que l’argu-ment sociologique n’est pas nécessairement celui d’une « cosmopolitisation » heureuse des expériences. Que ce processus ne soit pas linéaire, qu’il puisse même être violent et conflictuel, c’est ce que les défenseurs de cette approche reconnaissent volontiers. C’est pourquoi, d’ailleurs, cette position demeure in fine normative : pour éviter que le cosmopolitisme des faits ne dégénère en appartenance négative au monde (par exemple en antagonismes communau-taires délocalisés), il faut imaginer des modalités institutionnelles qui le garan-tissent juridiquement.

De là, le recours à des formes déjà institutionnalisées de cosmopolitisme afin de favoriser l’émergence d’une « société civile mobilisée à l’échelle mondiale13 ». Selon Habermas, ces institutions sont constituées soit par des mouvements sociaux qui investissent leur action dans des espaces démocratiques transna-tionaux (comme Amnesty International ou Greenpeace), soit par des organisa-tions juridiques supranationales en voie de constitutionnalisation (sur le modèle de l’Union européenne14). Dans tous les cas, il s’agit de fonder le cosmopoli-tisme sur les mobilisations de la société civile plutôt que d’attendre son avène-ment d’une hypothétique nécessité de l’histoire. Sur ce point, le cosmopolitisme contemporain se distingue de la source kantienne pour se rapprocher formel-lement d’une perspective comme celle de Karl Marx. Pour ce dernier, en effet, l’internationalisme ne peut être conçu à la manière d’un idéal régulateur dont on doit se contenter de repérer les signes historiques. Il devient plutôt le mot d’ordre commun à des luttes effectives et volontaires sur le modèle de l’appel du Manifeste du parti communiste : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous15 ! »

6Les raisons politiques. Quand bien même elle repose sur des ressorts socio-

logiques constatables, la thèse de la « cosmopolitisation » de fait ne reçoit une véritable dimension normative que si elle est augmentée d’une argumentation de type politique. Ici encore, les phénomènes de globalisation constituent

12.■■ Jürgen Habermas, Après l’État-nation. Une nouvelle constellation politique, Paris, Fayard, 2000, p. 77-80. 13.■■ Ibid., p. 119. 14.■■ Voir Jürgen Habermas, « L’État-nation a-t-il un avenir ? », dans L’Intégration républicaine, Paris, Fayard, 1998. Depuis lors, le philosophe allemand a largement nuancé son jugement sur le caractère potentiellement cosmopolitique de la construction européenne telle qu’elle se fait. 15.■■ Pour une confrontation entre Kant et Marx sur ce point, voir Étienne Balibar, « Cosmopolitisme et interna-tionalisme », op. cit., p. 53-58.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

32. ©

CN

DP

D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - National C

hung Hsing U

niversity - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h32. © C

ND

P

Page 7: La raison du cosmopolitisme

76

DOSSIER du cosmopolitisme

CA

HIE

RS

PHIL

OSOP

HIQUES

n

° 12

8 /

1er tr

imes

tre

2012

l’arrière-plan de la réflexion cosmopolitique contemporaine, non plus au sens de ce qu’ils réalisent déjà, mais du fait de ce qu’ils impliquent d’un point de vue juridique. Il s’agit encore de faire jouer les contraintes du réel sur un idéal trop souvent jugé utopique, mais en insistant cette fois-ci sur le fait que le cosmo-politisme est rendu nécessaire par des évolutions qui, sans lui, risqueraient de dégénérer. Il est impossible, et d’ailleurs inutile, d’examiner ici tous les éléments de l’histoire politique récente qui appellent à la constitution d’un « ordre global démocratique16 ». Ils reposent tous sur le décalage entre le système stato-national hérité du monde westphalien et la dynamique des droits, des mutations économiques et des enjeux géopolitiques à l’œuvre depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ce sont, singulièrement, les transformations du capitalisme durant les trois dernières décennies qui sont présentées comme des mobiles pour édifier un cosmopolitisme capable de répondre aux défis lancés par le triomphe global du néolibéralisme.

Contrairement à ce qui se produisait dans le diagnostic sur la « cosmo-politisation » des expériences, l’argument politique ne peut laisser de côté le problème de la nature institutionnelle du cosmopolitisme. Conformément au constat qui donne son point de départ à ce genre d’analyse, c’est la question du statut (plus ou moins résiduel) de l’État-nation qui fournit le critère de distinc-tion entre les versions juridiques du cosmopolitisme. Si, à la suite de Kant, l’hypothèse de l’« État mondial » est rarement retenue, toute une palette de positions s’échelonne du « libéralisme national », qui conserve un statut privi-légié aux États, jusqu’aux défenseurs d’un ordre démocratique supranational fondé sur les droits individuels17.

