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Mémoire de Fin d'Études Carl-Maxence VINH M2 - Ecole d'architecture de Nancy
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Carl-Maxence VINH2012-2013 - MASTER 2
Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Nancy
La résolution élégantehypothèses pour une stratégie sérielle
Mémoire de Fin d’Etudes sous la direction d’Emeline CurienHistoire de l’Architecture Contemporaine
Carl-Maxence VINH2012-2013 - MASTER 2
Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Nancy
La résolution élégantehypothèses pour une stratégie sérielle
Mémoire de Fin d’Etudes sous la direction d’Emeline CurienHistoire de l’Architecture Contemporaine
Je remercie chaleureusement les amis m’ayant soutenu et apporté une aide dans l’écriture de ce mémoire, Roger Wernett, Arianna Goriziano, Flore Proust, Ludmilla Cerveny, Maël Pulcini, ainsi que Emeline Curien pour son aimable direction et ses précieux conseils.
Introduction
I La résolution élégante
1 Introduction à l’élégance - Beauté mathématique et démonstration élégante - La construction d’un Univers élégant - Une qualité analogue
2 Objet élégant, objet concret - Pourquoi l’architecture doit se confronter à la notion d’élégance - Penser l’architecture comme objet technique concret
II Règle et jeu en architecture
1 Christian Kerez à la recherche de la règle - La maison à un mur - L’immeuble de logements de la Forsterstrasse - Swiss Re Next
2 Le déploiement du jeu dans l’œuvre de Kazuhiro Kojima - Le Space Block, concept et méthode - Space Block Hanoi Model
III Une stratégie non-compositionnelle
1 Composition, non-composition - La composition, de l’académisme au cubisme - Le rejet de la composition par l’art concret - L’avènement des processus de conception
2 Processus de neutralisation - Spatialité texturée et all-over - Règle et jeu dans l’œuvre de Sol LeWitt - Hypothèses pour une stratégie sérielle
Conclusion
Bibliographie
Traductions annexes
Hubertus Adam, « Christian Kerez : die existentielle Dimension der Architektur », Archithese, n°3 (mai/juin 2011), p80-83.
Hubertus Adam, « More would be less : Christian Kerez, Mehrfamilienhaus Forsterstrasse, Zurich, 2001-2003 », archithese n°6 (nov./déc. 2003), p64-69.
Philip Ursprung, « Wie vom Reissbrett, architektonische Importe in der amerikanischen Kunst der 1960er und 1970er Jahre », Werk, bauen + wohnen, n°3 (mars 2002), p12-17.
La résolution élégantehypothèses pour une stratégie sérielle
Ce mémoire tentera de mettre en évidence l’existence d’un processus de conception
architecturale spécifique dans l’histoire de l’architecture contemporaine, un principe visant
à orchestrer la globalité de la conception du projet au moyen d’une règle permettant le
déploiement d’un jeu architectural. Nous attribuerons à ce processus de conception la
qualité de résolution élégante, en tant que capacité à embrasser la globalité des enjeux
architecturaux par une approche radicale, simple et synthétique.
Pour ce faire, la première partie du mémoire consistera à expliquer la notion d’élégance dans
les sciences, et de vérifier si cette notion est transposable à l’architecture ; nous verrons
pourquoi il est nécessaire de s’y intéresser, en établissant un état des lieux de la production
architecturale actuelle. Puis nous introduirons la notion d’objet technique concret pour
éclairer cette réflexion.
La deuxième partie consistera à faire l’analyse de projets sélectionnés dans l’œuvre
architecturale de Christian Kerez, architecte suisse, puis dans celle de Kazuhiro Kojima,
architecte japonais, afin d’étudier comment l’établissement de règles de conception génère
le jeu, aboutissant à la résolution élégante des problématiques architecturales spécifiques à
un projet. Nous nous appuierons sur la pensée théorique de ces deux architectes.
Enfin, dans la troisième et dernière partie nous essaierons d’abord de comprendre de
quelle manière la notion de composition évolue dans l’histoire de l’art et de l’architecture
modernes pour aboutir aux stratégies de neutralisation. Ensuite, nous présenterons l’œuvre
de l’artiste conceptuel Sol LeWitt pour tenter de comprendre la notion de sérialité. Enfin,
nous formulerons l’hypothèse d’une stratégie sérielle comme processus de conception
architecturale chez Kerez et Kojima, et tenterons d’en faire la démonstration.
I La résolution élégante
1 Introduction à l’élégance
Qu’est-ce que l’élégance ? Le mot inventé au XIVe siècle est emprunté du latin elegantia,
“goût, délicatesse, distinction”. C’est l’« harmonie d’une forme qui allie la grâce, la pureté
des lignes et la simplicité. Élégance des contours, des proportions. Élégance d’une silhouette.
Élégance d’un décor, d’un meuble, d’un édifice. »1 Cette définition du commun traduit une
certaine grâce harmonieuse caractérisée par la légèreté et l’aisance, dans la forme et dans
le mouvement, et constitue l’un des objectifs généraux du monde de la mode.
Mais l’élégance connait une autre définition, c’est le « choix heureux de mots et de tournures,
d’où résultent la clarté du langage, l’aisance et la grâce du style. S’exprimer avec élégance.
Une élégance sans affectation. Par analogie : clarté, simplicité et rigueur d’un raisonnement.
L’élégance d’une démonstration. Résoudre avec élégance un problème difficile, une question
ardue »2. L’élégance est issue d’une forme d’intuition qui peut se retrouver dans tous les
domaines.
A propos de l’émotion poétique, Aragon nous confie : « Pour ma part, je pense que c’est
précisément lorsque nous comprenons, par des voies qui ne sont pas nécessairement celles
de la compréhension vulgaire, que commence la poésie. La poésie me fait atteindre plus
directement la réalité, par une sorte de raccourci où surprend la clairière découverte.
L’émotion poétique est le signe de la connaissance atteinte, de la conscience qui brûle les
étapes. Et non pas le contraire. Le chant, qui est toujours à la fois nécessairement de l’oreille
et du cœur, s’éveille précisément quand la musique et la voix se marient, quand il y a parfaite
adéquation du fond et de la forme, quand cette prétendue subjectivité du poète fait écho à
quelque chose en moi qui le lit, et donc devient une objectivité au sens propre du mot. Il y a
chant quand le son émis éveille des harmoniques dans ce cristal à l’autre bout de la pièce, et
qui comprend si bien, à qui ce son est si vraiment musique, qu’il s’en brise. »3
1 « Élégance », Dictionnaire de l’Académie française, IXe édition.2 Ibid.3 Louis Aragon, Chroniques du bel canto, 1946.
- Beauté mathématique et démonstration élégante
L’élégance est une des caractéristiques importantes de ce que les mathématiciens appellent
beauté mathématique. Selon eux, leur discipline peut être considérée comme un art, ou une
activité créative. Ainsi, certains recherchent dans leur travail ou dans les mathématiques en
général, un plaisir esthétique.
A propos de cette beauté des nombres, Bertrand Russell écrira : « Les mathématiques,
considérées à leur juste mesure, possèdent non seulement la vérité, mais la beauté suprême,
une beauté froide et austère, comme celle d’une sculpture, sans référence à une partie de
notre fragile nature, sans les effets d’illusion magnifiques de la peinture ou de la musique,
pourtant pure et sublime, capable d’une perfection sévère telle que seulement les plus grands
arts peuvent la montrer. L’esprit vrai du plaisir, l’exaltation, l’impression d’être plus qu’un
homme, qui est la pierre de touche de l’excellence la plus élevée, doit être trouvé dans les
mathématiques aussi sûrement que la poésie. »4
Une formule mathématique est considérée comme “belle” si elle apporte un résultat
essentiel et surprenant par sa simplicité par rapport à la complexité apparente (donc en
particulier une égalité dont un des membres est très simple alors que l’autre membre est
très compliqué).5 L’identité d’Euler par exemple, dont l’auteur disait qu’elle montrait la
présence de la main de Dieu, considérée comme la formule la plus remarquable du monde,
est une relation entre plusieurs constantes fondamentales et utilisant les trois opérations
arithmétiques d’addition, multiplication et exponentiation. Cette relation comprend en elle
seule tous les fondements des mathématiques, et chaque élément représente un élément
important des mathématiques :
eiπ + 1 = 0
Mais l’on réserve la qualité d’élégance à la “beauté de la méthode” de démonstration. Pour
que les mathématiciens qualifient une démonstration d’ “élégante”, il faut qu’elle utilise peu
de résultats préalables, qu’elle soit exceptionnellement courte, qu’elle établisse un résultat
d’une façon, qu’elle soit basée sur des concepts originaux, et qu’elle fasse appel à une
méthode qui puisse être généralisée pour résoudre facilement une globalité de problèmes
semblables. Inversement, des méthodes logiquement correctes mais qui impliquent des
calculs laborieux, des approches très conventionnelles, ou qui s’appuient sur un grand
nombre d’axiomes particulièrement puissants ou sur des résultats préalables eux-mêmes
habituellement considérés comme peu élégants, peuvent être qualifiées de laides ou de 4 Bertrand Russell, Mysticism and Logic and Other Essays, chap. 4 : The Study of Mathematics, London, Ed. Longmans Green, 1918.5 Wikipedia, « Beauté mathématique », http://fr.wikipedia.org/wiki/Beauté_mathématique
Le théorème de Gougu est reconstitué d’après les
commentaires du mathématicien chinois Liu Hui (IIIe
siècle apr. J.-C.). Le neuvième chapitre du livre Les neuf
chapitres sur l’art mathématique s’ouvre sur un énoncé
du théorème de Pythagore : « la base multipliée par
elle-même fait un carré vermillon, la hauteur multipliée
par elle même un carré bleu-vert et l’on fait en sorte
que ce qui entre et ce qui sort se compense l’un l’autre
[...] alors [...] on engendre par réunion l’aire du carré
de l’hypoténuse ». Cette preuve utilise le principe du
puzzle : deux surfaces égales après découpage fini et
recomposition ont même aire. La figure de l’hypoténuse
de laquelle on peut déduire : c² = 4 (ab)/2 +(b - a)²
Une autre “preuve sans mots” du théorème par
soustraction d’aires égales d’un même carré, résolution
élégante du théorème de Pythagore.
maladroites.6 Le théorème de Pythagore en géométrie euclidienne met en relation les
longueurs des côtés dans un triangle rectangle : le carré de la longueur de l’hypoténuse est
égal à la somme des carrés des longueurs des deux autres côtés, soit :
AB² = AC² + BC²
On retrouve cette équivalence bien connue des écoliers sur des tablettes babyloniennes
du XVIIIe siècle av. J.-C., et depuis cette époque on dénombre plus de 300 démonstrations
différentes de celle-ci.7 Ce nombre impressionnant s’explique par la multiplicité des
approches de résolution, cependant certaines démonstrations sont plus élégantes que
d’autres. Par exemple, celle de la “preuve sans mots” résolue sous forme d’un diagramme,
rend la solution visuellement évidente. Henri Poincaré, scientifique nancéien, déclara à
l’occasion d’une conférence : « En un mot, le sentiment de l’élégance mathématique n’est
autre chose que la satisfaction due à je ne sais quelle adaptation entre la solution que l’on
vient de découvrir et les besoins de notre esprit, et c’est à cause de cette adaptation même
que cette solution peut être pour nous un instrument. Cette satisfaction esthétique est par
suite liée à l’économie de pensée. »8 L’éminent homme de science tient un discours qui n’est
pas sans rappeler ceux de Louis Aragon à propos de l’émotion poétique : « On peut s’étonner
de voir invoquer la sensibilité à propos de démonstrations mathématiques, qui, semble-
t-il ne peuvent intéresser que l’intelligence. Ce serait oublier le sentiment de la beauté
mathématique, de l’harmonie des nombres et des formes, de l’élégance géométrique. C’est
un véritable sentiment esthétique que tous les vrais mathématiciens connaissent. Et c’est
bien là de la sensibilité. Or, quels sont les êtres mathématiques auxquels nous attribuons ce
caractère de beauté et d’élégance et qui sont susceptibles de développer en nous une sorte
d’émotion esthétique ? Ce sont ceux dont les éléments sont harmonieusement disposés, de
façon que l’esprit puisse sans effort en embrasser l’ensemble tout en pénétrant les détails.
Cette harmonie est à la fois une satisfaction pour nos besoins esthétiques et une aide pour
l’esprit, qu’elle soutient et qu’elle guide. Et, en même temps, en mettant sous nos yeux un
tout bien ordonné, elle nous fait pressentir une loi mathématique. Or, nous l’avons dit plus
haut, les seuls faits mathématiques dignes de recevoir notre attention et susceptibles d’être
utiles sont ceux qui peuvent nous faire connaître une loi mathématique. De sorte que nous
arrivons à la conclusion suivante : Les combinaisons utiles, ce sont précisément les plus
belles, je veux dire celles qui peuvent le mieux charmer cette sensibilité spéciale que tous
les mathématiciens connaissent, mais que les profanes ignorent au point qu’ils sont souvent
tentés d’en sourire. »9
6 Ibid.7 Wikipedia, « Théorème de Pythagore », http://fr.wikipedia.org/wiki/Théorème_de_Pythagore8 Henri Poincaré, Science et Méthode. Livre 1, Chap. 2 : L’avenir des mathématiques, 1908.9 Henri Poincaré, Conférence faite à Paris le 23 mai 1908, L’enseignement mathématique, 1908, p367-368.
En grossissant successivement une région de l’espace,
on peut examiner ses propriétés ultramicroscopiques.
Les tentatives d’unification de la théorie quantique et
de la relativité générale se heurtnent à l’effervescence
quantique violente qui règne au dernier niveau de
grossissement.
Selon la théorie de la relativité générale d’Einstein,
un champ de gravité intense dilate le temps et courbe
l’espace.
- La construction d’un Univers élégant
L’élégance n’intéresse pas que les mathématiques. Les deux grandes théories qui constituent
les piliers de la physique moderne, la mécanique quantique et la relativité, sont nées
presque en même temps, au début du XXe siècle. La mécanique quantique, théorie de
l’infiniment petit, rend parfaitement compte du comportement des particules élémentaires
et des atomes, ainsi que de leur interaction avec la lumière. La relativité, née de l’intuition
d’Albert Einstein, est la théorie de l’infiniment grand. Avec sa relativité “restreinte”, publiée
en 1905, le physicien allemand a unifié le temps et l’espace tout en remettant en cause leur
universalité. Il a également établi l’équivalence de la matière et de l’énergie, aboutissant à
la technologie nucléaire. Avec sa relativité “générale”, Einstein a démontré qu’un champ de
gravité intense, non seulement dilate le temps, mais courbe aussi l’espace.
Ces deux grandes théories, vérifiées à maintes reprises par de nombreuses mesures
et observations, fonctionnent extrêmement bien tant qu’elles demeurent séparées et
cantonnées dans leurs domaines respectifs. La mécanique quantique décrit précisément le
comportement des atomes et de la lumière lorsque la force d’interaction nucléaire forte,
qui assure la cohésion des protons et des neutrons au sein du noyau atomique, la force
nucléaire d’interaction faible, qui régit certains processus intranucléaires, ainsi que la force
électromagnétique, qui est à l’origine des liaisons entre le noyau et les électrons, prévalent
sur la force gravitationnelle, qui cause l’attraction réciproque des corps massifs entre eux,
sous l’effet de leur masse. En effet celle-ci est négligeable à l’échelle de l’infiniment petit.
A l’inverse, la relativité rend bien compte des propriétés de la gravité à l’échelle cosmique
de l’Univers, des galaxies, des étoiles et de planètes, quand celle-ci prévaut sur les forces
nucléaires et électromagnétique.
Mais la physique connue s’essouffle et perd ses moyens quand la gravité, d’ordinaire
négligeable à l’échelle subatomique, devient aussi importante que les trois autres forces.
Or, c’est ce qui est arrivé aux premiers instants de l’Univers, il y a environ quinze milliards
d’années lors du big-bang. Depuis lors, l’infiniment petit a accouché de l’infiniment grand,
et pour comprendre l’origine de l’Univers, il faut une théorie physique qui soit capable
d’unifier la mécanique quantique avec la relativité, et de décrire une situation où les
quatre forces fondamentales qui contrôlent l’Univers sont sur un pied d’égalité. Or, cette
tâche d’unification n’est pas aisée, car il existe une incompatibilité fondamentale entre la
mécanique quantique et la relativité générale en ce qui concerne la géométrie de l’espace.
Selon la relativité, l’espace à grande échelle où se déploient les galaxies et les étoiles est
lisse et dépourvu de toute rugosité. En revanche, l’espace à l’échelle subatomique de la
mécanique quantique n’est plus lisse, mais devient une sorte de “mousse” sans forme
définie, remplie d’ondulations et d’irrégularités, surgissant et disparaissant sur des temps
Selon la théorie des cordes, toute particule de matière
ou d’énergie présente dans la nature serait constituée de
cordes, dont la charge ou la masse seraient déterminées
par le mode vibratoire de la corde.
infinitésimalement petits, perpétuellement en mouvement et perpétuellement changeante.
La courbure et la topologie de cet espace sont chaotiques, et ne peuvent plus être décrites
qu’en termes de probabilités. L’espace se dissout alors en d’innombrables fluctuations et
devient aléatoire. Cette incompatibilité fondamentale entre les deux théories fait que les
physiciens ne peuvent extrapoler les lois de la relativité jusqu’au “temps zéro” de l’Univers,
l’instant même de la création de l’espace et du temps.10
Mis au défi, les physiciens ont œuvré avec acharnement pour franchir cette barrière spatio-
temporelle. Ils se sont mis à la recherche d’une unification de la mécanique quantique et de
la relativité générale. Aujourd’hui, plusieurs théories se font concurrence, mais aucune n’est
parvenue pour l’instant à être validée.11 Parmi celles-ci, certaines ont l’ambition de devenir
“théorie du tout”, c’est-à-dire une théorie physique susceptible de décrire de manière
cohérente et unifiée l’ensemble des quatre interactions fondamentales. Leur unification
théorique régissant la physique dans son ensemble porte le nom de “superforce”.12
Une d’entre elles est la “théorie des cordes”. Elle a suscité, et suscite encore, beaucoup
d’espoirs. Selon cette théorie, les particules ne seraient plus des éléments fondamentaux,
mais résulteraient de la vibration de bouts de corde infiniment minuscules. Les particules de
matière et de lumière, qui véhiculent les forces et relient entre eux les éléments du Monde
et leur perpétuel mouvement, ne seraient que les diverses manifestations de ces cordes. Le
graviton, particule hypothétique qui transmettrait la force de gravité, se trouverait parmi
ces manifestations. Ainsi l’unification de la force gravitationnelle avec les trois autres forces
s’avérerait possible.13
Tout comme les vibrations des cordes d’un violon produisent des sons variés et leurs
harmoniques, les sons et harmoniques de ces cordes se manifesteraient dans la nature, sous
la forme de chaque particule élémentaire telle que le photon, le proton, l’électron, etc., dont
la charge ou la masse sont déterminés par le mode vibratoire de la corde. Les propriétés que
la théorie des cordes confère aux particules proviennent d’une seule donnée physique : les
mode de vibration, pour ainsi dire la mélodie, de ces cordes élémentaires. Il en va de même
des quatre forces fondamentales dont les particules d’interaction correspondent elles aussi
à certains modes vibratoires de cordes. La matière, les forces, tout est unifié dans ce même
mécanisme microscopique de cordes oscillantes, comme les diverses notes qu’elles peuvent
jouer. C’est un formalisme unique dans l’histoire de la physique, cherchant à expliquer
10 Brian Greene, L’Univers élégant, préface de Trinh Xuan Thuan, Ed. Robert Laffont, p9-11.11 Wikipedia, « Gravité quantique », http://fr.wikipedia.org/wiki/Gravité_quantique12 Wikipedia, « Théorie du tout », http://fr.wikipedia.org/wiki/Théorie_du_tout13 Wikipedia, « Théorie des cordes », http://fr.wikipedia.org/wiki/Théorie_des_cordes
Les cordes d’un instrument à cordes, tel qu’un violon,
vibrent selon des modes de vibration dans lesquels un
nombre entier de crêtes et de creux se répartit entre ses
deux extrémités. Les boucles de la théorie des cordes
vibrent selon des modes de résonance analogues à ceux
des cordes de violon, dans lesquels un nombre entier de
crêtes et de creux se répartit sur toute la longueur.
chacun des caractéristiques fondamentales de la nature.14 Pour le modèle standard, les
constituants élémentaires de l’Univers sont des ingrédients ponctuels. La théorie des cordes
constitue un édifice théorique unique et inflexible, qui renoue avec le concept d’“atome”, en
tant que constituants insécables, au sens où l’entendaient les Grecs.15
Ces cordes qui constitueraient tout dans l’Univers, chanteraient et oscilleraient, faisant
du monde une vaste symphonie. La musique est une source inépuisable de métaphores
pour les cosmologues. De la “musique des sphères” des pythagoriciens à la théorie des
cordes, ceux-ci cherchent depuis des siècles le chant de la nature dans les circonvolutions
des corps célestes ou les comportements erratiques des particules subatomiques.16 Malgré
les difficultés qu’éprouve la théorie des cordes à établir un modèle cohérent, l’enthousiasme
des cosmologues subsiste. On peut l’expliquer par le fait qu’elle propose la vision d’un
Univers élégant - l’expression est largement popularisée - dont la globalité est ordonnée par
une seule entité fondamentale et originelle, de sorte que les éléments harmonieusement
disposés embrassent l’ensemble tout en pénétrant les détails, pour reprendre les mots de
Poincaré. La satisfaction esthétique qui orchestre la recherche de la théorie des cordes devra
passer l’épreuve de la réalité, où ce qui est beau n’est pas nécessairement vrai.
Michael Green, un des pères de la théorie des cordes affirme : « Il suffit de faire connaissance
avec la théorie des cordes, et de réaliser que presque tous les plus grands développements en
physique de ces cent dernières années émergent avec une incroyable élégance d’un point de
départ si simple, pour comprendre que cette théorie irrésistible occupe vraiment une place
à part. »
- Une qualité analogue dans la recherche et dans la création
Fort de ces réflexions, peut-on établir une définition générale de ce que certains nomment
l’élégance d’un raisonnement ?
Le poète Aragon, qui emploie plutôt l’expression émotion poétique, évoque une “poésie qui
fait atteindre plus directement la réalité, par une sorte de raccourci où surprend la clairière
découverte. Une adéquation du fond et de la forme, quand cette prétendue subjectivité
du poète devenant une objectivité au sens propre, une harmonie.” Il est surprenant de
comparer ces propos à ceux du scientifique Poincaré, pour qui l’élégance est “la satisfaction
esthétique due à l’adaptation entre la solution et les besoins de l’esprit, liée à l’économie de 14 Brian Greene, L’Univers élégant, chapitre 1, op cit., p33-34.15 Ibid., p157-163.16 Ibid., p11.
pensée”, mais également “un véritable sentiment esthétique sensible, offert par la disposition
harmonieuse des éléments, de façon que l’esprit puisse sans effort en embrasser l’ensemble
tout en pénétrant les détails. Une harmonie qui est à la fois une satisfaction pour nos besoins
esthétiques et une aide pour l’esprit, qu’elle soutient et qu’elle guide. Et, en même temps, en
mettant en évidence un tout bien ordonné, elle fait pressentir une loi”.
L’émotion poétique de l’amant des muses est étrangement parallèle à l’élégance du
chercheur. De sorte que si la poésie pourrait cacher une mystique vérité objective, la science
pourrait détenir une mystique beauté intrinsèque à la réalité. L’ambition qu’a la théorie
des cordes de construire le modèle d’un Univers élégant est analogue, dont les principes
d’harmonie holistes traduisent une pensée mystique, voire métaphysique, allant au delà de
l’aride raisonnement positiviste.
Synthétiquement, la qualité d’élégance dans les domaines de la recherche scientifique et
de la création, se base sur la simplicité et sur le nombre limité de ses fondements. Elle
détermine ce qui, dans le fond comme dans la forme, dans le détail comme dans la globalité,
peut être méthodiquement généralisé. Elle nait d’un esprit créatif et original, parfois de
l’intuition, et touche un sentiment esthétique, d’harmonie, qui touche au mystique. L’énoncé
élégant est faussement simple, on pourrait parler de minimalisme dans son efficience. Et en
se permettant la comparaison, l’on pourrait dire qu’elle tient dans l’adage de Ludwig Mies
van der Rohe : “Less is more”.
Il est important de noter que l’adjectif élégant dans le domaine des sciences, se réfère à
une démonstration ou à une théorie, donc à un problème intellectuel. L’élégance est la
qualité possible d’une résolution face à un problème, aboutissant à la solution ; car dans un
problème scientifique il n’y a qu’une seule solution possible, mais différents chemins pour
y parvenir. Ainsi nous parlerons de résolution élégante plutôt que d’élégance, terme dont la
connotation formelle, stylistique, est trop prégnante.
Un projet d’architecture est-il un problème, dans le sens scientifique du terme ? Les
exigences et contraintes multiples que le projet rencontre tout au long de sa conception
en font une véritable problématique, mais l’analogie s’arrête à la notion de résolution : les
enjeux architecturaux n’aboutissent pas à une solution univoque, comme s’il s’agissait d’une
science dure, mais plutôt à un champ de résolutions, un champ des possibles. On peut alors
considérer le projet comme une problématique, et la réalisation comme une des infinies
résolutions possibles.
La maison pavillonnaire, type d’habitation médiocre
créé par la postmodernité.
Une maison ancienne dans le village de Vanosc, Ardèche.
2 Objet élégant, objet concret
- Pourquoi l’architecture doit se confronter à la notion d’élégance
Mais revenons au sujet de l’architecture. Si nous avions à faire un constat vis-à-vis de la
production architecturale contemporaine, il serait sans doute sévère, et ce pour au moins
deux raisons. Comme l’explique très justement l’architecte zurichois Christian Kerez,
protagoniste principal de ce mémoire :
« L’architecture est définie par des paramètres contextuels et des besoins, mais ils sont souvent
trop nombreux et si contradictoires que, pris dans leur totalité, ils conduisent toujours aux
même réponses, et tout ce qui dévie de la norme devient hors sujet. En termes traditionnels,
la normalité a peut-être représenté l’incarnation des valeurs partagées. Maintenant, elle est
simplement devenue un autre mot pour médiocrité. »17
Les contraintes urbaines, sociales, législatives, normatives, économiques, écologiques,
politiques, esthétiques, constructives, spatiales, sont autant de vecteurs qui, s’ils ne
convergent pas dans le même sens, accouchent d’une architecture de concessions, faite
de compromis, réduite à de multiples opérations d’addition des exigences et d’ajustements
entre ces dernières. Beaucoup de règles sont contradictoires parce qu’elles ont été rédigées
par des spécialistes qui n’ont la responsabilité que d’un seul aspect du bâtiment. De telles
règles ne sont donc d’aucun secours pour les archit ectes, parce qu’elles ne concernent que
la périphérie du tout. Pourtant, celles-ci peuvent avoir un rôle décisif. Architecturalement
parlant, la plupart des bâtiments n’expriment qu’un vide, le résidu dénué de sens qui reste
une fois qu’on a rempli toutes les normes non architectoniques. Cette prédominance des
questions secondaires démontre une aliénation certaine de l’architecture, qui persiste depuis
l’époque moderniste d’après-guerre. Kerez suppose que nous pensons peut-être aujourd’hui
les vieilles constructions belles, parce qu’elles sont compréhensibles. Nous pouvons
distinguer la pierre, sa jointure, son origine, sa mise en œuvre, et cela aide à comprendre
leur architecture. Les procédés de construction sont aujourd’hui beaucoup moins explicites.
Tout est souvent décidé sur la base de simples désidératas politiques ou économiques, sans
contrôle des conséquences et de la faisabilité.18 Il s’ensuit que l’architectonique d’un grand
nombre de nos bâtiments actuels est absurde, ou du moins incompréhensible. La dissolution
de sens des objets architecturaux, qui peinent à exprimer plus que la manifestation du
compromis et de l’arbitraire, conduit inexorablement au constat que « nos périphéries
17 Georg Franck, « A conversation with Christian Kerez », El Croquis n°145 (2009), p6-8.18 Judit Solt, loc. cit., p22, 26
Une périphérie urbaine éclatée de Saint Etienne.
La Dancing House de Frank Gehry à Pragues, exemple
d’architecture d’exception assumé, néanmoins
représentatif de la schizophrénie de notre paysage
urbain.
urbaines n’expriment pas d’idées supérieures sur ce à quoi le monde devrait ressembler. Elles
consistent en des modèles extrêmement dilués, atomisés, purement formels, complètement
remplaçables à des intervalles réguliers. »19
Ce constat sévère n’est pas sans rappeler ce que nous avons qualifié de démarche
scientifique non élégante, impliquant une somme d’opérations laborieuses, des approches
très conventionnelles s’appuyant sur un grand nombre d’outils.
Le XXe siècle a vu les techniques de construction s’industrialiser dans une très grosse
proportion, et la liberté créative espérée par les architectes modernes dans le fait de dominer
la production en série par la variation, la modularité, le détournement de l’emploi des
matériaux, a mené à une production bien plus quantitative que qualitative. La construction
industrielle a fait disparaitre la notion de spécificité architecturale, le processus de projet
et l’utopie. On aurait pu penser que l’industrialisation allait apporter une normalisation
simplifiant l’architecture, mais le fait est qu’elle l’a complexifiée. Ainsi construire est devenu
extrêmement complexe, et l’architecture est désormais l’esclave des innombrables normes
techniques qui devaient constituer autant d’instruments et de matériaux constructifs.20
Mais l’agrégation toujours plus importante de ces contraintes n’est pas la seule fautive.
Notre société postmoderne est caractérisée par l’absence de valeurs et d’esthétique
communes, ce que Bernard Stiegler appelle l’aisthésis, ou la question du politique comme
question esthétique, donc celle du sentir et de la sensibilité en général.21 Cette société
hyperindustrielle préoccupée par la consommation et donc les modes et leur obsolescence,
aboutit à la schizophrénie totale du paysage urbain, composé d’objets bavards, démodés,
sans relation visuelle entres eux ; parfois célibataires, ils n’entretiennent alors aucune
relation spatiale vis-à-vis de leur environnement. L’architecture d’exception est devenue un
combat de recherche de spectacle, et si la pluralité de l’architecture est la conséquence de
la pluralité de la société, c’est le cas par cas qui a remplacé la tradition, et le maintien d’une
transmission commune semble perdue pour toujours.
Des architectures de résistance à cette dissolution produite par une postmodernité
critique se sont formées, des écoles de pensée renouant avec une certaine transcendance
architecturale héritée des Modernes. Ces mouvements perpétuant les enseignements de
Frank Lloyd Wright, Louis Kahn, Le Corbusier ou encore Ludwig Mies van der Rohe prônent
une orthodoxie architecturale que trouveront salutaire les plus enthousiastes, passéiste
et austère les plus hermétiques. Le courant Moderne, rejetant le classicisme formaliste
19 Georg Franck, op. cit., p6.20 Jürg Grazer, « Keine Angst vor der Regel, Ein Plädoyer für das Allgemeine in der Architektur », Werk, Bauen + Wohnen, n°1-2 (janv./fév. 2011), p12-17.21 Bernard Stiegler, De la misère symbolique, tome 1 : L’Époque hyperindustrielle, Galilée, Paris, 2004, p17.
Casa das Historias Paula Rego, par l’architecte portugais
Eduardo Souto de Moura, 2009.
Immeuble d’appartements à Cureglia, par les architectes
tessinois Bonetti & Bonnetti + Stefano Moor, 2012.
perdurant jusqu’au début du XXe siècle, puise paradoxalement ses nouvelles valeurs dans
l’architecture antique et médiévale, dans une forme d’essentialisme platonicien appliqué
à l’architecture. Ainsi, aux entraves des conceptions traditionnelles fermées de l’ordre
et de la forme académiques, Mies van der Rohe riposte par “le respect des choses et des
matériaux”22. Kahn répond par son Idéalité formelle et par l’ordre intrinsèque aux matériaux
et à leur statique23. Quant à Le Corbusier, il développe dans l’ouvrage éponyme Les cinq
points d’une architecture moderne, qui constituent le système constructif raisonné et idoine
au matériau béton. Ainsi, le principe de Vérité constructive comme idéal intemporel fait
résistance aux tumultes de la contemporanéité. Valerio Olgiati dira : « Je suis persuadé
que la structure est le noyau de la pensée logique de l’architecte. Pour moi, tous les autres
aspects de l’architecture me semblent arbitraires et irrationnels. Réduire une architecture
à des questions de structure, c’est-à-dire de statique, signifie définir des critères de choix.
