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Daniel Karlin & Tony Lainé (extraits) La raison du plus fou

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Daniel Karlin & Tony Lainé

(extraits)La raison du plus fou

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La raison du plus fouDaniel Karlin & Tony Lainé

1977Editions sociales

J’ai trouvé ce bouquin de 1977 dans une boutique Emmaüs, pour 1 euro.J’ai mis deux jours à le lire. Je n’avais jamais entendu une parole aussisincère, sensible, engagée dans le domaine de la psychiatrie. Les auteursne se cachent pas derrière des termes techniques, des concepts qui met-tent une distance avec un monde qui nous est si proche, bien que caché.

Karlin et Lainé ont fait une expérience: un film pour la télé (Antenne 2à l’époque), qui va se transformer en 7 heures de films sur “La santémentale des français”. Ils ont eu la chance, années 70 obligent, de pou-voir y développer un discours, de se mettre en jeu. En parrallèle, ilsont écrit ce bouquin, parce qu’il y avait trop à dire sur toutes les per-sonnes qu’ils ont rencontrées, pendant deux ans. Ils ont rencontré des“fous” et des “normaux”, ils se sont aussi rencontrés eux-même dans unjeu de va-et-vient entre normalité et folie.

Karlin fait des films, Lainé est psychiatre. Ils ont écrit ce livre (paruaux Editions sociales en 1977) en utilisant le pronom personnel “je”, paspour se disperser et faire un jeu rhétorique, mais pour se complexifier,se densifier, mettre en avant le commun. C’est intéressant comme lecture,on peut se reconnaître dans ce “je”, déjà la somme de deux pensées, etouverte à d’autres.

Ce n’est pas une position de principe, de trouver du commun dans des viesde fous, de trouver tout fou, ou alors dire que les fous ne sont pasfous. Cette expérience les a ébranlés, profondément. Les extraits choisissont émouvants, ou questionnants. Ils dénoncent et racontent l’expériencede la rencontre. Ils sont aussi une lecture politique de la société quifabrique la folie.

Il y est question d’un certain regard, celui qui transperce les imagespré-conçues, qui voit une personne et sa vie avant de voir qu’elle estétiquetée “malade mentale”. Ce regard change tout, et m’a donné envie departager certain de ces textes, planqués dans un vieux bouquin qu’on netrouve plus que par hasard.

Un têtard dans la mare.

Spéciale dédicace aux enfants et ados de l’IME Tony Lainé à Château-Arnoux.

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Une fabrique de papier: le jour où j’y rencontreAntoine, il est un ouvrier parmi les autres. Rienne l’en distingue. Ils sont quelques-uns, soli-daires, à constituer l’équipe en poste qui veilleauprès d’un monstre agité, soufflant une humi-dité irritante, la machine à papier. Comme cela,ils semblent presque inutiles. Soudain, unelumière vive - la sirène - la vaste feuille depapier que la machine secrète, se brise. Touscourent, trouvent une place exacte, un rôlenécessaire. Antoine sait comme les autres lesgestes sûrs et précis qu’on attend de lui.

A l’heure du casse-croûte, la machine apprivoi-sée poursuit sans trêve sa rotation productrice.Minuit: la fraîcheur de la nuit adoucit l’atmos-phère. Pas question de relâcher la vigilance,mais c’est un moment presque tendre.

Qui pourrait dire qu’Antoine souffre, qu’ilpleure parfois chez lui, au fond de son jardin?...Ici rien n’y paraît. Il est un ouvrier à l’oeuvre ausein d’une équipe. J’aurais pu dans ce groupeêtre fasciné par un autre destin.

Il est vrai aussi que certains regards retiennentun instant, comme si l’on se gardait de pronon-cer une question: “Qu’y a-t-il de commun entrenous pour qu’un trouble et subtil sentiment de déjàvu, reconnu, nous interroge au passage?”

Plus tard, j’ai revu et entendu Antoine plu-sieurs fois, en reprenant les images et le son dufilm qui conservaient sa présence. J’ai peu àpeu trouvé la réponse.

Antoine a mon âge. Son prénom est presque le mien.Il est ouvrier d’usine. Depuis son adolescence,l’histoire de sa vie s’est tracée dans le rapportqu’il a établi avec une machine, une entreprise,un système qui lui imposent un statut. Il a tenuà n’être jamais rencontré ailleurs que sur sonlieu de travail.

Mon père, comme lui, a bâti son histoire dans cemême statut. Comme lui, un destin l’a très tôt,dès les premiers temps de sa vie, emprisonnédans un drame, une dette, puis, conduit à l’au-tre aliénation, celle de l’usine et de l’exploitation.

Il ne tient pas au hasard qu’Antoine me soitapparu comme l’exemple de ce que le raisonna-ble contient de folie.

Antoine est un homme solide, planté. Mais sonvisage est grave. Il a la responsabilité de celuiqui témoigne. Victime ou accusateur? Les phra-ses se suivent, peu à peu elles se remplissent desens, bousculent, précipitent des mots qui sou-dain éclairent un champ plus large et dévoilentà travaers une plainte singulière, la réalité desatteintes qui aliènent les hommes.

Antoine n’a trahi personne. Il s’est conforméaux exigences qui lui assignaient très tôt undestin. Il est vrai qu’il y avait des risques àprendre d’autres routes que la sienne.Maintenant, il est tard. Antoine a 46 ans. Il estmarié, a deux enfants. Il est conducteur d’uneénorme machine. Peu de chances existent pourle rendre à lui-même et à tout ce qu’il aurait pudevenir.

—————- extrait 1 -—————— (pp.42-53)

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Pour Antoine, il n’est pas facile de parler. Savoix parfois se brise. S’il parlait, il pourrait bienretrouver des rêves peuplés de vieux démonsdont le temps, en passant, a estompé l’image etatténué le souvenir. Le destin d’Antoine, c’estcomme une fausse sécurité. Il est fixé, mais auprix de quel sacrifice? Son frère aîné Pascal -Agnus Dei... - a été donné à une tante mater-nelle qui souffrait de ne pas avoir d’enfant.Antoine est né dans le creux de cette absence.Avant de naître, il est l’autre.

Tout est tracé depuis lors. L’espoir, un possibleinattendu, c’est bon pour ses enfants. Lui-même n’a plus guère à maîtriser d’images danslesquelles se cabrerait le désir. Il dit: “Il y aquelqu’un d’autre, j’aimerais pouvoir êtrequelqu’un d’autre, devenir quelqu’un d’autre, maisdevenir, comment faire?... Il faut suivre son destin...Comment en sortir de cette vie là?” Au village, ondit de lui: “C’est un bon ouvrier.” Il espère qu’onle pense. Il adhère le plus souvent à la parolequi le décrit conforme au modèle de l’hommebien adapté: bon fils, bon époux, bon père, bontravailleur. Ainsi s’accentue l’épaisseur du mas-que choisi pour mieux cacher l’intensité durenoncement et du sacrifice. Antoine n’a pasopté pour le voyage de la folie. Il a trouvé uneautre place dans ce drame. Il ne déroge en rienà ce qu’on attend de lui. Il est raisonnable.Pourtant, comme la folie, son histoire avance endérobant son propre sens. Son statut d’ouvrierrecouvre les déchirements de son drame per-sonnel. Il peut ansi croire que sa tragédie selimite à son histoire sociale: une réalité declasse prend le relais d’une aliénation initialecomme pour la gommer. Une machine à laquelles’adapter et une loi à laquelle se soumettre leprotègent de tout retour en arrière.

Antoine est né sous un signe négatif. Un vieuxmonde bâti sur le sacrifice des désirs humains, luien renvoie bientôt l’impérieux écho qui lui affirmeson renoncement comme seule possibilité vitale.

Un signe négatif: “Tu ne seras pas toi, tu seraston frère aîné donné à cette autre femme.”

Antoine. On se prend à rêver. Les syllabes sedétachent, basculent, se recomposent en unautre sens. Antoine. EN - TOI - NE. Non en toi.

