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Revue internationale de sécurité sociale 21 Revue internationale de sécurité sociale © 2013 AISS Revue internationale de sécurité sociale, vol. 66, 3-4/2013 La recommandation sur les socles de protection sociale: un document de six pages peut-il changer le cours de l’histoire sociale? Michael Cichon Conseil international de l’action sociale, Entebbe, Ouganda Résumé En juin 2012, lorsque la Conférence internationale du Travail (CIT) a adopté à l’unanimité la recommandation sur les socles de protection sociale, qui donne un contenu concret au droit humain qu’est le droit à la sécurité sociale, la communauté internationale a franchi une étape importante sur la voie de la reconnaissance de la protection sociale comme une composante à part entière des stratégies de développement nationales et internationales. Le présent article resitue la recommandation n o 202 dans l’histoire des activités normatives et des politiques de développement, retrace la genèse du concept de socle de protection sociale et analyse le contenu de la nou- velle recommandation et certaines des questions politiquement sensibles qu ’elle a soulevées. Il apprécie ensuite si ce nouvel instrument peut faire évoluer la réalité sociale dans les 185 Etats Adresse pour correspondance: Michael Cichon, Conseil international de l’action sociale, c/o ICSW, Ploit 4, Berkeley Lane, Entebbe, Ouganda; courriel: [email protected]. Michael Cichon a dirigé le Département de la protection sociale du Bureau international du Travail de 2005 à 2012. Il a représenté le Secrétaire général des Nations Unies au sein de la commission de la protection sociale de la 101 e Conférence internationale du Travail, qui a adopté la recommandation n o 202 en juin 2012. Il préside le Conseil international de l’action sociale. Les opinions exprimées ici sont celles de l’auteur et ne reflètent pas la position officielle de l’Organisation internationale du Travail ou du Conseil international de l’action sociale. L’auteur souhaite rendre expressément hommage aux nombreuses idées développées par le personnel du Département de la sécurité sociale du Bureau inter- national du Travail, qui a, en équipe, créé la dynamique et défini le contenu de la première procédure normative dans le domaine de la sécurité sociale mise en œuvre depuis environ vingt-cinq ans, idées qui sont reprises dans le présent article. LE RÔLE DES SOCLES NATIONAUX DE PROTECTION SOCIALE DANS L’EXTENSION DE LA SÉCURITÉ SOCIALE À TOUS

La recommandation sur les socles de protection sociale: un document de six pages peut-il changer le cours de l'histoire sociale?

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Revue internationale de sécurité sociale

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Revue internationale de sécurité sociale © 2013 AISS Revue internationale de sécurité sociale, vol. 66, 3-4/2013

La recommandation sur les

socles de protection sociale:

un document de six pages

peut-il changer le cours de

l ’ histoire sociale?

Michael Cichon

Conseil international de l ’ action sociale , Entebbe , Ouganda

Résumé En juin 2012, lorsque la C onférence internationale du T ravail ( CIT ) a adopté à l ’ unanimité la recommandation sur les socles de protection sociale, qui donne un contenu concret au droit humain qu ’ est le droit à la sécurité sociale, la communauté internationale a franchi une étape importante sur la voie de la reconnaissance de la protection sociale comme une composante à part entière des stratégies de développement nationales et internationales. Le présent article resitue la recommandation n o 202 dans l ’ histoire des activités normatives et des politiques de développement, retrace la genèse du concept de socle de protection sociale et analyse le contenu de la nou-velle recommandation et certaines des questions politiquement sensibles qu ’ elle a soulevées. Il apprécie ensuite si ce nouvel instrument peut faire évoluer la réalité sociale dans les 185 E tats

Adresse pour correspondance: Michael Cichon, Conseil international de l ’ action sociale, c/o ICSW, Ploit 4, Berkeley Lane, Entebbe, Ouganda; courriel: [email protected] . Michael Cichon a dirigé le Département de la protection sociale du Bureau international du Travail de 2005 à 2012. Il a représenté le Secrétaire général des Nations Unies au sein de la commission de la protection sociale de la 101 e Conférence internationale du Travail, qui a adopté la recommandation n o 202 en juin 2012. Il préside le Conseil international de l ’ action sociale. Les opinions exprimées ici sont celles de l ’ auteur et ne refl ètent pas la position offi cielle de l ’ Organisation internationale du Travail ou du Conseil international de l ’ action sociale. L ’ auteur souhaite rendre expressément hommage aux nombreuses idées développées par le personnel du Département de la sécurité sociale du Bureau inter-national du Travail, qui a, en équipe, créé la dynamique et défi ni le contenu de la première procédure normative dans le domaine de la sécurité sociale mise en œuvre depuis environ vingt-cinq ans, idées qui sont reprises dans le présent article.

LE RÔLE DES SOCLES NATIONAUX DE PROTECTION SOCIALE DANS L ’ EXTENSION DE LA SÉCURITÉ

SOCIALE À TOUS

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Revue internationale de sécurité sociale, vol. 66, 3-4/2013 Revue internationale de sécurité sociale © 2013 AISS

La recommandation sur les socles peut-elle changer le cours de l’histoire?

M embres de l ’ O rganisation internationale du T ravail ( OIT ). Il souligne que son adoption constitue une preuve sans précédent de la bonne volonté de la communauté internationale et un consensus international ambitieux concernant la politique sociale, mais qu ’ il est indispensable, pour créer la marge de manœuvre nécessaire à une évolution des politiques nationales, que la campagne visant à instaurer, au minimum, une sécurité sociale de base pour tous se poursuive et demeure une priorité internationale. En conclusion, il recense les stratégies que la coalition mondiale qui mène cette campagne doit mettre en œuvre pour que la sécurité sociale demeure ou devienne un objectif inaliénable des stratégies de développement nationales et internationales.

Mots clés planifi cation de la sécurité sociale , protection sociale , recommandation , OIT , international

Introduction: la protection sociale, un défi d ’ envergure mondiale

Bien que les chiffres divergent légèrement, selon la plupart des sources, entre 75 et 80 pour cent de la population mondiale n ’ ont pas accès à un système complet de protection sociale et vivent par conséquent dans l ’ insécurité sociale 1 . Le concept abstrait d ’ insécurité sociale masque des chiffres peu encourageants, voire inquié-tants, et des situations personnelles plus dramatiques encore. La notion d ’ insécurité sociale traduit le fait qu ’ environ 30 pour cent de la population mondiale n ’ ont pas accès à des soins de santé adaptés en cas de besoin ou que 40 pour cent sont tota-lement ou quasi totalement dépourvus de la moindre garantie de ressources en cas de diffi cultés fi nancières personnelles ou de crise économique nationale 2 . Vingt pour cent de la population mondiale vivent dans la misère – qui constitue la forme d ’ insécurité la plus cruelle et entraîne chaque année le décès de 10 millions

1. Nous oublierons ici le débat sémantique sur la défi nition des concepts de «protection sociale» et «sécurité sociale» au profi t d ’ une démarche pragmatique conforme à l ’ emploi des termes «protection» et «sécurité» dans la Déclaration de Philadelphie adoptée par l ’ OIT en 1944. Les régimes de sécurité sociale englobent l ’ ensemble des dispositions légales qui régissent les transferts de revenu, en espèces ou en nature, aux ménages. Les systèmes nationaux de sécurité sociale regroupent l ’ ensemble des régimes de sécurité sociale d ’ un pays. Ces régimes offrent une protection sociale aux populations et l ’ objectif de la protection sociale est de garantir la sécurité sociale. 2. Pourcentages calculés d ’ après le nombre de personnes disposant de moins de 2 USD par jour. Voir Banque mondiale ( 2013 ).

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d ’ enfants des suites de causes évitables, ainsi que la disparition prématurée de millions de personnes âgées pour les mêmes raisons –, même si cette proportion n ’ a jamais été évaluée correctement. Quel que soit l ’ indicateur retenu, le défi social à relever à l ’ échelle mondiale est énorme.

Alors que nous vivons dans un monde de plus en plus interconnecté, où l ’ argent circule librement et où les obstacles à l ’ accès des biens échangeables aux marchés nationaux sont progressivement levés, où le marché de la main-d ’ œuvre qualifi ée a une dimension quasiment mondiale tandis que celui de la main-d ’ œuvre non qualifi ée se mondialise également, quoique dans des conditions moins légales, les questions sociales demeurent une préoccupation nationale. Ceux-là même qui exigent des conditions identiques pour tous sur les marchés fi nanciers et les marchés de biens et services répètent à chaque fois qu ’ ils en ont l ’ occasion qu ’ il ne saurait y avoir de normes sociales universelles, applicables à toutes les situations.

Des décennies d ’ histoire sociale européenne nous ont enseigné que les systèmes de sécurité sociale sont de puissants instruments de lutte contre la pauvreté et les inégalités. Nous savons également que théoriquement il suffi rait probablement de moins de 1 pour cent du produit intérieur brut (PIB) mondial pour offrir à la population pauvre de la planète un niveau minimal de sécurité sociale. Pourtant, les systèmes de sécurité sociale n ’ ont – pendant longtemps – pas occupé dans les stratégies de développement une place à la mesure de leur impact potentiel sur la pauvreté et les inégalités ( Townsend, 2009 ).