En matière de statique, une science, nous sommes dans le domaine de l’intelligible. »24 La
recherche du vrai en architecture, porté aujourd’hui par certains architectes principalement
helvètes et portugais, conduit à une forme d’élégance que l’on peut entre autres définir par
la simplicité, l’authenticité et la justesse du choix des matériaux et de leur mise en œuvre.
Cependant, à trop vouloir s’approcher d’une forme d’idéal architectural, le risque court de
voir ressurgir le spectre de la doctrine et de l’ordre.
Mais une autre voie est possible. Si l’on admet que le projet d’architecture est un problème
contextuel multifactoriel admettant un champ de résolutions possibles, peut-on en déduire
qu’un projet d’architecture peut admettre des résolutions dites élégantes, au regard de
notre investigation dans le domaine des sciences ?
Déductivement, la qualité d’élégance architecturale se baserait sur la simplicité et sur le
nombre limité d’idées pour établir un concept25, tout en se fondant sur l’économie de pensée.
Dans le fond comme dans la forme, dans le détail comme dans la globalité, celui-ci pourrait
être méthodiquement généralisé. La résolution élégante de l’architecture naitrait d’un esprit
créatif et original, parfois de l’intuition, et inspirerait une esthétique par l’harmonie de la
cohérence, insufflant ainsi un sens poétique à la rigueur projectuelle.
Une telle architecture serait lisible et compréhensible, belle dans le détail comme dans sa
globalité. Elle résoudrait tous les points du projet par une réponse globale et généralisable,
créant du sens et éloignant l’arbitraire de la conception architecturale.
22 Ludwig Mies, allocution à la session d’anniversaire du Deutscher Werkbund, 1932, feuillet 10, Ecrits, III,10.23 Louis I. Kahn, Silence et Lumière, 1974.24 Citation rapportée par Bernard Quirot à l’occasion d’une conférence à l’Ecole d’Architecture de Nancy, le 13 mai 2013.25 Si l’on se réfère à la distinction entre concept et idée établie par l’artiste Sol LeWitt : « Le concept et l’idée sont différents. Le premier implique une direction générale alors que la seconde désigne les composantes. Les idées mettent le concept en application. », dans Sentences on Conceptual Art, 1969.
Une architecture élégante serait donc une architecture dont le processus de conception est
résolu par un concept radical, réglant les contraintes contextuelles et spécifiques majeures
de l’édifice au moyen d’une mise en forme spatiale - la spatialité -, et une mise en forme
statique - l’architectonique - unitaire et unifiée. L’objet construit serait alors intelligible, la
forme réifiée26 matérialisant la stricte manifestation des enjeux de la nécessité, dans une
clarté et une parcimonie perceptibles.
Cette architecture existe-elle ? Sur quelle stratégie s’appuie-t-elle pour développer son
processus créatif ? Quelle mode compositionnel peut-on mettre en évidence ? Partage-t-
elle un processus créatif analogue à d’autres courants disciplinaires ? Nous tenterons de
répondre à ces questions au cours de notre raisonnement.
- L’objet technique concret
On peut déduire de la définition que nous avons formulée de l’architecture élégante, qu’un
minimum d’éléments architecturaux œuvrerait à sa matérialisation physique, contraignant
ceux-ci à remplir plusieurs fonctions. D’ordinaire, dans l’architecture traditionnelle, la
question architectonique et la question spatiale sont résolues indépendamment au moyen
d’éléments architecturaux distincts : la structure porteuse est matérialisée au moyen de
dalles, de voiles et de poteaux, l’articulation des espaces est assurée par les escaliers, les
cloisons de séparation, les portes, etc. Comment alors devraient se comporter les éléments
architecturaux d’une architecture élégante ? Cette interrogation nous permet d’introduire
une nouvelle notion, celle d’objet technique concret théorisée par Gilbert Simondon dans
son premier ouvrage, Du mode d’existence des objets techniques publié en 1958, qui fut sa
thèse de doctorat.
L’objet technique est soumis à une genèse, commence Simondon27, mais il est difficile de
définir la genèse de chaque objet technique, car l’individualité des objets techniques se
modifie au cours de la genèse. On ne peut que difficilement définir les objets techniques
par leur appartenance à une espèce technique ; les espèces sont faciles à distinguer
sommairement, pour l’usage pratique, tant qu’on accepte de saisir l’objet technique par
la fin pratique à laquelle il répond. Mais il s’agit là d’une spécificité illusoire, car aucune
structure fixe ne correspond à un usage défini. Un même résultat peut être obtenu à partir de
fonctionnements et de structures très différents : un moteur à vapeur, un moteur à essence,
une turbine, un moteur à ressort ou à poids sont tous également des moteurs ; pourtant il y a
plus d’analogie réelle entre un moteur à ressort et un arc ou une arbalète qu’entre ce même
26 La réification est la transformation, la transposition d’une abstraction en objet concret, en chose.27 Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Ed. Aubier, Normandie, 1989 (1958), p19.
moteur et un moteur à vapeur. Il en est de même pour les objets architecturaux : se loger
est une fonction assurée par des constructions diverses, telles qu’une maison pavillonnaire,
un hôtel particulier, un chalet ou encore une yourte. Pourtant il y a plus d’analogie réelle
entre une yourte et un chapiteau de cirque qu’entre cette même yourte et une maison
pavillonnaire. L’usage réunit des structures et des fonctionnements hétérogènes sous des
genres et des espèces qui tirent leur signification du rapport entre le fonctionnement et
un autre fonctionnement, celui de l’être humain dans l’action. Donc, ce à quoi on donne un
nom unique, comme par exemple un moteur, un habitat, peut être multiple dans l’instant et
peut varier dans le temps en changeant d’individualité.
Cependant, poursuit Simondon28, au lieu de partir de l’individualité de l’objet technique, ou
même de sa spécificité, qui est très instable, pour essayer de définir les lois de sa genèse, il
est préférable de renverser le problème : l’unité de l’objet, son individualité, sa spécificité,
sont les caractères de consistance et de convergence de sa genèse. Comme une lignée
phylogénétique, un stade défini d’évolution d’un objet contient en lui des structures et des
schèmes dynamiques qui sont au principe d’une évolution des formes. L’être technique
évolue par convergence et par adaptation à soi. Ainsi, le moteur d’automobile de 1958 n’est
pas le descendant du moteur de 1910, seulement parce que celui-ci était construit par nos
ancêtres. Il n’est pas non plus son descendant parce qu’il est plus perfectionné relativement
à l’usage. En fait, pour tel ou tel usage, un moteur de 1910 reste supérieur à un moteur de
1956. Par exemple, il peut supporter un échauffement important sans grippage ou coulage,
étant construit avec des jeux plus importants et sans alliages fragiles. Cela est même plus
évident en architecture : les immeubles d’habitation d’aujourd’hui ne sont pas supérieurs aux
immeubles des vieilles villes de la Renaissance. C’est par un examen intérieur des régimes
de causalité et des formes en tant qu’elles sont adaptées à ces régimes de causalité que la
construction moderne est définie comme postérieure à la construction ancienne.
Simondon décrit la rupture technique qui opère à la modernité29. Pour ce faire, il prend
encore l’exemple du moteur d’automobile, dont on pourrait dire que le moteur ancien est
un moteur abstrait, alors que le moteur moderne est un moteur concret.
Dans le moteur ancien, chaque élément intervient à un certain moment dans le cycle,
puis est censé ne plus agir sur les autres éléments ; les pièces du moteur sont comme des
personnes qui travailleraient chacune à leur tour, mais ne se connaîtraient pas les unes les
autres. Le moteur ancien est un assemblage logique d’éléments définis par leur fonction
complète et unique, chaque élément peut accomplir au mieux sa fonction propre s’il est
comme un instrument parfaitement finalisé, orienté tout entier vers l’accomplissement
28 Ibid., p20-21.29 Ibid., p21-22
de cette fonction. Un échange permanent d’énergie entre deux éléments apparait comme
une imperfection si cet échange ne fait pas partie du fonctionnement théorique. Aussi, il
existe une forme primitive de l’objet technique, la forme abstraite, dans laquelle chaque
unité théorique et matérielle est traitée comme un absolu, achevée dans une perfection
intrinsèque, nécessitant pour son fonctionnement d’être constituée en système fermé ;
l’intégration à l’ensemble offre dans ce cas une série de problèmes à résoudre qui sont dits
techniques, et qui sont des problèmes de compatibilité entre des ensembles déjà donnés.
Ces ensembles déjà donnés doivent être maintenus, conservés malgré leurs influences
réciproques. Alors apparaissent des structures particulières que l’on peut nommer, pour
chaque unité constituante, des structures de défense : la culasse du moteur thermique
à combustion interne se hérisse d’ailettes de refroidissement. Ces ailettes sont comme
ajoutées de l’extérieur au cylindre et à la culasse théoriques ; elles ne remplissent qu’une
seule fonction, celle du refroidissement.
Dans un moteur moderne, décrit Simondon30, chaque pièce importante est tellement
rattachée aux autres par des échanges réciproques d’énergie, qu’elle ne peut pas être
autre que ce qu’elle n’est. La forme de la chambre d’explosion, la forme et les dimensions
des soupapes, la forme du piston font partie d’un même système dans lequel existe une
multitude de causalités réciproques : à telle forme de ces éléments correspond à un certain
taux de compression, qui exige lui-même un degré déterminé d’avance à l’allumage ; la
forme de la culasse, le métal dont elle est faite, en relation avec tous les autres éléments du
cycle, produisent une certaine température des électrodes de la bougie d’allumage ; à son
tour, cette température réagit sur les caractéristiques de l’allumage et donc du cycle tout
entier. Dans les moteurs modernes, les ailettes de refroidissement que nous avons évoquées
antérieurement, jouent en plus un rôle mécanique, s’opposant comme des nervures à une
déformation de la culasse sous la poussée des gaz ; dans ces conditions, on ne peut plus
distinguer l’unité volumétrique (cylindre, culasse) et l’unité de dissipation thermique. Si l’on
supprimait les ailettes de la culasse d’un moteur à refroidissement par air moderne, l’unité
volumétrique constituée par la culasse seule ne serait plus viable, même en tant qu’unité
volumétrique. Le fonctionnement du moteur moderne est synergique, sa forme est concrète.
Selon Gilbert Simondon31, l’artisanat correspond au stade primitif de l’évolution des objets
techniques, c’est-à-dire au stade abstrait, l’industrie correspondant au stade concret. Le
caractère d’objet sur mesures que l’on trouve dans le produit du travail de l’artisan est
inessentiel ; il résulte de cet autre caractère, essentiel, de l’objet technique abstrait, qui est
d’être fondé sur une organisation analytique. Dans l’affrontement de la cohérence du travail
30 Ibid., p22-2331 Ibid., p24
Pont sur la gorge de Salgina. Les ponts de Robert Maillart
fonctionnent comme des objets techniques concrets.
Pont sur la Thur près de Henau-Uzwil.
technique et de la cohérence du système des besoins de l’utilisation, c’est la dernière qui
l’emporte car l’objet technique sur meure est un objet sans mesure intrinsèque. Ses normes
lui viennent de l’extérieur, il n’a pas encore réalisé sa cohérence interne, il n’est pas un
système du nécessaire, il correspond à un système ouvert d’exigences.
Au contraire, au niveau industriel, l’objet technique concret a acquis sa cohérence. La
spécialisation de chaque structure est une spécialisation d’unité fonctionnelle synthétique,
elle ne se fait plus fonction par fonction, mais synergie par synergie ; c’est le groupe
synergique de fonctions et non la fonction unique qui constitue le véritable sous-ensemble
dans l’objet technique. C’est à cause de cette recherche des synergies que la concrétisation de
l’objet technique peut se traduire par un aspect de simplification ; l’objet technique concret
n’est plus en lutte avec lui-même, aucun effet secondaire ne nuit au fonctionnement de
l’ensemble ou n’est laissé en dehors de ce fonctionnement. De cette manière une fonction
peut-être remplie par plusieurs structures associées de manière synergique, alors que dans
l’objet technique abstrait, chaque structure est chargée de remplir une fonction définie, et
généralement une seule.
L’architecture traditionnelle est généralement abstraite, analytique. En reprenant à notre
compte la réflexion de Simondon, elle est une composition logique d’éléments définis par
leur fonction complète et unique, chaque élément accomplit au mieux sa fonction propre,
orienté tout entier vers l’accomplissement de cette fonction. Un mur assure la descente
de charge de la dalle supérieure de manière linéaire, un poteau de manière ponctuelle,
une fenêtre offre la lumière du jour et la relation visuelle vers l’extérieur. Chaque élément
architectural est traité comme un absolu, achevé dans une perfection intrinsèque nécessitant
pour son fonctionnement d’être constitué en système fermé. L’intégration à l’ensemble
offre une série de problèmes à résoudre qui sont des problèmes de compatibilité entre
des ensembles déjà donnés. Par exemple, il faut meurtrir, percer un mur pour y placer une
fenêtre. Alors apparaissent des structures particulières que l’on peut nommer structures de
défense. Dans notre exemple, un linteau, surmonté d’un arc de décharge.
Une architecture élégante fonctionnerait comme un objet technique concret, puisqu’un
minimum d’éléments architecturaux œuvrerait à sa matérialisation physique, contraignant
ceux-ci à remplir plusieurs fonctions. Ainsi ces éléments architecturaux devraient travailler
en synergie, chaque élément étant rattaché aux autres par des échanges réciproques de
nécessités structurelle et spatiale. Leur forme ferait alors partie d’un même système dans
lequel existe une multitude de causalités réciproques. Les moyens techniques et financiers
nécessaires pour faire d’une architecture un objet technique concret seraient plus proches
de la conception d’ouvrages d’art que celle de l’architecture traditionnelle.
Pont sur le Schwandbach près de Schwarzenburg.
Max Bill écrit à propos de l’utilisation du béton dans la construction des ponts et autres
ouvrages d’art de Robert Maillart (1872-1940), ingénieur en génie civil Suisse : « Le béton
armé ne croit pas comme le bois, n’est pas laminé comme le fer profilé ni n’est joint comme
la maçonnerie. Mais, matière coulée dans des moules, il se laisserait bien plutôt comparer
à de la fonte, dont les formes particulières, nées d’une longue expérience, pourraient nous
apprendre bien des choses par leur façon de passer d’un élément constructif à un autre de
manière progressive et continue en évitant tout angle brusque. Cette vue d’ensemble qui
intègre les parties dans le tout conditionne les belles formes. Le constructeur d’automobiles
et d’avions l’a déjà acquise à un haut degré, alors que dans la construction en béton armé on
ne la remarque qu’exceptionnellement. Le sens inné de la beauté n’est pas le seul à éveiller
le désir de percevoir d’emblée la fonction de l’ensemble avant celle des parties. »32, avant
de commenter son œuvre : « Maillart était bien un grand inventeur et technicien, mais
ses constructions, et surtout celles de ses ponts, ont quelque chose qui leur fait dépasser la
technique et c’est précisément l’intensité de leur expression technique. Elles sont soutenues
par cette audace de conception et cette rigueur d’idées qui les font passer du matériel au
spirituel, de la technique à la vision esthétique. [...] il existe un rapport certain entre la matière
“béton armé” extrêmement économe dans ses formes pour des raisons d’utilité et cette autre
matière apparemment inutile, en réalité formée par l’utilité rationnelle de l’esprit. Et puisque
nous appelons cette art “concret” parce qu’il se fait avec des objets, parce que c’est des
réalités et des faits, expression matérialisée d’une conception de l’esprit [...]. »33
Les ouvrages d’art comme les ponts sont des constructions techniques répondant à une
fonction précise, et non à de multiples usages. Une architecture domestique ou tertiaire,
accueillant l’activité humaine, peut-elle fonctionner comme un objet technique concret ?
Nous répondrons également à cette question à la suite de notre réflexion.
32 Max Bill, Robert Maillart, Ponts et constructions, Praeger, New-York, 1969, p19.33 Ibid., p29.
II Règle et jeu en architecture
1 Christian Kerez
Afin de poursuivre notre réflexion sur la résolution élégante, il nous faut analyser la pensée
et l’œuvre de certains architectes contemporains. Christian Kerez, né en 1962 à Maracaibo
au Venezuela, a grandi à Zurich, en Suisse. Diplômé en architecture de l’école polytechnique
fédérale de Zurich en 1988 dans laquelle il a reçu l’enseignement de Fabio Reinhardt et
Miroslav Sik, il a travaillé dans divers bureaux d’architectes. Entre 1990 et 1997 il est chargé
de diverses missions en tant que photographe d’architecture indépendant. En 1993, Kerez
fonde sa propre agence à Zurich. En 1997 il fut assistant à l’EPF de Lausanne de l’enseignement
de Jo Coenen, et depuis 2001 il est professeur assistant à l’ETH de Zurich.
Tous les projets de Christian Kerez ont un point commun : ils développent chacun un
thème qui en détermine toute la conception.34,35,36 Le résultat retranscrit d’abord le concept
de façon directe et intelligible. L’architecte considère que concevoir, c’est rechercher la
problématique architectonique d’une situation donnée et non s’acharner à trouver une
solution prématurée. Aujourd’hui en forme comme en construction considère-t-il, presque
tout est possible. C’est pourquoi il est à la recherche des choses telles qu’elles devraient être
et qui incarnent une logique interne, et non une excentricité personnelle. L’ordre intéresse
Kerez, mais pas en tant que vertu morale propre à la bourgeoisie, qui ne sert qu’à éviter les
conflits. Il s’attache surtout à trouver une raison essentielle, ou un but, à ses projets.
Cependant, cette rigueur est très difficile à assumer. Pour Kerez, l’architecture est un
medium qui nous embrasse entièrement, dans lequel on peut se déplacer, que l’on doit
regarder sous différents angles. Elle est si omniprésente qu’elle peut presque échapper à
la conscience. Elle est déterminée par les influences de l’extérieur, et c’est ce qui en fait un
medium extrêmement faible. Son accessibilité totale, pratiquement inconditionnelle, son
omniprésence est pour tout un chacun, à la différence des autres formes d’art. Au final, cela
signifie faire des compromis pour assurer cette accessibilité incessante. C’est pourquoi c’est
34 Georg Franck, op. cit., p6-19 passim.35 Hubertus Adam, « Die existentielle Dimension der Architektur », Archithese, n°3 (mai/juin 2011), p80-83 passim.36 Judit Solt, loc. cit., p16-45 passim.
Christian Kerez a débuté sa carrière en tant que
photographe. Il dit avoir été fasciné de découvrir les
structures souvent extrêmement conceptuelles des
centrales électriques et des infrastructures dans le
canton des Grisons. Leur effet esthétique dit-il, est
une conséquence directe d’une approche conceptuelle
précise et souvent purement technique.
Le musée national d’art moderne et contemporain
de Vaduz, conçu en collaboration avec les architectes
Morger et Degelo, 2000.
aussi une discipline dans laquelle tout le monde, à juste titre, a son mot à dire. Les prémisses
sont définies par des considérations politiques et non par des considérations architecturales,
et beaucoup de prémisses sont de purs malentendus architecturaux. Comme nous en avions
fait le constat, notre époque souffre d’un excès de réglementation à tous les niveaux. D’un
côté les normes sont devenues si contraignantes qu’elles déterminent le design dès le départ.
D’un autre côté, on attend des architectes qu’ils soient originaux et inventifs, quelles que
soient leurs conditions de travail, ce qui se révèle simplement impossible. Ces contradictions
et le désir d’avoir recours à un architecte célèbre qui transcende toutes les normes, sont
interdépendants.
Au lieu de se perdre dans un système de réglementations, parfois contradictoires, qui ne
concernent que certaines parties d’un projet, Christian Kerez est à la recherche de l’idée
qui recouvre tout, et qui fusionne toutes les parties faiblement reliées. Comme le remarque
Georg Frank, cela ressemble à la manière dont sont élaborées les théories dans le noyau dur
des sciences mathématiques. Il est intéressant de noter que lorsque l’architecte zurichois
était enfant, il voulait devenir physicien. Il était captivé par le monde invisible de la physique
nucléaire, à la base de tout ce qui est visible, par l’idée que le monde entier puisse être
expliqué par un nombre réduit de composants de base.
Pour saisir le tout, Kerez établit un ensemble de règles et de réglementations indépendant,
qui permettrait un développement objectif du bâtiment. Il ne souhaite pas se détourner des
réglementations existantes, mais plutôt de les déjouer, les réinterpréter et les transférer
dans un nouveau cadre normatif. Il essaie de traduire une description économique,
fonctionnelle, réglementairement viable, en préoccupations et questionnements purement
architecturaux. Au milieu du désordre des contraintes, Kerez cherche quelque chose de fort,
qui non seulement, à force de travail et de prise de risques, comble un manque, mais aussi
donne à toutes les conditions inhérentes à la construction une forte signification commune.
L’un des thèmes spécifiques qui préoccupent l’architecte zurichois est la structure, qui
détermine le concept architectonique. Ainsi dans la plupart de ses projets, les concepts
spatiaux et structurels sont semblables, ils demeurent liés et interdépendants. Cette
interaction aide à éviter l’arbitraire, et ainsi les éléments secondaires interchangeables
comme les cloisons ou les autres surfaces de finition, deviennent superflus. L’âme du
bâtiment est toujours la partie du bâtiment obligatoire et généralement non modifiable :
la structure porteuse. Cependant Kerez s’intéresse tout autant à l’approche systématique.
Il ne pense pas les éléments seuls, mais la manière dont ils sont associés pour former un
tout. Cette unité n’est pas un idéal esthétique, il ne cherche pas des effets d’apaisement ou
de contemplation, mais plutôt à réunir des impressions différentes sans les opposer. Cette
L’école Leutschenbach, 2009.
L’école Breiten, 2003.
diversité d’impression l’intéresse beaucoup plus que l’esthétique d’un ordre prédéterminé,
à l’instar des travaux de Mies van der Rohe. Ainsi, Kerez se considère loin du minimalisme
suisse des années 1980, ou de l’architecture de John Pawson. La réduction des matériaux et
des éléments architectoniques est un moyen de combiner les contrastes les plus extrêmes.
Ces différences sont purement constructives et spatiales, elles n’ont pas besoin de l’assistance
de la couleur ou de l’illustration.
La priorité de Christian Kerez n’est pas la simplicité ni la clarté d’une idée, qui n’est pour
lui qu’un moyen de réussir un projet. Le projet au final existe par lui-même et devrait être
compris sans explication, l’effet immédiat d’un espace construit est pour lui plus important.
Pour l’architecte, une idée est simplement une affirmation : ce qui est décisif, c’est où elle
nous mène et jusqu’où on peut la développer. Une idée qui ne mène pas à de beaux espaces
reste un concept, une esquisse. Une structure qui n’entre pas dans la vie quotidienne
comme expérience architecturale fondamentale demeure une structure abstraite. Un plan
qui n’aboutit pas à des espaces structurés par la lumière du soleil demeure de l’ordre du
graphisme. Cependant, la structure porteuse visible contribue à ce que les espaces puissent
produire un effet immédiat, et paradoxalement, simplifier la structure peut avoir des effets
spectaculaires, sans qu’on ait à renoncer au pragmatisme.
Ce qui intéresse Kerez, c’est le mécanisme de raconter une histoire plus que l’histoire elle-
même. L’histoire, un projet spécifique, est au final une variation d’un jeu de hasard ou
un échantillon au hasard d’une règle ; mais le jeu, étant abstrait, reste invisible et n’est
communiqué par le projet qu’indirectement. Les idées ne doivent pas être visibles, sinon la
résultante est un travail stylistique ou référentiel, qui ne s’adresse plus aux bases. L’une des
raisons pour laquelle Kerez essaie de trouver des lois et qu’il est plus intéressé par les règles
du jeu que par le jeu, est lié au fait qu’il est très dur de concevoir un projet cohérent jusqu’au
bout des ongles. Un projet doit rester ouvert aux influences extérieures si l’on veut éviter de
diluer sa clarté et son déterminisme. Il s’agit d’une stratégie de survie car c’est selon lui la
seule façon de sauver l’expérience de façon incontestable dans un mode dominé par toute
autre chose que des règles architecturales : ce sont les besoins qui élaborent la règle, celle-ci
n’est pas une invention, c’est une sorte d’objet trouvé.
Lorsque Christian Kerez entreprend un projet, il y travaille comme si c’était son premier ou
son dernier. Chaque projet est une confrontation avec une idée architecturale et spatiale
spécifique, car c’est la curiosité qui meut la créativité de cet architecte : il ne fait l’effort
de réfléchir à un projet s’il sait déjà d’emblée ce qui l’attend à la fin. Ainsi, les similitudes,
les parentés qu’il remarque entre ses différents projets sont pour lui plus une faiblesse de
créativité que la manifestation d’un style ou d’une signature personnelle.
La chapelle d’Oberrealta, 1992.
Le Musée d’art Moderne de Varsovie, projet lauréat non
réalisé, 2007.
Kerez n’est pas motivé par un esprit avant-gardiste, mais plutôt expérimental. Ses
expérimentations ne sont pas une tentative utopique d’échapper à une réalité pragmatique.
Comme il le souligne, il n’est pas nécessaire d’inventer quelque chose de nouveau pour
créer quelque chose de nouveau ; il est bien suffisant d’interagir avec les contraintes
spécifiques. Il estime que la contribution de son architecture réside dans le renoncement
de toute interprétation programmatique, position qu’il affirme dans son discours inaugural
en tant que professeur à l’ETH de Zurich : « Le travail qui m’incombe en tant qu’architecte
n’est pas de vouloir embellir, améliorer ou changer le monde, mais simplement d’apporter
de nouvelles compréhensions ».
Une autre particularité du processus de conception de Kerez est l’importance fondamentale
du travail en maquette.37 Les maquettes de l’architecte zurichois sont plus un processus de
réification que d’abstraction. Elles informent moins sur la forme spécifique des projets que
sur la recherche des règles qui permettent leur développement. Elles informent moins sur
la construction que sur la façon dont les parties se rapportent les unes aux autres. En bref,
elles sont des concepts physiques qui transfèrent la logique de projet dans un corps sensuel
perceptible. Les maquettes sont les lieux de délibération, de négociation entre le projet et
ses contraintes. A propos de cette approche, Hans Frei cite le logicien Gottlob Frege : si « Le
mot “vrai” indique le but de la logique, comme le fait “beau” pour l’esthétique ou “bon” pour
l’éthique », alors les maquettes conceptuelles de Kerez expriment finalement la recherche
de la vérité, mais pas une vérité dont les fondations seraient immuables ni celle à laquelle
on peut avoir recours, ou alors dans le sens d’un recours au mouvement qui a toujours
été le moteur de l’architecture. Les vérités architecturales ne sont pas découvertes, elles
sont construites, morceau par morceau, maquette sur maquette, sur le tissu aléatoire des
contraintes arbitraires.
Si tous les projets de Christian Kerez développent une idée architecturale et un discours
sur l’espace et la structure, nous allons étudier particulièrement trois projets, qui nous
permettrons de mettre en évidence une qualité conceptuelle commune que nous pourrions
qualifier d’élégante. L’ensemble de l’œuvre de l’architecte zurichois est multiple, et l’on ne
saurait la réduire à l’étude qui va suivre ; ces trois projets sont les plus représentatifs des
principes que nous essayons de dégager.
37 Hans Frei, « What is Architecture », El Croquis n°145 (2009), p20-27.
De haut en bas et de gauche à droite : l’atelier des
maquettes à l’ETH de Zurich, la maison à Vinheros,
l’immeuble de bureaux à Zhengzhou, l’école Breiten,
l’école Salzmagazin, l’école Leutschenbach.
La structure est insoupçonnable depuis l’extérieur, la
maison s’érigeant comme un prisme cristallin léger
semblant émerger du sol.
- La maison à un mur (Zurich, 2004-2007) 38,39,40,41,42
Du haut de la parcelle étroite qui s’étire d’est en ouest sur un flanc de colline, on y mire le
lac de Zurich et les Alpes. Sur ce terrain privilégié, Christian Kerez eut la commande d’une
maison mitoyenne pour deux familles. Pour éviter la superposition de deux appartement,
afin que tous les occupants puissent jouir de ce panorama, l’architecte a conçu une maison
au plan en forme d’hexagone allongé et haute de trois étages (et sous-sol d’accès), en
divisant le bâtiment longitudinalement.
Une maison pour deux familles est généralement une maison qui se comporte comme si elle
était une maison pour une seule famille, bien que deux parties indépendantes vivent en elle.
La division, le mur séparatif, est le seul élément architectural qui peut être généralisé dans
une maison pour deux familles. Un seul mur de séparation en béton brut sépare les deux
parties de l’édifice, et constitue l’élément déterminant du projet, en remplissant les fonctions
traditionnellement attribuées à plusieurs éléments architecturaux. Structurellement, le mur
et les dalles constituent un système autoportant qui ne nécessite aucune reprise verticale
supplémentaire : aucun poteau, aucun mur ne viennent s’y ajouter, ce qui permet d’emballer
la maison dans une mince enveloppe de verre, dont les parois coulissent en vastes panneaux
pour ouvrir largement les façades. Les replis du voile mitoyen définissent la volumétrie de
toutes les pièces et déterminent la vue depuis le bâtiment. La simplicité du concept, la
réduction de l’architecture à un seul élément, créent une dépendance importante qui rend
la construction très sophistiquée. Ce n’est que par cette dépendance que la paroi acquiert un
caractère contraignant et convaincant, même si en soi, elle est libre d’adopter la géométrie
désirée. Le mur est plié de sorte de créer la statique nécessaire pour soutenir les dalles en
porte-à-faux, comme le pliage d’une feuille de papier afin qu’elle puisse tenir à la verticale
sur sa tranche. Les plis sont différents d’un étage à l’autre.
Ainsi, structurellement, le mur n’a pas comme unique fonction de faire descendre les
charges des dalles ; il maintient les dalles en équilibre, en osant la métaphore, assurant à la
fois les rôles de corde et de perche pour un équilibriste. La maison travaille comme un objet
technique concret, le mur et les dalles formant un seul objet monolithe qui assure à la fois
la descente de charge verticale et le soutien des plateaux horizontaux. L’ossature monolithe
de la maison est particulièrement évidente en maquette, qui s’érige comme une sculpture
concrète et synthétique.
38 « House with one wall », El Croquis n°145 (2009), p142-159.39 Georg Franck, op. cit., p8.40 Joseph Abram, « Formes-espaces/Structures-sculptures, Deux réalisations de Christian Kerez à Zurich », D’A D’Architectures n°176 (oct. 2008), p88-95.41 Judit Solt, loc. cit., p18,21.42 Hubertus Adam, loc. cit., p80-83 passim.
Superposition des plans d’étage.
De bas en haut : plans des 1e, 2e et 3e étages.
Détail du repli du mur au troisième étage (salle de bains).
Coupes longitudinale et transversale.
Une fois la règle du mur conceptualisée, la phase de
croquis a été une étape cruciale, afin de déterminer
dans un premier temps de quelle manière d’articuler
les espaces, puis dans un deuxième temps d’établir une
série de configurations possibles.
La structure monolithe s’élève comme une structure en
encorbellement. Les dalles tout entières deviennent des
balcons survolant le jardin.
Les plis et replis du mur déterminent la spatialité des deux appartements et les zones de
vie. Une pièce est concave d’un côté, convexe de l’autre. Une pièce est un espace ouvert
d’un côté, un espace fractionné de l’autre. Un coude est en saillie d’un côté, une niche se
forme de l’autre. Un large espace se dilate d’un côté, un couloir étroit se compresse de
l’autre. Dans chaque appartement, chaque étage est constitué d’une longue pièce ouverte.
Malgré la largeur réduite, les chambres allongées semblent spacieuses et s’épanouissent
d’une manière extrêmement économique. Cela explique pourquoi le bâtiment semble
beaucoup plus petit de l’extérieur que de l’intérieur. La salle de bains est la seule pièce dans
les appartements qui soit complètement fermée, mais l’intimité découle également de la
logique du pli. La porte coulissante toute hauteur de la garde-robe est dans la continuité
de la saillie de la paroi. Ni la garde-robe, ni la salle de bains ne viennent interrompre la
géométrie de la paroi, elles viennent plutôt l’étendre et la dédoubler.
