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PORTRAIT BATOU HATTAB et s’en remet à la justice de Dieu. «C’est lui qui leur fera payer. A la fin, ils seront écrasés.» Mais plus les jours passent, plus «la douleur augmente, remarque-t-il, parce que les souvenirs remontent». Ceux d’un garçon «extraordinaire, actif, dynamique, gentil, premier de sa classe», décrit le père. Yoav, 21 ans, était le deuxième de ses neuf enfants. «C’était le plus proche de moi. Je l’impressionnais. Il aimait beaucoup son père, comme un homme simple. Il était aussi mon disciple, mon élève, c’est moi qui l’ai éduqué», souli- gne le professeur qui enseigne la Torah depuis 1990. Coiffé d’un chapeau ou d’une casquette de laine en guise de kippa, le visage mangé par une barbe proéminente, le pater- nel dégage une élégance désuète, mêlant charisme et bon- homie. Il mène une vie frugale, n’écoute pas de musique et n’a que des lectures théologiques. «J’aime ma religion, je la pratique par joie», expose-t-il. «Malgré son côté sévère, tradi- tionnel, il a toujours eu un esprit ouvert, nuance Avishay, son fils aîné. Il n’a jamais obligé ses enfants à être comme lui, et on ne l’est pas. Yoav, par exemple, avait une vie religieuse, étudiait la Torah, aidait les pauvres, mais il se permettait aussi de sortir, d’avoir une vie sociale et des copines.» Le bac empoché, le cadet décide de poursuivre ses études à Paris, en 2011, pour passer un BTS en commerce interna- tional. «Il avait réussi à s’installer à Vincennes, il allait terminer ses études cette année, on lui avait proposé de devenir associé d’une entreprise, avec une bonne part de l’actionnariat, retrace Batou Hattab. La dernière fois que je l’ai vu, il m’a parlé d’une fille qu’il avait rencontrée, il pensait sérieusement à se marier. Je lui ai dit qu’il était encore jeune, qu’il pouvait attendre et rester avec elle.» Un futur plein de promesses «décimé par des mains de sauvages», une «fleur fauchée par la haine des juifs». Et d’ajouter : «Cet islam-là, dont on entend tellement parler, ce n’est pas celui des musulmans. On a vécu ensemble, plus que des frères, pendant des années.» Le religieux a grandi à Médenine, une petite ville du sud tuni- sien réputé jaloux de son identité arabo-musulmane. Son père y est tanneur, son grand-père officie comme rabbin. Il a 13 ans lorsque, en 1973, sa famille se résout à partir. La petite communauté juive locale s’est réduite à peau de chagrin, il n’y a plus le quorum nécessaire pour les prières. A l’époque, la plupart des 100000 juifs recensés ont déjà quitté le pays, vers Israël ou la France. Plutôt traditionnels, les Hattab s’établissent à Tunis, dans le quartier de Lafayette. Aujourd’hui, la minorité juive ne représente guère plus de 1500 âmes, réparties entre Djerba (qui en concentre les deux tiers) et la capitale. Batou Hattab est l’une des figures de cette micro-communauté tuni- soise déclinante. Il s’efforce d’entretenir la possibilité d’une éducation judaïque, dans cette école loubavitch fondée dans les années 60. Cette année, ils sont 34 élè- ves, de la maternelle à la ter- minale. En dehors des leçons de Torah, les professeurs, tous musulmans, dispensent les programmes français. «Le fait de maintenir l’école est déjà énorme, il faut chercher des enseignants pour deux ou trois élèves, souligne Moshe Uzan, jeune entrepreneur et bénévole pour la communauté. Mais c’est le plus important pour Batou, l’éducation.» «C’est la base fondamentale de la vie humaine, estime le directeur. Mon fils était bien éduqué, et voyez l’amour qu’il y a pour lui dans le cœur des gens.» Dans son étroit bureau, à l’entrée de l’école, les visiteurs se succèdent pour présenter leurs condoléances. Polémiquer sur le silence des autorités tunisiennes, qui n’ont pas eu un mot en public sur la mort de Yoav, ne l’intéresse pas. «Presque tous les Tunisiens ont pleuré avec moi, balaie-t-il. J’ai reçu des centaines de coups de fil, les gens m’abordent dans la rue pour me consoler. Le président Béji Caïd Essebsi m’a reçu et m’a dit qu’il partageait notre malheur, que toute la Tunisie était avec nous.» Finalement, lors d’une cérémonie d’hommage à la syna- gogue, le 10 février, le vice-président de l’Assemblée, l’isla- miste Abdelafattah Mourou, est venu parler de la tolérance et de la cohabitation entre juifs et musulmans dans le pays. «On n’a pas de problèmes», répète aussi Batou Hattab sans arrêt. Il l’avait déjà dit sur France 2, au surlendemain de l’at- tentat. «En Tunisie, nous avons un autre respect», expliquait-il. «Il ne peut pas tenir un autre discours, décrypte Yohann Taïeb, jeune chercheur franco-tunisien et ami de la famille. Ici, quand les juifs s’expriment publiquement, ils sont obligés de montrer patte blanche. Ils sont toujours soupçonnés d’avoir une autre allégeance, envers Israël, et doivent sans cesse se justifier.» Il a fallu s’expliquer ainsi sur l’enterrement de Yoav en Israël, ce qui a heurté nombre de compatriotes. Certains ont critiqué une récupération politique de la part de Nétanyahou, d’autres y ont carrément vu un acte prosioniste. «Pour moi, ça aurait été mieux qu’il soit enterré tout près, pour que je puisse aller le voir. Mais dans l’Hyper Cacher, les otages ont discuté et ils ont dit que s’ils mourraient, ils voudraient être enterrés là-bas, qu’il faudrait le dire aux familles. Le mont des Oliviers, c’est un endroit saint. C’est pour ça que je l’ai enterré là-bas, justifie Batou Hat- tab. Sinon, je ne sais pas quel aurait été mon choix.» Dès qu’on affleure les questions politiques, il botte en touche : «Ni mon fils ni moi on ne s’en mêle. On travaille pour nous-mêmes, et pour le pays», répète-t-il. Mais «bien sûr» qu’il a voté, «c’est mon devoir de citoyen». Quelques fois, le rabbin est même monté au créneau pour défendre la place de ses coreligionnaires en Tunisie. Et aux étrangers, il tient à passer ce message, incongru dans le contexte : «Je conseille de venir en vacances ici, c’est un pays protégé. Avec l’aide de Dieu.» Comme une onction. Par ÉLODIE AUFFRAY Photo AUGUSTIN LE GALL EN 4 DATES Novembre 1960 Naissance à Médenine (Tunisie). 1973 S’installe à Tunis. Avril 1993 Naissance de son fils Yoav. 9 janvier 2015 Perd son fils lors de la prise d’otages de l’Hyper Cacher, à Paris. S es yeux noirs plongent et replongent machinalement dans l’écran de vidéosurveillance posé sur son bu- reau. Comme pour y chercher refuge, pour peut-être abriter des regards la douleur qui se lit dans le sien. En tout cas, ce n’est pas la crainte, «je n’ai pas peur», balaie vivement Batou Hattab. Les deux caméras, qu’il a fait instal- ler après la révolution, gardent l’œil sur l’entrée de la petite école juive qu’il dirige, rue de Palestine, à Tunis. Une discrète maison blanche sans enseigne, gardée par deux policiers, dans le quartier Lafayette. Le père de Yoav Hattab, tué lors de la prise d’otages de l’Hyper Cacher, le 9 janvier à Paris, essaie de tromper son chagrin dans le travail. Sitôt rentré en Tunisie, après l’enterrement à Jérusalem, Batou Hattab est revenu à son office. «C’est très difficile pour moi en ce moment, mais je dois être là, il y a le bac et le brevet blancs bien- tôt», raconte-t-il. Rabbin officiant à la grande synagogue de Tunis, à quelques rues d’ici, l’homme trouve également un peu de consolation dans sa foi, «parce que j’ai une confiance absolue dans le bon Dieu». Il jure de ne jamais pardonner aux assassins de Paris, Ce religieux tunisien, directeur d’une école juive, a perdu son fils Yoav lors de la prise d’otages de l’Hyper Cacher. Le chagrin du rabbin LIBÉRATION LUNDI 23 FÉVRIER 2015

Liberation LIBE 20150223 Paris-1 - DoYouBuzz

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Page 1: Liberation LIBE 20150223 Paris-1 - DoYouBuzz

PORTRAIT BATOU HATTAB

et s’en remet à la justice de Dieu. «C’est lui qui leur fera payer.A la fin, ils seront écrasés.»Mais plus les jours passent, plus «la douleur augmente,remarque-t-il, parce que les souvenirs remontent». Ceux d’ungarçon «extraordinaire, actif, dynamique, gentil, premier de saclasse», décrit le père. Yoav, 21 ans, était le deuxième de sesneuf enfants. «C’était le plus proche de moi. Je l’impressionnais.Il aimait beaucoup son père, comme un homme simple. Il étaitaussi mon disciple, mon élève, c’est moi qui l’ai éduqué», souli-gne le professeur qui enseigne la Torah depuis 1990.Coiffé d’un chapeau ou d’une casquette de laine en guise dekippa, le visage mangé par une barbe proéminente, le pater-nel dégage une élégance désuète, mêlant charisme et bon-homie. Il mène une vie frugale, n’écoute pas de musique etn’a que des lectures théologiques. «J’aime ma religion, je lapratique par joie», expose-t-il. «Malgré son côté sévère, tradi-tionnel, il a toujours eu un esprit ouvert, nuance Avishay,son fils aîné. Il n’a jamais obligé ses enfants à être comme lui,et on ne l’est pas. Yoav, par exemple, avait une vie religieuse,étudiait la Torah, aidait les pauvres, mais il se permettait ausside sortir, d’avoir une vie sociale et des copines.»Le bac empoché, le cadet décide de poursuivre ses étudesà Paris, en 2011, pour passer un BTS en commerce interna-

tional. «Il avait réussi à s’installer à Vincennes, il allait terminerses études cette année, on lui avait proposé de devenir associéd’une entreprise, avec une bonne part de l’actionnariat, retraceBatou Hattab. La dernière fois que je l’ai vu, il m’a parlé d’unefille qu’il avait rencontrée, il pensait sérieusement à se marier.Je lui ai dit qu’il était encore jeune, qu’il pouvait attendre et resteravec elle.» Un futur plein de promesses «décimé par des mainsde sauvages», une «fleur fauchée par la haine des juifs».Et d’ajouter : «Cet islam-là, dont on entend tellement parler,ce n’est pas celui des musulmans. On a vécu ensemble, plus quedes frères, pendant des années.»Le religieux a grandi à Médenine, une petite ville du sud tuni-sien réputé jaloux de son identité arabo-musulmane. Son pèrey est tanneur, son grand-père officie comme rabbin.Il a 13 ans lorsque, en 1973, sa famille se résout à partir.La petite communauté juive locale s’est réduite à peau dechagrin, il n’y a plus le quorum nécessaire pour les prières.A l’époque, la plupart des 100 000 juifs recensés ont déjàquitté le pays, vers Israël ou la France. Plutôt traditionnels,les Hattab s’établissent à Tunis, dans le quartier de Lafayette.Aujourd’hui, la minorité juive ne représente guère plus de1500 âmes, réparties entre Djerba (qui en concentre les deuxtiers) et la capitale. Batou Hattab est l’une des figures de cettemicro-communauté tuni-soise déclinante. Il s’efforced’entretenir la possibilitéd’une éducation judaïque,dans cette école loubavitchfondée dans les années 60.Cette année, ils sont 34 élè-ves, de la maternelle à la ter-minale. En dehors des leçonsde Torah, les professeurs,tous musulmans, dispensentles programmes français.«Le fait de maintenir l’école est déjà énorme, il faut chercher desenseignants pour deux ou trois élèves, souligne Moshe Uzan,jeune entrepreneur et bénévole pour la communauté. Maisc’est le plus important pour Batou, l’éducation.» «C’est la basefondamentale de la vie humaine, estime le directeur. Mon filsétait bien éduqué, et voyez l’amour qu’il y a pour lui dans le cœurdes gens.» Dans son étroit bureau, à l’entrée de l’école, lesvisiteurs se succèdent pour présenter leurs condoléances.Polémiquer sur le silence des autorités tunisiennes, qui n’ontpas eu un mot en public sur la mort de Yoav, ne l’intéressepas. «Presque tous les Tunisiens ont pleuré avec moi, balaie-t-il.J’ai reçu des centaines de coups de fil, les gens m’abordent dansla rue pour me consoler. Le président Béji Caïd Essebsi m’a reçuet m’a dit qu’il partageait notre malheur, que toute la Tunisieétait avec nous.»Finalement, lors d’une cérémonie d’hommage à la syna-gogue, le 10 février, le vice-président de l’Assemblée, l’isla-miste Abdelafattah Mourou, est venu parler de la toléranceet de la cohabitation entre juifs et musulmans dans le pays.«On n’a pas de problèmes», répète aussi Batou Hattab sansarrêt. Il l’avait déjà dit sur France 2, au surlendemain de l’at-tentat. «En Tunisie, nous avons un autre respect», expliquait-il.«Il ne peut pas tenir un autre discours, décrypte Yohann Taïeb,jeune chercheur franco-tunisien et ami de la famille. Ici,quand les juifs s’expriment publiquement, ils sont obligés demontrer patte blanche. Ils sont toujours soupçonnés d’avoir uneautre allégeance, envers Israël, et doivent sans cesse se justifier.»Il a fallu s’expliquer ainsi sur l’enterrement de Yoav en Israël,ce qui a heurté nombre de compatriotes. Certains ont critiquéune récupération politique de la part de Nétanyahou, d’autresy ont carrément vu un acte prosioniste. «Pour moi, ça auraitété mieux qu’il soit enterré tout près, pour que je puisse aller levoir. Mais dans l’Hyper Cacher, les otages ont discuté et ils ontdit que s’ils mourraient, ils voudraient être enterrés là-bas, qu’ilfaudrait le dire aux familles. Le mont des Oliviers, c’est un endroitsaint. C’est pour ça que je l’ai enterré là-bas, justifie Batou Hat-tab. Sinon, je ne sais pas quel aurait été mon choix.» Dès qu’onaffleure les questions politiques, il botte en touche: «Ni monfils ni moi on ne s’en mêle. On travaille pour nous-mêmes, et pourle pays», répète-t-il. Mais «bien sûr» qu’il a voté, «c’est mondevoir de citoyen». Quelques fois, le rabbin est même montéau créneau pour défendre la place de ses coreligionnairesen Tunisie. Et aux étrangers, il tient à passer ce message,incongru dans le contexte: «Je conseille de venir en vacancesici, c’est un pays protégé. Avec l’aide de Dieu.» Comme uneonction. •

Par ÉLODIE AUFFRAYPhoto AUGUSTIN LE GALL

EN 4 DATES

Novembre 1960 Naissanceà Médenine (Tunisie).1973 S’installe à Tunis.Avril 1993 Naissancede son fils Yoav.9 janvier 2015 Perd son filslors de la prise d’otagesde l’Hyper Cacher, à Paris.

S es yeux noirs plongent et replongent machinalementdans l’écran de vidéosurveillance posé sur son bu-reau. Comme pour y chercher refuge, pour peut-êtreabriter des regards la douleur qui se lit dans le sien.

En tout cas, ce n’est pas la crainte, «je n’ai pas peur», balaievivement Batou Hattab. Les deux caméras, qu’il a fait instal-ler après la révolution, gardent l’œil sur l’entrée de la petiteécole juive qu’il dirige, rue de Palestine, à Tunis. Une discrètemaison blanche sans enseigne, gardée par deux policiers,dans le quartier Lafayette. Le père de Yoav Hattab, tué lorsde la prise d’otages de l’Hyper Cacher, le 9 janvier à Paris,essaie de tromper son chagrin dans le travail. Sitôt rentréen Tunisie, après l’enterrement à Jérusalem, Batou Hattabest revenu à son office. «C’est très difficile pour moi en cemoment, mais je dois être là, il y a le bac et le brevet blancs bien-tôt», raconte-t-il.Rabbin officiant à la grande synagogue de Tunis, à quelquesrues d’ici, l’homme trouve également un peu de consolationdans sa foi, «parce que j’ai une confiance absolue dans le bonDieu». Il jure de ne jamais pardonner aux assassins de Paris,

Ce religieux tunisien, directeur d’une école juive, a perduson fils Yoav lors de la prise d’otages de l’Hyper Cacher.

Le chagrin du rabbin

LIBÉRATION LUNDI 23 FÉVRIER 2015

Page 2: Liberation LIBE 20150223 Paris-1 - DoYouBuzz

Chaque di-manche, c’estle même bal-let. Au petitjour, des co-hortes se for-ment près dela grande

horloge, au centre de Tunis, avantd’embarquer dans l’un des bus sta-tionnés le long des trottoirs. La«Mongela», comme on l’appelle,est le principal point de rendez-vous des nombreux groupes derandonneurs qui ont éclos avec larévolution. Ce matin gris du15 mars, l’Association tunisiennedes randonneurs (ATR) met le capvers Testour, une bourgade duNord-Ouest. Au programme :14 kilomètres dans les vallonne-ments du jebel Aïn Younes.Le minibus s’enfonce peu à peudans la cambrousse, s’élève dansles collines recouvertes de forêts etde champs de blé encore vert, tres-saute sur les routes cabossées. Ason bord, 25 randonneurs: des in-génieurs, des diplômés au chô-mage, une courtière en réassu-rance, une prof… La plupart n’ontpas 30 ans. Ils sont là «pour changerd’air après une semaine de boulot»,explique Soufien, ingénieur dansune multinationale venu avec uncollègue. «Pour l’effort physique etpour faire de nouvelles connaissan-ces», ajoute Imen, la courtière,pimpante dans son survêt rose pé-tant. «Pour sortir du stress, de lapollution», énumère Ines, qui a en-traîné son copain. Ou tout simple-ment «par amour de la nature», ditSameh.