Mi-2012, une étape importante a cependant été franchie sur la voie de la recon-naissance de la protection sociale comme une composante à part entière des stra-tégies de développement nationales et internationales, avec l ’ adoption à l ’ unanimité par la Conférence internationale du Travail (CIT) de la recommandation (n o 202) sur les socles de protection sociale, 2012 3 .

Le reste du présent article est organisé comme suit. Après avoir resitué la recom-mandation n o 202 dans l ’ histoire des activités normatives et des politiques de développement, nous retraçons la genèse du concept de socle de protection sociale. Dans les deux parties suivantes, nous analysons le contenu de la recommandation et tentons d ’ apprécier si elle a réellement – aussi séduisante soit-elle en apparence – le pouvoir de transformer la réalité sociale dans les 185 Etats Membres de l ’ OIT. Nous concluons en affi rmant que la campagne visant à garantir au moins un niveau minimal de sécurité sociale à tous doit se poursuivre et qu ’ il existe des stratégies concrètes, aux niveaux national et international, que la coalition mondiale pour la protection sociale, aussi fragile soit-elle, peut et probablement doit adopter pour que la sécurité sociale devienne un objectif tangible et réalisable des stratégies de développement nationales et internationales.

3. Les délégués représentant les employeurs, les travailleurs et les pouvoirs publics de 142 pays ont voté à 453 voix pour. Aucun vote contre n ’ a été enregistré et seul le Panama s ’ est abstenu.

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La recommandation sur les socles peut-elle changer le cours de l’histoire?

Les normes de l ’ OIT dans le domaine de la sécurité sociale, la gouvernance mondiale et l ’ agenda du

développement social

Pendant l ’ essentiel des nonante-cinq années qui se sont écoulées depuis leurs débuts, les travaux de l ’ OIT dans le domaine de la sécurité sociale ont été consacrés à la sécurité sociale des travailleurs de l ’ économie formelle et de leur famille. Le travail normatif accompli par l ’ Organisation a donné naissance à un corpus sans équivalent d ’ instruments juridiques (dont les premiers sont la convention (n o 2) et la recommandation (n o 1) sur le chômage, 1919, qui portent notamment sur l ’ as-surance-chômage et ont été adoptées lors de la première session de la CIT, et le plus emblématique la convention (n o 102) concernant la sécurité sociale (norme minimum), 1952, qui vise les personnes ayant la chance de travailler dans le cadre d ’ un contrat de travail formel et leurs ayants droit). Cette situation n ’ a évolué qu ’ à la fi n des années 1990. Puis, la situation des personnes dépourvues de couverture sociale commençant à susciter de l ’ inquiétude, en 2012, une nouvelle norme, com-plète et universelle, a été adoptée.

Entre les années 1940 et les années 1980, l ’ OIT a bâti un système étroit de gouvernance sociale mondiale reposant sur une logique

non contraignante ...

Pendant des décennies, les services de coopération technique et de conseil offerts par l ’ OIT aux pays en développement se sont inspirés des modèles de protection sociale européens, à savoir qu ’ ils visaient essentiellement à transposer aux pays du Sud les régimes d ’ assurance sociale de type bismarckien et, dans une moindre mesure, les régimes universels fi nancés par l ’ impôt. L ’ extension de la couverture de la sécurité sociale était considérée comme un processus de longue haleine, tributaire du rythme auquel les marchés du travail informels se transformeraient en marchés formels, conformément au schéma observé en Europe durant les dernières décen-nies du XIX e siècle et la première moitié du XX e siècle. Ce paradigme était perçu comme «normal» et moralement acceptable. Il allait également dans le sens de la théorie de l ’ effet de cascade en économie du développement, qui postule que les fruits de la croissance se diffusent quasi automatiquement aux pauvres et aux populations défavorisées et qui a, explicitement ou implicitement, inspiré la majeure partie des politiques de développement pendant des décennies. Ainsi, même lorsque la question de la réduction de la pauvreté est parvenue à occuper le centre du débat sur les politiques de développement à l ’ occasion d ’ une série de grandes conférences organisées par les Nations Unies durant les années 1990 et du Sommet du millénaire en 2000, puis lorsque la volonté de «réduire de moitié» l ’ extrême pauvreté est devenue l ’ une des cibles des huit objectifs du Millénaire pour le développement

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(OMD) défi nis en 2001 sur la base de la Déclaration du Sommet du millénaire, le terme et le concept de protection sociale sont restés absents des discussions. Les débats des Nations Unies ne se sont pas intéressés aux systèmes de sécurité sociale ( Nations Unies, 2000 ) en tant que moyens de réduction de la pauvreté et instru-ments susceptibles de contribuer de manière non négligeable à la réalisation de certains autres OMD. Pendant longtemps, le débat mondial sur la réduction de la pauvreté a fait l ’ impasse sur la protection sociale. Les OMD traduisaient une volonté d ’ instaurer une gouvernance sociale mondiale en formulant des objectifs plutôt qu ’ en défi nissant des instruments de gouvernance concrets. La non-prise en compte de la protection sociale lors de leur défi nition est en partie due au fait que les normes de l ’ OIT en matière de sécurité sociale, même si elles constituent les seuls instruments – fussent-ils non contraignants – de gouvernance sociale mondiale, ne pouvaient pas servir de base à un programme de politique sociale et de développe-ment plus large.

L ’ absence d ’ efforts concrets pour étendre la couverture de la sécurité sociale au-delà de l ’ économie formelle ou, à tout le moins, à des groupes en marge du marché du travail formel explique cette non-prise en compte. Cette absence de mobilisation pour toucher les travailleurs du secteur informel n ’ en demeure pas moins surprenante. Dès les dernières années de la seconde guerre mondiale, trois documents novateurs avaient été adoptés par la CIT: la Déclaration de Philadelphie (qui a par la suite été intégrée à la Constitution de l ’ OIT), la recommandation (n o 67) sur la garantie des moyens d ’ existence, 1944, et la recommandation (n o 69) sur les soins médicaux, 1944. La Déclaration de Philadelphie a offi ciellement assigné à l ’ Organisation une mission d ’ «extension des mesures de sécurité sociale en vue d ’ assurer un revenu de base à tous ceux qui ont besoin d ’ une telle protection, ainsi que des soins médicaux complets» ( BIT, 1944 , annexe III(f)), objectif réaffi rmé, dans une certaine mesure, par les recommandations n os 67 et 69. L ’ accent n ’ était désormais plus mis sur les travailleurs du secteur formel mais sur un public beau-coup plus large, en l ’ occurrence sur «tous ceux qui ont besoin d ’ une telle protec-tion». Par la suite, et peut-être faut-il le regretter, cette extension du champ d ’ action de l ’ OIT a été oubliée.

Après la seconde guerre mondiale, l ’ Organisation a décidé de se concentrer sur le renforcement de la sécurité sociale pour le secteur formel. Ainsi, la convention n o 102 de 1952, qui est à marquer d ’ une pierre blanche dans l ’ histoire de la protec-tion sociale, est venue renforcer la partie de la recommandation n o 67 consacrée à l ’ assurance sociale. Sa formulation est peut-être surannée et a sans doute besoin d ’ être revue, mais ses dispositions de fond relatives aux prestations et aux condi-tions d ’ ouverture des droits revêtent une importance capitale et ont conservé toute leur pertinence, comme l ’ ont confi rmé les 100 e et 101 e sessions de la CIT. Bien que la convention n o 102 n ’ ait pas explicitement un champ d ’ application circonscrit à l ’ économie formelle, elle a généralement été interprétée comme si tel était le cas. A

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La recommandation sur les socles peut-elle changer le cours de l’histoire?

ce jour, elle a été ratifi ée par près de 50 pays représentant environ 20 pour cent de la population mondiale et des pays aussi importants que la Chine et la Russie devraient la ratifi er dans un avenir proche. Malheureusement, par la suite, la stra-tégie adoptée a davantage visé à approfondir la «dimension verticale» de la protec-tion individuelle contre certains risques pour les personnes susceptibles d ’ être couvertes par les régimes traditionnels de sécurité sociale qu ’ à étendre la couverture «horizontalement» aux personnes dépourvues de protection. C ’ est ainsi que, pendant près de quarante ans, l ’ Organisation a privilégié l ’ adoption d ’ instruments contenant des dispositions plus détaillées sur certains risques tels que la vieillesse, l ’ invalidité et le décès (convention (n o 128) concernant les prestations d ’ invalidité, de vieillesse et de survivants, 1967), les soins de santé et la maladie (convention (n o 130) concernant les soins médiaux et les indemnités de maladie, 1969) et les accidents du travail (convention (n o 121) sur les prestations en cas d ’ accidents du travail et de maladies professionnelles, 1964). Ce processus ne s ’ est achevé qu ’ en 1988, par l ’ adoption de la convention (n o 168) sur la promotion de l ’ emploi et la protection contre le chômage, 1988. D ’ un point de vue théorique, ces instruments ne se préoccupent d ’ équité qu ’ au sens étroit du terme, à savoir qu ’ ils visent à établir une relation équitable entre les périodes de cotisation ou d ’ emploi et le niveau de revenu d ’ une part et les conditions d ’ ouverture des droits et le montant des pres-tations d ’ autre part. Aucune de ces conventions portant sur un risque spécifi que n ’ a été ratifi ée par plus de 24 pays. En revanche, ces instruments ne visent pas à atteindre des objectifs d ’ égalité dans un sens plus large, ce qui supposerait d ’ étendre les droits à prestations «horizontalement» aux personnes qui n ’ ont pas accompli une carrière régulière dans le secteur formel.