La disposition du mur, différente d’un étage à l’autre, converge aux escaliers qui d’un bout
à l’autre de la maison, mènent sur toute la hauteur et la profondeur des appartements.
L’escalier en claire-voie dévalant comme une cascade est l’élément final qui matérialise la
clarté et la générosité spatiales d’une commande très ordinaire et de dimension restreinte.
La structure monolithe, insoupçonnable depuis l’extérieur, s’élève comme une structure en
encorbellement. Les dalles tout entières deviennent des balcons survolant le jardin. Une
impression de liberté nait en un regard, du passage d’un monde cryptique à un univers
cristallin. Christian Kerez nous confie : « Une maison est un modèle du monde, [elle exprime]
le désir d’un ordre sous-jacent ». La maison à un mur est le fruit de discussions intenses
entre l’architecte et les maîtres d’ouvrage. Il a fallu rendre cette maison habitable, en regard
des sévères contraintes législatives. Ayant conçu le concept, Kerez ne voulait pas dessiner
la ligne du mur par lui-même. Et dans une certaine mesure, il n’a pas eu à le faire ; c’était,
dit-il, un fait donné, dans la mesure où elle était la conséquence logique de toute la réflexion
et les conditions du contexte. Ainsi le dessin n’a pas été basé sur des objectifs esthétiques.
Kerez affirme que la maison ne prescrit pas la façon dont les habitants doivent s’approprier
l’espace. Ainsi elle est plus proche de la réhabilitation que du secteur de la maison neuve
particulière ; il en résulte un espace de liberté. Saskia Sassen a dit de cette maison qu’elle
était l’inversion du luxe. Qu’elle avait dû coûter très cher, même si cela ne le semblait
pas, et qu’elle n’offrait aucun des équipements habituels. C’est selon Kerez, un retour aux
conditions de vie dénudées. Une inversion des valeurs dans une époque de négligence et
d’insouciance, où la simplicité sauvée de l’adversité est le plus grand des luxes. La simplicité
de cette maison n’est donc pas naturelle, c’est le résultat de contraintes externes imposées
par soi-même. C’est une simplicité qui prend plaisir au luxe.
Les plis et replis du mur déterminent la spatialité des
appartements. L’escalier en claire-voie matérialise la
clarté et la générosité spatiales.
Chaque maquette rend compte d’une compréhension
différente du projet.
- L’immeuble d’appartements de la Forsterstrasse (Zurich, 1998-2003)43,44,45,46,47
Les pentes de la colline de Zurich accueillaient autrefois des vignobles boisés, mais depuis
le XXe siècle elles sont devenues une zone résidentielle prisée. Au dessus du seul grand
parc privé épargné par la folie de la construction a été conçu par Christian Kerez l’immeuble
d’habitation au bord de la Forsterstrasse ; au premier abord elle pourrait être aussi une villa.
Emergeant de la végétation environnante, l’édifice apparait de loin comme une sculpture
d’une rigoureuse orthogonalité faite de grands plans horizontaux qui sont autant de dalles
de béton, et de grands pans verticaux pris en étau, matérialisés par des voiles de béton de
même épaisseur et proches en apparence. L’aspect très minéral est renforcé par de longues
parois de verre cristallines.
L’implantation de l’édifice est au centre de la parcelle, entouré de son écrin végétal. Le
niveau du rez-de-chaussée est décollé du sol naturel, comme s’il s’agissait d’une terrasse.
L’édifice semble prudemment se tenir à distance du jardin, de sorte qu’il n’établisse pas
de relation directe avec celui-ci. Cette implantation particulière compose un dialogue non
pas avec son environnement proche, mais avec le paysage lointain. Le jardin laissé à l’état
presque sauvage n’est pas accessible depuis la bâtisse, et constitue le vis-à-vis de l’édifice.
Il est probable que le choix de l’architecte ait été motivé par le fait qu’aucune végétation
dense ne pouvait cacher la maison au regard des passants. Ainsi le jardin constitue le retrait
nécessaire à l’intimité visuelle des habitants par rapport à la voirie. De plus, l’accès à l’édifice
se fait par un souterrain et non par un chemin d’accès, ce qui contribue à sa mise en valeur,
sa préciosité. Le tunnel d’accès sépare ainsi les perceptions exogènes et indigènes.
Depuis la rue, le tunnel mène au garage. On accède à pieds par un escalier aux caves situées
au dessus. Différents débarras entourent un grand hall depuis lesquels les ascenseurs et les
escaliers permettent d’accéder aux niveaux d’habitation. La cave est éclairée naturellement
par des baies situées entre le sol naturel et le décollement de la dalle du rez-de-chaussée.
Ces deux étages inférieurs sont constitués d’un coffre de béton dont les parois sont les murs
de soutènement de l’édifice.
Un autre système porteur est adopté pour les trois étages d’habitation, que Christian
Kerez a développé en collaboration avec l’ingénieur Joseph Schwarz. Les dalles de plancher
précontraintes sont posées sur un minimum de points de descente de charge, constitués
43 « Apartment building on Forsterstrasse », El Croquis n°145 (2009), p72-91.44 Georg Franck, op. cit., p6-19 passim.45 Joseph Abram, op. cit., p88-95.46 Judit Solt, loc. cit., p25,26,28.47 Hubertus Adam, « More would be less », Archithese n°6 (nov./déc. 2003), p64-69.
De bas en haut e : Élévation sud, plans des 1e, 2e et 3e
étages.
De bas en haut : plan du niveau inférieur, plan du rez-
de-chaussée.
seulement de quelques voiles de béton. Les parois de verre qui délimitent l’extérieur de
l’intérieur participent en amortissant la charge ; l’emploi de murs de verre porteurs permet
alors de vitrer totalement les façades. Ce système porteur rend non nécessaire l’emploi
de piliers, ainsi l’édifice n’est composé que de trois éléments fondamentaux : les dalles de
plancher, les voiles de béton et les parois de verre, ce qui en résulte une liberté accrue pour
l’organisation intérieure.
La règle conduisant le projet était de différentier un grand volume orthogonal de trois étages
défini par des plateaux et des voiles, de telle manière que la structure de portée et création
spatiale soient une seule et même chose. Ainsi c’est le dispositif structurel qui régit, sans
hiérarchie, la distribution intérieure. L’espace qui s’y répand est homogène. En imposant
à l’édifice une règle implacable, Kerez lui épargne les effets de sa propre subjectivité,
comme pour laisser le réel se déployer en lui-même. Pour lui une décision basée sur des
préoccupations d’ingénierie est beaucoup moins discutable que de dessiner à partir de
règles de proportions ou d’autres formules esthétiques, car on ne peut combattre l’arbitraire
avec des règles formelles.
On accède aux quatre appartements par la cage d’escalier centrale. Le premier et le deuxième
étage sont symétriques et sont constitués chacun de deux appartements de 125m². Les
espaces intimes comme la salle de bains et la chambre sont orientés au nord, et en façade
sud le balcon prolonge le séjour. Deux voiles s’adossent à la cage d’escalier et s’étendent
jusqu’en bout de dalle, pour scinder l’étage en deux appartements. Toutes les extrémités
de ces deux étages sont en menuiseries d’angle, ce qui offre à la vue un panoramique d’une
grande horizontalité, comme suggérant un travelling. Chaque salon fait 50m² et dans un
appartement il occupe la totalité de la façade, il est donc défini par trois parois de verre.
Pour l’autre appartement, il est orienté au sud vers le balcon. Le troisième étage est en
attique, et est composé d’un seul appartement de 180m². Le balcon au sud est prolongé par
une terrasse inaccessible.
La réduction des composants architecturaux, des matériaux et des détails est totale, le
minimalisme a été atteint à son paroxysme. Le Terrazzo poli du plancher se marie bien avec
le béton brut de décoffrage des murs et des plafonds. Les meubles en bois blanc encastrés
dans les murs qui filent jusqu’au plafond servent également à définir l’espace. Derrière
une succession de panneaux mobiles toute hauteur se cachent tantôt une armoire, tantôt
une salle de bains ou un WC. Les parois vitrées, qui constituent l’enveloppe de l’espace,
qui font la hauteur de l’étage et peuvent atteindre jusqu’à 6 mètres de long, ont atteint
ici le maximum que ce que le marché peut produire. Les menuiseries coulissantes et les
portes se trouvent au bout des parois ou aux angles. Les balustrades des balcons et des
Deux sources japonaises d’enseignement pour Kerez,
le jardin zen, et le shōji, paroi ou porte constituée de
papier washi translucide monté sur une trame en bois.
terrasses sont également en verre, aucune contrefiche en profilé ne vient déranger la pureté
cristalline du verre. Rien n’occulte le regard vers l’extérieur, aucun détail n’est superflu, le
chauffage est coulé dans les dalles, les installations techniques sont coulées dans les murs.
Tout ce minimalisme pourrait être menaçant, mais c’est le contraire qui se produit, car ainsi
commence le dialogue avec la nature environnante. Les tons neutres, le renoncement à
tout détail superflu font apparaitre l’architecture comme une scène sur laquelle réagit les
jeux de lumière, d’ombre et de couleur de la nature selon les saisons. Certaines pièces sont
sombres, tournées vers l’intérieur, tandis que d’autres sont inondées de lumière et tournées
vers l’extérieur. Il n’y a aucune dichotomie, parce qu’au final il n’y a qu’un seul et même
espace, et l’observateur peut aller graduellement d’une ambiance à l’autre en changeant de
position. Ainsi émergent simultanément une ampleur et une multiplicité. L’ascèse devient ici
sensualité, dans une forme presque japonisante, comme les Shōji des maisons japonaises.
Cette diversité intéresse beaucoup plus Kerez que l’esthétique d’un ordre prédéterminé,
comparant ces émotions à celles dans les chefs-d’œuvre du Modernisme, comme les travaux
de Mies van der Rohe ou Mondrian. Leur uniformité n’est pas réductrice ou paisible, ils
cherchent plutôt la concentration en un seul point de toutes les conditions du monde, et
par cette “compression”, produisent une tension immense. L’architecte se dit fasciné par les
jardins japonais, car leur échelle réduite les rend plus complexes, parce que les éléments, qui
sont d’habitude dispersés dans le paysage, sont rassemblés dans un espace très réduit. Ce
qui rend les jardins japonais si remarquables n’est pas leur innocuité ou leur taille maniable,
c’est leur capacité à condenser certaines choses en représentant le monde en miniature.
Comme la maison à un mur, l’immeuble d’habitation de la Forsterstrasse se veut minimal et
luxueux dans son dépouillement total. C’est une structure pure, une maçonnerie brute juste
couverte d’une enveloppe en verre. Pour Christian Kerez il s’agissait de faire la maison la plus
basique et la plus primitive qui soit, de sorte que les murs soient à nouveau perceptibles en
tant que murs et qu’aucun détail ne vienne perturber la compréhension de l’architecture.
La structure utilisée a été un vrai défi technique, elle n’a pas été choisie pour des considérations
économiques, mais parce qu’elle résume cohérence et concentration d’aspects divers qui
d’habitude ne font que se côtoyer. L’immeuble d’habitation va plus loin que la maison à
un mur. D’habitude les parois vitrées n’ont qu’un rôle qui leur est propre. Ici, elles sont
porteuses et permettent d’éviter l’ajout de poteaux, éléments porteurs abstraits. Chaque
composant architectural, les voiles, les dalles, les parois vitrées, fonctionnent de manière
synergique à la statique du bâtiment, mais également à sa spatialité ; de sorte qu’aucun
élément superflu ne vienne perturber la clarté et la concision de l’édifice. L’immeuble de la
Forsterstrasse fonctionne donc comme un objet technique concret.
Les appartements procurent une expérience pure du jeu
de la lumière et des matériaux, proche de l’esthétique
japonaise décrite dans l’Éloge de l’ombre de Jun’ichirō
Tanizaki.
Mise en situation urbaine.
De haut en bas et de gauche à droite, plans des 1e, 2e,
6e, 7e, 8e, 9e, 10e et 11e étages.
- Swiss Re Next (Zurich, 2008, non réalisé)48,49,50
La compagnie d’assurances Swiss Re avait fait appel à l’architecte anglais Sir Norman Foster
pour son siège social de Londres. La maison-mère basée à Zurich avait besoin également
d’un nouveau bâtiment, et lança un concours, remporté par le cabinet Diener & Diener. Le
site est au bord du lac de Zurich dans un quartier mixte, et donne sur la vieille-ville de l’autre
côté. La proposition de Kerez, non retenue, est une petite tour parallélépipédique de 14
étages de plan masse rectangulaire, la façade principale de dimension carrée.
Habituellement, les dalles des tours sont reliées par des escaliers tournant sur leur axe.
Pour cette proposition en revanche, les trois escaliers en claire-voie traversent et desservent
l’ensemble du bâtiment. Les escaliers principaux, ouverts sur l’espace, chevauchent les cages
des escaliers de secours. Ils relient tous les étages organisés en open-space. L’utilisateur
peut choisir quelle volée d’escaliers emprunter pour aller d’un étage à un autre. Par la
séquence ininterrompue que constitue ce travelling en cascade, il découvre successivement
un paysage unique et ouvert, cinétique, qui progresse d’étage en étage.
Les cages d’escalier de secours constituent les noyaux porteurs qui soutiennent l’ensemble
des dalles. Elles sont à la fois les éléments de liaison qui créent la statique de l’édifice,
et les éléments paysagers omniprésents sur chaque étage mais conférant jà chacun une
disposition différente, du fait de cette progression dans la disposition et la combinaison des
noyaux évoluant dans les trois dimensions de l’espace. La diversité spatiale est ainsi assurée
avec une grande économie de moyens par la simplicité, créant des impressions distinctes,
sans avoir recours à la composition. Au dernier étage, le noyau des structures porteuses en
béton atteignent le nu de la façade.
Le Swiss Re Next a pris forme en travaillant avec les services de pompiers et l’ingénieur
Joseph Schwarz. Les principes sont extrêmement pragmatiques. Les influences extérieures
ont joué un rôle plus large que dans les autres projets de Kerez, ce sont les besoins externes
qui ont élaboré la règle : la stratégie adoptée a été de relier les éléments généralement
dessinés séparément, c’est-à-dire la structure porteuse et les escaliers de sécurité incendie,
et de les combiner afin d’assurer un minimum de compression structurelle et conceptuelle.
Les noyaux forment des circulations allant d’une façade à l’autre, ils s’étendent aussi loin
que possible, élargissant l’espace.
Des câbles en acier massif de 15 cm de diamètre maintiennent les étages en porte à faux,
offrant aux bureaux une vue d’exception sur le lac et les Alpes suisses à l’horizon. S’ils sont 48 « Swiss Re Next », El Croquis n°145 (2009), p204-215.49 Georg Franck, op. cit., p16-17.50 Judit Solt, loc. cit., p16-45.
Plan de rez-de-chaussée.
Élévation est.
nécessaires à la statique, ces câbles affaiblissent considérablement la simplicité conceptuelle
et structurelle du projet. On les imagine indispensables à la statique du bâtiment, mais il est
évident que Kerez aurait préféré s’en passer.
Les cages d’escalier de secours assurant la descente de charge des dalles vers le sol, la tour
peut se passer totalement de la structure traditionnelle pour les immeubles de bureaux en
ossature poteaux-dalle. Par un unique élément assurant de manière synthétique la fonction
spatiale et la fonction structurelle, la tour fonctionne comme un objet technique concret.
Les câbles en acier sont hélas les structures de défense d’une forme abstraite tendant au
concret, à l’instar des ailettes de refroidissement du moteur thermique de Simondon.
A mesure que l’on monte les étages, la tour dévoile un paysage intérieur évoluant
progressivement, avec comme toile de fond les rives du lac de Zurich d’un côté, et de l’autre la
vieille-ville historique. A une certaine distance, la structure portante expressive à l’intérieur
du bâtiment peut être observée au travers des façades entièrement vitrées. La tour signale
la transition entre la densité urbaine et les parcs et espaces verts adjacents.
Pour ce petit bâtiment, Christian Kerez voulait offrir de l’importance et de la flamboyance
en créant un effet monumental qui permettrait de dépasser l’échelle modeste de l’édifice.
La question de l’échelle de projet est l’épreuve d’un travail à partir de règles et de principes.
l’architecte affirme que si le principe de la séquence ininterrompue des cages d’escaliers
de secours était appliqué à un projet plus petit, il en découlerait un espace traditionnel et
répétitif. C’est uniquement parce que le bâtiment est suffisamment grand que les espaces
des étages ont l’apparence d’un accident ou d’un chaos, alors qu’il suit en fait une règle
précise. Il suppose que les règles cachées s’épanouissent à mesure que l’échelle des projets
et large. Pour Kerez, les grande formes offrent des opportunités que les plus petites ne
peuvent offrir ; il n’est pas intéressé par les principes d’ordre et de conception, mais par
les définitions fondamentales d’espaces et de pièces, avant de se décider pour une forme
d’ensemble définitive. Mais nous verrons plus tard qu’une échelle de projet encore plus
grande pour ce bâtiment aurait encore modifié cette perception spatiale.
C’est la taille réelle qui révèle en ces projets extrêmement stricts et simplement conçus
ce qui les transforme en quelque chose d’expressif et de sauvage, de même que c’est la
fréquence à laquelle un jeu est répété qui génère ses multiples combinaisons. Georg Frank
compare le Swiss Re Next à un jeu d’échec : dans la façon dont les cages d’escaliers sont
insérées, beaucoup si ce n’est tout, dépend du premier mouvement. Une fois que l’on
décide où positionner la première cage, on exclut une foule d’autres possibilités. Le tumulte
ou l’entêtement de cette première décision ne donne pas lieu à un élément traditionnel, la
sauvagerie prévaut.
Ces trois projets de Christian Kerez développent chacun un thème simple et fondamental qui
détermine toute la conception du projet, motivé par la nécessité des contraintes. La règle
du mur mitoyen, celle de la structure équivalente en tout point, et celle des cages d’escalier
de secours - déterminent autant la structure que la spatialité de l’édifice. Elles fusionnent
toutes les parties faiblement reliées pour générer des architectures compréhensibles,
claires et ordonnées. Elles créent l’unité sans se lester du superflu, rappelant ainsi les mots
d’Alberti à propos des relations des parties au tout : « [...] la beauté est l’harmonie, réglée
par une proportion déterminée, qui règne entre l’ensemble des parties du tout auquel elles
appartiennent, à telle enseigne que rien ne puisse être ajouté, retranché ou changé sans le
rendre moins digne d’approbation. »51 ; ou encore ceux de Palladio lorsqu’il décrit une sorte
de va-et-vient entre les parties et le tout : « La beauté découlera de la belle forme, à savoir
de la correspondance du tout aux parties, des parties entre elles et de celles-ci au tout : si
bien que les édifices apparaissent un corps entier et bien fini, où chaque membre convient
à l’autre »52. Kerez dira à propos de la radicalité de son architecture : « Un détail n’est que
l’expression d’un tout, et le tout est quelque chose qui objective une idée »53. L’élégance est à
la règle pour l’architecte contemporain, ce que l’harmonie est à la proportion pour ses aïeux
de la Renaissance.
Une fois la règle définie, le jeu de la conception architecturale peut commencer. Celui-ci
ouvre à un champ des possibles ; c’est l’architecte qui mènera le jeu jusqu’à sa résolution.
C’est ainsi que la sauvagerie expressive de la règle prévaut sur l’expression personnelle de
l’architecte.
51 Leon Battista Alberti, L’Art d’édifier, Livre VI, p278-279.52 Andrea Palladio, I Quattro Libri dell’architettura, Venise, 1570, I, p6-7.53 Hubertus Adam, « Die existentielle Dimension der Architektur », p80.
2 Le déploiement du jeu dans l’œuvre de Kazuhiro Kojima
Toujours à la recherche de la résolution élégante en architecture, analysons l’œuvre d’un
autre architecte contemporain. Kazuhiro Kojima est né à Osaka en 1958. Diplômé de
l’Université de Kyoto, il a travaillé comme assistant à l’Université de Tokyo, et y est à présent
professeur adjoint. Fraichement diplômé, il monte le cabinet d’architecture Cœlacanth, qui
deviendra C + A. L’architecture de Kazuhiro Kojima est fondée sur deux principes, la fonction
et l’instabilité, questionnements typiques de la culture japonaise.
Pour cet architecte japonais, l’architecture est l’ensemble des événements, pas des choses. Il
est trivial d’affirmer que l’architecture est constituée d’éléments tels que les colonnes, les
murs, ou les planchers, à l’aide de matériaux comme le béton, l’acier ou le verre. Mais ce
qui ressort de l’agencement de ces éléments n’est pas une chose, mais un événement.
Il existe une variété de facteurs qui circulent dans un espace, c’est pourquoi pour Kojima,
les architectes ont récemment commencé à penser que la conception de l’architecture est
essentiellement un processus pour diriger ces fluides.
Concrètement, ces fluides sont le vent, la lumière, le son et l’activité humaine. En repensant
l’objectif comme événement plutôt que chose, un espace architectural devrait devenir libre
et naturel. Tandis que d’un côté l’architecture de Kojima tend à contrôler plus précisément
la frontière délimitant l’intérieur de l’extérieur, de l’autre elle tend également à la faire
disparaître. L’activité humaine circule ainsi plus librement, alors que l’espace n’est pas conçu
explicitement dans cet objectif.
Contrairement à l’approche moderne, qui tendait à la simplification comme un moyen
de comprendre les choses, la direction fluide (fluid direction) conçoit les choses comme
étant un variété de facteurs mouvants et en constante évolution. Il est donc nécessaire de
les considérer comme des choses fragiles qui, en voulant les contrôler avec trop de force,
pourraient s’échapper. Grâce aux progrès de la technologie de l’information, l’architecte peut
librement faire usage de ces diverses techniques de conception et de mettre ces méthodes
en pratique.
Schéma des différentes combinaisons de blocks.
- Le Space Block, concept et méthode
La vie ne se développe pas dans une architecture trop figée, ainsi rendre l’espace fluide
est primordial selon l’architecte. L’architecture, c’est la création d’un lieu ouvert au vent,
à la lumière, au son, au mouvement de l’eau, au mouvement des hommes.54 Pour ce faire,
Kojima développe un système spatial et architectonique appelé Space Block.
A son origine, le système des Space Blocks est un processus abstrait servant à organiser les
espaces et les relations spatiales.55,56 C’est à la fois un concept et une méthode pour penser
l’espace. Sans réduire un espace à deux dimensions, en plan ou en coupe, le procédé est
destiné à faciliter un moyen de conception en trois dimensions. On part d’une simple grille
rectangulaire que l’on subdivise en petits carrés. Plusieurs calques sont placés les uns par
dessus les autres, puis l’on monte ces plans en trois dimensions, ce qui donne des “blocks”
modulaires constitués de trois à cinq modules cubiques de 2 mètre 40 de côté. Plus on a de
cubes et plus on a de possibilités de blocks, ainsi 4 modules offrent 8 variations, 5 modules en
offrent 29. Les espaces générés ne sont pas présentés sous un ordre hiérarchique. L’architecte
poursuit l’idée d’une importance égale des trois dimensions de l’espace. Lorsqu’ils sont
encore à l’état de dessin, les blocks ont l’apparence de containers, mais ce qui est important
n’est pas l’enceinte en elle-même, mais l’espace s’épanouissant à intérieur. Une variété de
fluides se meuvent dans l’espace contenu dans les space blocks. Kojima inscrit graduellement
cette structure dans des conditions spatiales concrètes de la vie domestique, chambres,
salon, cuisine sont articulés. Hormis les projets en état d’esquisses, trois réalisations ont
été conçues par ce système, les Space Block Kamishinjo, Space Block Nozawa et Space Block
Hanoi Model.
Le Space Block Kamishinjo (1998) est un immeuble situé dans la vieille ville d’Osaka57.
C’est le premier projet bénéficiant de l’outil de conception des Space Blocks. Les modules
d’appartement sont composés de trois à cinq très petits blocks cubiques de 2,4 m de
côté. L’interconnexion entre les cubes n’est pas marquée, l’espace des modules s’articule
de manière fluide. Ceux-ci s’agrègent en une séquence se fondant dans le paysage urbain
environnant, créant une architecture dont les contours sont indiscernables. L’intérieur des
cubes connait une subdivision, afin de créer une combinaison d’espaces fluides au sein d’une
section carrée. Les accessoires fonctionnels tels que les cuisines et les salles de bains sont
ensuite installés. Cette séquence de conception inhabituelle crée des qualités uniques de la
54 Emission de radio Métropolitain du 13.05.2012, sur France Culture, production : François Chaslin, http://www.franceculture.fr/emission-metropolitains-architecture-japonaise-2012-05-1355 Peter Ebner, « In praise of light, notes on the architecture of Kazuhiro Kojima », Kazuhiro Kojima / CAt, 2G n°43 (2007), p8-10.56 Kazuhiro Kojima, « Fluid direction », Kazuhiro Kojima / CAt, 2G n°43 (2007), p134.57 « Space Block Kamishinjo », Kazuhiro Kojima / CAt, 2G n°43 (2007), p14-21.
Plans du Space Block Kamishinjo, Osaka, 1998.
Maquettes des blocks et assemblage final.
Un engawa est une bande de sol suspendue,
généralement en bois et se trouvant juste devant
la fenêtre ou les volets des pièces dans les maisons
traditionnelles japonaise
lumière et de l’air, qui pénètrent dans des endroits inattendus. En conséquence, ces espaces
se singularisent des “appartements à chambre unique” traditionnels au Japon.
Le Space Block Nozawa (2005) est un immeuble locatif de forme cubique composé de
logements d’une seule chambre, pour des personnes seules ou des couples, situé dans un
quartier résidentiel calme de Tokyo58,59. La parcelle est bordée de routes sur ses trois côtés
; afin de se distancier de la circulation, la stratégie a consisté à compacter le bâtiment de
manière centripète et de créer des espaces tampons entre le projet et son environnement
urbain. Au cœur de l’édifice, l’escalier de circulation est rempli d’une lumière zénithale
diffuse. Les façades des appartements sont généreusement vitrées, et des persiennes en
verre translucide viennent occulter la vue de l’extérieur vers l’intérieur. L’espace d’entre-
deux large de 60 cm devient un espace intermédiaire analogue au engawa, une bande de sol
qui entoure la maison japonaise traditionnelle. Les larges baies peuvent ainsi être ouvertes
en toute intimité ; les résidents peuvent vivre confortablement en ouvrant et fermant les
persiennes manuellement, contrôlant ainsi les flux de l’air, de la lumière et de la vue. Les
système des Space Blocks a été utilisé pour composer des unités spatiales, l’espace de chaque
appartement se pliant et se repliant dans les trois dimensions, créant ainsi une expérience
spatiale plutôt mystérieuse. L’aspect extérieur du bâtiment se modifie constamment en
fonction de l’ouverture et de la fermeture des lamelles de verre, à l’envi les riverains. A
l’intérieur, cette persienne module la lumière, et crée “un monde d’ombres”, pour reprendre
les mots du poète Jun’ichirō Tanizaki, dont l’ouvrage Éloge de l’ombre est cher à l’architecte. Il
n’y a pas de contrastes élevés dans les appartements, qui parfois s’épanouissent dans la
hauteur. La lumière est nuancée, jamais entièrement les surfaces blanches se fondent dans
les zones ombragées. Les limites spatiales sont ambigües dans cette atmosphère diffuse, ce
qui n’est pas sans rappeler l’immeuble de la Forsterstrasse à Zurich de Christian Kerez.
- Space Blocks Hanoi Model (Hanoi, 1999-2003)60
Il s’agit d’un complexe de logements expérimental, qui est un prototype de typologie
urbaine ayant l’ambition de régénérer l’habitat dans un vieux quartier de Hanoi, la capitale
du Vietnam. Ce quartier composé principalement de maisons traditionnellement habitées
par de grandes familles chinoises est caractérisé par un tissu urbain atypique. Des parcelles
particulièrement longues et étroites sont investies par des logements de haute densité et
de faible auteur, aux façades étroites et d’une profondeur de 70 à 80 mètres. La capitale 58 « Space Block Nozawa », Kazuhiro Kojima / CAt, 2G n°43 (2007), p86-91.59 Peter Ebner, loc. cit., p11.60 « Space Block Hanoi Model », Kazuhiro Kojima / CAt, 2G n°43 (2007), p42-53.
Space Block Nozawa, Tokyo, 2005
Schéma de porosité entre espaces collectifs et privés.
La mécanique des fluides numériques (CFD), un outil de
simulation informatique ayant servi à la conception.
vietnamienne s’étant fortement densifiée (100 000 habitants au km²) et agrandie au cours
du XXe siècle, de nombreuses familles ont commencé à vivre ensemble au sein d’une même
maison. En conséquence, le niveau de vie s’est détérioré.
L’objectif de ce projet était de faire un bâtiment compact et respectueux de l’environnement,
reposant sur une ventilation naturelle. La système de Space Block a été employé de sorte
que le taux de porosité de l’entrelacement des cours intérieures ventilées avec le volume
du bâtiment lui-même soit de 50%. L’assemblage des blocks qui veille également à la vie
privée des résidents, a été conçu à l’aide de la mécanique des fluides numérique (CFD),
une simulation informatique des flux aériens dans le bâtiment. Ainsi, cette approche est
devenue un point de départ dans la conception architecturale, qui vise à concevoir par le
flux plutôt que par l’organisation des objets dans l’espace.
L’articulation entre les espaces intérieurs et extérieurs est soucieuse de la manière d’habiter
des Hanoïens. En effet, quelques cours où l’on peut venir manger sont à ciel ouvert ; tous
les espaces extérieurs sont baignés d’une lumière naturelle venant du nord. Une double
toiture plate a été adoptée dans ce projet. Se référant à la toiture terrasse traditionnelle
vietnamienne, cette toiture réduit la transmission de chaleur du soleil. Les fentes verticales
en partie haute de la toiture sont également un dispositif de ventilation naturelle.
L’assemblage et l’articulation de ces Space Blocks sur cinq étages constituent des cours, des
courettes, des escaliers, des couloirs étroits offerts à la lumière et à la pénombre, à la brise
et à la fraicheur. Une grande richesse de petits espaces très qualitatifs y découlent avec
fluidité. Une atmosphère douce, pure et minimaliste y règne. A l’intérieur des logements,
la lumière est délicatement filtrée par des stores vénitiens. Ces stores revêtent l’unique
façade extrêmement étroite du bâtiment, par laquelle on accède à la déambulation dans
la profondeur du bâtiment, et également au commerce qui loge au rez-de-chaussée et qui
donne sur la rue.
Le Space Block Hanoi Model accueille six appartements pour une surface totale de 466m².
Deux de ces logements sont constitués de la combinaison de seize blocks, les quatre autres
de dix blocks. Sans compter les niveaux de terrasse au dessus de chaque appartement,
ils s’épanouissent dans la hauteur en triplex et en quadruplex. Le jeu combinatoire des
typologies de logement est inépuisable, entre le nombre de blocks qui les constituent
et le jeu de permutation et de symétrie. Les appartement jouissent du même jeu spatial
sophistiqué que les espaces publics : compressions et dilatations spatiales, passages étroits
et mezzanines en double, parfois triple hauteurs, ombre et lumière, des escaliers et des
couloirs qui constituent une véritable promenade architecturale. L’espace intérieur n’est pas
ventilé comme l’espace extérieur, toutefois la même sensation de fluidité spatiale y règne.
Vues extérieures du Space Block Hanoi Model,
décontextualisé de ses contraintes programmatiques.
Cette architecture faite d’une combinatoire de blocks de mêmes dimensions parvient à
briser la monotonie du quotidien, dans une expérience de l’espace sans-cesse renouvelée,
redécouverte.
La combinaison des blocks s’exprime au travers d’une trame dans les trois dimensions.
Dans la profondeur, seize travées se succèdent. Dans la hauteur, cinq étages plus un étage
d’attique, qui correspond à l’épaisseur entre la double-toiture terrasse, qui a pour fonction
de réguler les émissions thermiques. Ces toitures s’élèvent vers le ciel, comme si l’édifice
tendait à proliférer en hauteur. Les tours ornées de leurs fentes verticales évoquent ces
tours creuses des villes traditionnelles du Moyen-Orient qui captent l’air frais, rapportées
par Hassan Fathy dans son ouvrage sur la ville de Gourna.
