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1 Misbao AÏLA Président de l’Association “Aujourd’École-France”, Chercheur en Éducation et Sociologie LA REPRÉSENTATION CAUSALE : UNE THÉORIE DE LA PERCEPTION SOCIOSCOLAIRE Espace de Philosophie et de Recherche sur l’Immigration et le Social (ESPRISOCIAL - FRANCE) http://www.esprisocial.org/documents LILLE (FRANCE) FRANCE 5 décembre 2014

La représentation causale. Une théorie de la perception ... · Résumé de l’article La théorisation de la perception socioscolaire considère, sur un fond d’attributions causales,

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    Misbao AÏLA

    Président de l’Association “Aujourd’École-France”, Chercheur en Éducation et Sociologie

    LA REPRÉSENTATION CAUSALE : UNE THÉORIE DE LA PERCEPTION SOCIOSCOLAIRE

    Espace de Philosophie et de Recherche sur l’Immigration et le Social (ESPRISOCIAL - FRANCE)

    http://www.esprisocial.org/documents

    LILLE (FRANCE)

    FRANCE

    5 décembre 2014

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    PLAN

    INTRODUCTION

    I. UNE THÉORISATION CONTRASTÉE

    1. Démarche pionnière de Heider

    2. Conception de Bem

    3. Corrélation « illusoire »

    4. Réputation et attribution causale

    5. Parti pris de perception

    6. Notion de locus de contrôle ou « Locus of control »

    II. EXPLICATION CAUSALE / ÉCHEC SCOLAIRE : ENJEUX D’ORDRE RÉFÉRENTIEL ET PSYCHIQUE

    III. PROBLÉMATISATION DE L’ATTRIBUTION CAUSALE : UNE DOUBLE QUESTION D’ÉDUCATION ET D’ATTRIBUTION CAUSALE

    1. L’attribution causale sous la coupole d’une polysémie caractéristique des notions insuffisamment claires

    2. De la complexité du sens de l’éducation à la pluralité de l’attribution causale à propos de l'échec versus la réussite

    3. Des problèmes de la perception socioscolaire et de la différenciation ethnoculturelle

    4. De la construction identitaire à celle de la motivation scolaire ou d’apprentissage

    EN GUISE DE CONCLUSION : DIALECTIQUE D’UN BALISAGE OBJECTIF DE LA PERCEPTION SOCIOSCOLAIRE

    RÉFÉRENCES DOCUMENTAIRES

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    Résumé de l’article

    La théorisation de la perception socioscolaire considère, sur un fond d’attributions causales, la question de l’éducation comme un chemin tumultueux, mais incontournable, vers l’épanouissement humain et social. En effet, en France notamment où des débats partisans sur l’immigration semblent diviser l’opinion, les pratiques politiques donnent souvent lieu à des sentiments d’impuissance, de frustrations ou de besoins massivement exprimés dans les cités par les familles d’origine subsaharienne. La diaspora africaine, en tant que groupe social, ressent ainsi une forme de ségrégation à critère de peau et semble de plus en plus tentée de crier ses aspirations en matière de formations ou de professions. Les approches de l’attribution causale et les contributions du rapport au savoir permettent à ce titre une conceptualisation de la perception socioscolaire, qui peut être énoncée comme étant une vision où se greffent les relations humaines avec les agréments ou les désagréments de l’environnement social et les contraintes contradictoires y afférentes. De ces conditionnements assommant à faire hurler le nègre, sur le plan sociohistorique et psychique en l’occurrence, il n’est désormais plus probant de s’en turlupiner allègrement, toute scientifique qu’est la recherche. C’est ce qui justifie alors la grande masse de publications sur les symptômes de malaises qu’on observe dans l’interculturel.

    Mots clés : perception socioscolaire, attribution causale, identité culturelle.

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    INTRODUCTION

    N’attendons pas d’un humain excessivement repu, ni d’un individu absolument dépourvu, une programmation travaillée pour épanouir les esprits dans le vivre-ensemble d’une nation. L’excès de l’avoir ou le poids du besoin l’indisposerait. Une telle assertion de pragmatisme a plein de choses socio-pédagogiques à voir avec le rapport de l’individu au savoir, individu en tant que sujet au sens de l’Équipe Escol-Paris 8 (cf. Charlot, Bautier & Rochex, 1992) et qui recèle une singularité, comme les auteurs le concevaient à juste titre, dans un couloir épistémologique de la connaissance : singularité d’être ou de vécu dans le rapport au savoir et sur lequel les occurrences de l’instruction ont un impact abondamment étoffé de conséquences pour l’humain et la société.

    L’on retrouve dans la conception des auteurs, en l’occurrence chez ceux qui ont su mettre leurs compétences et sueurs à l’élaboration des théories fort utiles sur l’attribution causale ou qui, sans être eux-mêmes des errants privés de financement, proposent richement des conceptions éclaireuses pour l’intérêt d’évolution du savoir, à partir du vécu et du perçu de l’humain dans un environnement parsemé d’anomalies sociales, de violations de droits humains, ou de violents arbitrages, etc. Ces chercheurs, souvent conséquemment rémunérés ou jouissant d’un véritable respect de leur citoyenneté, apportent ainsi leur contribution à l’éclairage scientifique d’un phénomène universel : la causalité sociale dans le jugement perceptif. Il est par là évident que, en tout lieu où le confort et le savoir font chemin ensemble pour le développement durable, des femmes et hommes de la recherche scientifique ressentent le besoin infini de disposer de vrais moyens matériels et moraux pour mener à bien leurs humbles et nobles entreprises. Plaise aux « dieux de la science » qu’un jour, à la bonne surprise de l’humanité, l’Afrique prenne entièrement conscience de la nécessité pour elle-même de financer (elle en a les moyens) de grandes recherches scientifiques pour un développement véritable de ses populations de l’intérieur et celles de sa diaspora. Une étude loyalement menée, sans vérité occultée, montrerait que l’Intelligentsia Noire en a absolument marre d’être humiliée, infantilisée, bestialisée ou chosifiée à tous les niveaux du Globe, même aux États-Unis d’Amérique … Un désenchaînement intégral du nègre accouchera à ce titre des opportunités cognitives plus fécondes pour l’honneur de l’humanité entière. Mais qu’en saura-t-on exactement si personne n’en a jamais l’audace intellectuelle, si personne n’en prend le risque d’agir ?

    Il faudrait connaître le soubassement théorique des attributions causales et découvrir quelques autres chercheurs du domaine de la cognition. Nous en viendrons ainsi à une élaboration théorique et pratique de la perception socioscolaire, dont nous sommes d’ailleurs convaincu de l’utilité dans l’éclairage du phénomène interculturel ou du vivre-ensemble. Mais disons-le sans fausse pudeur, nous n’avons pas ici le cadre idéal d’approfondir la problématique, mais force nous est d’inviter la pensée culturelle à s’ouvrir à des formes insoupçonnées de perceptions ou de causation, en tant que problèmes d’obstacles épistémologiques. C’est alors que, d’après nos propres estimations de perception, la notion de perception socioscolaire, en s’alliant aux notions d’attributions causales et de rapports au savoir qui intéressent la socialisation, peut faire, d’une part, l’objet d’un questionnement capital pour le développement durable, et, d’autre part, constituer une solide ardoise de réflexion dans le domaine de la coopération entre les États pauvres et les États dits riches : ardoise qui suscite tant de confrontations sociales ou de controverses polémiques.

    Cette forme d’épistémologie, à la fois théorique et pratique, peut servir au contrôle d’examens-pronostics dans la planification de l’éducation des nations, organisations ou institutions en voie d’épanouissement national ou international.

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    I. UNE THÉORISATION CONTRASTÉE

    Notre cadre théorique va se distinguer par deux tendances non pas contraires mais complémentaires, en ce sens que les auteurs y invoqués appartiennent soit à la mouvance de la psychologie cognitive, soit à celle de la sociologie de l’éducation ou parfois aux deux à la fois, certains se situant d’ailleurs bien au-delà de ces perspectives. Il serait pourtant hasardeux de penser, en ce XXIième siècle de la grande industrie de publications, que la présente conception aurait vocation à faire appel à tous les travaux susceptibles de l’éclairer : tout cadre théorique est nécessairement un découpage ou plutôt une sélection plus ou moins arbitraire d’articles ou d’ouvrages. L’on ne trouverait donc ici qu’une infime partie des multiples travaux potentiellement à même de nous servir de cadrage. Autant dire que la psychologie et la sociologie (ainsi que la philosophie de l’éducation) participent communément de notre projet de recherche, car leurs frontières sont parfois d’une béante porosité : la première (psychologie) relève de l’ensemble des mécanismes individuels d’attribution causale ainsi que des attitudes corrosives ou constructives se rapportant aux acquisitions des savoirs, et l’autre (sociologie) s’intéresse aux situations, pratiques et faits sociaux ayant une certaine accointance avec les rapports aux savoirs, la scolarisation, l’éducation ou les apprentissages.

    Mais par où commencer l’exposé de ce cadre théorique si ce n’est objectivement par des considérations psychologiques issues, entre autres, des travaux pionniers de Fritz Heider (1958).

    1. Démarche pionnière de Heider ou théorie de "savant naïf "

    L’imputation ou l’attribution causale d’un phénomène est le processus déductif par lequel celles ou ceux qui le perçoivent attribuent un effet à une ou plusieurs causes (Heider, 1958). C’est en effet Fritz Heider qui, dans une démarche majeure, ouvre solennellement la voie d’exploration à la théorie de l’attribution causale. Pour lui, l’explication causale ou la perception de causalité se répartit en deux classes : le témoin oculaire d’une action a pour fonction d’établir si l’action en question émane d’une source intrinsèquement liée à l’individu qui l’accomplit (l’effort ou l’intention par ex.) ou d’une source ayant fort peu de lien avec l’aptitude ou le bon vouloir de l’individu (le hasard ou l’âpreté d’une épreuve par ex.). Au début, la question posée par Heider (1958) est la suivante : que font les gens quand ils s’emploient à donner un sens aux événements se produisant dans leur monde social ? Question suite à laquelle Heider considère l’homme ordinaire comme un "savant naïf" qui lie le comportement observable à des causes inobservables.

