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La Recherche action

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Q U E S A I S - J E ?

La recherche-action

J E A N - P A U L R E S W E B E R

Professeur à l'Université de Metz (Département de Sociologie)

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DU MÊME AUTEUR

Sens et Nihilisme, Strasbourg, 2 tomes, 1968. La pensée de Martin Heidegger, Toulouse, Privat, 1971. Le discours théologique à la lumière de la critique heideggérienne de la

métaphysique, Lille III, 1974. La théologie au défi herméneutique, Louvain, Nauwelaerts, 1975. La philosophie du langage, Paris, PUF, « Que sais-je? », 1979 (4 éd.,

1995). La méthode interdisciplinaire, Paris, PUF, « Croisées », 1980. Guillaume d'Occam : Dieu comme terme, in Etre et Dieu, Paris, Le Cerf,

« Cogitatio Fidei », 1986. Langage et déplacements du religieux, publié sous la direction de

J.-P. Resweber, Paris, CERIT/Le Cerf, 1987. L'institution médiévale du discours chrétien et les émergences de la doc-

trine chrétienne au Moyen Age, in Les chrétiens, leurs idées et leur doc- trine, Paris, Desclée, 1988.

Qu'est-ce qu'interpréter?, Paris, Le Cerf, 1988. L'institution. Métaphores, stratégies et méthodes d'analyses, CEFEA (BP 65,

67061 Strasbourg Cedex), Strasbourg, 1989. La relation d'enseignement, CEFEA (BP 65, 67061 Strasbourg Cedex),

Strasbourg, 1989. La fiction pédagogique, CEFEA (BP 65, 67061 Strasbourg Cedex), Stras-

bourg, 1990. Le questionnement éthique, Paris, Cariscript, 1991. Apprendre à apprendre. Fonctions de l'imaginaire et des fantasmes,

Lille III, 1991. La philosophie des valeurs, Paris, PUF, « Que sais-je? », 1992. Les pédagogies nouvelles, Paris, PUF, « Que sais-je? », 1995 (4 éd. revue

et corrigée).

A paraître : La modernité (J.-M. Leveratto et J.-P. Resweber). La dynamique du transfert. Le tutorat.

ISBN 2 13 047184 6

Dépôt légal — 1 édition : 1995, septembre

© Presses Universitaires de France, 1995

108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris

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INTRODUCTION

Le terme de « recherche-action » est imprécis et ambigu. Il est imprécis, parce qu'il se réclame d'un paradigme trop vaste : celui d'une recherche qui, quoique théorique, reste empirique, menée sur le ter- rain, comme on dit, avec des fins pratico-pratiques. Il s'agit de clarifier, ici, les objectifs d'une formation ou d'une intervention ; de définir, là, des priorités éduca- tives, éthiques, politiques ou économiques ; de restruc- turer, là-bas, une entreprise, de reconvertir le person- nel, de conquérir un marché. Sans doute, cette relative indétermination explique-t-elle, en partie, l'étrange impression de « déjà-vu » qui enveloppe cette expres- sion. La démarche qui se trouve, d'emblée, codée est celle d'une réflexion sur l'action menée, et, à ce titre, connexe d'une analyse prospective de l'action à mener : elle est, de ce point de vue, action-recherche. En clair, le travail se fait, comme on le dit encore, sur le tas, soit que l'action fasse le lit de la recherche, soit que la recherche fasse le lit de l'action. Si l'on souligne que l'intervention poursuivie présuppose toujours l'es- pace réel d'une institution, d'une association ou d'une organisation et l'espace symbolique d'un projet de renouveau, l'on aura déjà une première approche, bien vague, mais juste, de ce que l'on entend par recherche- action.