Toutefois, leur respect restant de fait volontaire, les conventions sont des instru-ments de gouvernance sociale mondiale relativement faibles juridiquement et seuls les systèmes judiciaires nationaux des pays qui les ont ratifi ées peuvent les faire appliquer. Or, lorsqu ’ il devient trop compliqué d ’ appliquer les conventions ratifi ées, les gouvernements peuvent les dénoncer. Les recommandations sont des instru-ments moins puissants encore, leur application reposant entièrement sur la pression morale, une faiblesse qu ’ elles partagent avec nombre d ’ autres traités inter-nationaux. Quoi qu ’ il en soit, les normes à jour relatives à la sécurité sociale demeu-rent le seul corpus de normes internationalement reconnues en matière de prestations de sécurité sociale et le seul cadre juridique de référence international complet pour les pouvoirs publics, les partenaires sociaux et autres parties intéres-sées 4 . En leur absence, les dispositions nationales relatives aux prestations ne pour-raient pas être évaluées à l ’ aune de référentiels internationaux, et l ’ adéquation des dispositions nationales ne pourrait pas être jugée par les groupes nationaux de

4. Considérées comme à jour après examen par le Groupe de travail Cartier du Conseil d ’ administration de l ’ OIT en 2002.

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La recommandation sur les socles peut-elle changer le cours de l’histoire?

défense d ’ intérêts. Or, à l ’ heure de la mondialisation de l ’ économie et de la société, il est plus important que jamais de pouvoir soumettre les dispositions juridiques à un processus d ’ évaluation comparative internationale. Les normes régionales, comme le Code européen de la sécurité sociale, et beaucoup de lois nationales ont été fortement infl uencées par les normes de l ’ OIT. Les conventions et recomman-dations de l ’ OIT représentent des compromis politiques internationaux obtenus de haute lutte, adoptés par une majorité des représentants des employeurs, des tra-vailleurs et des pouvoirs publics de l ’ ensemble des Etats Membres de l ’ OIT. Elles constituent des références normatives fortes pour tous les pays, s ’ agissant de ce que la communauté internationale considère comme une protection sociale normale et décente en termes de caractéristiques et de niveau. Aucun autre cadre de référence en la matière ne bénéfi cie de la même légitimité politique et de la même crédibilité. Leur application repose certes dans une large mesure sur un processus de pression morale, mais il est diffi cile de faire abstraction de leur autorité morale – si elle est utilisée intelligemment – dans le processus national d ’ élaboration des poli-tiques. Ne pas tenir compte de ces instruments ou les dénoncer peut avoir un coût d ’ opportunité politique élevé au niveau national, le non-respect des règles pouvant toujours se transformer en une perte de crédibilité morale pour un gouvernement.

... avant d ’ étendre son champ d ’ intervention au-delà de l ’ économie formelle au début du xxi e siècle ...

Il reste cependant que ces normes n ’ exigent pas une couverture universelle et n ’ ont jamais fait de la réduction de la pauvreté un critère minimal à prendre en compte pour fi xer le niveau des prestations recommandé ( BIT, 2008a , p. 47 et ss.). Ce «défi cit d ’ égalité» du cadre juridique est devenu une préoccupation majeure de nombreux spécialistes de la protection sociale lorsqu ’ il ne fut plus possible de nier que le processus d ’ extension progressive de la couverture s ’ était interrompu, voire, dans certains pays, s ’ était inversé – refl étant les mutations du marché du travail.

Durant la seconde moitié des années 1990, l ’ extension de la couverture a com-mencé à susciter de l ’ intérêt. L ’ édition 2000 du Rapport sur le travail dans le monde du Bureau international du Travail (BIT) a constitué la première tentative d ’ intégrer l ’ extension de la couverture à l ’ agenda politique, même si ce rapport restait encore quelque peu prisonnier de la conception traditionnelle de la sécurité sociale for-melle. Il est souligné ( BIT, 2000a ) que l ’ extension de la couverture de la protection sociale supposera

d ’ étendre les régimes existants pour qu ’ ils couvrent les salariés qui en sont encore exclus,

en procédant à toutes les adaptations qui pourraient se révéler nécessaires pour certains

groupes comme les employés de maison. Elle nécessitera également la création de régimes

spécifi ques pour les travailleurs indépendants et les travailleurs du secteur informel sans

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La recommandation sur les socles peut-elle changer le cours de l’histoire?

employeur identifi able et ces dispositifs devront, dans la mesure du possible, être obliga-

toires. Dans les cas où ce processus ne serait pas possible, par exemple dans les pays en

développement, il faudra soutenir la microassurance et autres mécanismes mis en œuvre

à partir du terrain et susceptibles de permettre une certaine mutualisation des risques. Il

conviendrait également de mettre en place des dispositifs d ’ aide sociale adaptés pour les

groupes les plus fragiles, exclus du marché du travail.

En d ’ autres termes, on estimait que l ’ extension de la couverture passait d ’ abord par l ’ extension des régimes d ’ assurance sociale traditionnels existants et par la mise en place de régimes de même nature pour les travailleurs indépendants et ceux employés dans le secteur informel, et, dans les cas restants, par la création à titre complémentaire de systèmes de microassurance, de prestations universelles et d ’ aide sociale ( BIT, 2000b , p. 16). L ’ extension de la couverture a donc été au cœur des conclusions du débat général sur la sécurité sociale qui a eu lieu lors de la CIT de 2001. Ces conclusions plaidaient pour le lancement d ’ une vaste campagne en faveur de l ’ extension de la couverture ( BIT, 2002 ). S ’ il s ’ agissait là d ’ un grand pas en avant, il s ’ est cependant soldé par un demi-succès à maints égards. Les conclu-sions étaient le fruit d ’ un compromis qui ne faisait pas mention du seul outil réel de gouvernance sociale de l ’ OIT, à savoir la défi nition de normes. Alors que le rapport du BIT soumis à la Conférence générale à l ’ appui de ses délibérations contenait encore une partie sur de possibles activités normatives, préconisant soit l ’ adoption d ’ une nouvelle norme globale, soit la continuité à travers la défi nition, pour compléter la série de normes portant sur des risques spécifi ques, d ’ un nouvel instrument sur un risque individuel comme les soins de longue durée, les conclu-sions étaient muettes sur ce point.

Les conclusions insistaient fortement sur l ’ idée qu ’ il ne pouvait y avoir, en matière de sécurité sociale, de modèle «unique exemplaire» susceptible de convenir à tous les pays. Il s ’ agissait là d ’ un pas important vers la reconnaissance du plura-lisme et d ’ une démarche pragmatique annonçant l ’ acceptation du fait que tous les systèmes nationaux évoluent selon leur propre modèle et à leur propre rythme. Malheureusement, au cours des années qui ont suivi, ce consensus au sujet de l ’ absence de modèle unique a été appliqué au-delà des questions de structure et de stratégies de fi nancement des systèmes nationaux de sécurité sociale. Bon nombre d ’ acteurs l ’ ont tacitement interprété comme concernant également le niveau, voire le niveau minimal fi nancièrement supportable – en d ’ autres termes les résultats – des politiques de protection sociale. De ce fait, il a créé un obstacle implicite à la défi nition de normes et à la mise en œuvre de mesures pour faire progresser la ratifi cation des conventions de l ’ OIT relatives à la sécurité sociale. Il est de surcroît devenu l ’ argument préféré de tous les partisans d ’ une privatisation accrue de la sécurité sociale, en particulier des régimes de retraite, qui cherchaient à éviter que la position critique du BIT à l ’ égard de la privatisation n ’ infl uence trop les Membres de l ’ Organisation.

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La recommandation sur les socles peut-elle changer le cours de l’histoire?

La Campagne mondiale du BIT sur la sécurité sociale et la couverture pour tous a été lancée en juin 2003. Pendant les premières années, elle a reposé sur une approche ascendante, qui postulait que l ’ extension de la couverture à travers l ’ in-tervention des gouvernements nationaux n ’ avait guère de chances de réussir et qu ’ il fallait par conséquent chercher à doter les populations locales des moyens de mettre en place des mécanismes dits de microassurance (essentiellement pour les soins de santé). On pensait que ces mécanismes pourraient constituer un tremplin pour contraindre les pouvoirs publics à adopter des stratégies nationales d ’ extension de la couverture. A cette approche ascendante devaient s ’ ajouter des composantes d ’ une stratégie descendante visant à étendre à un maximum de personnes la cou-verture des régimes déjà en place pour le secteur formel.