Mais la raison déterminante demeure dans tous les cas la même : la maîtrise politique des effets irrationnels de la globalisation implique d’imaginer des insti-tutions qui se situent au niveau de ces effets. Formellement, l’argument poli-tique est donc assez proche de celui avancé par Jean-Jacques Rousseau lorsqu’il constate le paradoxe dramatique qui caractérise une situation internationale déjà socialisée mais non encore politisée18. Si, de ce constat, découlait l’exigence d’édi-fier un droit international (singulièrement un droit de la guerre), l’écart entre des enjeux politiques déjà mondialisés et l’absence d’institutions transnationales plaide pour un droit cosmopolitique transgressant les frontières nationales.

7Parmi les arguments politiques en faveur du cosmopolitisme, nous en retien-

drons un, d’abord parce qu’il est le plus régulièrement cité et ensuite parce qu’il se prête aisément à une formalisation. On trouve chez Habermas comme chez Beck l’idée selon laquelle la mondialisation des « risques » constitue une raison suffi-sante en faveur de la mise en place d’institutions cosmopolitiques. Si l’exemple

16.■■ Voir David Held, Democracy and the Global Order. From the Modern State to Cosmopolitan Governance, Stanford, Stanford University Press, 1995. 17.■■ Voir Stéphane Courtois, art. cit., p. 629-634. 18.■■ « La première chose que je remarque, en considérant la position du genre humain, c’est la contradiction manifeste dans sa constitution, qui la rend toujours vacillante. D’homme à homme, nous vivons dans l’état civil et soumis aux lois ; de peuple à peuple chacun jouit de la liberté naturelle : ce qui rend notre situation au fond pire que si ces distinctions étaient inconnues. » (Jean-Jacques Rousseau, L’État de guerre, dans Œuvres complètes, t. III, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1964, p. 610.)

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

32. ©

CN

DP

D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - National C

hung Hsing U

niversity - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h32. © C

ND

P

Page 8: La raison du cosmopolitisme

77

LA R

AIS

On

Du

CO

SmO

pOLI

tIS

mE

du terrorisme international consécutif aux événements du 11 septembre 2001 tend à devenir paradigmatique, les menaces qui ignorent par principe le tracé des frontières nationales viennent au premier plan dans de telles analyses. Crises environnementales, climatiques, sanitaires : autant de phénomènes qui militent en faveur d’abandons de souveraineté et de délégations de pouvoirs (mais aussi d’expertises) à un niveau mondial. Certains errements du passé récent (comme la seconde guerre d’Irak menée par les États-Unis en 2003) sont décrits comme un défaut de cosmopolitisme puisqu’ils traduisent la résurgence de souverai-netés nationales blessées dans un monde qui n’est plus en phase avec elles.

En plus de leur réalisme apparent, la force de ces raisons sécuritaires est de donner une image convaincante de ce que l’appartenance à un même monde signifie politiquement. Comme l’écrit Habermas, « il faut miser sur le fait que la globalisation des risques a uni le monde, objectivement uni le monde, pour en faire une communauté involontaire fondée sur les risques encourus par tous19 ». L’apparition de « risques civilisationnels globaux » (Beck) remplit deux préa-lables du cosmopolitisme : 1) la certitude partagée qu’il n’existe qu’un seul monde et 2) l’expérience d’une responsabilité collective de l’humanité à l’égard de ce monde. Même si la plupart des théoriciens contemporains du cosmopo-litisme ne font plus explicitement appel à une philosophie de l’histoire, il faut toutefois constater qu’une telle approche renoue avec ceux des arguments de Kant qui présentaient l’avènement d’une « situation cosmopolitique » comme inéluctable. L’existence de risques planétaires crée une identité de destin (une « communauté involontaire ») en attente de débouchés institutionnels. Il ne faut probablement pas majorer l’importance de cette problématique du risque global pour une perspective de type habermassien. Elle sert de renfort plus que de fondement à une exigence cosmopolitique qui trouve sa source dans le carac-tère originairement transnational d’une politique de la délibération. À ce titre, et il faudra y revenir dans un instant, il manque encore à ce ressort du cosmo-politisme une véritable « raison », tout comme les hypothèses kantiennes sur les finalités de l’histoire de l’espèce humaine ne prennent sens qu’à partir d’une réflexion de la raison sur elle-même. Mais, au vu du succès de cet argument qui confond l’exigence cosmopolitique avec son urgence, il n’est pas inutile de rappeler que l’existence (incontestable) de risques globaux ne suffit pas à elle seule à favoriser la citoyenneté mondiale. Pour que la conscience de ces risques ne mène pas à de nouveaux partages territoriaux inégalitaires, il faut encore s’assurer que les hommes sont effectivement « égaux » face à eux. Cette hypothèse ne se trouve remplie que dans le cas extrême d’une catastrophe tellu-rique, ce qui explique sans doute le recours paradoxal à une menace de « fin du monde » pour justifier le cosmopolitisme. Mais, dans tous les cas, on voit mal ce qui autorise le passage entre une extension des sphères d’interactions (surtout négatives, comme dans le cas de la mondialisation des risques) et l’institution d’une citoyenneté mondiale.