    La théorie de Heider nous permet d’ores et déjà d’inférer que la démarche par laquelle les individus ou les apprenants se livrent à des attributions causales pour s’expliquer leurs difficultés ou rendre compte de leur situation existentielle ou d’apprentissage, n’est pas opposable – toutes choses égales par ailleurs – à la façon mentale dont procèdent les scientifiques quand ils observent les phénomènes ou en établissent des lois. Pour dire les choses autrement, les individus ou les familles jouissent a priori d’un mécanisme de perception identique à celui dont usent les chercheurs dans leurs activités privées ou professionnelles. Ces individus ou familles sont en effet, jusqu’à preuve du contraire, des entités pensantes à part entière et non entièrement à part. Ils constatent, « jugent » ou réagissent comme tout être doté de « raison » au sens cartésien du mot : ils peuvent donc voir

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    juste ou se tromper comme n’importe qui1 en vertu de l’adage scolastique "errare humanum est" (l’erreur est humaine) : la qualité d’un jugement attributif élaboré par un « illettré » n’est donc pas forcément de valeur intellectuelle toujours inférieure à celle d’un savant. La théorie de « savant naïf » aurait ainsi la "vertu" de nous enseigner que le savant chercheur et l’individu ordinaire s’exposent tous, à tout instant, à des « erreurs » (ou "naïvetés") qui peuvent heureusement s’avérer fertiles en matière d’expérience cognitive, ou n’avoir malheureusement aucune accointance intellectuelle avec la logique socialisante des apprentissages, c’est-à-dire sans engrener avec rien d’intelligemment éducatif.

    Il nous faut noter que le principe de savant naïf renvoie à la situation d’un observateur disposant d’informations hétéroclites, et qui doit, à l’instar d’un scientifique ou d’un individu rationnel, trier les effets pour savoir à quels types de facteurs les associer (cf. Moscovici, 2006, 1984 ; Deschamps & Beauvois, 1996). Savoir à quel type de catégorie causale renvoie tel ou tel jugement de nos enquêtés impose donc rigoureusement, nous semble-t-il, un système de tri ou de regroupage rationnel. Néanmoins, la neutralité scientifique – si neutralité il y a – nous proscrit l’euphorie primesautière à l’égard des allégations fortuites : nous resterons donc vigilant en évitant de prendre pour "argent comptant" les déclarations aprioristiques des participant(e)s de notre enquête.

    Cela dit, il est toutefois probable que la théorie de la naïveté virtuelle du savant nous induise, à certains égards, dans une situation de confrontation entre acteur et observateur, situation qu’il est déjà convenu d’associer à la thèse de Bem (cf. Deschamps & Beauvois, 1996).

    2. Conception de Bem

    Selon la conception de Daryl Bem (1972), ce qui est préoccupant pour l’acteur ne l’est pas forcément pour l’observateur. Donc non seulement les informations dont disposent acteurs et observateurs seraient différentes, mais le traitement de l’information serait lui aussi différent (cf. Deschamps et Beauvois, 1996). Lorsque par exemple (c’est nous qui soulignons) deux chercheurs mènent séparément des études tout à fait scientifiques sur un même terrain de recherche ethnographique en milieu interculturel et/ou migrant, il est fort probable que leurs conclusions respectives soient conçues en fonction de leur tendance éventuelle au nationalisme xénophobe, à l’humanisme sartrien, à la neutralité illusoire … ou à l’engagement einsteinien. Il peut arriver que les conclusions desdits chercheurs, aussi pertinentes qu’elles puissent paraître, soient loin de correspondre aux arcanes de perception ou de signifiance des participants migrants de leurs enquêtes. En effet, les apparences immédiates des faits obscurs semblent retenir l’attention des chercheurs modernistes (peu familiers des pratiques occultes) aux dépens de leur signification ésotérique ou symbolique. Les milieux migrants (africains en l’occurrence) étant pour la plupart investis de langages symboliques ("verbes de l’esprit et de la chair"), ils peuvent ainsi se révéler hermétiques aux chercheurs insuffisamment ou jamais initiés aux caractères mystico-ésotériques des pratiques relevant de la coutume ou des 1 Le savant français, René Descartes, estime, dans son célèbre Discours de la méthode (1637), que ni nos organes de sens ni nos éducateurs ou formateurs ne nous transmettent nécessairement le vrai, et qu’ils peuvent donc se tromper en tant qu’êtres humains et qu’il arrive fort souvent d’ailleurs qu’ils se trompent et nous trompent. D’où sa "méthode cartésienne" de prudence intellectuelle qui exhorte à douter rationnellement, à renaître entièrement comme l’indique son propre prénom (René : c’est-à-dire né de nouveau), à faire table rase des anciennes conceptions, à se refaire intellectuellement ou scientifiquement, c’est-à-dire à éviter, par le doute méthodique ou la rigueur rationnelle, les causes d’erreurs que nous ne pouvions éviter lorsque nous étions enfants et donc placés sous le contrôle directif ou la guidance morale implacable de celles ou ceux qui avaient la charge de "penser pour nous", et qui nous élevaient d’après leurs intérêts, humeurs, convictions ou illusions.

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    croyances. La théorie de Bem peut alors nous aider à clarifier certaines oppositions entre les considérations des familles d’origine africaine et celles des chercheurs non-africains ou même africains authentiques.

    En effet, ce qui – dans un contexte spécifique de pensée ou de culture – semble inessentiel ou accidentel pour un Occidental, peut revêtir une importance capitale pour un Africain, et vice versa. Par ailleurs la relation "maître-esclave", qui a marqué (durant plusieurs siècles) les rapports Blancs-Noirs, ainsi que les effets perturbateurs des abondantes littératures négrophobes2, inciterait les populations dites de couleur à émettre une certaine réserve à l’endroit des savants, chercheurs ou professeurs dits "sans couleur". Il est même probable qu’une telle situation ait quelque chose à voir dans l’attitude apparemment méfiante des intellectuels africains à l’égard des publications ou savoirs construits par des Européens ou penseurs occidentalisés.

    3. Corrélation « illusoire »

    Quoi qu’il en soit de ces théories d’attribution causale susmentionnées, elles font apparaître, semble-t-il, la question pertinente de la corrélation illusoire. En effet le biais qui conduit les gens à associer deux informations ou réalités qui sont en fait indépendantes l’une de l’autre est dit illusion de corrélation (Deschamps & Beauvois, 1996). Un véritable scientifique ne cèderait pas facilement à la tentation d’établir systématiquement une relation entre deux événements ou deux faits sous le prétexte qu’ils se produisent au même moment ou qu’ils présentent quelques similitudes. Or il arrive souvent que les gens (y compris des scientifiques) traitent les informations de leur environnement avec parfois moins de prudence en établissant volontiers des liaisons là où objectivement il n’y en a pas (Deschamps & Beauvois, 1996). Mais c’est au niveau des imageries ou croyances populaires que les illusions de corrélation trouvent leur terrain de prédilection. C’est que, curieusement, comme si la nature jouait aux dés3, il arrive que certaines corrélations apparemment fantaisistes ou "stupides" soient couronnées de preuves annulant leur caractère illusoire ou fantasmagorique. C’est le cas par exemple des étudiants plus ou moins performants qui vont consulter des chamanes, médiums ou "prêtres vodou" à l’occasion des examens ou concours de recrutement

    2 Odile Tobner (2007), dans son ouvrage dialectiquement sincère Du racisme français, a pu apporter des analyses scientifiques et critiques à une partie de cette littérature considérée comme antinègre. En voici un aperçu :

    - « Les Blancs sont supérieurs à ces Nègres, comme les Nègres le sont aux singes et comme les singes le sont aux huîtres » (Voltaire, 1756).- « Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! Il faut dire ouvertement que les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures » (Jules Ferry, 1885).

    - « Voici à peu près trente mille ans qu’il y a des Noirs en Afrique, et pendant ces trente mille ans ils n’ont pu aboutir à rien qui les élève au-dessus des singes … Les nègres continuent, même au milieu des Blancs, à vivre une existence végétative, sans rien produire que de l’acide carbonique et de l’urée » (Charles Richet, physiologiste français, prix Nobel de médecine en 1913).

    - « Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire. Le paysan africain qui, depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l’idéal de vie est d’être en harmonie avec la nature, ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles. Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine ni pour l’idée de progrès » (Nicolas Sarkozy, Président de la République Française, Allocution à l’Université Cheick Anta Diop de Dakar, Sénégal, 26 Juillet 2007). 3 L’expression est d’Albert Einstein (1934). Le célèbre théoricien de la relativité restreinte et générale considère en effet que « le Bon Dieu ne joue pas aux dés », c’est-à-dire que l’univers n’est pas livré au hasard, mais implacablement soumis aux lois inconnues ou connues (cf. Albert Einstein, Comment je vois le monde, Flammarion, 1979 ; Physique, philosophie, politique, textes choisis et commentés par Françoise Balibar, Seuil, 2002).

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    professionnel. De nombreux cas semblent laisser apparaître une quelconque efficacité du "grigri", puisque des candidats apparemment moins aptes s’en sortent quelquefois victorieux comme par la baguette d’un prophète hébreu. Les travaux de Hamilton et Gifford (1976) sur la corrélation illusoire, invitent cependant à la remarque suivante : l’individu qui s’efforce de tenir compte des informations auxquelles il est exposé et qui tend alors à réagir comme pourrait le faire un statisticien, court de grands risques de se tromper s’il associe deux événements de faibles fréquences (cf. Deschamps & Beauvois, 1996).