La stratégie fondée sur la microassurance, tout au moins celle reposant sur la création de dispositifs de microassurance sociale pour couvrir les groupes à faible revenu et faire progresser de manière importante la couverture, s ’ est soldée par un échec, sauf, peut-être, au Ghana et dans certaines régions de l ’ Asie du Sud. Au Ghana, des régimes de microassurance individuels ont été rendus obligatoires au niveau régional et fédérés en un système national d ’ assurance sociale qui subven-tionne les primes d ’ assurance pour les plus pauvres. Le processus d ’ extension des régimes du secteur formel à d ’ autres catégories de la population est demeuré lent et, dans certaines parties du monde, a même été compromis par des réformes paradigmatiques, telles les réformes des régimes de retraite engagées en Amérique latine et en Europe centrale et orientale, qui ont généralement conduit à une sta-gnation voire à une régression de la couverture. Toutes les stratégies d ’ extension expérimentées reposaient implicitement sur l ’ hypothèse selon laquelle la couver-ture universelle, ou, à tout le moins, une couverture complète de la population pauvre par des régimes de base, était fi nancièrement insupportable pour les éco-nomies émergentes ou à faible revenu.

En 2004, peut-être infl uencé par la réussite évidente du programme mexicain Oportunidades à partir de la fi n des années 1990, du programme brésilien Bolsa Famíla ( Britto, 2008 ) et de ses prédécesseurs ou encore de l ’ ambitieux régime uni-versel de soins de santé mis en place par la Thaïlande en 2002, le Département de la sécurité sociale du BIT s ’ est livré à la première tentative sérieuse de remise en cause du mythe sur lequel reposaient implicitement les débats nationaux et le débat international sur la sécurité sociale. Ce mythe était que les pays à bas revenu ne pouvaient fi nancièrement pas se permettre de garantir une couverture à l ’ ensemble de la population – fût-ce sous forme de systèmes de base universels. Or, une série de publications du BIT a montré que, même dans les pays à faible revenu, un investissement compris entre 2 et 6 pour cent du PIB environ permettrait proba-blement d ’ offrir une garantie de ressources universelle 5 . Selon toute vraisemblance,

5. Pour les chiffres et les calculs, voir BIT ( 2008b ), Pal et al . ( 2005 ) et Mizunoya et al . ( 2006 ). Voir également Cichon et Scholz (2009) et BIT ( 2009 ).

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La recommandation sur les socles peut-elle changer le cours de l’histoire?

l ’ optimisation des dépenses de santé existantes contribuerait à fi nancer l ’ accès de tous aux soins de santé, tout au moins aux soins élémentaires. Le BIT a défendu ces conclusions avec énergie dans le cadre de sa campagne mondiale et un certain nombre d ’ organismes d ’ aide bilatérale et d ’ organisations non gouvernementales (ONG) se sont regroupés pour former une coalition informelle défendant l ’ instau-ration d ’ une protection sociale de base universelle dans certains domaines. Dans le même temps, le BIT a prudemment fait évoluer le débat pour faire reconnaître la nécessité de nouvelles activités normatives. Dans son document de politique de sécurité sociale intitulé Etablir des normes de sécurité sociale dans une société mon-dialisée ( BIT, 2008a ), il analyse les normes existantes et, pour la première fois, affi rme offi ciellement que la défi nition d ’ une nouvelle norme pourrait être néces-saire pour combler le défi cit d ’ égalité.

... mais il a fallu une crise pour que la protection sociale se hisse au sommet du programme d ’ action en faveur du développement

A partir de 2007, le débat sur l ’ amélioration des systèmes nationaux de sécurité sociale a pris de l ’ importance, obtenant même une place dans les conclusions de la Présidence du G8 en 2007 ( BIT, 2002 ; G8, 2007 ). Néanmoins, si l ’ émergence d ’ un nouveau consensus sur le rôle de la protection sociale dans le développement natio-nal datait des discussions de la CIT de 2001 et de la «Campagne» du BIT, il a fallu la crise fi nancière et économique mondiale pour assister à une avancée sur le plan de la politique sociale. La crise, qui s ’ est installée dans un contexte marqué par une crise sociale beaucoup plus importante, structurelle et durable, a à l ’ évidence ébranlé les certitudes et les conceptions sur lesquelles reposaient l ’ économie et les politiques économiques. Chacun s ’ est soudain accordé à reconnaître que le déve-loppement économique et social pouvait être dangereux en l ’ absence de politiques sociales solides et de systèmes de protection sociale forts. Il apparaît aujourd ’ hui que cet élan international s ’ explique dans une large mesure par un soudain accès de remords parmi les responsables de l ’ action publique. Ils savaient que la crise était survenue à la faveur de l ’ échec de la surveillance nationale du secteur fi nancier et de la quasi-absence de surveillance internationale. Comme il n ’ était pas possible de ne pas voir les retombées sociales de la crise, les pouvoirs publics ont vanté les mérites des systèmes de sécurité sociale, qu ’ ils ont utilisés comme stabilisateurs économiques et sociaux. Les organisations internationales ont profi té de cette occa-sion pour faire évoluer leurs stratégies de développement. Ainsi, il n ’ est pas fortuit que des institutions comme la Commission européenne, le G20, l ’ UNICEF, la Banque mondiale et l ’ OIT aient toutes mis au point de nouvelles stratégies de protection sociale, visant à promouvoir une croissance qui profi te davantage à l ’ ensemble de la population ( Commission européenne, 2012 ; G20, 2011 ; UNICEF, 2012 ; Banque mondiale, 2012 ). Toutes ces stratégies sont globalement compatibles

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La recommandation sur les socles peut-elle changer le cours de l’histoire?

entre elles ou, à tout le moins, ne sont plus en contradiction fl agrante les unes avec les autres, et font toutes jouer un rôle important aux systèmes de protection sociale dans le développement national. L ’ OIT s ’ est appuyée sur le contexte favorable engendré par la crise pour inscrire l ’ instauration d ’ une gouvernance sociale mon-diale à travers l ’ activité normative à l ’ ordre du jour.

L ’ émergence du concept de socle de protection sociale

Le concept de socle de protection sociale est l ’ un des principaux instruments d ’ ac-tion apparus durant la crise fi nancière mondiale. Il repose sur une conception beaucoup large – peut-être trop ambitieuse d ’ un point de vue politique – du socle socio-économique qui avait initialement été présenté à un public international plus vaste par la Commission mondiale sur la dimension sociale de la mondialisation 6 . Après des années de débats internes à l ’ OIT au sujet des concepts et de la termino-logie, le terme «socle de protection sociale» a fi nalement été retenu comme titre de l ’ une des neuf initiatives de lutte contre la crise proposées par le système des Nations Unies lors d ’ une réunion du Conseil des chefs de secrétariat des organismes du système des Nations Unies pour la coordination (CCS) présidée par le Directeur général du BIT ( CCS, 2009 ). L ’ OIT et l ’ Organisation mondiale de la santé (OMS) ont été chargées de jouer, ensemble, le rôle de chef de fi le pour la mise en œuvre de l ’ initiative du socle de protection sociale. Les deux organisations ont publié un document de référence ( BIT et OMS, 2009 ) et organisé une première réunion entre les 19 organismes des Nations Unies participants et certains organismes d ’ aide bilatérale et grandes ONG internationales. Cette réunion, qui a eu lieu en octobre 2009, a abouti à la rédaction d ’ un manuel pour les opérations au niveau national. Bien qu ’ elles aient parfois progressé lentement, les actions nationales se sont en général appuyées sur des activités déjà mises en œuvre dans des pays comme le Burkina Faso, le Cambodge, le Mozambique et la Thaïlande. Le concept de socle de protection sociale a fait partie des instruments d ’ action visant à favoriser une reprise socialement équitable prévus par le Pacte mondial pour l ’ emploi adopté par la CIT en juin 2009. Pour la première fois, la communauté internationale, à la recherche de solutions pour résister aux crises, était parvenue à s ’ entendre sur un «langage» commun au sujet de la notion de socle de protection sociale.

En septembre 2009, l ’ OIT a organisé une réunion d ’ experts sur l ’ extension de la protection sociale, qui a abouti à l ’ idée d ’ élaborer une stratégie d ’ extension articulée autour de deux dimensions: les pays commenceraient par établir un socle de

6. Voir le rapport de la Commission mondiale sur la dimension sociale de la mondialisation, qui sou-ligne, entre autres, qu ’ «un niveau minimal de protection sociale doit être accepté sans discussion en tant qu ’ élément du socle socio-économique de l ’ économie mondiale» ( Commission mondiale sur la dimen-sion sociale de la mondialisation, 2004 , p. 123).