Pauvre naissance! En ce moment où s’arrachaitson corps, PRÉSENCE réelle, à l’image qu’ons’était faite de lui, n’est-ce pas une négation quisignifiait sa personne et son désir propre?

La question, c’est bien celle de la place et dusigne. Sous quel signe cet enfant est-il né?Quelle est sa place dans le désir des parents?Quelle est sa place dans la famille et dans lepremier langage à lui adressé? Quelle est saplace dans le monde?

Il n’y a pas là une succession de questions maisdéjà l’ébauche d’une destinée. Elle va modeler,modifier les images dans lesquelles se formel’imaginaire, et la représentation de soi-mêmedans les rapports au monde et au temps. Ellerisque même d’empêcher de trouver sa placedans le langage et dans l’Histoire, ou de laréduire à celle d’une existence mutilée.

Le désir propre de l’enfant se trace à partir dece qui le précède. Il fait de lui une personneparlante, mais il l’inscrit aussi dans la vie deshommes et des femmes de notre temps.

Antoine décrit sa vie comme la suite de l’his-toire de sa famille ouvrière. Son grand-père,son père, sa mère, un frère, lui-même: deuxcent vingt années données à l’usine. A 15 ans,son père le fait entrer comme manoeuvre.Depuis, dans son propre temps, se confondentcelui de l’histoire familiale et celui de l’usine.

Antoine pense qu’en lui les moyens n’existentpas pour résister à ces lois: “Il me manquait quel-que chose, ne pas pouvoir...”

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Il est fasciné par une impossible identificationau frère aîné. Il l’imagine heureux, ailleurs. C’estsa raison de vivre, sa raison aussi de resterenfermé dans ce rôle de substitut, à combler labéance ouverte par le départ de Pascal, l’autre:“J’aurais voulu faire des tas de choses que je n’aipas pu faire... ESSAYER D’ÊTRE COMME MONFRÈRE QUOI. C’est toujours la question, reveniren arrière. Je n’ai pas pu faire. J’aurais voulu êtreintelligent, je n’ai pas pu.”

Antoine ne se révolte pas. Il se soumet à l’idéequi justifie les écarts de la puissance et tant devies gâchées, en invoquant l’intelligencecomme un don qui tantôt pourvoit, tantôt faitdéfaut. L’idéologie régnante vole au secoursd’un autre questionnement sur la distributiondes destins et la négligence des espérances.

A l’école, Antoine peine pour apprendre. Onl’abandonne. Il apprend seul à lire et à écrire.Déjà, il lui semble qu’il lui manque quelquechose. Pourtant il aime la musique tendre. Il estle préféré de sa mère. Son père est sévère, par-fois violent. A dix ans, il part garder les vaches,la vie est dure à la maison. Il faut “nourrir lesparents”. Nourrir, réparer, combler les vides,c’est bien là la vocation d’Antoine.

Très tôt, Antoine est angoissé. Il se voit malparti. Il dit: “Il a fallu essayer de vivre, de s’en sor-tir, mais c’est dur de vivre, pour ma génération. Lesautres gars qui travaillent avec moi à l’usine, ils ontsouffert aussi.” Pour Antoine, les mutilationsdont il souffre ne lui sont pas particulières. Ilsait que l’Histoire et le système social le solida-risent avec ses frères de classe.

Le temps du service militaire Antoine échappeà sa destinée. Dans l’espace d’ailleurs, sonidentité prend un peu de jeu. Antoine se libèrepour une fois de l’angoisse qui l’étreint. Le

désir entre dans sa vie. Il rencontre une femmequi l’aime. Elle est d’un autre pays: uneAutrichienne: “L’Autrichienne”, comme il dit.Il est capable d’être aimé, d’aimer, l’aventureest enfin accessible mais ailleurs, comme unrêve.

Elle rentre avec lui au pays. Sa mère, sa soeurne supportent pas. Son père le menace, cou-teau sur le ventre. Affolé, rappelé à l’ordre deson destin, il éloigne la femme de son amourdans un hôtel à la ville. Le lendemain, il veut larejoindre, elle est partie. “Je ne l’ai jamaisrevue...”

Parfois, ça lui revient. Les espoirs perduss’ajoutent au sentiment pesant de ce destin à nepas être. Il dit aussi: “Elle était droguée, sous l’in-fluence d’un banquier.” Peut-être vaut-il mieuxnoircir le roman pour se protéger du regret. Ilsait pourtant qu’elle l’aidait, qu’elle appelait safuite.

Lorsqu’il parle du mariage, Antoine ne pensepas au sien. La première image qui lui apparaît,c’est celle de son frère. Il a réussi, il a fondé unfoyer. Il est heureux. Quand plus tard, Antoines’est marié, il n’y avait personne. Ses parentsvoyaient en son épouse, comme en toutefemme, quelqu’un qui ne leur plaisait pas.

Quelle fille pouvait, prenant Antoine, plaire àses parents? Quelle femme aurait pu entrerdans sa vie sans qu’aussitôt ne resurgisse lasouffrance du départ du frère pour l’autremère?...

A faire le bilan, Antoine retrouve l’angoissequ’il a éprouvée à être enchaîné à la place d’unautre. La conscience affleure. Il s’en faudrait depeu qu’il reconnaisse l’origine de son malheurdans ce qui l’a destiné à protéger sa famille dela violence des grandes blessures.

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Heureusement, la machine. “Il n’y aurait plusrien, s’il n’y avait pas la machine.” L’usine, la fac-tion, cette humidité, le bruit précipité, heurté,assourdissant, la poussière, la vibration, cettegigantesque menace adressée aux bras, aucorps des hommes. La machine happe la pâte àbois, puis dans un rapide et tortueux voyagequasi intestinal, elle la transforme, la digère, lafait. Un ventre gigantesque conduit Antoine etses camarades. Un ventre gigantesque conduitpar Antoine et ses camarades. A l’extrémités’enroulent des espaces blancs d’un papiervierge de toute écriture, une peau fine sanscesse recréée.

La machine use, sature. “Des fois, les jours derepos, on ne sait pas ce qu’on pourrait faire.” Lamachine domine les hommes qui la condui-sent, mais elle est la preuve de l’existenced’Antoine. Elle le sauve: “Heureusement qu’il y ala machine, autrement, il n’y aurait plus rien,alors...”

Autrefois, le grammage se touchait à la main.Puis, un appareil effectua ce contrôle.L’ingénieur vient le matin et consulte d’abordl’écran électronique. “Il va le voir à lui, d’abord.”Il n’y a rien à redire. La machine donne àAntoine la possibilité d’accomplir lui-même sondestin aliéné, d’y être actif comme s’il l’avaitchoisi.

Ainsi il aime son métier, il s’est “intégré dans lamachine.” Il a pris part à sa mise en place, il s’yest fait autant qu’il l’a faite, ils se sont construitsensemble. Mais, pour Antoine, hors de lamachine, le risque est grand. “Au dehors... rien,le vide, le néant.”

Antoine a deux enfants, Blandine et Marie.Elles sont son espérance. Il donne à ses filles cequ’il n’a pu avoir. Cela suffira-t-il? Il voudrait...“qu’elles soient heureuses, qu’elles puissent s’amu-ser”. Elles font de la musique et il en est fier. Il

respecte leurs désirs profonds. Elles font de lamusique et il en est heureux: il attend d’elles lapreuve que son propre destin n’est pas unefatalité avec laquelle on ne puisse rompre.

Antoine a renoncé à terminer les tests qui luiauraient permis de devenir contremaître. Il apensé que l’accès à ces fonctions de maîtrisepourrait le conduire à faire un rapport sur unaccident corporel: du coup il a cessé d’écrire.Alors, il ne regrette pas.