La signification de ces deux mots accolés reste floue, en raison de l ' ou de l'ambivalence qu'elle suggère. Dès qu'elle est, en effet, soumise au crible de

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la critique scientifique, elle tend à se diluer. L'impréci- sion relève alors non de la logique complexe qui est mise en œuvre, mais, plus radicalement, de l'absence présumée de toute logique « sérieuse ». La recherche- action ne serait pas une démarche scientifique, car ce n'est pas à l'action de dicter à la pensée ses lois. La recherche est de nature théorique, générale, univer- selle, normative et a priori. L'action est, quant à elle, aléatoire, particulière, singulière, historique et imprévi- sible. On ne saurait, par conséquent, associer ces deux mots, sans faire violence à la sémantique et à la science. D'un côté, l'homme de terrain, motivé par l'af- fect de l'action ; d'un autre côté, l'homme de science, recherchant le juste concept, fondant l'expertise. Les deux personnages ne peuvent donc cohabiter dans un même sujet, menacé de schizoïdie.

Telles sont les deux conceptions, pragmatique et dog- matique, qu'il convient d'écarter, ou bien de conjuguer pour le pire et le meilleur. Selon la première, dont le paradigme est soumis à une trop grande latitude, toute intervention qui mobilise intellect et travail pratique, schèmes de pensée et « habitus » comportementaux relève de la recherche-action. Selon la seconde, en revanche, qui dénonce l'incohérence du paradigme précédent, les exigences de la recherche et de l'action sont d'emblée jugées sinon inconciliables, du moins opposées les unes aux autres. On ne peut à la fois pen- ser le monde et le transformer. Ne sont plus « idées » les idées qui soi-disant mènent le monde.

C'est afin de pallier cette imprécision et cette ambi- valence ou encore de contrecarrer ces préjugés acadé- miques que la recherche-action s'est imposée aussi bien au titre d'une tactique d'intervention ponctuelle dans une situation donnée, qu'au titre d'une stratégie plus élaborée et susceptible d'expliquer et de déclencher un changement social souhaité. On le comprend sans

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doute mieux, ces deux styles de recherche-action sont complémentaires. Le premier, dont la visée s'impose à court terme, est plus respectueux des impératifs de l'ac- tion et se vérifie, le plus souvent, dans une situation d'urgence et dans un contexte proche de celui du labo- ratoire. Pensons à l'analyse institutionnelle ou à l'or- ganisation d'une formation de courte durée. Le second, dont la visée est à long terme, répond, avant tout, aux exigences de la recherche et se réalise dans une situation complexe, engagée dans une plus longue histoire. Qu'il nous suffise d'évoquer le travail d'une psychothérapie ou celui d'une psychanalyse, et, à une échelle plus collective, de rappeler les efforts, concertés et soutenus, de redressement économique, en matière d'emploi, par exemple.

La distinction précédente est essentielle, car elle légi- time l'articulation de la recherche et de l'action, sous un mode hiérarchique, d'abord. Dans les interventions de courte durée, c'est l'action qui suscite, dirige et finalise la recherche. Dans les interventions de longue ou de moyenne durée, c'est la recherche qui prend le pas sur l'action. Finalement, à y bien réfléchir, il est possible de mener de front ces deux types d'intervention. On peut, par exemple, élaborer un programme politique ou édu- catif, en utilisant cette double forme de travail, l'une pri- vilégiant la définition d'objectifs pratiques, l'autre accordant la priorité à l'examen de finalités recherchées. On le voit, d'un cas à l'autre, l'accent porté sur l'action ou sur la recherche circonscrit un espace-temps d'inter- vention, différent selon le recul adopté par rapport à l'urgence de la tâche et selon le délai temporel nécessaire aux opérations de transformation.

On se gardera, toutefois, de s'en tenir à cette inter- prétation trop hiérarchique. Indépendamment de son profil, la recherche-action met en place une logique dialectique, circulant entre la théorie et la pratique,

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entre le travail des usagers et celui des experts, entre les figures du transfert et les opérations d'apprentissage, entre le savoir savant et le savoir construit, entre le sujet individuel et le sujet social... C'est dire combien elle nous oblige à nous interroger sur les conditions pratiques : techniques et historiques de la production des connaissances et sur les conditions théoriques : épistémologiques, esthétiques et éthiques de l'événe- ment ou de l'innovation. C'est cette dernière préoccu- pation qui sera le fil directeur de l'écriture de ces pages. Elle nous conduit à remettre en question nos représen- tations classiques du savoir.