8Aucun des arguments exposés jusqu’ici n’envisage le cosmopolitisme autre-

ment que comme une solution « raisonnable » à des problèmes que la modernité

19.■■ Jürgen Habermas, La Paix perpétuelle. Le bicentenaire d’une idée kantienne, Paris, Cerf, 1996. Voir aussi la position, plus radicale encore, d’Ulrich Beck dans La Société du risque, Paris, Flammarion, « Champs », 2003.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

32. ©

CN

DP

D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - National C

hung Hsing U

niversity - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h32. © C

ND

P

Page 9: La raison du cosmopolitisme

78

DOSSIER du cosmopolitisme

CA

HIE

RS

PHIL

OSOP

HIQUES

n

° 12

8 /

1er tr

imes

tre

2012

globalisée a aiguisés ou fait paraître. Le souci de réalisme qui anime ses entre-prises a bien sûr pour objectif de répondre au diagnostic de crise du cosmopo-litisme que nous avons évoqué en commençant. On peut toutefois se demander si ces tentatives ne contribuent pas aussi à aggraver la crise à laquelle elles sont censées répondre. Que l’on insiste sur la « cosmopolitisation » de fait des expé-riences ou sur la globalisation des risques, on fait dépendre l’exigence cosmo-politique de prémisses empiriques dont il n’est pas garanti qu’elle soit l’unique conclusion. D’une manière plus générale, le passage de ce qui est (ou d’une description de ce qui est) à ce qui devrait être pose non seulement un problème logique, mais, comme toutes les entreprises qui se réclament du « réalisme », il repose sur des décisions normatives inquestionnées. Après tout, le repli régional ou l’empire constituent des solutions alternatives dont rien ne démontre à ce stade qu’elles doivent s’incliner devant le cosmopolitisme. C’est pourquoi on pourra toujours soupçonner les descriptions de la mondialisation menées dans un but cosmopolitique d’être menées depuis l’idéal qu’elles veulent défendre.

La difficulté principale réside dans l’absence d’articulation entre les ressorts du cosmopolitisme dont il vient d’être question et le thème de la « citoyenneté mondiale ». Ce dernier apparaît plus exigeant puisqu’il réclame une interpré-tation de l’appartenance de l’homme au monde en termes politiques. Dans cette perspective, on fera l’hypothèse que seule la reconnaissance d’une raison du cosmopolitisme (au sens d’une « raison cosmopolitique ») justifie une telle interprétation. Les remarques qui suivent prétendent seulement fournir quel-ques indications, rassemblées au fil conducteur de l’analyse kantienne, sur l’in-trication entre la raison et le statut de « citoyen du monde ».

9La formule « raison cosmopolitique » doit d’abord s’entendre à partir du

déterminant. L’histoire de la philosophie l’atteste : toute raison n’est pas cosmo-politique. On peut, par hypothèse, présumer que celle de Dieu ne l’est pas, puisque la condition de « citoyen du monde », en même temps qu’elle en fixe la finalité, vient limiter l’usage d’une telle raison. En d’autres termes, et c’est le premier point sur lequel nous voudrions insister, la raison ne peut être dite cosmopolitique qu’à partir de l’examen de sa finitude.

Ce thème vient déjà en écho à la pensée kantienne, quoique sur un mode différent de celui que l’on a l’habitude d’associer à la théorie de la connaissance. Kant n’insiste pas tant sur la destination cosmopolitique de la raison humaine (ce qui reviendrait à faire de la citoyenneté mondiale une simple norme) que sur sa condition cosmopolitique. C’est pourquoi ce motif apparaît déjà dans le contexte théorique élaboré dans Critique de la raison pure :

La raison, dans toutes ses entreprises, doit se soumettre à la critique, et elle ne peut par aucun interdit attenter à la liberté de cette dernière sans se nuire à elle-même et sans s’attirer des soupçons qui lui sont dommageables […]. C’est sur cette liberté que repose même l’existence de la raison, laquelle n’a pas d’autorité dictatoriale, mais ne fait jamais reposer sa décision que sur l’accord des libres citoyens, dont chacun doit pouvoir exprimer ses objections, voire son veto, sans obstacle20.