Etre l’autre, n’exister que pour réparer sonabsence, c’est vivre dans le risque de la mort,être figé, fasciné par le miroir qui fait de lui lesymétrique négatif du frère. C’est aussi êtrecontraint à consacrer toutes ses forces à nier,demeurer ignorant que c’est l’autre qui lefonde en tant que sujet aliéné. Le savoir seraitdétruire le frère, la mère, lui-même. Antoine,mon frère, l’autre, n’es-tu pas le plus atteintpuisque le statut d’un tel déni te condamne àun destin linéaire, inexorable?

C’est une erreur de croire que la folie se repèreen termes de scandale. Le pire scandale estcelui qui enferme dans un destin, trop acceptéet trop conforme, où tout s’organise pour étein-dre le désir et nier la soumission à une telle loi.

L’aliénation d’Antoine se joue et se répliquesur deux scènes conniventes. La scène d’unefamille blessée où il naît, attendu, imaginé pourréparer. Les regards se portent sur l’autre,parti, ailleurs, imaginé pour réparer. Sa place,sa fonction sont désormais assignées dans cettefamille. Il doit devenir l’autre, en se confondantavec lui tout en le niant.

L’autre scène est celle de l’Histoire. Antoine estouvrier, de nouveau lié à la machine. En s’atta-chant à la machine, il prolonge son rôle de

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constructeur des parents, de la machine, de lui-même, homme-machine. Il brouille ainsi plusamplement les cartes de façon à ce qu’on perdela trace de son sacrifice dans la mutilationsociale. Il peut transporter dans ce rapport-cice qui l’a signifié dans son premier statut,puisqu’il y rencontre une loi aussi dure. Une loicommunément partagée.

Dans cette double contrainte, le cri d’unhomme pourrait n’être pas entendu. La voixd’Antoine s’éteint parfois. J’ai peine à l’enten-dre. C’est que l’action surdéterminée de deuxlois oppressives n’est pas facile à vaincre et saitmuseler les plus grandes révoltes.

Antoine doit réparer, mon père devait expier. Il étaitpar sa mère rendu responsable de la mort acciden-telle d’un jeune frère, alors qu’il avait la tâche de leconduire à l’école et de veiller sur lui. Je sais mieuxmaintenant pourquoi j’ai choisi Antoine. Le destinde mon père est si proche du sien! J’y retrouve laconcordance entre une soumission au désir d’expia-tion construit dans son rapport à une mère blessée,et les nécessités de la classe à laquelle il appartenait.J’y retrouve la connivence des deux scènes.

Une question me vient en évoquant ce qui dans undestin prend sens de sacrifice: ai-je bien mesuré ceque je dois au sacrifice de mon père pour avoir prisle droit de transgresser la loi qui fixe des destinsd’exploités aux enfants d’ouvriers? Et Pascal,saura-t-il jamais ce qu’il doit à Antoine?

Mon père disait son aliénation. Le combat était pourlui le moyen d’en maîtriser le sens.

Antoine pourrait mieux comprendre son aliéna-tion, s’il participait activement à la vie syndicalequi anime l’usine. Qui sait? Ne risquerait-il pasainsi de dévoiler à ses propres yeux ce qu’il a tantbesoin d’ignorer? “Je suis les grèves. Je ne milite plusdepuis la maladie de ma femme. Il y a trop de problè-mes à la maison, mais je tiens à mon syndicat.”

Un destin. Rien n’y a retenu le mouvementd’une vie, dans sa précipitation vertigineused’une histoire singulière - un signe pris dans lefantasme - vers une histoire sociale oppri-mante.

Dans la promptitude de ce passage, qu’on ditdestinée, s’est articulée la négation de soi-même et de son existence propre. J’y aireconnu la folie, comme l’innommable aucoeur de la raison d’une souffrance indicible.Celle de mon père.

Je l’ai dit: mon père était blessé par cette accusationde meurtre, plus lourde encore lorsqu’elle ne s’énon-çait plus. Le silence enferme de tels signes. Il lesdéveloppe comme des plantes nocives - leurs ramifi-cations se répandent et accompagnent les mouve-ments d’une vie. Elles trouvent toujours à s’agrip-per, à se nourrir plus loin. La réalité de la vie demon père s’ouvrait à lui par des chemins, dont laplus directe ligne guide vers le statut d’une classeopprimée. Enfant, j’admirais sa fierté, ses com-bats... Je m’interrogeais aussi sur sa souffrance. Lacondition d’homme-machine exploité arrachait dusens à cette parole qui, si tôt, exigeait de lui l’expia-tion. En retour, l’injustice sociale qui l’atteignaitcomme ses frères de classe prenait pour lui unesignification particulière: elle répliquait la condam-nation prononcée par sa mère.

Grâce à mon père, j’ai toujours su comme une pré-science que la folie est en dehors des personnes, quecertains la confondent à leur parole, que d’autres ennourrissent une souffrance qui se mêle à leur vie,même si rien d’étranger ne les sépare des autres.

A l’usine, il assumait cette répétition oppressive enluttant. Il narguait son destin par l’orgueil qu’ilmanifestait de la perfection des pièces qu’il ajustait,de la qualité de son travail. Il déchiffrait les méca-nismes et les ruses de l’exploitation sociale dont ilétait victime. Il la dénonçait, la combattait résolu-ment, sans trêve. Il construisait un monde.

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Hors de l’usine, je l’ai souvent connu autre, victime,de nouveau hanté par l’angoisse de je ne sais quellemalédiction. Il m’a fallu du temps pour comprendrecombien il est difficile de parer à une telle menace,lorsqu’elle se reproduit sans cesse en écho d’une riveà l’autre: du lieu de l’enfance à celui du travail etdes rapports sociaux. Puis en retour, d’un statutsocial à celui d’époux, de père, dans cet espace oùchez l’adulte se découvrent à nouveau les zones del’enfance, restées sensibles.

Mon père, consolidé dans son destin par la conti-nuité de son rôle d’opprimé d’un temps à l’autre,était aliéné par une vie qui n’en finissait pas designifier.

Je ne voudrais pas qu’on puisse un instantcroire que dans ma conviction, il suffirait d’unsigne précoce pour que désormais tout soit dit,joué, déterminé dans la réalité d’une société -qu’elle autorise ou interdise que les humains s’épa-

nouissent ou se disposent en des rôles inégaux. C’estlorsque le drame social se saisit d’un être, nésous un mauvais signe, et qu’il lui assigne uneplace de proscrit ou d’opprimé, qu’un destinnaît de cette réplication.

Antoine n’est pas fou, mais pour lui aussi, l’es-pace a manqué entre les deux scènes sur lesquellesil a joué son rôle, celle du fantasme qui originait enlui le sujet, celle de l’Histoire sociale qui choisissaitsa place dans une symphonie créatrice. Oui, l’es-pace a manqué pour que son désir lui autoriseune histoire personnelle et librement maîtrisée.La confusion des scènes a imposé une logiquealiénante, et comme on le dirait de la folie, unedestinée.

Si la folie est ici: au coeur de la folie, l’aliéna-tion de classe, et complices, les altérations dudésir et l’assignation à une position opprimée,tracent une voie inexorable.

—————- extrait 2 -—————— (pp. 67-78)

J’ai connu Tosquelles. En 1958, dans le cours de maformation, je lui demande de faire un stage de plu-sieurs semaines à St-Alban. Il accepta. Il travaillaitavec Gentis. Ce fut pour moi un moment important.Saint-Alban s’ouvrait à la communauté. Il y avaitlà des clubs, une vie sociale, une création par tous,des paroles renaissantes. Pour moi, habitué à larigoureuse clinique de mes maîtres, c’était une nou-velle vision de mon métier. Avec d’autres expérien-ces, insolites ou même marginales, celle-ci a contri-bué à faire naître en moi une position de refus. J’aicontinué à apprendre, et j’ai su qu’à défaut d’unebataille nous solidarisant, nous les psy., avec les

grandes luttes sociales de notre temps, à défaut deporter notre révolte jusqu’à un niveau politique etidéologique global, nos entreprises, même les plusavancées, étaient vouées à la récupération et àl’échec. Toute la question est là. Saint-Alban a-t)ilété récupéré? Et si oui, pourquoi? Néanmoins, pourles gens de ma génération, des psychiatres commeTosquelles, mais aussi Bonnafé, Le Guillant,Daumezon, Balvet et d’autres encore, ont protégénos perspectives du désespoir. Ils ont mis un termeau système le plus fixe et le plus répressif de l’asile:ils nous ont donné les forces pour ne pas renoncer.