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Chapitre 1

LA STRATÉGIE

La recherche-action (action-research) désigne une logique et une stratégie spécifiques. La logique relève, à la fois, de la théorie et de la pratique. Elle désigne la mise en discours d'une série d'actions qui composent le profil d'un tout. Mais cette mise en discours n'est pas une simple formalisation de ce qui se trouve dans le champ social. Elle enveloppe, en effet, une intention de modeler, d'infléchir ou de transformer la réalité écono- mique, éducative, sociale, politique ou religieuse. La logique n'est pas une projection formelle ou, si du moins elle se donne pour telle, elle est inséparable d'un projet et, à ce titre, elle inclut une stratégie.

I. — Le cadre historique

La recherche-action s'est déployée dans le cadre de la psychologie sociale de Kurt Lewin, entre 1940 et 1945. Elle naît en réaction contre la séparation des logiques de la connaissance et de l'action, contre la dichotomie entre la recherche pure et la recherche appliquée, contre l'opposition des faits et des valeurs. Certes, cette conception est-elle liée d'abord à une revendication méthodologique : les sciences sociales se doivent d'être aussi rigoureuses que les sciences exactes. Elles ont, elles aussi, à construire leur objet, à

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analyser la manipulation que lui fait subir l'expérimen- tateur, à tester son adéquation à la réalité observée. Mais, si l'on durcit cette perspective, l'on se heurte à des questions de poids, bien lourdes de conséquences.

Retranché dans sa tour d'ivoire, le chercheur décline toute responsabilité vis-à-vis de l'actualité, de l'événe- ment, de l'histoire. Par ailleurs, il tend à s'isoler lui- même sur son propre territoire, dans les extrêmes replis de sa discipline, dans une hyperspécialisation qui découle de présupposés méthodologiques fallacieux. Aussi, la recherche-action s'emploie-t-elle à défier cette idéologie de la science. Elle refuse le partage d'un savoir qui ne cesse de s'émietter pour avoir occulté, entre l'espace de la recherche fondamentale et celui de la recherche appliquée, l'espace tiers de la recherche impliquée.

La défense de la méthode dépend d'intérêts souvent plus politiques que scientifiques. On s'illusionnerait à distinguer, à la suite de L. Althusser, l'îlot résistant de la science pure et les archipels errants de l'idéologie. Le scientisme et le positivisme prônent un même discours qui semble être le reflet des « valeurs » du libéralisme économique, garant de l'expansion des sociétés indus- trielles. En revanche, le développement de la recherche-action se trouve inspiré par la contre-réac- tion des pouvoirs centraux, publics ou privés, qui opposent, au libéralisme du « laisser-faire », une poli- tique d'interventionnisme. Il s'agit bien de pallier le morcellement du savoir en le re-ciblant sur l'engage- ment du chercheur dans la cité.

Mais, en deçà des décisions méthodologiques et des déterminations politiques, il convient de prendre en compte l'émergence de nouvelles représentations du savoir axées autour des pôles de la praxis, de l'implica- tion, de l'éthique, de la communication. Le paradigme scientifique du savoir devient ainsi praxéologique. C'est

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dire que la connaissance est inséparable d'un processus de changement qui affecte le monde environnant, le sujet connaissant, les partenaires engagés dans une même aventure de recherche et d'apprentissage. Voici que l'on considère le savoir comme une pratique ayant pour objectif de promouvoir le changement : qu'il s'agisse des conflits entre les groupes, de l'éducation des enfants, de l'habitat, de l'art ou de l'urbanisme, de la réglementation routière ou sanitaire. On s'apercevra aisément que ce glissement de paradigme qui en appelle à la recherche-action s'est opéré dans trois espaces de pratiques privilégiées : celui de l'institution des soins cliniques avec P. Pinel, J. E. Esquirol et Her- man Simon ; celui de la thérapie psychanalytique avec Freud ; celui de l'échange économique avec Marx.