Mutinerie douceSurtout, beaucoup y trouvent lemoyen de mieux connaître le pays.Comme pour réparer cette fracture,révélée par la révolution, entredeux Tunisie: celle des grandes vil-les et des côtes, relativement déve-loppée, et celle de l’intérieur, mar-ginalisée et révoltée. «Peut-êtrequ’on se sent plus libres, qu’on a lesentiment que ce pays nous appar-tient de nouveau et que c’est à nousde le découvrir… Il y a quelque chosedans l’inconscient collectif qui nouspousse à randonner», philosopheEmna Esseghir, la secrétaire géné-rale de l’association. Communi-cante dans une entreprise publique,elle s’est amusée à compter: elle arecensé plus de cent groupes tuni-siens de randonnée sur Facebook.A Tunis surtout, mais aussi àSousse, Sfax ou Hammamet… tou-tes les grandes cités du littoral.La vogue est née dans l’euphoriedes premiers mois de 2011. Quel-ques jeunes organisent les premiè-res excursions, des noyaux secréent, et le phénomène se pro-page. «Les photos de paysagespubliées sur les réseaux sociaux ont

Par ÉLODIE AUFFRAYCorrespondante à TunisPhotos NICOLAS FAUQUÉ Randonnée

La Tunisies’élève et marche

attraper par les flics pour rien et derester en détention pendant deux outrois jours. Maintenant, on n’a pluspeur. Il y a plus de transparence,c’est plus facile de communiquer avecla garde nationale pour organiser lesexcursions», souligne Soufien.Le bus largue ses passagers enpleine campagne. Au bord de laroute, le guide les attend en uni-forme kaki. Aujourd’hui, commetrès souvent, c’est le garde fores-tier local qui conduira la marche.La soixantaine fringante, Rejeb Ar-faoui, dit «oncle Rejeb», connaîtle coin comme sa poche. Une ex-pertise indispensable : la Tunisierandonneuse en est encore à sespremiers pas et il n’y a quasimentpas de sentiers balisés dans le pays,ni de topoguide. Ça ne freine pasles ardeurs exploratrices. En con-clusion de sa charte, l’ATR convo-que l’ancêtre carthaginois Hanni-bal traversant les Alpes : «Noustrouverons un chemin… ou nous encréerons un.»

Groupes armésOncle Rejeb s’élance d’un pas al-longé. Il veut d’abord faire un dé-tour pour montrer des vieilles pier-res au beau milieu d’un champd’oliviers. On distingue une sortede bassin, un bout de portique… Desruines romaines, explique le guide,«il y en a partout jusqu’à Dougga»,la cité antique classée au patrimoinemondial de l’Unesco, située à unevingtaine de kilomètres. «On est surle trajet de l’ancienne route romaine,la voilà !» poursuit-il un peu plusloin en montrant un vague aligne-ment de pavés enfouis dans les her-bes. «C’est dommage qu’on ne l’aitpas conservée, cette route», soupireDorra, la doyenne du groupe, quidigresse sur un conseil de lecture,le Retour de l’éléphant, un ouvrage deAbdelaziz Belkho-dja (2005) «pour lesTunisiens amoureuxde leur histoire etdéçus par ce qu’elleest devenue», «unrêve sur ce qu’auraitpu être ce pays».Le chapelet desmarcheurs com-

Depuisla révolutionde 2011, lesjeunes citadinsdécouvrentla randonnée.Une manièred’explorerdes régionsmarginaliséeset de réparerles fracturesdu pays malgréla menacejihadiste.attiré les gens», note Soufien, l’in-génieur, qui a coordonné le clubrando de son université, l’un desnombreux créés dans les facs.Ahmed, 24 ans, s’y est mis en dé-cembre. Avant, comme la plupartdans le groupe, jamais ou presqueil ne s’était aventuré dans les ter-res. «Je suis en train de découvrirmon pays, jubile ce diplômé en ci-néma. A part la capitale, les grandesvilles et les lieux touristiques commeHammamet et Djerba, je ne le con-naissais pas. C’est une façon de meréconcilier avec lui. La randonnéedonne une autre image de la Tunisie,pas seulement celle des piscines etdes hôtels.» La virée dominicale ala saveur d’une douce mutinerie,explique-t-il : «On entend tout letemps, dans nos familles notamment,qu’il n’y a pas de sécurité, qu’il nefaut pas sortir la nuit, pas aller dansles montagnes… Depuis notre en-fance, pour nous protéger, on nousfait peur.»«Avant, on n’avait pas le goût del’aventure. On avait peur de se faire

mence à s’enfoncer dans la forêt.Ça sent le pin d’Alep et le romarin.Parfois, oncle Rejeb s’arrête pourexpliquer les bienfaits de l’ortie oupour déterrer des «cornes de grand-mère», sortes de mini-artichautscomestibles. Soudain, tout est griscendre, les arbres sont calcinés…une parcelle ravagée par un incen-die en 2012. Volontaire, d’après legarde forestier : une histoire deconflit entre l’Etat et le proprié-taire, «mais rien n’a jamais pu êtreprouvé. Il y a aussi ceux qui viennentdans la forêt pour boire ou faire

d’autres choses, et qui jettent leursmégots sans faire attention». «Toutela dorsale tunisienne [la successionde petits massifs qui traverse lepays d’est en ouest, ndlr] a été vic-time de ce genre d’incendies après larévolution», explique Emna. Detemps en temps, l’ATR organise desopérations de reboisement.Par moments, on progresse rapide-ment sur un bout de chemin agri-cole ou sur les pistes que formentles lignes coupe-feu. Le plus sou-vent on crapahute dans les escar-pements boisés en esquivant lesbranches d’arbres. Dans le sillaged’oncle Rejeb, rien n’est un obsta-cle. On franchit les oueds et les ra-res clôtures, on coupe à travers leschamps d’oliviers, on pénètre lespâturages sous les aboiements deschiens de berger. Sur l’une des ci-mes du jebel, le panorama en toilede fond, les randonneurs sacrifientà la photo de groupe rituelle, mas-

sés derrière le dra-peau tunisien,comme pour mar-quer la conquêted’un nouveau pande territoire. Unterrain de jeu ré-duit ces deux der-nières années parl’essor de groupes

armés, actifs surtout dans les hau-teurs les plus proches de la frontièrealgérienne. La zone, qui recèleparmi les plus beaux endroits pourrandonner, est devenue le théâtred’une lutte asymétrique entre jiha-distes et forces de sécurité. Quelque80 soldats et policiers ont été tuésdans des attaques.Il faut donc composer : les montsChaambi, cœur du maquis jiha-diste, sont blacklistés pour le mo-ment. Toutes les randos sont dé-clarées aux autorités. «Plusieursfois on a dû décaler parce que la

garde nationalemenait une opé-ration de ratis-sage dans la zonechoisie», expli-que Emna, quin’a «pas peur»pour autant. «Ilne faut pas leur

laisser le terrain. Si on est des cen-taines chaque week-end à partir dé-couvrir les montagnes, ils n’aurontpas la possibilité de s’y entraîner»,dit-elle. «Si le gouvernement nousavait donné le feu vert à nous, lesgens du coin qui connaissons les fo-rêts, tout ça serait réglé depuis long-temps, fanfaronne oncle Rejeb à lasortie d’un champ de fèves. Maisils ont choisi de le faire à leur ma-nière, alors ça va durer…» Troisjours après cette randonnée, leterrorisme frappe au cœur de lacapitale. Deux jeunes Tunisiensouvrent le feu sur les visiteurs dumusée du Bardo, faisant 22 morts.

«Plus de rage»C’est le troisième dimanche aprèsle drame et l’association Evasions,un autre groupe de marcheurs,n’en a sacrifié aucun à l’émoi. «Onrefuse que ça soit un handicap, ondoit continuer à vivre», défend Bra-him Abbès, l’organisateur. «Çanous donne encore plus de rage pourmontrer que, même avec ce qu’ilsfont, on ne va pas rester cloîtrés cheznous», affirme Manel. Ce jour-là,Evasions marche du côté de Kai-rouan, à deux heures au sud de Tu-nis, dans les collines semi-arides deOueslatia. Une localité elle aussitouchée par le terrorisme: cinq de

«Peut-être qu’on se sent plus libres,qu’on a le sentiment que ce pays nousappartient de nouveau… Il y a quelquechose dans l’inconscient collectifqui nous pousse à randonner.»Emna Esseghir secrétaire générale de l’ATR

Mer Méditerranée

ALG

ÉRIE

TUNISIE

100 km

Testour

Sfax

Sousse

Tunis

OueslatiaMontChaambi

LIBÉRATION MARDI 12 MAI 201530 • GRAND ANGLE

Page 3: Liberation LIBE 20150223 Paris-1 - DoYouBuzz

ses jeunes sont partis faire le jihaden Libye, un autre en Syrie. Deuxsont morts il y a peu.Les débouchés ne sont pas légionpour la jeunesse. Mouna Abdaouiest longtemps restée au chômage.Cette diplômée en archéologie de33 ans a intégré l’an dernier Oues-latia Trip Tour, un groupement desept jeunes entrepreneurs sociauxqui portent un projet d’écotou-risme avec l’aide d’une ONG. Eva-

sions est venue en soutien : ilsétrennent le «sentier des Berbè-res», l’un des quatre circuits con-çus par l’agence. Ce dimanche,c’est donc la première fois queMouna met en pratique la forma-tion de guide qu’elle a reçue. Sonvoile violet noué en chèche letemps de la randonnée, le bâton àla main, la discrète jeune femmetente de cadrer le groupe remuant.Elle le conduit sur les pentes du je-

bel Oueslat, puis dans le lit d’unoued asséché qui forme comme unpetit canyon, avant de reprendreles hauteurs.

Artichaut sauvageQuelques ruines de villages berbè-res émaillent le circuit. «Celui-ci aété habité pour la dernière foisen 1762. Il y en a sur chaque sommetdu jebel, explique Mouna, juchéesur un muret. Les Berbères cher-

chaient la protection et un point desurveillance.» La jeune femme es-père que le projet attirera des visi-teurs dans cette région à l’écart dutourisme. «On a des peintures ru-pestres, des bassins de l’époque ro-maine, des vestiges byzantins… Larandonnée peut permettre de faire dé-couvrir la région et de créer des op-portunités économiques.»La balade s’achève dans uneclairière, au bas du jebel, avec un

couscous à l’artichaut sauvage,spécialité du terroir. Deux musi-ciens de mariage animent le déjeu-ner sur l’herbe qui vire en nouba.Tout le monde danse. «On est unpeuple qui aime la paix, qui a la joiede vivre. Les terroristes, c’est uneminorité bruyante, ils alimentent no-tre volonté d’aller de l’avant, pro-clame Brahim. Un arbre qui tombefait plus de bruit qu’une forêt quipousse.» •

Dans le secteur agricole et montagneux de Aïn Younes, à quelques kilomètres de Testour en Tunisie, le 15 mars.

Le secteur de Aïn Younes le 15 mars. La Tunisie randonneuse en est encore à ses premiers pas et doit composer: les monts Chaambi par exemple, cœur du maquis jihadiste, sont blacklistés.

LIBÉRATION MARDI 12 MAI 2015 • 31

Page 4: Liberation LIBE 20150223 Paris-1 - DoYouBuzz

Carton d’invitation en poche,le public se presse dans lestravées de l’Alhambra, le ci-néma de La Marsa, coquettecommune en bord de mer,située dans la banlieue nordde Tunis. Ce samedi soir,27 septembre, on y projette

en avant-première le nouveau documentaire deNéjib Belkadhi, Sept et demi, une plongée dansl’effervescence des neuf premiers mois de l’après-Ben Ali, de janvier à octobre 2011. Le film s’attardesurtout sur la campagne pour l’élection de l’As-semblée constituante: les espoirs et les promessesde l’époque, l’enthousiasme des néoélecteurs, lesobservateurs à l’affût de la fraude, la désorganisa-tion des partis modernistes face à la machine desislamistes de Ennahda… Et puis, le soir du scrutin,les visages déconfits, quand les premiers réalisent

Haut-lieude labourgeoisietunisoise,La Marsacraintde revivrele choc d’unevictoired’Ennahda,dimanche.Dansles galeriesd’art et lesassociationscaritatives,l’heureest à lamobilisation.

Contre l’islamisme,l’élite en luttePar ÉLODIE AUFFRAY Correspondante à TunisPhotos AUGUSTIN LEGALL. HAYTHAM

La Marsa est devenue la résidencepermanente des grandes famillestunisoises – les beldis – et de lanouvelle génération de cadres quia émergé avec l’indépendance.Les «expats» y sont comme chezeux et, le week-end, les famillesde toutes classes sociales viennenty manger une glace, boire un caféau Safsaf ou prendre l’air.

Peu importe si la cité compte aussi son lot de quar-tiers populaires et si, comme partout, Ennahda estarrivé en tête dans tous les bureaux de vote –avecdes scores certes plus faibles qu’ailleurs. La Marsa,dans le langage courant, «c’est moins un territoirequ’un concept», écrivait le journaliste Samy Ghor-bal, dans une chronique satirique, parue en 2012.Un concept qui s’étend aux communes mitoyen-nes se succédant sur le littoral –Carthage, Sidi BouSaïd et Gammarth–, voire à tous les beaux quar-tiers de la capitale. Et qui désigne, dans l’imagi-naire collectif, cette bulle dans laquelle évoluerait

ÉLECTIONSEN TUNISIE 1/2

que les seconds arrivent large-ment en tête.Trois ans plus tard, à l’approchedes élections (législatives le26 octobre, présidentielle le23 novembre), le cinéaste voulait«rafraîchir les mémoires». «J’es-père que ça nous servira à ne pas re-faire les mêmes erreurs, comme sedisperser», soupire Nadia, «pessi-miste», à la sortie de l’Alhambra. Ville symbole del’élite tunisienne, La Marsa ne veut pas revivre la«catastrophe» du 23 octobre 2011.

«On ne connaissait pas plus le paysque les touristes»

«Un choc», «une vraie claque», «un coup de mas-sue», «une surprise accablante», «un trauma-tisme», décrivent les Marsois. C’est peu dire quela victoire des islamistes, en 2011, avait secoué la«principauté», surnom de cette bourgade du lit-toral tunisois. Ancien lieu de villégiature,

3 km

Golfede Tunis

Tunis

La Marsa

Le Plazza, café très fréquenté par les jeunes de La Marsa. Cette ville du littoral est devenue synonyme d’une société occidentalisée qui serait déconnectée des réalités du pays.

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l’élite bourgeoise, occidentalisée, déconnectée desréalités du pays. Des «zéros virgule», des «déchetsde la francophonie» : ainsi ont-ils été brocardés,pêle-mêle, après la défaite.Le choc, donc. «On ne s’attendait pas à une si largevictoire. On était un peu naïfs, plongés dans notrebelle révolution», se souvient l’artiste plasticienneSadika Keskes. «On s’est rendus compte qu’on neconnaissait pas les régions, qu’on ne connaissait pasplus notre pays que les touristes. On découvre uneréalité dont on était coupés. Aujourd’hui, elle nousaveugle», observe Rabaa Ben Achour, universitaireretraitée, issue d’une grande famille d’oulémas ré-formistes et membre d’al-Massar, parti de la gau-che intellectuelle.Symptôme de cette réalité venue s’imposer àLa Marsa : ses plages, fréquentées il y a quelquesannées encore par les seuls riverains, voient dé-sormais débarquer, aux beaux jours, les habitantsdes quartiers populaires avec leurs baigneuses ha-billées qui mettent en minorité les femmes en bi-kinis. «Les nostalgiques disent qu’avant, on pouvaitnager en deux-pièces, aujourd’hui de moins enmoins», dit Rabaa Ben Achour, qui trouve la nou-velle donne «difficile mais exaltante. Au moins, ona maintenant le sentiment de pouvoir faire quelquechose pour la génération suivante». «J’ai découvertles Tunisiens, je ne les pensais pas conservateurscomme ça», convient aussi Rim Abdelmoula, quiest allée s’inscrire dans un parti politique le sur-lendemain des résultats. Pas son truc, finalement.Cette mère au foyer, ingénieure de formation,consacre maintenant son temps à une associationcaritative qui procure des fournitures aux écoliers,à la rentrée, et vient en aide à des étudiants désar-gentés.

