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L e bébé est mort. Il avait 3 mois. Une bronchiolite à la- quelle s’est greffée une bacté- rie tueuse l’a emporté. Même la - médecine la plus pointue n’a pu le sauver. La lourde porte de sa cham- bre est fermée. Son prénom écrit au feutre rouge est toujours affiché sur la pancarte au mur. Ils sont nom- breux en cette période, les cas de bronchiolite qui mènent en réani- mation pédiatrique. Si la plupart ne restent que le temps d’une assis- tance respiratoire, d’autres cas, plus rares, se compliquent. La porte de la chambre s’ouvre. Un autre pa- tient va arriver dans la nuit. Il faut nettoyer les murs du sol au plafond. Un autre prénom remplacera le pré- cédent. Et alors, en cette nuit de no- vembre, il ne restera plus de place en réanimation à l’hôpital Trous- seau, dans le XII e arrondissement de Paris. Un lit est fermé en raison du manque d’infirmiers. Il faudra refuser des malades. Défaillances cardiaques ou respi- ratoires, malformations à la nais- sance… dans les 18 chambres du service, beaucoup d’enfants dépen- dent de machines pour vivre. A leur chevet, des infirmiers formés à des techniques de pointe. En raison de la lourdeur des soins, un décret limite le quota de patients à trois par infirmier. Lorsqu’il manque un - professionnel, un lit doit être fermé pour ne pas mettre les autres ma- lades en danger. Et quand des soi- gnants ne peuvent être présents dans les cinq autres réanimations pédiatriques d’Ile-de-France, il faut aller voir ailleurs. «ON TIRE SUR LA CORDE» A Trousseau, la nuit et le week-end, la sonnerie du téléphone du méde- cin de garde se mêle aux bips conti- nus des machines. En plus de ses patients à surveiller, le réanimateur régule les appels des urgences ou du Service mobile d’urgence et de réa- nimation (Smur), en quête d’un lit disponible. Le chef du service a re- fusé quinze patients ces dernières vingt-quatre heures. Son cadre de service a reçu ces appels de détresse entre 2 et 5 heures du matin. De début octobre au 17 décembre, 25 enfants ont dû être transportés hors d’Ile-de-France, faute de place Au service de réanimation pédiatrique de l’hôpital Trousseau, le 9 décembre. en réanimation pédiatrique à Paris. «L’année dernière, on en avait trans- féré trois en quatre mois», assure Noëlla Lodé, responsable du Smur à l’hôpital Robert-Debré (XIX e ar- rondissement). Transporter d’une ville à l’autre un enfant qui a besoin de réanimation n’est pas anodin. «Ce sont des trans- ports médicalisés avec un médecin à bord et des patients fragiles qui ont une détresse respiratoire, avec une ventilation mécanique à l’aide d’une sonde d’in- tubation ou d’un masque nasal. Leur faire faire un trajet long peut être préjudiciable», reconnaît le P r Pierre-Louis Léger, chef du service de réanimation - néonatale. Pour Noëlla Lodé, le - véritable danger est pour les pa- tients en attente : «Un déplacement à Rouen immobilise une équipe du Smur pendant six heures. Quand elle est loin, d’autres enfants qui ont besoin d’interventions attendent dans des endroits qui ne sont pas Par SEVIN REY-SAHIN Photos MARIN DRIGUEZ La réanimation pédiatrique s’épuise à l’AP-HP FRANCE A l’hôpital Trousseau, à Paris, les soignants sont contraints de fermer des lits face au déficit d’effectifs infirmiers. Un protocole strict qui débouche parfois sur le transfert d’enfants fragiles hors d’Ile-de-France. REPORTAGE 18 u Libération Jeudi 19 Décembre 2019

La réanimation pédiatrique s’épuise à l’AP-HPsevinreysahin.com/wp-content/uploads/2018/12/LIBE... · Le bébé est mort.Il avait 3 mois. Une bronchiolite à la-quelle s’est

