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La responsabilité de protéger Maryam Massrouri Les Etats souverains ont la responsabilité de protéger leur propre population du génocide, des crimes de guerre, du nettoyage ethnique et des crimes contre l’humanité. S’ils ne sont pas disposés à le faire ou n’en sont pas capables, cette responsabilité doit être assumée par l’ensemble de la communauté des Etats. Face à des situations où la protection d’êtres humains est une impérieuse nécessité, les Etats s’engagent à mener une action collective, par l’entremise du Conseil de sécurité, conformément à la Charte des Nations Unies. Les cas de catastrophes naturelles n’entrent pas dans le cadre des situations envisagées par la responsabilité de protéger et ne donnent donc pas lieu à son application. En outre, malgré le nombre potentiellement élevé de victimes en Birmanie en 2008, la non assistance à la population touchée par la catastrophe n’est pas constitutive d’un crime contre l’humanité. Sovereign states have a responsibility to protect their own population against genocide, war crimes, ethnic cleansing and crimes against humanity. If they are unwilling or unable to, this responsability must be assumed by the international community. When the protection of human beings is absolutely necessary, the States commit themselves to taking collective action, through the intervention of the Security Council, in accordance with the Charter of the United Nations. This does not apply to natural disasters. Besides, al- though the victims in Birmania in 2008 were very numerous, the non assis- tance does not constitute a crime against humanity. RESPONSABILITÉ DE PROTÉGER INGÉRENCE HUMANITAIRE CRIME CONTRE LHUMANITÉ BIRMANIE ASSISTANCE HUMANITAIRE I. Introduction La catastrophe humanitaire à laquelle la Birmanie a dû faire face en mai 2008, suite au passage du cyclone Nargis, a relancé la polémique sur la notion de «responsabilité de protéger», ou sur ce que certains appellent encore le «droit» ou «devoir d’ingérence humanitaire». Ces mots qui, depuis

La responsabilité de protéger - lalive.ch · Etats sur le fait que la souveraineté n’implique pas un pouvoir illimité per-mettant de bafouer les droits des citoyens8. De cette

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La responsabilité de protéger

Maryam Massrouri

Les Etats souverains ont la responsabilité de protéger leur propre population du génocide, des crimes de guerre, du nettoyage ethnique et des crimes contre l’humanité. S’ils ne sont pas disposés à le faire ou n’en sont pas capables, cette responsabilité doit être assumée par l’ensemble de la communauté des Etats. Face à des situations où la protection d’êtres humains est une impérieuse nécessité, les Etats s’engagent à mener une action collective, par l’entremise du Conseil de sécurité, conformément à la Charte des Nations Unies. Les cas de catastrophes naturelles n’entrent pas dans le cadre des situations envisagées par la responsabilité de protéger et ne donnent donc pas lieu à son application. En outre, malgré le nombre potentiellement élevé de victimes en Birmanie en 2008, la non assistance à la population touchée par la catastrophe n’est pas constitutive d’un crime contre l’humanité.

Sovereign states have a responsibility to protect their own population against genocide, war crimes, ethnic cleansing and crimes against humanity. If they are unwilling or unable to, this responsability must be assumed by the international community. When the protection of human beings is absolutely necessary, the States commit themselves to taking collective action, through the intervention of the Security Council, in accordance with the Charter of the United Nations. This does not apply to natural disasters. Besides, al-though the victims in Birmania in 2008 were very numerous, the non assis-tance does not constitute a crime against humanity. RESPONSABILITÉ DE PROTÉGER – INGÉRENCE HUMANITAIRE – CRIME CONTRE L’HUMANITÉ – BIRMANIE – ASSISTANCE HUMANITAIRE

I. Introduction La catastrophe humanitaire à laquelle la Birmanie a dû faire face en mai 2008, suite au passage du cyclone Nargis, a relancé la polémique sur la notion de «responsabilité de protéger», ou sur ce que certains appellent encore le «droit» ou «devoir d’ingérence humanitaire». Ces mots qui, depuis

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bientôt trente ans, sont présents dans les médias, suscitent inlassablement de vifs débats, aussi bien politiques, juridiques que philosophiques. Si, en ce XXIe siècle, tout le monde s’accorde à dire que l’on ne peut plus tolérer des violations flagrantes et massives des droits de l’homme, l’intervention pour motifs humanitaires a toujours suscité des controverses, voire des critiques, que ce soit par sa présence ou par son absence.

Les génocides au Rwanda et en Bosnie-Herzégovine, suivis des massacres au Kosovo, au Timor Oriental ainsi qu’au Darfour, ont profondément marqué la conscience collective, et mis en exergue les carences du système international quant à la mise en œuvre de l’intervention visant à protéger les droits fondamentaux de la personne humaine. Dans tous ces cas, l’on a attendu que le drame survienne pour intervenir, que ce soit par l’envoi de forces internationales ou la création de tribunaux internationaux ad hoc.