«On ne pense plus à fairela fête comme avant»

Après la révolution, les élites se sont massivementengagées dans les partis, mais aussi et surtout dansdes actions sociales et citoyennes: soutien scolaire,associations de médecins, convois de couvertureset de vêtements chauds lors des grands froids defévrier 2012… «On ne pense plus seulement à voya-ger, faire la fête et s’amuser comme avant», railleYosr Ben Ammar, qui a ouvert la galerie Hope en2013, quelques mois après les émeutes déclenchéespar une exposition jugée «blasphématoire» et sui-vie de menaces de mort. «Chacun lutte avec ce qu’ilconnaît. Pour moi, c’est l’art. C’est une des armescontre l’obscurantisme», expose-t-elle.Sadika Keskes, elle, essaye de monter une coopé-rative pour les tisserandes de Foussana, une bour-gade dans les montagnes de l’Ouest, et les aide àmoderniser leur production. Rabaa Ben Achourpréside l’association de défense des valeurs uni-versitaires, créée à l’origine pour soutenir le doyende la faculté de la Manouba, Habib Kazdaghli, auxprises avec l’activisme violent d’étudiants jihadis-tes. Un épisode clos, mais le collectif se proposemaintenant «de sensibiliser les étudiants à la ci-toyenneté et la culture, pour essayer de contrer le repliidentitaire».«Le changement passe par l’enfance. C’est un enga-gement de long terme, pour que la génération suivantesoit plus ouverte, plus éduquée», explique Lotfi Ha-madi, installé dans l’un des fauteuils du Factory,le bar lounge qu’il dirige. Grandi en France, cebeau gosse de 38 ans a emménagé en banlieueNord quelques mois après la chute de Ben Ali,animé par «le devoir de participer à la construction»de la nouvelle Tunisie, «persuadé que le pays a be-soin des Tunisiens qui ont acquis une expérience àl’étranger». Il a monté une association, Générationliberté, qui travaille à améliorer les conditions devie dans l’internat d’un collège. Déçu par les par-tis, comme beaucoup, il estime que «la vraie politi-que, c’est la société civile. C’est elle qui agit, trouvedes solutions». Combien de fois, pendant le règned’Ennahda, a-t-il fallu descendre au centre-villede Tunis pour manifester, tantôt sur l’avenueBourguiba, devant l’Assemblée nationale auBardo, ou le tribunal à Bab Bnet, tantôt pour dé-fendre les droits de la femme, la liberté d’expres-

sion, ou réclamer la chute du régime ? «On les aeus, ils n’ont rien pu faire», triomphe Sadika Kes-kes.Mais voilà, les craintes ressurgissent du retour desislamistes: entre les fusions, les scissions et les al-liances décomposées, le camp moderniste se pré-sente de nouveau en rangs épars. Toutefois, à ladifférence de 2011, il a son champion: le parti NidaTounes («l’appel de la Tunisie»), chouchou dessondages. Fondée en 2012, cette formation réunitdes militants de gauche, des syndicalistes, des in-dépendants et des responsables de l’ancien ré-gime. Un attelage hétéroclite, qui surfe sur le rejetd’Ennahda et sur la popularité de son leader, BéjiCaïd Essebsi. Ministre sous Bourguiba, chef dugouvernement de transition après la révolution,«Bajbouj» est, à 88 ans, candidat à la présiden-tielle. Le patriarche a conquis une bonne partie deLa Marsa. «C’est une zone acquise à Nida Tounesmême si la bipolarisation de l’électorat y est encoreplus claire qu’ailleurs», assure le politologue Ha-madi Redissi, également membre du parti et rési-dent de la cité.Sono à fond, de bon matin, sur la corniche de Mar-sa-plage. Ce dimanche 12 octobre, Nida Tounes faitcampagne dans son fief: la section locale organiseune «course vers la victoire». Une centaine de jeu-nes militants s’élancent. Au micro, le speakerchauffe l’assistance à coups de «Béji président».«On a besoin de quelqu’un de fort, qui a de l’expé-rience, pour tenir le gouvernement», juge Lilia, ve-nue en supportrice. C’est surtout le terrorisme etl’anarchie post-révolution qui inquiètent cetteuniversitaire à la retraite. «Béji va sauver l’avenirde la Tunisie», tranche une étudiante, préoccupéepar la sécurité et surtout «les droits des femmes».«La plupart des gens ici estiment qu’il est le seul va-lable pour diriger le pays», observe Saïd Sahli, pa-tron de la section et ancien PDG d’entreprises pu-bliques.

«C’est un votede salut public»

Dans les salons marsois, le débat se focalise désor-mais sur le «vote utile». «Il y a trois ans, on a votéavec le cœur, et nos voix ont été perdues. Aujourd’hui,il faut un grand parti, qui gagne le maximum de voixet batte Ennahda», tranche Moez Bourguiba, petit-fils de l’ancien président et membre du Conseil na-tional du parti. Plusieurs intellectuels ont appeléà ne pas s’éparpiller et à choisir Nida Tounes,comme Abdelwahab Meddeb : «C’est un vote desalut public, écrit l’essayiste sur son compte Face-book. Nous sommes devant le choix entre d’une partune société ouverte, dynamique, adaptée aux mœursdu notre siècle […] et, d’autre part, une société close,régressive, archaïque, engluée dans la confusion entrereligion et politique.»«Nous sommes à la croisée des chemins, face à deuxprojets de société différents», fait aussi valoir SaïdAïdi, tête de liste dans la circonscription Tunis 2,là où se concentrent les beaux quartiers. L’argu-ment, martelé, fait particulièrement mouche danscette partie de l’électorat, soucieuse de «préserverles acquis du bourguibisme», à l’image de Lotfi al-Hafi, patron de l’emblématique librairie Mille-feuilles, autre institution marsoise. «Une questionde survie», pour ce sympathisant d’el-Massar: «Jene pourrais pas continuer à travailler avec Ennahdaau pouvoir, ce serait la censure», croit-il. Dans savitrine, où somnole un matou roux, se côtoientdes ouvrages sur la révolution tunisienne, un re-cueil des Poèmes bachiques et libertins d’AbûNuwâs, un Coran pour les nuls et des essais sur l’is-lam. «Ils se vendent très bien, raconte le libraire.Les gens essaient de comprendre, on est un peudépassés.»«Le problème de l’identité de la société a été tranchépar la Constitution. Il faut arrêter les querelles idéolo-giques, elles n’intéressent pas le peuple», rétorqueAbdelfattah Mourou, une figure d’ouverturequ’Ennahda a choisie comme tête de liste dans lacirconscription. Au final, les adversaires pour-raient bien être acculés à la cohabitation: selon lespronostics, aucun n’aura la majorité. •

Lotfi Hamadi, gérant du Factory et fondateur de l’association Génération liberté.

Le Safsaf, rendez­vous de toutes les classes sociales.

Autre institution marsoise, la librairie Millefeuilles.

A la sortie de la projection de Sept et demi, documentaire sur l’après­Ben Ali.

LIBÉRATION MERCREDI 22 OCTOBRE 2014 • 29

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Al’entrée de la ville, untag prévient, en an-glais et en couleur :«Nous sommes la ré-volution». Plus loin,un barrage de police.Les agents contrôlentles entrées et les sor-

ties, examinent parfois les coffres et les pa-piers. Il y a presque quatre ans, les habitantsde Kasserine se soulevaient contre le régimede Ben Ali et la répression sanglante de lapolice. Aujourd’hui, celle-ci boucle en per-manence cette cité de 80000 habitants, auxconfins ouest de la Tunisie.Kasserine est passée d’un symbole à unautre. En 2011, elle a payé le plus lourd tribut

Par ÉLODIE AUFFRAYEnvoyée spéciale à KasserinePhotos AUGUSTIN LEGALL. HAYTHAM

Ciblée depuis trois ans par des attaques jihadistes, la ville symbole de la révolutionvit sous surveillance. Mais la hantise de ses habitants reste le chômage des jeunes.

Kasserine,entre tirs et martyrs

ÉLECTIONS EN TUNISIE 2/2

à la révolution: selon une commission d’en-quête, 21 personnes ont été tuées et quelque600 autres blessées, entre le 8 et le 12 janvier.Un bain de sang qui avait fait basculer toutle pays dans la colère.Désormais, ce sont les sol-dats et les gendarmes que lemodeste hôpital régionalvoit défiler. Une trentainesont morts au montChaambi, le massif qui do-mine la ville, fauchés par desmines artisanales ou assassi-nés dans des embuscadestendues par les jihadistes quiy ont pris le maquis. Voilà deux ans que lesforces de sécurité y pourchassent la «brigadeOqba ibn-Nafaa», liée à Aqmi, composée dequelques dizaines de combattants, principa-lement algériens et tunisiens. Chacune de sesattaques provoque l’émoi dans tout le pays,

A Kasserine, «la ville la plus menacée par les actes terroristes», selon le ministère de l’Intérieur, la police a renforcé ses contrôles sur les axes principaux.

comme celle du 16 juillet : quinze militairesont été tués. A l’approche des élections, lescraintes se ravivent. Le calme prévaut depuisplusieurs semaines, mais «Kasserine est la

ville la plus menacée par lesactes terroristes», prévenaitjeudi le ministre de l’Inté-rieur Lotfi Ben Jeddou, endéplacement dans l’Ouest.Pourtant, à l’heure des urnes,les Kasserinois citent rare-ment la sécurité en tête deleurs préoccupations. «Lesgens se sont habitués auxcoups de feu, aux opérations

militaires. Ils s’intéressent plutôt à leur quoti-dien», observe Walid Bennani, tête de listed’Ennahda dans la circonscription. Les prio-rités n’ont pas changé, depuis la révolu-tion :«Le développement, l’équilibre entre lesrégions», dit une jeune maman. «Que Kasse-

MerMéditerranée

ALGÉRIE

LIBYE

TUNISIE

200 km

TunisKasserine

rine devienne comme Sousse ou Hammamet»,les cités touristiques de la côte, renchérit Sa-mir, 26 ans. Et, bien sûr, ajoute-t-il, «du tra-vail pour les jeunes».

«Moins motivés qu’en 2011»La réalité non plus n’a pas tellement changé:Kasserine demeure cette ville marginalisée,qui vit de la contrebande avec l’Algérie voi-sine et ne compte qu’une seule grande usine,la société publique de fabrication de papier.A part Benetton, qui s’est agrandi, aucuneentreprise ne s’est installée dans la petitezone industrielle, située au pied de Chaambi.Même les projets publics tardent à sortir deterre: l’autoroute de l’Ouest, les pistes agri-coles, les écoles… Le chômage dépasse les26%, contre 15% au niveau national.Sur l’artère principale du centre-ville, les af-fiches électorales occupent de grands pan-neaux publicitaires. «Le 26 octobre, je choisis

La cité reste marginalisée, avec 26% de chômeurs, contre 15% au niveau national. Autre record: 69 listes sont en lice pour les législatives de dimanche.

LIBÉRATION JEUDI 23 OCTOBRE 201430 • GRAND ANGLE

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«donne raison aux jeunes qui ont peur de nous.L’ancien régime a laissé une mauvaise image.Mais chez nous, on n’a pas accepté les corrom-pus, seulement les propres».

«J’ai beaucoup d’argent!»Retour à la cité Ezzouhour, sur la place desMartyrs qui en marque l’entrée. Tête de listede Nida Tounes dans la circonscription, Ka-mel Hamzaoui, 71 ans, descend de sa grosseberline noire et, entouré d’une grappe de jeu-nes mobilisés pour faire cortège, grimpe aumausolée érigé par les habitants en mémoiredes victimes de la révolution. Le symbole estfort: l’homme d’affaires, patron d’une usined’emballages à l’entrée de la ville, était uncacique du RCD, l’ancien parti hégémonique,honni par les révolutionnaires.Les esprits n’ont pas l’occasion de s’échauf-fer. Le temps de chanter l’hymne national,de réciter la fatiha, et la petite foule plie baga-ges, direction le meeting organisé dans uncafé à l’autre bout de la ville. «Tous mes res-pects aux jeunes d’Ezzouhour, c’est vous quiavez donné le plus pour faire tomber le systèmeBen Ali», commence le candidat, qui se pré-sente comme une victime du président dé-chu : tombé en disgrâce à la fin des an-nées 90, il a fait quatre ans de prison : «Jevoulais développer la région, mais le régime m’abloqué. J’ai beaucoup d’argent, je suis popu-laire. Je ne cherche pas le pouvoir ni le salaire,je veux juste aider Kasserine.»«Nida est la solution, Hamzaoui, tu es leseul !», chante l’auditoire. Le magnat, qui arepris en août la tête du club de foot local,vingt ans après l’avoir porté en première di-vision, invite à venir au stade, à chanter lesslogans tribaux autrefois interdits, flatte lafibre régionaliste. Mohamed, infirmier, enest convaincu : «C’est l’enfant de la région,c’est lui qui va la développer.» Dans l’assis-tance, un jeune interpelle: «Monsieur Kamel,on est avec vous, on va vous faire gagner. Maisdans un an, on veut voir le résultat. Sinon, onva vous dégager.» •

la première fois par Aqmi. Depuis ce revers,la police multiplie les descentes à la cité desFleurs, d’où sont originaires plusieurs desmaquisards. «On a augmenté les assauts surleurs maisons, leurs proches, leur voisinage,explique le colonel Belaid. C’est un moyen depression, de harcèlement, pour qu’ils ne pensentplus rendre visite à leur famille, comme ça sepassait avant. On a arrêté beaucoup de mondeet ils ont plus de difficultés à s’approvisionner.»Mais le cadre policier le reconnaît: «La solu-tion sécuritaire ne suffira pas. Il faut que l’Etatintervienne rapidement dans ces quartiers. Ces

terroristes, ce sont des victimes dela pauvreté. Le plus vieux est né en1987, les autres ont 20 ans, 21 ans,soupire-t-il. Ici, les jeunes ontdeux pistes : à droite, l’alcool ; àgauche, la montagne.»«Il n’y a pas de terroristes à Kas-serine ! On ne voit rien, on n’en-tend rien, que les cartouches des

policiers qui prennent les gens pour des terro-ristes», s’énerve la mère d’Ons Dalhoumiqui ne se lève plus de son matelas, posé dansle salon. Dans la nuit du 22 août, sa fille, toutjuste bachelière, a été tuée lors d’une ba-vure, ainsi qu’une cousine: elles rentraientd’un café quand des hommes en noir ontsurgi sur la route. Chacun a pris l’autre pourun terroriste, les policiers ont fait feu. Au-delà de ce drame, l’idée est répandue à Kas-serine : «Beaucoup de gens n’arrivent pas àcomprendre l’origine de ce terrorisme. Ils di-sent que c’est une mise en scène pour fairepression sur le peuple, le pousser à voter tel outel», explique Adnen Zorgui, engagé dansl’associatif.La dégradation de la situation profite aux an-ciens responsables du régime de Ben Ali. Untemps infréquentables, plusieurs se sont por-tés candidats, notamment au sein de NidaTounes ( «Appel pour la Tunisie»). Ce partiveut «rétablir l’Etat, l’ordre, la discipline, lepatriotisme», explique Mohamed Rachdi,numéro 3 sur la liste. Cet ancien gouverneur

tion préventive. «Ils sont tous sortis de prison,gronde Wael. Le tribunal militaire dit qu’il n’ya pas de preuves pour les condamner. Il a de-mandé le registre des communications télépho-niques, le nom des agents envoyés en renfort. Leministère de l’Intérieur a répondu qu’il n’avaitpas ces dossiers.» Pour lui, c’est clair, il y aeu un arrangement politique.La cohabitation entre policiers et habitantsest longtemps restée délicate. Mais, avec lamontée du terrorisme, les forces de l’ordreont repris de l’aplomb. «Les gens ont comprisque le terrorisme s’était développé à cause du

vide sécuritaire», évalue le colonel Lotfi Be-laid, le chef du district. «Après la révolution,les policiers ont eu peur du peuple. Ils veulentrevenir comme avant, quand ils étaient leschefs, s’énerve Wael. Les jeunes deviennentterroristes à cause des problèmes sociaux, de lapression psychologique, de la violence policière.C’est l’Etat, la cause du terrorisme !» Cet été,l’une de ses vagues connaissances, autrefois«un étudiant normal», a été tué dans un raidcontre une caserne.

«C’est l’alcool ou la montagne»A l’entrée de la cité Ezzouhour, vaste quartierpopulaire, épicentre des manifestations, lacaserne de la Garde nationale, incendiée, estrestée des mois en l’état. Elle a maintenantdes allures de forteresse. La rue à l’arrière estbarricadée: c’est là que se trouve la maisonde la famille du ministre de l’Intérieur. Le27 mai, quatre agents qui montaient la gardeont été tués dans une fusillade qui a duréquarante-cinq minutes. Encore une attaquedes jihadistes de Chaambi, revendiquée pour

la Tunisie que j’aime», tente de convaincrel’une d’elles. Moez, 30 ans, va voter pour lapremière fois, mais ne sait toujours pas pourqui. Ce prof de l’enseignement techniquevoudrait «des nouveaux partis», qui laissentla place «aux jeunes, aux vraies compétences».Devant le mur dédié à la propagande électo-rale, il va de case en case. A Kasserine, il y al’embarras du choix: 69 listes sont en com-pétition dans la région, un record national.Car ici, beaucoup d’indépendants tententleur chance. «Les partis sont mal vus à Kasse-rine», explique Walid Bennani. Particulière-ment les deux favoris, Ennahda et Nida Tou-nes, parti rassemblant diverses composanteslaïques. Pour Samir, c’est clair: ça ne sera nil’un ni l’autre. «A part la couleur, ils sont pa-reils», estime le jeune homme.Combien iront même voter? «Les gens sontmoins motivés qu’en 2011», reconnaît AdelGassoumi, le coordinateur régional de l’ins-tance électorale. La campagne d’inscriptionau registre des électeurs n’a pas rameutégrande monde. Après l’attaque meurtrière dejuillet, il y a eu un sursaut. «Les gens se sontdit que pour éradiquer le terrorisme, il fallaitfaire ces élections», assure l’administrateur.Wael Karafi, 24 ans, ne votera pas, pas plusqu’en 2011. Il «n’a pas confiance» dans lespartis et reste en colère contre «le système deBen Ali», qui est «toujours là, comme s’il n’yavait pas eu de révolution». Il y a perdu sajambe droite. Le 9 janvier 2011, il a pris uneballe dans les manifestations et a été amputé.«Il faut l’accepter», s’est-il résigné.Wael ne digère pas, en revanche, le sort clé-ment fait aux responsables de la répression.Il a suivi de près leur procès, au tribunal mili-taire. «Du théâtre», estime-t-il. Outre l’ex-président, jugé par contumace, vingt-deuxcadres sécuritaires comparaissaient, du chefde commissariat au ministre de l’Intérieur.La cour a prononcé des peines de huit àquinze ans de prison. En appel, le 12 avril, lescondamnations ont été ramenées à deux outrois ans, soit le temps déjà passé en déten-

«Ces terroristes, ce sont des victimes dela pauvreté. Le plus vieux est né en 1987,les autres ont 20 ans, 21 ans. Ici, les jeunesont deux pistes: à droite, l’alcool;à gauche, la montagne.»Un cadre policier de Kasserine

La cité reste marginalisée, avec 26% de chômeurs, contre 15% au niveau national. Autre record: 69 listes sont en lice pour les législatives de dimanche. Chez Ons Dalhoumi, abattue par une patrouille de police, cet été.