20.■■ Critique de la raison pure, A 738/B 766 (je souligne).

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

32. ©

CN

DP

D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - National C

hung Hsing U

niversity - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h32. © C

ND

P

Page 10: La raison du cosmopolitisme

79

LA R

AIS

On

Du

CO

SmO

pOLI

tIS

mE

Ce texte est remarquable à plus d’un titre. D’une part, il inscrit la publicité et la liberté de la critique au rang de « conditions existentielles » de la raison21. L’édification d’un public transnational formé de citoyens libres n’apparaît pas seulement comme un vœu émis par le philosophe, mais comme la condition sans laquelle la raison humaine ne pourrait jamais parvenir à se concilier avec elle-même. Il y va bien sûr ici du combat entre les positions métaphysiques dont la Dialectique transcendantale est l’exposition publique. Mais, et c’est le second point important, la raison réclame un tel public mondial du fait de l’impossi-bilité où elle se trouve de faire valoir son droit de manière « dictatoriale ». La nécessité de la publicité découle directement de l’impossibilité de vérifier empi-riquement ce que la raison asserte en matière métaphysique. Kant ne défend évidemment pas une conception consensuelle de la vérité, mais il substitue aux critères de la vérification ou de l’exemplification celui de la communication publique, et par essence transnationale, des arguments.

S’il y a un sens à parler de « raison cosmopolitique », c’est donc à partir d’un double constat : 1) la nature de la raison porte cette dernière à l’inconditionné et 2) cette nature ne trouve pas le moyen de se traduire dogmatiquement dans des thèses démontrées. À partir de ces deux prémisses, l’usage public de la raison apparaît comme une solution alternative (proprement critique) à l’em-pirisme comme à la métaphysique. L’élévation, d’inspiration républicaine, de tout homme au rang de citoyen découle d’abord de la nécessité de faire sortir la raison de l’« état de nature » où elle risque jusqu’à son existence. C’est pourquoi il faut reconnaître à chaque individu un droit théorique à « exposer publique-ment au jugement ses pensées […], sans être pour autant décrié comme un citoyen dangereux et agité22 ».

La publicité de la communication, que la troisième Critique réinvestira sous la forme du « mode de penser élargi », n’a pas seulement à voir avec la citoyen-neté, mais aussi avec le monde. Il n’est pas hasardeux que ce soit précisément l’affrontement entre les thèses et les antithèses cosmologiques qui manifeste la condition d’une raison écartelée entre des positions apparemment inconci-liables23. L’impossibilité de parvenir à un concept adéquat du tout de l’expé-rience (l’idée métaphysique de monde désigne justement cette totalité absolue des phénomènes) implique le dédoublement de la raison humaine. Celle-ci est en mesure de porter des jugements critiques sur ses propres jugements dogma-tiques : la liberté de ces jugements de second ordre doit être, pour ainsi dire, constitutionnellement garantie. Dès lors, une raison cosmopolitique est une raison postmétaphysique, c’est-à-dire pour Kant postcosmologique, au sens où elle renonce à enclore le tout de l’expérience dans une connaissance objective. Le fait que le monde soit ramené au rang d’idéal régulateur éclaire par avance le statut de l’exigence cosmopolitique. Le monde, redéfini comme horizon par la critique, constitue en effet un « bon fil conducteur pour comprendre comment la proposition d’un inaccessible n’est pas nécessairement irréalisme24 ».

21.■■ Voir Georg Mohr, « Publicité de la raison, droit et cosmopolitisme chez Kant », dans Jean-François Kervégan (dir.), Raison pratique et normativité chez Kant, Lyon, ENS Éditions, 2010, p. 213-243. 22.■■ Critique de la raison pure, A 752/B 781. 23.■■ Sur le rapport entre critique de la cosmologie et cosmopolitisme, je me permets de renvoyer à Michaël Fœssel, Kant et l’équivoque du monde, Paris, Éditions du CNRS, 2008, p. 209-220. 24.■■ François Marty, L’Homme habitant du monde. À l’horizon de la pensée critique de Kant, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 163.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