    Il ressort, de ce qui précède, qu’en matière de difficultés scolaires, la réponse à la question de la validité scientifique des attributions causales resterait hypothétique ou partielle tant que l’on n’aurait pas surmonté l’obstacle des corrélations illusoires. L’on pourrait toutefois, dépassant la tendance quasi irrésistible d’opposer les "superstitions" à la raison, avancer l’idée selon laquelle la rigueur scientifique n’exclut pas, à certains égards, que des forces inconnues – d’autres disent occultes (ou du moins les croyances en ces forces) – puissent influer sur l’attitude de l’apprenant à l’égard de l’école et des savoirs. Les scientifiques, dit-on en effet dans certains milieux africains, se montrent habituellement si « fanfarons » devant la Sorcellerie, qu’ils préfèrent (prudence oblige) se tenir à mille lieux d’elle en vue d’ironiser tranquillement sur cette « chimère dangereuse … » dont se préoccupe l’anthropologie culturelle ou religieuse (Hebga, 1979) : "chimère" qui échappe malheureusement d’habitude aux matériels et conditions d’expérience ou de recherche en laboratoire. Des anthropologues jésuites et bien d’autres compétences de la Société britannique de recherche en sorcellerie ne se laissent donc pas prendre, pour ainsi dire, au jeu facile de la dérision culturaliste ou de la moquerie faussement réfléchie. Ces savants humbles et courageux essaient au contraire de montrer que la sorcellerie (ou l’occultisme en général), si elle n’est pas rationnelle ni toujours dépourvue de fraudes ou de « chimères », n’en demeure pas moins un phénomène qui parfois s’avère irréfutable au point de poser problème à certaines lois de la physique ou de la biologie, etc. (Hebga, 1979).

    Cela dit, faut-il alors réviser nos conceptions au sujet de la pensée des peuples dits de couleur ou continuer, à l’instar de Lucien Lévy-Bruhl (1922, 1936), à prendre leurs explications causales comme n’étant que des formalités sans fondement réel, ou des illusions de personnes incultes4 ou primitives ? La question semble d’autant pertinente que même les intellectuels les plus "exacts" n’ont pas toujours l’air de vouer un culte inébranlable aux théories scientifiques. Il semble au contraire que les polytechniques, les universités et les grandes écoles (même les plus réputées), en dépit de leurs éruditions, ne prétendent pas transformer leurs clients en « têtes omniscientes » ni en consommateurs naïvement prêts à ingurgiter des « hormones scientifiques cancérigènes ». Cette situation de réserve intellectuelle se révèle d’autant routinière que les synagogues, les cathédrales, les mosquées, les « ateliers » de voyance, de maraboutage ou de vodou essaiment dans tous les coins du Globe, même dans les mégapoles les plus universitaires ou civilisées. Ainsi donc ce ne sont pas que des "primitifs" qui fréquentent les espaces de croyances ou de ferveur religieuse. Ce qui précède nous offre, en définitive, l’argument ultime de ne pas compter, dans la présente thèse, les explications causales d’un « religieux » ou d’un « croyant » pour des inférences à classer sans appel dans le bivouac des "stupides".

    4 Le Prix Nobel français de physiologie, Charles Richet, a évoqué, dans son volumineux Traité de métapsychique (1922, réédition 1994, p. 488), une expérience « spiritique » en laboratoire à laquelle lui-même prit activement part à l’Institut de Psychologie de Paris en compagnie de Marie Curie (Prix Nobel de physique en 1903 et de chimie en 1911). Expérience spiritique que Richet qualifia lui-même d’ « à tous points parfaite ».

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    En effet, autour et à l’intérieur de la belle Cité politico-religieuse du Vatican, se trouvent d’innombrables chercheurs laïcs et savants prêtres catholiques intervenant, avec intelligence et bravoure, dans des universités de renom. Il se peut donc que derrière ou à l’intérieur des couvents du Vodou authentique africain, se trouvent, en dépit des apparences d’irrationnels, des hommes et femmes ayant eux aussi une certaine connaissance scientifique qui ne dit pas forcément son nom. Il nous faudra donc user de relativisme et de modestie, mais surtout de politesse, de nuances ou de retenues lorsque nous aborderons les attributions « irrationnelles » proprement exprimées. Nous estimons, à cet effet, que les adorations ou les pratiques religieuses sont des attitudes individuelles et sociales profondes, car elles sont des faits psychologiquement et sociologiquement "légitimes", "originels" et "vivants", et, comme la vie, elles ont le droit même de se manifester avant de s’appuyer sur la logique rationaliste, ou de s’en passer a contrario, au nom légitime d’une conviction culturellement robuste. Les croyances, à cet effet, y vont sans doute d’un intérêt socioéducatif évident, et il importe psychologiquement ou scientifiquement de les aborder de face dans nos analyses.

    Aussi arrive-t-il, dans de nombreuses situations épistémiques ou cognitives, que le percevant fasse des attributions causales en s’appuyant sur des faits de réputation réelle ou fabriquée de toutes pièces mentales ou imaginaires.

    4. Réputation et attribution causale

    Il n’est pas rare, estime-t-on, que l’attribution causale ait lieu par le biais des signaux fictifs ou réels de la réputation perçue ou imaginée. Cette dernière, lorsqu’elle est objectivement avérée, repose pour l’essentiel sur les qualités humaines rares et variables, c’est-à-dire les qualités individuelles ayant une certaine importance pour l’ensemble de la collectivité (Emler, 1990).

    Si, en effet, des qualités rares ou précieuses sont suffisamment jugées valorisantes pour une large majorité dans un milieu social donné, il devient alors aussitôt plausible que l’on se sente normalement en droit de s’attendre à ce que les populations se pressent d’aller vers l’information touchant la répartition desdites qualités (comme font les insectes lorsqu’ils s’agglutinent instinctivement autour des luminescences de circonstance). L’exemple qui permet donc d’illustrer la réputation sur le plan de la transmission des savoirs académiques est celui-ci : si tous les professeurs étaient systématiquement des professionnels efficaces, honnêtes ou sincères, ou donnaient des enseignements de qualité parfaitement similaire, il serait sans intérêt de chercher à savoir s’il vaut mieux entrer en formation chez un tel ou tel autre. La réputation est donc utile pour l’éducation dans la mesure où il existe d’importantes différences de compétences et de conduites professionnelles directement attribuables aux personnes elles-mêmes, indépendamment de leurs grades académiques. Ces différences sont d’ailleurs telles que « tous les établissements ne se valent pas tous [et que] les enseignants ne sont pas également efficaces (...). Des élèves qui devraient échouer réussissent alors que d’autres, appelés à la réussite, échouent » (Dubet, in Avant-propos à la Sociologie de l’éducation de Barrère & Sembel, 2008). Aussi les apprenants les plus effarouchés de l’injustice, du racisme, de l’incompétence ou de l’autoritarisme de leurs enseignants ont-ils tendance à ressentir pour leur formation une motivation rabougrie (conséquence probable d’une piètre réputation qu’ils se fabriquent à l’endroit de leurs enseignants) alors que les élèves ou étudiants autochtones ou non-migrants (lorsqu’ils sont dûment ou indûment privilégiés ou favorisés) éprouveraient une fierté "fidèlement" rivée sur un sentiment de reconnaissance à l’égard de leurs "formateurs népotistes".

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    En effet, l’hypothèse de la réputation – du fait surtout que « le discours explicite de l’enseignant peut être démenti par ses propres comportements […] » (Braud, 1994, p. 216) – nous aiderait ainsi à expliquer certaines attitudes d’engouement, de frustration ou de déception des apprenants à propos de leur école, leur université ou leurs enseignants. Car s’inscrire soi-même ou inscrire par exemple son enfant dans un centre professionnel à Conakry ou à Paris, ou dans telle ou telle autre structure de formation à Monrovia ou à Montréal, ou dans une université africaine, européenne ou nord-américaine, peut s’avérer un choix dépendant du type de réputation en savoir-faire pédagogique (ou andragogique) de ces villes ou continents, ou des enseignants y intervenant. Autrement dit, la réputation des écoles dans les jugements relatifs à la scolarisation n’est pas isolée, nous semble-t-il, des attributions causales concernant l’échec ou la réussite scolaire dont elles émergent.

    Précisons que, pour notre étude, l’idée de réputation peut aussi servir par ailleurs à ressortir les enjeux d’une perception socioscolaire couvant ou non des attributions causales motivées par l’unique facteur de la réputation, c’est-à-dire ayant des liens avec des compétences professionnelles objectives ou illusoires, ce qui n’est pas toujours sans révéler des attitudes de parti pris.

    5. Parti pris de perception

    En général, les gens, pour sauvegarder leur réputation, sont plus enclins à attribuer leurs réussites à leurs dispositions internes (condition d’internalité), telles que leurs capacités, alors qu’ils attribuent leurs échecs à des causes liées à la situation, telle que la difficulté de l’épreuve (condition d’externalité) (cf. Deschamps & Beauvois, 1996). Selon Kingdom (1967) en effet, s’attribuer le mérite d’un succès ou éviter le blâme lié à un échec est une conduite de parti pris ou d’autovalorisation que presque chacun des humains adopte au moins de temps en temps. De nombreuses considérations indiquent bien évidemment que les partis pris d’attribution causale sont influencés par l’appartenance à un groupe ou à une "race". Ces partis pris servent alors à préserver ou à protéger les stéréotypes5 de l’intragroupe (« Nous sommes beaux, intelligents et civilisés ») et du hors-groupe (« Ils sont sauvages, bizarres et inintelligents ») (Fischer, 1997).