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protection sociale de base pour l ’ ensemble de la population (dimension horizon-tale), avant d ’ instaurer le plus rapidement possible, à partir de ce socle, des systèmes de sécurité sociale d ’ un meilleur niveau pour l ’ ensemble des personnes susceptibles de relever de systèmes plus complets (dimension verticale). L ’ association de ces deux dimensions a permis de faire progresser l ’ idée de défi nir une nouvelle norme internationale relative à la protection de base tout en œuvrant en parallèle pour la ratifi cation des normes de sécurité sociale de plus haut niveau de l ’ OIT, notamment la convention n o 102. Réunir deux dimensions de l ’ extension en une stratégie cohé-rente, complète et non contradictoire a permis d ’ apaiser plus facilement les inquié-tudes de ceux qui craignaient que promouvoir le socle de protection sociale ne conduise à abaisser les normes de sécurité sociale de l ’ OIT jusqu ’ au niveau de l ’ aide sociale. Ces craintes étaient notamment exprimées par certains syndicats, qui ont pu, grâce à cette nouvelle approche bidimensionnelle, soutenir le socle de protec-tion sociale et défendre l ’ idée d ’ une protection sociale universelle couvrant un public beaucoup plus large que leur clientèle classique. Pour l ’ OIT, il s ’ est agi là d ’ une étape déterminante – même si elle a été peu remarquée – car, sans l ’ engage-ment de certains membres visionnaires du mouvement syndical, qui ont compris qu ’ offrir des prestations de sécurité sociale de base à l ’ ensemble de la population revenait à investir pour favoriser la transition de l ’ économie informelle vers l ’ éco-nomie formelle, l ’ Organisation aurait été dans une impasse et les activités norma-tives ultérieures auraient été bloquées pendant longtemps. Bien que l ’ on n ’ ait pas encore pleinement évalué ce qu ’ apporte le soutien des syndicats en faveur de l ’ ins-tauration d ’ un socle de protection sociale dans le cadre d ’ une stratégie bidimen-sionnelle, il y a tout lieu de penser qu ’ il offre un potentiel considérable, permettant aux syndicats de redéfi nir leur rôle dans l ’ élaboration de systèmes nationaux de protection sociale qui touchent aussi la population en dehors de l ’ économie for-melle et dans la formulation de politiques globales visant à favoriser la transition du secteur informel vers le secteur formel. Du point de vue de l ’ OIT, la prochaine étape importante à franchir consistait à trouver un moyen de transformer la stra-tégie en un instrument de gouvernance mondiale. Toutefois, elle avait également besoin, pour progresser, d ’ un soutien plus infl uent et plus visible.

Mi-2010, l ’ OIT a réuni un Groupe consultatif de haut niveau pour l ’ initiative du socle de protection sociale, présidé par Michelle Bachelet, ex-Présidente du Chili. En octobre 2010, les Etats africains Membres de l ’ OIT ont, à l ’ occasion d ’ un Col-loque africain sur le travail décent, reconnu le socle de protection sociale comme la principale base sur laquelle s ’ appuyer pour poursuivre le développement de la protection sociale en Afrique. Cette reconnaissance était conforme aux recomman-dations de réunions techniques régionales antérieures organisées en Amérique latine, en Asie et dans les Etats arabes, qui préconisaient l ’ instauration d ’ une sécu-rité sociale de base pour tous sans nécessairement utiliser le terme de «socle de protection sociale» ( BIT, 2010c ).

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L ’ OIT a, dans le cadre d ’ un processus exceptionnellement rapide, profi té de ce nouveau consensus mondial sur la protection sociale pour le graver dans le marbre d ’ un nouvel instrument international aussi vite que possible sur le plan adminis-tratif. Cette rapidité d ’ action était motivée par la crainte de voir une réaction politique fragile et peut-être éphémère à une crise économique et fi nancière spéci-fi que et à ses conséquences sociales disparaître trop vite, sans laisser de traces dans le système de gouvernance mondiale. Il se trouve que l ’ OIT avait programmé – dans le cadre du suivi de la Déclaration de 2008 sur la justice sociale pour une mondia-lisation équitable – une discussion récurrente sur l ’ objectif stratégique de la pro-tection sociale (sécurité sociale) (objectif consistant à «renforcer la couverture et l ’ effi cacité de la protection sociale pour tous») à l ’ occasion de la 100 e session de la CIT, en juin 2011 ( CIT, 2011a ). En 2011, s ’ appuyant sur un rapport du BIT qui défendait l ’ idée qu ’ une protection sociale universelle était un instrument de déve-loppement économique et social ( BIT, 2010a ; voir également BIT, 2010b ), la CIT a adopté des conclusions qui, entre autres, entérinaient la stratégie d ’ extension bidi-mensionnelle et réaffi rmaient qu ’ un accroissement du nombre de ratifi cations des conventions de l ’ OIT sur la sécurité sociale, notamment la convention n o 102, devait constituer une priorité pour les Etats Membres, et a chargé l ’ Organisation d ’ élabo-rer une nouvelle recommandation, relative aux socles nationaux de protection sociale ( CIT, 2011b ; voir également Cichon, Behrendt et Wodsak, 2011 ). Durant les délibérations de la commission de la CIT, la nouvelle stratégie de l ’ OIT en matière de protection sociale a reçu le soutien d ’ experts de l ’ OMS, du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), de l ’ UNICEF, du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale, ainsi que de Michelle Bachelet, entre-temps devenue Directrice exécutive d ’ ONU Femmes. Ce soutien a permis de convaincre du bien-fondé de l ’ adoption d ’ une nouvelle recommandation ceux qui, parmi les employeurs, en doutaient.

La réunion d ’ experts de 2009 avait déjà clairement mis en évidence l ’ absence de motivation des travailleurs, des employeurs et des gouvernements pour la formu-lation d ’ une nouvelle convention sur la sécurité sociale. Seule une recommandation était donc envisageable. Même les partisans d ’ une nouvelle norme juridique crai-gnaient que les gouvernements, anticipant les conséquences budgétaires de l ’ exten-sion de la protection sociale à tous, soient réticents à ratifi er une nouvelle convention – or, risquer d ’ aboutir à l ’ adoption d ’ une convention qui ne serait pas ratifi ée était impensable. Il a donc été convenu que la prochaine étape essentielle serait de tra-duire le consensus mondial sur la protection sociale pour tous en un instrument international. L ’ adoption d ’ une recommandation n ’ était pas considérée comme une solution idéale, mais comme un premier pas qui permettait de consacrer de manière visible le nouveau consensus mondial sur la protection sociale dans un instrument juridique. Après tout, il avait bien fallu huit ans pour que certaines idées contenues dans la recommandation n o 67 soient intégrées à la convention n o 102.

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Le Groupe consultatif Bachelet a publié la première version de son rapport mi-2011 ( Bachelet, 2011 ). Ce rapport reprenait les arguments échangés durant le débat de la 100 e session de la CIT et développés dans le rapport du BIT à la Confé-rence générale. Il plaidait en faveur de socles de protection sociale, soulignant qu ’ ils faisaient des droits humains et de la justice sociale une réalité, constituaient un outil effi cace de lutte contre la pauvreté et les inégalités, contribuaient à accélérer les progrès vers la réalisation des OMD et au-delà, étaient fi nancièrement accessibles, y compris dans les pays à faible revenu, permettaient de traiter plus facilement les conséquences économiques et sociales des crises et des déséquilibres économiques mondiaux et représentaient un important instrument d ’ autonomisation des femmes.

En présentant son rapport au Secrétaire général des Nations Unies, Michelle Bachelet a déclaré: «Etendre la protection sociale est un investissement ‘gagnant-gagnant’: il est rentable à la fois à court terme, compte tenu de ses effets de stabi-lisateur économique, mais aussi à long terme, en raison de son impact sur le développement humain et la productivité» 7 . La question des socles de protection sociale était posée, l ’ idée largement admise, et le BIT reçut pour mandat de déve-lopper une nouvelle norme internationale.

La recommandation n o 102 de 2012: un cadre normatif concis pour les systèmes nationaux de sécurité sociale

Voulant battre le fer pendant qu ’ il était chaud, le BIT a demandé au Conseil d ’ ad-ministration de l ’ OIT l ’ autorisation d ’ envoyer très rapidement à l ’ ensemble des Membres un rapport sur la législation et les pratiques et un questionnaire, ainsi que de recueillir leurs réactions avant fi n novembre 2011 au sujet du contenu de la recommandation envisagée. Le résultat a été encourageant. Plus de 100 gouverne-ments et 120 organisations d ’ employeurs ou de travailleurs ont répondu et les réponses ont servi de base à la rédaction, par le BIT, d ’ un projet consensuel de recommandation ( CIT, 2012a ), publié le 1 er mars 2012.

Cependant, en juin 2012, il restait encore à la CIT à défi nir la forme exacte de ce nouvel instrument international. Il a fallu de l ’ habileté politique et juridique à ses rédacteurs pour aboutir à un compromis subtil entre la nécessité de défi nir une recommandation adaptée aux différents contextes nationaux et celle de formuler un objectif universel en matière de protection sociale. Parallèlement, il fallait aussi que le projet lève les craintes de ceux qui restaient préoccupés par l ’ idée que le nouvel instrument risquait en réalité de réduire les niveaux de protection sociale défi nis par les conventions de plus haut niveau de l ’ OIT ou d ’ être, in fi ne , tellement

7. Voir < http://www.ilo.org/global/about-the-ilo/newsroom/news/WCMS_166297/lang–fr/index.htm > .

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général qu ’ il se réduirait à une rhétorique séduisante et à de bonnes intentions qui n ’ auraient aucune chance de devenir réalité.