Gardons-nous, cependant, d'identifier a priori ce nouveau paradigme praxéologique à celui de la recherche-action. Il convient, en effet, de préciser que celle-ci est, d'abord, apparue comme un courant diffus, avant de s'imposer comme une méthode d'intervention plus ou moins généralisée selon les théoriciens. Ainsi, les repères historiques ci-dessus explicités peuvent-ils être contestés. Il est, en effet, clair que la recherche- action comporte des antécédents de nature heuristique exprimés en terme de logistique et d'utopie.

L'analyse logistique est, en effet, engagée dès que des acteurs, des experts ou des commanditaires entrepren- nent de transformer en praxis leurs pratiques, c'est-à- dire de mettre celles-ci en perspective, pour en dégager les visées, les principes et les valeurs. Il est évidemment impensable que les praticiens et les spécialistes d'un certain « faire » n'aient réfléchi aux fondements théori- ques de leurs conduites, que le jour où le vocable de recherche-action ait commencé de faire recette. D'une façon plus précise, on peut présumer que le taylorisme est, dans la seconde moitié du XIX siècle, la forme

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avancée d'une recherche-action liée au développement de l'industrialisation. D'un tout autre bord, mais à la même époque, les courants utopiques, illustrés notam- ment par Foursier, nous découvrent le versant d'une recherche-action visant à transformer l'ordre social existant.

II. — La logistique

Sérions de plus près la notion de stratégie que l'on assimile, en général, à l'application d'une technique appropriée. A la différence de la tactique qui définit un style d'intervention relativement limité et urgent, la stratégie désigne, quant à elle, le déroulement d'un ensemble d'opérations, distribuées en séquences et échelonnées sur un calendrier suffisamment large, pour redéfinir, au besoin, le profil de l'action en fonc- tion de nouveaux objectifs. Si la tactique est de l'ordre de la réplique, la stratégie est de l'ordre de la planification. Elle comporte, de ce point de vue, trois caractères. Elle est prévisionnelle, c'est-à-dire induite d'analyses de situation, menées à coup d'interpréta- tions ou de calculs. Elle est aussi opérationnelle, dans la mesure où elle définit un espace matriciel ou réfé- rentiel d'actions dont l'efficacité reste toujours problé- matique. Elle est, enfin, pour une part, hypothétique et aléatoire, car la décision qui engage l'action s'im- pose ici, sans que tout risque d'erreur ou d'échec ne soit nécessairement éliminé.

La recherche-action unit logique et stratégie. Elle est, pour reprendre une expression de P. Ricœur, une « sémantique de l'action » et ne peut se concevoir qu'en langage de logistique. Gardons-nous, cependant, d'enfermer sa mise en œuvre dans le langage de la théorisation et de l'application. La recherche-action naît de la rencontre de deux expériences. L'une théo-

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rique, qui est celle de la théorie de la pratique, illustrée par les acteurs sociaux qui réfléchissent leur action. Temps de l'évaluation, de la critique, du bilan, de l'analyse. Moment d'une action qui est recherche, questionnement, reformulation. L'autre, pratique, qui est celle de la pratique de la théorie élaborée, illustrée par les mêmes acteurs qui réfléchissent à leur action prochaine. La recherche-action est inséparablement une action de recherche et une recherche d'action.

Laissons pour l'instant ces considérations capitales, mais complexes, en raison de leurs incidences métho- dologiques et épistémologiques. On le pressent peut- être d'emblée, la recherche-action prend appui sur un modèle performant, régulant les rapports de la théorie et de la pratique, et, à ce titre-là, elle déroule le fil conducteur d'une démarche propre aux sciences humaines et transposable sur le champ du travail cli- nique, politique, économique, esthétique. Mais elle est, en même temps, l'idéal type de la production de savoirs spécifiques, qui naissent des impératifs de l'ac- tion. On n'exclura pas de ce processus la recherche théorique, dite pure ou fondamentale. Sur le terrain préservé de la science, le circuit de la théorie à la pra- tique est analogue. Comme l'a montré Th. Kuhn, les théories scientifiques se réclament de paradigmes dont l'inversion sanctionne une rupture d'avec les para- digmes jusqu'ici admis. Ainsi le modèle képlerien de la « chute » des astres se démarque-t-il du paradigme ptoléméen ou galiléen de la « révolution ». Mais ces référents ne sont pas que des constructions intellec- tuelles : ils sont aussi prélevés sur le champ d'un ima- ginaire social instituant. Kuhn l'a indiqué à sa façon : le paradigme, élaboré dans une équipe de chercheurs, comporte un aspect socio-affectif déterminant qu'on ne saurait éluder. La formulation théorique s'effectue sur le fond d'un horizon constitué par un « monde-en-