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Qui alors rendre responsable de la présence deces institutions où se décomposent lentementdes enfants dont je suis persuadé - non sansraison, on le verra - qu’une majorité d’entre euxauraient pu, un jour, redevenir comme lesautres? Le propriétaire [d’un institut médicalque j’ai été visiter en banlieue parisienne],persuadé par les médecins de l’aspect irrémé-diable de la maladie, ou le ministère de la Santéqui ne peut pas ignorer ce qui se passe dans cesendroits? Le prix de journée minimal d’unhôpital psychiatrique en 1976 était d’environ250 F par malade. Dans cet internat médico-pédagogique, il était de 110 F ! Il est évidentqu’à ce prix-là, on ne peut faire que dugardiennage, et certainement pas engager lespersonnels capables d’un véritable traitementpsychologique. Tout a changé dans cet établis-sement depuis notre passage. Le nouveaudirecteur y recrute en ce moment quatre-vingtpersonnes, psychologues, psychiatres, éduca-teurs, moniteurs, etc. Le prix de la journée a tri-plé en un an. L’un ne va pas sans l’autre... C’estbien à partir du moment où au plus haut niveaula décision sera prise de ne plus cataloguer lesenfants dès leur plus jeune âge, de ne plusaffubler le moindre comportement différentd’une étiquette médicale qui le fixe à vie, defaire comme si tous avaient une chance de s’ensortir et le droit qu’on leur en donne lesmoyens, qu’un mouvement profond boulever-sera toutes les structures de la santé mentale enFrance, en même temps que la consciencepublique. Mais tout cela ne relève pas del’humanisation des hôpitaux, et n’est guèrecompatible avec la ségrégation que matérialisela loi Haby: tout cela nécessite un autre regardsur le devenir des hommes et des femmes - etpas seulement des malades - et une lutte contrela nocivité du monde du profit qui ne relèventcertainement pas du pouvoir actuel...

Revenons à notre institut médico-pédagogi-que... J’ai dit que j’étais persuadé non sans rai-

sons qu’une majorité des enfants pourraients’en sortir. Je ne suis pas thérapeute. Je sais quecela nécessite une longue patience et unepossibilité de s’impliquer longtemps dans unrapport difficile. Mais dans tous les lieux desoins, j’arrive avec l’intime certitude que ceuxque je vais y rencontrer sont mes pareils. Jem’adresse à eux persuadé qu’ils peuvent m’en-tendre et me répondre, quel que soit l’état danslequel je les trouve. Chaque fois, la seule affir-mation de cette certitude provoque chezcertains d’entre eux des réactions dont pluspersonne ne les croyait capables. Alors on medéclare que ceux-là ne sont pas débiles, maispsychotiques... Et si on avait agi VRAIMENT,tout de suite, comme s’ils étaient tous victimesd’autre chose, et non d’une incurable atteintephysiologique d’origine morbide ou généti-que?... Que des scientifiques cherchent dansleur coin le virus de la schizophrénie, où legène manquant qui a pu provoquer la débilité,je ne vois pas qui cela pourrait gêner. Personnene saurait nier parfois la présence de troublesphysiologiques, même si je crois qu’on netrouvera jamais le virus de la folie, ni la pilulequi pourrait la guérir... Mais est-ce aider unmalade que de le déclarer incurable? On saitbien à quel point l’espoir de la vie retarde lemoment de la mort. Pourquoi les enfants de cetinstitut médico-pédagogique auraient-ils luttépour accomplir le long retour vers une accepta-tion de la vie, dans un endroit où le médecin-chef nous déclarait: “Que voulez-vous, mes-sieurs, je fais ici de la médecine vétérinaire...”!Il y avait la deux cent enfants...

J’écoute un médecin parler de cette maison dusilence. Un discours se tient, qui en générali-sant, ordonne des catégories, négative le sujet.Je n’y retrouve rien des enfants émouvants icirencontrés, Lisa, Philippe, Martine, Marianne:“Il s’agit d’enfants d’une catégorie un peuspéciale... Ce sont des enfants qui sont des arriérésmentaux profonds, grands handicapés souvent, sur

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le plan moteur, mais toujours sur le plan psychique,puisqu’ils ont été classés dans cette catégoriemalheureusement après de multiples examens, aprèsde longs stages dans des services spécialisés depédiatrie, de psychiatrie.”

L’hérédité forme l’explication la plus carrée.Elle n’est jamais étrangère à une prise deposition politique. Elle sert autant à cautionnerle racisme, qu’à justifier le rejet et la ségréga-tion d’enfants. Si besoin est, elle tire subtile-ment argument de leur origine dans une classesociale éprouvée et exploitée.

“...Je vois des familles ici, j’avoue qu’il y en a... rienqu’en les voyant venir, on a l’impression qu’ils nepouvaient pas engendrer autre chose, si vous voulez,qu’un débile mental. Mais il y a des gens très bien,et c’est un des drames évidemment de la vie, si onpeut dire, que dans des familles où il n’y a apparem-ment aucune tare, rien qui laisse penser qu’unepareille épreuve puisse arriver, ça arrive.”

Après trois visites de repérage, j’ai passé deuxjours à tourner dans cette institution. Deuxjours dont mon équipe et moi sommes sortissecoués et désespérés. Je pourrais écrire unlivre sur ces deux jours. J’ai choisi de ne racon-ter que [quelques] exemples de ce que je viensd’affirmer.

Celui de Nicole, tout d’abord. J’avais été frappépar cette enfant de seize ans environ, assise parterre sur ses jambes repliées. Sa jupe relevéerévélait les couches qu’elle portait. Elle avait latête penchée vers le plancher. La dame quim’accompagnait me la décrivit comme prostréeainsi depuis des années, débile profonde tou-jours immobile et incapable d’une communica-tion. Elle disait tout cela devant elle à hautevoix, sans la moindre gêne tant sa certitudeétait absolue que Nicole n’entendait pas et ne

pouvait comprendre. Nicole, d’ailleurs, netémoignait d’aucune réaction. Elle continuait àse tripoter le bout des seins. Je ne sais si c’estce geste, signe de la recherche d’un plaisir quine pouvait venir que d’elle-même, ou un imper-ceptible frémissement qu’il me sembla remar-quer lorsque fut prononcé le mot débile, qui medécida à lui parler. Il me fallut tout d’un coupobtenir la preuve que cette enfant vivait encore.J’en étais arrivé à un moment où toute la souf-france que je filmais m’étais devenue insuppor-table. Je voulais soudain trouver ce regard, yfaire jaillir une étincelle qui nie la mort, l’es-pace d’un instant. Agenouillé en face d’elle, jecommençai à lui parler. J’avais oublié monéquipe, la caméra, les projecteurs: il ne restaitque la nécessité impérieuse que Nicole entendece que j’avais à lui dire. Je lui racontai la raisonde notre présence, mon désir qu’elle sache quele temps d’un tournage nous l’avions aimée. Jelui demandai de me prouver qu’elle m’avaitcompris, en mettant sa main dans la mienne,parce que ça me ferait plaisir. Je ne sais plus àquel moment je m’aperçus qu’elle me regar-dait. Elle avait elle aussi des yeux noirs. Je lui aidit que je la trouvais belle, parce que c’étaitvrai. Je me suis rendu compte, arrivé en projec-tion, qu’entre le moment où l’une de ses mains,lentement, a commencé à s’éloigner de sa poi-trine et où cette main s’est posée dans lamienne, il s’est écoulé deux ou trois minutes,un siècle en vérité... Elle a à peine effleuré mapaume, puis très vite, comme si ce contact luiavait été insupportable, elle a ramené sa mainvers son sexe, puis vers son sein. Grâces soientrendues à Lucien Msika d’avoir su saisir avecl’intelligence et la tendresse de son regard, cegeste fugitif, puis le sourire qui a éclairé levisage de cette enfant. Premier sourire depuiscombien de temps? Dans quelle nuitaujourd’hui es-tu repartie, Nicole?... Je ne saisce que tu as éprouvé, alors, mais du fond de tasouffrance, tu as réussi à m’aider, moi. Peut-êtreas-tu ressenti quel désir fou nous avons eu,

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TOUS, de t’emmener avec nous!...