La Conférence générale a trouvé un compromis intelligent entre orientation mondiale et obligations nationales. L ’ instrument a été axé sur les résultats des sys-tèmes nationaux de protection sociale, à savoir qu ’ il défi nit quatre garanties élé-mentaires de sécurité sociale que toutes les politiques nationales doivent parvenir à offrir, tout en laissant le soin aux responsables publics nationaux de décider des moyens d ’ application. De même, la défi nition du niveau de la garantie de ressources et des prestations relève du processus décisionnel national. La recommandation précise cependant que ces moyens d ’ application et les niveaux de protection doivent être défi nis dans le cadre d ’ un processus participatif, c ’ est-à-dire à travers la «par-ticipation» des organisations représentatives des employeurs et des travailleurs et la «consultation» d ’ autres organisations pertinentes et représentatives de personnes concernées.

Contenu et portée de la recommandation n o 202

Les objectifs de la recommandation n o 202 sont défi nis dès le paragraphe 1, qui dispose qu ’ elle fournit aux Membres des orientations pour:

a) établir ou maintenir, selon le cas, des socles de protection sociale en tant qu ’ élément fondamental de leurs systèmes nationaux de sécurité sociale;

b) mettre en œuvre les socles de protection sociale dans le cadre de stratégies d ’ extension de la sécurité sociale qui assurent progressivement des niveaux plus élevés de sécurité sociale au plus grand nombre de personnes possible, selon les orientations données par les normes de l ’ OIT relatives à la sécurité sociale.

Les socles nationaux de protection sociale doivent comporter au moins les garanties élémentaires de sécurité sociale suivantes:

a) accès à un ensemble de biens et services défi nis à l ’ échelle nationale comme étant des soins de santé essentiels, y compris les soins de maternité, qui réponde aux critères de disponibilité, d ’ accessibilité, d ’ acceptabilité et de qualité;

b) sécurité élémentaire de revenu pour les enfants, se situant au moins à un niveau minimal défi ni à l ’ échelle nationale, assurant l ’ accès à l ’ alimentation, à l ’ éducation, aux soins et à tous autres biens et services nécessaires;

c) sécurité élémentaire de revenu, se situant au moins à un niveau minimal défi ni à l ’ échelle nationale, pour les personnes d ’ âge actif qui sont dans l ’ in-capacité de gagner un revenu suffi sant, en particulier dans les cas de maladie, de chômage, de maternité et d ’ invalidité;

d) sécurité élémentaire de revenu pour les personnes âgées, se situant au moins à un niveau minimal défi ni à l ’ échelle nationale.

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Par ailleurs, la recommandation invite les Membres à «effectuer un suivi des progrès réalisés dans la mise en œuvre des socles de protection sociale et dans la réalisation des autres objectifs des stratégies nationales d ’ extension de la sécurité sociale», notamment en organisant «régulièrement des consultations nationales afi n d ’ évaluer les progrès accomplis et d ’ examiner des politiques en vue de la pour-suite de l ’ extension horizontale et verticale de la sécurité sociale».

La recommandation défi nit donc le socle de protection sociale comme un ensemble d ’ au moins quatre garanties de sécurité sociale élémentaires qui donnent un contenu au droit humain à la sécurité sociale consacré par les articles 22 et 25 de la Déclaration universelle des droits de l ’ homme des Nations Unies 8 . Le terme «garanties» est un nouveau terme qui a fait son entrée dans la terminologie sur la sécurité sociale de l ’ OIT. Il révèle que l ’ accent est mis sur les résultats qui peuvent être obtenus en matière de sécurité sociale par différents types de prestations et de régimes. Ces régimes peuvent offrir des prestations en espèces ou en nature – à travers la fourniture directe de biens et services essentiels – et peuvent être fi nancés par des cotisations ou par l ’ impôt. Tous les systèmes nationaux de protection sociale étant dotés de leurs propres traditions et de leur propre structure, mettre l ’ accent sur les résultats plutôt que sur les moyens et l ’ organisation a permis à la majorité des gouvernements nationaux de s ’ entendre sur un objectif commun sans avoir à transformer l ’ organisation de leurs systèmes. A l ’ idée défendue en 2001, selon laquelle il n ’ y avait pas de «modèle unique exemplaire», est venue s ’ ajouter celle qu ’ il existait un «ensemble unique exemplaire» de résultats.

Aux termes du paragraphe 4 de la recommandation «ces garanties devraient assurer au minimum à toute personne dans le besoin, tout au long de la vie, l ’ accès à des soins de santé essentiels et une sécurité élémentaire de revenu qui ensemble garantissent un accès effectif aux biens et services défi nis comme nécessaires à l ’ échelle nationale». Cette formulation constituait aussi un moyen de défi nir le socle comme garantissant à la fois une sécurité de revenu assurée par des transferts sociaux et l ’ accès à des services sociaux essentiels (y compris aux soins de santé), et de reprendre ainsi la défi nition élaborée dans le cadre de l ’ initiative du socle de protection sociale des Nations Unies et citée dans le rapport Bachelet.

Toutefois, elle resitue également l ’ initiative du socle de protection sociale dans le contexte plus large des stratégies d ’ extension de la sécurité sociale que les pays doivent adopter, et défi nit pour la première fois un ensemble complet de principes à respecter par ces stratégies nationales (paragraphe 3), codifi ant ainsi, pour la première fois également, la stratégie bidimensionnelle de l ’ OIT.

8. Voir < http://www.un.org/fr/documents/udhr/ > .

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Questions politiquement sensibles dans le discours sur les politiques publiques

La proposition initiale du BIT ( BIT, 2012 ) et la version défi nitive de la recomman-dation sont restées très proches de la résolution et des conclusions de la 100 e session de la CIT, refl étant fi dèlement les préoccupations et suggestions exprimées par les Membres de l ’ OIT durant les discussions de la Conférence générale et dans le cadre du processus de consultation qui a suivi. Parmi ces préoccupations et suggestions fi gurent notamment la défi nition des niveaux de protection à l ’ échelon national, le rythme et le mode de mise en œuvre et de suivi des socles de protection sociale, le pluralisme des moyens à employer pour parvenir à offrir une protection élémen-taire, ce qui garantit que les socles de protection sociale nationaux sont adaptés à la situation de chaque pays. Cette nécessité d ’ adapter le concept de socle de protec-tion sociale à la réalité des différents pays a fait partie des principales questions politiquement sensibles durant les débats de la 100 e CIT, de même que pendant le processus de consultation qui a eu lieu entre les sessions 2011 et 2012 de la CIT et au cours des discussions de la 101 e CIT. La décision d ’ utiliser le pluriel plutôt que le singulier pour parler des socles nationaux de protection sociale est une manifes-tation visible de cette prise en compte des contextes nationaux, le pluriel ayant dû être utilisé jusque dans le titre abrégé de la recommandation. En d ’ autres termes, la philosophie selon laquelle il n ’ existait pas de «modèle unique exemplaire» avait trouvé son symbole.

La question du public visé par la recommandation est un autre thème sensible qui a occupé une place importante dans les débats ( CIT, 2012b ). La CIT a eu besoin d ’ un temps considérable pour déterminer si les garanties de sécurité sociale de-vaient être accordées à «tous les résidents», à «tous les résidents en situation régu-lière», à «tous les résidents habituels» ou aux «citoyens». Finalement, la proposition du BIT, qui suggérait que la recommandation s ’ applique à «tous les résidents et enfants, tels que défi nis par la législation nationale», a été retenue, sous réserve toutefois des obligations internationales existantes auxquelles les Etats Membres sont assujettis. De cette manière, les Etats Membres ne contractaient aucune obli-gation juridique supplémentaire, mais il demeurait un risque que certaines per-sonnes, plus précisément certaines catégories de migrants, restent exclues de la couverture. A cet égard, plus de 160 Etats Membres de l ’ OIT ont ratifi é ou signé sans réserves majeures le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) de 1966 9 dont l ’ article 9 reconnaît à «toute personne» le droit à la sécurité sociale et qui constitue donc une obligation internationale «existante».

9. Voir < http://www.ohchr.org/EN/ProfessionalInterest/Pages/CESCR.aspx > .

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Il a également fallu trouver un compromis parce que beaucoup d ’ Etats Membres jugeaient nécessaire d ’ introduire la notion de mise en œuvre progressive, qui impli-quait que, même si les objectifs de la recommandation étaient manifestement universels, leur réalisation pouvait se faire progressivement. La recommandation dispose néanmoins que les délais et étapes de la mise en œuvre des stratégies d ’ ex-tension de la sécurité doivent être précisés (paragraphe 14(e)), suivant ainsi le même raisonnement que l ’ article 22 de la Déclaration des droits de l ’ homme et que le PIDESC.