32. ©

CN

DP

D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - National C

hung Hsing U

niversity - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h32. © C

ND

P

Page 11: La raison du cosmopolitisme

80

DOSSIER du cosmopolitisme

CA

HIE

RS

PHIL

OSOP

HIQUES

n

° 12

8 /

1er tr

imes

tre

2012

Avant tout autre contenu normatif, le cosmopolitisme renvoie à la condi-tion finie de la rationalité humaine . Celle-ci réclame un public de « citoyens du monde » dans la mesure exacte où aucune borne (i.e. aucune frontière) ne peut restreindre a priori la liberté de communication entre des sujets rationnels. Le pari kantien consiste à faire de ce qui pourrait être lu comme une infirmité de la raison l’opérateur d’une exigence juridique. Dans un langage habermassien, on dira que l’absence de démonstration dans le domaine philosophique ramène la raison humaine à sa condition communicationnelle. Or, il n’est pas plus légitime de limiter cette délibération à une communauté nationale que d’exclure certains arguments selon un autre critère que celui de leur publicité. Il n’y a pas de diffé-rence de nature entre ce constat, dont les sources sont théoriques, et l’exigence d’un droit cosmopolitique : celui-ci est abordé comme une spécification de la liberté de communication nécessaire à une raison finie25.

10On n’a pas épuisé, par là, les conséquences de l’attribution du déterminant

« cosmopolitique » à la raison. Cette opération relève en propre du cosmopo-litisme moderne qui se constitue sans s’appuyer sur une ontologie du cosmos. Pour les Grecs, le statut de « cosmopolite » renvoyait à l’appartenance à un ordre déjà donné où chaque individu se trouvait à égalité avec ses semblables. Dans ce cadre, le cosmopolitisme était indissociable d’une décision sur l’essence de l’anthropos en tant que celle-ci s’inscrit dans une nature éternelle. À l’inverse, la spécificité du cosmopolitisme moderne est d’envisager la citoyenneté mondiale depuis un site (la raison) qui dépasse toute nature, en sorte que le cosmos – si l’on tient à conserver ce terme – doit être institué. Faire du cosmopolitisme un attribut de la raison revient donc, selon un geste caractéristique de la moder-nité, à l’envisager désormais comme une dimension de la subjectivité.

Mais, comme on vient de le voir, ce geste ne coïncide pas nécessairement avec une idéalisation normative. C’est bien d’un fait que part Kant pour expli-citer la dimension cosmopolitique de la raison : la finitude qui interdit de sortir des disputes métaphysiques par d’autres moyens que la publicité élargie. Ce fait n’est pas empirique au sens strict, mais il engage néanmoins une certaine visée anthropologique. Rien ne l’atteste mieux que le passage de la Logique où Kant, de manière de prime abord surprenante, ramène les trois questions de la critique à une unique interrogation : « Qu’est-ce que l’homme ? » Cette opération se fait précisément sous les auspices d’une définition de la philosophie « dans son sens cosmopolitique26 [weltbürgerlichen, littéralement : au sens du citoyen du monde] ». Comment expliquer ce lien entre la philosophie cosmopolitique et la question de l’homme ? Quelle est la part de l’anthropologie dans la découverte d’une raison cosmopolitique ?

Cette problématique s’insère dans la distinction, déjà élaborée dans Critique de la raison pure, entre le sens « scolastique » de la philosophie et son sens « cosmique27 ». Une telle discussion ne nous intéresse que dans la mesure où

25.■■ Le droit cosmopolitique au sens restreint, i.e. le droit des étrangers, repose lui-même sur « la possibilité d’essayer d’établir des relations avec les premiers habitants » (Vers la paix perpétuelle, Ak. VIII, 358).26.■■ Logique, Ak. IX, 24. 27.■■ Voir Critique de la raison pure, A 838/B 866 sq.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

32. ©

CN

DP

D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - National C

hung Hsing U

niversity - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h32. © C

ND

P

Page 12: La raison du cosmopolitisme

81

LA R

AIS

On

Du

CO

SmO

pOLI

tIS

mE

elle permet d’éclairer notre problème. Si le concept d’École identifie l’idéal de la philosophie à la « perfection logique », le concept cosmique (Weltbegriff) porte sur « le rapport de toute connaissance aux fins essentielles de la raison28 ». Plutôt qu’en simple « artiste » de la raison, le philosophe agit et pense en « légis-lateur » : c’est par là qu’il anticipe sur une citoyenneté cosmopolitique qui revient, en droit, à tout homme. La raison cosmopolitique a donc à voir avec la réorientation pratique de la philosophie définie comme « science de la maxime suprême de l’usage de notre raison29 ». La sortie de l’« école » devient une obligation dès lors qu’est reconnu le primat de la raison pratique, et l’exigence corrélative de voir la liberté s’inscrire dans le monde.