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nie par Freud, exprime l'obligation, pour l'analyste, de ne pas s'imposer comme une figure psychosociale, ris- quant de bloquer le transfert sur des choix moraux et politiques, relevant, à coup sûr, d'une reconstitution prématurée du surmoi. Dans la pratique, elle se mani- feste par une attitude d'écoute bienveillante qui sup- pose, pour une bonne part, que soit « neutralisée » le désir éducatif du thérapeute.

Ces précisions éclairent la stratégie qui, dans la recherche-action, reste commune aux usagers et aux experts. Ici, implication et neutralité, loin d'être posées comme des valeurs antinomiques, sont mises en posi- tion dialectique. La neutralité du thérapeute n'exclut pas l'interprétation compréhensive ou la construction explicative. Telle qu'elle est posée, chez Freud, elle se heurte, cependant, à la question de la vérité et de la maîtrise. Le thérapeute, en décodant le discours du patient, s'autorise d'une vérité ultime de l'interpréta- tion cachée dans le non-dit, même s'il se défend de son orgueil « éducatif », en se gardant bien de le prodiguer par des conseils. C'est ce paradoxe que Lacan résout, en substituant à la partition freudienne du non-dit et du dit, soumise au décodage, la partition de la linguis- tique pragmatique, fondée sur l'opposition entre le dire et le dit procédant de la citation. L'analyste est neutre, lorsqu'il entend le dire immanent au dit, disons le vouloir-dire ou encore le vouloir-nommer, qu'il se réserve alors de citer, renvoyant au sujet la vérité qu'il produit. C'est cette double stratégie, à la fois éthique de la citation et politique du décodage, que s'emploie à mener la recherche-action.

Nous sommes placés sur un terrain, où toute inter- vention reste problématique au double plan du dispo- sitif et de la visée. Au plan du dispositif, la neutralité est l'attitude d'experts ou encore de certains usagers adop- tant le rôle de ces derniers, l'implication, par contre,

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restant exclusivement celle des usagers. Cette position autorise les premiers à construire une explication adé- quate de la situation, à partir de l'écoute qu'ils font du discours des seconds, écoute qui restitue, sur le mode de l'évaluation, le style et la portée de leur implication dans le travail du groupe. Telle est la réplique qui, d'une façon complémentaire, permet aux seconds de se reconnaître dans les interprétations construites par les experts. Le débat mené en recherche-action a ceci de particulier qu'il repose sur le glissement de la neutralité à l'implication. Les usagers sont sollicités de passer de l'implication à la neutralité, au fur et à mesure qu'ils se reconnaissent dans l'image construite par leurs parte- naires. Les experts vont, en revanche, entrer dans le monde-en-commun des usagers, dont ils discernent les référents et les différends, et auxquels ils proposent une mise en forme provisoire de leurs problèmes et des solutions correspondantes.

Le parcours de chaque parti est, en fait, inverse l'un de l'autre. Les experts vont d'une neutralité spontanée à une implication forcée et de cette implication à une neutralité calculée. Les usagers, en revanche, vont d'une implication spontanée à une neutralité critique et de cette neutralité à une implication calculée. Tout se passe comme si la neutralité des partenaires d'un camp entraînait, chez les partenaires de l'autre camp, la neutralisation de leur implication spontanée. Mais il va de soi que ce processus est un artefact. Sur le ter- rain, il s'agit de gérer au mieux l'équilibre entre ces deux paramètres.