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L e bébé est mort. Il avait 3 mois. Une bronchiolite à la-quelle s’est greffée une bacté-

rie tueuse l’a emporté. Même la ­médecine la plus pointue n’a pu le sauver. La lourde porte de sa cham-bre est fermée. Son prénom écrit au feutre rouge est toujours affiché sur la pancarte au mur. Ils sont nom-breux en cette période, les cas de bronchiolite qui mènent en réani-mation pédiatrique. Si la plupart ne restent que le temps d’une assis-tance respiratoire, d’autres cas, plus rares, se compliquent. La porte de la chambre s’ouvre. Un autre pa-tient va arriver dans la nuit. Il faut nettoyer les murs du sol au plafond. Un autre prénom remplacera le pré-cédent. Et alors, en cette nuit de no-vembre, il ne restera plus de place en réanimation à l’hôpital Trous-

seau, dans le XIIe arrondissement de Paris. Un lit est fermé en raison du manque d’infirmiers. Il faudra refuser des malades.Défaillances cardiaques ou respi­-ratoires, malformations à la nais-sance… dans les 18 chambres du service, beaucoup d’enfants dépen-dent de machines pour vivre. A leur chevet, des infirmiers formés à des techniques de pointe. En raison de la lourdeur des soins, un décret limite le quota de patients à trois

par infirmier. Lorsqu’il manque un ­professionnel, un lit doit être fermé pour ne pas mettre les autres ma­-lades en danger. Et quand des soi-gnants ne peuvent être présents dans les cinq autres réanimations pédiatriques d’Ile-de-France, il faut aller voir ailleurs.

«On tire sur la corde»A Trousseau, la nuit et le week-end, la sonnerie du téléphone du méde-cin de garde se mêle aux bips conti-

nus des machines. En plus de ses patients à surveiller, le réanimateur régule les appels des urgences ou du Service mobile d’urgence et de réa-nimation (Smur), en quête d’un lit disponible. Le chef du service a re-fusé quinze patients ces dernières vingt-quatre heures. Son cadre de service a reçu ces appels de détresse entre 2 et 5 heures du matin.De début octobre au 17 décembre, 25 enfants ont dû être transportés hors d’Ile-de-France, faute de place

Au service de réanimation pédiatrique de l’hôpital Trousseau, le 9 décembre.

en réanimation pédiatrique à Paris. «L’année dernière, on en avait trans-féré trois en quatre mois», assure Noëlla Lodé, responsable du Smur à l’hôpital Robert-Debré (XIXe ar-rondissement).Transporter d’une ville à l’autre un enfant qui a besoin de réanimation n’est pas anodin. «Ce sont des trans-ports médicalisés avec un médecin à bord et des patients fragiles qui ont une détresse respiratoire, avec une ventilation mécanique à l’aide d’une sonde d’in­tubation ou d’un masque nasal. Leur faire faire un trajet long peut être préjudiciable», reconnaît le Pr Pierre-Louis Léger, chef du service de réanimation ­néonatale. Pour Noëlla Lodé, le ­véritable danger est pour les pa-tients en attente : «Un déplacement à Rouen immobilise une équipe du Smur pendant six heures. Quand elle est loin, d’autres enfants qui ont besoin d’interventions attendent dans des endroits qui ne sont pas

ParSevin Rey-SahinPhotos Marin Driguez

La réanimation pédiatrique s’épuise à l’AP-HP

France

A l’hôpital Trousseau, à Paris, les soignants sont contraints de fermer des lits face au déficit d’effectifs infirmiers. Un protocole strict qui débouche parfois