Dans cette institution donc, deux cent enfants.Une mesure: le quotient intellectuel sert à lesidentifier aux termes d’un catalogue qui pré-tend classer les déficits. La parole leur manque,mais y ont-ils accès et droit?

Comme d’autres concentrations de ce genre,cette maison est bien organisée. Tout y est enplace pour qu’on ne puisse reconnaître en cesenfants des victimes. On parle d’eux et devanteux comme si le langage ne les concernait pas.On invoque la maladie, l’hérédité, l’accident, etaussi un sort, une fatalité malheureuse. Il est siimportant qu’on puisse affirmer qu’ils sontautres que nous!

Ces enfants-là posent plutôt leurs questionsaux choses. Ils s’inquiètent de notre identité etleur regard est parfois comme une quête denotre personne. Entend-on suffisamment qu’ilss’interrogent et cherchent leur parole, leuridentité, leur place? Il est tellement dangereuxde parler sans être entendu, il vaut mieuxs’adresser aux choses inanimées, non humaines.

Ces enfants-là, je peux l’affirmer, n’ont aucunechance si ne s’établissent notre aptitude à nerien admettre de ce qui les opprime et notrerésolution d’aider à les construire, comme onconstruirait une révolte.

Autrefois, pour cacher la peur et l’ignorance,on les classait idiots, imbéciles, et débiles sui-vant ce qu’on entrevoyait de la profondeur deleurs manques. On ajoutait des caractéristi-ques: extrasociaux, antisociaux, infrasociaux. J’aiappris ça, moi, sur les bancs de la faculté.

Le docte discours était péremptoire, à ce pointqu’une question suggérant à peine une criti-

que: “De quel droit assène-t-on ces mots-là?”était à peine dicible. Du temps a passé. On a ditinéducables, semi-éducables, éducables. On en estaux handicaps.

En fait, rien n’a changé d’un système qui segrè-gue, taille, isole, et de la formation de conceptsqui volent à son secours. Ces termes-là ne reflè-tent rien d’autre qu’une question qui s’incarneplutôt que d’être dite. Ils sont pourtant opé-rants et détruisent celles et ceux à qui on lesassigne. Il en va de même des noms ou dessigles mortifères, porteurs de la folie qui dési-gnent les institutions en cascades dans lesquel-les on enferme les enfants: IMP, EMP, HP, [IME,]etc., filières d’exclusion privant l’enfant de sereconnaître un jour dans un lieu fait pour y vivre.

Ces lieux sont parfois des concentrations irre-pérables, des espaces clos comme des ventresfaits pour empêcher de naître. Les plus hautslieux de l’exclusion sont placés sous le signe del’horizontalité. Des lits en série - tout témoigneet répond à une volonté: ne pas bouger, ne pasfaire de bruit, ne pas trop faire savoir qu’onvoudrait exister. Mais parfois on attache, aumoment du pot, le soir, pour assurer la tran-quillité de la nuit. On attache aussi l’enfant quis’agresse, se frappe, se griffe. J’étais fier de tra-vailler avec celle de mon équipe qui m’a dit: “Ceserait plus simple et comme le vrai moyen de lecontenir en le prenant dans ses bras.” Il faudraitaussi lui parler d’une voix de vérité.

Ces enfants-là, on dit toujours: “Ils sont ceci, ilssont cela.” Le “je” ne sort pas, il serait mis encause dans son impuissance. Il suffit de fairefonctionner à plein le mythe du corps malade,nous ne sommes plus castrés, d’ailleurs regar-dez notre blouse blanche, évaluez notre savoir,nous sommes toujours et tous capables d’expli-quer, donc protégés.

Ces enfants-là sont tenus dans une parole hors

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de leur histoire. L’avenir: les bras s’écartent, oubien: “malheureusement”. Le passé, on yrepère un accident, un cerveau, des traumatis-mes. Il est arrivé quelque chose, ou rien, au pirel’hérédité. Mais leur histoire propre? Un sensqui puisse relier des événements personnels?

—————- extrait 3 -—————— (p. 100)

En groupe, [les enfants de l’hôpital de jour]partaient dans la ville se mêler dans le parc àd’autres enfants, aux gens de tous les jours. A lapiscine aussi, au marché, à l’école même: cellede tous les enfants.

Voici l’histoire. Depuis le début de l’année sco-laire, le groupe des grands avait pris l’habituded’aller une fois par semaine à la piscine. DeCatherine à Igbal, sous la conduite de Michel,l’instit, et de l’une ou l’autre des soignantes, lesenfants y retrouvaient avec plaisir l’eau. Toutesses joies et tout ce qu’elle peut représenter. Lapiscine était l’occasion aussi de se mêler dansl’anonymat du bassin aux autres baigneurs.Madame Cériani, institutrice dans un groupescolaire voisin, y emmenait aussi sa classe. Sesélèves très vite, furent intrigués par ce grouped’enfants qui se comportaient dans l’eau demanière habituelle, et au vestiaire témoignaitde quelque étrangeté. Ils interrogèrent la maî-tresse. Elle s’informa auprès de Michel, son col-

lègue. Elle expliqua alors à son groupe qu’ils’agissait “...d’enfants comme les autres, quiavaient peut-être un peu plus souffert...”Elle me dit plus tard son refus des mots dedébilité, anormalité, maladie mentale. “Je sais,me dit-elle, à quel point la frontière est floue,incertaine, entre ce qu’on dit être normal et cequ’on appelle l’anormalité: qui d’entre nouspeut être persuadé qu’il n’a jamais passé cettefrontière, à un moment de sa vie?... Je ne suispas médecin, je n’y connais rien, mais je nepense pas que c’est avec des barbituriques, oudes choses dans le genre, qu’on peut traiterça...” Le savoir clair des gens de coeur.

Peu à peu naquit une amitié. La maîtresseobtint les autorisations. La classe invita legroupe. L’expérience dura l’année entière. Ilserait bien malaisé de dire qui en retira le plus,des enfants de l’hôpital de jour, de l’institutrice,ou de ses élèves. Tous en tout cas sortirenttransformés de cette relation.

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Dernier lieu institutionnel: l’hôpital psychiatri-que. En plein coeur d’Aix. Près de mille pen-sionnaires. Je veux redire, d’abord, mon estimeet ma reconnaissance à l’équipe du docteur H...Je le répète: elle a accepté que nous filmions ence lieu, en sachant la place qu’il allait tenir dansnotre film. Elle a bien voulu ainsi que nousdonnions une image mutilée de son travail.C’est une équipe de secteur, et une bonne par-tie de ses activités se situent en dehors del’asile. Elle savait que nous n’en parlerions pas.Que nous voulions simplement montrer l’asiledans toute sa vérité. Cela lui a semblé tellementnécessaire qu’elle a accepté le risque d’êtreassimilée à ce que ce lieu a de plus nocif. A lafin du tournage, j’ai dîné avec le médecin-chefet son assistante, le docteur B... Je les ai préve-nus que la séquence serait extrêmement dure.Que l’horreur de l’hôpital psychiatrique allait yéclater. “Et pourquoi croyez-vous que nous vousavons laissé y tourner?” me demanda H...