    En effet, une vieille tradition occidentaliste bien répandue semble vouloir que la sauvagerie des mœurs ou le primitivisme des coutumes soit le critère le plus adroit à rendre compte de l'infériorité culturelle et sociale d'un peuple (Kabou, 1991). Autrement dit, les nations dépourvues de matériels technologiques ou qui font usage du "rudimentaire", seraient exclues du champ de la civilisation ou de l’Histoire6. L’on oppose ainsi couramment le terme 5 C'est par W. Lippmann (1922) que le concept de stéréotype fut introduit et employé en psychosociologie. Ayant suivi une formation en journalisme, il a puisé le terme dans le milieu de l'imprimerie où l'on désigne par ce vocable, les clichés pour la typographie des lettres. Sur le plan cognitif, il signifie "les images dans la tête" et recouvre le « processus de schématisation portant habituellement sur les caractéristiques d'un individu ou d'un groupe (...) que l’on juge par des explications réductrices et qui donnent lieu à des généralisations » (Fischer, 1997, p. 179-180). 6 Le philosophe et historien G. W. F. Hegel écrit dans les pages introductives de ses Leçons sur la philosophie de l’Histoire (1928, œuvre posthume) : « Ce que nous comprenons en somme sous le nom d'Afrique, c'est ce qui n'a point d'histoire ... ». « Consommer l'homme se rattache de façon générale au principe africain ... ». « Le nègre représente l'homme naturel dans toute sa sauvagerie... ». « Chez les nègres, les sentiments moraux sont tout à fait faibles ou, pour mieux dire, absolument inexistants ». « (...) l'Afrique n'est pas une partie du monde historique ». Nous évoquons ces passages dans un seul et unique but d’exemplarité référentielle, et ce sans nourrir la moindre prévention contre le dialecticien allemand. Nous sommes souvent choqué au contraire de le voir pris pour un « crétin » par des lecteurs en colère contre sa « germanosophie négrophobe ». Mais la riposte des lecteurs frappe au but, car il semble que les « leçons de basses moqueries » sont nuisibles à la recherche et à

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    de groupes primitifs à celui de peuples civilisés (Kabou, 1991). Le fondement conscient ou inconscient de cette discrimination anthropologiste se résume en quelque sorte à la survalorisation de « soi » et à la dévalorisation de « l’autre », et entraîne comme conséquences directes l’attachement affectif envers les siens et l’antipathie méprisante à l’égard des autres, c’est-à-dire une « inégale répartition des ressources » en faveur du groupe racial auquel l'on appartient (Fischer, 1997). De telles considérations aideraient peut-être à saisir les appréhensions chez certains apprenants immigrants qui s’exclament en substance : « Vous parlez de l’égalité des chances …, de lutte contre la discrimination ? Mon œil ! Les dés de la sélection scolaire sont encore pipés, et les cartes de l’embauche biseautées. Nous, les étrangers, nous sortons diplômés des universités pour moisir au chômage ». Ce culte du fait socialement vécu, qui semble lourd de conséquence sur les apprentissages, nous aiderait à l’analyse objective d’un certain nombre de situations sociales ou migratoires (malentendus issus des rapports à l’école et au savoir par ex.) des familles de la diaspora africaine ; et ce à partir de quelques témoignages, même si les témoignages d’attribution causale n’ont pas toujours un caractère de vérité absolue.

    Mais aussi intéressante et instructive pour cet exposé est la notion de "locus de contrôle" que nous allons à présent aborder de justesse.

    6. Notion de locus de contrôle ou « Locus of control »

    Assez authentique est en effet la notion de "locus" en matière d’attribution causale : il s’agit du « Locus of control ». Quel sens revêt-il ? Quelle va être son importance dans notre étude ? En effet, le pas qui a été franchi dans les recherches sur l'attribution causale est en effet celui de ce qu'il fut convenu d'appeler "Locus of control" (en français locus de contrôle). Il signifie le lieu où l’on situe le contrôle de l'obtention du renforcement et implique « les anticipations que les gens ont quant aux facteurs susceptibles de déterminer ce qui va leur arriver (en bien comme en mal) ou ce qui va arriver aux autres »7. Les premiers travaux en la matière 8 virent le jour grâce à Lefcourt (1966), Rotter (1966), Phares (1968).

    En effet, Phares et ses collaborateurs, intrigués par le malaise de certains patients dont la pathologie psychique était chroniquement rebelle aux thérapies disponibles, réalisèrent que lesdits patients n'établissaient aucun lien entre leurs comportements et ce qui leur advenait de frustrant ou de satisfaisant et ne tiraient aucun enseignement de leurs succès ni de leurs échecs antérieurs. Les chercheurs en conclurent que, contrairement à ce que laissaient supposer les premières lois psychologiques en matière d'apprentissage, les conséquences des succès et des échecs (sanctions ou renforcement) sur les comportements des gens ne sont pas automatiques mais dépendent, pour une bonne part, de la perception ou de la non-perception de l'existence d'un lien entre leur comportement et un renforcement subséquent (cf. Deschamps & Beauvois, 1996). De toute évidence – il s’agit en effet d’une prouesse scientifique – lesdites investigations ont pertinemment levé le voile sur un aspect important de la psychologie humaine. Les résultats obtenus par les chercheurs montrent que, si pour un individu placé dans une situation donnée, le lien comportement-renforcement n'est pas établi, il n'y a aucune raison d’espérer que les comportements suivis d'un succès puissent être reproduits. Autrement

    l’éducation, en ce sens que ces "leçons" relèvent, nous semble-t-il, d’une philosophie raciste ou irrespectueuse de la dignité humaine. Il faut toutefois reconnaître qu’en dépit de ses regrettables incartades sur l’Afrique et les Noirs, Hegel a produit des théories passionnantes qui ont fait école dans le monde universitaire occidental. 7 Nicole Dubois, référenciée in Des attitudes aux attributions, op. cit., p. 227 8 Cf. J-C Deschamps et J.- L. Beauvois, op. cit. p. 228

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    dit, pour un étudiant qui attribue sa réussite à la chance et non aux efforts studieux déployés par lui-même, il y a fort peu de certitude que, dans les préparatifs ultérieurs d'un examen, il reproduise les méthodes antérieures pourtant couronnées de succès.

    En effet, le locus de contrôle semble exploitable dans notre étude, en ce sens qu’il est susceptible de mettre son éclairage à contribution pour l’intelligibilité de la perception socioscolaire qui nous préoccupe tant dans cette étude de l’attribution causale. Autrement dit, la relation causale que les gens établissent entre l'obtention d'un renforcement et leur propre comportement peut influencer leur performance et partant leur rapport aux savoirs. L’on peut donc s’interroger en termes suivants : les apprenants en difficulté seraient-ils victimes d’une dissonance entre leurs expériences personnelles d’apprentissage et les renforcements ? L’interrogation, croyons-nous, n’est pas anodine pour une recherche qui n’aurait rien à perdre à y répondre, fût-il brièvement. Aussi la sociologie et la psychologie ont-elles leur mot à dire sur ces questions d’apprentissage et d’attribution causale qui ne sont d’ailleurs pas étanches à leurs préoccupations.

    II. EXPLICATION CAUSALE / ÉCHEC SCOLAIRE : ENJEUX D’ORDRE RÉFÉRENTIEL ET PSYCHIQUE

    Lorsque l’on introduit cette large fresque ainsi susmentionnée sur l’attribution causale dans l’espace authentique de l’éducation, il ressort d’entrée de jeu que les aptitudes cognitives relatives à la réussite scolaire s’intègrent, en référence à la théorie des rapports à l’école et aux savoirs, dans un fonctionnement psychique qui les dépasse et leur donne un sens. C’est l’enjeu actuel de l’analyse des échecs scolaires (cf. Charlot, Bautier & Rochex, 1992). Des études plus récentes se focalisent alors sur l’analyse des difficultés de l’apprenant, dans ses apprentissages, ses succès ou insuccès attribuables aux déterminants sociologiques, psychologiques ou cognitifs, car – en dépit des obstacles socio-relationnels rendant les doutes et les inquiétudes davantage prégnants dans l’administration ou le fonctionnement des établissements scolaires – il se trouve que « les épreuves subjectives traversées par les élèves renvoient en effet toujours à des modes d’organisation de la scolarité qui servent de cadre à des enseignements plus ou moins assumés dans le registre cognitif » (Bautier & Rayou, 2009, p. 39). L’acte d’apprendre (ainsi que les inégalités et les difficultés qui lui sont corollaires) relève donc essentiellement du social et du cognitif. D’où les préoccupations entre autres : en quoi peut-on spécifier ou cerner l’échec scolaire ? Quelle en serait la norme référentielle ou psychique irréductible qui semble pousser les chercheurs (ceux de l’Équipe ESCOL-Paris 8 en l’occurrence) à s’engager scientifiquement dans les zones d’ombre et de turbulence des enjeux de l’échec scolaire ? Leurs différentes approches dites « rapport à l’école, aux savoirs …, difficultés et/ou inégalités d’apprentissages, etc. » constituent une sorte de coupure épistémologique en ce sens qu’elles montrent, de façon originale, qu’on ne peut guère surmonter le caractère filandreux de l’échec scolaire en restant figé à une lecture univoque des multiples composantes du phénomène en question.

    Il s’avère alors capital de défaire les nœuds des conceptions de "fermeture" (ceux de la reproduction sociale par ex.) qui incarcèrent l’échec scolaire dans un monolithisme conceptuel, donnant ainsi l’impression de l’éclairer alors qu’ils l’exposent à être pris pour un effet de mirage. Poser le problème de l’échec en l’insérant dans un cadre du rapport à l’école et aux savoirs, c’est donc rendre compte de l’équivocité d’un phénomène polymorphique tout en lui précisant un aspect objectif. Il faut toutefois noter que les sociologues modernes, encore moins les anciens, condescendent rarement à prendre l’individu ou le sujet pour cible dans leurs approches. Mais les travaux de l’Équipe Escol-Paris 8 (ceux de Bautier & Rayou (2009),

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    de Bautier & Rochex (1997), de Bonnéry (2007), de Rochex (1995) et de Charlot, Bautier & Rochex (1992), etc.) et d’autres encore n’ont pas fini (peut-être ne finiront-ils jamais) d’éclairer l’ultime notion du sujet et de sa place dans les apprentissages et notamment dans les processus de scolarisation. Il est, à ce titre, intéressant pour la recherche de prendre note de ce que ces auteurs expliquent à propos des phénomènes éducatifs et/ou scolaires, quitte à elle à dépasser leurs approches communes ou du moins à s’en inspirer et, pourquoi pas, à rebondir à partir de leurs pertinentes analyses pour éclairer le phénomène des attributions causales. Un tel investissement dans cette épineuse question d’éducation, peut être conçu comme une énième participation de l’intellect à l’explication d’un immense phénomène éducatif, scolaire et social.