LIBÉRATION JEUDI 23 OCTOBRE 2014 • 31

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NidaaTounes,fragilevainqueurLe jeune parti tunisien, coalition hétéroclite construite autour de l’opposition aux islamistes,devance Ennahdha de 16 sièges. Mais manque encore d’alliés pour former un gouvernement.

C ette fois, c’est officiel: se-lon les résultats prélimi-naires, enfin annoncésmercredi, le parti

Nidaa Tounes arrive en têtedes législatives, avec 85 siè-ges emportés sur 217. Sans ma-jorité, mais avec une confortableavance sur les islamistes d’En-nahdha, qui en décroche 69.Les dirigeants de Nidaa Tounes segardent toutefois de triompher. «Lavictoire est une responsabilité plusqu’autre chose, il faut garder les piedssur terre. On nous donne une chance,pas carte blanche», analyse Khe-maïs Ksila, membre de la direction.Il n’empêche, Nidaa Tounes a rem-porté son premier pari: permettreune alternance, faire contrepoids àEnnahdha qui, après les électionsdu 23 octobre 2011, semblaient pou-voir garder l’ascendant pour unlong moment, face à un camp mo-derniste désorganisé. En moins dedeux ans d’existence, «l’Appel dela Tunisie» s’est imposé comme lapremière force politique du pays.«Comment expliquer qu’un partiémerge en si peu de temps, sinon par

l’inquiétude?» souligne le constitu-tionnaliste Ghazi Gherairi. Lancéau printemps 2012, Nidaa Tounes aprospéré sur la peur des islamisteset leurs échecs au pouvoir. Le mou-vement a matraqué les mêmes

messages : l’incompétenced’Ennahdha et de ses alliés,leur laxisme dans la lutte

contre le terrorisme, leur «obscu-rantisme» supposé.Un positionnement qui a payé, dansles urnes. Nidaa Tounes a récoltél’adhésion d’une partie des Tuni-siens, soucieux de barrer la route àl’islamisme, notamment en votant«utile» au détriment des autres for-mations modernistes. Le mouve-ment a également «bénéficié du votesanction de larges franges de la popu-lation préoccupées par la baisse deleur niveau de vie, nostalgiques del’ordre et de la sécurité, lassées de lapolitique politicienne», décrypte Mi-chaël Béchir Ayari, analyste pourl’International Crisis Group.Le parti agrège des figures de gau-che comme des libéraux, desleaders syndicaux comme deshommes d’affaires, une pléiade demilitants novices, des personnalitésindépendantes et plusieurs minis-tres du premier gouvernement de

transition, en 2011. Des opposantsà l’ancien régime y côtoient desmembres de l’ex-RCD, le parti hé-gémonique sous Ben Ali, dissousaprès sa chute. Ces derniers sontplutôt d’anciens responsables lo-caux, prêts à se recycler, que des fi-gures nationales trop connotées.Les «RCDistes» forment aussi unebonne partie des troupes dans lesrégions, tandis que les autres com-posantes dominent la direction. Lepoids de chacune des tendancesreste inconnu : le parti n’a jamaistenu de congrès, ce qui pourrait sefaire l’été prochain.

PATRIARCHE. L’attelage est cimentépar la personnalité charismatiquede son président-fondateur, BéjiCaïd Essebsi. «Bajbouj» fut minis-tre sous Bourguiba, brièvementchef du Parlement sous Ben Ali, etrappelé à la rescousse après la révo-lution pour devenir Premier minis-tre. Agé de 87 ans, le vieux briscardest en lice pour la présidentielle, finnovembre. «Il nous rappelle l’ex-président Bourguiba», apprécie unejeune électrice. Une image que cul-tive le patriarche.Difficile, en revanche, de définirl’idéologie de Nidaa Tounes, passé

l’anti-islamisme commun. «C’estun projet plus qu’un parti», estimeKhemaïs Ksila. «Un mouvement decentre droit, conservateur et jaco-bin», définit Ghazi Gherairi. Dont

le programme se base «sur une éco-nomie sociale de marché», exposeSlim Chaker, l’un de ses concep-teurs. «Nidaa Tounes s’est positionnésur des valeurs nationales, par oppo-sition à un transnationalisme isla-miste, à un moment où l’identité tuni-sienne était malmenée, où on voyaitles drapeaux salafistes remplacer ledrapeau national, où on entendaitparler de califat…» souligne KarimGuellaty, consultant en communi-cation politique, qui a accompagnéles premiers pas du parti.

MOSQUÉES. Face à cela, le mouve-ment s’est posé en gardien del’œuvre bourguibiste: les acquis dela femme, l’éducation, une certaineconception du rapport à la religion,séparée du politique sans aller jus-qu’à la laïcité. Comme la quasi-to-talité de la classe politique, NidaaTounes ne remet par exemple pasen cause le contrôle des mosquéespar l’Etat, ni son référent musul-man. Et une partie des Tunisienscraint que la victoire de Nidaa Tou-nes ne signe une forme de retour àl’ancien régime. «On ne peut pasréussir cette transition sans faire lasynthèse intelligente entre les acquisdu passé et les aspirations de la révo-lution», expose Khemaïs Ksila.Désormais, Ennahdha battu, «la vé-rité des urnes», comme dit Ksila,pourrait bien contraindre les enne-mis d’hier à cohabiter. Nidaa Tounesentend, pour former son gouverne-ment, commencer par consulterceux qui ont pu tirer leur épingle dujeu dans le camp moderniste: prin-cipalement les libéraux d’Afek Tou-nes (8 sièges) et le Front populaire,une coalition de gauche (15 sièges).Mais, pour l’heure, le parti veut seconcentrer sur la présidentielle.•

Par ÉLODIE AUFFRAYCorrespondante à Tunis

RÉCIT

Nidaa Tounes Ennahdha

TunisTunis

MahdiaSidi

Bouzid

Gafsa

Tozeur

Kebili

Sfax

Gabès Médenine

Tataouine

ALGÉRIELIBYE

TUNISIE

Kasserine KairouanMonastir

SousseSiliana

Le Kef

Jendouba

Manouba

Béja

Bizerte

ArianaBen Arous

NabeulZaghouan

100 km

MerMéditerranée

Sour

ce :

Isie

Les partis en têtepar circonscription

Des supporteurs de Nidaa Tounes («l’Appel de la Tunisie»), le 28 octobre à Tunis. Le parti compte 85 députés, contre 69 pour Ennahdha. HASSENE DRIDI. AP

REPÈRES

«[La Tunisie] estle seul arbre deboutdans une forêtdévastée.»Le président d’Ennahdha,Rached Ghannouchi,appelant ses partisansà fêter «la démocratie» dansune allusion aux autres paysdu printemps arabe, lundi

24sièges manquent à NidaaTounes pour atteindrela majorité absolue (109)nécessaire pour formerun gouvernement.

LIBÉRATION VENDREDI 31 OCTOBRE 20148 • MONDE

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AMonastir, letourismedansune«situationcatastrophique»

Pour pallierl’absence desFrançais, effrayéspar la montéede l’islamisme,les voyagistespoussentles hôteliers de lastation balnéairetunisienneà casser les prix.

L’ hôtel Regency a repris vie.A moitié vide en juillet,l’établissement, collé à lamarina de Monastir, affi-

che complet en cette fin août. Parmiles estivants, il y a les irréductibleshabitués, comme Marie qui, du hautde ses cinq séjours dans la station,«ne voit pas de changement», se ba-lade sans craintes et trouve que «lesmédias en rajoutent une couche». Il ya aussi ceux qui avaient quelquesappréhensions mais qui, attirés parles promos, ont franchi le pas. Enfin–et surtout–, «beaucoup de Tuni-siens», commente Mounir depuisson transat. Dès la fin du ramadan,les nationaux sont ainsi venus gar-nir nombre d’établissements de lacôte boudés par les Français, offrantune bouffée d’oxygène à un secteuren détresse.Encore plus que le reste de l’écono-mie, le tourisme pâtit d’une transi-tion engluée dans ses crises politi-ques et secouée par la montée duterrorisme. C’est l’un des princi-paux motifs cités par l’agenceStandard & Poor’s qui, mi-août, aabaissé de deux crans la note de laTunisie, passée de BB -à B. L’instabilité a aussieffarouché, bien plusque les autres vacanciers, les tou-ristes français, de très loin les pre-miers clients de la destination Tu-nisie. Monastir y est d’ailleurs, avecDjerba, l’un de leurs spots favoris.Au Regency, ils constituent d’habi-tude la quasi-totalité de la clientèle.Cette année, ils ne sont guère plusde 20%. Fram, le propriétaire, estpourtant le deuxième tour-opéra-

teur dans le pays, où il est implantédepuis près de quarante ans et où ildégage, comme tous les grandsvoyagistes français, une part im-portante de ses revenus. Mais cettesaison, «la situation est catastrophi-que», reconnaît Christine Ohanes,directrice qualité du groupe en Tu-nisie. «Nos efforts ont été anéantis :on avait lancé des promos en débutd’année, ça marchait bien. Mais l’as-sassinat de Chokri Belaïd [l’opposant

abattu début février, ndlr] a stoppénet la dynamique et elle n’a jamaisrepris.» En poste depuis trente ans,«Titi», comme on la surnomme,n’avait jamais vu ça. Pour limiter lacasse, il a fallu commercialiser en

Allemagne et sur desagences de voyage enligne, en plus de s’ouvrir

au marché local. «L’an prochain, onva démarcher les Russes, on n’a pasle choix», dit Christine. C’est lenouveau filon. A Monastir, pendantque les Français désertent, lesRusses affluent. Moins 45% de nui-tées pour les premiers, +170% pourles seconds jusqu’à fin mai.En détaillant ces chiffres, le res-ponsable de l’administration régio-

nale du tourisme, Sa-dok Ben Slama, estpris de mélancolie.«La région est conquisepar les Russes. On sesent plus proches desFrançais, mais on se

trouve dans l’obligation d’accepter»,regrette ce fonctionnaire proche dela retraite, «formé par les dernierscoopérants français», au moment dela naissance de l’industrie touris-tique.

CORRUPTION. A l’époque, dans lesannées 60, la jeune Tunisie indé-pendante se construit une écono-mie. Tout le long de la côte est, onimplante des zones touristiques, à

l’image de celle de Monastir, villenatale de l’ancien président Bour-guiba. Secteur-clé, le tourisme re-présente 7% du PIB, emploie prèsde 100000 personnes et, les bonnesannées, 300000 saisonniers. L’ap-port en devises couvre ainsi unegrosse part du déficit commercial.Mais avant même la crise actuelle,le modèle était grippé. La mauvaisegestion et la corruption ont gan-grené le secteur, où l’endettement

est tel que le quart des créances estconsidéré comme douteux. La qua-lité s’est dégradée dans les hôtels,les prix ont baissé, les tour-opéra-teurs ont renforcé leur mainmise.«Notre tourisme est resté sur le mo-dèle des années 80, on n’a paschangé de stratégie», déplore Ah-med Bouguerra, jeune cadre hôte-lier qui, comme beaucoup dans lemilieu, rêvait de tout changer aprèsla révolution : s’affranchir des

voyagistes, monter en gamme, sor-tir du tout-balnéaire, valoriser lepatrimoine et l’artisanat…

TARES. Les initiatives et les collo-ques pullulent, mais au fil des cri-ses, les professionnels se sont con-tentés de sauver les meubles. Pire,les tares se sont aggravées. «Lestour-opérateurs nous demandent debaisser les prix pour stimuler la de-mande. Les hôteliers n’arrivent plusà joindre les deux bouts. Certainslouent leur établissement à des voya-gistes 30% de moins que leur valeur,pour être sûrs de pouvoir payer lesbanques», dépeint Wajdi Skhiri, se-crétaire général de la Fédération tu-nisienne de l’hôtellerie et patron duGolden Beach, qu’il louerait bien,lui aussi.Peu versée dans l’islamisme, laprofession avait accueilli la victoireélectorale d’Ennahda avec pragma-tisme, espérant stabilité et reprisedes affaires. Elle est maintenantvent debout contre le gouverne-ment, taxé d’«incompétence». «Cequi freine l’investissement, c’est leflou, souligne aussi SofianeBaklouti, le directeur du Regency.On n’a de date ni pour la Constitutionni pour les élections. Un tour-opéra-teur affrète ses avions un an àl’avance mais on ne sait même pasce qui va se passer la semaine pro-chaine… Comment voulez-vous qu’ils’engage, dans ces conditions? »•

Par ÉLODIE AUFFRAYEnvoyée spéciale à Monastir

«L’assassinat de Chokri Belaïda stoppé net la dynamiqueet elle n’a jamais repris.»Christine Ohanes chef qualité de Fram Tunisie

REPORTAGE

Sur une plage deMonastir, en avril 2011.PHOTO NICOLAS FOUQUÉ.

IMAGESDETUNISIE.COM

REPÈRES

TUNISIE

Mer Méditerranée

ALG

ÉRIE

Monastir

Tunis

75 km

Selon les autorités,les entrées touristiques ontaugmenté de 4,8% au pre­mier semestre par rapportà 2012. «Mais les nuitées ontdiminué de 4% et les recettesen devises de 12,3%», nuancele président de la Fédérationtunisienne de l’hôtellerie,Radhouane Ben Salah.

«Ceux qui n’ontpas vu le soleil depuislongtemps doiventsavoir qu’il est ici.J’invite les Français àvenir plus nombreux.»François Hollande lors desa visite en Tunisie, début juillet

-45%C’est la baisse du nombrede départs depuis la Francevers la Tunisie en juillet 2013,par rapport à juillet 2012,selon le Syndicat des agencesde voyage.

LIBÉRATION MARDI 3 SEPTEMBRE 201320 • ECONOMIE

Page 10: Liberation LIBE 20150223 Paris-1 - DoYouBuzz

Pour materla jeunesse, la policepost-révolutionnaire

joue d’une loi anti-cannabis très dure,

héritée de la dictature.

MerMéditerranée

ALG

ÉRIE

LIBYE

ITALIE

TUNISIE

100 km

Tunis

Derrière l’écranTunisie

la répression

Près de Tunis,en novembre.

de fumette,

LIBÉRATION MERCREDI 8 JANVIER 201430 • GRAND ANGLE

Page 11: Liberation LIBE 20150223 Paris-1 - DoYouBuzz

Matinée d’audienceordinaire à la cham-bre correctionnellenuméro 6 du palaisde justice de Tunis.Comme d’habitude,une bonne partie desdossiers entassés sur

le bureau du juge touche à la consommationde zatla, la résine de cannabis. Parmi les pré-venus, Nabil, gaillard de 34 ans, journaliertout juste rentré d’Italie, qui a été arrêté unsoir avec deux amis alors qu’ils squattaientles marches d’une boutique dans la cité Inti-laka, un quartier populaire de la capitale. Lapatrouille de police a trouvé à leurs pieds desmégots de joints: suffisant pour embarquertout le monde et les soumettre au test uri-naire qui dépiste le haschisch, même plu-sieurs semaines après la consommation.Testé positif, Nabil a écopé de lacondamnation standard : un an de prisonferme et une «Vespa», surnom donné àl’amende de 1 000 dinars (444 euros), sansdoute en raison des nombreux scooters sacri-fiés pour s’en acquitter.C’est là la peine plancher prévue par la loide 1992 sur les stupéfiants : «Sera puni del’emprisonnement d’un à cinq ans et d’uneamende de 1 000 à 3 000 dinars tout consom-mateur ou détenteur à usage de consommationpersonnelle de plantes ou matières stupéfiantes,hors les cas autorisés par la loi. La tentative estpunissable», énonce l’article 4.«Tout le monde fume ici ! Il faut une solution,cette loi détruit plein de jeunes», souffle le frèred’Amine, coaccusé de Nabil. «Chaque samedisoir, la police fait des rafles dans le quartier.Nous, les pauvres, nous sommes morts ici enTunisie», fulmine Khira, la mère de Nabil, àla sortie du tribunal.