Au plan de la visée, les enjeux sont différents. La neu- tralité qui, en psychanalyse, n'exclut pas l'implication a pour fonction de maintenir ouvert un certain écart entre la loi du désir qui est la parole où doit se risquer le sujet et la loi du politique qui est censée lui garantir sa place de membre du groupe. Ce faisant, elle est la

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condition de toute expérience de déprise ou de désap- propriation puisque, ne permettant pas de choisir la voie juste, unique et définitive de la vérité, elle entre- tient le malentendu, le doute, la recherche. En recherche-action, en revanche, l'intervention se fait souvent dans une situation d'urgence et tend à propo- ser un projet d'où le malentendu soit éliminé dans la mesure du possible. La psychanalyse vise à guérir le patient, en relativisant le modèle d'une santé idéale. La recherche-action vise à assurer l'efficacité d'une action concertée.

IV. — Transfert et apprentissage

Nous voici, enfin, confrontés à une articulation majeure qui est celle du transfert et de l'apprentissage. Partons du transfert qui, dans ce type d'intervention, préside, précisément, à la mutuelle réversibilité de l'im- plication et de la neutralité. Mais, dans ce cadre, il se rapproche et se différencie de sa mise en œuvre dans le processus analytique. Rappelons quelques données pour mieux discerner la spécificité ici supposée.

Le transfert caractérise, selon Freud, un triple phéno- mène d'appropriation projective, figurative et construc- tive. C'est dans son analyse des rêves que ce dernier défi- nit le transfert comme étant l'investissement d'un désir refoulé dans des mots et des images qui, vidées de leur sens, fournissent un matériau disponible, fait de restes et de débris provenant de l'état de veille ( Tagereste). Mais le transfert désigne aussi, dans une acceptation plus commune, la projection que fait le patient sur le théra- peute de figures, généralement aversives, peuplant l'imaginaire de l'enfant. C'est ce mécanisme que l'on peut observer, notamment, dans la cure de l'hystérique. Enfin, le transfert recouvre un processus de construc- tion, entrepris par le patient, pour pallier des souvenirs

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déficients et, par contrecoup, pour exprimer, sur le mode de l'anticipation, un ensemble de valeurs, de visées et de projets, constituant son propre désir. Il peut, en effet, arriver que des îlots du passé résistent aux assauts du langage, comme c'est le cas dans certains traumatismes, où la mémoire restera à jamais blessée par l'horreur des événements vécus. Même si demeure de l'indicible, ce dernier est parfois capable de produire des formations langagières palliatives.

Laissons là le protocole analytique, pour revenir à notre objet. Il est sans doute probable qu'ici se mette d'abord en place un transfert de type figuratif. Les membres du groupe réunis sont d'autant plus exposés à vivre une telle expérience qu'ils apparaissent, les uns vis-à-vis des autres, comme des « empêcheurs » de tourner en rond, et, par conséquent, comme les sym- boles d'un surmoi castrateur obligeant à supprimer l'ordre ancien, pour substituer à ce dernier un ordre nouveau

La recherche-action n'est cependant pas une psycha- nalyse de groupe. Elle vise avant tout à améliorer les conditions de travail et de communication. Aussi, tend-elle plutôt à canaliser ce mode de transfert affectif, en définissant des tâches relevant des procédures cognitives de réappropriation du savoir. C'est donc, de façon paradoxale, à la lumière des modèles d'appro- priation projective et constructive du transfert, que l'on comprendra mieux l'articulation des phénomènes affectifs et cognitifs émergeant au cours d'une recherche-action. Reprenons, en l'étendant, aux procé- dures d'apprentissage, les deux modes d'interprétation projective et constructive du transfert.

1. Le transfert, qui prend la forme d'un « intertransfert » (D. Anzieu), porte sur les liens imaginaires du groupe, avant de porter sur les personnes.

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C'est le désir qui est l'agent moteur et motivant du changement. Il est désir d'innover, d'abord, c'est-à-dire de faire événement et de tourner la page, mais aussi de se mesurer à ses propres capacités et à celles des autres. Il est, surtout, désir de reconnaissance, d'être reconnu par autrui et de le reconnaître comme autre. Or, c'est ce désir à double entrée qui, dans la recherche novatrice, comme d'ailleurs dans le rêve, va s'emparer des cadres vides proposés par les experts ou construits par les usa- gers. Il y a là l'amorce d'un apprentissage, suscité par appropriation et investissement d'un équipement men- tal, remanié au fil des échanges. Tel est le premier moment : celui de l'apprentissage par transfert, c'est-à- dire d'un travail engagé par une quête mutuelle de nou- veauté et de reconnaissance.