Il reste à comprendre comment s’articulent la racine cosmopolitique de la raison et la question de l’homme30. Michel Foucault parle de « répétition anthro-pologico-critique » pour expliquer que la question « Qu’est-ce que l’homme ? » ressurgisse en forme de récapitulation du domaine couvert par la philosophie cosmopolitique31. Le terme de « répétition » permet de distinguer l’approche kantienne d’une anthropologie constituée au fil des observations empiriques. Il s’agit, en réalité, de doubler la réflexion transcendantale d’une réflexion sur l’homme qui en particularise l’objet, mais sans en renier la méthode. L’anthro-pologie s’édifiera donc sur la base des facultés découvertes par la critique, ce qui contribue à la dénaturaliser. La question « Qu’est-ce que l’homme ? » n’est pas une question autonome que l’on pourrait aborder dans une perspective scien-tifique régionale : c’est tout le sens d’une anthropologie « pragmatique » qui étudie ce que l’homme, à l’aide de sa liberté, fait de lui-même dans le monde. De là, une référence au « citoyen du monde » qui n’engage aucune ontologie naturaliste de l’appartenance32. Même s’il se réfère au fait de la finitude de la raison humaine, Kant continue bel et bien à s’inscrire dans le cadre du cosmo-politisme moderne.

Si, du fait de la liberté, la science de l’homme n’implique pas une connais-sance de la nature, elle est en revanche indissociable d’une réflexion sur le monde. Plus que d’un rapport empirique, il s’agit d’une corrélation nécessaire entre l’humanité et le monde. Quelle que soit la manière dont on l’aborde, cette corrélation est indispensable pour penser le caractère cosmopolitique de la raison et, par là, la raison du cosmopolitisme. En effet, la simple appartenance de l’homme au monde (sur le modèle du rapport entre la partie et le tout) ne suffit pour édifier un cosmopolitisme que sous l’hypothèse, rejetée par les modernes, d’un ordre cosmique fixant par avance la place de chaque être. La solution de Kant consiste à penser le monde comme unifié par la raison tout en abordant l’homme comme « habitant du monde33 ». Pour reprendre la triade

28.■■ Ibid. 29.■■ Logique, Ak. IX, 24. 30.■■ « Welkenntniss ist Menschenkenntniss », note Kant dans une réflexion des années 1770 (Ak. XV, 2, p. 659). 31.■■ Michel Foucault, « Introduction à l’Anthropologie de Kant », dans Emmanuel Kant, Anthropologie d’un point de vue pragmatique, Paris, Vrin, 2008, p. 52. 32.■■ Voir, sur ce point, la métaphore du monde comme « jeu » dans la « Préface à l’Anthropologie… », op. cit.33.■■ Cette dernière formule revient systématiquement dans les écrits posthumes de Kant. Foucault la commente en notant que « le monde est découvert dans les implications du “Je suis”, comme figure de ce mouvement par lequel le moi, en devenant objet, prend place dans le champ de l’expérience et y trouve un système concret d’appartenance » (« Introduction à l’Anthropologie », op. cit., p. 49-50).

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

32. ©

CN

DP

D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - National C

hung Hsing U

niversity - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h32. © C

ND

P

Page 13: La raison du cosmopolitisme

82

DOSSIER du cosmopolitisme

CA

HIE

RS

PHIL

OSOP

HIQUES

n

° 12

8 /

1er tr

imes

tre

2012

suggérée par Foucault, on dira qu’une raison finie est nécessairement ramenée au monde comme 1) à sa « source » (le moment de la passivité sensible est incontournable pour toute connaissance objective), 2) à son « domaine » (le monde désigne le territoire de ce qui peut être prédiqué avec certitude) et 3) à sa « limite » (le cosmopolitisme s’édifie sur l’impossibilité de toute transgression théologique).

Il conviendrait de confronter cette hypothèse aux textes, souvent obscurs, de l’Opus posthumum qui envisagent le lien entre « Dieu », le « monde » et l’« habitant du monde34 ». Pour la présente discussion, il suffit de noter que la raison humaine est ramenée au monde par l’acte même qui la fait raison, c’est-à-dire l’exigence de totalité qu’elle porte sur toute chose, et par son caractère seulement humain, qui explique que ce désir de totalité demeure insatisfait. Le monde désigne alors un espace de factualité à l’intérieur d’une perspec-tive transcendantale. En dépit de son ambiguïté, une déclaration de Maurice Merleau-Ponty éclaire ce point :

Lorsque Kant justifie chaque démarche de son Analytique par le fameux « si un monde doit être possible », il souligne que son fil conducteur lui est donné par l’image irréfléchie du monde, que la nécessité des démarches réflexives est suspendue à l’hypothèse « monde35 » […].