Nature des orientations données par la recommandation n o 202: des conséquences souvent sous-estimées

Les orientations défi nies par la recommandation n o 202 ont une ampleur et des conséquences beaucoup plus larges et concrètes que celles que l ’ on pourrait a priori attendre d ’ un document de six pages. Les 18 principes que devraient respecter les systèmes nationaux de sécurité sociale sont en réalité des directives exigeantes, décrivant les caractéristiques des systèmes nationaux de protection sociale qui doivent être mis en place sous la responsabilité principale de l ’ Etat. Ils portent sur l ’ universalité de la protection et sur son adéquation, sur l ’ obligation de défi nir les prestations par la voie législative, sur la non-discrimination, sur le caractère pro-gressif de la mise en œuvre, sur la prise en considération de la diversité des méthodes et approches, sur la nécessité d ’ une participation tripartite et de l ’ organisation de consultations publiques au sujet du niveau des prestations et des conditions d ’ accès, sur le respect de la dignité des personnes couvertes, sur l ’ existence de procédures de recours effi caces, sur la transparence et sur la pérennité fi nancière, budgétaire et économique. Ensemble, ces principes défi nissent des normes de performance rela-tivement ambitieuses pour les systèmes nationaux de protection sociale.

Or, ces normes de performance devraient – à tout le moins en théorie – obliger à repenser nombre de politiques nationales. Quelques exemples suffi ront peut-être à en apporter la preuve. Ainsi, il pourrait être nécessaire de vérifi er si certaines des réformes engagées ces dernières décennies, par exemple les réformes des retraites conduites en Amérique latine et en Europe de l ’ Est durant les années 1980 et 1990, respectent les principes d ’ adéquation et de prévisibilité des prestations de sécurité sociale. Dans les régimes de retraite à cotisations défi nies, où le montant des pres-tations dépend dans une très large mesure des performances, aléatoires, des marchés fi nanciers, les prestations peuvent fort bien – même après des années de cotisation – ne pas être adéquates et sont sans nul doute non prévisibles (contrairement au principe exigé par le paragraphe 3(c) de la recommandation n o 202). Il conviendrait d ’ introduire de nouveaux taux de remplacement minimaux dans certains de ces régimes. De même, ces régimes ne respectent pas le principe de solidarité en matière de fi nancement (paragraphe 3(h)). Enfi n, dans beaucoup de pays, les modalités de

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fourniture des prestations d ’ aide sociale aux plus pauvres enfreignent parfois le principe de respect de la dignité des bénéfi ciaires (paragraphe 3(f)).

Dans d ’ autres cas, la pratique qui consiste à fi nancer les prestations, en particu-lier les pensions de retraite, par des cotisations dont le taux est au départ fi xé à un niveau très faible pour des raisons électoralistes n ’ est vraisemblablement pas conforme à la recommandation n o 202. A mesure que les populations vieillissent, le taux de cotisation augmente généralement jusqu ’ à un niveau beaucoup plus élevé, risquant de devenir inacceptable pour ceux qui fi nancent le système. En pareil cas, l ’ équilibre optimal entre les droits et obligations des fi nanceurs et ceux des bénéfi ciaires (paragraphe 3(h)) n ’ est plus respecté. Faire des promesses trop géné-reuses au détriment de la pérennité fi nancière, budgétaire et économique constitue une violation des principes énoncés au paragraphe 3(k). De même, les régimes d ’ assurance-maladie qui recouvrent des cotisations alors que le système de santé est en réalité insuffi samment développé et ne peut pas fournir les services promis sont incompatibles avec les principes (paragraphe 3(n)).

Reste maintenant à savoir si les orientations contenues dans la recommandation n o 202 sont suffi samment fortes pour induire une réelle évolution des politiques nationales.

De la théorie à la réalité, ou la recommandation n o 202 aura-t-elle un impact sur les politiques

sociales nationales?

La recommandation n o 202 donne aux Membres de l ’ OIT des orientations pour les aider à mettre en place des systèmes de protection sociale ou à conserver les sys-tèmes existants. C ’ est là tout ce que peut faire une recommandation. Reste à savoir si cela peut être suffi sant pour faire évoluer le quotidien, souvent diffi cile, des populations. On répondra que la qualité d ’ un instrument international dépend de la qualité de son application nationale, mais cette réponse n ’ est – malheureusement – pas dépourvue d ’ ambiguïté.

La recommandation n o 202 est un document non contraignant unique en son genre. C ’ est la première fois – peut-être depuis l ’ époque de la Grande Dépression ou la période de reconstruction économique et sociale consécutive à la seconde guerre mondiale – que la protection sociale bénéfi cie d ’ un soutien public et inter-national aussi fort et que son rôle dans les stratégies nationales de développement et la gestion des crises économiques, sociales et politiques est reconnu. La recom-mandation n o 202 a été adoptée dans un contexte exceptionnel, dans lequel un travail préparatoire minutieux a porté ses fruits au moment même où une crise mondiale réduisait à néant toutes les certitudes de la théorie du développement économique mondial et de la gouvernance économique mondiale, et dans lequel

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l ’ accès aux informations sur les autres politiques économiques et sociales nationales était réellement devenu universel.

S ’ agissant d ’ une recommandation et non d ’ une convention, elle demeure un instrument de gouvernance mondiale non contraignant. Elle n ’ en constitue pas moins la charte consensuelle la plus concrète dont la communauté internationale se soit jamais dotée dans le domaine de la protection sociale, s ’ apparentant à maints égards à une Magna Carta de la protection sociale. Comme le roi Jean dans l ’ An-gleterre du xiii e siècle, les gouvernements nationaux ne respecteront pas automa-tiquement l ’ esprit et les objectifs de cette charte sociale.

Certains signes montrent que la période marquée par la volonté de faire réelle-ment progresser la protection sociale touche déjà à sa fi n. Dès que la crise écono-mique et fi nancière s ’ est muée en crise budgétaire, les plans d ’ austérité – qui ressemblent fort aux recettes héritées du Consensus de Washington, que l ’ on pensait mort depuis longtemps – ont de nouveau eu la faveur des pouvoirs publics et les dépenses de protection sociale 10 ont été une fois de plus sous le feu des critiques dans beaucoup de pays.

La recommandation n o 202 ne peut infl uencer les politiques nationales qu ’ à travers un seul grand canal, à savoir en créant une marge de manœuvre pour les pouvoirs publics nationaux. La communauté internationale a décidé que chacun devait pouvoir bénéfi cier d ’ un niveau minimal de protection sociale et que les sociétés devaient accroître progressivement le niveau des systèmes de sécurité sociale en s ’ appuyant sur des principes forts. Cette décision a été adoptée à l ’ una-nimité. La recommandation n o 202 n ’ est donc pas simplement un document d ’ orientation supplémentaire rédigé par quelques experts et vérifi é par d ’ autres avant d ’ être publié sur papier glacé: elle incarne l ’ autorité morale d ’ un consensus mondial.

Cependant, si les textes peuvent être mondiaux, l ’ action doit être nationale. La demande de justice sociale doit être formulée et portée par les populations elles-mêmes. La communauté internationale est allée aussi loin que possible dans la défense de la protection sociale et la recherche d ’ un compromis et c ’ est maintenant à l ’ échelon national que l ’ action doit se dérouler.

La société civile et les syndicats sont les ambassadeurs naturels de la volonté politique et des défenseurs non moins naturels des droits des individus et de l ’ accès de ces derniers à l ’ autonomie. La recommandation n o 202 est un outil sur lequel ils peuvent s ’ appuyer pour développer des arguments solides en faveur d ’ un accrois-sement de la justice sociale, d ’ un renforcement de la participation et d ’ une amélio-ration des chances à travers la protection sociale. Parce qu ’ il crée une légitimité morale, le consensus international constitue un bouclier politique pour les

10. Pour de plus amples informations sur les plans d ’ austérité adoptés en 2010-2011, voir Ortiz, Chai et Cummins (2011) , ainsi que Roy et Ramos (2012) .

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revendications nationales. Il offre une plateforme politique aux groupes de pression nationaux qui exigent un renforcement de la protection sociale. Lorsqu ’ ils reven-diquent la création ou le maintien de socles de protection sociale nationaux et de stratégies nationales d ’ extension de la sécurité sociale, ces groupes peuvent en effet rappeler aux gouvernements nationaux qu ’ ils ont souscrit à un consensus interna-tional à Genève 11 .