C’était la deuxième leçon qu’il me donnait.Lors du repérage, l’équipe nous avait présentéBernard, un des pensionnaires du pavillonRégis. Bernard nous avait tenu sur H... un dis-cours d’une incroyable violence. “Il m’a bâtar-disé, ce pédé, cet enculé. Le médecin, le démon. Ilm’a bâtardisé en plein!...” Bernard n’avait jamais

connu son père. Il était ce “bâtard”, cet enfantde personne, pour reprendre ses mots... De quiparlait donc sa haine du médecin? Je dis à H...ma crainte que les spectateurs entendent cediscours au premier degré, et ne fassent pas lerapprochement. Qu’ils n’entendent pas letransfert. Je lui proposai une interview. C’est laseule fois où je l’ai vu en colère: “Mais pour quime prenez-vous? me dit-il. Pour un inconscient? N’ya-t-il pas là des risques de mon métier? Et suis-je unaccusé, pour avoir à me défendre?...” Non, doc-teur. Je reconnais mon manque de confiance.Et je regrette de n’avoir pas pu dire dans le filmtout ce que vous avez changé des différentshôpitaux psychiatriques où vous avez exercévotre métier. Il faudra bien un jour que vousracontiez vous-même, comme Bonnafé, commetant d’autres, ce que vous avez fait disparaître làoù vous avez travaillé. Les camisoles de force.Les malades attachés aux radiateurs. Les élec-tro-chocs. J’en passe. A Montperrin même,vous avez fait beaucoup de choses. Dans votreservice, le premier, vous avez admis la mixité.Vous avez ouvert les pavillons. Réduit les dosesmédicamenteuses. Voulu que les gens se par-lent. Vous avez fait, je crois, le maximum.Comment aller au-delà? Faut-il brûler l’asile?Peut-être est-ce cette question que vous avezvoulu que je pose.

—————- extrait 4 -—————— (pp. 159-160)

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Parler clair et vrai. Un jour, une bien étrangepudeur a fait décider qu’on change l’appella-tion d’asile en celle d’hôpital psychiatrique.C’était signifier la référence prioritaire du sys-tème de la maladie, de son traitement, de samaîtrise. Etait-ce un bien, ou le masque jeté surun problématique plus générale et difficile?L’asile n’a-t-il pas été un lieu plus apte à res-pecter l’essentiel du discours des fous, à condi-tion bien sûr qu’on fasse évoluer cet endroit,jusqu’à lui donner, sans concession, son vérita-ble sens? Qu’on l’appelle asile ou hôpital psy-chiatrique, c’est là que j’ai passé une grandepartie de ma vie... Du côté des médecins.

Aujourd’hui ce n’est pas d’un reniement que jeveux parler, c’est d’une critique. Si des possibi-lités m’ont été données de concevoir et d’aiderà faire naître quelques lieux différents, je ledois à la résolution de tous ceux qui m’accom-pagnent, et aussi à ceux dont on regroupevaguement les fonctions en disant: l’adminis-tration. Avec ceux-là, il est bon que nous ayonsmaille à partir, mais il faut quand même bienpenser que des alliances loyales et constructi-ves sont possibles. Parfois.

Pas de reniement. Pas question que je me disso-cie de la responsabilité que nous avons tous àsupporter pour poursuivre la critique de l’asileet approfondir les stratégies du changement.

Critique. A commencer par celle de mon rap-port avec ce lieu, avec le pouvoir qu’on m’adonné et que j’ai assumé parfois sans réflexionsuffisante.

Les premières années, j’ai connu là une sortede sécurité. A me demander si l’asile n’était pasle lieu que j’attendais. On devient peut-êtremédecin des fous pour s’exclure soi-même. Nenous y trompons pas: cet exil n’a rien de com-parable à celui des fous. Les premiers jours,élève psychiatre, je découvrais un mondeétrange. Il me suggérait alors, sans que je sachetrop pourquoi, l’idée que de grands intérêtsm’y animeraient. Il y avait là des habitudesétonnantes, face aux conduites les plus densesen violence, en passion, en insolite. Uncontrôle fascinant. Et puis un cérémonial:changement d’équipe, visites, protocolesdivers, langage surprenant: quartier, pécule,cellule, change... J’appris plus tard qu’il est lemême dans les prisons. Un monde et sesrituels. De quoi tenter le jeune homme quej’étais, comme tous à la recherche d’un complé-ment d’identité.

Et la folie. Sa question y semblant spécifique-ment posée. Je dis “semblant”, parce que jesuis, depuis, revenu de cette fausse certitude.Elle demeure pourtant la plus répandue. Maisaprès tout, être interrogé sur sa propre folie parun lieu, ce n’est pas rien. On comprend qu’onpuisse s’y attarder, comme je l’ai fait.

Paroles saisissantes, essentielles. L’Homme del’asile, édenté, dans un fauteuil roulant.Surpris, dans le champ de la caméra, il dit:“Vous n’êtes pas un peu maboules?” D’autresm’ont souvent interrogé sur ma propre folie.Heureusement et enfin, de vraies questions.

—————- extrait 5 -—————— (pp. 167-172)

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Et puis l’engouement de la “thérapeutique”.Soigner, c’est répondre et c’est juste, mais l’en-vers du décor est moins facile à annoncer.Quelle manifestation de la puissance, au pointque, tel Oedipe, on pourrait en être aveuglé!J’ai parfois de la rancoeur, qu’innocent quej’étais, on m’ait fait croire que soigner, sommetoute, c’était assez simple. Je n’ai pas connu lesystème des douches, mais j’ai connu l’électro-choc, puis la chimiothérapie. S’il est une pas-sion dangereuse, c’est bien celle de la théra-peutique “à tout prix”. Y mesure-t-on autantqu’il le faudrait combien elle peut se fairemanifestation du pouvoir et violence?

J’ai connu beaucoup de désespoir chez les “soi-gnants”. L’échec des tentatives abusivementespérantes renvoie à d’insupportables mutila-tions, celles de l’impuissance. L’histoire que j’aivécue dans ce métier me confirme dans l’idéeque la folie n’est certes pas l’apanage des fous.Quand le système de soins s’affole, on ne sau-rait plus qui on est, si ce n’était le statut des unset celui des autres.

A l’hôpital psychiatrique, l’appropriation deslieux et des personnes s’entend: “Mon service,mon malade, mon personnel.” La responsabi-lité est exigée, voire revendiquée. La responsa-bilité, du moins celle qu’on institue, est impos-sible pour qui se donne mission prioritaired’écouter. Elle risque, à l’énoncer de façonexcessive, de déterminer les soignants à conte-nir les fous, faire taire le cri, imposer un lan-gage.

Maintenant c’est la crise. Dehors: un déplace-ment croissant du malaise social sur le malaisepersonnel à vivre, l’atmosphère oppressive,l’idéologie complexe du rejet. Dedans: le senti-

ment de l’impuissance et du gâchis. Un débatd’idées intense mais aiguisant les conflits par lastérilité qu’impliquent les limites du champspécialisé dans lequel il s’enferme.

Je ne suis pas de ceux qui “spécialisent” leurprotestation. Je crois que c’est d’une positionconnivente sur les deux scènes où la crise sedéchiffre, que le “flou” des luttes peut êtreévité. Je me méfie des effets de mode qui euxaussi risquent d’utiliser la folie, de procéder àdes glissements explicatifs simplistes doncvains. Pourtant, malgré ces résistances, je nepeux manquer de me sentir profondément soli-daire de certaines dénonciations, même si ellessont partielles et partiales. Je ne veux pasméconnaître la richesse de ces refus sauvages.

Il reste tout à faire, mais la psychiatrie d’au-jourd’hui a déjà changé. Au moins dans lareprésentation qui s’y trace d’autres pratiques.Comment expliquer d’où viennent ces promes-ses, de quelle lutte longue, patiente, résolue?...L’asile est une concentration beaucoup tropmarquée par sa destination: garder les fous.Comment des appuis s’y découvriraient-ils faci-lement, comme il le faudrait, à la conquête desens vivant?

L’asile, je voudrais bien aussi pouvoir en fairel’éloge. J’y ai mesuré tant de capacités de chan-gements des hommes, des femmes, et des idées.J’y ai aussi vu des renaissances. Elles ont tou-jours été le résultat, ne serait-ce qu’unmoment, d’une vraie rencontre, ressuscitant letemps de l’Histoire.