La raison est cosmopolitique parce qu’elle est « suspendue à l’hypothèse “monde” ». Notre intention n’est pas de soutenir que tout cosmopolitisme est transcendantal, mais plutôt qu’il admet nécessairement un moment d’hérésie transcendantale où c’est l’existence réelle d’un monde qui donne son point de départ à une réflexion sur les conditions de possibilité. Même les perspectives apparemment plus empiriques évoquées au début de cet article reposent sur ce préalable implicite. La « cosmopolitisation » des expériences ou la globalisation des enjeux ne peuvent servir de points de départ normatifs que si l’existence d’un monde est admise comme un présupposé. Le propre d’une raison cosmo-politique est de refuser d’envisager cette existence comme un fait qui n’affecte-rait pas son exercice. Si l’homme « habite » le monde, ce n’est pas sur un mode inclusif, mais parce qu’il agit et pense toujours sous la présupposition de son existence.

11Ne peut-on voir dans cet usage appuyé du concept de monde une rationa-

lisation a posteriori d’expériences culturelles géographiquement et historique-ment situées ? En d’autres termes, la raison cosmopolitique n’est-elle pas une idéalisation de second rang dont on peut montrer qu’elle relève d’un universa-lisme contradictoire, puisque « européocentré » ?

Ces questions relatives à des emprunts empiriques non questionnés concer-nent toutes les tentatives de cosmopolitisme transcendantal, incluant celle de Kant. Le cœur de la difficulté semble tenir dans le rapport entre l’idée de monde et le contexte européen dans lequel elle s’élabore. La stratégie transcendantale, exemplairement à l’œuvre chez le dernier Husserl, consiste à montrer que le

34.■■ Nous avons commenté certains de ces textes dans Kant et l’équivoque du monde, op. cit., p. 276-295. 35.■■ Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, Paris, Gallimard, « Tel », 1964, p. 56. L’ambiguïté tient dans la confusion (assurément volontaire) entre le « monde » et l’« expérience ».

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

32. ©

CN

DP

D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - National C

hung Hsing U

niversity - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h32. © C

ND

P

Page 14: La raison du cosmopolitisme

83

LA R

AIS

On

Du

CO

SmO

pOLI

tIS

mE

propre de l’Europe est de ne pas en avoir, et que c’est précisément cette absence de « propre » qui l’ouvre au monde. S’il existe une pluralité de mondes et d’es-prits communautaires, l’Europe, irriguée par la rationalité philosophique, ne se réduit pas à un tel monde, mais pense le monde en s’élevant à son idée. La ratio-nalité européenne serait cosmopolitique parce qu’elle est corrélée à un monde irréductible au « monde ambiant » (Heimwelt) et à ses singularités culturelles. Cette argumentation présente l’avantage de mettre le cosmopolitisme à l’abri du naturalisme (« il n’y a pas de zoologie des peuples36 »), tout en empêchant l’Europe d’affirmer son identité comme un absolu, puisqu’elle n’existe que de transcender ses particularismes. Mais la difficulté, souvent relevée, réside dans la traduction empirique que l’on opère du monde comme idée invariante. S’il est clair que, pour Edmund Husserl, l’Europe porte avec l’idée de monde le principe d’une altérité à soi (l’universalisme est d’abord fondé sur une dépos-session), il n’en reste pas moins vrai que le monde empirique est appelé à se mondialiser en s’européanisant. Le parcours inverse, qui envisagerait la raison cosmopolitique comme une raison affectée par ce qui n’est pas elle, est inimagi-nable. « Nous ne nous indianiserons jamais37 », car jamais un monde particulier ne pourra intégrer l’universalité du monde comme tel.

Ce fantasme de l’intégration fragilise considérablement les plaidoyers en faveur d’une raison cosmopolitique. Le risque est de ne retenir de cette formule que le substantif : une « raison » dont il n’est pas difficile de montrer le carac-tère occidental, y compris lorsqu’elle s’élève jusqu’à la pensée du monde. En dépit de sa critique de la cosmologie rationnelle, Kant demeure lié par tout un pan de son argumentation à l’image du monde doué d’un « centre » (donc d’une périphérie) et représenté comme un espace homogène. C’est dans cette perspective qu’il faut interpréter la suggestion de Gayatri Chakravorty Spivak de substituer la notion de « planète » à celle, trop chargée métaphysiquement et théologiquement, de « monde38 ». Même l’évidence de la « mondialisation » est sujette à caution dès lors que l’on confronte les processus que ce terme recouvre à des idiomes non européens. Quant aux guerres que l’on dit « mondiales », et qui sont souvent adoptées comme prémisses historiques du cosmopolitisme à venir, on oublie trop souvent qu’elles désignent un récit qui exclut une partie considérable du globe qui (pour son bonheur) n’y a pas pris part.