    En matière d’échec scolaire, règne en effet une grande confusion de considérations. L’on n’aurait d’ailleurs pour s’en persuader qu’à voir la tentation que l’on éprouve habituellement à relier tour à tour le phénomène à une absence de passage en classe supérieure, à un manque de savoirs ou à une carence d’aptitude aux apprentissages, etc., et à tenir compte du fait que le terme « a même pris une telle extension qu’une sorte de pensée automatique tend aujourd’hui à l’associer à l’immigration, au chômage, à la violence, à la banlieue… » (Charlot, Du rapport au savoir, 1997, réédition 2005, p. 12). Pour l’auteur en effet, « une notion à laquelle on fait dire tant de choses et qui renvoie à tant de processus, de situations et de problèmes, par ailleurs si différents, devrait apparaître comme floue et vague ».9 Charlot évite ainsi l’amalgame de supposer une correspondance parfaite entre la notion d’échec scolaire et les phénomènes disparates que l’on y range a priori. Il parvient, dans une perspective sociologique, à donner un caractère de statut à cette notion de rapport au savoir dont il est lui-même l’un des concepteurs : « Si le rapport au savoir est un rapport social, c’est parce que les hommes naissent dans un monde structuré par des rapports sociaux qui sont aussi des rapports de savoir. Le sujet est pris dans ces rapports de savoir. Il y est pris parce qu’il occupe dans ce monde une position. Il y est pris également parce que les objets, les activités, les lieux, les personnes, les situations, etc., auxquels il se rapporte lorsqu’il apprend, sont eux-mêmes inscrits dans des rapports de savoir. Mais s’il y est pris, il peut aussi s’en dépendre » (Charlot, 1997, p. 100).

    Le rapport au savoir est intéressant à ce titre en tant qu’un concept permettant de progresser dans l’explication ciblée des problèmes d’attribution causale liés aux situations d’apprentissage assez précises, et non en tant qu’expression sui generis englobant l’univers divers ou polythétique de l’échec scolaire. En ce sens, la théorie en question est l’occasion d’un centrage sur les problèmes clés de l’apprentissage et du savoir. « … l’expérience scolaire de l’élève en échec porte la marque de la différence et du manque : il rencontre des difficultés dans certaines situations, il subit des orientations qui lui sont imposées, il construit une image dévalorisée de lui-même ou parvient au contraire à apaiser cette souffrance narcissique que constitue l’échec, etc. » (Charlot, 1997, p. 16-17). L’échec scolaire est donc un phénomène social complexe dont le fondement peut s’étudier aussi bien en théorie qu’en pratique.

    En effet, en restant tout de même dans la perspective de Charlot (1997), Stéphane Bonnéry (2007) s’efforce, pour sa part contributive, de se situer dans un cadre moins explicitement théorique en allant droit aux situations concrètes du rapport à l’école ou aux

    9 Le professeur Bernard Charlot se rend compte, à l’intérieur même de la notion d’échec scolaire, de la contamination sémantique d’autres termes et concepts qui ne sont pourtant pas voisins. Il déclare : « J’ai moi-même pris longtemps comme allant de soi qu’il fallait étudier « l’échec scolaire » et ce n’est que peu à peu que j’ai compris que si l’on veut y voir plus clair sur les phénomènes que l’on nomme ainsi, il faut s’intéresser (notamment) au rapport au savoir » (Charlot, 1997, p. 13).

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    apprentissages des « élèves en difficultés ». L’auteur interroge donc le comportement de ses « sujets » au cours même de leur scolarité et expose le mécanisme par le biais duquel se construit la difficulté scolaire. Pour lui (notamment à travers des élèves en fin de primaire et début du secondaire dont il analyse et interprète la pensée et le comportement face aux dispositifs pédagogiques), « le verdict d’« élèves en grande difficultés » est l’aboutissement d’un processus dont les modalités peuvent varier. C’est une construction progressive, qui débouche sur le dévoilement d’une non-conformité scolaire restée masquée jusqu’alors. » Bonnéry (2007) observe ainsi que « le manque de préparation des élèves concernés aux exigences réelles du collège, la désillusion ou l’incompréhension qui en découle les conduisent à entrer en résistance face à ces exigences, et par là à réduire encore leur chance de s’en sortir » (Bonnéry, 2007, p. 191).

    Au bout du compte établi par Bonnéry, il s’avère qu’« un écart culturel inévitable » se creuse entre les élèves d’origine populaire et l’école, du fait d’« une société structurée par les intérêts contradictoires des classes sociales. Les familles qui subissent la plus forte exploitation économique sont aussi le plus souvent celles qui ont été privées d’accès aux scolarités longues et donc aux savoirs complexes de la culture écrite. Leurs pratiques quotidiennes, la façon dont les enfants y sont élevées, sont bien moins empreintes des évidences de la socialisation scolaire et de la culture écrite que dans les familles longuement scolarisées. L’école les confronte inévitablement à des façons de raisonner, de parler, de se voir soi-même qui ne leur sont pas familières, et qu’ils ne peuvent s’approprier que dans le cadre scolaire lui-même. Si l’école ne met pas en place les conditions de cette appropriation, leurs apprentissages sont inévitablement exposés aux malentendus et aux incompréhensions » (Bonnéry, 2007, p. 192). Tout l’exposé de Bonnéry porte, on le voit bien, sur des difficultés scolaires et les malentendus qui les auréolent. Toutefois, au lieu que ces « malentendus » soient péremptoirement stockés dans la cave des anormalités (les critères de l’anormalité n’étant pas toujours clairs ni irréfutables), ou assimilés « à quelque déterminisme social implacable », ces événements les plus visiblement issus du rapport à l’école (en l’occurrence les conflits ou comportements "inadmissibles" dans l’institution), « constituent en fait l’aboutissement d’un processus bien plus discret qui se construit tout au long de la scolarité ». Et « cette construction n’est ni prédéfinie ni irrémédiable » (Bonnéry, 2007, p. 192).

    L’auteur conclut, sur la base de ses observations, que c’est en tant qu’humiliés et notamment dans une attitude de résistance que les écoliers réagissent aux sentences d’échec dans l’assimilation des savoirs. « La confusion des registres de la confrontation à l’école favorise donc une attitude de résistance, active ou passive, et celle-ci obère en retour les investissements dans le travail scolaire, précipitant les difficultés (Bonnéry, 2007, p. 194). Il en ressort que, pour l’auteur, les phénomènes de l’univers scolaire plus ou moins directement perçus (et plus particulièrement les difficultés d’apprentissage et les conflits y afférents) entrent dans la catégorie du rapport à l’école. La thèse de Bonnéry s’appuyant ainsi sur la théorie de Charlot ou les deux se complétant l’une l’autre, la notion d’échec scolaire reçoit un contenu beaucoup plus précis, celui d’une subjectivité qui devient tangibilité, un peu comme des nuages qui s’amoncèlent pour produire la neige, la grêle ou la pluie.

    Ainsi la brève esquisse des travaux des auteurs ou de leurs conclusions respectives sur le rapport à l’école nous enseigne une chose : il n’est pas aisé de "décanter" l’échec scolaire ou de saisir d’emblée la nature de sa causalité, les échecs ou les difficultés d’apprentissage n’étant pas de provenance causale facilement identifiable. La clarté même des investigations de Bonnéry (2007), avec des détails qui sans doute ne passent pas inaperçus, pourrait nourrir certaines analyses de notre travail. Mais s’il n’est pas possible ni même indispensable de

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    suivre ici toutes les articulations pratiques des conceptions des auteurs concernant l’échec scolaire, l’on peut tout au moins énoncer qu’avec Charlot en l’occurrence, se fait claire l’ambiguïté d’une problématique du rapport au savoir qui se veut théorique mais flirte – scientifiquement parlant – avec l’objectivité des faits pratiques. L’on peut de surcroît noter que, dans la logique de ce « syntagme » du rapport au savoir élaboré par l’Équipe d’ESCOL-Paris 8, « il n’existe pas une chose nommée « échec scolaire » que l’on pourrait étudier comme telle » (Charlot, 1997, p. 101). Ledit "syntagme" semble fort judicieux et aussi mobilisable pour l’intelligence de la recherche en éducation. Nous le complèterons cependant en stipulant que tout rapport au savoir ou à l’école s’appuie, du moins implicitement, sur la nature même du fonctionnement de la perception socioscolaire chez l’individu et les groupes. Autrement dit, toute construction en matière de connaissance ou d’apprentissage est une construction résultant d’une perception.

    C’est qu’il existe en effet une connexion intrinsèque entre les cognitions et les mécanismes de perception (cf. Jean Piaget, 1975) qui permettent aux humains de soumettre leur situation éducative ou celle d’autrui, quelle qu’elle soit, à la réflexion ou porter sur elle des jugements de satisfaction ou d’indignation. Aborder l’échec scolaire sous l’angle des attributions causales en lien avec le rapport aux savoirs permet donc de se soustraire du chaos notionnel qui mettait les acteurs de l’éducation dans une complexité de considérations. En effet, le flou caractériel du concept d’échec scolaire, l’imagerie complexe qu’évoque ce vocable usuel, la polémique ininterrompue qui s’instaure autour de lui, sont finalement des situations plausibles en faveur de l’approche de l’attribution causale (authentifiée dans la présente thèse sous le terme de la perception socioscolaire). L’approche en question introduit la notion d’échec scolaire dans l’épaisseur de la relation sociocognitive entre l’apprenant et son apprentissage, mais laisse surgir une question : si l’on choisit, comme le font Charlot, Bautier et Rochex, etc., de considérer l’échec sous l’éclairage du rapport au savoir, est-il encore possible de recourir à une autre terminologie pour rendre compte de l’échec scolaire ? Il serait téméraire en effet d’y répondre par la négative : car, après tout, les chercheurs de l’Équipe Escol-Paris 8, ainsi que d’autres non moins compétents, autorisent, par leur approche d’ouverture, de dépasser en ce qui concerne l’école et les savoirs, le bipolarisme classique d’échec/réussite.

    Ainsi donc l’on pourrait recourir tantôt à une approche du rapport au savoir ou à l’école, tantôt à une autre (comme celle de la perception socioscolaire par ex.) selon les besoins de l’explication des situations scolaires ou d’apprentissage. C’est tout à fait ce que nous osons théoriquement ici à propos des attributions causales, de leurs liens avec l’intégration scolaire et socioprofessionnelle, du moment où rien a priori n’empêche de regarder l’échec scolaire sous le rapport d’une représentation mentale jonchée de malentendus, ou subissant de plein fouet les effets pervers des interactions des groupes antagonistes qui cohabitent dans l’univers interculturel français ou occidental. Cette préoccupation nous amène à aborder plus à fond l’épaisse question de l’éducation à la lumière de l’attribution causale.