Il en va cependant de la recommandation n o 202 comme de tous les autres outils: il faut l ’ utiliser habilement pour que l ’ action soit effi cace et créative. Il est des choses très concrètes que les coalitions nationales qui œuvrent en faveur d ’ un renforce-ment de la protection sociale peuvent faire au niveau national comme international. La recommandation constitue un point d ’ ancrage concret pour les interventions nationales. Elle exige un suivi national des «progrès réalisés dans la mise en œuvre des socles de protection sociale et dans la réalisation des autres objectifs des stra-tégies nationales d ’ extension de la sécurité sociale, par le biais de mécanismes appropriés défi nis à l ’ échelle nationale» (paragraphe 19). Le suivi des situations nationales et leur évaluation par rapport à la situation d ’ autres pays comparables sur le plan socio-économique peuvent faciliter la création de la marge de manœuvre politique nécessaire à l ’ extension ou à la création des socles de protection sociale nationaux. Les organisations nationales représentant la société civile et les syndicats sont les acteurs les mieux placés pour effectuer ce suivi national ou y participer, en mobilisant leurs connaissances et leur compréhension des situations concrètes. Pour être effi cace, il faut que ce suivi soit systématiquement ascendant plutôt que descendant – c ’ est-à-dire qu ’ il faut partir des populations pour aller vers des sta-tistiques globales et non l ’ inverse. Les coalitions nationales de défense de la protec-tion sociale sont bien placées pour évaluer si tous les enfants, les adultes d ’ âge actif et les personnes âgées bénéfi cient d ’ une garantie de ressources décente leur permet-tant d ’ accéder à des biens et services essentiels et si chacun a accès à des soins de santé élémentaires. Elles peuvent identifi er les lacunes de la protection, voire calcu-ler le coût de leur élimination, et indiquer où trouver les ressources. Pour qu ’ elles puissent le faire de manière crédible, il leur faut apprendre à utiliser des techniques analytiques et les appliquer, effectuer des analyses coût-avantage, chiffrer le coût des prestations, évaluer l ’ extension de la couverture, apprécier ses effets sur la pau-vreté et les inégalités, construire des scénarios économiques, analyser la législation et rédiger des propositions de loi. Il faut également que les organisations complexes soient gérées et contrôlées. Ce travail de diagnostic et d ’ analyse peut ensuite être utilisé comme un moyen de pression pour contraindre les gouvernements et res-ponsables publics à agir. Néanmoins, pour être effi caces, ces investissements en temps et en énergie doivent être importants.

11. Au Royaume-Uni, Robert Walker et d ’ autres ont déjà utilisé les principes de la recommandation n o 202 pour infl uencer offi ciellement la réforme de la protection sociale conduite dans ce pays; voir Walker, Chase et Lødemel (2012) .

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Les associations internationales peuvent apporter leur concours aux entités nationales qui ont besoin d ’ un soutien solide en matière technique et stratégique, en leur permettant de bénéfi cier de l ’ aide d ’ un regroupement international d ’ orga-nisations qui ont une mission commune et jouissent d ’ un large accès aux connais-sances, données et expériences. L ’ OIT a un rôle central à jouer à travers la fourniture de conseils techniques et d ’ une aide à la formulation des politiques. En ne jouant pas ce rôle, elle agirait contrairement à sa Constitution et trahirait le mandat qui lui a été confi é par deux sessions consécutives de la CIT. Les indicateurs à retenir pour évaluer ses performances sont faciles à défi nir et à mesurer. Ces indicateurs sont tout simplement le nombre de pays qui ont adopté des politiques instaurant un socle de protection sociale, le nombre de pays qui ont mis en place des stratégies de protection sociale, le nombre de pays qui ont ratifi é les conventions de plus haut niveau et le nombre de situations dans lesquelles l ’ OIT est intervenue de manière importante sous forme d ’ assistance technique et d ’ aide à la formulation des politiques.

Par conséquent, s ’ agissant de la question de savoir si un simple document peut devenir une politique, l ’ honnêteté impose de répondre que tel est probablement le cas, mais que rien ne pourra se produire automatiquement. Pour que la protection sociale reste une priorité des pouvoirs publics, il faut du travail, il faut que des coalitions nationales se mobilisent sans relâche, avec l ’ aide de la coalition mondiale formée des organismes des Nations Unies, d ’ ONG et d ’ organismes d ’ aide bilatérale et de la communauté mondiale. De surcroît, l ’ histoire de la protection sociale montre que la réalisation des objectifs ne se déroule pas toujours comme prévu et peut parfois prendre une mauvaise voie.

Prochaines étapes envisageables

Il y a près de soixante-dix ans, la communauté internationale adoptait les recom-mandations de l ’ OIT n os 67 et 69 en faveur de l ’ instauration d ’ une protection universelle. Par la suite, ces textes sont tombés dans l ’ oubli. La question se pose donc de savoir comment garantir que la recommandation n o 202 ne connaîtra pas le même sort. Lorsque des problématiques sont oubliées au niveau international, il devient beaucoup plus facile de les exclure des priorités de l ’ action publique natio-nale. Si la majorité des actions doivent certes être conduites à l ’ échelle locale, la coalition mondiale ne peut cependant pas se contenter de confi er la charge de piloter la recommandation n o 202 à des coalitions locales et se reposer sur ses lauriers.

L ’ enjeu consiste désormais à trouver quelques outils pour entretenir la dyna-mique. La défi nition des objectifs pour le développement après 2015 constituera le moment le plus fort du débat mondial sur la politique sociale. A l ’ évidence, l ’ ob-jectif consistant à ce que chacun bénéfi cie d ’ un niveau minimal de sécurité sociale

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peut représenter un objectif pour le développement. Il est cependant aussi envisa-geable d ’ analyser la protection sociale comme un moyen d ’ atteindre un ensemble d ’ objectifs connexes comme la réduction de la pauvreté ou le recul des inégalités, l ’ accès de tous à la santé, l ’ égalité des sexes, etc. Quoi qu ’ il en soit, la création et le maintien de socles de protection sociale constituent un outil concret de politique du développement. Il est facile d ’ apprécier si les individus ont ou non accès à la protection sociale et il est possible de combler les lacunes de la protection à l ’ aide d ’ outils d ’ action concrets plutôt que de concepts théoriques nébuleux. Que l ’ on conçoive la protection sociale comme un objectif à part entière ou comme un outil au service de plusieurs objectifs, tout l ’ enjeu sera de faire en sorte que la recom-mandation n o 202 conserve une place dans le débat mondial sur les OMD.

La coalition mondiale en faveur du socle de protection sociale doit quant à elle veiller à ce que le potentiel qu ’ offre la recommandation n o 202 soit pleinement exploité. Il reste cependant que les coalitions mondiales ne sont pas indépendantes du jeu politique national et, à long terme, se contentent de réagir aux pressions nationales. Sans cette vigilance de la coalition mondiale, d ’ autres enjeux viendront, tôt ou tard, reléguer les politiques de protection sociale au second rang. Il faut que les syndicats et les grandes ONG forment des coalitions nationales et veillent à ce qu ’ elles restent actives. L ’ essentiel est d ’ alerter inlassablement l ’ ensemble des parties intéressées nationales à chaque fois qu ’ elles se réuniront dans le cadre de la formu-lation des objectifs pour le développement après 2015 sur le rôle des socles de protection sociale dans le développement économique et social national.

Les coalitions nationales et la coalition mondiale en faveur du socle de protection sociale peuvent, ensemble, apporter leur soutien à la demande d ’ instauration d ’ un fonds mondial pour la protection sociale formulée par les rapporteurs spéciaux des Nations Unies pour le droit à l ’ alimentation et pour les droits de l ’ homme 12 et contribuer à garantir que ce fonds fi nance essentiellement des actions nationales visant à appliquer le socle de protection sociale. Elles peuvent aussi soutenir la création de la taxe mondiale sur les transactions fi nancières et exiger qu ’ elle soit utilisée pour alimenter le fonds pour la protection sociale et pour aider les quelques pays qui ne peuvent réellement pas mettre en place des socles de protection sociale par leurs propres moyens.

Impulser un processus et un mouvement qui conduiraient à l ’ adoption d ’ une convention des Nations Unies sur les socles nationaux de sécurité sociale serait cependant le moyen le plus effi cace de faire en sorte que la protection sociale demeure une priorité. L ’ initiative du socle de protection sociale est, jusqu ’ à présent, soutenue par un large groupe d ’ organisations internationales. L ’ adoption d ’ un instrument des Nations Unies serait un signal fort, qui montrerait que ces

12. Olivier De Schutter, Rapporteur spécial des Nations Unies pour le droit à l ’ alimentation; Magdalena Sepúlveda, Rapporteur spécial des Nations Unies sur l ’ extrême pauvreté et les droits de l ’ homme. Voir De Schutter et Sepúlveda (2012) .

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organisations se sont, ensemble, engagées à assurer un niveau minimal de sécurité sociale pour tous et, par conséquent, à garantir que l ’ ensemble de la population ait une vie décente. La décence, l ’ équité et une plus grande égalité sont des vecteurs de justice et de paix sociales. L ’ instauration de la paix sociale – associée à une utilisa-tion responsable des ressources naturelles limitées de la planète et à la protection de l ’ environnement – est la deuxième condition sine qua non du développement durable. La recommandation n o 202 n ’ est qu ’ un pas supplémentaire vers plus de justice sociale. Beaucoup d ’ autres pas seront nécessaires et la communauté inter-nationale doit garder le cap. Adopter une convention des Nations Unies complète et infl uente permettrait de disposer d ’ un instrument beaucoup plus pérenne que ne le sont des objectifs pour le développement, qui doivent être révisés régulière-ment, à quelques décennies d ’ intervalle. Le processus sera long – il pourrait prendre une dizaine d ’ années – et exigera beaucoup d ’ énergie.

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