Dans la largeur la trame est constituée de deux travées de blocks plus une demi-largeur
équivalent à un couloir. Cette largeur ne file pas tout au long de l’édifice, mais se retrouve
reportée tantôt d’un côté tantôt de l’autre, décalant ainsi la trame principale, laissant
présager une circulation dans l’édifice non pas rectiligne mais en esses. Cette déambulation
génère un mouvement marqué par les cours, qui font l’articulation entre les segments.
Le temps de la déambulation est un moment fort du Space Block Hanoi Model. Bien plus
que de simples escaliers et coursives fonctionnelles, la distribution est une véritable
promenade architecturale, une ode au temps, à la marche et à l’arrêt. Les cours intérieures
baignées de lumière qui viennent dilater l’espace public constituent autant d’arrêts, ou plus
précisément de respirations dans la déambulation. Dans les étages supérieurs, ces cours
sont plus ponctuelles, et servent de respiration libre au gré de la vie domestique. Des rubati
temporels laissés à l’envi de l’habitant.
Cet édifice qui devait être une expérimentation urbaine et sociale à l’échelle 1:1 censée
répondre à une problématique contextuelle très spécifique, s’est finalement réduit à l’état
d’objet architectural abstrait. En effet pour des raisons budgétaires le Space Block Hanoi
a finalement été construit dans le campus de l’Université. Les résidents du Space Block
Hanoi sont les professeurs de l’université. Comme arrachée de son contexte urbain, l’œuvre
de Kazuhiro Kojima se présente comme une épaisseur monumentale, massive, opaque et
épaisse. Si l’extérieur se lit comme un volume orthogonal lisse et hermétique, sans accroche
spécifique à son contexte urbain telle une sculpture abstraite, l’intérieur se présente comme
un espace très poreux, constitué de pleins, de vides, et de multiples paliers et degrés
d’intimité. Ces Space Blocks créent de vives tensions volumétriques et spatiales : l’ensemble
est unitaire mais multiple, simple mais complexe, massif mais léger, opaque mais poreux.
Les Space Blocks sont un double principe spatial. En effet, le principe de modules cubiques
génère une sorte d’éventail de typologies différentes d’appartement, de qualités spatiales
Plans, coupes longitudinales et coupes transversales du
Space Block Hanoi Model.
Maquettes et mise en situation urbaine.
et fonctionnelles différentes, dont les trois dimensions sont équivalentes. Dans le même
temps l’agencement entre eux génère des vides qui les articulent. Cet espace soustractif
crée l’espace servant ; cet espace de déambulation fait de compressions et de dilatations
est doté d’une grande richesse spatiale. Les Space Blocks sont également un système
architectonique et conceptuel dont la simplicité et la lisibilité sont issues de l’unité
fondamentale : le Block cubique. Du principe architectonique découle un système de grille
de poteaux-poutres s’épanouissant dans les trois dimensions, les dalles de planchers étant
coulées simultanément, le cloisonnement vertical de briques étant monté plus tard.
A l’instar de Christian Kerez, Kazuhiro Kojima définit la règle des Space Blocks, ainsi le jeu
de la conception architecturale peut commencer. Celui-ci ouvre à un champ des possibles
; c’est l’architecte qui mènera le jeu jusqu’à sa résolution. La grande richesse spatiale est
également due à la sauvagerie expressive de la règle, qui prévaut sur l’expression personnelle
de l’architecte.
Mais à l’inverse des édifices de Kerez le système de construction des Space Blocks est
constitué d’éléments - poteaux, murs de remplissage, poutrelles et dalles - ayant une
fonction propre. Le système structurel poteaux-poutres, employé de manière massive dans
les pays en voie de développement dans la construction moderne, est fermé, le remplissage
de briques reprenant successivement son rôle occulteur et hermétique. La construction
est économique, logique, répondant aux moyens techniques et financiers limités de la
population, lointaine des préoccupations helvétiques de Kerez. Ainsi, le Space Block Hanoi
Model de Kazuhiro Kojima fonctionne comme un objet technique abstrait, analytique.
Signalons toutefois que Kerez se confronte avec enthousiasme aux mêmes interrogations
que l’architecte japonais, réfléchissant actuellement à un programme étonnamment
similaire de rénovation urbaine, dans une favela brésilienne à Sao Paulo. Kerez adopte le
même système constructif que le projet hanoïen, développe également un système d’unités
container et cherche à tirer profit et enseignement du mode de vie social et urbain des
favelados, dont il fait grand éloge malgré la stigmatisation sociale que celui-ci évoque. Pour
ce faire, à l’instar de Kojima, il cherche à définir quelles sont les règles et les types de base
qui organisent l’habitation informelle. L’architecture des pays en voie de développement ne
peut se permette la sophistication d’une architecture concrète ; toutefois Kerez rencontre un
nouveau type de synergie, celle du flux de la vie sociale - questionnement fondamental de
la pensée de Kazuhiro Kojima.61
61 Hubertus Adam, loc. cit., p81.
A l’intérieur, une grande richesse spatiale due à
l’intrication et à l’équivalence des espaces collectifs et
privés. Le bâtiment est ouvert à la lumière, au vent, à
l’eau et à la poésie.
Baldassare Peruzzi, Palazzio Massimo alle colonne à
Rome, vue de la cour, 1798.
Jean-Nicolas-Louis Durand, Plans d’un Palais, d’un Trésor
public, d’un Collège, d’un Museum, 1805.
III Une stratégie non-compositionnelle
1 Composition non-composition
Comme nous l’avons constaté, Christian Kerez et Kazuhiro Kojima définissent des règles
gouvernant le processus de conception de leur architecture. Cette stratégie est-elle
novatrice, récente, dans l’histoire de l’architecture ? Sur quelle notion peut-on se baser pour
comparer les stratégies de conception architecturale et étudier leur évolution ? Quels outils
conceptuels peuvent nous servir de base à l’analyse des œuvres de ces deux architectes ?
Dans son ouvrage Composition, non composition : Architecture et théories, XIXe-XXe siècles,
Jacques Lucan nous livre l’histoire de cette notion de composition, dans les arts mais surtout
dans l’architecture, qui évolue au fil des siècles pour finir par être remise en question,
réfutée, refusée par certains architectes dès la modernité. En architecture, composer
signifie concevoir un bâtiment selon des principes de régularité et de hiérarchie, ou selon
des principes de mise en équilibre. La composition est « l’action de former un tout, selon
un plan déterminé, en assemblant plusieurs éléments ; résultat de cette action », ou encore
« l’action d’ordonner, d’assembler, d’agencer les éléments d’une œuvre ; action de produire
une œuvre »62. Pour Palladio, la forme, que l’on nommerait aujourd’hui composition, est « la
correspondance du tout aux parties, des parties entre elles et de celles-ci au tout »63. Avant
la modernité elle est caractéristique de l’enseignement académique de l’architecture.
- La composition, de l’académisme au cubisme
Dans la première moitié du XXe siècle, le mot composition est d’un usage très général en
peinture, parler des relations entre architecture et peinture peut sembler un lieu commun.
Pour Henri Matisse, la composition d’un tableau atteint son unité lorsque rien ne peut y être
ajouté ni retranché64. Le mot est conservé quand bien même la peinture devient abstraite
; elle devient mise en rapport d’éléments distincts, dans la recherche d’un équilibre qui est
d’abord affaire de rapport ; mais “un équilibre qui exclut la symétrie” pour Mondrian. A cette
62 « Composition », Dictionnaire de l’Académie française, IXe édition.63 Andrea Palladio, loc. cit., p6-7.64 Jacques Lucan, Composition non-composition : Architecture et théories, XIXe-XXe siècles, Chap. 22 : Peinture et architecture - Le Corbusier : défense de la composition, Ed. PPUR, Lausanne, p402-410.
Le Corbusier, Étude pour Violon, boîte à violon, 1920.
Juan Gris, Guitare et Clarinette, 1919.
Le Corbusier, Les quatre compositions, 1929.
époque, l’enseignement de l’architecture est indissolublement et quasi exclusivement lié
à l’Ecole des beaux-arts. Pour Hitchcock, le “réalisme” en peinture et le “revivalisme” en
architecture procèdent de la même attitude de docilité envers les apparences naturelles
et les styles, et ont empêché, depuis la Renaissance, un libre et original développement
artistique65. Ceux qui cherchent à s’éloigner, ou parfois à combattre cette institution des
beaux-arts perpétuant cette tradition, réclament de nouveaux modes de composition, à
défaut de pouvoir utiliser un autre mot. Le Corbusier suit la même voie et n’abandonne pas
l’emploi de ce mot, lorsqu’il établit un classement de ses “quatre compositions”, recherche
poursuivie depuis près de dix ans.66 En 1930 il publie la fameuse planche67 illustrant ces
réflexions accompagnée d’un long commentaire :
« Le premier type montre chaque organe surgissant à côté de son voisin, suivant une raison
organique : le “dedans prend ses aises, et repousse le dehors qui forme des saillies diverses.”
Le principe conduit à une composition “pyramidale”, qui peut devenir tourmentée si l’on n’y
veille (Auteuil).
Le second type révèle la compression des organes à l’intérieur d’une enveloppe rigide,
absolument pure. Problème difficile, peut-être délectation de l’esprit ; dépense d’énergie
spirituelle au milieu d’entraves qu’on s’est imposées (Garches).
Le troisième type fournit, par l’ossature apparente, une enveloppe simple, claire, transparente
comme une résille ; il permet, à chaque étage diversement, d’installer les volumes utiles des
chambres, en forme et en quantité. Type ingénieux convenant à certains climats ; composition
très facile, pleine de ressources (Tunis).
Le quatrième type atteint, pour l’extérieur, à la forme pure du deuxième type ; à l’intérieur,
il comporte les avantages, les qualités du premier et du troisième. Type pur, très généreux,
plein de ressources lui aussi (Poissy). »
Pour les deux premiers types, Le Corbusier parle d’organes, mais il pourrait tout aussi bien
utiliser le mot à propos des deux derniers. Dans le cas de la villa La Roche-Jeanneret, les
organes s’agglutinent, s’agrègent les uns aux autres ; dans les trois autres cas, les organes
sont à l’intérieur d’un “prisme pur”, correspondant à une “composition cubique”. Le
cubisme qui opère par collage, gagne la sympathie de Le Corbusier. Il y a une résonance
entre nature morte et composition, qui est en corrélation avec la recherche d’une nouvelle
syntaxe architecturale liant vocabulaire et composition, où, pour le dire en un raccourci
simplificateur, les cinq points d’une architecture nouvelle sont liés aux quatre compositions.
Après la Seconde Guerre Mondiale, l’assemblage connait une intensité et un développement
65 Henry-Russell Hitchcock, Painting toward Architecture, 1948, p54.66 Jacques Lucan, Composition non-composition, Chap. 22 : Peinture et architecture - Le Corbusier : défense de la composition, p401-421.67 Le Corbusier, Précisions sur un état présent de l’architecture et de l’urbanisme, 1930, p134-136.
Le Corbusier, dessin préalable à la sculpture Totem
(sculpture n°8), 1944.
Le Corbusier & Joseph Savina, Ozon, 1940.
sans précédent dans l’œuvre de l’architecte suisse.68 La collaboration avec l’ébéniste-
sculpteur Joseph Savina maque certainement une nouvelle étape. Le Corbusier tiendra à
préciser qu’il pensait depuis longtemps à « une sculpture qui n’est pas modelée mais qui est
assemblée »69.
Si Le Corbusier développe de nouvelles compositions c’est en réaction aux règles de
composition arbitraires de l’académisme. Les cinq points de Le Corbusier sont la conséquence
et l’expression de la construction en béton armé, c’est un langage qui nait de l’utilisation
correcte de ce nouveau matériau et de ses systèmes de construction. Ainsi, Le Corbusier
veut se tenir à distance de toute décision formaliste, de toute décohérence vis-à-vis du
système constructif. Pour lui, l’architecture doit devenir une science positive. Les critères de
l’académie, fondés sur la hiérarchie, la symétrie et la régulation, sont remplacés par la vision
fonctionnaliste, pour laquelle la forme doit suivre la fonction. L’architecture ne doit ainsi ni
être la résultante des formes anciennes ni celle de la volonté capricieuse de l’architecte.70
Mais les compositions de collage des cubistes ont trouvé d’autres interprétations
architecturales. Plus tard, l’architecte américain John Hejduk (1929-2000) donnait comme
exercice à ses étudiants de concevoir une maison à partir des tableaux de Juan Gris. La
réponse était implicitement dans la question : la prétention fonctionnaliste d’associer usage
et programme à la forme n’a pas de sens selon Hejduk, car programme et usage peuvent
être contenus dans n’importe quel type de forme. Ce qui compte c’est l’intention de la
forme, ou si l’on veut, le choix effectué à l’intérieur d’un répertoire de formes préexistantes.
Hejduk affirme que l’architecture est indifférente à la forme, c’est-à-dire que toutes les
formes peuvent devenir une architecture ; en ce sens il affirme l’arbitraire de la forme
architectonique. Les fonctionnalistes corbuséens pensaient qu’à l’instar des êtres vivants la
structure domine la forme architectonique, et que celle-ci commande son comportement.
Ainsi, on pouvait voir les œuvres d’architecture comme le résultat d’une évolution, qui
purifiée de la singularité, avait réussi à produire un type.
Hejduk estime au contraire que n’importe quelle trame, n’importe quelle figure ou ensemble
de figure peuvent être adaptés en architecture, à l’instar des natures mortes de Juan Gris.
Dans la peinture cubiste la composition est réduite au plan horizontal, qui sert de support
à une collection d’objets qui ont perdu leur volume, mais dans lequel persiste leur figure et
leur disposition dans l’espace, comme s’ils étaient dans l’attente que quelqu’un leur redonne
la vie. La peinture est dans l’exercice de Hejduk, un prétexte architectonique qui suggère des
espaces intercalés et superposés, des transparences et des distorsions. Le répertoire de
68 Jacques Lucan, Composition non-composition, Chap. 23 : Collage et assemblage - Composition ou construction, p423-430.69 L’Architecture d’aujourd’hui, numéro hors-série « Le Corbusier », p57.70 Rafael Moneo, « Sul concetto di arbitrarieta in architettura », Casabella n°735 (juil./août 2005), p22-33.
Max Bill, Quinze variations sur un même thème, 1938.
John Hejduk, Wall House II, 1973.
formes que l’étudiant reconnait dans les tableaux de Gris prodigue des ressources abstraites
suffisantes pour la conception, indépendamment des formes induites par l’usage. Ce qui
compte c’est la forme, trouvée ou inventée, sans lien préétabli avec les techniques de
construction ou l’usage. Hejduk critique ainsi la pensée positive de l’architecture en suggérant
que l’origine de l’architecture est dans l’invention formelle, c’est-à-dire pensée pour elle-
même, et que le résultat automatique de l’usage de certain systèmes de construction est
issu également de l’arbitraire. Pour l’architecte postmoderne, le fondement de l’architecture
est la forme chargée de signification.
- Le rejet de la composition par l’art concret
Le fonctionnalisme et le formalisme modernes et postmodernes ont développé des types
très différents de composition. Mais c’est en Russie que les constructivistes vont opposer
le plus explicitement composition et construction.71 Pour Moholy-Nagy, « tous les aspects
techniques et intellectuels d’une construction doivent être déterminés à l’avance, [...] chaque
altération en cours d’exécution anéantit la distribution des forces initialement prévue »72. La
construction veut donc être un processus dont le développement obéit à des règles fixées,
plus strictes que les principes de composition. Cela signifie que le tableau comme construction
se replie sur lui-même, sur ses propres constituants et les relations qu’ils entretiennent.
Des stylisations ou transfigurations faites souvent par étapes successives, qui sont comme
une traversée de l’histoire de la peinture, du naturalisme à l’abstraction, en passant par
l’impressionnisme, le fauvisme et le cubisme pour arriver enfin au constructivisme, Theo Van
Doesburg écrit : « ici la transformation cesse d’abord l’imitation, puis la représentation, enfin
la formation (Gestaltung) et l’exacte formation commence avec des moyens exacts [...]. Selon
un processus de formation avec de purs moyens esthétiques, l’artiste donne réalité à une
nouvelle forme »73. Dans son manifeste du constructivisme, il affirme : « Il y avait un temps
de la composition. C’était le vieux temps. Il y a un temps de la construction. C’est le temps
nouveau. La composition s’est développée jusqu’à un extrême avec le futurisme, le cubisme,
etc. [...] La composition a affaire avec la combinaison arbitraire, avec le goût subjectif, avec
la cuisine. La construction est l’objet d’une synthèse ordonnée, chaque élément étant défini
selon un ordre stable et se subordonnant au tout »74.
71 Jacques Lucan, Composition non-composition, Chap. 23 : Collage et assemblage - Composition ou construction, p431-437.72 Laszlo Moholy-Nagy, « Von Material zu Architektur », Bauhausbücher 14 (1929), p71.73 Theo van Doesburg, « Grundbegriffe der Neuen Gestaltenden Kunst », Bauhausbücher 6 (1925), p18.74 Theo van Doesburg, Manifest des Konstruktivismus, 1923, p415.
Theo van Doesburg & Cornelis van Eesteren, Maison
particulière, vues axonométriques et Contre-
construction, 1923.
Walter Gropius & Hannes Meyer, bâtiment principal de
l’école du Bauhaus, 1926.
Ainsi le constructivisme fonde sa critique de la composition, jugée résultante de l’arbitraire,
de la subjectivité75. L’art concret qui résulte de cette critique aboutit à l’abstraction
géométrique dans l’art pictural, et au mouvement De Stijl dans l’architecture.
En peinture, « un élément pictural n’a pas d’autre signification que “lui-même”, en
conséquence, le tableau n’a pas d’autre signification que “lui-même” »76. Dans une de ses
dernières œuvres, Composition arithmétique, construction logique de quatre carrés disposés
en diagonale, leurs dimensions décroissantes étant établies à partir d’une homothétie du
carré de la toile, la suite pouvant se lire du plus petit vers le plus grand ou inversement,
Van Doesburg parle de « structure vérifiable [...] sans accidents de fantaisie individuelle »77.
La lignée de l’art concret perdure avec Max Bill, qui conçoit son travail comme recherche
d’une méthode qui permet à celui qui regarde une œuvre d’art de reconstruire les étapes
de sa conception ou de sa fabrication, l’œuvre étant toujours autoréférentielle. Il affirmera :
« nous appelons art concret, les œuvres d’art qui sont créées selon une technique et des lois
qui leur sont entièrement propres, sans prendre extérieurement appui sur la nature sensible
ou sur la transformation de celle-ci, c’est-à-dire sans un processus d’abstraction »78. L’artiste
s’aventure vers une conception “mathématique” de l’œuvre d’art, que l’on peut par exemple
illustrer par les Quinze variations sur un même thème (1935-1938), seize lithographies
qui présentent une suite d’opérations proposant un développement allant d’un triangle
équilatéral à un octogone, et produisant une multiplicité de figures selon que l’on met en
valeur les cercles inscrits ou circonscrits, les angles ou les centres de gravité des polygones,
etc. Max Bill préfigure ainsi la notion de sérialité, que nous développerons plus tard. Dans
son fameux texte La conception mathématique dans l’art de notre temps en 1949, il posera
que les figurations d’équations mathématiques peuvent être indubitablement esthétiques
et ouvrir de nouvelles possibilités d’expression. Plus tard il tempérera ses propos, préférant
parler de méthode logique plutôt que mathématique.
En architecture, Hannes Meyer qui fut l’un des trois directeurs du Bauhaus avec Gropius et
Mies van der Rohe, se démarque de tout recours à la notion de composition, allant jusqu’à
la rejeter : « Tout art est composition et par conséquent hostile à la fonction. Toute vie est
fonction et par conséquent non artistique. », en ajoutant « L’idée de la “composition d’un
port maritime” parait “à mourir de rire”. Mais comment est générée l’esquisse d’un plan
urbain ? Ou le plan d’un appartement ? Composition ou fonction ? Art ou vie ? Construire
est un mécanisme biologique, construire n’est pas un processus esthétique »79. Stam et
Schmidt écriront : « La composition, la composition avec des cubes, des couleurs, avec des
75 Jacques Lucan, Composition non-composition, Chap. 23 : Collage et assemblage - Composition ou construction, p438-441.76 Manifeste signé par Carlsund, Van Doesburg, Hélion, Wantz, Tutundjian, Base de la peinture concrète, 1930.77 Lettre de Van Doesburg à Antony Kok, 23 janvier 1930.78 Max Bill, « Le concept mathématique dans l’art de notre temps », Werk n°3 (1949)79 Hannes Meyer, Bauen, p12,410.
Gordon Bunschaft, Lever House, 1952.
Theo van Doesburg, Composition arithmétique, 1930.
matériaux est une aide et une faiblesse. Ce qui est important, ce sont les fonctions, ce sont
elles qui déterminent la forme »80. Le fonctionnalisme qui résulte de cette vision atteint
un degré d’abstraction qui le différentie d’un fonctionnalisme pragmatique de Le Corbusier
composant avec le matériau et la technique de construction.
- L’avènement des processus de conception
L’histoire de l’art et de l’architecture aux époques moderne et postmoderne témoigne de ce
combat entre composition et non-composition. La composition est dès lors jugée subjective,
irrationnelle, arbitraire ; tandis que le fonctionnalisme est rejeté par nombre d’architectes
postmodernes, qui voient en lui une perte esthétique et symbolique déshumanisante. Il s’agit
alors de trouver des stratégies non basées sur un répertoire de formes, sur un vocabulaire
architectural jugé arbitraire et ancien, mais sur des processus de conception obéissant à des
principes directeurs.
On pourrait émettre la supposition que cela ne ferait que repousser le problème : un principe
peut très bien être subjectif, voire arbitraire, et aboutir à une architecture née du caprice
de son concepteur. Quant à la soi-disant objectivité d’un principe, encore faut-il la définir.
L’objectivité serait une question de nécessité, elle consisterait à choisir une contrainte
inhérente au programme, aux besoins ou au contexte, et d’en déduire un principe permettant
de la satisfaire. Cette objectivité résulterait inévitablement de plusieurs choix : la contrainte
choisie, la règle déduite de cette contrainte, et la manière dont son développement est
orienté. Jacques Lucan nomme ces principes des principes de neutralisation, pour lesquels
la composition, si elle ne disparait pas, perd ses attribut ou sa prépondérance. Faisons un
bref rappel sur quelques stratégies non compositionnelles.
Le recours à la grille contourne les problématiques d’équilibre.81 Il implique la répétition,
fait s’éloigner les règles ou les procédures de compositions auxquelles il n’est plus besoin
ni nécessaire de s’y rapporter. En considérant certains aspects d’œuvres de Mies van der
Rohe, Alison et Peter Smithson parlent d’une architecture “autre” et d’une esthétique “sans
rhétorique”. Le Lever House (1952) à New York conçue par Gordon Bunshaft étant selon
eux l’exemple le plus accompli. « Le signe certainement le plus fort de l’émergence d’une
architecture autre, se trouve dans les bâtiments élevés. Les nombreuses répétitions font
que production de masse, processus, contrôle, etc. - ce que les Américains connaissent bien
- deviennent le contrôle. Ce qui évite le recours aux notions de composition ou d’art »82, 80 Stam and Schmidt, « La composition est rigidité - viable est ce qui progresse », ABC n°1 (1926).81 Jacques Lucan, Composition non-composition, Chap. 24 : Grille et neutralité, p453-463.82 Alison et Peter Smithson, Without Rhetoric. An architectural Aesthetic 1955-1972, 1973, p28.
Rem Koolhaas & Elia Zenghelis, City of the Captive Globe,
1972.
Rem Koolhaas, Bibliothèque de Seattle, 2004.
disent-ils. Ainsi, le bâtiment de bureau est le degré zéro de l’architecture. Il correspond à
un programme totalement abstrait, c’est-à-dire un programme dont la seule fonction est de
“laisser ses occupants exister”. En conséquence, le plan typique s’approprie la grille.
Dans son ouvrage New York délire, Rem Koolhaas souligne le “caractère révolutionnaire de
la simple multiplication territoriale”83 des gratte-ciels de Manhattan, par l’extrusion, une
opération d’engendrement automatique.84 La condition de possibilité de la reproduction des
étages est bien-sûr l’ascenseur, qui détermine “la première esthétique fondée sur l’absence
d’articulation”85, c’est-à-dire l’absence de relation spatiale d’un niveau à l’autre du bâtiment.
De la superposition sans articulation serait déduite la possibilité que l’empilement d’étages
sur lesquels surviennent des événements ou se déroulent des activités n’interférent pas d’un
étage à un autre, donc puisse à tout moment changer sans affecter l’ensemble, promettant
ainsi une perpétuelle instabilité programmatique. En fin de compte la superposition des
étages du gratte-ciel pose la discontinuité comme inhérente au processus de projet. Dans
cette optique, Koolhaas affirme : « Je pense que l’utilisation de l’ascenseur - son statut
révolutionnaire - comme “rupture” architecturale est encore au stade de l’enfance, et que
sa véritable potentialité n’a jamais été réellement explorée. Il assume un rôle libérateur en
architecture car il dégage de l’obligation stupide d’établir des rapports architecturaux entre
les différents éléments d’un bâtiment »86. Rem Koolhaas s’oppose à Philip Johnson, qui avait
dénigré l’ascenseur comme élément qui précisément rompt la “procession”. Ce dernier
jugeait que : « Avec le développement de l’ascenseur, toute dimension processionnelle
est perdue ; c’est la fin d’un chapitre de l’architecture »87. Ainsi aux yeux de Koolhaas, la
discontinuité inhérente aux dispositifs architecturaux résultant de l’exploitation des capacités
de l’ascenseur apparente la succession des étages aux séquences d’un film qui peuvent être
montées de telle sorte que de brusques ruptures soient mises en scène.
La superposition ou l’empilement, le montage et toutes les opérations qui lui sont liées,
serrer, sceller, plier, jeter, coller, amalgamer, etc., définissent une “économie de projet”
typique des très grands bâtiments (very large building), réclamés par les programmes
contemporains. Koolhaas énonce alors quatre théorèmes architecturaux et urbains auxquels
s’ajoute un cinquième qu’il synthétise dans son ouvrage Bigness, et qu’il mettra en pratique
par exemple pour sa proposition pour la Bibliothèque Nationale de France :
83 Rem Koolhaas, New York délire, 1978, p72.84 Jacques Lucan, Composition non-composition, Chap. 29 : Processus contre programme - contre composition - Rem Koolhaas, p542-561.85 Rem Koolhaas, New York délire, p68.86 Texte figurant dans l’exposition O.M.A. - Fin de siècle à l’institut français d’architecture à paris en 1990.87 Philip Johnson, « Whence & Whitner : the processional Element in Architecture », Perspecta n°9-10 (1965), p170.
Hermann Herzberger, complexe Centraal Beheer,
Apeldoorn, 1972.
O.M.A. & Rem Koolhaas - projet de concours pour la
Bibliothèque Nationale de France à Paris, 1989.
« 1 - Au-delà d’une certaine masse critique un bâtiment devient un Grand Bâtiment. Une
telle masse ne peut plus être contrôlée par un seul geste architectural, ou même par aucune
combinaison de gestes architecturaux. Cette impossibilité déclenche l’autonomie de ses
parties, ce qui est différent d’une fragmentation : les parties restent soumises au tout.
2 - L’ascenseur - avec sa capacité d’établir des connexions mécaniques plutôt qu’architecturales
- et la famille d’inventions qui lui sont liées rendent nul et non avenu le répertoire classique
de l’architecture. Les problèmes de composition, d’échelle, de proportion, de détail sont
maintenant caducs.
L’“art” de l’architecture est inutile dans Bigness.
3 - Dans Bigness, la distance entre le cœur et l’enveloppe augmente au point que la façade
ne peut plus révéler ce qui se passe à l’intérieur. L’attente humaniste d’“honnêteté” est
condamnée ; l’architecture intérieure et l’architecture extérieure deviennent des projets
séparés, l’une étant liée à l’instabilité des demandes programmatiques et iconographiques,
l’autre - agent de désinformation - offrant à la ville l’apparente stabilité d’un objet.
Là où l’architecture révèle, Bigness rend perplexe ; d’une addition de certitudes Bigness fait
de la ville une accumulation de mystères. Ce que vous voyez n’est plus ce que vous trouvez.
4 - Par leur seule taille, de tels bâtiments se situent dans un domaine amoral, par-delà le bien
et le mal.
Leur impact est indépendant de leur qualité.
5 - Ensemble, toutes ces ruptures - par rapport à l’échelle, à la composition architecturale,
à la tradition, à la transparence, à l’éthique - impliquent la rupture finale la plus radicale :
Bigness ne fait plus partie d’aucun tissu urbain.
Il existe ; au plus, il coexiste.
Son présupposé est fuck context. »88
En aparté, le gabarit du Swiss Re Next de Christian Kerez en fait-il un Grand Bâtiment ? Le projet
zurichois semble déjouer en partie la théorie de Koolhaas, et c’est là toute l’habileté de sa
conception. Kerez est parvenu à contrôler la masse de sa tour par la seule règle des escaliers
structurels, tout en développant de manière extraordinaire la dimension processuelle dans
un projet de cette hauteur. En théorie la distance entre le cœur et l’enveloppe entièrement
vitrée de ce projet permettrait encore l’”honnêteté” évoquée par l’architecte danois, car du
fait de sa transparence la façade n’existe pas en tant qu’élément architectural. Cependant,
le Swiss Re Next ne devrait pas entrer dans la famille des Grands Bâtiments car il ne repose
pas sur ”l’économie de projet” dont il fait fi, mais plutôt sur ”l’économie de pensée” pour
reprendre l’expression de Poincaré, qui définit son élégance.
88 Rem Koolhaas, Bigness or the Problem of Large, 1994, p499-502.
Loui I. Kahn & Anne Griswold Tyng, A City Tower, 1953.
Louis I. Kahn & Anne Griswold Tyng, Résidence Eleanor
Donnelley Erdman à Bryn Mawr, 1953.
Le complexe administratif Centraal Beheer à Apeldoorn (1972), conçu par l’architecte Herman
Herzberger, exploite l’outil de la grille d’une autre façon. Le bâtiment apparait comme une
colonie constituée d’un grand nombre d’unités spatiales. La polyvalence des différentes
unités permet d’échanger leur rôle et d’introduire ainsi la clé d’un principe fondamental
d’adaptabilité dans la structure du bâtiment. Sans orientation ni entrée principale, le
bâtiment est un réseau, un système extensible dans toutes les directions à l’infini. Ce dernier
est basé sur un élément unitaire, un carré de 9,30 mètres de côté, autonome, ayant sa
propre structure et contenant les zones de travail et les zones de circulation. Cet élément
unitaire est répété selon un système de distribution basé sur une grille. Les limites qui sont
données à cette grille ne peuvent être qu’arbitraires, comme si l’on ne voyait qu’un fragment
d’une pièce beaucoup plus étendue89. Rosalind Krauss commente : « spatialement, la grille
affirme l’autonomie de l’art : bidimensionnelle, géométrique, ordonnée, elle est antinaturelle,
antimimétique, et s’oppose au réel. C’est à quoi l’art ressemble lorsqu’il tourne le dos à la
nature »90.
Si les bâtiments de Herzberger sont basés sur un réseau en maille, cette capacité d’extension
à l’infini est partagée par la nature dite organique des formes de croissance proliférantes.
C’est le cas par exemple du projet de Centre judaïque de Trenton de Louis Kahn (1959),
qui se base sur une structure multicellulaire, continue et croissante, réglée elle aussi par
une grille géométrique. Les premières phases de conception s’inspirent clairement des
géométries issues de la nature. Kahn esquisse un assemblage de cellules octogonales
contiguës, reliées par des “colonnes creuses” intercalaires de forme carrée, qui jouent le rôle
d’espaces servants de liaison. L’utilisation de l’octogone témoigne de l’intérêt de l’architecte
américain pour les structures cristallines.91 A cette époque il travaillait avec Anne Tyng,
dont la passion pour les mathématiques lui vaudra sa renommée. Retraçant la conception
de la City Tower, dont le réseau géométrique tétraédrique semble doté d’une croissance
intrinsèque, Kahn décrit l’objectif idéal qui guidait sa démarche : « L’architecte a toujours
l’espoir que la construction se fasse elle-même d’une certaine façon, au lieu que ce soit lui
qui la compose à l’aide de procédés tendant à flatter le regard. C’est un moment de bonheur
quand on découvre une géométrie qui tend à créer des espaces naturellement, de sorte que
la composition géométrique du plan sert à construire, à donner de la lumière et à créer des
espaces »92.