sur le transfert d’enfants fragiles hors d’Ile-de-France.Reportage

18 u Libération Jeudi 19 Décembre 2019

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appropriés et dans des conditions dégradées.»Les équipes se battent pour éviter ce scénario. Ce lundi de novembre, Chloé, infirmière de 23 ans, déplace son jour de congé : «J’avais prévu d’aller chez ma grand-mère depuis des mois mais le cadre de service a envoyé un mail samedi à 2 heures du matin pour dire que la situation était critique et qu’il fallait absolu-ment quelqu’un aujourd’hui. Le chef de service a renchéri le lendemain matin, alors j’ai changé mon billet.» «On tire toujours sur la corde. On les appelle pour dire qu’il manque quelqu’un, ils viennent pour ne pas fermer des lits», explique Julia ­Guilbert, médecin réanimatrice. A Trousseau, l’une des infirmières en est à plus de six semaines d’heures supplémentaires alors que le mois de décembre n’est pas terminé. La fin de l’année est particulièrement dure. «Les équipes ont tellement donné pendant toute l’année que ça devient difficile de combler», résume Damien Duvey, cadre de santé à ­Robert-Debré.

SacrificesPour la première fois, la pénurie d’effectifs infirmiers touche un ­service jusque-là épargné grâce à son attractivité technique. Les dé-parts ne sont plus remplacés. «De-puis dix-sept ans que je travaille à l’AP-HP, c’est la première fois que cela arrive. Avant, on avait une liste d’attente de quinze infirmiers qui voulaient venir bosser ici», raconte Damien Duvey. Désormais, c’est lui qui attend les CV. «Quand on re-crute, on leur dit que c’est un contrat de nuit et quand, en face, une cli­-

nique privée propose 2 000 euros pour un contrat de jour, on ne peut pas s’aligner», regrette-t-il.Au mois de janvier, en pleine épi­-démie de grippe, il manquera neuf infirmiers sur les quarante-neuf né-cessaires pour faire tourner le ser-vice. «Si on ­n’arrive pas à recruter, ce sont quatre lits que l’on devra fer-mer», alerte le Pr Léger. Malgré le ré-cent plan d’urgence pour l’hôpital prévoyant une prime de 800 euros net par an aux infirmiers d’Ile-de-France gagnant moins de 1 900 eu-ros par mois, le salaire reste trop bas pour attirer de nouvelles recrues. Avec ses 1 650 euros mensuels, Ma-non, infirmière parisienne, est éligi-ble à la prime. «Mais 66 euros par mois en plus, ce n’est rien par rapport aux heures que l’on fait, la responsa-bilité que l’on a. Je manipule des dro-gues, j’alterne jour et nuit», expli-que-t-elle devant des écrans noirs qui surveillent la fréquence cardia-que et l’oxygène de trois prématurés. Mais Manon reste. «Le jour où je quitte la réa, je quitte l’hôpital», as-sure l’infirmière. Elle travaille qua-rante-huit heures en quatre jours. Parfois, elle n’a même pas le temps de se remettre d’une mort qu’il faut «enchaîner direct».Même si les sacrifices permettent d’ouvrir tous les lits, la réanimation pâtit des souffrances des autres ser-vices d’hospitalisation. Fin novem-bre, celui de pneumologie a dû à son tour fermer huit lits par manque d’infirmiers. Tandis que le Samu cherche des places pour les en-fants entre la vie et la mort, les réani-mateurs, eux, passent des coups de fil pour sortir ceux qu’ils ont guéris. «Je dois passer cinq ou six appels

pour trouver une place pour un en-fant qui va bien», souligne Amélie (1), médecin réanimatrice.«Jouer» aux chaises musicales ­devient alors indispensable pour ­sauver les cas préoccupants. Les ­enfants qui vont mieux sont rem-placés par d’autres qui vont mal. La surveillance continue est mise de côté pour ne faire que de la réani-mation. «Je fais des sorties à l’arra-che», lâche l’un des médecins. «J’ai déjà dû ­réveiller des parents pour leur dire que leur enfant allait bien et qu’on avait besoin de place pour