Les usagers,un tiers des prisonniers

La loi de 1992 est l’un de ces textes répressifshérités de la dictature. Trois ans après lachute de Ben Ali, le code pénal n’a pas bougé,l’arsenal autoritaire est intact. Certes, la ré-volution a délié les langues. Mais pourl’heure, le texte antidrogue reste le symbolede l’arbitraire policier, l’instrument privilé-gié pour mater la jeunesse. Les usagers ducannabis, essentiellement des jeunes, repré-sentent près du tiers des effectifs des prisons:«Fin septembre 2013, sur 25000 détenus, 8000l’étaient pour infraction aux stupéfiants, la plu-part pour consommation», relève HabibSboui, directeur général des prisons jusqu’àcette date. «On voit passer des étudiantsbrillants, des pères, des jeunes filles, des mi-neurs, des garçons dont les parents sont mala-des, qui ont la charge de leur famille. Et on estobligés de les condamner», déplore le juge Né-jib Nécib, qui préside la 7e chambre correc-tionnelle de Tunis. La loi de 1992 est en effetl’un des rares textes qui excluent toute cir-constance atténuante, une disposition large-ment critiquée parmi les magistrats.C’est surtout dans les quartiers populairesque se recrutent les prisonniers de la zatla.Ils sont les plus exposés aux abus de la police,aux contrôles d’identité à répétition. Il suffitd’une feuille de papier à rouler retrouvée aufond d’une poche, d’une impertinence en-vers un agent ou d’une délation pour qu’untest soit ordonné. Les dernières années deBen Ali, quand chaque match de foot viraità l’affrontement entre forces de l’ordre etjeunes supporteurs «ultras», le cannabis ser-vait souvent de prétexte pour les arrêter oules intimider. Les choses n’ont guère changé.

Issam s’est fait coffrer après un conflit per-sonnel avec un policier qui a viré à la baston,un soir de beuverie. «Comme un con, j’avaisoublié un petit bout de shit dans ma poche», ra-conte ce jeune homme de 27 ans. Ce fut leprétexte. Issam a passé la révolution en pri-son. Quant à Sami, il a vu la police débarquerà la maison. Lui qui dit fumer «deux, troisjoints le soir, après le travail» a été balancécomme dealer par son employé. «A Bouchou-cha [une maison d’arrêt, ndlr], j’ai été frappépendant sept jours. J’ai fini par avouer, justepour que ça s’arrête», raconte le jeunehomme. Il a ensuite fallu que sa famille sou-doie les agents pour qu’ils retirent du procès-verbal la charge de «vente» et ne retiennentque la consommation.Wadji venait d’acheter un petit bout de shità la sortie du lycée quand les policiers lui sonttombés dessus pour un contrôle d’identité.C’était en mars 2012, à quelques mois du bac.Libéré après la date de l’examen, il n’a désor-mais «plus envie de le passer». A 22 ans, iltraîne sa condition de chômeur en rêvant «dese casser en France ou en Italie» et en fumantdes joints. Il transporte désormais ses barret-tes au creux de la main, pour s’en débarrasserau plus vite si besoin.

«Acheter le pipi»Les plus fortunés peuvent espérer s’en tireren «achetant le pipi», c’est-à-dire en sou-doyant la police qui prélève l’urine, une ano-malie juridique puisque ce devrait être faitpar un médecin. Ahmed raconte ainsi quelorsque son petit frère a été attrapé, sa famillea donné 3000 dinars (1330 euros) aux agents«pour que l’analyse soit propre». «C’est fruc-tueux pour tout un système qui a perduré aprèsla révolution, parmi la police, la justice, les avo-cats. Des clients me racontent que tel avocatpromet de débrouiller l’affaire pour 10 000 di-nars», raconte Me Ghazi Mrabet, qui veut«partir en guerre» contre cette loi. «C’est uninstrument de répression sociale, un outil pourfermer la gueule de la jeunesse et, parfois, pourrégler des comptes politiques», accuse sonclient, Néjib Abidi, documentariste et acti-viste arrêté en septembre à son domicile, enpleine nuit, en compagnie de sept amis avecqui il bouclait la bande-son d’un film polé-mique. Il a finalement été libéré après un testnégatif, mais quatre copains attendent en-core leur procès en prison. Néjib dénonce unciblage des jeunes les plus engagés.Le tout premier à pointer la répression anti-cannabis fut Slim Amamou, célèbre cyber-activiste arrêté pendant la révolution, de-venu juste après secrétaire d’Etat à laJeunesse. Printemps 2011: un journaliste dela télé sollicite son avis, il se prononce pourla dépénalisation. «Les gens ont eu une réac-tion épidermique, on a commencé à me déni-grer, se rappelle-t-il. Tout ça venait d’une oli-garchie bien-pensante, soi-disant de gauchemais conservatrice. Quand j’ai quitté le gou-vernement, quelques semaines plus tard, les pe-tites gens venaient me remercier dans la rue, meracontaient leur cas, leurs problèmes pour sereconstruire après la prison… Les plus aisés,ceux qui ont accès aux médias, n’en parlentpas, soit parce qu’ils ont honte d’avoir payépour s’en sortir, soit parce qu’ils ne se sententpas concernés.»Porte-voix des quartiers, les rappeurs em-brayent. En septembre 2011, juste avant lesélections, Hamzaoui Med Amine et Klay BBJsortent le premier hymne au haschisch :«Donnez-moi une plaque / j’aime la zakataka/ je fumerai mon joint sans me cacher», osent-ils. Zakataka devient un tube, un slogan, etle cannabis, un thème récurrent du rap. Peuaprès, le rappeur Lil’K lance le très directSayeb el La3ba («lâche le joint»). Sur les mursdes cités, les tags fleurissent. Dans les stades,

des ultras proclament leur droit au kif.«Ô Ghannouchi [chef d’Ennahda, le parti is-lamiste, ndlr], la zatla au Maroc est gratuite!»chantent partout les supporteurs du club del’Espérance, de retour d’un déplacement àCasablanca. Dans l’euphorie de l’époque, unappel à manifester est lancé sur Facebook. Le18 février 2012, quelques centaines de jeunesse rassemblent devant l’Assemblée consti-tuante pour réclamer qui la légalisation, quides réformes.

«Les flics sont des chiens»Trois jours plus tard, fin de la récré. Les rap-peurs Weld El 15, Madou Mc et Emino sontarrêtés lors d’une soirée chez des amis. A sasortie, le premier lance Boulicia Kleb («lesflics sont des chiens»), récit pamphlétaire deson incarcération pour consommation decannabis. «Cocaïne, zatla et kétamine/ C’estvous qui les rapportez et vous nous demandezd’où ça vient / Vous nous démolissez depuisqu’on est jeunes avec ces produits», attaque-t-il dans cette chanson dédiée à «la généra-tion des défoncés» et «de l’injustice». Le mor-ceau lui a valu deux procès, des semaines decavale, puis de prison, avant d’être relaxé, le19 décembre.«Il y a eu une période où on a parlé très libre-ment. Aujourd’hui, on revient à des critiques in-directes, comme sous Ben Ali», constate Ham-zaoui. Lil’K, lui, ne croit plus au changementimmédiat, mais prend soin d’apparaître unjoint aux lèvres dans tous ses clips et de glis-ser quelques allusions. Certes, l’élan s’est es-soufflé, mais «on a réussi à faire prendre cons-cience que c’était un problème», évalue SlimAmamou.L’idée qu’une répression aussi dure est unéchec fait également son chemin dans lesrangs des autorités. «Le nombre de consomma-teurs n’a pas diminué, bien au contraire», tran-che Habib Sboui, l’ex- directeur des prisons.Après trois années en poste, ce colonel majorvenu de la police est même devenu «militantdans ce domaine». Ces derniers mois, il a ap-pelé dans plusieurs médias à changer cette loiqui conduit à l’engorgement des prisons etmenace l’avenir des condamnés.«La majorité sont des consommateurs sporadi-ques, qui deviennent des réguliers en prison»,déplore pour sa part le directeur général duministère de la Santé, Nabil ben Salah. Uneréforme avait été préparée, juste avant la ré-volution, raconte-t-il. «Le nouveau texte pré-voyait la possibilité pour le juge de recourir auxcirconstances atténuantes, de prononcer un sur-sis ou un suivi thérapeutique. Il devait passer àla chambre des députés. Mais il y avait des réti-cences, c’était réellement un tabou.» Après larévolution, ce texte a été remis sur le métier.La nouvelle version, encore en gestation,prévoit de renforcer la lutte contre le trafic etajoute la possibilité de condamner les con-sommateurs à de simples travaux d’intérêtgénéral. «On profite de cette période pourl’améliorer. Mais l’Assemblée constituante aautre chose à faire», souligne le haut fonc-tionnaire.Malgré un consensus sur la nécessité d’uneréforme, le sujet ne suscite guère l’intérêt dela classe politique. Seul le Pôle démocratiquemoderniste, petite formation de gauche, l’ainscrit à son programme de travail.«On pourra faire revenir les jeunes à la vie dela cité en se détachant de la connerie du tout-répressif, argumente son coordinateur, Riadhben Fadhel. On ne peut pas demander aux jeu-nes, qui se sont massivement abstenus aux pre-mières élections, d’aller voter alors qu’ils sontdes milliers à croupir en prison.» Dans sachanson Boulicia Kleb, Weld El 15 avertit :«Aux prochaines élections, je choisirai le dealerdu quartier.» •Certains prénoms ont été modifiés.

Par ÉLODIE AUFFRAYCorrespondante à TunisPhotos AUGUSTIN LE GALL

La loi de 1992 punit les usagers et détenteursde stupéfiants d’un à cinq ans de prisonet d’une amende de 1000 à 3000 dinars,et exclut les circonstances atténuantes.

LIBÉRATION MERCREDI 8 JANVIER 2014 • 31

Page 12: Liberation LIBE 20150223 Paris-1 - DoYouBuzz

«Je m’adresse à vous dansla langue de tous les Tu-nisiens et Tunisiennes»,annonçait solen-nellement Zine el-Abidine ben Ali encommençant son dis-cours, au soir du

13 janvier 2011. Pour sa troisième interventiontélé depuis l’immolation de Mohamed Boua-zizi et pour la première fois en vingt-trois ansde pouvoir, l’autocrate, piètre orateur, remi-sait son arabe classique pours’exprimer en derja, le dia-lecte du peuple. «Fhemtkom»(«Je vous ai compris»), a-t-ilrépété lors de l’allocution,jouant la corde sensible. In-suffisant pour la rue: le len-demain, le tyran chutait. Laformule, elle, est passée à lapostérité, raillée, détournée,remixée version house ourap. C’était la dernière preuve du décalageentre le raïs et le peuple.Puis la langue de bois du régime a laissé laplace à un défoulement verbal collectif. Dansle grand chambardement révolutionnaire, laparole s’est libérée, suscitant un micromou-vement, difficilement perceptible aux oreillesoccidentales: le dialecte tunisien, langue du

peuple, se pousse hors de sa sphère familière,rognant quelques arpents des vastes préroga-tives de l’arabe littéraire. La conquête, sansbruit, est bien dans l’air du temps anti-éli-tiste: «Il faut avoir un certain niveau d’éduca-tion pour comprendre l’arabe littéraire. Le tuni-sien est plus simple, plus accessible», relèveHager Ben Ammar, professeure d’arabe etpassionnée de la derja, qu’elle enseigne de-puis dix-huit ans aux étrangers.

Au nom du Coranet du panarabisme

En Tunisie, comme dans tous les pays arabes,l’arabe littéraire (ou classique) coexiste avecle dialectal. Au premier, le prestige: la langue

du Coran et de l’unité arabeest celle (à l’écrit et à l’oral)de l’enseignement, des mé-dias, de l’administration, dela politique, des sciences, lalittérature, la liturgie. Au se-cond, propre à chaque pays,les usages privés, la maison,la rue. Et la seule sphère duparler: le dialecte «ne s’écritpas», stipule le dogme qui

attribue au littéraire, langue de l’unité politi-que et religieuse arabe, le privilège exclusifet historique de l’imprimé. «La derja est unelangue malmenée. Et pourtant, c’est la languematernelle, celle de l’affect, des émotions, desrelations humaines», relève Hager ben Am-mar, qui a transcrit et publié deux contes dupatrimoine oral tunisien l’an dernier. Le ca-

Par ÉLODIE AUFFRAYCorrespondante à TunisPhotos NICOLAS FAUQUÉ

Langue des réseaux sociaux, des tags et durap, le dialecte sort de la sphère familière,s’invite dans les discours officiels,grignotant le terrain de l’arabe littéraire.

Letunisien,l’écritde la rue

MerMéditerranée

ALGÉRIE

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LIBYE

TUNISIE

200 km

Tunis

YEtalogue de livres disponibles en derja restemaigre. L’universitaire retraité Hédi Balegh,l’un des plus ardents partisans de la «languetunisienne», en a écrit plusieurs: des recueilsde proverbes et, plus récemment, la premièretraduction en derja d’une œuvre étrangère,le Petit Prince de Saint-Exupéry.Balegh est de ceux, peu nombreux, qui ap-pellent à introduire le tunisien dans l’ensei-gnement. «A l’école, les enfants doivent oublier

ce qu’ils ont appris de la bouche de leur mère etapprendre une langue quasi étrangère, compli-quée : on leur enseigne douze pronoms relatifsalors qu’en tunisien, il n’y en a qu’un seul, trèssimple. Beaucoup décrochent.» Hager benAmmar relève: «Quand on lit des histoires auxenfants, c’est en arabe littéraire, puis on leurtraduit en langue maternelle !» L’enseignanteprône le recours au dialectal pour les petitesclasses «comme passerelle vers le classique».

Tags en dialecte vus à Tunis, début avril. «Sayeb zatla» («Je fume la zalta et je vous emmerde»).

«Sayeb el koffet el mouatin» («Lâchez le panier du citoyen»), signé Al­Joumhouri, le Parti républicain.

Sur un terrain de foot de Sidi Hassine, dans la banlieue de Tunis, un mot: «Zwewla»(«Les pauvres»).

LIBÉRATION MARDI 15 AVRIL 201434 • GRAND ANGLE

Page 13: Liberation LIBE 20150223 Paris-1 - DoYouBuzz

«L’arabe tunisien ne dispose ni de dictionnairesni de grammaire. Ces outils permettraient del’enseigner et de faire évoluer les choses»,plaide Hédi Balegh. Un signe: l’université dela Manouba, à Tunis, vient de créer une unitéde recherche sur le dialectal.«On dit que nous, jeunes Tunisiens, ne lisonsplus. Mais le Tunisien ne sait plus lire car leslivres ne sont pas écrits dans sa langue. Ils’éclate dans la sienne, qui est son égale et non

son maître», écrit une des pages Facebookqui militent pour le dialecte. Certains sontpassés à l’acte, comme Foued ben Mahmoud.«Frustré de n’avoir jamais reçu d’émotion litté-raire dans [sa] propre langue», ce quadraautodidacte a d’abord écrit des nouvellesqu’il a gardées pour lui, puis s’est attelé à unroman: une adaptation de Voyage au bout dela nuit transposé à l’heure des bouleverse-ments arabes. Comme Céline l’a fait avec

l’argot, il ambitionne d’élever la langue po-pulaire. «Le problème du tunisien, c’est sonassociation avec le léger, l’instantané. Mais dèsqu’il s’agit de construire, on passe à une langueétrangère, l’arabe littéraire ou le français. Onne bâtit pas une vision globale de la vie commeça», plaide-t-il.Une myriade d’initiatives éparses témoignentd’un nouveau regard sur la derja. Ainsi, pourle premier scrutin post-révolutionnaire, enoctobre 2011, l’instance électorale a choisid’écrire un de ses slogans en derja : «Il esttemps de t’inscrire.» Les collectifs, les projetsde la société civile sont de plus en plus nom-breux à choisir un nom en dialecte : KolnaTounes («Nous sommes tous tunisiens»),pour une association proche de la gauche ;Ibda («Lance-toi»), pour un nouveau pro-gramme d’entrepreneuriat social initié parla Banque mondiale ; «Sayeb Weld el 15»(«Lâchez Weld el 15»), cri de ralliement pourla libération de ce rappeur. Un slogan au dia-pason du rap, chanté en dialecte.

Aujourd’hui frémissant, le débat linguistiqueentre puristes et réformateurs traverse la ré-gion depuis des décennies. Les partisans dutunisien se réfèrent volontiers au mouvementTaht Essour («Sous les remparts») qui, dansles années 30, à l’époque du protectorat fran-çais, tenait salon au café du même nom, dansun quartier populaire de Tunis. Chanson-niers, écrivains, poètes ou journalistes, cesintellectuels du petit peuple, anticolonialisteset anticonformistes, ont alors produit un pre-mier patrimoine de littérature dialectale: lescontes d’Abdelaziz al-Aroui, les poèmes li-cencieux d’Abderrahmane al-Kéfi, les pièceset récits d’Ali Douagi… Au théâtre, le dialectals’est imposé dans les années 70. A cette épo-que, le poète et universitaire Salah Garmadi,père de la linguistique tunisienne, s’attacheà démontrer que l’arabe tunisien est plusqu’une simple variante du classique. Que sonlexique, sa syntaxe, sa morphologie l’en dis-tinguent au point de former une langue «quimérite à ce titre tous les égards et toutes les étu-des», résume le professeur Samir Marzouki,spécialiste de Salah Garmadi. Aujourd’hui,assure-t-il, «ce qu’il a défendu est plus oumoins admis, le débat est plus serein».