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Christian, 19 ans

“J’ai voulu participer à cette émission pour fairecomprendre aux gens que des gens qui ont des pro-blèmes, ça ne veut pas dire qu’ils sont tous fous, tousmalades. Que c’est des gens qui pourront travaillerdans la vie, et aussi que c’est des gens qui pourrontfaire des choses plus belles que celles qu’ils font...Oui, je parle de moi!”

“...ce qui m’est arrivé à moi, mes crises, mes chutes,c’était nerveux, c’est comme vous, si vous étiez à maplace, ça serait exactement pareil... Il vous seraitarrivé exactement la même chose, à toi, à Bernard,à tout le monde, je veux dire. C’est pas au plus richequ’il n’arrivera rien, c’est pas vrai. Ni au plus pau-vre. C’est pas vrai. Ni à l’ivrogne qu’il arrivera riennon plus. C’est pas ça... Ce qui m’est arrivé, c’est endehors de moi, oui.”

—————- extrait 6 -—————— (p. 210)

—————- extrait 7 -—————— (pp. 223-229)

Décembre 1976. Nous revenons au CAT. Dansla petite ville de Lozère, nous allons passer unmois.

Le CAT, c’est d’abord deux ateliers. Le bruitdes machines. Des visages, et des “têtes”. C’estainsi que l’on désigne la partie du cageot qu’onfabrique là. Des visages donc, au milieu desmachines. Le halètement saccadé des engrena-ges qui tournent, du tambour qui écorce, desagrafeuses qui, inlassablement, mordent lebois. La sciure qui pique les yeux. Le bruit. Uneusine. Dans le deuxième atelier, on fabrique despalettes. Les résidus vont partir vers une pape-terie. Déjà, cette usine annonce l’autre...Première résonance.

Des visages, oui, au milieu des machines. Ouplutôt des machines au milieu des visages. Onpourrait se croire dans la Cour des miracles. Unregard cruel isolerait les bossus, les édentés, lesmongoliens, les difformes. Mais il y a les cris,les sourires, les appels, la fierté. Les mains quidominent la mécanique. Une sorte de joie pro-fonde à se présenter à nous au travail.

Hors du travail, tout recommence. Dans lesréfectoires, où chaque groupe se retrouve, àl’heure des repas. Dans les pavillons. A l’heuredes lettres qu’on dicte pour la famille lointaine,la mère absente, l’oncle Charles. au moment dela paie, quand l’infirmière amène la cassette etfait les comptes. Le jour de la cantine, où cha-

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cun achète qui des bonbons, qui des jouets, quiun transistor, une montre... Il nous faut toutvoir, tout admirer. Les “enfants”, puisque c’estainsi qu’on les appelle, ne veulent pas nouslaisser ignorer un centimètre carré de leurdomaine, une seconde du temps de leur vie.

Les enfants. Certains ont plus de quarante ans,le plus jeune doit avoir vingt ans. Ils sont centquarante travailleurs. Les enfants. C’est sur cemot que va s’engager notre discussion avecl’équipe qui s’occupe d’eux. Andrée, la direc-trice, le psychologue, les éducateurs-chefs, tousles autres. Dévoués, tendres affectueux. Poureux aussi - pour eux surtout - notre passagesera une dure épreuve. Nous leur avons ditnotre haine de ce mot de “débilité” que nous nepouvons plus entendre. Nous avons donné uneforme brutale à des questions qu’ils se posentdepuis bien longtemps. Ils aiment leurs pen-sionnaires, ils font tout ce qu’ils croient en leurpouvoir pour leurs enfants. La plupart des pen-sionnaires du CAT viennent des autres institu-tions de la “chaîne”. Ils ont fait l’IMP à 6 ans,l’IMPro à 14, ils resteront dans ce CAT jusqu’àl’âge de la retraite. Et si, un jour, on découvraitqu’au départ, ils étaient des enfants comme lesautres?... [Les membres de l’équipe], sans arrêt,reviennent à la charge, se justifient. Comme sinous les accusions!... Nous avons beau leur direnotre respect de leur dévouement, de leur tra-vail, de leur présence, nous sommes devenus laforme vivante de leur inquiétude. Et si les“enfants” étaient des hommes comme lesautres? Andrée fait des efforts émouvants pourne plus prononcer ce mot, se contredit elle-même, fait les questions et les réponses, s’en-fonce dans une sorte de désespoir. “Mais enfin,s’écrie-t-elle, la débilité, ça existe!...” Deuxminutes plus tard, elle nous raconte une anec-dote. Celle de ce médecin généraliste qui mar-quait sur tous les dossiers envoyés à la Sécuritésociale: “débilité d’origine post-encéphalopa-thique”. Elle lui avait fait remarquer que dans

la plupart des cas, ce n’était pas vrai. Il en étaitconvenu. “Mais si je marque débilité d’originesociale, ou débilité d’origine inconnue, on merenvoie les dossiers. Une encéphalite, ça faitmédical, ça fait sérieux, ça marche à tous lescoups.” Andrée nous dit un jour qu’elle ne seremettrait pas de notre passage. Heureusement,“les enfants” ont trop besoin d’elle. “Lapatronne”, comme ils disent, marquant làencore leur volonté de signifier leur lieucomme une VRAIE usine... Andrée ne cesseplus de s’interroger sur l’injustice dont elleaurait pu se rendre complice.

Pour couronner le tout, un scandale va éclaterdans son bureau. Un de ses anciens pension-naires a réussi à quitter l’établissement. Paultravaille maintenant dans une usine voisine,une usine normale. Il y est considéré comme unbon ouvrier, il est payé au SMIC. Il loue un stu-dio en ville. Comme il est illettré et ne sait pascompter, l’équipe du CAT l’aide à organiser savie. C’est qu’il est LA réussite de l’institution!L’espoir de tous. On m’a demandé de le ren-contrer. Il nous a raconté sa vie, et nous a parléde sa fiancée, Elisabeth. Il nous a dit une bienétrange histoire: Elisabeth, pensionnaire d’uneautre institution, travaille comme lui à l’exté-rieur. Elle est femme de ménage dans un hôtelde la ville. Quatre mois auparavant, elle s’est crueenceinte. C’était une erreur. Mais elle est malade.Depuis une semaine elle est à l’hôpital dans une villevoisine. A la maternité. Bernard et moi éprou-vons soudain comme un malaise. Le samedi,dans le bureau d’Andrée, nous rencontrons desresponsables de l’institution d’Elisabeth. Je faisl’âne pour avoir du son. “C’est fait, pourElisabeth?” Un discours me répond, qu’il m’estpresque impossible de retranscrire ici, telle-ment il fait mal. Oui, Elisabeth est avortée.

On ne lui a rien dit. Elle croit être à la clinique pourune tumeur, un truc à lui ôter dans le ventre. Desmédecins sont au courant. Ils ont organisé l’avorte-

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ment thérapeutique - sans le dire à la malade. Non,Elisabeth et Paul ne sont pas sous tutelle: ils sontmajeurs et responsables. Mais enfin, ils sont débiles,tous les deux. La preuve: Paul reste parfois plusieursjours sans se raser! Et il lui arrive de boire huit cafésdans la même journée! Un débile et une débile,qu’est-ce que ça peut faire, sinon des débiles? Et quiensuite aura l’enfant sur les bras?

Il y a là des membres de l’équipe du CAT, lesresponsables de l’autre institution, d’autrestémoins. J’affirme que je ne change pas un motdu dialogue.

Votre indignation me fait rire! Cela se passe de lamême manière des centaines de fois par an enFrance. En général, simplement, on n’est pas assezstupide pour le révéler aux journalistes...

Je me demande si tant qu’on y était, on n’a pasligaturé un peu, pour éviter définitivement quecela se reproduise...

C’est probable.