L'apprentissage par transfert, c'est-à-dire pour recourir à des termes techniques, l'apprentissage social « vicariant », qui s'exerce par le détour d'un modelage calculé est ici la condition de tout transfert d'apprentis- sage, opérant sous la forme d'un transfert de compé- tences. Le désir de reconnaissance qui pousse chacun à interpréter, pour les assumer ensuite, les représenta- tions ou les cadres mentaux élaborés dans le groupe constitue la motivation initiale de toute motivation ultérieure. Il est, en effet, l'occasion et la cause de la découverte de capacités non mobilisées par les sujets en situation. Il est une loi de l'apprentissage, à savoir que quiconque se trouve reconnu peut se découvrir des compétences qu'il ne croyait pas détenir Ainsi, telle personne ne savait pas qu'elle pouvait aller jusque-là : assumer des responsabilités, s'adapter à un autre poste

1. Le fait de supposer qu'autrui nous aime nous fait l'aimer et cet amour peut, paradoxalement, susciter chez autrui un amour qu'au départ il n'avait pas. De même, le fait de supposer qu'autrui nous écoute, nous reconnaisse, nous juge compétent, nous consulte, nous met en position d'écoute, de réciprocité, de travail et de recherche...

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de travail, trouver un emploi, maîtriser une situation d'emblée confuse...

Voici que se trouvent alors posées les conditions d'un apprentissage par transfert, supporté par un pro- cessus de modelage et d'ajustage. La logique ici prati- quée est d'un type particulier, puisque c'est le désir de reconnaissance qui est motivant, dans la mesure où il suscite un climat de complicité et d'émulation, favo- rable à la libre circulation des connaissances acquises et à la libre production de connaissances nouvelles. Il existe, en effet, un type de production spécifique de connaissances instrumentales et procédurales, où se croisent les apports d'expertise et les transpositions ou reformulations des acquis effectués par les membres du groupe de travail. C'est à ce point précis que s'articu- lent le transfert affectif et le transfert cognitif. Finale- ment, chacun est invité à puiser, dans le trésor des signifiants, ceux d'entre eux qui permettent d'analyser au mieux la situation. L'apprentissage par transfert se prolonge dans un transfert d'apprentissage : soit de caractère analogique, s'il s'exerce par mobilisation de schémas acquis à l'occasion de la résolution de pro- blèmes antérieurs et semblables, comme c'est le cas lorsque chacun confronte les solutions choisies dans des circonstances similaires ; soit de type sémantique, s'il procède d'une prise de conscience soudaine et col- lective, comme c'est le cas lorsque, d'un fond confus de discours, surgissent, de façon insistante, des pistes à suivre, des schémas à définir, des projets à clarifier...

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CONCLUSION

La recherche-action, entendue, dans son sens tech- nique, désigne une double opération de formalisation et modélisation des pratiques sociales. L'opération de formalisation consiste à extraire, des contenus vécus, les formes institutionnelles, langagières, communica- tionnelles, affectives, cognitives, économiques, politi- ques, qui sont censées servir des références implicites aux acteurs sociaux donnés : éducateurs, personnel soignant, hommes politiques, chefs d'entreprise, cadres, ouvriers, responsables d'associations... Elle nous invite à nous interroger sur les moyens et le sens de l'action menées en vue d'améliorer les résultats recherchés et d'éclaircir les conditions générales qui président à leur quête. Cette double intervention, à la fois technologique et éthique, représente la double détermination stratégique de toute recherche-action.

On comprend que ce premier temps de mise en forme, en formation, en formule ou en formulation puisse aboutir, pour le bon maintien de la dynamique de l'échange, pour l'établissement du projet de recherche, du questionnaire ou du « curriculum », voire du scénario improvisé ou bien remanié, à un consensus qui rende compte de la situation. Telle est la séquence empirique de la recherche-action. Elle a pour fin de rendre visibles les fonctionnements ou les dys- fonctionnements d'un service public, d'une associa- tion, d'un groupe d'intervenants... Elle porte essentiel- lement sur l'analyse objective de l'action, telle qu'elle a été conduite, au dire des usagers.