un cas plus critique», confie l’un de ses collègues.Dans la salle de surveillance exiguë, trois écrans avec des courbes de ­différentes couleurs mesurent le pouls, l’oxygène, la tension des ­patients. L’interphone sonne. Per-sonne ne répond. On tambourine à la porte d’entrée. «Il va mourir, il va mourir, mon enfant va mourir», sanglote une mère. Elle est accom-pagnée d’une infirmière du service où son fils de 7 mois a été transféré après une dizaine de jours en réa. Un soignant a surdosé un médica-ment prescrit par les réanimateurs. La mère hurle dans le couloir. Le médecin, charlotte sur la tête, la rassure. «Ne vous inquiétez pas, s’il faut le prendre on le prendra.» Ce sera nécessaire. «Cet enfant est sorti trop vite de réanimation. Si on avait eu de la place on l’aurait gardé», juge la médecin Isabelle Guellec.

«Notre vie, c’est ça»Depuis quelques jours, la direction de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) fait pression sur les équipes pour qu’elles rouvrent des lits de réa pédiatrique, ce qu’elles rechignent à faire, faute d’un per-sonnel suffisamment nombreux.Il est 23 h 47, un samedi soir. «On a un enfant à aller chercher à Lille, qui est dispo ?» Le message du chef de service s’affiche sur la conversa-tion WhatsApp de sept médecins réanimateurs, certains de repos, d’autres de garde ou d’astreinte. Des anges passent. Le bébé attend. En plus des lits qu’ils tentent d’ouvrir, les réanimateurs de Trousseau ont mis en place une Unité mobile d’as-sistance circulatoire (Umac) pour optimiser les chances de survie des enfants qui ont besoin d’une circu-lation extracorporelle (CEC). La ­machine de la dernière chance. Deux réanimations pédiatriques parisiennes le proposent en Ile-de-France, et seul Trousseau se dé-place. «Avant, les autres réanima-tions nous appelaient pour une CEC et le Samu transportait les patients, parfois sur 200 kilomètres. Certains

arrivaient en arrêt cardiaque», se ­souvient le Pr Léger. Depuis 2014, infirmiers, chirurgiens et réanima-teurs partent en hélicoptère relier les enfants à ce poumon de fils et de circuits électriques pour ga-gner du temps quand les secondes comptent.Le système est rodé grâce à un par-tenariat avec la sécurité civile de Pa-ris. En 2019, l’équipe a reçu soixante demandes et s’est déplacée vingt-six fois sur la seule base du volonta-riat. Huit médecins ne suffisent pas pour créer une liste d’astreinte dé-diée à cette activité. Il en faudrait trois de plus. Une demande de trois postes de titulaires a été faite à l’Agence régionale de santé (ARS). Elle attend depuis deux ans. La di-rection de l’hôpital reconnaît l’en-gagement des équipes mais, selon elle, «cette activité de ressort régio-nal et national ne fait pas encore l’objet d’un complément de finance-ment spéci­fique».Aujourd’hui, en cas de besoin, tous les médecins sont sollicités un par un. Médecin réanimatrice, Julie Starck est de repos, mais part à Lille en hélicoptère. Isabelle Guellec, elle, découvre les messages le len-demain et se dit qu’elle a «laissé tomber les collègues». Elle se sent coupable. Le doute ronge ces pro-fessionnels quand l’enfant ne survit pas. «Ce sont des patients très graves qui risquent de mourir si l’Umac ne peut se déplacer. La charge émotion-nelle est considérable dans la déci-sion des médecins. Parfois, ils dépo-sent leurs enfants dans la nuit pour les faire garder et faire une Umac», soutient le Pr Léger. Les messages s’enchaînent sur le WhatsApp des médecins, les mails pour demander aux infirmiers de faire des heures supplémentaires n’en finissent pas. «Notre vie, c’est ça», résume Julia Guilbert. «Le plus difficile est de ­culpabiliser tout le temps», confirme Isabelle Guellec, qui ajoute : «Mais combien d’enfants seraient morts si on n’avait pas fait tout ça ?» •

(1) Le prénom a été modifié.

En janvier, il manquera 9 infirmiers sur les 49 nécessaires pour faire tourner le service.

Libération Jeudi 19 Décembre 2019 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 19