Les membres de l’équipe sont écoeurés. Ils nesavaient pas. La plupart des débiles que j’ai ren-contrés dans le CAT se sont décrits commeimpuissants. Cela ne saurait nous étonner:quelle puissance leur est reconnue? Deux êtreshumains se sont sortis d’un cercle infernal.Deux exceptions. On les castre. On la stérilise.Nous pensons à Elisabeth, que nous neconnaissons pas. Elle est restée une semaine, àattendre qu’on lui ouvre le ventre pour lui enle-ver “quelque chose”. Seule. Oui, nous allonsrévéler l’histoire, tant pis pour l’émission, c’estautrement plus important.

Le lundi matin, à l’institution d’Elisabeth, quelsoulagement! Le hasard parfois fait bien leschoses. L’opération n’a pas encore eu lieu: elleétait finalement prévue pour le lundi... Tout estarrêté. Elisabeth va revenir. Elle et Paul décide-

ront, ensemble, de leur désir de mettre unenfant au monde. A son retour, Elisabeth nousconfirme qu’elle savait qu’elle était enceinte.Depuis trois mois, ses règles étaient arrêtées,mais personne ne s’en était rendu compte dansl’institution. Paul et elle veulent garder l’enfant.“A condition, dit Paul, qu’on soit mariés avant.Pour que ce soit l’enfant de parents mariés. Commeles autres.”

Je saute quelques mois. Paul et Elisabeth semarient. Le maire de la ville, qui n’a pas célé-bré de mariages depuis plus de trois ans, estrevenu exprès pour eux. Il préside à cetteunion, à cause de tout ce qu’elle représente.C’est un homme respectable, grand résistantpendant la guerre, un démocrate. Après la céré-monie, il dit quelques mots: “Je vous souhaitebeaucoup de bonheur, à vous et à votre descen-dance. J’espère qu’elle jouira de tous les droitset de toutes les possibilités des enfants de cepays.” Elisabeth se raidit. Elle a bien compris.quel chemin reste à faire!... Le lendemain, elleme dit ses angoisses en pleurant: elle sait bienque tout le monde est persuadé que cet enfantnaîtra débile. Elle sait bien sans le dire com-bien de gens espèrent que cet enfant seradébile...

L’enfant est née longtemps avant terme. Elle adû passer deux mois en couveuse. Andrée, déjà,doit se battre pour qu’on ne retire pas la petitefille à sa mère. Le médecin de la Protectionmaternelle et infantile la prévient qu’elle larend responsable de ce qui pourrait arriver.Aujourd’hui, elle est toujours à la clinique pourdes problèmes rénaux. Paul et Elisabeth ontbesoin d’aide. Ils se lassent d’attendre. Leurenfant a cinq mois. d’autres s’en occupent.C’est dans l’ordre des choses. Petite fille que jen’ai pas encore vue, tu portes mon prénom.

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Il faut que je parle un peu du langage.

C’est un langage inouï: “Qu’on n’a jamaisentendu” (Robert). Mais c’est l’in-ouï qui le faitdire langage du débile. Il est l’argument flagrantet permanent que nous avons corrompu la lan-gue au point de ne même plus entendre le sensprofond et commun qui affleure ici.

Un débile de la Lozère me l’a dit. C’est souventcomme ça, “avec les sourds”. Il faut bien écono-miser sa parole et son souffle. Celui-ci me par-lait de lui, de sa maladie faite fatalité par lamédecine. Il a conclu: “Ma maladie c’est... c’estun malentendu.”

La vie, la naissance, la mort, le sexe, le lait, ledésir, l’oeuf, le mythe des grandes traversées.“Je suis personne...” A écouter ces débiles parlerautant de l’essentiel quand ils osent, l’envie mevient de leur demander pardon d’avoir parfoisautant négligé le langage. C’est que je suis tel-lement et toujours concerné par lui. Il peutm’atteindre au plus profond, quand il me faitapprocher de trop près des destins déchirés.Les écrans se constituent de tout ce qui peutfaire de l’autre qui parle, un étranger: écransdans la conscience publique, écrans dans lapsychologie et la médecine qui le disentmalade, écrans dans les institutions, écrans enmoi.

Il y a bien de la folie à devoir oublier pour savoiret pour entendre. J’ai passé beaucoup de tempsà reconnaître les débiles. Je suis devenu “expert”en ce domaine. Je me suis encombré d’instru-ments de plus en plus sophistiqués pour parve-nir à la connaissance de tous les signes quidonnent l’assurance du diagnostic.

Un jour j’ai commis une négligence. c’était untemps de surmenage, j’ai oublié les mots quiconcluaient le dossier d’un enfant. Rien nem’en est resté. Je l’ai donc rencontré hors detoute connaissance clinique. Ses mots m’ont ditqui il était. Un vrai langage: les intestins, lamerde, le meurtre. Plus tard, il a dessiné dessexes de taureaux. Il a déchiré ses dessins. Il ari, puis parlé solennellement de ses parents, deson malaise, de ses désirs, de ses projets. Plustard, il a vécu sa vie. J’ai enfin regardé son dos-sier. Cet enfant-là était un débile grave. Depuisses premières années, il était suivi, testé, exa-miné. Tout confirmait le diagnostic. J’affirmeque si je n’avais pas perdu la mémoire, ce motde débile aurait pu contaminer quelque chosede mon écoute. J’affirme que je n’ai trouvéqu’intelligence dans son discours. Lui-même apressenti qu’il fallait participer à protéger monignorance. Il m’a parlé de tout ce qui avait faitsa vie, sauf des examens qui l’avaient concernéset dit débile. Ce jour-là, j’ai compris que l’oublides signes qui péjorent est précieux, et que lemeilleur apprentissage dont je puisse me récla-mer est celui d’une écoute sans cesse renouvelée.

En Lozère, j’ai encore appris. Les débiles duCAT m’ont fait progresser.

Dans le texte de ce qu’ils disent, des mots, desformules émergent. Ils inaugurent un enchaî-nement de significations multiples, une languecommune.

C’est un langage fulgurant. Des mots choisiscomme par le hasard et qui un peu plus loindistribuent des sens incandescents comme unfeu d’artifice. Les même mots pleins que ceuxde l’invention et du poème.

—————- extrait 8 -—————— (pp. 252-253)

Page 20: La raison du plus fou (version page par page) - PDF

Alliance de travail. Tu me parles et je t’écoute.J’apprends à t’entendre. Voix identiques d’unmême langage, qu’elles fécondent à chaque ins-tant. D’un même pays qu’elles construisentensemble. Attends-moi! C’est ta fuite qui merend sourd. Ni toi, ni moi, n’avons rien à gagnerà nous tapir dans l’ombre. Sortons-en nosvieux cauchemars et les plus anciennes malé-dictions! Nous jetterons le racisme, l’ignorance,le mépris, toutes les peurs des mondes archaï-ques. De la discussion jaillit la lumière. Si je teconfie le secret de mes amours, tu me diras lesraisons de ta haine. et si nos bonheurs et nosmalheurs enfin se réunissent...

Je rêve d’un monde où chacunE serait à l’écoute del’autre. Je n’hésite pas devant la répétition. Je ne melasserai pas d’inscrire un tel espoir. “AmiE, ildépend de toi...”

Cohérence des destins, rigueur des mots.Rigueur des destins, cohérence des mots.Qu’on te dise fou ou normal, je m’applique à tecomprendre, car tu n’es pas le jouet des ventscontraires. Tu te protèges, tu luttes, tu portes entoi la vérité des rebelles. Celle qui m’a sorti del’ornière - pour combien de temps, jusqu’où?...Opiniâtre révolte, ou pauvres moyens, véhé-mence du mensonge, ou sereine vérité, quem’importe? A ta manière, qui que tu sois, tu asdit NON. Une seconde d’un jour, un mois d’uneannée, le temps d’une vie. Déçu, amer, meurtri- ou épanoui et triomphant, tu es le même. Leréel modèle l’un et l’autre, et moi comme eux,eux en moi.

—————- extrait 9 -—————— (p. 323)

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