Le second moment, plus élaboré, fait droit aux exi-

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gences de la recherche. Il recouvre l'interrogation sur la stratégie « idéale » de l'action à mener et sur celle de sa traduction en termes de projet et d'objectif. Il com- porte lui-même deux temps principaux : celui de la mise en perspective des finalités souhaitées et celui de la mise en prospective du projet négocié, en fonction de l'équipement disponible en idées, personnel et argent. Le moment de la formalisation fait alors place au moment de la modélisation, comportant le double jeu de la fiction spécularisée et de l'option calculée.

Nul ne saurait construire un modèle, sans chercher l'inspiration dans la part d'un rêve créateur qui lui ouvre un espace inédit de formes symboliques. Ce second moment de la recherche-action s'engage donc sur l'exploration d'un imaginaire résiduel, libérant des possibilités d'action « relatives », ainsi qualifiées, parce que refoulées, notamment en raison des limites et des limitations de l'équipement. On commettrait une grave erreur à proposer des plans, strictement conformes aux moyens disponibles. Le rêve ici évoqué comporte, on s'en doute, une fonction de transgression de la réalité, comme on le dirait dans le discours analytique, ou encore une fonction de falsification des données, comme on l'exprimerait dans le langage critique de K. Popper. En bref, il contribue à faire violence à la loi d'une réalité qui s'imposerait comme l'impératif d'une limite, d'un impossible, d'un non-retour. La logique discursive est alors facile à démasquer : « C'est un fait » ; et si « c'est comme ça », il faut faire et refaire ceci, et si c'est ça qu'il faut, « il n'y a qu'à le faire »... La recherche-action rompt sans équivoque avec la logique d'une répétition qui érige l'état des choses exis- tantes en une exigence de vie ou de survie : le principe de réalité (Realität) en principe de réalisation ( Wir- kung), pour employer le vocabulaire de Freud.

Mais on ne passe pas du rêve à l'action, sans la média-

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tion d'une autre formulation qui force le rêve à se dépas- ser en projet d'action. La recherche-action suit bien le parcours, trop peu explicité, qui va de la réalité au rêve, en passant par l'épreuve du risque, puis du rêve à la réa- lité, en passant par l'épreuve de la perte. La réalité for- malisée au départ n'est point de même nature que celle qui est reformalisée en finale. La première rend compte de la situation, la seconde la reconstitue. La fonction de la recherche-action est donc d'accuser un écart entre la forme initiale et le modèle conquis.

Qu'y a-t-il entre ces deux termes ? C'est ce que nous venons d'exprimer dans le langage éthique du risque et de la perte. Soit : une série de décisions irremplaçables et irréversibles. Mais le passage ne saurait s'analyser uni- quement sous une entrée exclusivement phénoménolo- gique. Il prend, en effet, appui sur ce que M. Foucault appelle des formations discursives, c'est-à-dire sur un sys- tème de valeurs qui cautionne et légitime pratiques tech- niques, religieuses, ludiques, esthétiques, sportives, sexuelles, économiques, politiques... et qui ont, de part cette fonction même, le statut d'objets transitionnels. D'une façon précise, nul ne contestera les formations discursives d'une entreprise qui représentent de vérita- bles principes normatifs, relatifs au commerce et qui pré- supposent des codes, des valeurs, des références et des « idéologies », de type libéral ou socialiste... Sans doute, est-ce bien, sous un mode moins formel et, par consé- quent, plus direct et plus empirique que celles-ci sont sommées de se dire dans une intervention ponctuelle, ou même plus étale, de recherche-action. Toujours est-il qu'elles détiennent toujours le rôle fondamental, à tel point que l'objectif primordial consiste à les réaména- ger, le recadrer ou les re-produire. C'est en les changeant que la recherche-action produit événement, innovation ou optimisation des pratiques, créativité et parfois véri- table création.

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