89 Adrien Besson, « Notes sur quelques stratégies non compositionnelles », matières n°6 (2003), p81.90 Rosalind Krauss, L’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, 1993, p94.91 Bruno Marchand, « La nature organique des formes de la croissance : le cas particulier des structures en nappes horizontales », matières n°8 (2006), p26.92 Louis I. Kahn, « The Architect and the Building », Bryn Mawr Alumnae Bulletin vol.43 (été 1962), p2.
Arata Isozaki Clusters in the air, 1962.
Peter Cook (Archigram), Plug-in City, 1964.
La “cité des étoiles” de Jean Renaudie à Givors, 1981.
Néanmoins comme le rappelle Jacques Lucan, le développement d’un organisme animal
ou végétal obéit à une nécessité interne. La poussée vitale n’a rien à voir avec un projet,
puisqu’elle est une nécessité, pas un choix. Le travail de la nature ne peut donc être
comparé à la fabrication des objets, des artefacts, pour laquelle l’homme doit réfléchir,
faire des essais, se servir de modèles, etc. La nature n’a pas de modèle, elle n’imite donc
pas. Elle se reproduit fidèle à elle-même et tout changement dans un développement ne
peut être considéré que comme une malformation ou une difformité. Le développement
se fait par étapes, dont la succession a été comme fixée par avance, selon un programme.93
Du fait de leur géométrie régulière, les structures cristallines ont souvent été assimilées
à des architectures naturelles. Elles ont inspiré, plus ou moins littéralement, un nombre
impressionnant de projets. Les structures cellulaires, dont le développement procède par
addition, répétition, duplication, agglutination, selon un ordre géométrique plus ou moins
complexe, se sont toujours différenciées de toutes les compositions visant une finitude.
Processus ouverts, les structures s’opposent aux compositions qui peuvent être qualifiées
de fermées en ce qu’elles recherchent la stabilité d’un équilibre que tout déplacement d’un
élément viendrait rompre.
La stratégie en nappe horizontale proliférante atteint son essor avec des réalisations
comme l’immeuble de logements les étoiles de Jean Renaudie à Givors. L’architecte français
s’opposant aux méthodes de production des grands ensembles des premières villes nouvelles
des années cinquante et soixante, conçoit une variété et une diversité de logements, par
un système modulaire réglé par un tracé à 45°. Renaudie réconcilie ainsi la production de
série, les principes de modularité et les exigences économiques, d’une utopie Moderne qui
a échoué ailleurs.
Citons également le travail du mouvement métaboliste, dont les architectures “de papier”
développent à l’extrême l’idée de croissance organique et d’infini génératif. Influencé par
les idées et les dessins d’Archigram, ce groupe d’urbanistes et d’architectes japonais avait
une vision de la ville du futur habitée par une société de masse, et qui offrait la particularité
de s’étendre sur une large échelle, d’être flexible et d’avoir une structure extensible
rendant possible un processus de croissance organique. Selon eux, les lois traditionnelles
régissant la forme et la fonction étaient obsolètes, ils pensaient que les lois de l’espace et la
transformation fonctionnelle contenaient le futur de la société et de la culture.94
93 Jacques Lucan, « Processus de croissance contre procédures de composition », matières n°8 (2006), p35-46.94 Wikipedia, « Mouvement métaboliste », http://fr.wikipedia.org/wiki/Mouvement_métaboliste_(architecture)
2 Processus de neutralisation
Les processus de conception aboutissent souvent à la neutralisation compositionnelle de
l’architecture contemporaine. Fort des analyses des œuvres de Christian Kerez et Kazuhiro
Kojima, peut-on entrevoir un processus de neutralisation commun aux deux architectes ? Si
les œuvres des deux architectes sont toutes différentes entre elles, l’intuition tout d’abord
nous induit la piste d’une filiation commune. En effet, l’élégance de conception dont chacun
de ces projets a bénéficié et que nous avons tenté de mettre en évidence précédemment,
semble avoir engendré une même famille d’objets architecturaux ne présentant pas de
caractéristiques compositionnelles ; la dimension du jeu et de la règle sont des processus
de neutralisation de la composition et d’une certaine forme d’arbitraire. Chacun de ces
bâtiments pourraient s’étendre dans au moins une dimension : on pourrait tout à fait
imaginer la maison à un mur ou l’immeuble de la Forsterstrasse se doter d’un quatrième
étage par empilement d’une autre configuration spatiale et architectonique, ou la tour du
Swiss Re Next adopter une autre configuration structurelle de manière à s’étendre dans
la dimension de la hauteur. Quant au Space Block Hanoi Model, on l’imagine fort bien
s’étendre infiniment en profondeur. La géométrie prépondérante et les opérations sérielles
de ces projets évoquent l’architecture proliférante et les formes de croissance organique.
Néanmoins, aucune des règles adoptées dans ces projets ne génère les bâtiments tels des
programmes informatiques ou génétiques, les différents étages et travées semblant être
déduits de la connivence entre la nécessité spatiale et architectonique et la main directrice
de l’architecte. Ce qui nous rappelle le mot sur le sentiment de l’élégance mathématique
de Poincaré, qui “n’est autre chose que la satisfaction due à je ne sais quelle adaptation
entre la solution que l’on vient de découvrir et les besoins de notre esprit, et c’est à cause de
cette adaptation même que cette solution peut être pour nous un instrument”. On ne saurait
donc parler d’architecture organique ou proliférante, la question de la règle chez ces deux
architectes ne conduisant pas à la génération d’un système computationnel, permutationnel
ou cristallin, mais plutôt à une orientation décisionnelle subtile et sophistiquée. Peut-on
mettre en évidence une stratégie non compositionnelle commune entre les projets de
Christian Kerez et Kazuhiro Kojima ?
Le Corbusier, figure 30 du Modulor, représentant les
quatre jeux architecturaux, 1954.
- Spatialité texturée et all-over95
Jacques Lucan formule l’hypothèse d’une spatialité texturée, une stratégie non
compositionnelle dont certains projets d’architecture contemporains, et en particulier le
projet de la Forsterstrasse de Christian Kerez, seraient issus. Pour ce faire, il se base sur
une suite de quatre figures publiées par Le Corbusier dans Le Modulor96. Elles représentent
quatre manières de “jouer” le jeu architectural : objectif, subjectif, organique et texturique.
La première figure représente un schéma de la façade de la Villa Stein (1928) à Garches, celle
qui lui sert d’exemple à la deuxième des Quatre compositions évoquées précédemment ;
il met en valeur le tracé régulateur dont elle est l’objet. L’architecte suisse assimile cette
façade à un tableau, et sa perception assigne au spectateur un point de vue frontal. Le jeu
est ici “objectif” (visuel), dit Le Corbusier.
La deuxième figure correspond à “une composition urbanistique et architecturale” ; elle
est paysagère. Elle présente un rassemblement de bâtiments différents qui entretiennent
des rapports, probablement son projet pour le Mundaneum (1929), ce qui n’est pas sans
rappeler la compréhension par Le Corbusier de l’ensemble de l’acropole d’Athènes ou de
la Piazza dei Miracoli de Pise. Dans un paysage, rien n’est vu frontalement, et la perception
change lorsque le spectateur se déplace. Le jeu est ici “subjectif” (intellectuel).
Les deux premières figures ont affaire à la perception, la représentation schématique d’un
œil le signalant. Il n’en est plus de même pour les deux figures suivantes.
La troisième figure est celle du musée à croissance illimitée. Le Corbusier avait dit lors de sa
première présentation en 1931 que son développement se faisait “selon des lois naturelles
de croissance qui sont dans l’ordre selon lequel se manifeste la vie organique” : « un élément
étant susceptible de s’ajouter dans l’harmonie, l’idée d’un ensemble ayant précédé l’idée de
la partie »97. Il ajoutait que le musée n’avait pas de façade frontale, puisque celui qui venait
le visiter y pénétrait par le centre. Avec le musée à croissance illimitée, le jeu est bien sûr
“organique”, stratégie non compositionnelle que nous avons présenté précédemment.
Enfin, la quatrième figure “évoque un événement interne de l’Unité d’Habitation de
Marseille”, lorsque toutes les mesures sont définies par le Modulor, l’événement interne ici
représenté étant sans doute celui d’une cellule d’habitation. Nous ne sommes alors ici ni
dans un jeu pictural et objectif, ni dans un jeu paysager et subjectif, ni dans un jeu organique.
Nous sommes dans un jeu “texturique” : l’application d’un système de mesures harmoniques
pour tous les éléments architecturaux crée un “état d’agrégation unitaire”, manière de dire
que même les éléments qui n’ont pas été mesurés, mais qui sont inclus dans l’ensemble,
sont de fait harmonisés (et mesurés), puisqu’ils appartiennent à une même texture : « En 95 Jacques Lucan, « Hypothèse pour une spatialité texturée », matières n°9 (2008), p6-17.96 Le Corbusier, Le Modulor, 1950, chap. 3, p79-80.97 Le Corbusier et Pierre Jeanneret, œuvre complète 1929-1934, 1984, p72.
Le Corbusier, figures 40 et 59 du Modulor, 1954.
effet, une face comme l’autre à l’extérieur, les volumes des locaux à l’intérieur, les surfaces
des sols et des plafonds, celles des murs, l’influence si décisive des coupes en tous lieux de
l’édifice, sont intimement gérés par la cohérence des mesures et tous les aspects, et par
conséquent toutes les sensations, se trouvent harmonisés entre eux. »98
Le quatrième jeu a sur les précédents l’avantage d’utiliser une règle harmonique unifiante.
En parlant du couvent de la Tourelle, Le Corbusier dira : « de fil en aiguille vous finissez par
tricoter quelque chose. Je dis tricoter parce que ça veut dire que toutes choses sont l’une
dans l’autre, l’une impliquant l’autre »99. Lucan pose donc l’hypothèse que le recours au
Modulor permet une spatialité dans laquelle tous les éléments sont liés dans des suites
harmoniques, si bien qu’aucun ne peut être séparé des autres, et que cette spatialité peut
elle aussi être qualifiée de texturique.
La quatrième figure du Modulor est un parallélépipède rectangle dont trois des faces sont
transparentes, et à l’intérieur duquel un jeu de plans perpendiculaires semble partitionner
les surfaces ou le volume intérieurs. Ce parallélépipède texturé ne peut manquer d’évoquer
le “prisme pur” de la deuxième des Quatre compositions, la villa Stein à Garches. L’accent est
mis sur des caractéristiques différentes sinon opposées, ce qui fait apparaitre d’autant plus
évidente l’insistance sur la texture du parallélépipède du Modulor.
Le dallage de la Villa Stein est au Modulor, celui-ci établissant en quelque sorte un système
de coordonnées pour le jeu volumétrique texturique. Si la forme de la villa est un pur
parallélépipède rectangle, l’intérieur accueille les jeux complexes du plan libre, c’est-à-dire
un dispositif dans lequel la pièce fermée ne tenait plus lieu d’entrée architecturale. Plus tard,
le Palais de l’Association des filateurs (1956) et la Villa Shodan (1956) à Ahmedabad sont
encore des parallélépipèdes, mais beaucoup plus “transparents” que ne l’était l’enveloppe
du prisme de la Villa Stein, dont le jeu de façade serait, rappelons le, “objectif”. Les façades
est et ouest du Palais laissent en effet voir ou deviner le jeu architectural intérieur.
La différence entre plan libre et texture n’est pas une opposition. La question du plan libre
était attachée à celle de la disposition “d’organes libres” les uns à l’égard des autres, et à
leur relations équilibrées. L’agrégation texturique va plus loin : si les tableaux de Mondrian
traitent de l’équilibre, d’abord “statique”, puis “dynamique”, cherchant à éviter tout caractère
illusionniste de la surface de la toile, certains de ses derniers tableaux notamment New York
City I de 1942, ont une consistance texturique : les lignes de couleur tressent la surface de
la toile et lui donnent en quelque sorte une épaisseur sculpturale. Mondrian passe de la
planéité à la texture, passage que l’on pourrait voir comme étant analogue à celui de Le
98 Le Corbusier, Le Modulor, chap. 3, p79-80.99 Le Corbusier, « J’étais venu ici... », l’Architecture d’aujourd’hui n°96 (1961), p3.
Piet Mondrian, New-York City I, 1942.
Jackson Pollock, Autumn Rhythm (n°30), 1950.
Plan du deuxième étage de l’immeuble de la
Forsterstrasse.
Corbusier, lorsqu’il passe du jeu objectif à un jeu texturique. New York City I est all-over,
que Clement Greenberg définit en faisant aussi une analogie au tissage, donc à la texture :
« De même que Schönberg donne à chaque élément, à chaque son de la composition une
égale importance - différente mais équivalente -, le peintre all-over rend tous les éléments
et toutes les zones de son tableau équivalents en terme d’accentuation et d’importance.
Comme le compositeur de musique dodécaphonique, le peintre all-over tisse son œuvre d’art
en mailles serrées dont chaque point récapitule le mode d’unité »100. Richard Serra dira à
propos de l’œuvre de Jackson Pollock : « Il n’y a pas de hiérarchie des éléments chez Pollock.
Il n’y a pas de relation de la partie au tout en terme de composition, comme, par exemple,
chez Malevitch. Dans les œuvres de Malevitch les formes flottent sur le fond, reliées entre
elles et à la bordure qui les encadre par la composition »101.
Les murs de l’immeuble d’habitation de la Forsterstrasse de Kerez délimitent des espaces en
se disposant parallèlement ou orthogonalement les uns par rapport aux autres. D’un étage
à l’autre ils ne se superposent pas. Ils sont d’une grande épaisseur, identique à celle des
murs verticaux. Celle-ci répond à des nécessités constructives, vu les grands porte-à-faux
qui permettent de toujours libérer les angles du bâtiment. Mais l’égalité produit aussi une
équivalence figurative totale entre murs et planchers. Cette équivalence signifie l’absence de
hiérarchie. La disposition des murs, leur omniprésence, font qu’ils n’entrent en concurrence
avec rien, aucun cloisonnement plus léger ne venant les compléter. Ils ne font pas oublier
qu’ils pourraient être encore considérés comme des parois, selon un dispositif à la Mies
van der Rohe, mais “solidifié”, et sans pilier. Le jeu spatial qui se répand à l’intérieur de
l’édifice est homogène, all-over, tant et si bien qu’on peut dire que Christian Kerez “rend
tous les éléments et toutes les zones de son projet équivalents en terme d’accentuation et
d’importance”, il “tisse son projet en mailles serrées dont chaque point récapitule le mode
d’unité”. Lucan démontre ainsi la spatialité texturée de l’immeuble de la Forsterstrasse.
Qu’en est-il des autres bâtiments que nous étudions ?
On comprend sans peine que le jeu all-over se déploie et s’épanouit plus le bâtiment et grand,
de même qu’une toile de Pollock ou de Mondrian exige une dimension minimale. La maison
à un mur est un projet de dimension très modeste qui possède quelques caractéristiques du
all-over, dans le sens où les deux espaces fluides des appartements, équivalents et pourtant
différents -pour ne pas dire opposés- s’épanouissent tout au long du mur unique, et dans
lesquels l’usage n’est pas défini par une hiérarchie spatiale, mais par la suggestion des jeux
de compression et de dilatation que le mur induit sur le volume général de l’édifice. Le jeu
d’équivalence se révèle surtout dans la mise en relation entre les plans bidimensionnels des
100 Clement Greenberg, La crise du tableau de chevalet, 1948, p174.101 Peter Eisenman, « Entretien avec Richard Serra », The architecture and Design Review, (avril 1983).
La densité des “pièces de lumière” du Forum 2004 de
Herzog & de Meuron crée une spatialité texturée.
Les noyaux transversaux du Swiss Re Next fonctionnent
comme des repères géographiques.
Plan du deuxième étage du Swiss Re Next.
Plan du premier étage de la maison à un mur.
quatre étages. Il n’y a pas à proprement parler de pièces définies dans la maison à un mur,
mais d’espaces fluides dont Kerez dira : « il en résulte une liberté pour l’habitant parce que
l’architecture ne prescrit pas la façon dont il doit s’approprier l’espace, et ne dit pas où il faut
mettre le divan ou la table de la salle à manger. [...] Il en résulte un espace de liberté comme
si l’on habitait dans une fabrique ou un château d’eau, construits dans un but différent. En
général je considère que dans le secteur de la maison particulière, la réhabilitation est bien
plus passionnante que la construction neuve. Elle donne un espace de liberté, permet de
penser l’utilisation des pièces en fonction de l’aménagement, la construction neuve n’exige
pas suffisamment de ses habitants. »102 L’espace de vie s’étendant sur les quatre étages
des appartements est donc plus proche de l’organisation des lofts en open-space, contraint
par la géométrie trouvée de la réhabilitation, qu’à la maison traditionnelle hiérarchisée à
l’ordre fermé. Néanmoins on ne saurait affirmer que la maison à un mur est all-over, la non
hiérarchie et l’équivalence relative des espaces étant strictement dépendantes du contour
de la maison. En effet l’espace de la maison se déploie autour du mur, il n’existe pas en tant
que maille à cause de son élément central.
Les cages d’escalier du Swiss Re Next obéissent à leur propre loi et transpercent les étages
sans se soucier d’une quelconque hiérarchie organisationnelle et compositionnelle, en
plan comme en coupe. Ainsi chaque étage pris séparément est unique, les cages d’escalier
émergeantes semblant disposées de manière aléatoire - puisque la règle ne peut être
compréhensible que dans sa globalité tridimensionnelle - surgissant dans l’espace comme
les clusters dans la musique de Schönberg : les plans d’étage sont dépendants d’une règle
sous-jacente à l’œuvre entière, mais elle est difficilement perceptible par l’observateur.
L’aménagement open-space propre aux immeubles de bureaux confère a chaque plateau
une non hiérarchie des espaces. Néanmoins les qualités spatiales du bâtiment sont plus
proches des clusters erratiques que des nappes dodécaphoniques all-over. Les cages
d’escalier et d’ascenseur émergeant de chaque plateau constituent des éléments spatiaux,
qui a priori, fonctionnent comme des repères géographiques : au contraire des éléments
verticaux de l’immeuble de la Forsterstrasse, qui rendent l’espace en tout point équivalent
en terme d’accentuation et d’importance, les noyaux de béton sont des points de repère
spatiaux qui permettent de se situer dans un open-space, en le qualifiant par la même ; de
la même façon, quatre arbres sont autant de repères géographiques qui permettent de se
situer dans une prairie. Là encore, la question de l’échelle est primordiale : si l’on étendait
la dimension du bâtiment à l’infini, ces noyaux, plus nombreux, seraient perçus comme
une forêt de poteaux qui rendraient équivalents toutes les zones d’un plateau. Autrement
dit, si l’on plante d’autres arbres dans la prairie, même très espacés les uns des autres,
102 Hubertus Adam, loc. cit., p81.
Jackson Pollock, Grey (n°14), 1948.
La spatialité all-over du Space Block Hanoi Model est
particulièrement perceptible en coupe.
Le Space Block Hanoi model se dilue dans le ciel hanoien
comme le dripping disparaissant progressivement dans
le fond du tableau.
on obtient une forêt supprimant toute hiérarchie spatiale. Par changement d’échelle de
projet, on changerait par la même la perception de la densité des éléments verticaux, ainsi
percevrait-on la maille serrée d’une spatialité texturée. Or, à cette échelle de projet, on ne
peut pas qualifier le Swiss Re Next de all-over, encore moins de texturé, la maille n’étant pas
suffisamment serrée - ou étendue - pour que chaque point récapitule le mode d’unité.
Quant au Space Block Hanoi Model de Kazuhiro Kojima, la dimension all-over est
particulièrement perceptible en coupe, qui permet de révéler la disposition que constituent
les volumes des appartements et le volumes des circulations ; rappelons que le ratio de
porosité du bâtiment entier est de 1/2. L’interpénétration tridimensionnelle totale de ces deux
volumes évoque une œuvre de Jackson Pollock qui serait bichromique103. Les Blocks d’unité
cubique forment la texture en maille très serrée de 2m40 dont ils constitueraient les “points
récapitulant le mode d’unité”. La perception intérieure du bâtiment est particulièrement
démonstrative, d’abord par l’équivalence des unités horizontale et verticale, puis par cette
qualité équivalente des espaces privés et des espaces publics, au point où déterminer ce qui
est intérieur et extérieur aux appartements privés devient ambigu : à l’instar du monde non
illusionniste et non perspectiviste de Pollock, un seul espace existe - celui de l’édifice. Comme
les bordures des toiles du peintre américain, où le dripping disparait progressivement dans
le fond du tableau, le Space Block Hanoi Model se dilue dans le ciel hanoïen, comme pour
signaler que le jeu architectural pourrait dépasser le cadre de sa hauteur actuelle. A l’instar
de Jacques Lucan pour l’immeuble de la Forsterstrasse de Kerez, nous pouvons affirmer
que Kojima “rend tous les éléments et toutes les zones de son projet équivalents en terme
d’accentuation et d’importance”, il “tisse son projet en mailles serrées dont chaque point
récapitule le mode d’unité”.
Si les quatre édifices que nous étudions semblent appartenir à une filiation commune, nous
avons montré que ce n’est pas celle d’une spatialité texturique, qui ne concerne que deux
d’entre eux. Toutefois on peut leur trouver aux deux autres certains dénominateurs communs
au all-over : l’absence de hiérarchie entre les espaces et une fluidité spatiale témoignant
d’une relative équivalence entre les parties. Les quatre œuvres semblent partager plus que
cela, peut-être une stratégie de neutralisation de la composition qui neutralise également
la “relation des parties au tout en terme de composition”, autre que la stratégie all-over.
Quelle serait-elle ?103 Notons que l’analyse fractale des œuvres de Jackson Pollock montre que le principe d’autosimilarité statis-tique y est respecté. Cette analyse consiste à vérifier par l’intermédiaire d’une grille de N carrés posée sur la toile que la proportion de motifs reste constante quel que soit le nombre de carrés étudiés et donc quelle que soit la taille des carrés. La dimension fractale de densité d est égale à 5/3 (~1,66). Dans Autumn Rhythm (n°30), d vaut 1,67. La dimension fractale est constitutive de la technique de Jackson Pollock et non consécutive. Elle définit de manière mathématique le all-over. L’analyse a ainsi démontré que les premières œuvres ont une dimension fractale supérieure à 1,1 et, à la fin de sa vie, à 1,7. Richard P. Taylor, Adam P. Micolich & David Jonas, « Fractal analysis of Pollock’s drip paintings », Nature n°399 ( 1999).
Tony Smith, Die, 1962.
Robert Bladen, The X, 1968.
- Règle et jeu dans l’œuvre de Sol LeWitt
L’Amérique des années 1960 voit apparaitre l’essor d’un nouveau courant artistique104 ;
l’Art Minimal nait d’une réaction au débordement subjectif de l’expressionnisme abstrait
et à la figuration du pop art. Pour ce faire, il opéra une objectivation de l’art en se servant
d’outils comme les esquisses, les diagrammes, les modèles ; des médias dans l’art qui
sont habituellement rattachés à la conception architecturale. Ainsi les frontières entre les
genres tombèrent, et la distinction entre les arts, le design et l’architecture s’estompèrent
momentanément. Cette émergence n’est pas étonnante. Des artistes minimalistes tels que
Sol LeWitt, dont nous présenterons le travail en détail plus tard, Richard Artschwager ou
encore Tony Smith, ont été architectes ou ont travaillé dans des agences d’architecture. Les
dessins de conception, les textes, les modèles et diagrammes servirent l’idée du processus
au résultat ; ainsi ces mediums de conception tiennent valeurs égales à l’œuvree réalisée au
résultat.vaillé dans des agences d’architectures.trait et à la figuration du pop art. réalisée, la
distinction catégorielle disparait. Il en fut de même de la relation entre image et description,
et de la relation entre objet et témoin photographique.
Ces artistes, familiarisés de la pratique architecturale commencèrent de manière très
démonstrative à ne plus faire leurs œuvres d’art eux-mêmes mais à les faire réaliser par des
manufactures. La célèbre citation selon laquelle Smith a réalisé la sculpture Die (1964) au
téléphone : “je n’ai pas fait de dessin, j’ai tout simplement pris le téléphone et j’ai commandé”
a particulièrement impressionné la jeune génération des artistes minimalistes. En effet,
la taille gigantesque des sculptures de Tony Smith, Donald Judd, Roland Bladen, Robert
Grosvenor et Kenneth Snelson rendent leur réalisation dans les ateliers d’artiste impossible.
Progressivement, les dessins de Judd, LeWitt ou Ronald Bladen gagnèrent un statut
autonome, et les sculptures monumentales de ce dernier ressemblèrent à des simulacres
architectoniques à l’échelle 1:1, ne pouvant être installées et fabriquées que par des
spécialistes. Cette confrontation entre la sculpture minimaliste et l’architecture aboutissent
à des projets de mégastructures, et mènent finalement au Land Art.
C’est dans ce contexte artistique que Solomon “Sol” LeWitt, (1928-2007) artiste américain
minimaliste et conceptuel, produit une œuvre extraordinairement riche. Après avoir étudié
à l’école des beaux-arts de l’État de New York et à la Cartoonists and Illustrators School, il
voyage en Europe où il se familiarise avec les maîtres de la peinture. Plus tard, il travaille
comme graphiste dans le cabinet de l’architecte Ieoh Ming Pei. Cette rencontre avec
l’architecture lui permet de mettre en forme ses idées artistiques. Dans les années 1950, il
104 Philip Ursprung, « Wie vom Reissbrett, architektonische Importe in der amerikanischen Kunst der 1960er und 1970er Jahre », Werk, bauen + wohnen n°3 (mars 2002), p12-17.
Livret de l’installation Incomplete Open Cubes.
Vue de l’installation Variation of Incomplete Open Cubes,
à la rétrospective Sol LeWitt, Museum of Modern Art,
New York, 1978.
s’installe à New York et travaille comme graphiste pour le journal Seventeen. En 1960, il est
recruté en tant que réceptionniste par le Museum of Modern Art (MoMA), où il rencontrera
des artistes comme Robert Ryman, Dan Flavin et Robert Mangold, ainsi que la critique d’art
Lucy R. Lippard. Dès lors, inspiré et rattaché à l’art minimal américain, il s’en détachera pour
développer une pratique artistique plus conceptuelle.
L’œuvre de LeWitt commence à être présentée au public en 1963, avec ses structures, mais
toutes ont été précédées de dessins de travail. Il exécute son premier dessin mural en 1968,
et dans les quatre années suivantes il se consacre essentiellement aux dessins muraux et
aux œuvres graphiques, puis aux livres. Depuis 1974, ces différents médiums s’entrecroisent
plus clairement.
L’exposition à la John Weber Gallery à New-York, dont la première salle comportait l’œuvre
Variations of Incomplete Open Cubes qui comportait des photographies, des dessins
isométriques, un livre, une salle remplie de dessins muraux, ainsi qu’une sculpture de 122
pièces. Sur une plateforme quadrillée sur laquelle reposait les 122 permutations de modules
cubiques. Les murs étaient couverts d’œuvres encadrées par deux - une photographie (blanc
sur noir) et un dessin isométrique (noir sur blanc) de chaque module, établissant ainsi la
distinction entre l’objet en tant que tel et l’objet vu à travers deux modes de représentation.
Le livre carré comprenait le schéma d’ensemble sur une grille, les schémas de chaque section
- depuis les variations en trois arêtes jusqu’à celles en onze - ainsi que des photographies
et des vues isométriques présentées face à face sur des doubles pages. Tous ces mediums
faisaient partie de la même œuvre. Pour LeWitt, « l’idée et le résultat de l’idée [sont]
symbiotiques et impossibles à dissocier l’un de l’autre »105.
Les cartels ou les légendes, où se nouent la relation entre les mots et la forme ou le processus,
sont le lieu où le langage est réellement nécessaire chez LeWitt. Il dira : « Si je réalise un
dessin mural, il me faut avoir les indications inscrites sur le mur ou sur le cartel du dessin, de
façon à faciliter la compréhension de l’idée. Si je me contentais de lignes tracées sur le mur,
personne ne se douterait qu’il y en a dix mille à l’intérieur d’une espace défini. J’ai donc deux
types d’objets formellement distincts : les lignes, et les explications qui leur correspondent.
A quoi s’ajoute l’idée - qui n’est jamais mentionnée. »106 Comme le suggère Michael Harvey :
« si on compare les dessins aux parties structurelles du discours, alors le mur est le substantif.
C’est le contexte qui concrétise le particulier. Le même cartel pourrait conduire à créer des
dessins pour cinquante murs, et ce seraient cinquante dessins différents. [...] Ainsi, l’ubiquité
105 Andrew Wilson, « Entretien avec Andrew Wilson », Sol LeWitt, Ed. Centre Pompidou-Metz, Metz, 2012 (1993), p262.106 Sol LeWitt, « Entretien avec Lucy Lippard », Sol LeWitt, Ed. Centre Pompidou-Metz, Metz, 2012 (1972), p250.
Four Basic Kinds of Lines, 1969
Forms Derived from a Cube, 1982.
des contextes devient une autre variable pour le potentiel déjà énorme d’un système très
fécond. »107
Depuis, LeWitt a utilisé les variantes de cette idée108 : le temps, la capacité, le goût ou
l’interprétation de la personne qui exécute les dessins sur le mur, l’orientation des traits et
les couleurs primaires. En vue d’une exécution pour une exposition, il arrive que l’artiste
transmette ses instructions par courrier, et de ce fait n’ait pas connaissance du résultat de
son œuvre. A une lettre que Lucy R. Lippard adressa à LeWitt, lui confiant qu’elle n’avait pas
aimé le résultat d’une de ses œuvres exposées à New-York, il répondit : « Je n’ai aucune idée
de ce à quoi ressemble mon œuvre pour le MoMA. Je ne me soucie pas particulièrement de
savoir si elle est belle ou laide, ou ni belle ni laide, ou les deux. Le facteur de la laideur ne
fait pas partie intégrante de l’œuvre mais est le résultat du mauvais esprit des dessinateurs.
Je suis assez content qu’elle soit laide, car pas mal de choses que j’ai faites récemment sont
belles (je le pense, en tout cas). [...] Quoi qu’il en soit, si je donne des instructions et qu’elles
sont suivies correctement, alors le résultat est bon pour moi. »109 L’expérience de l’exécution
ne peut être prévue, même par l’artiste. Le concept également est imprévisible, dans le
sens où LeWitt ignore souvent jusqu’où celui-ci entraînera la forme. Ainsi dans son travail,
l’esthétique est une conséquence plutôt qu’une cause.
Toutes ses idées, insiste LeWitt, sont à l’origine bidimensionnelles. Il aime révéler, grâce au
dessin, l’évolution d’idées simples. Les systèmes de LeWitt sont basiques et reposent sur les
trois compétences élémentaires : l’écriture, la lecture et le calcul. L’important, c’est ce qu’ils
peuvent produire. LeWitt ne s’intéresse pas aux mathématiques ; il ne s’en sert que comme
“discipline pour la conscience”110, de même qu’il se sert de la grille comme armature. Il
incarne le côté intuitif de la pensée mathématique ; il met en place un ordre qu’il perturbe
ensuite en le faisant croître, en expérimentant les idées qui lui viennent sans savoir ce qu’il
en adviendra.
Selon Lucy R. Lippard111, l’œuvre sérielle et modulaire de Sol LeWitt est, comme toute œuvre
majeure qui rompt avec la tradition, une synthèse plus ou moins inconsciente des éléments
qu’elle contient et de ceux auxquels elle s’oppose. Au cœur des systèmes qui génèrent son
art, il y a “l’idée”, qui peut-être considérée comme un synonyme de l’intuition. LeWitt se
préoccupe beaucoup moins de l’apparence des choses que de leur apparition, et de ce
107 Michael Harvey, Notes on the Wall Drawings of Sol LeWitt, Écart Publications, Genève, 1977.108 Lucy R. Lippard, « Les structures, les structures et les dessins muraux, les structures, les dessins muraux et les livres », Sol LeWitt, Ed. Centre Pompidou-Metz, Metz, 2012 (1978), p34.109 Lettre de LeWitt à Lucy R. Lippard, 21 juillet 1970.110 Donald B. Kuspit, « Sol LeWitt : The look of Thought », Art in America, vol. 63, n°5 (sept./oct. 1975), p44.111 Lucy R. Lippard, op. cit., p30-34.
Wall Drawing #95, 1971 (détail).