«Rompre avec la langue de bois»Bien avant la révolution, le dialecte a faitquelques percées médiatiques. En 2003, le ré-gime a libéralisé le paysage radio monopolisépar les stations officielles en classique, queplus personne n’écoutait. Mosaïque FM (pri-vée) a été la première à permettre aux jeunesanimateurs parlaient le dialecte, ponctuéd’expressions en français. «La logique était dese rapprocher des gens, de rompre avec la lan-gue de bois des politiques. Le dialecte était aussila langue de la pub, celle qui faisait vendre ;beaucoup de publicitaires ont suivi Mosaïque»,explique Myriam Achour Kallel, anthropolo-gue qui étudie les nouveaux usages de la derjaà l’Institut de recherche sur le Maghreb con-temporain. Les réactions ont été vives: «Cer-tains auditeurs ont considéré que c’était de lapollution linguistique. Il n’empêche. MosaïqueFM est la chaîne la plus écoutée», poursuit-elle. Depuis, une multitude de radios en derja

ont vu le jour. C’est l’arrivée d’Internet et desSMS qui a propulsé le tunisien dans la sphèrede l’écrit: comme partout dans le monde, leséchanges s’y font dans le langage quotidien.Une vraie révolution, estime Myriam AchourKallel: «Les revendications autour du tunisien,isolées, n’avaient jamais donné lieu à des trans-formations d’ampleur. Aujourd’hui, des artistes,des intellectuels, des cyberactivistes, mais aussides gens ordinaires, tous ceux qui ont un compteFacebook : tous ne sont pas des défenseurs dudialecte, mais tous participent à une normalisa-tion de son écriture.»L’absence de claviers en arabe au début del’ère du Web et des mobiles n’y a pas fait obs-tacle: les internautes l’ont transcrit en alpha-bet latin et ont utilisé des chiffres pour leslettres sans équivalent. Ainsi le «ha» s’écrit«7», le «ayn», «3». Comme dans «SayebSala7», première cybermanifestation contrela censure, en 2010. Ou dans Klem Chera3,les «mots de la rue», nom des événementsde street poetry lancés par Amine Gharbi et

Majd Mastouri à l’été 2012.Le concept : se réunir dansl’espace public, longtempsconfisqué, et déclamer destextes en dialecte. «Il s’agitde démocratiser la culture. Onvoulait montrer qu’avec la lan-gue de tous les jours, on pou-

vait traiter les mêmes sujets, au même niveau»,explique Amine. «On vit une crise identitaireen Tunisie. Notre culture est déchirée entrel’Orient et l’Occident, l’élite se réfère à l’un oul’autre. Or, c’est important de bâtir une cultureavec une identité propre», argumente Majd.

«La derja est le produitde l’histoire du pays»

L’usage tous azimuts du dialecte est, pour sesdéfenseurs, une façon d’affirmer la spécifi-cité tunisienne, notamment en réaction aurevival islamiste: «Avec le vent de wahhabismeet l’invasion des chaînes religieuses satellitaires,le tunisien est presque devenu un geste militant,observe Hager Ben Ammar. Le dialecte, c’estle produit de notre histoire. Avec ses empruntsau français, maltais, italien, comme koujina(“cuisine”), dacourdou (“d’accord”), il traduitl’ouverture du pays», relève Moncef Chebbi.Editeur des contes écrits par Hager, il ambi-tionne de développer la publication en derja.Flairant la tendance, les leaders politiques re-courent plus volontiers au dialecte dans leursdiscours et même dans leurs tracts. «L’arabelittéraire ennuie les gens», note la députéeSelma Mabrouk, du parti de gauche Al-Mas-sar. Bourguiba, le premier président de la Ré-publique, parlait un dialecte un peu littéraire,ponctué de proverbes et de traits d’humour.Un style encore très apprécié des Tunisiens.Même les islamistes n’y sont pas insensiblesau moment où l’accent du Golfe pris par cer-tains passe mal. L’été dernier, en pleine crisepolitique, le chef d’Ennahda, Rached Ghan-nouchi, s’est résolu pour la première fois às’exprimer en tunisien à la télé. Mais les gar-diens du temple, islamistes et panarabistes,ne l’entendent pas de cette oreille et l’élan dela rue n’est pas près d’atteindre les institu-tions. La nouvelle Constitution consacrel’arabe, littéraire s’entend, comme «la» lan-gue officielle. Et son article 39 sur l’enseigne-ment, amendé par les conservateurs, précise:«L’Etat veille à enraciner l’identité arabo-mu-sulmane» et à «généraliser l’utilisation de lalangue arabe». Le message vaut autant pourle français, langage du colonisateur, que pourle tunisien. A bon entendeur. •

«La derja, c’est la langue maternelle,celle des émotions, des relations humaines.A l’école, on lit des histoires aux enfants enarabe littéraire. Puis on traduit en derja!»Hager ben Ammar professeure d’arabe

«Gahaf» («Glandeur») écrit comme sur le Web, en alphabet latin, avec le «7» pour le phonème «ha».

«Gultrah» («Vas­y, dis!»), le nom d’un groupe de reggae tunisien.

Sur un mur du centre­ville, «Tfaraj bech tbadel» («Observe, pour changer»).

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Par ÉLODIE AUFFRAYCorrespondante à TunisPhotos AUGUSTIN LE GALL

Militaires, communistes ou islamistes…tous suppliciés sous Ben Ali. Quatre ans après larévolution, ils réclament leur réhabilitation. Le résultatdes législatives, à la fin du mois, pèsera sur le processus.

TorturesLa Tunisie enquête de justice

nalisé de la torture et des magistrats auxordres. Aujourd’hui, la police restepuissante, la justice défaillante et la vo-lonté politique insuffisante. Accaparéepar sa transition, la Tunisie tarde à af-fronter son passé. La donne changera-t-elle avec le démarrage de la justice tran-sitionnelle, en décembre? La missions’annonce difficile. Les législatives, dèsle 26 octobre, seront aussi déterminan-tes: le rapport de force qui en découlerasera-t-il favorable au processus, alors

que des figures de l’ancienrégime sont en lice?Meherzia Belabed a choisi deraconter, «pour que ça ne sereproduise jamais». Elle estl’une des rares femmes àavoir témoigné, à la télé,parmi les 400 touchées, se-

lon l’AISPP. Responsable des actions so-ciales d’Ennahda, dans une banlieue deTunis, Meherzia était enceinte de troismois quand elle a été arrêtée, en 1991.Délibérément frappée au ventre, elle aperdu son bébé.Après un an et demi de prison, elle estde nouveau interpellée en 1993 et tortu-rée pendant vingt-huit jours au minis-tère. Poitrine nue, elle est mise en posi-tion du «poulet rôti» et battue, sous lesyeux de codétenus islamistes. «Les gensne connaissent pas la vérité, dit-elle. Ilfaut beaucoup d’autres témoignages, carils oublient facilement.»Jamel Baraket pose une pile de docu-ments sur la table de sa salle à manger:tous les papiers accumulés en vingt-trois ans de combat pour obtenir justicesur la mort de son grand frère, Fayçal,décédé en octobre 1991 dans un poste de

Assis à la terrassed’un café à Tu-nis, Rached Jai-dane jette alen-tour des regardssoupçonneux. Levoisin de table ?«Un policier»,

tranche-t-il, avant de reprendre sonrécit. Les deux types dans le fond? «Ilsont pris une photo», s’interrompt-il en-core. Les années «de torture physique etmorale» lui ont laissé, entre autres sé-quelles, une démarche boiteuse et desfantômes.En 1993, la confrontation bat son pleinentre Ben Ali et les islamistes d’En-nahda. Cadres et militants de l’organi-sation interdite sont arrêtés en masse.Sympathisant, doctorant en maths à Pa-ris, Rached Jaidane rentre pour le ma-riage de sa sœur. Une nuit, il est em-mené par la Sûreté de l’Etat, accusé,avec onze autres, de préparer des atten-tats. Il est torturé trente-huit jours, ausein même du ministère de l’Intérieur.Puis, au terme d’un procès expéditif, ilécope de vingt-six ans de prison. Il enpurge la moitié mais, à sa sortie, la po-lice maintient une pression constante.Son mariage capote, il vivote en don-nant des cours particuliers. La révolu-tion est une renaissance: «J’avais l’im-pression d’avoir 20 ans.» En juin 2011,Rached Jaidane est parmi les premiers,et les rares, à déposer plainte: contre lesexécutants, mais aussi contre Ben Ali et

le ministre de l’Intérieur de l’époque,Abdallah Kallel. «Je souhaitais qu’à tra-vers ce procès, on regarde la partie sombrede l’histoire de la Tunisie», explique-t-il.L’ambition a fait long feu. L’instructiona été bâclée. Les accusés sont poursuivispour simple délit, non pour crime. Leprocès s’est ouvert en avril 2012, maisles audiences sont systématiquementreportées. «J’y croyais, je n’y crois plus»,lâche-t-il, «fatigué», mais jurant qu’ilira «jusqu’au bout».

Son cas est emblématique. Près de qua-tre ans après la chute de Ben Ali, les vic-times de la répression sont toujours enquête de justice. Environ 13 000 per-sonnes ont bénéficié de l’amnistie géné-rale, décrétée dès février 2011 pour tousles anciens prisonniers politiques. Enajoutant ceux qui ont dû s’exiler, ceuxdétenus plusieurs mois sans condamna-tion, le nombre de victimes dépasseraitles 20000, selon l’Association interna-tionale de soutien aux prisonniers poli-tiques (AISPP), une ONG tunisienne.

La position du «poulet rôti»Les opposants de tous bords ont été tou-chés: de gauche, islamistes, syndicalis-tes… Le régime de Ben Ali, comme celuide Bourguiba, s’est employé à laminerla contestation, s’appuyant sur une po-lice omnipotente, un usage institution-

Responsable des actions socialesd’Ennahda, Meherzia Belabedétait enceinte de trois mois quandelle a été arrêtée, en 1991. Frappéeau ventre, elle a perdu son bébé.

Ahmed Ghiloufi, MoncefZoghlami et Mohamed

Ahmed sont des «Dreyfustunisiens». Ces officiers ont

été écartés durant plus devingt ans de l’armée.

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la Garde nationale. «C’est le grand dos-sier de ma vie», dit Jamel. Etudiant ensciences physiques à Tunis, engagé dansle mouvement islamiste, Fayçal Baraketprend part, en 1991, aux manifestationsqui agitent l’université. Jamel, sympa-thisant, est arrêté le premier, l’aîné suit,conduit au même poste. «Mon frère a ététorturé cinq ou six heures d’affilée. On en-tendait tout. Il hurlait, demandait la pitié.Puis plus rien», raconte-t-il.

«Le supplice de la bouteille»Quelques jours plus tard, les policiersappellent la famille : Fayçal est mortdans un accident de la route, disent-ils.Jamel, lui, reste détenu six mois au se-cret. Aussitôt libéré, il entame le com-bat: il contacte Amnesty International,qui soumet le rapport d’autopsie à unlégiste. «Les lésions décrites ne corres-pondent pas à un accident», mais sem-blent «résulter de coups répétés», analysele médecin irlandais Derrick Pounder.C’est la «perforation de la jonction recto-sigmoïdienne» qui lui a été fatale, esti-me-t-il. Elle aurait pu être causée pardes fractures graves du bassin, mais lerapport ne mentionne rien de tel. Poun-der conclut: «Cet homme est mort dessuites de l’introduction forcée dans l’anusd’un corps étranger sur une longueur d’aumoins 15cm.» Le viol masculin, notam-ment par le «supplice de la bouteille», fi-gure notoirement dans la palette des sé-vices infligés par la police tunisienne.Sous la pression internationale, l’ins-truction est rouverte à deux reprises,mais vite refermée. En 1999, le comitéde l’ONU contre la torture demandel’exhumation du corps, pour voir si lebassin présente des fractures. Il faudraattendre la révolution, et encore deuxans, pour que la justice l’ordonne. Le

1er mars 2013, la dépouille est déterrée.«Il n’y avait aucune fracture», relateJamel. Le juge instruit désormais desfaits de «torture par un fonctionnaireayant entraîné la mort». Une secondefois, Fayçal a été inhumé. Sur la plaquede marbre blanc, Jamel a fait gravercette épitaphe : «Décédé au poste depolice de Nabeul, le 8 octobre 1991.»Le bruit des roulettes sur le carrelagetrouble la conversation. Dans un trot-teur, son fils, un an à peine, sillonne lesalon. «Il s’appelle Fayçal», annonce fiè-rement le papa. Affranchi de la pressionpolicière qui affectaitses relations et sa car-rière, Jamel s’est mariéaprès la révolution, à43 ans. «Je pouvais en-durer tout ça seul, maispas le faire subir àquelqu’un», explique-t-il. Son combat n’estpas fini :«Je veux lacondamnation de tout unsystème. Pas seulement les exécutants,mais tous ceux qui ont rendu possible lecamouflage de la vérité.» Pas gagné.Beaucoup de policiers ne répondent pasaux convocations du juge.Comme Fayçal Baraket, une soixantainede personnes seraient mortes de la tor-ture sous Ben Ali, estime l’AISPP, etneuf ont disparu. Nabil Baraketi est dé-cédé dans des circonstances similaires,en 1987, dans les derniers mois du règnede Bourguiba. Déjà à l’époque, la luttefaisait rage entre pouvoir et islamistes.«Cette confrontation entre deux clans fas-cistes, l’un civil, l’autre au nom de Dieu,n’est pas dans l’intérêt du peuple»,dénonce alors un tract du Parti com-muniste des ouvriers de Tunisie (PCOT),jeune formation clandestine. Nabil, res-

ponsable régional, est arrêté, torturédouze jours. Il succombe le 8 mai. De-puis, chaque année à cette date, procheset camarades se rendent sur sa tombe.Ils en ont fait une officieuse «journéenationale» contre la torture.En 2012, le Président et ex-opposant,Moncef Marzouki, qui s’est fait unespécialité des gestes mémoriels, prometd’officialiser la commémoration. «L’oc-casion de diffuser les principes pour les-quels Nabil s’est battu», se réjouit alorsRidha, son frère. Le 8 mai 2014, lorsd’une cérémonie, Marzouki présente à

toutes les victimes de latorture «les excuses del’Etat». Pour Ridha, el-les tombent à plat, il aété convié au derniermoment –un oubli, ditla présidence – ets’éclipse fâché: les ca-marades n’ont pas étéinvités, les islamistessont en force. Il y voit

une manipulation. «Ils sont en traind’essayer de réécrire l’histoire à leur fa-çon ! s’étrangle Ridha. La lutte contre latorture, c’est la gauche, pas les intégris-tes! Ils parlent de leurs tortures comme s’iln’y avait eu qu’eux. Tout le monde estpassé par les prisons de Bourguiba et deBen Ali!» Et puis, avance-t-il, des mili-tants d’Ennahda ne se sont-ils pas ren-dus coupables de violences, voire deterrorisme? Les bombes dans les hôtelsen 1987, les attaques à l’acide contre lesfemmes, l’attentat de Bab Souikaen 1991… Ennahda a toujours nié sa res-ponsabilité, mais la défiance persistechez une partie des Tunisiens.Les islamistes et leurs adversaires sontà couteaux tirés sur le sujet. Les secondsaccusent les premiers d’avoir fait preuve

d’une «mentalité de butin» pendant leursdeux années à la tête du pays. Un projetd’indemnisation des ex-prisonniers po-litiques, depuis abandonné, avait crééla polémique. Puis le recrutement dansla fonction publique de 7000 amnistiéset la réintégration de 2500 autres ontgénéré des tensions. «C’est vrai qu’enquantité, il y a eu plus d’islamistes en pri-son. Mais ils ont été placés aux postes-clés, sans transparence», accuse Moha-med Soudani, arrêté et exclu de l’uni-versité en 2006 pour ses activités syndi-cales. Maintenant secrétaire dans unefaculté, il «commence une autre vie»,après les années de galère.

Des militaires au placardAbdelmoumen Belanès, cadre du PCOT,est passé par la torture et la prison troisfois, entre 1995 et 2000. Mais il a refuséd’être fonctionnaire. «C’est contre la di-gnité d’un militant, juge-t-il. On a luttépour le peuple, on profitera de cette révo-lution comme lui, on ne veut pas d’excep-tion.» Le martyrologe de la gauchepuise beaucoup dans les années Bour-guiba: les luttes syndicales brutalementmatées, ou, dans les années 60-70, lelaminage du mouvement Perspectives,né dans les universités. Zeineb Chernia été arrêtée lors du coup de filetde 1973, torturée et condamnée à un ande sursis. Après la révolution, avecd’ex-perspectivistes, elle a créé une as-sociation, Mémoire et horizons, et lancéune collecte des archives du mouve-ment. «L’histoire a été travestie, il s’agitdonc de la restituer aux jeunes, en inter-pellant les historiens», expose cette profde philo à la retraite.Les militaires déchus de «l’affaire Bar-raket Essahel» sont, eux, parvenus à ar-racher leur réhabilitation. «Nous som-

Ci­dessus:Rached Jaidane,doctoranten maths etsympathisantd’Ennahda, vivaità Paris. En 1993,il a été arrêtépar la policetunisienne alorsqu’il revenaitau pays pour lemariage de sasœur. Torturépendant trente­huit jours, ila passé treize ansen prison.A droite :MohamedSoudania été exclude la fac en 2006pour ses activitéssyndicales.Après des annéesdifficiles,il est devenusecrétaire dansune universitéet «commenceune autre vie».