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    III. PROBLÉMATISATION DE L’ATTRIBUTION CAUSALE : UN E DOUBLE QUESTION D’ÉDUCATION ET D’ATTRIBUTION CAUSAL E

    1. L’attribution causale sous la coupole d’une polysémie caractéristique des notions insuffisamment claires

    Dans leurs efforts quotidiens de se réaliser cognitivement ou socialement, les individus et les groupes s’opposent ou se battent entre eux. Les échecs des uns et les réussites des autres donnent lieu à des interprétations diverses, participant ainsi aux attributions causales susceptibles d’amplifier les tensions sociales. Il faut constater que les dynamiques des rapports sociaux en général, et celles des rapports interpersonnels en particulier, font échouer les individus et les groupes sur la berge sociale des commérages ou des rivalités. La difficulté à apaiser cognitivement ces rivalités fait qu’à l’inverse l’on recourt promptement aux notions ou théories du don ou du handicap : les difficultés de l’apprenant sont alors comprises comme relevant d’une quelconque faillite de ses dispositions internes ou facultés proprement innées. Il est ainsi montré que le raisonnement d’un bon nombre d’enseignants laisse voir que ces derniers sont enclins à attribuer les difficultés scolaires à une inégale répartition des dons ou aptitudes personnelles (Dubet, 2008). La recherche ayant ainsi décelé chez des enseignants la présence d’une surenchère de l’inné et des travers sociaux dans leurs lectures des résultats scolaires, l’on peut prévoir que les inégalités d’apprentissage et les difficultés de formation s’avéreraient un immense réservoir de perceptions éprouvantes ; car il se trouve que l’attribution innéiste n’est pas exclusive aux enseignants : la double évocation du don et du handicap semble pareillement si prégnante chez des familles que l’intervention supposée des esprits, des ancêtres, de Satan ou de Dieu lui-même en personne dans les affaires humaines leur apparaît comme une tangible manifestation du don, participant même des rapports aux apprentissages ainsi que des heurts dans les échanges entre la diaspora africaine et ses homologues français, notamment entre les parents, les enseignants et les apprenants.

    Rendant compte de la pertinence de l’impact de ces heurts sur l’insertion des migrants, le rapport de l’OCDE (2006) « pose comme un défi majeur pour les décideurs politiques de puiser dans le potentiel que représentent ces populations » et il estime que la réussite de leur intégration est « essentielle pour assurer la cohésion sociale dans les pays d’accueil » (cf. Dossier VST de mai 2008) et pour résorber l’échec scolaire. En effet, les préoccupations de l’OCDE semblent répondre à une situation colossale d’insatisfactions issues de l’analyse des performances scolaires des migrants arrivant par vagues successives. Ces vagues migratoires, du fait qu’elles ne sont pas épargnées par les conflits qui opposent d’ordinaire les familles et l’école, ouvrent grandement les écluses à des polémiques incessamment nourries par les médias, les partis politiques et les associations à caractère éducatif ou de protection des droits de l’Homme. Une question se pose donc : comment se fait-il que, malgré de tels appels des organisations, les problèmes d’intégration scolaire ou professionnelle des migrants sont encore loin d’être résolus ? L’interrogation peut permettre de mettre en relief le décalage éventuel entre les espoirs liés à l’immigration (notamment par la scolarisation) et les déconvenues que ce décalage peut induire. L’on pourrait ainsi regarder comment la diaspora africaine catégorise ce phénomène et vérifier notamment si cette catégorisation ne participe pas chez elle à une aggravation de l’échec ou à des difficultés d’apprentissage.

    En effet, si les flux migratoires, les situations scolaires de conflits et les besoins d’insertion de ces personnes venant généralement de pays dits "sous-développés" traduisent de profondes mutations globales de la société française et suscitent des insatisfactions et controverses, ils n’expliquent pas seuls a priori les difficultés d’apprentissage ni les rapports

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    conflictuels à l’éducation scolaire chez les familles, pas plus qu’ils n’éclairent la question de la violence dans les banlieues ni même le phénomène de l’échec scolaire ou des attributions causales y relatives. Or il se trouve que face aux difficultés sans nombre que pose la diversité culturelle des usagers de l’école, l’institution attribue en général la cause des conflits aux familles qu’elle suspecte de lui livrer des enfants non-scolarisables ou asociaux (Gayet, 1998). À propos précisément de ces conflits, Éric Debarbieux (1999) expose ses constats : « Systématiquement les professeurs imputent la violence scolaire au milieu social des élèves : la cité, les parents, la monoparentalité, le chômage, la perte des repères ». Les observations de l’auteur sont formelles et le verdict de ses conclusions semble sans appel : il y a un véritable « handicap socio-violent » qui constitue un nouvel "avatar" de ce que l’on appelait auparavant le « handicap socioculturel ».

    Les élèves sont toutefois considérés comme libres de s’épanouir par le biais de la méritocratie. L’on estime d’ordinaire que leur liberté passe par leur possibilité individuelle de réaliser les objectifs scolaires sans autres barrières que celles de leur mérite (leurs échecs et leurs difficultés étant perçus comme relevant de leur propre responsabilité). L’expérience scolaire repose alors sur la « culpabilité » de celui qui doit assumer la responsabilité des conséquences de l’échec. Car l’école de la méritocratie est aussi celle où « la gloire des vainqueurs exige la culpabilité des vaincus » (Dubet, 2008, p. 19). Cette culpabilité réciproquement externaliste (entre enseignants et apprenants [ou leurs parents]) peut en effet servir à comprendre le mécanisme des attributions causales de l’échec chez la diaspora noire africaine. Sandrine Joffres (1994), dans ce sens, a pu analyser, au travers de son étude sur les relations école/familles immigrées à Mantes-la-Jolie (Yvelines), comment enseignants et parents, de par les préventions qu’ils nourrissent les uns à l’égard des autres, se renvoient mutuellement la balle de culpabilité à propos des causes de la violence ou des mauvais résultats scolaires. Joffres a ainsi révélé que les parents trouvent que les instituteurs sont laxistes, qu’ils manquent de surveiller les enfants et les laissent faire n’importe quoi. Même réaction chez les instituteurs : à leur avis, si les enfants africains sont perçus comme turbulents en classe, c’est parce que leurs parents sont laxistes et n’exercent aucune autorité sur eux. Ce malentendu autour du laxisme éducatif et/ou pédagogique opposant particulièrement les parents africains et les enseignants français, montre un point commun d’attache : l’externalisation des responsabilités de l’échec scolaire. Il serait donc opportun de vérifier si l’acculturation dans leur milieu d’origine (milieu marqué par les résiduelles séquelles socio-identitaires de la colonisation et son système éducatif) participe aujourd’hui d’une certaine ampleur de cette externalisation chez les familles.

    En effet, la théorie du handicap socioculturel devient finalement difficilement recevable dans le sens où elle attribue l’échec scolaire des enfants au seul environnement social et familial de ces derniers et ne prend pas en compte la part de responsabilité relevant de l’institution scolaire (Rochex, 1995). Cette théorie semble d’ailleurs d’autant fort peu opérante que bien des chercheurs (ceux de l’Équipe Escol-Paris 8 en l’occurrence) se gardent prudemment de la faire intervenir comme une explication irréfragable de l’échec scolaire. Car, en effet, penser l’échec sous l’angle exclusif de la reproduction, du handicap, du mérite ou du don, conduit à le traiter comme un « démon à exorciser » (Charlot, 1997), à coups de réformes remuantes, avec des solutions brutales ou litigieuses, sans possibilité réelle de mettre le « démon » suspecté hors d’état de nuire. Cet engouement à passer outre le pluralisme irréductible de la situation scolaire, à esquiver la diversité des constituants de l’échec scolaire (l’extension du champ des paradigmes contraint aujourd’hui les chercheurs à y travailler),

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    semble avoir longtemps pour résultat de classer dans la catégorie du polémique nombre de phénomènes de l’expérience scolaire10.

    Lorsque, par exemple, les familles reprochent à l’État (autorité politique suprême de l’éducation) ses hypocrisies sur l’immigration ou sa connivence réelle ou présumée avec les industriels dénommés « les nouveaux maîtres de l’école » (cf. Hirrt, 2002) qui semblent peser de leur poids financier sur l’enseignement et le nouvel ordre international de la globalisation, le fait que les familles ne sont pas elles-mêmes totalement exemptes de parti pris dans leurs attributions causales de l’échec (ou jugements sur l’école) peut ajouter aux polémiques et jeter du discrédit sur les politiques éducatives11. En effet, plus ces dernières « sont proches de l’école, plus elles sont associées à la réussite » (Bouchamma, 2005). Ce qui, par déduction, signifie que plus, a contrario, ces politiques s’éloignent de l’école, plus elles seraient associées à l’échec et contribueraient par là à leur propre discrédit. Il nous semble qu’un tel discrédit, s’il en advenait ainsi, pourrait assombrir l’image de l’autorité (ou de l’État) et en induire des déperditions scolaires ou précarités sociales. En effet, relativiser l'hypothèse conflictuelle selon laquelle l’école et les stratégies éducatives d’intégration du pays d'accueil seraient « cyniques » et les familles « innocentes », aiderait à voir comment, d'une certaine manière, certaines de ces familles subiraient une certaine forme de discrimination raciale ou participeraient (de par des concours de circonstances litigieuses) à leur exclusion de l’espace socioéducatif ou scolaire.

    2. De la complexité du sens de l’éducation à la pluralité de l’attribution causale à propos de l'échec versus la réussite

    Il est en effet fort peu de mots à la fois plus simples et plus courants que ceux d’école, de formation ou d’éducation. Leur sens respectif est d’ordinaire si large qu’ils prêtent facilement à équivoque. En scrutant toutefois ces conceptions couramment triviales, l’on s’aperçoit qu’elles aboutissent chacune à une quantité de thèmes aussi voisins des uns que des autres. Mais l’on peut dire que l’une des idées pertinentes qui soutiennent l’éducation est celle de la convergence des actions formatives par la prise en compte de la situation des autres. Implicitement, l’idée induit une dichotomie : un respect mutuel (Milot & Estivales, 2008) dans un étroit partenariat entre les acteurs de la société et un système d’assimilation12 (Exama, 2005).