Wall Drawing #65, 1971 (détail).
qu’elles sont. Son art est une activité objective, liée au jeu dans son sens le plus profond
de découverte créatrice fondamentale. “L’idée” insaisissable qui libère l’œuvre de LeWitt
de la stagnation académique est la transformation - l’agent catalytique qui en fait de l’art,
même quand l’artiste en réduit au minimum la force visuelle. Intuitivement, LeWitt élabore
des idées pour lesquelles la science, les mathématiques et la philosophie ont déjà fourni
des cadres plus sophistiqués, mais l’art fait de ces processus - dans lesquels entrent des
manipulations complexes - un moyen de communication émotionnelle avec le regardeur,
chose impossible dans les autres disciplines. LeWitt n’a jamais été un artisan et, à l’exception
de ses dessins sur papier et de l’installation initiale de ses dessins muraux, il ne “fabrique”
plus ses œuvres. Il conçoit des expériences et échafaude des hypothèses qu’il transmet
ensuite à un ami mathématicien, à son “armée” d’assistants, à un graveur, à un imprimeur.
Au centre d’un réseau d’activités, il réfléchit aux tâches que d’autres exécutent et, ce faisant,
produit des objets et des idées sur lesquels les autres peuvent méditer.
Sol LeWitt est allé plus loin que l’art minimal ; il est l’artiste qui le premier a théorisé
l’art conceptuel, dans son manifeste de 1967 Paragraphs on Conceptual Art. Il affirme la
prééminence de l’idée dans son travail, de telle manière que « toute planification et les
décisions s’effectuent à l’avance et que l’exécution est une formalité. L’idée devient une machine
à fabriquer l’art. »112 A la faveur d’une vision mécaniste, cette méthode programmatique
permet à l’artiste de se libérer de l’arbitraire de la composition subjective.113 En adoptant
des matrices géométriques simples dont les opérations objectives définissent les possibles
de l’œuvre, tous les éléments du système où “chaque ligne est aussi importante que toutes
les autres”114 se révèlent interdépendants et égaux dans ses Wall Drawing de 1970, exposés
à Pasadena. Sol LeWitt adopte ici une stratégie de neutralisation all-over ; rappelons la
définition qu’en donne Clement Greenberg : « le peintre all-over rend tous les éléments
et toutes les zones de son tableau équivalents en terme d’accentuation et d’importance.
Comme le compositeur de musique dodécaphonique, le peintre all-over tisse son œuvre
d’art en mailles serrées dont chaque point récapitule le mode d’unité »115. LeWitt confie
alors le soin de dérouler ses processus de pensées à des systèmes autogénératifs, une fois
sélectionnés, « la forme et les règles de base qui détermineront la solution du problème.
Après quoi, moins il y aura de décisions prises au cours de la réalisation de l’œuvre, mieux
cela vaudra. »116
112 Sol LeWitt, Paragraphs on Conceptual Art, 1967.113 Béatrice Gross, op. cit., p11-29.114 « The Draftsman and the Wall », Sol LeWitt, brochure d’exposition, Pasadena Art Museum, 1970.115 Clement Greenberg, La crise du tableau de chevalet, 1948, p174.116 Sol LeWitt, Paragraphs on Conceptual Art.
Wall Drawing #48, 1970 (détail).
Wall Drawing #46, 1970 (détail).
- Hypothèses pour une stratégie sérielle
Il n’échappe pas à Moritz Küng, commissaire de l’exposition consacrée à Christian Kerez, à
Anvers en 2008, la troublante analogie entre la pensée de LeWitt et celle de Kerez. Celui-ci
écrit :
« Il est frappant de constater combien les projets de Christian Kerez sont fortement
conceptualisés. Mais en réalité, l’architecture peut-être être conceptuelle ? En effet, comme
elle veut toujours être construite après le concept, l’architecture dépasse par définition
le statut de celui-ci. Une analogie étonnante s’impose avec l’univers des idées de l’artiste
américain Sol LeWitt [...]. En 1968 il formula déjà ses pensées en vingt-trois Sentences on
Conceptual Art, qu’il compléta au cours des années suivantes pour aboutir à trente-cinq
réflexions [...]. En remplaçant “art” par “architecture”, les questions essentielles, tellement
caractéristiques de la recherche de Kerez, deviennent d’emblée claires. Quelques exemples :
“L’artiste est intéressé par la conception de l’œuvre. Il la perçoit seulement lorsqu’il y a
quelque chose à percevoir.” (1e phrase, 1e manuscrit)
“Pour être ouvert à de nouvelles expériences, il faut être prêt à faire des choix illogiques et à
persévérer dans ces choix jusqu’à leur réalisation finale.” (6e phrase, 1e manuscrit)
“Les artistes conceptuels sont plutôt des mystiques que des rationalistes. Ils arrivent à des
conclusions qui se situent hors de la portée de la logique.” (1e phrase, 2e manuscrit)
“La perception est a priori impossible. Ceci suppose s’imaginer une œuvre qui n’existe pas.”
(4e phrase 2e manuscrit)
“La perception change l’intention et peu également modifier d’autres concepts.” (5e phrase,
2e manuscrit)
“Tous les jugements sont de l’art lorsqu’ils se réfèrent à l’art et tombent sous les conventions
de l’art.” (8e phrase, 2e manuscrit) »117
Nous pourrions également nous prêter au jeu de l’analogie saisissante entre les propos -
piochés ça et là - de LeWitt et Kerez, ainsi que de leurs commentateurs. Critique de l’arbitraire,
intelligibilité, jeu et imprévisibilité, ordre et sauvagerie, champ des possibles, simplicité de
l’essentiel, la règle et le laisser-faire, radicalisme et pensée perpétuellement renouvelée -
toutes ces convergences entre la pensée de Sol LeWitt et de Christian Kerez ne sauraient
être fortuites. Si l’œuvre architecturale de Kerez et l’œuvre artistique de LeWitt semblent
de connivence, partageant des caractéristiques conceptuelles et minimalistes communes,
peut-on émettre l’hypothèse d’un lien plus fondamental entre elles ?
117 Moritz Küng, brochure de l’exposition Conflicts, Politics, Construction, Privacy, Obsession, au deSingel Internationale Kunstcampus d’Anvers, 2008. Précisons que 1e manuscrit fait référence aux Paragraphs alors que 2e manuscrit fait référence au Sentences.
« La volonté de l’artiste est secondaire dans le processus
qu’il engage, depuis l’idée jusqu’à l’achèvement. Son
obstination n’est peut-être qu’une manifestation de
son ego. »a « L’ambition de créer un art résolument
nouveau est également ce qui motive LeWitt à se
libérer du jugement de goût et des dérives narcissiques
de l’ego telles qu’exprimées dans l’art dominant de
l’époque, notamment l’expressionisme abstrait. »1
« L’artiste ne peut imaginer son art, et il ne peut le
percevoir tant qu’il n’est pas achevé. »2 « [LeWitt est
souvent] surpris quand il voit l’œuvre achevée. Des
mots, une esquisse ou une maquette peuvent exprimer
le même concept que l’œuvre exposée mais, en termes
d’expérience vécue, le résultat est très différent. Je
pense qu’il est très important, pour le travail de Sol,
que l’expérience ne puisse pas être prévue, même par
lui-même. »3
« L’ensemble du concept repose sur une arithmétique
simple mais le résultat est mathématiquement
complexe. Un ordre extrême provoque un désordre
extrême. Le ratio entre l’ordre et le désordre est
aléatoire. Chaque pas autour de l’œuvre permet de
croiser l’infini sous des formes inattendues »4 « Sol
s’amusait à titiller l’ordre et la séquence logique, à créer
avec humour un désordre apparent. L’ordre, toutefois,
est toujours sous-jacent. »5
« A chaque œuvre d’art qui est matérialisée
correspondent de nombreuses variations qui ne le sont
pas. »6
1 Béatrice Gross, « Ordre et désordre : où chaque mur est une porte », Sol LeWitt, Ed. Centre Pompidou-Metz, Metz, 2012, p12.2 Sol LeWitt, Sentences on Conceptual Art.3 Michael Kirby, Sol LeWitt, La Haye, Gemeentemuseum De Haag/Dijkmans, 1970, p28.4 Robert Smithson, « Sol LeWitt », Sol LeWitt, Ed. Centre Pompidou-Metz, Metz, 2012 (1966), p69.5 Pat Steir, « Sol LeWitt : An Artist », Sol LeWitt :100 views, 2009, p111.6 Sol LeWitt, Sentences on Conceptual Art.
« Je crois que notre plus grand challenge aujourd’hui
est lié au fait que tout est devenu possible, ce qui a pour
résultat que tout est devenu arbitraire et inintéressant.
Le plus grand défi réside dans la découverte de critères
qui excluront l’arbitraire. »1 « je m’intéresse à la
radicalité, qui est pas l’expression d’un excentrisme
personnel mais qui est issue d’une considération
fondamentale »2
« Les résultats [des règles de conception] ne sont justes
de façon concluante que lorsque quelque chose qu’il
était impossible de prévoir est révélé. Ces règles sont
intéressantes pour vous, pour que le résultat ne soit
pas déterminé par avance, mais cela fait aussi que les
résultats sont rétrospectivement compréhensibles. »3 « Si je sais déjà d’emblée ce qui m’attend à la fin,
l’énorme investissement que représente la construction
pour chaque architecte n’en vaut pas la peine. Je ne fais
ces efforts que si je suis poussé par la curiosité. »4
« Quand vous jouez au tennis ou au football, vous devez
vous conformer à un ensemble de règles clairement
définies, et cependant aucun match ou jeu n’est similaire.
En fait, ils sont si différents et, surtout, si imprévisibles,
que des millions de spectateurs les regardent bien que
les règles soient toujours les mêmes. Peut-être la taille
d’un projet est comparable à la fréquence avec laquelle
le jeu est répété. C’est le caractère virtuel de la règle qui
est la réelle source d’excitation dans le jeu. C’est la taille
réelle qui révèle en ces projets extrêmement stricts et
simplement conçus ce qui les transforme en quelque
chose d’expressif et de sauvage. »5
« Beaucoup, si ce n’est tout, dépend du premier
mouvement. Une fois que vous avez décidé où
positionner la première cage d’escalier, vous avez
exclu une foule d’autres possibilités. Le tumulte ou
l‘entêtement de cette première décision ne donne pas
lieu à un élément traditionnel, la sauvagerie prévaut. »6
1 Georg Franck, op. cit., p9.2 Hubertus Adam, loc. cit., p80.3 Georg Franck, op. cit., p15.4 Hubertus Adam, loc. cit., p80.5 Georg Franck, op. cit., p17.6 Georg Franck, op. cit., p17.
« La légitimité de la forme sensible de l’œuvre (et de
l’émotion qu’elle produit) se mesure alors à l’aune de
l’intelligibilité de l’idée qu’elle véhicule. »7
« Les idées n’ont pas besoin d’être complexes. La
plupart des idées fécondes sont ridiculement simples.
Les idées fécondes ont d’ordinaire l’apparence de
la simplicité parce qu’elles semblent inéluctables.
En matière d’idées, l’artiste est libre y compris de se
surprendre lui-même. Les idées sont découvertes par
l’intuition. »8
« Je crois qu’au fond, dans mon art, il n’est pas question
de faire des choix. Il s’agit, disons, de faire le choix initial
d’un système, et de laisser le système faire le travail.
C’est seulement face à telle ou telle contradiction ou
impasse qu’il faut décider d’une chose ou d’une autre.
Je dois, par exemple, prendre une décision au sujet
de la couleur. [...] Et j’essaie - j’ai toujours essayé - de
laisser le contenu de la pièce décider de la forme. »9
« L’art remporte un succès quand il change notre
compréhension des conventions en modifiant nos
perceptions. »10
« Mes idées fluctuent du simple au complexe. Je veux
poursuivre chaque idée jusqu’au bout, puis essayer
son contraire. »11 « L’artiste sélectionnera la forme et
les règles de base qui détermineront la solution du
problème. Après quoi, moins il y aura de décisions
prises au cours de la réalisation de l’œuvre, mieux cela
vaudra. L’arbitraire, le capricieux et le subjectif seront
ainsi éliminés autant que possible. C’est la raison de
l’utilisation de cette méthode. »12
7 Sol LeWitt, Paragraphs on Conceptual Art.8 Sol LeWitt, Paragraphs on Conceptual Art.9 Sol LeWitt, « Entretien avec Patricia Norvell », Sol LeWitt, Ed. Centre Pompidou-Metz, Metz, 2012 (1969), p243.10 Sol LeWitt, Sentences on Conceptual Art.11 Gary Garrels, « A conversation with Sol LeWitt », Open : The Magazine of the San Francisco Museum of Modern Art n°1 (hiv./print. 2000), p33.12 Sol LeWitt, Paragraphs on Conceptual Art.
« En tant qu’architecte, je n’essaie pas d’améliorer le
monde, j’essaie seulement de créer quelque chose qui
soit architecturalement compréhensible. C’est peut-
être pour cela que c’est fondamentalement différent de
l’idée de bien et de mal. »7
« Tous les projets commencent avec des questions très
simples, très basiques. Qu’est-ce qu’une connexion
entre des étages ? Que sont les escaliers ? Les projets
émergent dans le processus de réflexion à propos de
tels éléments essentiels. »8
« L’une des raisons pour laquelle j’essaie de trouver des
lois et suis plus intéressé par les règles du jeu que par le
jeu est lié au fait qu’il est très dur de concevoir un projet
cohérent jusqu’au bout des ongles. Un projet doit rester
ouvert aux influences extérieures si vous voulez éviter
de diluer sa clarté et son déterminisme. »9
« Le travail qui m’incombe en tant qu’architecte
n’est pas de vouloir embellir, améliorer ou changer
le monde, mais simplement d’apporter de nouvelles
compréhensions »10
« [La signification du] radicalisme en tant que
formulation d’une idée architectonique fondamentale,
d’un thème architectonique qui n’est pas imposé, qui
n’est pas galvaudé, qui ne soit pas tout simplement un
copier-coller, et qui est le produit d’une pensée neuve
depuis ses fondements. »11 « Je suis motivé par un
radicalisme au sens archaïque du terme, c’est-à-dire
une expérience première, pure et univoque, qui ne
soit pas le résultat d’une dilution et de juxtapositions
successives de ses composants. »12
7 Georg Franck, op. cit., p7.8 Georg Franck, op. cit., p18.9 Georg Franck, op. cit., p15.10 Discours inaugural de Kerez à l’ETH de Zurich11 Ibid.12 Hubertus Adam, loc. cit., p80.
Notice du Wall Drawing #1, 1966.
C’est la sérialité que LeWitt choisit pour dépasser l’art minimal.118 L’artiste définit ce principe
comme ceci :
« Les compositions sérielles sont des pièces multipartites présentant des changements
régulés. Les différences entre les parties sont le sujet de la composition. Si certaines parties
demeurent constantes, c’est pour ponctuer les changements. L’oeuvre entière contiendra des
subdivisions qui pourraient être autonomes mais qui seront constitutives du tout. Les parties
autonomes sont des unités, des rangées, des ensembles ou toute autre division logique qu’il
conviendra de lire comme une pensée complète. La série sera lue par le regardeur d’une
manière linéaire ou narrative (12345 ; A B B C C C ; 123, 321, 231, 132, 213, 321) quand bien
même, dans sa forme finale, beaucoup de ces ensembles fonctionneront simultanément,
rendant leur compréhension difficile. Le but de l’artiste ne sera pas de donner au regardeur des
instructions, mais des informations. Que le regardeur comprenne ou non cette information est
accessoire pour l’artiste ; celui-ci ne peut anticiper la compréhension de tous les regardeurs.
Il suivra le principe qu’il aura fixé à l’avance jusqu’à son terme, en évitant toute subjectivité.
Le hasard, le goût ou les formes inconsciemment mémorisées ne joueront aucun rôle quant
au résultat. L’artiste sériel n’essaie pas de produire un objet beau ou mystérieux, il joue un
simple rôle de greffier consignant les conséquences du principe initial. »119
Mélomane féru principalement de musique classique, LeWitt évoque souvent l’influence
capitale que joua sur son travail la musique sérielle, notamment l’art du contrepoint de
Joan Sebastian Bach, dont le Clavier bien tempéré explore de manière exhaustive toutes les
combinaisons possibles de gammes chromatiques données. Les expérimentations sérielles de
compositeurs contemporains de LeWitt se révèlent elles aussi déterminantes, en particulier
le système dodécaphonique d’Arnold Schönberg, dont la Reihenkomposition (composition
sérielle) rejette la hiérarchie des degrés du système tonal et établit un principe de formules
génératrices. De même, les « procédures sérielles [de LeWitt] produisent des ordres non
hiérarchiques et non centralisés, qui n’imposent donc aucun principe de domination ni de
subordination »120. Mais d’autres sources et influences dans la pensée de LeWitt sur la
sérialité se font tout aussi décisives. L’artiste cite régulièrement les progressions de Judd,
The nominal three de Dan Flavin, ou encore le photographe Eadweard Muybridge, dont
il découvre les études séquentielles du mouvement. LeWitt est fasciné par leur logique
d’investigation narrative, déroulant de manière ordonnée ce que l’artiste comprend comme
“un récit de formes”.
118 Béatrice Gross, op. cit., p14-15.119 Sol LeWitt, « Projet sériel #1, 1966 », Sol LeWitt, Ed. Centre Pompidou-Metz, Metz, 2012 (1966), p205.120 Ibid.
Wall Drawing #1, 1966.
Notice du Wall Drawing #122.
A l’instar de la composition musicale, l’art de LeWitt possède par nature une dimension
transformative qui ne se limite pas à la génération mais entraîne une génération continue
par des jeux de permutations, de rotations, de reflets, d’inversions et de renversements,
de juxtapositions et de superpositions.121 Un vocabulaire de forme peut, dans un médium
donné, connaître des permutations jusqu’à ses limites ultimes. Avec une inflexion mise sur
l’agencement plutôt que la morphologie de ses constituants, la méthode sérielle fait de la
forme un moyen (et non une fin en soi), au service de processus de pensée, ce qui explique
l’adoption du carré et du cube comme modules de ses systèmes géométriques : « Dispensés
de la nécessité d’être signifiants par eux-mêmes, ils peuvent être mieux utilisés comme des
outils grammaticaux d’où l’œuvre peut procéder. L’utilisation d’un carré ou d’un cube prévient
la nécessité d’inventer d’autres formes, et réserve leur usage à l’invention. »122 Choisi pour
son caractère standard, inexpressif, celui-ci devient la forme privilégiée de l’idée sérielle,
en ceci qu’« il n’est impliqué dans aucune action - il est en stase complète -, par conséquent
c’est le genre de chose qui peut être aisément manipulée »123. Le carré (et par extension la
grille) fournit alors un cadre d’autant plus approprié aux variations et permutations logiques
des lignes droites qu’il structure le mouvement de leur rotation dans les quatre directions
absolues (verticale, horizontale, diagonale à 45° de gauche à droite et diagonale à 45° de
droite à gauche).
Les œuvres séquentielles de LeWitt semblent mettre en scène une activation du potentiel
cinétique inhérent à la ligne droite, tel que l’analyse Vassily Kandinsky : « La ligne géométrique
[...] est la trace du point en mouvement, donc son produit. Elle est née du mouvement - et
cela par l’anéantissement de l’immobilité suprême du point. Ici se produit le bond du statique
vers le dynamique. [...] Ceci est la ligne droite, représentant dans sa tension la forme la
plus concise de l’infinité des possibilités de mouvement. »124 Avec ses multiples variations
réglées dont le cours ne saurait être interrompu, « l’artiste sériel n’essaie pas de produire un
objet beau ou mystérieux, il joue un simple rôle de greffier consignant les conséquences du
principe initial »125. Fruit des opérations quasi mécaniques de la méthode sérielle, la palette
de LeWitt se révèle alors non pas expressive et symbolique, mais objective et théorique.126
L’œuvre de LeWitt est riche en matériaux contradictoires qui forment des constructions
tantôt mentales, tantôt visuelles.127 L’artiste confronte les concepts d’ordre et de désordre,
d’ouvert et de fermé, de dedans et de dehors, de bidimensionnalité et de tridimensionnalité, 121 Lucy R. Lippard, op. cit., p35-36.122 Sol LeWitt, « Le carré et le cube », Sol LeWitt, Ed. Centre Pompidou-Metz, Metz, 2012 (1967), p207.123 Sol LeWitt, « Entretien avec Patricia Norwell », p243.124 Vassily Kandinsky, Punkt und Linie zu Fläche, Munich, 1925.125 Sol LeWitt, « Projet sériel #1, 1966 », p205.126 Paul Cummings, « Sol LeWitt », entretien réalisé dans le cadre du projet d’archives orales du Smithsonian Institute, 15 juillet 1974, p205.127 Lucy R. Lippard, op. cit., p37.
Wall Drawing #122, 1972.
9 configurations différentes de replis du mur.
Plans des trois étages sélectionnés.
Croquis d’études et de sélection des configurations de
replis du mur.
de finitude et d’infinitude, de statique et de cinétique. Le regardeur découvre simplement le
processus en sens inverse : il commence par l’objet, remonte le concept et retrouve l’idée qui
a déclenché et le concept et l’objet. L’ordre sériel est une méthode, non un style. L’attitude
sérielle témoigne d’une préoccupation quant à la manière dont se manifeste un certain
type d’ordre.128 La sérialisation totale des relations produit une structure autonome, qui ne
dépend de rien d’autre ; la méthode réside dans son invisibilité, rien ne s’ajoute à “l’image
globale”. Tous les effets expressifs, sont éliminés. Selon Mel Bochner :
« trois hypothèses opératoires de base séparent les œuvres sériellement ordonnées de leurs
multiples variantes :
1. Les termes ou les divisions intérieures de l’œuvre découlent d’un processus numérique
ou d’autres processus préalablement déterminé de façon systématique (permutation,
progression, rotation, renversement).
2. L’ordre prend le pas sur l’exécution.
3. L’œuvre achevée est fondamentalement parcimonieuse et s’épuise systématiquement » 129
Formulons alors notre hypothèse : Christian Kerez et Kazuhiro Kojima adoptent-ils une
stratégie sérielle comme processus de conception, afin d’aboutir à une résolution élégante
des problématiques architecturales auxquelles ils sont confrontés ? La sérialité désigne-t-
elle une pluralité de processus de conception ? Tentons d’établir un rapprochement entre
chaque œuvre architecturale étudiée et les caractéristiques de la sérialité dans l’œuvre de
LeWitt, si rapprochement il y a.
On a dit du travail de LeWitt - et des artistes minimalistes en général - que les dessins de
conception, les textes, les modèles, les photographies et les diagrammes servent l’idée
du processus au résultat, ce qui confère à ces mediums de conception valeurs égales à
l’œuvre réalisée : la distinction catégorielle disparait. Nous avons décrit l’œuvre Variations
of Incomplete Open Cubes et avons constaté que les photographies, les dessins isométriques
ainsi que le livre établissaient la distinction entre l’objet en tant que tel - la sculpture de
122 pièces -, et l’objet vu à travers des modes de représentation différents. Ce qui frappe
dans la maison à un mur de Christian Kerez de façon tout à fait immédiate, c’est d’abord son
nom. Nous avions dit que pour LeWitt, « l’idée et le résultat de l’idée [sont] symbiotiques et
impossibles à dissocier l’un de l’autre »130. De toute évidence, la maison à un mur porte en
son nom la synthèse même de sa conception, de la même manière que les œuvres de LeWitt
128 Dan Graham, « Réflexions sur deux structures », Sol LeWitt, Ed. Centre Pompidou-Metz, Metz, 2012 (1967), p67.129 Mel Bochner, « Soit noir, soit blanc (pour Sol LeWitt) / Extrait d’écrits parus entre 1966 et 1968 », Sol LeWitt, Ed. Centre Pompidou-Metz, Metz, 2012 (1970), p63-64.130 Andrew Wilson, op. cit., p262.
Les 122 pièces de Incomplete Open Cubes, 1974.
Schéma des 122 variations.
Extrait d’un carnet de LeWitt - calculs et sélection des
combinaisons.
comme Variations of Incomplete Open Cubes, qui n’ont d’autre signification qu’elles-mêmes.
La règle de conception architecturale de Kerez et la règle sérielle de l’art de LeWitt sont
d’un même ordre : légitimer l’œuvre sur son intelligibilité et la réduction de l’arbitraire. Si la
maison à un mur est si aisément descriptible, c’est que la formulation de la règle qui génère
le processus de conception, dénuée de toute subjectivité, est suffisante pour comprendre
le projet réalisé. Autrement dit, au lieu de décrire la composition architecturale, c’est-à-dire
la correspondance du tout aux parties, des parties entre elles et de celles-ci au tout, il suffit
d’expliquer la règle pour comprendre l’œuvre. La formulation de la règle devient alors un
mode de représentation du projet.
Nous avons également évoqué l’importance cruciale des maquettes dans le travail de
conception dans l’atelier de Christian Kerez. Comme le souligne Hans Frei : « Les maquettes
de Kerez sont plus concrétion (réification) qu’abstraction. Elles ne sont pas une forme
spécifique mais la recherche d’une logique implacable et cohérente. Elles ne ressemblent
pas à la construction mais sont l’interprétation de la façon dont les parties se rapportent
les unes aux autres. En bref : elles sont des concepts physiques qui transfèrent la logique
de l’arrangement dans un corps sensuel perceptible. »131 La maquette finale de la maison
mitoyenne constitue la synthèse conceptuelle du projet, dans une forme encore plus
fondamentale que la forme construite. Mais les multiples maquettes conceptuelles de
plateau sont encore plus étonnantes ; au nombre de neuf et disposées à égale distance les
unes des autres, elles évoquent de manière flagrante les 122 pièces de sculpture sur leur
plateforme quadrillée de l’œuvre Variations of Incomplete Open Cubes de LeWitt. Elles sont
le résultat des multiples essais de configuration du mur mitoyen, si bien que l’ensemble
représenté sur une seule photographie pourrait s’appeler - par analogie - Variations of Walls
on Slabs.
Si l’on reprend les “trois hypothèses de base” de Bochner relatives aux œuvres sérielles, les
plateaux de la maison à un mur découlent d’un processus préalablement déterminé de façon
systématique - en l’occurrence la progression. L’ensemble des plateaux présente les variations
d’une méthode fondamentalement parcimonieuse qui s’épuise systématiquement : la règle
du mur se pliant et se dépliant sur la dalle et produisant deux espaces complémentaires est
parcimonieuse ; simple, synthétique, elle est l’économie de pensée dont parle Poincaré, la
résolution de l’édifice est élégante. Kerez épuise la règle en la déclinant en neuf variations,
en revanche la maison construite ne comporte que trois de ces variations. C’est pourquoi
la deuxième hypothèse ne s’applique pas à l’architecture : l’ordre ne prend pas le pas sur
l’exécution, puisque l’architecture est soumise à de multiples contraintes que ne connait pas
l’art. Dans l’absolu, la maison à un mur pourrait progresser dans la hauteur en intégrant les
six autres variations, épuisant ainsi le système ; la maison deviendrait exhaustive. Notons
131 Hans Frei, op. cit., p25.
Plans des étages d’habitation de l’immeuble de la
Forsterstrasse.
que les séries de LeWitt ne sont pas non-plus exhaustives ; comme la légitimité de la forme
sensible de l’œuvre se mesure à l’aune de l’intelligibilité de l’idée qu’elle véhicule, l’artiste
limite ses variations au nécessaire pour que l’œuvre soit comprise : c’est la compréhension
du système par le regardeur qui l’épuise dans l’œuvre.
Enfin, la compréhension intérieure de la maison à un mur est également sérielle par son
caractère cinétique, dans la mesure où les niveaux, visités de manière processionnelle au
moyen de l’escalier en cascade, constituent autant de séquences dans la progression du
mur et de l’espace. L’espace de chaque appartement est une seule entité qui progresse de
manière séquentielle ; il en est de même pour le mur. Le plan de superposition des étages
témoigne de cette progression ; il constitue encore un autre moyen de représentation de la
règle. Ainsi le plan, les maquettes, la formulation de la règle et l’édifice construit sont autant
de modes de représentation de l’œuvre.
Nous pouvons en conclure que le processus de conception de la maison à un mur de Christian
Kerez adopte une stratégie sérielle.
Jacques Lucan établit l’hypothèse d’une stratégie texturée pour définir l’immeuble de
la Forsterstrasse de Christian Kerez. Rappelons-le, les murs de l’immeuble d’habitation
délimitent des espaces en se disposant parallèlement ou orthogonalement les uns par
rapport aux autres. D’un étage à l’autre ils ne se superposent pas. Ils sont d’une grande
épaisseur, identique à celle des murs verticaux ; l’égalité produit ainsi une équivalence
figurative totale entre murs et planchers. Cette équivalence signifie l’absence de hiérarchie.
La disposition des murs, leur omniprésence, font qu’ils n’entrent en concurrence avec
rien. Le jeu spatial qui se répand à l’intérieur de l’édifice est homogène, all-over, tant et
si bien qu’on peut dire que “de même que Schönberg donne à chaque élément, à chaque
son de la composition une égale importance”, Christian Kerez “rend tous les éléments et
toutes les zones de son projet équivalents en terme d’accentuation et d’importance”, il
“tisse son projet en mailles serrées dont chaque point récapitule le mode d’unité”. Il n’est
pas fortuit de retrouver le nom de Schönberg dans les influences plastiques de Sol LeWitt,
en particulier le système dodécaphonique d’Arnold Schönberg, dont la Reihenkomposition
(composition sérielle) rejette la hiérarchie des degrés du système tonal et établit un principe
de formules génératrices. La sérialité dans l’œuvre de LeWitt se manifeste de multiples
façons. Nous avons dit de certains Wall Drawings de l’artiste, en particulier ceux de 1970
exposés à Pasadena, qu’ils étaient all-over. Ainsi, la qualité all-over pourrait être une des
manifestations du processus de sérialité, dans l’œuvre de Schönberg comme dans l’œuvre
de LeWitt - et par extension dans celle de Kerez. En observant les Drawing Series de LeWitt,
nous constatons que le jeu all-over développé dans chacun des modules carrés fait partie
intégrante de la stratégie sérielle de chaque œuvre. La série est donc constituée d’une
Wall Drawing #2, Drawing Series IIA, 1968 (détail).
Schéma des Drawing Series IIA, 1968.
Livret des Drawing Series IIA, 1-24, 1968.
variation de carrés ; dans chaque carré est développé la déclinaison d’une règle de dessin
all-over. Les déclinaisons sont généralement de trois ordres : progression (de la densité de la
texture par juxtaposition), rotation et renversement (quand il s’agit de lignes orientées). Là
encore, une œuvre comme Drawing Series IIA (1968) est “fondamentalement parcimonieuse
et s’épuise systématiquement”, quand bien même elle n’est pas exhaustive.
Outre le sous-sol et le rez-de-chaussée, les trois niveaux d’habitation de l’immeuble de la
Forsterstrasse, pris séparément, possèdent des qualités spatiales all-over, c’est-à-dire une
équivalence et une absence de hiérarchie spatiales en tout point du projet. Si nous mettons
les plans de chaque niveau côte à côte, c’est-à-dire en les observant de manière simultanée,
comme les modules carrés d’un Drawing Series de LeWitt, nous observons deux choses : la
première est que le deuxième niveau est le renversement du premier. La deuxième, plus
étonnante, est que la somme du linéaire des voiles de béton - le négatif de l’espace - est
exactement égale entre le premier étage (et son renversement) et le troisième étage. Le
rapport de densité entre les étages fait donc partie de la règle générale de l’édifice. Densité
et renversement sont des caractéristiques des stratégies sérielles de LeWitt.
La stratégie sérielle pour l’immeuble de la Forsterstrasse a plus de mal à convaincre que pour
la maison à un mur, et ce pour deux raisons : lorsque l’ensemble du concept des œuvres de
LeWitt repose sur une arithmétique simple aboutissant à un résultat mathématiquement
complexe, Les critères supérieurs qui définissent la règle dans les œuvres architecturales de
Kerez sont tout de même l’espace et la structure, critères fondamentalement complexes.