Faut-il, pour autant, confondre le cosmopolitisme de la raison avec un succé-dané d’universalisme abstrait ? À notre connaissance, Kant ne fait jamais appel au pouvoir universalisant de la raison pratique pour fonder le droit cosmopo-litique. Les arguments qui viennent au premier plan (le fait de la finitude de la raison dont il a déjà été question, mais aussi la communauté originaire du sol) s’inscrivent à la frontière du transcendantal et de l’empirique en faisant réfé-rence à une sorte d’universel concret articulé à la spécificité du monde humain. C’est particulièrement le cas lorsque Kant fait de la sphéricité de la Terre un argument en faveur du droit cosmopolitique39. Parce que la surface du globe est finie, les hommes sont condamnés à la rencontre : c’est sur cette base tout à

36.■■ Edmund Husserl, Krisis, Hua VI, p. 354. 37.■■ Ibid. 38.■■ Gayatri Chakravorty Spivak, Imperative zue Neuerfindung des Planeten, Francfort-sur-le-Main, Passagen, 1999. 39.■■ Voir Vers la paix perpétuelle, Ak. VIII, 358 et Doctrine du droit, Ak. VI, 352.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

32. ©

CN

DP

D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - National C

hung Hsing U

niversity - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h32. © C

ND

P

Page 15: La raison du cosmopolitisme

84

DOSSIER du cosmopolitisme

CA

HIE

RS

PHIL

OSOP

HIQUES

n

° 12

8 /

1er tr

imes

tre

2012

la fois contingente et nécessitante qu’il devient légitime de penser un droit des étrangers et de revendiquer des institutions internationales capables de le faire respecter.

Le cosmopolitisme est moins l’attribut d’une raison universelle que celui d’une raison située. Dans la thèse kantienne, le droit cosmopolitique s’identifie à un « droit à la promiscuité » directement conclu d’une caractéristique géophy-sique des planètes : leur rotondité. En ce sens, le « monde » du cosmopolitisme est sans doute une idée, mais une idée constituée à partir de la condition empirique universelle de l’humanité. Cet effort pour aborder le monde de manière non métaphysique n’est certainement pas abouti chez Kant, mais il trace une direc-tion pour libérer le cosmopolitisme de ses présupposés européocentriques.

12À titre de conclusion provisoire, nous pouvons indiquer les conditions sous

lesquelles quelque chose comme une « raison cosmopolitique » se laisse définir. Il s’agit d’abord d’une raison finie qui n’a d’autre moyen pour produire de la certitude que de soumettre ses assertions à une publicité ignorante des fron-tières. Le cosmopolitisme de la raison se substitue à l’exigence démonstrative de la métaphysique : la finitude ainsi reconnue est aussi ce qui ramène la raison au monde, au plus loin de toute transgression théologique. Mais le cosmopo-litisme n’est pas l’attribut d’un être raisonnable et fini en général, il concerne en propre l’homme comme « habitant du monde ». Cette dimension anthropo-logique, mais non naturaliste, du cosmopolitisme permet d’aborder le monde autrement que comme un ordre éternel dont l’homme serait une simple partie. C’est pourquoi, enfin, le cosmopolitisme de la raison ne repose pas tant sur une idée universelle et abstraite que sur un préalable : l’existence du monde en deçà ou au-delà de laquelle il ne lui est pas possible de s’aventurer.

Ces caractéristiques sont citées ici comme autant de pierres d’attente. Il faudrait, en particulier, développer le thème de l’habitation du monde en montrant qu’il n’engage pas un retour à l’idée d’un ordre cosmologique déjà donné et qu’il n’ouvre pas davantage la voie au repli communautaire. Surtout, il conviendrait de reprendre l’analyse des ressorts contemporains du cosmo-politisme amorcée dans la première partie de cette contribution à partir de la notion de raison cosmopolitique : à cette condition, la raison cosmopolitique deviendrait aussi une raison du cosmopolitisme, c’est-à-dire une justification pour la citoyenneté mondiale. Nous espérons avoir montré que les évolutions politiques, sociales et économiques liées à ce qu’il est convenu d’appeler la « mondialisation » ne fournissent une invitation au cosmopolitisme que rappor-tées à une certaine physionomie de la raison humaine et de son rapport avec le monde. Plus que la recherche d’un hypothétique fondement, la solution à la crise actuelle du cosmopolitisme engage une réflexion sur la condition de la rationalité humaine.

Michaël FœsselUniversité de Bourgogne

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

32. ©

CN

DP

D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - National C

hung Hsing U

niversity - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h32. © C

ND

P