LA TUNISIEEN QUÊTEDE JUSTICE

SICILE

MerMéditerranée

200 km

MALTE

TUNISIE

LIBYE

ALG

ÉRIE Tunis

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mes les Dreyfus de l’armée tunisienne»,clame de sa voix fragile Ahmed Ghi-loufi, l’un des officiers qui chapeautentl’association Insaf («équité»), avec lelieutenant-colonel Mohamed Ahmed etle colonel Moncef Zoghlami. Ecartés del’armée pendant plus de vingt ans, lestrois officiers en ont gardé l’allure disci-plinée et le code d’honneur.C’était en 1991, encore. Le 22 mai,Abdallah Kallel annonce qu’un vastecomplot militaire a été déjoué: fomentépar Ennahda, lors de réunions tenuesdans le village de Barraket Essahel, ilvisait à prendre le pouvoir, affirme-t-il.Au total, 244 militaires sont livrés auministère de l’Intérieur, où ils sont tor-turés. Les autorités finissent par se ren-dre compte de la méprise, mais ne veu-lent pas se dédire. Ainsi, 93 soldats sontcondamnés à des peines allant jusqu’àseize ans de prison. Les autres reçoiventdes excuses du ministre et la promessed’un retour rapide aux postes. En fait,mis à la retraite ou au placard, aucun neremettra plus l’uniforme.«C’était une opération de décapitation del’armée, dont Ben Ali avait une peurbleue», analyse le lieutenant-colonelAhmed. Après la chute de Ben Ali, lesofficiers s’organisent. «On avait unesorte de devoir moral, du fait de notregrade», dit le colonel Zoghlami. Ilsmontent au créneau dans les médias,racontent leur histoire «laissée sous unechape de plomb pendant vingt ans», dé-posent plainte contre les responsablessécuritaires d’alors, dont Kallel.

L’impunité des accusésLe procès s’ouvre dès novembre 2011. Ilest vite bouclé. «L’impunité a été consa-crée», regrette l’avocate des soldats, Na-jet Labidi. Le commandement militaire

a été épargné, à peine a-t-il été inter-rogé. La torture ? Les accusés ont niéêtre au courant, se sont renvoyé la balle.Kallel a pris quatre ans de prison, rame-nés à deux en appel. Il a été libéré l’andernier. «C’est le cas typique où les victi-mes sont déçues et les accusés aussi, à rai-son, parce qu’ils ont été condamnés sanspreuves déterminantes», analyse HélèneLegeay, d’Action des chrétiens pourl’abolition de la torture, qui suit treizecas. Barraket Essahel est, à ce jour, laseule affaire jugée. Autre victoire des of-ficiers: une loi, adoptée en juin, a resti-tué aux proscrits pensions de retraite,couvertures santé… et galons. «Cetteloi consacre notre innocence», savoureMohamed Ahmed. Les voilà réunis, ce24 juillet, dans la salle de réception dupalais présidentiel. En uniforme, ils dé-filent sur l’estrade, où Marzouki lesadoube. «On oublie un peu les malheursdu passé», réagit, yeux brillants, l’ex-capitaine Rachid Trimèche.«Barraket Essahel: premier procès politi-que après Ben Ali. Tous les témoins à dé-charge refusés», lit-on sur abdallah-kallel.com. Créé par les enfants de l’ex-ministre, quand il était en prison, le sitea tenu la chronique des irrégularités ju-diciaires et relayé la ligne de défense dupaternel: la torture ne date pas de l’èreKallel, tout ça était géré par Ben Ali. Ilest la cible d’une vengeance politique,assène le site. Comme les Kallel, les fa-milles des accusés, dans les différentsprocès, ont essayé de riposter. Certainesont même, selon plusieurs témoigna-ges, tenté d’acheter les plaignants.Devant un parterre d’invités étrangers,la Tunisie a inauguré le 9 juin son ins-tance Vérité et dignité, chargée d’en-quêter sur les violations commises de-puis 1955. Le chemin a été long: la loi

sur la justice transitionnelle a traîné unan dans les tiroirs de l’Assemblée.Ennahda, notamment, lui préférait untexte sur l’exclusion politique des ex-bénalistes, finalement abandonné. Lacérémonie, boycottée par la société ci-vile, ne respire pas l’enthousiasme. A latribune, les orateurs expliquent com-bien la mission de l’instance est impor-tante et compliquée. «Nous ne pourronspas édifier un système démocratique sansdiagnostiquer les fautes du passé», dé-clare Marzouki. «Aujourd’hui, encore unefois, la Tunisie est un modèle pour les paysde la région», s’emballe Navi Pillay, del’ONU, dans un message vidéo.

La communauté internationale, sou-cieuse de la réussite de la transition tu-nisienne, appuie fortement le proces-sus, à grand renfort de financements.Parmi les quinze «commissaires» quicomposent l’instance, plusieurs sontconnus pour leur engagement, commel’avocat Khaled Krichi (AISPP), la jour-naliste Noura Borsali ou ZouhairMakhlouf (Amnesty). A leur tête, ils ontélu Sihem Bensédrine, figure de la luttecontre la dictature. La journaliste ne faitpas l’unanimité, jugée par certainscomme radicale, revancharde. Ça «nedérange pas» cette femme habituée àferrailler, qui veut rassurer : «Nous nesommes pas là pour régler leur compte àdes individus, mais à une machine dicta-toriale.»L’instance doit entrer dans le vif du sujetle 1er décembre. En cinq ans maximum

il faudra enregistrer les plaintes, tenirdes séances d’écoutes des victimes, en-tendre les témoins et les accusés, en-quêter sur les disparus, revoir les affai-res des «martyrs de la révolution»,décortiquer la machine répressive, dé-terminer les responsabilités au sein del’Etat, proposer des réformes, entamerle travail de mémoire, élaborer unprogramme d’indemnisation…

«Une quête de vérité»Pour y parvenir, l’instance est dotée depouvoirs étendus: elle peut accéder auxarchives de l’Etat –une boîte noire jus-que-là–, convoquer, ordonner des per-

quisitions… Les violationsgraves seront transmises àdes chambres pénales spé-cialisées. «Le défi est énormemais je suis confiante, l’ins-tance réussira sa mission»,martèle Bensédrine. Ce sera

«surtout une question de rapport deforce», anticipe Samir Dilou, ex-minis-tre chargé de la Justice transitionnelle.Parmi les écueils possibles, «l’instru-mentalisation, les résistances dans les ins-titutions», énumère l’avocat, figured’Ennahda. «C’est une quête de réconci-liation, basée sur la vérité, dit-il encore.Mais je doute qu’on la connaisse toute.»C’est pourtant la principale attente desvictimes. Mais aucune de celles rencon-trées ne souhaite tellement la prison àses tortionnaires. «La justice transition-nelle doit permettre de créer une opinionpublique avertie, qui réprouve ces hor-reurs, pour que cela ne se répète plus»,estime Zeineb Cherni, qui voudrait,comme tous, au moins «des excuses,une reconnaissance des torts, une autocri-tique». Pour l’heure, personne n’a faitamende honorable. •

A gauche:Abdelmoumen

Belanès, cadre duParti communiste

des ouvriersde Tunisie,

a subi la tortureet la prison troisfois, entre 1995

et 2000. A la finde la dictature, il

a refusé un postede fonctionnaire,

offert encompensation:il «ne veut pas

d’exception».A droite:

Zeineb Cherni,condamnée

en 1973 pourson engagement

au sein dePerspectives.

Depuis la chutede Ben Ali,

elle collecteles archives dece mouvement

universitaire.

Au total, 244 militaires sont torturés.Les autorités se rendent comptede la méprise, mais ne veulent passe dédire: 93 sont condamnés.

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Au cimetière du Jellaz, dans le centre de la capitale, où était inhumé

L’enterrement de l’opposant abattu mercredi,Chokri Belaïd, s’est transformé vendredien une mobilisation contre le pouvoir, avec40000 personnes venues crier leur colère.

En Tunisie,des manifestationspour funéraillesC’ est sous les gaz lacrymogè-

nes, dans le chaos provoquépar de jeunes casseurs, queChokri Belaïd a été inhumé,

vendredi à Tunis, ce qui n’a pas empê-ché une foule monstre, fut-elle progres-sivement dispersée par les heurts, de luioffrir une cérémonie digne. «Le peupleveut la chute du régime» : ce slogan,scandé contre Zine el-Abidine Ben Aliil y a tout juste deux ans, a résonné trèsfort dans le cimetière du Jellaz, oùl’homme politique assassiné mercredia rejoint le carré officiel des «martyrs»,tout en haut de la colline qui surplombele centre de la capitale.Là, Hamma Hammami, compagnon deroute politique et autre figure de la gau-che radicale tunisienne, a prononcél’oraison funèbre : «Dors, dors, monami, les lâches ne connaîtront pas lapaix.» «Ô martyr, repose en paix, nouspoursuivrons ton chemin», ont répondudes milliers de Tunisiens, chantant etrechantant l’hymne national.

«CHEVROTINE». Selon la police, ilsétaient 40000 à assister aux funérailles.Pendant ce temps, les casseurs pillaientet incendiaient les voitures aux abordsdu cimetière, rackettaient les passants.«C’est Ennahda qui les envoie», accuseun jeune homme. Les cris de la foulesont virulents contre les islamistes, ac-cusés d’avoir installé un climat de vio-lence politique qui a préparé le terrainau meurtre : «A bas les Frères, à bas legouvernement terroriste!», «Ghannouchi[président du parti islamiste Ennahda],prends tes chiens et pars !»Dans le cortège funéraire escorté parl’armée, nombreux sont les militantspolitiques ou associatifs, les syndicalis-tes, les voisins, beaucoup d’avocats en

robe, mobilisés pour leur confrère, etune foule de Tunisiens, venus souventen famille. «Je suis là pour rendre hom-mage à Chokri Belaïd et pour marquermon refus de la violence. On ne peut plusl’accepter. Les islamistes refusent le dia-logue, refusent la communication. Ilsveulent faire ce qu’ils veulent de notrepays, ce n’est pas leur droit», expliquaitvendredi matin Yamna Ettarres, pro-fesseure à la faculté d’informatique,venue le matin devant le centre cultu-rel de Djebel Jelloud, quartier d’en-fance de l’opposant et point de départdu cortège.Sur le mur du centre, une grande ban-derole avait été déployée: «Le camaradeChokri Belaïd, martyr de la liberté et de lanation.» A côté, plusieurs tags figurantune grosse moustache noire surmontéed’un grain de beauté, traits caractéristi-ques de l’opposant. «C’est douloureux,pour la Tunisie et pour l’homme. ChokriBelaïd, je le connaissais à la fac dans lesannées 80. C’était un militant sérieux,sincère. Il s’exprimait de façon franche,claire, il était du côté du peuple», souli-gne Ali Khorchani, un instituteur.«Aujourd’hui, je suis agressive, j’ai envie

de mordre ceux qui ont battu Chokri», in-terpelle une femme, la quarantaine, mi-litante communiste.A l’évidence, les Tunisiens présents seveulent combatifs. «Je suis triste, maiscontente d’être là», dit Bochra, unejeune femme venue avec ses parents.«Au-delà de la colère et de la douleur, ily a un sentiment d’apaisement, parce quela réaction des Tunisiens est digne et mas-sive. Je ne suis plus inquiet pour la Tunisie,ils ne nous auront pas», énonce tranquil-lement le bâtonnier du barreau de Tu-nis, Chawki Tabib. «Chevrotine, cartou-ches, les Tunisiens n’ont pas peur», criela foule, en référence aux tirs de gre-naille de la police contre les manifes-tants de Siliana en décembre.

«DÉSASTRE». «La masse a montréqu’elle est prête à continuer la lutte. Ona perdu un militant, mais on est fier carla grande majorité du peuple tunisien acondamné cet acte et le parti au pouvoir,dont la politique mène le pays au désas-tre», tonne Taher Dhaker, un cadre fé-déral de l’Union générale tunisienne dutravail (UGTT). La centrale syndicale,bastion du militantisme, a décrété une«grève pacifique contre la violence». Uneforme d’«hommage», également, à ce-lui qui avait assuré la défense des syn-dicalistes à maintes reprises, expliqueTaher Dhaker. Vendredi, la grève géné-rale, la première du genre depuis 1978,a été massivement suivie. A Tunis, lesadministrations étaient vides et la plu-part des boutiques avaient baissé le ri-deau. Même son de cloche dans le restedu pays, où des rassemblements desoutien, d’hommage et de protestationont eu lieu. Sur l’avenue Bourguiba, lecœur de la capitale, un dispositif poli-cier très massif empêchait dans la soi-rée toute manifestation de se former.Quelques affrontements avec la policeont cependant eu lieu. •

Par ÉLODIE AUFFRAYCorrespondante à Tunis L’ESSENTIEL

LE CONTEXTEEnviron 40 000 Tunisiens ontmanifesté émotion et colère auxfunérailles de l’opposant ChokriBelaïd, assassiné mercredi.

L’ENJEUAccusé d’être responsable duclimat de violence dans le pays,les islamistes d’Ennahdadoivent faire face à la défiancede la population. REPÈRES

MerMéditerranée

ALGÉRIE

LIBYE

ITALIE

100 km

Tunis

Zarzis

Mezzouna

Monastir

SfaxSidi Bouzid

Gafsa

Siliana

TUNISIE

Sources : FMI,«The Economist», Pnud

estimations 2012

Population

PIB

PIB par habitant

Taux de chômage

Espérance de vie

94e sur 187 payssur l’indicateurde développementhumain

10,766 millions d’hab.

34,8 milliards d’euros

3 230 euros

18,1 %

74,5 ans

Retrouvez le récit de l’enterrement de Chokri Belaïd,vendredi, et les derniers reportages et analysesde notre correspondante à Tunis dans notre dossier«La Tunisie après Ben Ali».

• SUR LIBÉRATION.FR

LIBÉRATION SAMEDI 9 ET DIMANCHE 10 FÉVRIER 20132 • EVENEMENT

Page 19: Liberation LIBE 20150223 Paris-1 - DoYouBuzz

BenGuerdane,viviertunisiendujihadenSyrieDes dizaines de jeunes de ce village du Sud auraientrejoint la lutte armée. Les parents tentent de s’organiser.Par ÉLODIE AUFFRAYEnvoyée spécialeà Ben Guerdane

I nquiet de voir les jeunesvoisins partir un à un,Mahmoud (1) avait prissoin, comme beaucoup

de parents à Ben Guerdane,de cacher le passeport de sonfils. Ça n’a pas suffi pour em-pêcher Karim, 20 ans, de fileren douce. «Ils étaient dix au

total», raconte le père. Direc-tion la Libye, à quelques kilo-mètres de cette petite ville dusud tunisien, puis la Turquie,avant de passer en Syrie.Comme des centaines, voiredes milliers dejeunes Tunisiens,ils sont partiscombattre le régime de Ba-char al-Assad, le plus sou-vent aux côtés des jihadistesdu Front al-Nusra.

Juste après la révolution, àl’instar de dizaines de mil-liers d’autres à l’époque, Ka-rim avait voulu embarquerclandestinement pour l’Eu-rope, mais sa famille l’avait

retenu in extre-mis. Puis le jeunevendeur, qui a

«toujours fait ses prières, maissans plus», selon son père, apeu à peu adopté l’idéologiesalafiste, tendance jihadiste.

Mahmoud s’élève contre cejihad qui risque de lui coûterson seul garçon, pilier de lafamille selon la tradition.

«CHARIA». Taoufik n’avaitpour sa part «rien vu venir».Cet habitant de Tunis a de-puis retracé l’itinéraire deZied, 22 ans, parti le 6 janvierpar l’aéroport de Tunis-Car-thage, l’autre voie pour re-joindre le front syrien. Zied a

vidé son compte et fait savalise. Le père, militaire à laretraite, n’a toujours pascompris la transformationrapide de son benjamin. Endeux ans, l’étudiant en fi-nances, fan de foot, adoptedes positions radicales. «Ilrejette l’armée, la police, l’Etaten général. Il est devenu têtu,c’était difficile de discuter.Mais il n’était pas brutal», es-saye d’analyser Taoufik.Depuis qu’il est parti, Zieddonne des nouvelles une foispar mois. «Il dit qu’il mangebien, qu’il ne participe pas auxcombats. Apparemment, il ap-prend la charia et l’enseigne àdes enfants», rap-porte le père. Ka-rim, lui, n’a ap-pelé que deux fois.Il se trouve «dansles montagnes,près de la frontièreturque», et Mahmoud sup-pose que, vu son jeune âge,le fiston n’est pas au front.Lui et sa femme sont souventdevant leur télé, à l’affûtd’un indice dans l’actualitésyrienne. Comme beaucoupde voisins. La ville est répu-tée être l’un des principauxviviers de volontaires,comme au temps de la guerreen Irak. Personne n’a de

chiffre précis, certains par-lent de 50 à 100 jeunes.Même incertitude à l’échelledu pays. Alors que les pagesFacebook jihadistes égrènentles photos des «martyrs»tombés au combat, les auto-rités sont longtemps restéesquasi muettes. Un rapport del’ONG International CrisisGroup évoque 2 000 com-battants. Le ministre des Af-faires étrangères a récem-ment assuré qu’ils sont«800 au maximum».Quoi qu’il en soit, les départsen Syrie sont devenus unphénomène qui touche denombreuses villes et «toutes

les catégories sociales», ex-plique un professeur deBen Guerdane qui a vu s’éva-porer beaucoup de ses an-ciens élèves. «Les brillantscomme les mauvais, des ri-ches, des pauvres. Certainsavaient des problèmes dansleur famille, d’autres non»,décrit-il. Beaucoup ont àpeine plus de 20 ans. «Dansles cas qui m’ont été présentés,

REPORTAGE

Une habitante de Ben Guerdane montre une photo de son fils aîné, fin avril. Elle pense qu’il a été tué en Syrie. PHOTO ANIS MILI. REUTERS

«Il est devenu têtu,c’était difficile de discuter.Mais il n’était pas brutal.»Taoufik sur son fils devenu jihadiste

LIBÉRATION VENDREDI 17 MAI 20138 • MONDE

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ils font tous de bonnes études,observe l’avocat Badis Kou-bakji. Ils sont tous devenussalafistes en un an et demi. Çatouche des fils de banquier, desquartiers chics, beaucoup desupporteurs de foot…» Lesautorités ont même recensé16 jeunes femmes envoyéesau «jihad du nikah», le sou-tien sexuel aux combattants.