L’espace qui se déploie dans l’immeuble de la Forsterstrasse est fluide, libre, presque
mouvant. Néanmoins, il est issu d’une tension statique sophistiquée, et les effets spatiaux
y sont très maîtrisés. La spatialité de l’immeuble de la Forsterstrasse est finalement plus
contrainte que dans la maison à un mur, car l’équilibre entre l’espace et la structure y est
plus tendu, ténu, rendant l’œuvre moins parcimonieuse, plus complexe. La deuxième raison
est que le bâtiment ne comporte pas assez d’étages pour permettre à Kerez d’épuiser
son système. Néanmoins, il est aisé d’imaginer l’immeuble avec dix étages de plus. Cela
nécessiterait de pousser le système jusqu’à son épuisement, et conforte dans l’idée que la
dimension de projet est primordiale dans le développement d’un système sériel. Christian
Kerez dira à propos de l’échelle de projet : « Peut-être que les règles invisibles nécessitent en
fait une large échelle. [...] Les grandes formes offrent des opportunités que les plus petites
ne peuvent offrir. »132
Rappelons la règle adoptée par Kerez pour la conception du Swiss Re Next à Zurich. Les
cages d’escalier de secours constituent les noyaux porteurs qui soutiennent l’ensemble des
dalles. Elles sont à la fois les éléments de liaison qui créent la statique de l’édifice, et les
132 Georg Franck, op. cit., p17.
De multiples variations ont été envisagées en maquette
pour le Swiss Re Next.
Coupe transversale.
éléments paysagers omniprésents sur chaque étage mais conférant à chacun une disposition
différente, du fait de cette progression dans la disposition et la combinaison des noyaux
évoluant dans les trois dimensions de l’espace. C’est la grande échelle de ce projet qui le
transforme en quelque chose d’expressif et de sauvage, de même que c’est la fréquence à
laquelle un jeu est répété qui génère ses multiples combinaisons. C’est uniquement parce
que le bâtiment est suffisamment grand que les espaces des étages ont l’apparence d’un
accident ou d’un chaos, alors qu’il suit en fait une règle précise. Nous en avons conclu que la
diversité spatiale est assurée avec une grande économie de moyens par la simplicité, créant
des impressions distinctes, sans avoir recours à la composition. Le Swiss Re Next est alors
conforme aux hypothèses opératoires des œuvres sérielles de Mel Bochner : les divisions
intérieures de l’œuvre découlent d’un processus déterminé de façon systématique ; de même
que la maison à un mur, c’est la progression qui est ici en jeu, car c’est la disposition des
éléments verticaux - escaliers et ascenseurs - qui progresse dans tous les étages. L’œuvre
est aussi fondamentalement parcimonieuse et s’épuise systématiquement.
Comme la maison à un mur, la progression cinétique est particulièrement perceptible lors
de la procession intérieure dans l’édifice : les étages desservis par les escaliers en cascade
constituent autant de séquences dans la progression des noyaux structurels et de l’espace.
L’espace très lisible, car aménagé en open-space, est donc une seule entité qui progresse de
manière séquentielle ; il en est de même pour les noyaux structurels. Notons la distinction
idoine entre “termes” et “divisions intérieures” dans la première hypothèse de Bochner
: au contraire de la maison à un mur dont les termes - qui sont les étages - découlent
d’un processus de progression (configurations du mur), les étages du Swiss Re Next sont
les divisions intérieures découlant d’un processus de progression (disposition des noyaux
porteurs) qui s’épuise : les noyaux allant d’une façade à l’autre atteignent le nu de la façade
et s’étendent aussi loin que possible.
Georg Frank compare le Swiss Re Next à un jeu d’échec : dans la façon dont les cages
d’escaliers sont insérées, « beaucoup, si ce n’est tout, dépend du premier mouvement. Une
fois que vous avez décidé où positionner la première cage d’escalier, vous avez exclu une
foule d’autres possibilités. Le tumulte ou l‘entêtement de cette première décision ne donne
pas lieu à un élément traditionnel, la sauvagerie prévaut »133. Ce qui rappelle la pensée de
LeWitt : « A chaque œuvre d’art qui est matérialisée correspondent de nombreuses variations
qui ne le sont pas »134. Le caractère cinétique et progressif de la tour de Kerez rappelle le
Wall Drawing #797 de Sol LeWitt. Dans cette œuvre exploitant l’idée d’offset (décalage),
beaucoup, si ce n’est tout, dépend également du premier mouvement, de la première ligne
courbe à partir de laquelle toutes les autres vont dépendre, par une hérédité fatale.
133 Georg Franck, op. cit., p17. 134 Sol LeWitt, Sentences on Conceptual Art.
Wall Drawing #797, 1995.
« Le premier dessinateur (drafter) prend un marqueur noir et trace une ligne horizontale irrégulière le haut du mur. Ensuite, le second dessinateur essaie de la copier (sans la toucher) à l’aide d’un marqueur rouge. Le troisième dessinateur fait de même, en utilisant un marqueur jaune. Le quatrième rédacteur fait de même, en utilisant un marqueur bleu. Ensuite, le second rédacteur, suivie de la troisième et quatrième, copie de la dernière ligne tracée jusqu’à ce que le bas du mur est atteint.Octobre 1995 »
Maquette de la barre de logements.
Maquette de la tour de logements.
Nous pourrions de surcroit évoquer le concours immobilier de Werkbund Wiesenfeld à
Munich (2006)135, où Christian Kerez développe deux types de logements expérimentaux.
Le premier est une barre de logements traversants de huit étages, où chaque appartement
développe une configuration spatiale et géométrique différente. Pour ce faire, Kerez dessine
des types de logement classiques, qu’il vient ensuite perturber par une géométrie inattendue
pour les pièces de vie. Des combinaisons de diagonales et de courbes génèrent une pluralité
de logements, dont la spatialité devient radicalement plus complexe et dynamique. Le
deuxième type est une tour à base carrée de onze étages, où chaque étage constitue un seul
appartement. La circulation verticale est rapportée à l’extérieur de la tour, ce qui clarifie
la lecture de chaque unité de logement. Chaque appartement développe également une
configuration spatiale et géométrique spécifique (certaines plus pertinentes que d’autres),
la ligne diagonale créant des effets spatiaux inattendus. Le jeu de géométries combinatoires
de ces deux projets expérimentaux évoque de manière frappante le Wall Drawing #260 de
Sol LeWitt, dans lequel des combinaisons d’unités carrées contenant arcs, lignes droites,
lignes courbes et pointillés sont disposées dans une grille.
Si nous avons quelque peu délaissé Kazuhiro Kojima au profit d’un dialogue entre la pensée
de Christian Kerez et celle Sol LeWitt, c’est que l’architecte japonais est plus laconique. Les
mêmes questions architecturales le préoccupent, la poésie des saisons, l’ombre et la lumière,
la règle et le jeu, la vérité constructive. Qu’en est-il de la notion de sérialité, en particulier
dans le Space Block Hanoi Model ? Rappelons qu’à son origine, le système des Space Blocks
est un processus abstrait servant à organiser les espaces et les relations spatiales. Des
modules cubiques constituent de multiples variations de “blocks”. Plus on a de cubes et
plus on a de possibilités de blocks, 4 modules offrant 8 variations, 5 modules en offrant
29. Ajoutons à cela les transformations par rotation et renversement, les possibilités sont
démultipliées. Nous avons dit que dans le Space Block Hanoi Model la spatialité all-over est
particulièrement perceptible en coupe, les blocks d’unité cubique formant une texture en
maille très serrée de 2m40 dont ils constitueraient les points récapitulant le mode d’unité du
projet ; la perception intérieure du bâtiment étant particulièrement démonstrative, d’abord
par l’équivalence des unités horizontale et verticale, puis par cette qualité équivalente
des espaces privés et des espaces publics, au point où déterminer ce qui est intérieur et
extérieur aux appartements privés devient ambigu. Ainsi nous avions conclu que Kojima
“rend tous les éléments et toutes les zones de son projet équivalents en terme d’accentuation
et d’importance”, il “tisse son projet en mailles serrées dont chaque point récapitule le mode
d’unité”. Comme l’immeuble de la Forsterstrasse de Kerez, la qualité all-over du projet
hanoïen pourrait être une des manifestations d’un processus de sérialité.
135 « Werkbund Wiesenfeld Residential Estate », El Croquis n°145 (2009), p166-173.
Plans de barre pour le concours de logements de
Werkbund Wiensenfeld, 2007.
Plans expérimentaux d’une tour de base carrée. Schéma pour le Wall Drawing #260, 2012.
Structure primaire de poteaux-poutres et remplissage
de briques du Space Block Hanoi Model.
Les blocks, combinaisons possibles de cubes.
Les blocks d’appartements constituant le Space Block
Kamishinjo.
Nous avons dit de la méthode sérielle de LeWitt qu’avec une inflexion mise sur l’agencement
plutôt que la morphologie de ses constituants, elle fait de la forme un moyen au service de
processus de pensée, ce qui explique l’adoption du carré et du cube comme modules de
ses systèmes géométriques : « Dispensés de la nécessité d’être signifiants par eux-mêmes,
ils peuvent être mieux utilisés comme des outils grammaticaux d’où l’œuvre peut procéder.
L’utilisation d’un carré ou d’un cube prévient la nécessité d’inventer d’autres formes, et
réserve leur usage à l’invention. »136 Choisi pour son sa neutralité, celui-ci devient la forme
privilégiée de l’idée sérielle, en ceci qu’« il n’est impliqué dans aucune action - il est en stase
complète -, par conséquent c’est le genre de chose qui peut être aisément manipulée »137. Le
carré (et par extension la grille) fournit alors un cadre d’autant plus approprié aux variations
et permutations logiques des lignes droites qu’il structure le mouvement de leur rotation
dans les quatre directions absolues (verticale, horizontale, diagonale à 45° de gauche à
droite et diagonale à 45° de droite à gauche). L’analogie entre la conception en Space Blocks
de Kojima et certaines œuvres sculpturales de LeWitt est immédiate : des Cubes Structures
Based on Five Modules (1971-1974) à l’ossature structurelle du Hanoi Model, ou de Five
Cubes on Twenty-Five Square [sides touching/corners touching] (1977) aux maquettes et
diagrammes conceptuels du concept de Space Blocks, il n’y a qu’une différence majeure :
celui de la réification. La sculpture Irregular Towers [K] (1997) est une agrégation de cubes
matérialisés par leurs arêtes. Par son nom évocateur, elle ne dissimule pas son analogie
formelle avec l’ossature architecturale en poteaux-poutres, rappelant par la même l’analogie
du casier à bouteilles que Le Corbusier fera à propos de la structure de la Cité Radieuse. On
peut également remarquer la similitude amusante entre le décalage de la grille à mi-travée
de la sculpture avec ce même décalage dans la structure du Space Block Hanoi Model. La
sculpture prolifère dans l’espace (sans porte-à-faux) dans les trois dimensions de l’espace, à
l’instar des tours du modèle hanoïen dans la dimension verticale. L’installation Five Cubes on
Twenty-Five Square [sides touching/corners touching] représente de multiples combinaisons
de cinq cubes à la manière des modules constitués de blocks de Kojima, à ceci près que les
cubes se touchent sans forcément être adjacents, et ne s’empilent pas.
Selon les hypothèses de Bochner, les termes de l’œuvre de Kojima découlent d’un processus
préalablement déterminé de façon systématique : permutation (variation des blocks),
progression (nombre de modules cubiques), rotation et renversement. La simplicité de
la règle des Space Blocks et de ses constituants cubiques fait que l’œuvre achevée est
fondamentalement parcimonieuse et s’épuise systématiquement. Nous pouvons donc
conclure que le concept des Space Blocks de Kazuhiro Kojima est en soi une stratégie
architecturale sérielle.
136 Sol LeWitt, « Le carré et le cube », Sol LeWitt, Ed. Centre Pompidou-Metz, Metz, 2012 (1967), p207.137 Sol LeWitt, « Entretien avec Patricia Norwell », p243.
Irregular Towers (K), 1997.
Five Cubes on Twenty-Five Squares (sides touching/
corners touching), 1977.
Livret de l’installation Five Cubes on Twenty-Five Squares
(sides touching/corners touching).
Nous avons mis en évidence de grandes similitudes entre l’œuvre sérielle de l’artiste
américain Sol LeWitt et les œuvres architecturales de Christian Kerez et Kazuhiro Kojima.
Ces convergences révèlent une pensée sérielle commune, la sérialité étant un processus
de neutralisation permettant de s’extraire de l’arbitraire et de la composition. En analysant
les œuvres de ces trois créateurs, il nous est apparu que la pensée sérielle déploie non pas
une mais plusieurs stratégies de conception, permettant la richesse nécessaire pour assurer
le renouvellement et la pérennité de cette démarche créative. La spécificité de la méthode
sérielle est d’établir une règle spécifique qui donne lieu à un jeu de variations parfois sauvage
: de l’ordre nait le tumulte. L’œuvre produite épuisant la règle, le créateur doit constamment
être à la recherche de nouvelles règles et de nouvelles stratégies s’il veut éviter l’ennui
et la répétition. L’art et l’architecture sont deux disciplines différentes : l’architecture est
soumise à de multiples contraintes que ne connait pas l’art, l’importance de l’espace et de la
structure y est prédominante. Ainsi le rapprochement que nous pouvons faire entre œuvres
artistiques et œuvres architecturales n’est pas la résultante d’une similitude des règles, mais
de l’équivalence interdisciplinaire de stratégies sérielles générales. Ainsi, nous avons comparé
Variations of Incomplete Open Cubes de Sol LeWitt à la maison à un mur de Christian Kerez car
les deux œuvres développent toutes deux un jeu de variations de configurations spatiales.
Four Basic Kinds of Lines et l’immeuble de la Forsterstrasse partagent une stratégie sérielle
de qualité all-over. La stratégie du Wall Drawing #797 et du Swiss Re Next détermine un
jeu cinétique et progressif dont tout dépend du premier mouvement. Le jeu de géométries
combinatoires est analogue entre le Wall Drawing #260 et les logements expérimentaux de
Werkbund Wiesenfeld. Enfin, la méthode des Space Blocks de Kazuhiro Kojima est similaire
à la stratégie sérielle de Five Cubes on Twenty-Five Square [sides touching/corners touching],
et une analogie typologique frappante existe entre les réalisations de Kojima et les Cubes
Structures Based on Five Modules.
Nous pouvons ainsi définir la stratégie sérielle architecturale, à partir des hypothèses de
Bochner : les termes ou les divisions intérieures de l’œuvre architecturale découlent de
processus préalablement déterminé de façon systématique (permutation, progression,
rotation, renversement). L’œuvre achevée est fondamentalement parcimonieuse ; sa
méthode conceptuelle s’épuise systématiquement, ce qui n’est pas nécessairement le cas de
sa réification.
Conclusion
Nous avons été amenés à faire un rude constat : l’architecture actuelle souffre des maux
propres à notre contemporanéité. D’une part, elle est définie par des paramètres contextuels
et des besoins divers ; ces multiples contraintes - urbaines, sociales, législatives, normatives,
économiques, écologiques, politiques, esthétiques, constructives, spatiales, etc. - sont si
nombreuses et si contradictoires que prises dans leur totalité, elles aboutissent toujours
aux mêmes réponses architecturales. La norme découlant de cet état de fait ne représente
pas l’incarnation de valeurs partagées de notre société, mais est plutôt la manifestation
d’une architecture faite de compromis, de consensus, aboutissant à la médiocrité générale
du paysage architectural actuel. D’autre part, la société postmoderne dans laquelle nous
vivons est caractérisée par l’absence de valeurs et d’esthétiques communes. La pluralité
de l’architecture est la conséquence de la pluralité de la société, c’est le cas par cas qui
a remplacé la tradition, et le maintien d’une transmission commune semble perdue pour
toujours. Quant à l’architecture d’exception, elle est devenue un combat de recherche
de spectacle, créant souvent dans nos paysages urbains des objets bavards, n’établissant
pas de relation avec leur environnement, subissant le diktat de la mode, parvenant ainsi
rapidement à l’obsolescence urbaine et esthétique.
Le paysage architectural actuel témoigne de la schizophrénie et de la médiocrité des valeurs
de la société postmoderne. A défaut de sens politique commun, il incombe à nous architectes,
de développer des formes architecturales résistantes. C’est pourquoi la notion d’élégance,
en tant que qualité interdisciplinaire de la pensée créatrice, en tant que démarche de
résolution d’une problématique donnée et de ses enjeux inhérents, doit nous intéresser.
Nous avions défini que la résolution élégante d’un projet architectural serait une architecture
dont le processus de conception est résolu par un concept radical, réglant les contraintes
contextuelles et spécifiques majeures de l’édifice au moyen d’une mise en forme spatiale -
la spatialité -, et une mise en forme statique - l’architectonique - unitaire et unifiée. L’objet
construit serait alors intelligible, la forme réifiée matérialisant la stricte manifestation des
enjeux de la nécessité, dans une clarté et une parcimonie perceptibles.
Les œuvres de Christian Kerez et de Kazuhiro Kojima nous prouvent que la notion de
résolution élégante est transférable à la conception de projets d’architecture. Kerez résout
les questions d’implantation et de vues pour le projet de deux habitations, en dessinant
une maison mitoyenne, dont l’élément spatial et architectonique est l’élément fondamental
d’une maison mitoyenne : le mur de séparation. L’architecte zurichois conçoit un immeuble
d’habitation radicalement minimal, une pure forme minérale et cristalline de pans horizontaux
et verticaux équivalents et non hiérarchisés, dans lequel rien ne peut être retranché ni
ajouté ou changé. Kerez répond aux contraintes de sécurité dans la conception d’une tour
en imaginant que les éléments contraignants - les escaliers de secours - deviennent la
forme spatiale et architectonique de l’édifice. Quant à Kojima, l’architecte japonais conçoit
un système spatial et architectonique adapté à un contexte urbain très contraint, dont le
développement de la forme unitaire et fondamentale découle un espace à la fois riche,
complexe et intelligible.
Cette forme, unitaire et unifiée, est engendrée par la concrétion des problématiques
architecturales essentielles. Pour ce faire nous avons vu que l’objet construit devait
fonctionner comme un objet technique concret tel que le décrit Simondon, contraignant
le nombre réduit des éléments architecturaux à remplir plusieurs fonctions et à travailler
de manière synergique. Ainsi chaque élément étant rattaché aux autres par des échanges
réciproques de nécessité structurelle ou spatiale, leur forme fait partie d’un même système
dans lequel existe une multitude de causalités réciproques. C’est à cause de cette recherche
de synergies que la concrétisation du projet d’architecture peut se traduire par un aspect
de simplification ; l’architecture fonctionnant comme objet technique concret n’est plus en
lutte avec lui-même, aucun effet secondaire ne nuit au fonctionnement de l’ensemble ou
n’est laissé en dehors de ce fonctionnement. Les bâtiments de Kerez fonctionnant comme
des objets techniques concrets requièrent une technicité plus proche de celle des ouvrages
d’art - comme les ponts de Maillart - que de l’architecture traditionnelle ; ainsi faut-il être
conscient de la réalité économique helvétique, donnant les moyens techniques et financiers
à ces défis d’ingénierie de se réaliser. L’architecture du quotidien disposant de moins de
moyens, à l’instar du Space Blocks Hanoi Model de Kojima, ne peut financièrement et
techniquement pas se permettre de fonctionner comme des objets techniques concrets.
En faisant l’analyse de l’œuvre de l’artiste contemporain Sol LeWitt, il nous est apparu
comme une familiarité singulière avec les œuvres des architectes précédemment étudiées.
L’intuition qui nous avait d’abord mené à la comparaison de ces travaux s’est muée en
évidence : Christian Kerez et Kazuhiro Kojima développent dans chacune des œuvres étudiées
une stratégie sérielle spécifique. La sérialité, pour les deux architectes comme pour l’artiste
minimaliste, est un principe permettant de s’extraire de l’arbitraire et de la subjectivité de
les conceptions compositionnelles : Lucan nomme cela une stratégie de neutralisation. La
pensée sérielle déploie non pas une mais plusieurs stratégies de conception, permettant
la richesse nécessaire pour assurer le renouvellement et la pérennité de cette démarche
créative. Mais nous avons pris conscience que l’art et l’architecture sont deux disciplines
différentes : l’architecture est soumise à de multiples contraintes que ne connait pas l’art,
l’importance de l’espace et de la structure y est prédominante. Ainsi le rapprochement
que avons fait entre œuvres artistiques et œuvres architecturales n’est pas la résultante
d’une similitude des règles, mais de l’équivalence interdisciplinaire de stratégies sérielles
générales. C’est pourquoi nous en avons conclu que la qualité plastique ou spatiale all-over
était une résultante formelle possible d’une stratégie sérielle artistique ou architecturale.
A partir des hypothèses de Bochner définissant le travail sériel de LeWitt, nous avons ainsi
défini ce qu’était la stratégie sérielle architecturale : les termes ou les divisions intérieures
de l’œuvre architecturale découlent de processus préalablement déterminé de façon
systématique (permutation, progression, rotation, renversement). L’œuvre achevée est
fondamentalement parcimonieuse ; sa méthode conceptuelle s’épuise systématiquement, ce
qui n’est pas nécessairement le cas de sa réification.
Précisons toutefois que la résolution d’un projet d’architecture n’est pas dite élégante
puisqu’elle est sérielle : la stratégie sérielle n’est qu’une stratégie, il y en a probablement
d’autres. C’est le caractère conceptuel de la règle spécifique et synthétique qui fait de la
stratégie sérielle une méthode intéressante pour l’architecture, en donnant lieu à un jeu de
variations parfois sauvage : de l’ordre nait le tumulte. L’œuvre produite épuisant la règle,
l’architecte se doit d’être constamment à la recherche de nouvelles règles et de nouvelles
stratégies. Néanmoins, encore faut-il que la stratégie sérielle soit nécessaire et pertinente,
afin de régler les contraintes contextuelles et spécifiques majeures à l’édifice au moyen
d’une mise en forme spatiale et statique unitaire et unifiée. Toute gratuité dans l’adoption
d’une stratégie sérielle ne ferait qu’irrémédiablement retomber le processus créatif dans les
considérations de l’arbitraire et de la composition.
L’élégance est donc une qualité, la sérialité une stratégie.
Nous avons dit de la forme unitaire et unifiée qu’elle matérialisait la stricte manifestation
des enjeux de la nécessité, dans une clarté et une parcimonie perceptibles ; cela rappelle
fortement la notion de forme forte développée par Martin Steinmann138. Dans son ouvrage
Vers une architecture, Le Corbusier établit une relation entre ce qui est là, qu’il désigne
comme “fait brutal”, et les sensations que ce fait éveille en nous. Les formes simples, ou
“formes primaires”, éveillent des sensations simples, des “sensations primaires”. Dans
son esprit, il s’agit de corps stéréométriques139, de « grandes formes primaires que la
lumière révèle bien ; l’image nous en est nette [...], sans ambiguïté ; c’est pour cela que ce
sont de belles formes [...] »140. Si les ouvrages d’ingénieurs que Le Corbusier utilise pour
138 Martin Steinmann, Forme forte - Ecrits / Schriften 1972-2002, Chap. 3 : Idées, La forme forte : Vers une architecture en deçà des signes, Birkhäuser, Bâle, p189.139 Nom parfois donné à la géométrie de l’espace, par opposition à la géométrie du plan.140 Le Corbusier, Vers une architecture, Paris, 1923, p16.
Photographie d’un silo américain dans l’ouvrage Vers
une architecture, Le Corbusier, 1923.
Le Corbusier, la chapelle de Ronchamp, édifiée en 1955.
illustrer son propos - plus précisément les silos américains - sont beaux, ce n’est donc pas
en raison de leur fonctionnalité, mais de leurs formes simples (qui peuvent découler de
leur fonction). Il les considère bel et bien comme de l’architecture, parce qu’il voit dans
l’assemblage de volumes simples et clairs l’essence même de l’architecture. Comme nous
l’avions évoqué précédemment, Christian Kerez, en photographiant les centrales électriques
et des infrastructures dans le canton des Grisons au début de sa carrière, a été fasciné
par ces structures souvent extrêmement conceptuelles. Leur effet esthétique dit-il, est une
conséquence directe d’une approche conceptuelle précise et souvent purement technique.
Selon Le Corbusier et Amédée Ozenfant, nous percevons les objets non seulement en
tant que signification, mais déjà en tant que forme. Or, ces expériences peuvent aussi
être inconscientes. Ce sont les expériences physiologiques - et par conséquent aussi
psychologiques - comme celles liées, par exemple à la verticale : « On ne peut pas ne pas
constater que la loi de la pesanteur régit toutes les choses de la terre [...], l’instinct proteste
contre l’instabilité, et même l’apparence de l’instabilité [...]. L’art ne peut pas faire opposition
à cet instinct [...]. La caractéristique visible de la pesanteur satisfaite est la verticale »141.
Heinrich Wölfflin applique la Gestaltpsychologie (psychologie de la forme) à l’architecture,
en mettant en relation la perception d’un bâtiment avec celle du corps humain : « Il s’agit
de rapports de poids, d’équilibre, de dureté, etc., des rapports qui présentent pour nous une
valeur expressive. »142
Si nous quittons le domaine des formes simples, poursuit Steinmann143, il est évident que la
simplicité ne se rapporte pas à une forme, mais à une structure. Aussi Rudolf Arnheim décrit-
il la perception de la forme comme étant celle de ses traits structurels144, une conception
qui s’appuie sur la Gestalt. Il mentionne deux principes qui déterminent la perception des
choses. Le premier concerne la “simplicité”. Il stipule que tout objet tend à être perçu de telle
manière que la structure perceptuelle qui en résulte soit aussi simple que les conditions le
permettent. Le second principe concerne la “dynamique”. Par analogie, il stipule que toute
structure perceptuelle est appréhendée comme une structure de forces : « Les qualités
dynamiques propres à tout ce que perçoit notre œil sont à ce point fondamentales que nous
pouvons affirmer que la perception visuelle est la perception de forces visuelles »145. Ces forces
sont sources de tension, une qualité que l’objet perçu possède et n’est pas attribuée par le
spectateur : « La direction oblique est vraisemblablement le moyen [...] le plus efficace pour
produire une tension orientée »146 affirme Kandinsky. Il est alors clair que la tension découle
d’une déformation - la déformation d’une forme première, qui reste dans la seconde.
141 Amédée Ozenfant et Charles-Edouard Jeanneret, La Peinture moderne, Paris, 1925, p155.142 Heinrich Wölfflin, Prolegomena zu einer Psychologie der Architektur, Munich, 1886, p5,15.143 Martin Steinmann, op. cit., p190-196.144 Rudolf Arnheim, Visual Thinking, Berkeley, 1969, p29.145 Rudolf Arnheim, Kunst und Sehen, Berlin, 1980, p57,411,414.146 Vassily Kandinsky, op. cit.
Une infrastructure dans le canton des Grisons,
photographie de Christian Kerez.
Maquette en béton et bois de la maison à un mur de
Christian Kerez.
La question de la forme forte développée par Steinmann n’est pas le sujet de ces présentes
réflexions, celui-ci méritant que l’on s’y intéresse de manière approfondie. Néanmoins,
en définissant la résolution élégante d’un projet architectural comme : une architecture
dont le processus de conception est résolu par un concept radical, réglant les contraintes
contextuelles et spécifiques majeures de l’édifice au moyen d’une mise en forme spatiale -
la spatialité -, et une mise en forme statique - l’architectonique - unitaire et unifiée ; l’objet
construit serait alors intelligible, la forme réifiée matérialisant la stricte manifestation des
enjeux de la nécessité, dans une clarté et une parcimonie perceptibles ; la résolution élégante
ne constituerait-elle pas un élément de réponse à la question : comment produire la forme
forte ? Nous avons décrit les œuvres de Christian Kerez comme des sculptures monolithes
minérales, dont l’effet primal sur la perception suscite en nous une expérience esthétique
faite de sensations antithétiques, telles que lourd et léger, droit et oblique, stable et instable,
statique et dynamique. Tandis que le Space Block Hanoi Model de Kazuhiro Kojima oppose
des sensations comme ouvert et clos, clair et foncé, pluriel et unitaire. Ces sensations sont
directement imputables à la conception dite élégante précédemment définie, qui tend à
unifier et à clarifier la stéréométrie de l’objet architectural qui constitue son essence.
Les architectures élégantes de Christian Kerez et de Kazuhiro Kojima nous ouvrent de nouveaux
champs de réflexion sur la question du processus de conception architectural, bousculant les
conventions informelles de la postmodernité ; mais elles ouvrent également à de nouvelles
perceptions sensibles, à une autre pensée esthétique. Elles sont les témoignages matériels
d’une architecture qui porte un nouveau regard sur l’essentiel.
Terminons cette réflexion par la vingtième phrase sur l’art conceptuel de Sol LeWitt : “L’art
remporte un succès quand il change notre compréhension des conventions en modifiant nos
perceptions.”
Traductions annexes
Hubertus Adam, « Christian Kerez : die existentielle Dimension der Architektur », Archithese, n°3 (mai/juin 2011), p80-83.
Hubertus Adam, « More would be less : Christian Kerez, Mehrfamilienhaus Forsterstrasse, Zurich, 2001- 2003 », archithese n°6 (nov./déc. 2003), p64-69.
Philip Ursprung, « Wie vom Reissbrett, architektonische Importe in der amerikanischen Kunst der 1960er und 1970er Jahre », Werk, bauen + wohnen, n°3 (mars 2002), p12-17.
HA: Ton travail architectural se distingue de la production contemporaine par un radicalisme certain, ta manière de penser la conception conduit ton architecture vers un résultat spécifique. Pourquoi as-tu choisi l’architecture, et développes-tu certains grands principes dans la tienne ? CK: Lorsque j’étais adolescent, j’étais beaucoup plus intéressé par la peinture, la littérature, l’art au sens strict. L’architecture a commencé à me fasciner au fil du temps. Le bâti est là, qu’il soit bon ou mauvais, imposant ou insignifiant. L’art au sens strict est différent car il se nourrit de sa propre volonté, mais au contraire de l’architecture on peut simplement l’ignorer. Pour moi, l’architecture n’est pas seulement l’accomplissement et la confirmation des besoins et des attentes, elle est une sorte de forme d’art en détresse constante, menacée sur le territoire de l’espace tridimensionnel de ne plus pouvoir s’exprimer au point de ne plus rien avoir à dire. Ainsi, la question est de savoir comment se libérer de toutes ces contraintes et de ces attentes pour revenir à l’essence de l’architecture, afin de créer des édifices qui soient compris et vécus avant tout comme une manifestation architectonique. Je suis motivé par un radicalisme au sens archaïque du terme, c’est-à-dire une expérience première, pure et univoque, qui ne soit pas le résultat d’une dilution et de juxtapositions successives de ses composants. Une expérience qui soit propre à l’architecture et à aucun autre médium, et non transférable. HA: Qu’est-ce que radicalisme signifie concrètement pour ton architecture ?
CK: Le radicalisme en tant que formulation d’une idée architectonique fondamentale, d’un thème
Hubertus Adam, « Christian Kerez : die existentielle Dimension der Architektur », Archithese, n°3 (mai/juin 2011), p80-83.La dimension existentielle de l’architecture, entretien de Hubertus Adam avec Christian Kerez
architectonique qui n’est pas imposé, qui n’est pas galvaudé, qui ne soit pas tout simplement un copier-coller, et qui est le produit d’une pensée neuve depuis ses fondements. C’est la raison pour laquelle les détails en tant que tels ne m’intéressent pas. Un détail n’est que l’expression d’un tout, et le tout est quelque chose qui objective une idée. Aujourd’hui, il est essentiel de développer dans l’architecture, qui connait une sollicitation excessive, qui vit du spectaculaire de seconde voire troisième main, l’idée qu’il faut mener le travail d’une manière consistante du début jusqu’à la fin. C’est la raison pour laquelle je m’intéresse à la radicalité, qui est pas l’expression d’un excentrisme personnel mais qui est issue d’une considération fondamentale qui est la suivante : comment nait l’architecture, comment se formule l’espace architectonique, et comment peut-on le transformer en architecture construite.
HA: Dans tes constructions les thèmes qui constituent les bases de tes projets sont menés à un point que l’on ne peut pas dépasser. Tu ne veux ni te répéter ni te copier, alors qu’en suisse règne une architecture conventionnelle.