    À ce titre, l’éducation renvoie certes aux « fonctions de transmission des savoirs de socialisation et de sélection »13 (Mc Andrew, 2008, p. 1) ; mais elle implique aussi à la fois, sur le plan de la connaissance générale, une culture de la « Raison » (Descartes, 1637 ; Kant,

    10 Nous inscrivons la conception ou la perception populaire de l’échec scolaire parmi ces phénomènes. Nous considérons en effet que cette conception (en dépit de l’étiquette de polémique qu’on lui fait porter) peut servir à éclairer l’échec et les attributions causales y relatives. 11 Pour la présente étude, ce qui est décisif n’est pas en soi le caractère polémique des faits d’éducation, mais ce que ces faits impliquent comme perceptions ou conséquences extérieures chez les familles. 12 Dans son article intitulé « Figures identitaires d’élèves issus de la migration maghrébine à l’école élémentaire en France, Cécile Sabatier (2008, pp. 111-132), s’appuyant sur les études de Boulot et Boyzon-Fradet (1987), note au sujet du système d’assimilation en contexte français : « […] les enfants issus des communautés exogènes sont soumis aux mêmes impératifs scolaires, linguistiques et culturels que les écoliers français. Aucune distinction n’est effectuée, au nom des principes premiers et fondateurs de l’école républicaine, "une langue, une culture pour tous" ». 13 Cf. "Rapports ethniques et éducation : perspectives nationales et internationales", Éducation et francophonie vol. XXXVI : 1 – Printemps 2008.

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    1781, 1788), une culture de « l’esprit scientifique » (Bachelard, 1938) et une formation de la conscience morale et civique, comme elle implique, du point de vue de l’égalité des chances, une culture axée sur les notions de diversité, d’équité et de justice sociale (Gérin-Lajoie & Jacquet, 2008). Ainsi lorsque l’on stipule par exemple que « tout enfant a droit à une formation scolaire qui, complétant l’action de sa famille, concourt à son éducation […] »14, c’est en quelque sorte tout ce conglomérat notionnel que l’on évoque, comme une sorte d’horizon, vague dans son étendue, mais qui pourtant englobe un ensemble de valeurs dont on peut se faire une idée plus ou moins "concrète".

    La notion d’éducation prend ainsi une valeur à la fois normative et spéculative, à laquelle adhèrent les partenaires socioéducatifs, et qui – selon la conception de Méq (2004) – « devrait leur suffire pour se percevoir comme parties d’un contrat social, prétendument juste, et être motivés à assumer leurs responsabilités de participation sociale éclairée » (Éthier, Lantheaume, Lefrançois & Zanazanian, 2008, p. 75). Évidemment, les familles ne font pas toujours des lectures objectivement nuancées de cette complexité du sens de l’éducation, et il n’est pas non plus prudent pour un chercheur de conclure spontanément sur la pluralité sémantique de cette notion. Or, c’est de cette pluralité qu’il faut partir, nous semble-t-il, pour repérer, chez les familles, quelles catégories d’attribution causale de l’échec résultent de leur regard sur l’éducation familiale et la scolarisation (ou l’éducation scolaire). Notre perspective multidisciplinaire entend donner, par là, de la profondeur à des approches classiques ou de masses en termes d'inappétence scolaire, de démission des familles, de "cultures délinquantes", etc. pour comprendre les liens tantôt solides tantôt précaires entre la perception de l’éducation scolaire et les destins scolaires.

    En effet, de par le caractère poly-déterminé des projets migratoires des familles, ou le problème du sens qu’elles attribuent à l’échec ou à la réussite (par ex. le fait que la réussite scolaire ne signifie pas nécessairement la réussite sociale ou professionnelle) ne va pas sans poser celui des conséquences que peuvent avoir leurs attributions causales de l’échec scolaire et le rôle perçu de l’éducation sur leurs rapports aux savoirs. Disons donc que la surdétermination des attentes des familles à l’égard de l’école française, ou leur tendance à une indifférenciation de son caractère éducatif par rapport à ses vertus intégratives, est susceptible d’éclairer la complexité des jeux et enjeux de l’immersion des familles dans une république constituée de populations d’origines culturelles ou nationales différentes.

    Il est donc prévisible que le rapport à l’éducation scolaire transite, chez la diaspora africaine, par des buts migratoires spécifiques (comme la fuite des situations de contraintes économiques, de soubresauts sociopolitiques ou de l’effet des représentations) qui ne coïncident pas nécessairement avec les exigences de l’école française ou occidentale. L’analyse de ces buts migratoires spécifiques permettrait, d’une certaine manière, de faire la lumière sur les violences ou les épreuves de la relation école-familles/société – « l’école n’a ni les moyens d’échapper totalement à l’influence de la société civile ni les moyens d’imposer des règles à un milieu violent où on les refuse radicalement » (Schnapper, 2007, p. 148) – et donner lieu à une compréhension approfondie des attributions causales liées à l’action éducative telle que vécue ou perçue par les familles.

    14 Extrait de l’article L111-2 de la loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’École, cf. Dossier d’actualité de VST, n°35 – mai 2008, pp 1-12.

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    3. Des problèmes de la perception socioscolaire et de la différenciation ethnoculturelle

    L’on peut craindre que, du fait de la suspicion que l’éducation nationale suscite en apparence auprès des familles en difficulté d’insertion, la perception "salutaire" de l’école se réduise considérablement auprès des partenaires migrants de l’institution. L’amenuisement des emplois aux plus qualifiés, et notamment le fait de la marginalisation fictive ou réelle d’une couche importante de populations migrantes, accentué par une pauvreté parentale progressivement généralisée, semblent contribuer à la dégradation des représentations sur l’école. En dépit notamment des gigantesques innovations pédagogiques ou structurelles, l’autorité enseignante semble avoir des incidences polymorphes sur la perception socioscolaire. Ces incidences produisent des inconforts qui, eux, s’expriment par des attributions causales conduisant, nous semble-t-il, à l’aggravation des difficultés scolaires. Nous faisons donc l’hypothèse que les interférences relationnelles ou communicationnelles, ainsi que les représentations des acteurs, participent de ce climat scolaire tendu.

    L’on s’aperçoit en effet que le crâne blindé par l’expérience professionnelle, ainsi que les sanctions outrancières, ne suffit plus à raffermir l’autorité des enseignants ni même à colmater les brèches des dispositifs pédagogiques. Quoique tous ne se trouvent pas en mal de ce déclin d’autorité, la plupart des enseignants en subissent des travers psychologiques, ou se sentent « impuissants » à l’égard des écarts de conduite de leurs élèves et n’ont parfois que la possibilité de ressasser jusqu’à l’écœurement, les à-coups de leur métier. Ghislaine Chatté (2006) note en effet que chez les enfants de milieux pauvres, l’aigreur et la révolte de se sentir en marge de la société donnent lieu à des violences envers l’éducateur « qui doit faire le deuil des représentations idéalisées qu’il se faisait de son métier » et même en faire les frais « par l’épuisement physique et l’ébranlement psychologique » (Chatté, 2006, p. 512). Cela étant, il incomberait de prendre en compte, dans les analyses, les liens entre la perception socioscolaire, la relation pédagogique et l’attribution causale de l’échec. L’existence de ces liens est d’autant concevable que les situations contemporaines de l’éducation, étoffées de nombreux paramètres exo-endogènes, se complexifient profondément et entraînent un « interculturel » saisissable par le biais d’une « sociologie » qui prend en compte la difficile cohabitation des groupes d’origines différentes (Demorgon, 2004).

    Il est donc difficile a priori de comprendre grand-chose aux problèmes scolaires de la société occidentale (notamment française) sans une connaissance assez approfondie des représentations scolaires qui y ont cours. Celles-ci présentent en effet, d’une ethnie à l’autre, d’une famille à l’autre et même d’un individu à l’autre, une diversité bien propre à mettre le chercheur en difficulté. L’échec ou les difficultés scolaires en France apparaissent alors comme un phénomène qui suggère que l’on aborde les attributions causales en tant qu’un lieu de multiples antagonismes culturels. Car dans une société où l’instruction ou la formation est à peu près le seul moyen d’insertion sociale et de rentabilité économique, les migrants en instance d’insertion scolaire ou professionnelle constituent par là une part de problèmes éducatifs qui doivent solliciter l’attention de tous les acteurs sociaux. Il est ainsi probable que les projets migratoires qui passent par la formation (du fait de sa puissance intégratrice) – sans pour autant s’accorder toujours avec les logiques scolaires intrinsèques – aient de quoi nous éclairer sur les dynamiques d’attribution causale ayant quelque lien dialectique avec les rapports des familles aux savoirs, à la morale, aux croyances et aux malentendus y corollaires.

    Cela dit, nous mettrons en exergue ces dynamiques d’attribution causale en nous intéressant un tant soit peu à des variables classiques (les catégories socioprofessionnelles, le

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    capital scolaire ou culturel, le genre, les générations …) que nous soumettrons à l’épreuve de la diaspora africaine auprès de qui nous enquêtons. Il se peut que, dans certains cas, il y ait corroboration, dans d’autres non. Cette hypothèse s’impose – du moins dans la perspective qui est la nôtre – face aux situations qui semblent déborder le cadre normatif (exigences morales dites de "bonnes manières" par ex.) du partenariat éducatif. La même hypothèse nous conduit à risquer une autre selon laquelle la diaspora africaine se représente l’école française à travers son imprégnation antérieure dans les pratiques de l’école de son pays d’origine (lorsqu’elle l’a fréquentée ou s’est confrontée plus ou moins à ses effets) et semble peu au fait des mutations curriculaires que cette école a connues en France dans la période récente (sur le plan didactique ou des pédagogies actives, du socioconstructivisme, du passage aux compétences…) (cf. Bautier & Rayou, 2009).