«ÉTINCELLE». Jusqu’à il y apeu, les familles ne bron-chaient pas, craignant desreprésailles. Mais, ces der-nières semaines, le mur dusilence s’est fissuré, avec lamédiatisation de plusieurscas. Celui de Hamza Rajeb,en fauteuil roulant parti fairedu «jihad informatique», aparticulièrement choqué.Quelques jours après le té-moignage de son frère Iqbel,en pleurs à la télé, le jeunehomme est rentré. «Ça a étél’étincelle», rapporte BadisKoubakji, président de latoute nouvelle Association desecours des Tunisiens àl’étranger, qui a pour ambi-tion d’être «un groupe depression contre le silence despoliticiens». Car «il n’y aaucune politique de préventionpour stopper ce fléau. On vou-drait une campagne de sensi-

bilisation dans les médias, uncontrôle sur les mosquées, unefatwa du mufti [l’autorité re-ligieuse consultative, ndlr]»,propose-t-il. Les famillesvoudraient aussi voir lesautorités sévir contre «les ré-seaux» de départ. Beaucoupdénoncent le laxisme, parfoisjugé complice, d’Ennahda,principale composante de lacoalition au pouvoir (lire ci-dessus).Sous la pression, le parquetde Tunis a fini par ouvrir uneinstruction, afin d’enquêtersur les filières. Une cellule decrise a été créée par le nou-veau ministre de l’Intérieur,l’indépendant Lotfi ben Jed-dou, qui affiche sa fermeté.Des mesures de restriction decirculation ont été prises, et1 000 départs empêchés cedernier mois, assure-t-il.Selon lui, cinq «points de re-crutement» ont été démante-lés. Tunis craint que l’expé-rience de la lutte armée neradicalise davantage la jeu-nesse jihadiste. Peu nom-breux pour le moment, «lesTunisiens de retour de Syriesont sous surveillance», a déjàprécisé le ministre de l’Inté-rieur. •(1) Les prénoms ont étéchangés.

Accusé de complaisance, le gouvernement augmente depuis peu la pression sur le groupe Ansar al-Charia.

Ennahda moins tolérant face aux salafistesD éparts en Syrie, prosélytisme… les bras

de fer se multiplient et n’en finissentplus de se durcir entre les jihadistes du

groupe Ansar al-Charia et le gouvernementtunisien, dominé par les islamistes d’Enna-hda. Longtemps silencieux sur le jihad en Sy-rie, Ennahda a fini par prendre ses distances:«Notre appui à la résistance syrienne est moralet politique, non combattant», a clarifié, mi-mars, son président, Rached Ghannouchi.Soupçonné d’en être le principal pourvoyeur,Ansar al-Charia lance désormais des appelsà rester en Tunisie.Dernier épisode de cette confrontation lar-vée: c’est autour des réunions publiques dela mouvance jihadiste que se cristallisent lestensions, sur fond d’escalade de la violence.

Depuis fin avril, seize militaires et gendarmesont été blessés par des mines artisanales,alors qu’ils poursuivaient des hommes arméssur le mont Chaambi, à la frontière de l’Algé-rie. Depuis plusieurs mois, les forces de sécu-rité échouent à attraper ces hommes, liés àAl-Qaeda au Maghreb islamique (Aqmi), se-lon les autorités, qui évoquent des con-nexions avec Ansar al-Charia. Le mouvementsalafiste nie toute implication alors qu’aucunlien organique n’a été révélé. Mais oppositionet société civile ont de nouveau pointé le«laxisme» du gouvernement, accusé d’avoirlaissé prospérer la mouvance radicale, ses ac-tions de prédication et de charité, les squatsde mosquées ou les appels à la violence…Déroutées, habituées au tout-répressif, les

forces de police, qui poussent depuis des moisà un tour de vis sécuritaire, sont aussi reve-nues à la charge. Résultat : dans plusieurs vil-les, les tentes de prédication, tolérées depuisun an, ont été délogées, parfois par la force.Désormais, a fait savoir le ministère de l’Inté-rieur, «les activités liées au prosélytisme doi-vent requérir une autorisation préalable». Enriposte, les jihadistes ont multiplié les réu-nions publiques et durci leurs discours. Leurleader en cavale, Abou Iyadh, a publié uncommuniqué à la tonalité très guerrière :«Sachez que vous êtes en train de commettre desabsurdités, présageant d’une accélération de labataille. Le soutien des Etats-Unis, de l’Occi-dent, de l’Algérie, de la Turquie et du Qatar nevous servira à rien si les épées sont aiguisées.»

La partie se concentre maintenant sur la te-nue du troisième meeting annuel d’Ansar al-Charia, prévu dimanche à Kairouan (centre).«Le gouvernement a décidé d’interdire cecongrès, dont les organisateurs n’ont pas ob-tenu d’autorisation préalable», a lancé mer-credi Rached Ghannouchi. L’interdiction n’apas été confirmée par le ministère de l’Inté-rieur, qui examinerait une demande déposéepar le biais d’une association religieuse lo-cale. «Nous ne demandons pas l’autorisationdu gouvernement pour prêcher la parole de Dieuet le mettons en garde contre toute interventionde la police pour empêcher la tenue ducongrès», a lancé hier Seifeddine Raïs, porte-parole d’Ansar al-Charia.

É.A. (à Tunis)

ANSAR AL­CHARIAL’organisation est néeen avril 2011, sous l’égided’Abou Iyadh, vétérande l’Afghanistan, amnistiéaprès la révolution. C’est laprincipale force salafistejihadiste. Non légale, elleconstitue toutefois uneforme d’institutionnalisa­tion de cette mouvance,selon les chercheurs. Lessalafistes jihadistes se dis­tinguent des salafistes pié­tistes, qui ne contestentpas les pouvoirs en place.

REPÈRES

MerMéditerranée

ALG

ÉRIE

LIBYE

ITALIE

TUNISIE

100 km

Tunis

Ben Guerdane

LIBÉRATION VENDREDI 17 MAI 2013 MONDE • 9

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La galerie parisienne Itinerrance a rassemblé plus d’une centaine d’artistes d’une trentaine de nationalités. De gauche à droite: les œuvres du

L’œuvre du Saoudien Mazen, pour le projet «Djerbahood» à Erriadh. Le pochoiriste français C215 fait écho aux chats qui

Les artistes sont intervenus au marché, sur les placettes, et aux alentours pour des fresques «hors piste», comme ici le Belge Roa.

LIBÉRATION SAMEDI 6 ET DIMANCHE 7 SEPTEMBRE 2014

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GRAND FORMAT CULTURE • 31

ReaOne tente de peaufinersa fresque, un entrelacs detentacules bleues, entredeux pauses bavardageavec les passants. «Je suislà depuis deux heures et j’aifait trois traits et demi»,sourit le graffeur parisien.

Les volutes flanquent la porte d’entrée, bleueaussi, d’une maison basse aux murs blanchis

à la chaux dans une petite rue sans nom. Sonoccupante «ne voulait rien de figuratif», rap-porte le jeune homme, qui ajoute ne pas sa-voir pourquoi. Peut-être parce que le regardde femme, bleu encore, sur la bicoque voi-sine, a fait grincer quelques mâchoires.

«Comme une petite médina»Plus loin, s’alignent trois têtes de lions, si-gnées Orticanoodles, duo de pochoiristes ita-liens bien connus, chacune sous-titrée d’unmot en arabe, formant cette devise: «Justice,liberté, régime». Nous sommes à Erriadh,bourg tranquille de l’île de Djerba, en Tuni-

Par ÉLODIE AUFFRAYPhotos NICOLAS FAUQUÉ.IMAGESDETUNISIE.COM

Bestiaire, messages et légendes colorent les maisons et les ruinesd’un village tunisien. Pochoiristes et calligrapheurs racontent la façondont ils ont investi ce musée à ciel ouvert inauguré le 20 septembre.

Djerba,sie, dans lequel la galerie parisienne Itiner-rance a planté son nouveau projet. Elle s’étaitfait connaître à l’automne dernier grâce ausuccès colossal de la Tour Paris 13, cette barreHLM du XIIIe arrondissement transformée enmusée éphémère de street art, avant démoli-tion. Cette fois, avec «Djerbahood», Itiner-rance investit le dédale d’un village typique,avec ses rues étroites et sinueuses, ses mai-sons traditionnelles, appelées houchs. «C’estcomme une petite médina au milieu de nullepart», souligne Mehdi ben Cheikh,directeur de la galerie. Le Franco-Tunisien réfléchissait «depuis un mo-

Orient du street art

Animal fétiche du Portugais Pantonio, le lapin cavalait déjà dans la Tour Paris 13. Dan 23, artiste français, était aussi de l’équipe du XIIIe arrondissement.

MerMéditerranéeTUNISIE

10 km

Tunis

Guellala

Erriadh DJERBA

Portugais Mario Belém, du Russe Wais 1, du Mexicain Curiot et de l’Espagnol Malakkai.

hantent l’île.

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32 • CULTURE GRAND FORMAT

ment» à faire quelque chose dansson pays natal. Il voulait «offrir à lascène street art un support nouveau,

trouver la matière qui fasse carburer les artistes.Là, c’est l’architecture orientale, les voûtes, lescoupoles». Et puis, souligne-t-il encore, «iln’y a rien dans le monde arabe, au niveau dustreet art. Il est temps».Plus de cent artistes, d’une trentaine de na-tionalités, ont défilé tout l’été. Parmi eux,beaucoup d’anciens de la Tour 13, comme ElSeed, Seth, Dan 23, Pantonio, BomK ou Li-liwenn. De prestigieux petits nouveaux aussi,comme le Belge Roa, ou le Sud-AfricainFaith 47. L’ambassadeur de Tunisie enFrance, emballé par la Tour Paris 13, a peséde tout son poids pour faciliter le nouveauprojet de la galerie. Le jeune diplomate estpassé directement par le Premier ministrepour obtenir le feu vert. Le ministère du Tou-risme devrait également financer une partiedu budget de déplacement des artistes. Pourle reste, cinq industriels tunisiens ont mis lamain à la poche.Les artistes sont intervenus selon «une vraiescénographie», développe Mehdi ben Cheikh.

Il y a les placettes, le marché, l’ancien abat-toir à l’abandon où «tout le monde peut se lâ-cher», les fresques «hors piste», dans la cam-pagne… Leur seule contrainte : «Qu’ilsprennent conscience de l’endroit où ils inter-viennent.» Message reçu. L’une des créaturesde Pantonio, influent street artist lisboète,porte la chechia, le couvre-chef de feutrerouge made in Tunisie.

Mobylettes et licorneLe bestiaire du Belge Roa, dont les grandesfresques animalières ont fait la réputation, secompose ici d’un poulpe, une méduse, uncrâne d’oiseau. Chacun épouse la forme d’untoit en dôme. Le pochoiriste français C215 amis des chats partout, comme un rappel àceux qui squattent les rues tunisiennes. Surun mur décrépi, l’Allemand Hendrik ECBBeikirch a tiré en grand le portrait d’un vieuxDjerbien. Et le Britannique Phlegm repeuplel’une des nombreuses maisons en ruine,peint des fenêtres à côté des portes condam-nées, joue avec les objets abandonnés. Sonpersonnage récurrent, longiligne et voûté,surgit ainsi d’une fenêtre pour étendre sonlinge, ou se hisse vers une autre, grimpé surdes amphores.Spécialiste des pochoirs de faïence portu-gaise façon trompe-l’œil, Add Fuel a déclinédes carreaux dans le style local, ici sur unearcade, là sur la devanture d’une maisonabandonnée. On croise aussi des femmesvoilées ou pas, des hommes enturbannés, unvieux berger, des mobylettes, des motifs ber-bères, des fleurs de lotus –Djerba serait «l’îledes Lotophages» décrite par Homère–, une

DJERBA, ORIENTDU STREET ART

licorne, des flamants roses…Les calligraffitis sont également à l’honneur,avec El Seed, Inkman ou Shoof. «J’essayetoujours d’avoir un message qui reflète le lieu»,explique le premier. Né en France de parentstunisiens, El Seed, qui a découvert la calli-graphie en reprenant des cours d’arabe, n’enest pas à son premier mur tunisien. Aprèss’être fait connaître en 2012 en peignant le

minaret d’une mosquée à Gabès, il a réalisél’année dernière un road-trip à travers lepays, à la recherche de ses «murs perdus». Unprojet destiné à «essayer d’attirer l’attentionsur des endroits à l’histoire riche et oubliée»,pour «donner une image différente et positivede la Tunisie, qui ne soit ni touristique ni révolu-tionnaire. Une façon de casser la romance surla révolution, de passer à autre chose» (1).

Le voyage avait duré un mois, avec, chaquefois, la même méthode: El Seed parle d’abordavec les habitants, à la recherche des légen-des locales, d’un message en accord avec lelieu. A Guellala, petite ville de l’île de Djerbapeuplée de Berbères, il a couvert la coupoledu café central avec ce message en langueamazighe: «Argile authentique», comme sesurnomment les Berbères du coin, pour sedistinguer des Arabes. A Jérissa, ville au richepassé minier, qui périclite, il a laissé cesmots, au pied d’une usine à l’abandon: «Letemps s’arrête, la vie continue.»Le périple se termine dans le village de sesgrands-parents. «Temoula, pays de mes ancê-tres, il n’y en a pas d’autres comme toi», a-t-ilinscrit sur la modeste maison familiale, re-prenant les vers d’un poème écrit par unaïeul. Afin de mener à bien le projet «Derjba-hood», à Erriadh, il s’est «posé pour discuteravec les petits vieux de la place de l’Indépen-dance», là où il devait officier, et leur a de-mandé «s’il y avait un dicton local, qui tradui-sait l’esprit de la ville». Oui : «Petit quartier,grande histoire», ont répondu les vieux.Le proverbe, qui s’étale désormais en bleudans un recoin de la placette, fait référenceà l’histoire d’Erriadh. Appelé au départ HaraSghira («petit quartier», donc), le villageétait peuplé par une communauté juive trèsancienne, dont il ne reste que cinq grandesfamilles –soit tout de même une centaine depersonnes. Elles cohabitent «en paix» avecles musulmans, souligne le communiqué depresse d’Itinerrance, qui met en avant lesymbole.

Des habitants perplexes,curieux ou amusés

La vieille synagogue de la Ghriba, perduedans la campagne alentour, est devenue l’undes principaux points d’attraction touristiquede l’île. D’ailleurs, c’est tout ce que la massevoit habituellement d’Erriadh. «Ils font l’ex-cursion “tour de l’île”, s’arrêtent à la Ghriba,mais ne rentrent jamais dans le village», expli-que Isabelle Planchon, qui tient Dar Bibine,la première maison d’hôtes de Djerba, aucœur d’Erriadh. Depuis son ouverture, en2009, les initiatives du genre se sont multi-pliées et le bourg est devenu une sorte de la-boratoire du tourisme alternatif.«Djerbahood» vise aussi à renforcer cettedynamique: «Véritable musée à ciel ouvert»,il «permettra aux visiteurs de l’île de découvrirun bijou du patrimoine tunisien de façon atypi-que», écrit Itinerrance. Déjà, les curieux af-fluent, alors que l’inauguration officiellen’est que le 20 septembre. Pour l’heure, «ilsne comprennent pas trop», observe IsabellePlanchon. Chargée d’aider à convaincre leshabitants de prêter leurs murs, elle racontequ’ils ont été «séduits peu à peu»: en voyantle travail d’Add Fuel, une voisine lui a de-mandé de faïencer sa façade, à l’occasion deson mariage. Certains restent perplexes,comme cette dame qui n’arrive pas à déchif-frer les calligraffitis. Il y a les conservateurs,à l’image de cet employé de boulangerie quiexplique que «c’est pas bon dans l’islam depeindre comme ça dans la rue», mais n’en faitpas un drame. Les petits vieux d’El Seed,qu’on a retrouvés affalés au même endroit,dans un coin de la place de l’Indépendance,avaient eux l’air ravi de l’animation nouvelleau village.Le projet est prévu pour durer une année,mais «si les gens entretiennent les fresques, çarestera, souligne Mehdi Ben Cheikh. Nous, ondonne la matière, c’est à la population de savoiren tirer profit au maximum». •(1) De son pèlerinage, il a tiré un livre, «Les mursperdus», à paraître le 2 octobre en français, auxéditions Gourcuff Gradenigo, 192 pp., 39 €.

Phlegm repeuple une maisonen ruine. Son personnage,longiligne et voûté, surgit d’unefenêtre pour étendre son linge,ou se hisse vers une autre,grimpé sur des amphores.

Une des figures féminines de la pochoiriste italienne, BToy, aka Andrea Michaelsson.

Nombre d’artistes ont opté pour le calligraffiti, comme l’Espagnol Sebastián Velasco.

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