CK: Lorsque j’entreprends un projet, j’y travaille comme si c’était le premier ou le dernier jamais fait dans ma carrière. Un bâtiment réalisé est pour moi le point d’orgue d’une confrontation avec une idée architecturale et spatiale, ce qui me permet de me consacrer à un nouveau projet. Je remarque bien-sûr qu’il y a des similitudes, des parentés entre mes différents projets, mais je les ressens plus comme des faiblesses de ma créativité, et non pas comme un style ou une signature personnelle. Et je remarque que de mener une oeuvre à son terme exige un certain temps. Si l’on passe trop
rapidement d’un objet à l’autre apparait le danger que les thèmes ne soient plus que des variations ou des effleurements, et qui ne soient plus aboutis jusqu’au maximum.
HA: Si quelqu’un vient te voir avec la commande d’un projet qui doit ressembler à un projet antérieur, tu refuses ?
CK: J’ai déjà perdu des contrats, car pour moi un projet est une expérience, une aventure. Si je sais déjà d’emblée ce qui m’attend à la fin, l’énorme investissement que représente la construction pour chaque architecte n’en vaut pas la peine. Je ne fais ces efforts que si je suis poussé par la curiosité. Comment sera la maison quand elle sera construite et que je me déplacerai à l’intérieur, comment ces espaces et la lumière vont changer tout au long de la journée ?
HA: Dans quelle mesure le dialogue avec les maîtres d’ouvrage apporte des ajustements ? Il y a eu des discussions permanentes à propos de la maison à un mur à Zürich.
CK: Les discussions tournaient avant tout autour du projet, et les maîtres d’ouvrage l’ont menée de manière aussi intensive que moi. Nous avons tous les deux essayé d’aborder toutes nos possibilités en regard des sévères contraintes législatives, pour pouvoir rendre cette maison habitable. Ce qui était nécessaire pour chaque décision, on l’a trouvé dans les exigences de la conception architecturale et ce qui allait rendre la maison habitable. La maison à un mur est avant tout un manifeste architectural. Mais grâce à cela il en résulte une liberté pour l’habitant parce que l’architecture ne prescrit pas la façon dont il doit s’approprier l’espace, et ne dit pas où il faut mettre le divan ou la table de la salle à manger. C’est justement dans ce domaine qu’elle est en échec. Il en résulte un espace de liberté comme si l’on habitait dans une fabrique ou un château d’eau, construits dans un but différent.
En général je considère que dans le secteur de la maison particulière, la réhabilitation est bien plus passionnante que la construction neuve. Elle donne un espace de liberté, permet de penser l’utilisation des pièces en fonction de l’aménagement, la construction neuve n’exige pas suffisamment de ses habitants.
HA: Avec le Brésil et la Pologne, tu travailles en ce moment dans deux pays où les différences ne pourraient pas être plus extrêmes relativement à la Suisse. Comment gère-t-on lorsqu’on est architecte Suisse maniaque du projet, avec tant de différences et de divergence ?
CK: Tout d’abord c’est une grande aventure et un nouveau départ pour moi. J’ai commencé à participer à des concours à l’étranger parce que j’avais ressenti la construction de l’école de Leutschenbach comme un point final, et je m’étais posé la question de ce que je pourrais bien faire après. Dans cette mesure, je recommence tout depuis le début et j’apprends beaucoup. Ce qui est très excitant avec ces deux pays c’est qu’ils sont très différents dans la manière dont ils gèrent les difficultés. Les possibilités sont très différentes, ni meilleures ni pires, certaines choses sont possibles au Brésil qui ne le seraient pas en Suisse ou en Pologne, et inversement. Mais les limites sont plus données par les hommes que par le climat ou la législation. Je suis très fasciné par la capacité d’improviser et par l’enthousiasme que je rencontre au Brésil. Ces conditions différentes sont pour moi les possibilités de voir les choses autrement, de les voir différemment et de me poser d’autres questions. Il y a bien une chose que je n’ai jamais voulu être, c’est être un spécialiste. J’ai eu la chance de participer à des projets qui n’avaient rien à voir les uns avec les autres, un grand musée est situé à l’extrémité du spectre des possibilités par rapport à l’élargissement d’une favela. Ainsi, certains évaluent le projet de la favela comme une double trahison. D’un côté parce qu’on me considère comme un Suisse qui habite à Zürich,
avec une curiosité malsaine des pauvres hommes qui habitent au Brésil. Je peux comprendre que beaucoup d’hommes fiers vivent dans les favelas et ne veulent pas les quitter. La favela rend possible une toute autre qualité de vie communautaire, peut-être bien plus que dans les quartiers favorisés.
HA: Qui est le commanditaire de ce projet, et quel accueil reçoit ce projet sur place ?
CK: Le projet connait une grande approbation de la part de la commune, car il s’agit d’une tentative de réaliser des bâtiments neufs qui respectent le style de vie d’une favela. Le commanditaire est la ville de Sao Paulo, qui a fait preuve de beaucoup de courage en rendant possible ce genre de projets. La ville se trouve à un stade expérimental et exploite de nombreuses voies pour savoir comment améliorer les favelas et comment redéfinir le logement social. On est conscients de la difficulté que mon projet présente, mais on est en même temps convaincus que ce projet va contribuer à enrichir la discussion concernant les buts qui s’étaient fixés.
HA: S’agit-il une sorte “d’amélioration” d’une favela existante, où à partir de la structure et de leur typologie, on réalise des appartements qui ne seront pas habités plus tard par des habitants de la favela ?
CK: Il y a des groupes très différents dans une favela pour lesquels nous concevons du neuf. Intervenir dans des favelas amène toujours à détruire certaines maisons. Par exemple pour sécuriser des pentes, ou pour le tout-à-l’égout. Ce qui présuppose qu’il faut offrir des appartements à l’extérieur des favelas pour que les habitants qui perdent leur logement puissent être déplacés. J’ai expliqué aux favelados que mon but était avant tout d’apprendre de la favela car il n’y a aucune autre forme de développement urbain qui construit de manière plus efficace et se développe plus vite. Evidemment c’est peut-être la première fois qu’un
architecte planifie une nouvelle favela. Nous nous consacrons au ETH avec un projet de recherche pour savoir quelles sont les règles et les types de base qui organisent l’habitation informelle. Ce n’est nullement de l’anarchie ou du chaos, certaines composantes fondamentales se répètent dans chaque favela, et nous essayons de savoir comment elles se construisent et comment elles se développent. Nous essayons de comprendre les favelas des points de vue architectural, sociologique et urbanistique, sans les stigmatiser comme cause de la criminalité, des guerres de gangs et de drogue.
HA: Dans quelle mesure ce raisonnement rentre-t-il dans la réalisation du projet ?
CK: Il y a déjà maintenant de grandes synergies, par exemple nos premiers états des lieux sont la base pour répondre aux questions telles que : combien de magasins et combien de lieux de vie sociale sont nécessaires pour la vie de notre quartier. Pour beaucoup d’aspects nous avons besoin d’études comparatives de favelas existantes qui ne font pas partie du programme mais qui évitent de mener à des habitations anonymes dans des barres monotones.
HA: Les années 1960 et des années 1970 ont été déterminées par une architecture imprégnée de sociologie, ainsi que de la question de la responsabilité sociale de l’architecte. Dans les décennies qui ont suivi ce genre de réflexions a été nettement moins fréquent. Y vois-tu une démission ? Faut-il reposer la question sociale d’une autre manière ?
CK: Ce qui m’intéresse c’est la dimension essentielle de l’architecture, que je crée une habitation luxueuse à Zürich ou l’élargissement d’une favela au Brésil pour moi c’est la même chose. Ce qui m’intéresse ce sont les possibilités d’expérimentation que l’architecture propose. L’architecture a quelque chose à voir avec la vie, elle est existentielle, elle
n’est pas seulement un exercice formel. Mais je me garderais bien de garder l’aspect psychologique ou sociologique de ces questions. Il s’agit plutôt pour moi d’étudier les qualités et les particularités d’une favela au niveau de l’espace habitable et l’espace social. Je reste très proche de l’architecture. De nombreux essais pour élaborer des zones d’habitation pour favelados afin de les sortir de la favela sont pour moi une action politique menée contre l’architecture, qui est punissable, et qui est menée contre la construction des favelas comme une vengeance par rapport à la criminalité et aux guerres des gangs, qui évidemment existent et posent de gros problèmes. Mais il faut également constater que dans les favelas existent d’importants mouvements de résistance contre ce problème économique et social. Dans ce sens mon projet est une critique de la sociologisation et la politisation de l’architecture.
HA: Ce qui te motive montre toujours que tu reviens sur ce qui est fondamental et existentiel dans l’architecture. Ce qui frappe c’est que dans les expositions tu présentes toujours les modèles de structure. Est-ce que cette structure, cette visualisation permet le mieux la compréhension de ce qu’est l’essentiel de l’architecture ?
CK: Ce qui me fascine c’est la structure d’un corps architectonique, beaucoup plus que son apparence plastique. La surface m’intéresse moins. Comment un bâtiment se tient, comment il est construit, ce sont des questions fondamentales que personne ne peut nier. C’est pour cela que mes collaborations avec les ingénieurs et des corps de métier ont pour moi une signification essentielle, pour moi l’aspect extérieur est toujours la conséquence de l’ossature intérieure.
HA: C’est une compréhension à la moderne de l’architecture, par rapport au fait que l’ornemental et le superficiel ont gagné de l’importance ces dernières années, sans parler des systèmes
d’isolation thermique dont on a fortement discuté ces derniers temps.
CK: L’ornemental m’intéresse aussi, c’est ainsi que pour la construction à Muttenz d’un bâtiment pour la FHNW, j’ai travaillé avec des pièces ornementales avec superposition, répétition de suites de pièces. On a cassé une structure amorphe avec des ornements d’escalier. Cela m’a excité de ramener l’ornement à l’architecture, de la faire passer d’une apparition plane à une apparition en volume. Mais apparemment j’en ai demandé trop au jury !Les exigences techniques concernant l’énergie sur les façades ne devraient pas mener au réflexe esclave que l’architecte ne s’occupe que de l’habillage libéré des contraintes de la construction de l’ossature intérieure. Lors de la construction pour le Holcim Competence Center, nous avons développé deux structures différentes en préfabriqué, une pour l’intérieur et une pour la façade. Les deux sont complètement séparées au niveau thermique, mais se conditionnement mutuellement au niveau structurel et architectonique. Les débats concernant l’habillage des constructions ne sont souvent motivés que par l’esthétique. En architecture il faut séparer très clairement les problèmes liés à la technique et à la mode. Et je suis convaincu que le style d’une époque a quelque chose à voir avec la mode, le conditionnement psychologique de la majorité, mais bien moins avec les réalités, les données effectives. Par exemple ce que l’on peut voir dans le design automobile.
HA: Nietzsche a montré du doigt le fait qu’il y avait des passions mais pas d’amitié. Qu’est-ce que l’architecture a avoir avec la passion ?
CK: La passion ne signifie pas qu’on aime souffrir. Mais cela implique qu’on est prêt à poursuivre quelque chose même si cela suppose de souffrir. Etre prêt à suivre un chemin sans ménager sa peine et ses efforts. Je n’abandonne pas facilement, je poursuis mon chemin là où d’autres son prêts
à se satisfaire de ce qu’ils ont. Des réflexions pragmatiques ce n’est pas ce qui est primordial pour moi.
HA: Lorsque le succès arrive trop tôt est-ce que cela amène à des constructions traditionnelles ?
CK: Que les jeunes architectes d’aujourd’hui soient les porteurs d’espoir pour le futur est une invention des architectes de ma génération, pas de la leur. C’est ainsi que j’ai pu assister au succès d’architectes plus jeunes que moi, même s’ils ne sont plus très connus. Le succès peut être un piège, les modernes dans les années 1960-1970 ont échoué parce qu’ils avaient tellement de succès que le fait de solder le modernisme a mené au postmodernisme. En Suisse les architectes ont leur carnet de commande plein, les honoraires sont beaucoup plus élevés qu’à l’étranger, ce ne sont pas seulement des privilèges mais aussi des dangers qui rendent mous, et qui peuvent mener à la faiblesse. Mais je ne voudrais pas me distancier de ces dangers même si je ne fais pas vraiment partie de l’establishment de la scène architecturale suisse-allemande.
HA: Peut-on encore parler d’architecture suisse aujourd’hui, te présentes-tu comme une architecte suisse ?
CK: Oui tout-à-fait, dans le bon comme dans le mauvais. Beaucoup de ce qui caractérise l’architecture suisse je le renie, mais beaucoup de choses m’ont imprégné et constituent la base de mon travail. C’est quelque chose d’assez ambivalent chez moi, et ce serait simpliste de rejeter mes racines.
HA: Comment définirais-tu tes racines, à quoi penses-tu ?
CK: L’amour du concret. J’ai étudié avec Miroslav Sik et Fabio Reinhardt, si j’ai appris quelque chose avec eux c’est que l’architecture est quelque chose de réelle, qu’on peut se représenter, qu’on peut construire et qu’on peut saisir. Le souhait de détruire des rêves, des visions et des représentations, et de les transposer dans la réalité est quelque chose de très difficile. Ce côté suisse je le trouve terrible, mais d’autre part cela constitue quand-même pour moi un détonateur.
HA: Après la destruction de l’utopie, s’agit-il de découvrir le béton, l’haptique et la matière ?
CK: Cette concrétisation m’occupe beaucoup, le passage de l’un à l’autre est quelque chose de très difficile.
HA: Est-ce qu’il faut détruire les utopies ou bien l’utopie à l’époque de “anything goes”, a un sens ?
CK: Il y a des époques qui sont plus riches pour les utopies que d’autres. Si on regarde les films de SF on voit que le futur des années 90 ressemble au passé et paradoxalement le futur des années 60 ressemble à notre futur, même si les images ont plus de quarante ans. Mais je pense que nous vivons dans un monde sans utopie. Aujourd’hui tout semble possible, et même les bâtiments les plus excentriques peuvent être réalisés. L’époque d’aujourd’hui souffre du fait que les utopies sont trop facilement transposables dans la réalité. Je suis plus concerné par les fondements, les bases, pour développer une résistance vis-à-vis du convenu, qui est issu de ce mouvement et qui a fait que beaucoup de choses sont devenues possibles et que plus rien n’a d’utopique.
Les pentes de la colline de Zürich font partie des zones résidentielles les plus prisées. A la fin du XIXème siècle on commença à bâtir dans les terres de vignoble. L’urbanisation continua au XXème siècle, le prix prohibitif des terrains le fit exploser dans les dernières décennies, et c’est ainsi que cette zone perdit son caractère boisé. Seul un grand terrain privé au delà de la place Tobler, délimitée au nord par la rue Forsterstrasse et au sud par la Krähbühlstrasse a été épargné par la folie de la construction, des années 1960 jusqu’aux années 1990. Elle ressemble avec ses rangées d’arbres à un hortus conclusus. Ce n’est qu’en hiver lorsque les feuilles sont tombées que l’on peut apercevoir au milieu de cette aire, une grande villa qui date des années 1830. Au dessus de ce terrain enchanté avec son parc historique, a été construit un immeuble au bord de la Forsterstrasse, conçu par l’architecte Christian Kerez. Au premier abord cela pourrait être aussi une villa. On voit des dalles de béton comme autant d’éléments organisateurs horizontaux. On voit quelques voiles de béton qui rythment la façade en vertical. Et on voit beaucoup de verre. Et c’est tout.
La nature comme zone protégée
L’architecte n’a pas implanté la construction près de la route mais l’a déplacée vers le nord, au milieu du terrain délimité par la Forsterstrasse et la Heubeeriweg. Le niveau du rez-de-chaussée se trouve au même niveau qu’une terrasse de jardin qui existait déjà, un reliquat de la Forsterstrasse qui a été déplacée en aval. Cette position empêche d’une part la vue directe du rez-de-chaussée. D’autre part elle établit un espace de recul qui permet de préserver les aspects du parc si caractéristique de cette colline : l’architecte compose le dialogue
Hubertus Adam, « More would be less : Christian Kerez, Mehrfamilienhaus Forsterstrasse, Zurich, 2001- 2003 », archithese n°6 (nov./déc. 2003), p64-69.More would be less : Christian Kerez, l’immeuble d’habitation sur la Forsterstrasse, Zurich, 2001-2003
non pas avec les constructions alentour, mais avec le paysage. Par conséquent les jardins ne sont pas conçus comme un prolongement de la salle de séjour mais comme une nature discrètement façonnée par l’homme, une espèce de jungle civilisée. Le jardin constitue le vis-à-vis de l’édifice mais n’est pas compris comme une surface utile, et n’est pas accessible depuis le rez-de-chaussée. S’il avait été possible, comme c’est le cas de la grande villa en vis-à-vis de l’édifice, de cacher la maison au regard des passants par une végétation dense, il est probable que Kerez aurait choisi cette option.L’éloignement de l’édifice à la rue, l’idée d’une zone protégée, est renforcée par sa mise en valeur. Au lieu de traverser le jardin sur le chemin de la porte d’entrée, on accède au bâtiment par un souterrain. Depuis la rue, un tunnel mène au sous-sol de la maison. Avec la voiture on accède directement au garage qui mène à la rue. On accède à pieds par un escalier aux caves situées au dessus. Différents débarras entourent un grand hall depuis lesquels les ascenseurs et les escaliers permettent d’accéder aux niveaux d’habitation.
La cave est éclairée par la lumière zénithale. Deux systèmes de construction sont présents dans l’ensemble de l’ouvrage. Tandis que l’étage inférieur est constitué de box bétonnés, les murs extérieurs de la cave proprement dite ne servent que comme murs de soutien à la terre alentour. Des parois de verre de différentes longueurs délimitent l’espace et amortissent la charge porteuse. Ce verre fait en même temps office de cloison des caves.En partant de l’idée d’utiliser des murs de verre porteurs qui permettent de vitrer totalement les façades, Christian Kerez a développé en collaboration avec l’ingénieur Joseph Schwartz le système constructif de l’ensemble. En liaison avec
les dalles posées dessus nait un système statique qui n’a besoin que de quelques points pour transmettre les descentes de charge. En raison de l’amarrage solide entre le verre et le béton, l’amortissement de la charge d’étage en étage peut être organisée en différents point de telle manière qu’ils ont pu développer un système de portée qui rend la verticalité des descentes de charge inutile, ainsi l’on peut se passer de piliers. La conséquence est une liberté accrue pour l’organisation intérieure. Mais la liberté ne signifie pas l’arbitraire (Beliebigkeit). Différemment de la maison de campagne en béton armé de Mies van der Rohe, il ne s’agissait pas de permettre à la maison d’habitation de s’étendre vers l’extérieur et ainsi de diluer la forme figée du bungalow dans la nature, mais de différentier un grand volume orthogonal de trois étages défini par des plateaux de grandeur identique de telle manière que la structure de portée et l’aménagement intérieur soient identiques. Le premier et le deuxième étage sont organisés de manière symétrique et sont constitués chacun de deux appartements de 125m². Ce qui est commun au quatre appartements est qu’ils sont accessibles à partir de la cage d’escalier centrale. Les espaces intimes comme la salle de bains et la chambre sont orientés au nord, et en façade sud le balcon prolonge le séjour. Une cloison par étage côté nord-sud qui s’adosse à la cage d’escalier s’étend jusqu’au bout de la dalle. Deux parois en verre font l’angle et délimitent l’intérieur et l’extérieur. Chaque pièce de vie fait 50m² et dans deux appartements elle occupe la totalité de la façade, elle est donc délimitée par trois parois de verre. Pour les deux autres elle est orientée au sud, vers le balcon. Le troisième étage est en attique, et est composé d’un seul appartement de 180m². Le balcon au sud est prolongé par une terrasse inaccessible.
Réduire au maxima
Ce qui est étonnant c’est la réduction des matériaux et des détails. Le Terrazzo poli se marrie bien avec le
béton brut de décoffrage des murs et des plafonds. Les meubles encastrés dans les murs en bois blanc qui filent jusqu’au plafond servent à définir l’espace. La simplification a été poussée aussi loin que possible. Derrière une succession de panneaux mobiles filant sur toute la hauteur se cachent une armoire, une salle de bains ou un WC. Un panneau peut s’escamoter et permet de fermer un passage.Finalement le vitrage, qui est l’enveloppe de l’espace, qui fait la hauteur de l’étage et peut atteindre 6 mètres de long, a atteint ici le maximum que ce que le marché peut produire. Les panneaux coulissants, les portes, et les panneaux escamotables d’aération se trouvent au bout des panneaux ou aux angles. Les balustrades des balcons et des terrasses sont également en verre, il n’y a pas de contrefiche en profilé, rien ne vient déranger la pureté de la matière. Rien n’occulte le regard vers l’extérieur, aucun détail de cette maison n’est superflu, le chauffage se trouve dans la dalle, les installations techniques sont coulées dans les murs ; tout ce minimalisme pourrait être menaçant, mais c’est le contraire. Avec son ouverture sur l’environnement, l’édifice commence son dialogue avec la nature environnante. Les tons neutres et le renoncement à tout détail superflu font apparaitre l’architecture comme une coulisse sur laquelle réagit les jeux de lumière, d’ombre et de couleur de la nature selon les saisons. Dans la mesure où l’ordre et la liberté se conditionne mutuellement en regard de la construction, l’ascèse devient ici sensualité, dans une forme presque japonisante. Les fenêtres donnent une direction, une perspective au regard. Mais comme les murs extérieurs ne sont que verre, le regard n’a plus de but. Les parois vitrées, pourrait-on supposer, ne sont pas du tout pensées pour regarder dehors. Elles ne servent qu’à capter la lumière et les couleurs et de plonger ainsi l’espace dans des ambiances changeantes. Comme les Shoji des maisons japonaises. Les parois vitrées n’ont pas non plus la fonction de donner la forme extérieure du bâtiment, finalement il s’agit d’une maison sans façade.
L’unité des contraires
Il est révélateur que l’architecte ne permet que deux appréhensions de l’édifice. Une perception distancée depuis le lointain lorsque le bâtiment s’élève parmi la végétation environnante, ou l’absolue proximité à l’intérieur de l’habitation. On ne peut pas s’approcher de la maison. On ne peut pas en faire le tour, et on ne peut pas sortir pour aller au jardin. Le tunnel d’accès sépare ainsi les perceptions exogènes et indigènes. Si l’on voit depuis le dehors une maison de verre en béton, on se trouve à l’intérieur au milieu de murs en béton mais qui ne ferment pas l’espace, mais qui l’ouvrent au contraire. Introversion et extraversion sont mis en équilibre.
Christian Kerez avec cet édifice a laissé loin derrière lui les contingences de l’architecture suisse contemporaine. L’édifice est organisé de manière orthogonale, très épuré dans sa forme, mais n’a quand-même rien à voir avec le minimalisme helvétique galvaudé. Ce bâtiment se montre vivant, plein de surprises au niveau des volumes, multi-structuré, mais est quand-même un contrepoint à une certaine forme d’opulence à la mode. C’est une structure pure, une maçonnerie brute, et c’est en cela qu’elle possède une signification exemplaire, une structure brute décoffrée et juste couverte d’une enveloppe en verre. Une oeuvre en maçonnerie brute accomplie qui permet de renverser le slogan de Mies van der Rohe : “More would be less”.
L’émulsion actuelle pour les esquisses, les diagrammes, les modèles, ces médias dans l’art qui sont habituellement rattachés à l’architecture, excite la curiosité dans l’histoire de l’art récente. Ca n’est pas la première fois que les artistes utilisent de tels médias, à l’époque de l’avant-garde classique des années 1910-1920 les frontières entre les genres tombèrent, et la distinction entre les arts, le design et l’architecture s’estompèrent momentanément. Il en fut de même dans les années 1960.
Les esquisses des protagonistes de l’art minimal, à savoir Tony Smith, Donald Judd, Dan Flavin ou Sol LeWitt ressemblent dès le premier coup d’œil aux esquisses des architectes. On peut considérer les réalisations de la culture américaine des années 1960 comme continuité des projets de l’avant-garde classique, que l’on considère comme postmoderne au temps des néo-avant-gardistes. Mais cela est finalement moins important que la constatation qu’à cette époque aux USA, une foule de projets artistiques virent le jour, qui avaient l’air de sortir des bureaux d’architectes ou d’urbanistes.
Travailleur frontalier
Dans le cas de Tony Smith ça n’est pas très étonnant. Il a été architecte pendant 20 ans avant de se lancer dans la fin des années 1950 dans la sculpture, à travers laquelle il a pu formuler ses idées sans contrainte fonctionnelle ou économique. En tant qu’architecte il avait l’habitude de déléguer la réalisation artisanale. La célèbre citation selon laquelle il a réalisé la sculpture Die (1964) au téléphone : “je n’ai pas fait de dessin, j’ai tout simplement pris le téléphone et j’ai commandé” a particulièrement impressionné la jeune génération des artistes minimalistes, mais c’est cependant
Philip Ursprung, « Wie vom Reissbrett, architektonische Importe in der amerikanischen Kunst der 1960er und 1970er Jahre », Werk, bauen + wohnen, n°3 (mars 2002), p12-17.Issu de la planche à dessin : les importations architecturales dans l’art américain des années 1960-1970
révélateur de la position du dessin dans le processus de création de l’objet architectural. C’est pour ça que Smith en tant que sculpteur n’a pas publié de dessins. Ce n’est que peu à peu qu’ils ont pris de l’intérêt en tant qu’éléments indépendants de l’œuvre.Mais c’était différent chez Sol LeWitt. L’emploi de ses esquisses, de ses modèles et diagrammes est en relation avec ses activités de graphiste de 1955 à 1956 dans l’atelier d’architecture de Ieoh Ming Pei, où il a saisi l’idée du processus au résultat. Dès le départ il a utilisé le dessin, le modèle, la photographie, le modèle et la sculpture et le texte comme des médiums de valeurs égales. La distinction catégorielle n’a pas de sens au vu de son œuvre. L’organisation modulaire de ses dessins dans les années 1960 ainsi que la relation dialectique entre image et description sur la même feuille rappelle incontestablement des plans architectoniques. Les objets tridimensionnels des structures en grille de bois blanc ou de métal ressemblent à plus des modèles d’architecture qu’à des assemblages. les plans sont en même temps des esquisses conceptuelles que l’artiste a toujours signé et qu’il a ainsi mis en valeur comme des dessins à part entière. Dans les Wall Drawings réalisés plus tard, on a l’impression que LeWitt utilise les murs des salles d’exposition comme des pages d’un livre, à savoir des feuilles blanches de plans géants. Comme d’habitude, l’artiste fait réaliser les Wall Drawings pratiquement uniquement par ses assistants, pendant que lui-même donne uniquement les instructions. Cela le rapproche de la pratique des architectes.De la même manière que se réfère à son travail dans le bureau d’architecture pour son art, Richard Artschwager se réfère au passé en tant que concepteur et producteur de meuble. Sa préférence
pour les diagrammes ainsi que pour les surfaces préfabriquées industriellement, la série de dessin Basket Table Door Window Mirror Rug en 1974 montre son intérêt de trouver une solution à un problème quasi fonctionnel par le dessin. A savoir en répartissant un répertoire donné d’objets sur la surface de la table à dessin dans des variations continuellement renouvelées.
Manufacture
Après que la prédominance de la peinture se soit brisée dans les années 1950, et que la marche triomphale de la sculpture se soit essoufflée, de nombreux artistes commencèrent de manière très démonstrative à ne plus faire leurs œuvres d’art eux-mêmes mais à les faire réaliser par des manufactures. La taille gigantesque des sculptures de Tony Smith, Donald Judd, Roland Bladen, Robert Grosvenor et Kenneth Snelson rendent leur réalisation dans les ateliers d’artiste impossible. En outre, la demande de formats monumentaux grandit chez les collectionneurs, les musées et les municipalités, qui essayaient de se dépasser les uns les autres à partir des années 1960, en organisant des expositions de sculpture, à la fois en intérieur et en extérieur. Donald Judd visitait les banlieues de New-York à la recherche de petites manufactures qui avaient les compétences et qui employaient les matériaux dont il avait besoin pour ses sculptures, et qu’il choisissait comme dans un catalogue. Déjà dans ses premiers manifestes il insiste sur le fait que les frontières sont ouvertes entre l’art, le design et la sculpture. Au cours des années 1970 sa production s’est effectivement tournée vers le développement de meubles et d’architecture. Dans les années 1980, les dessins pour meubles gagnèrent un statut autonome. On ne peut reconnaitre les esquisses pour sculptures que grâce aux légendes.Les sculptures monumentales de Ronald Bladen ressemblent à des simulacres architectoniques à l’échelle 1:1. Elles ne peuvent être installées et
fabriquées que par des spécialistes. Comme ceux de Judd, les dessins de Bladen peuvent être lus comme des plans ou comme des œuvres autonomes. Mais les résultats les plus spectaculaires émergent de la confrontation de l’art avec le monde du calque d’étude et du dessin à l’échelle. Lorsqu’en 1966 on lui demande de développer un nouveau style d’art pour une réalisation à l’aéroport de Fort-Worth de Dallas, de nouveaux horizons s’ouvrirent à lui. Bien qu’aucun des projets audacieux ne se réalisèrent, le contact avec le monde des mégastructures, le monde du plan et des matériaux des bureaux d’architectes le menèrent finalement au Land Art. Les Nonsites de Smithsons, c’est-à-dire les œuvres d’art sculptures, qui se réfèrent à l’aide de photographies, de plans ou de textes de légende à un lieu disparu ou très éloigné, ainsi que les œuvres d’art à grande échelle de Land Art de la fin des années 1970, auraient été impensables sans cette confrontation.
Absorption
Les protagonistes de l’Art Minimal employèrent à l’évidence de plus en plus de plans et de diagrammes. Et comme le dessin est depuis toujours un contrepoids autonome à la sculpture, il n’est pas étonnant que les esquisses soient devenues des œuvres d’art à part entière. Le look technoïde et impersonnel qui fait passer l’écriture de l’auteur au second plan d’une facture semi-mécanique leur convenait parfaitement. Au début des années 1960 une exposition a été consacrée à ce thème dans la Dwan Gallery à New-York, sous le titre Scale Models and Drawings. La même année, une exposition à la Corcoran Gallery à Washington intitulée Scale as Content devait poursuivre la discussion à propos des échelles avec en partie des sculptures grand format. On peut considérer l’emploi des médias architectoniques par les artistes de cette époque comme le développement d’un genre particulier. Celui qui a poussé le plus loin ce travail au début des années 1970 et qui avait au départ
une formation d’architecte est Gordon Matta-Clark. Une multitude de dessins accompagne son oeuvre, dans laquelle on trouve des ébauches pour des performances ou des films, à côté de dessins personnels. Des thèmes comme l’énergie des flux, le jeu des forces, mais avant tout le mouvement permanent dans l’espace qui caractérise son oeuvre sont couchés sur le papier. Pendant que les autres artistes de sa génération écrivent des textes de réflexion et de déclaration, Matta-Clark est dans la continuelle élaboration du dessin, la plupart du temps croqués rapidement avec un feutre. Avec les dessins-découpage, c’est-à-dire le découpage dans des piles de papier qui sont traitées comme un matériau brut, Matta-Clark essaie de réaliser la continuité entre architecture, sculpture et dessin ; un thème qui avait déjà fasciné LeWitt et Judd.Comment se fait-il qu’autant d’artistes se soient rapprochés de l’architecture après 1960, avec une audace et une évidence comme cela n’avait pas eu lieu depuis les années fastes du Constructivisme ? L’une des causes les plus importantes est que l’art américain se trouvait à cette époque dans une phase d’expansion. Le monde de l’art -cette notion apparue pour la première fois à cette époque là- grandissait rapidement. L’intérêt d’un
grand public pour “l’art” augmentait, les prix aussi, et la vitesse à laquelle les changements dans les arts eurent lieu témoignaient d’une demande intense pour de continuels renouvellements. Les sculptures grand format correspondaient à l’image de l’artiste professionnel qui doit répondre dans un temps limité aux aspirations du public, et qui est capable de prendre en main le contrôle des processus de fabrication à l’échelle industrielle. De la même manière que les Sixties ont été perçues par la population comme phase de possibilités illimités, l’art de son côté ne semblait connaitre aucune limite. Tout semblait possible à l’époque. Dans l’architecture, le style international était en train de s’essouffler, et jusque dans le milieu des années 1970 avait peu d’innovations à proposer à l’essor de l’art. Ainsi on peut spéculer sur le fait que l’absorption de média architectural par l’art reflète une modification des rapports de force entre deux genres concurrents. Mais plusieurs pages vont probablement se tourner dans les années qui vont suivre, le rapport de l’art et de l’architecture n’étant pas statique, mais c’est un rapport qui est constamment soumis à des conflits d’intérêt et à des modifications historiques continuelles.
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