    Parti d’une manière analytique à l’étude des attributions causales de l’échec en liaison avec la complexité de la forme scolaire, le présent travail peut en effet permettre d’en fournir des éléments susceptibles d’aider à saisir au mieux le relief des attitudes de réinsertion scolaire ou non-scolaire des minorités visibles, et donc à pouvoir les cerner sous l’angle des tensions auxquelles elles semblent soumises. Du fait surtout que ces familles paraissent confrontées à des situations éducatives quelquefois intenables, nos interprétations en devront identifier la logique des faits qui fondent leurs conduites par rapport à ces situations, sans manquer s’il y a lieu d’étendre nos analyses à des faits de différenciation ethnoculturelle. En effet les problèmes d’ordre éducatif ou pédagogique constituent un début d’élucidation des rapports conflictuels à l’école et aux savoirs scolaires des familles, car de tels rapports semblent susceptibles de nous signaler l’existence d’une forme de perception différenciatrice et peut-être non méliorative de la situation scolaire ou sociale des minorités. Une étude canadienne sur la diversité ethnique (2003) a ainsi montré qu’un tiers des populations de la minorité visible noire a déjà été victime de différenciation ou de traitement inégal et que les Antillais noirs francophones et les Noirs originaires d’Afrique ont les mêmes ennuis d’intégration sociale ou d’épanouissement personnel dans leur société d’accueil (Pilote, 2006 ; Tanaka15, 2005). Ces populations connaissent des épreuves d’intégration se traduisant par un sentiment nostalgique à l’égard du milieu d’origine (Pilote, 2006).

    L’on peut donc supposer que le mal-confort ethnoculturel des migrants induit socialement des réserves à l’endroit de l’autochtone. Nous pensons, à ce titre, que la stigmatisation raciste ou xénophobe (Tobner, 2007) ou la mise en évidence sociale des distinctions ethniques oblitère la vitalité identitaire des apprenants migrants et nuit aux chances de leur fusion sociale, ainsi qu’aux possibilités sociales de participation libre et volontaire à un partenariat apaisé. Dans ce contexte de défiance où l’on essaie vainement de mettre la culture des migrants et celle des non-migrants au même pied d’égalité, il nous faut prendre en compte l’hypothèse de l’égalité des humains qui soutient que l’éducation tend à faire l’amalgame entre culture civique et culture ethnique (Dei, 1996 ; Troyna, 1993). Il n’est donc pas sans intérêt de chercher à comprendre comment la culture ethnique ou typiquement traditionnelle peut interférer dans l’intégration scolaire et/ou professionnelle des migrants originaires du continent noir. Peut-être alors faut-il souligner dans le présent travail le lien entre la construction identitaire, la culture ethnique et la motivation scolaire.

    15 « TANAKA, M., Les communautés des minorités visibles et ethnoculturelles au Canada (non publié) », cité par Gérin-Lajoie & Jacquet (2008), cf. "Regards croisés sur l’inclusion des minorités en contexte scolaire francophone minoritaire au Canada, pp. 25- 43, in Rapports ethniques et éducation : perspectives nationales et internationales, Vol XXXVI : 1- Printemps 2008.

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    4. De la construction identitaire à celle de la motivation scolaire ou d’apprentissage

    Le problème de l’identité culturelle n’est donc certainement pas distant de celui des attributions causales de l’échec scolaire, ce dernier étant lui-même non séparé du phénomène de la motivation. Car originairement, ou d’une certaine manière, un enfant a bien envie d’apprendre. Mais autant cet enfant ne vit pas hors de l’environnement social ou de sa personnalité culturelle, autant il ne s’éduque ou n’apprend qu’en relation de partenariat (Meirieu, 1991). Aussi sa volonté d’apprendre relève-t-elle d’autre chose que d’une simple propension naturelle de s’humaniser. Sa détermination à apprendre s’inscrit donc dans une logique relationnelle : l’enseignant se présente à l’apprenant sous le jour d’un adulte qui veille à son intégration à la société. L’apprenant s’efforce alors de s’intégrer à son milieu d’existence ou de s’éduquer en imitant ses parents (Parent, 2008), ou plutôt en suivant leurs indications, l’action de s’instruire ou d’instruire étant par là synonyme de l’acte d’encadrement de soi ou plus souvent de l’autre, de la transformation de sa personnalité voire parfois de son identité. Le problème, en fait, c’est que, pour autant que l’interaction socioscolaire (ou la distribution sociale des savoirs) soit à l’origine du progrès cognitif, cela ne signifie pas que ce processus soit automatique. « Le processus interactif » semble d’ordinaire en phase avec un certain nombre de conditions d’ordre social ou individuel (Crahay, 1999). Il faut préciser que ce qui est perçu, affirmé ou fait par l’éducateur est souvent quasiment en lien avec les conditions d’acquisition ou d’apprentissage du récipiendaire ou de l’apprenant.

    Les conditions d’apprentissage d’ordre individuel ou collectif ainsi ébauchées en appellent donc à la construction identitaire, c’est-à-dire à la relation du sujet ou du groupe avec lui-même. Autrement dit, l’action d’apprendre dans la quiétude passe par l’adoption d’une image de soi suffisamment forte. Ce principe qui est intrinsèquement à la base de la motivation se définit au travers d’un engagement humain qui s’opère dans une volonté de novation sans limite : volonté faite d’émotion qui innove infiniment comme un feu créateur. La motivation scolaire apparaît ainsi comme une énergie incitative qui vient du fond de soi, une sorte de ralliement ou de raccordement de soi à soi-même par le désir d’apprendre.

    La question de la motivation étant donc ainsi posée, il devient aisé de savoir que l’identité culturelle et l’affectivité ont quelque chose à voir dans les attitudes d’apprentissage des personnes et des groupes. L’anxiété semble, à ce titre, plus remarquable chez les élèves en difficultés (Fisher, Allen & Kose, 1996). Aussi peut-on constater que le phénomène de la motivation ou de l’estime de soi des apprenants s’associe aux difficultés d’apprentissage (Archambault & Chouinard, 2003). Autrement dit, les donnes motivationnelles, affectives et identitaires constituent des « systèmes de perception » (Mucchielli, 1986) qui participent des attributions causales de l’échec ou des rendements d’apprentissage : l’effet démoralisant des compétitions (Mattei, 2009), la peur de désapprendre ou de mal s’instruire (Boimare, 2004), le sentiment de se trouver culturellement en porte-à-faux avec la discipline ou les règlements d’une institution rigide ou contraignante, la souffrance de dépendre des humeurs d’un formateur capricieux, ou le sentiment de naviguer dans une zone scolaire ou universitaire de fatalisme, d’imprévus, d’injustices, d’inégalité d’apprentissage ou de menaces d’échec. Autant dire (dans ce cadre polythétique de l’attribution causale) que la perception socioscolaire chez l’apprenant en réussite ou en difficulté implique de saisir l’échec scolaire en tant qu’il est susceptible de constituer une situation d’entrave à la motivation. Dans cet ordre d’idées, l’échec scolaire peut s’assimiler à une sorte de châtiment ou punition susceptible d’affecter la personnalité de l’apprenant.

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    En effet, les situations pédagogiques ennuyeuses ou d’excessives rigueurs, notamment si elles sont récurrentes, peuvent provoquer des réactions telles que l’énervement, l’insurrection, l’abandon ou la résignation chez l’apprenant et accroître par là les occasions de malentendus et de conflits. À l’opposé, les efforts de concertation, de dialogue ou d’encouragement sont censés ouvrir les vannes de la motivation ; car autant les perceptions de l’apprenant concernant sa capacité d’apprentissage et la valeur de la formation proposée lui sont positivement avérées, autant l’apprenant s’investit acharnement, autant il intensifie son activité d’apprentissage et surmonte plus aisément ses difficultés en potentialisant ses efforts (Archambault & Chouinard, 2003).

    Mais apprendre peut être aussi pour l’enfant ou le jeune migrant comme une quête d’assurance identitaire. D’ordinaire, les discours identitaires de l’apprenant épousent ses représentations, lesquelles représentations ont une cote d’alerte puisqu’elles rendent compte des "pressions de la norme" ou font état des conflits ayant cours dans la société où elles se construisent. Nous pouvons donc supposer que les attributions causales reposent pour ainsi dire sur des références identitaires authentiquement historiques et sur les effets que ces références peuvent exercer sur les opinions et les attitudes (Ogbu, 1999). Ainsi, comme l’on doit s’y attendre dans les analyses des données qui seront exploitées dans notre étude, l’investigation risque de ressortir des liens entre le rapport à l’identité et le rapport au savoir en essayant de montrer en quoi l’attribution causale de l’échec scolaire peut constituer chez les familles, un carrefour important des rappels de leur histoire sociale et notamment de l’activation de leur identité.

    Car « le déploiement d’une stratégie identitaire – définie comme l’ensemble des répertoires mobilisés par un individu dans des contextes sociaux différenciés – est en effet inséparable de l’histoire sociale de ce dernier » (Verhoeven, 2006, p. 99). Les sujets migrants qui activent leurs répertoires d’origine ethnoculturels semblent ainsi rétribués par des « transactions identitaires » qui les contraignent de « laisser leur culture au vestiaire ». Ces sujets adoptent alors « une stratégie de repli, associée à une trajectoire scolaire descendante » (Verhoeven, ibidem).

    Le phénomène de l’identité ethnoculturelle, puisqu’il semble constituer une toile de fond aux conduites des migrants en processus d’une nouvelle intégration scolaire ou sociale, justifie à ce titre l’intérêt que nous y accordons. Mais ici plutôt qu’ailleurs, il nous faut dégager clairement la dialectique contextuelle d’exploitation de la perception socioscolaire.

    EN GUISE DE CONCLUSION : DIALECTIQUE D’UN BALISAGE OBJECTIF DE LA PERCEPTION SOCIOSCOLAIRE

    Si « l’échec n’existe pas (ou) ce qui existe ce sont les échecs scolaires » (Charlot, 1997), il nous faut choisir une voie d’accès à la compréhension de ce qui, dans les attributions causales de ces échecs, peut affecter le sujet en particulier16 et se déteindre sur ses

    16 Pour Charlot, « il est temps en effet que les sociologues cessent de traiter du psychisme tout en déniant le sujet […] Le sujet est un être singulier, doté d’un psychisme régi par une logique spécifique, mais c’est aussi un individu qui occupe une position dans la société e