Il est désormais admis que les chefs d’Etat ne peuvent plus se réfugier derrière le principe de souveraineté territoriale pour bafouer les droits fondamentaux de leurs citoyens ou même cautionner leur violation. Néanmoins, la question demeure: sur quelle base juridique peut-on justifier une intervention destinée à mettre fin à de telles violations? Cette aspiration louable se heurte aux principes fondamentaux unanimement reconnus en droit international depuis des décennies: la souveraineté, la non-ingérence dans les affaires intérieures des autres Etats ainsi que le non-recours à la force. Le problème majeur qui se pose tient au fait que les opérations humanitaires sont de plus en plus souvent également des interventions militaires; ce qui soulève le problème du recours au prétexte humanitaire pour légitimer l’usage de la force, proscrit par le droit international. Faire la guerre pour imposer la paix. Le moyen utilisé ne va-t-il pas, par définition, à l’encontre de son but?

Conscient de la nécessité de trouver une fois pour toutes un consensus autour de l’intervention aux fins de protection humaine, KOFI ANNAN, alors Secrétaire général, lance à l’Assemblée générale des Nations Unies, en 1999 puis en 2000, un défi dans le but d’atteindre une unité sur les questions fondamentales de principe et de procédure. Il soulève la question en ces termes: «si l’intervention humanitaire constitue effectivement une atteinte inadmissible à la souveraineté, comment devons-nous réagir face à des situations comme celles dont nous avons été témoins au Rwanda ou à Srebrenica, devant des violations flagrantes, massives et systématiques des

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droits de l’homme, qui vont à l’encontre de tous les principes sur lesquels est fondée notre condition d’êtres humains?»1.

C’est en réponse à cet appel que le gouvernement du Canada annonça la création d’une Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des Etats (ci-après CIISE ou Commission), chargée de concilier d’une part, le principe de souveraineté, et, d’autre part, la nécessité d’intervenir en cas de violations graves des droits de l’homme. Cette Commission regroupait une série d’experts internationaux et conduisit à travers le monde entier diverses procédures de consultations avec les gouvernements, organisations non gouvernementales (ci-après ONG) et intergouvernementales, universités et groupes de réflexion, ce afin de recueillir un éventail aussi large que possible d’avis sur la question. C’est en décembre 2001 que la CIISE délivra son rapport intitulé «La responsabilité de protéger»2. Les conclusions dudit rapport servirent de fondement à l’engagement consenti par la communauté internationale lors du Sommet du millénaire en 2005. Celle-ci reconnut pour la première fois un fondement juridique au devoir d’agir, face à la transgression continue des droits les plus fondamentaux de la personne humaine.

Afin de mieux saisir la portée de cette notion vaste et complexe, il sied dans un premier temps de revenir succinctement sur le rapport de la CIISE. Nous examinerons ensuite le contenu de l’engagement de la communauté internationale. Enfin, nous nous pencherons sur la question de savoir si la non-assistance à la population victime d’une catastrophe naturelle, comme dans le cas récent de la Birmanie, peut être constitutive d’un crime contre l’humanité et, de ce fait, donner lieu à l’application de la responsabilité de protéger.

1 ANNAN K., Nous les peuples. Le rôle des Nations Unies au XXIe siècle, Rapport du

millénaire du Secrétaire général des Nations Unies, doc. ONU A/54/2000, § 217. 2 Rapport de la commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des

Etats, La responsabilité de protéger, Centre de recherches pour le développement in-ternational, Ottawa, 2001, disponible sur le site Internet: http://www.iciss.ca/report-fr.asp.

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II. Origines de la «responsabilité de protéger» ─ le rapport CIISE

La CIISE caressait l’ambitieux projet de concilier l’intervention à des fins de protection humaine et le principe de souveraineté, afin de trouver un consensus politique mondial sur la manière d’entreprendre ce genre d’intervention dans le cadre du système international, en particulier par l’entremise des Nations Unies.

A. Nouvelle conception de la souveraineté Le principe de souveraineté des Etats trouve son origine dans les traités de Westphalie de 1648, dans lesquels les parties3 se reconnurent mutuellement, à l’issue de la Guerre de Trente ans, indépendance, frontières, et ainsi souveraineté. Après la deuxième Guerre Mondiale, le principe de souveraineté sera cristallisé à l’article 2 § 1 de la Charte des Nations Unies (ci-après la Charte) et sera considéré comme l’un des piliers du système onusien4. En effet, pour bon nombre de pays, l’accession à la souveraineté fut le fruit d’une lutte de longue haleine et sa garantie par la Charte leur assure non seulement une égale dignité, mais aussi le droit de façonner eux-mêmes leur propre destin.

Consciente de l’importance que revêt le principe de souveraineté, la Commission se garde bien de le remettre en question. Bien au contraire, elle souligne son importance pour «parvenir à l’instauration d’un système international cohérent et pacifique»5. Toutefois, comme le relève Kofi Annan, «la souveraineté nationale ne saurait justifier les violations aveugles des droits de l’homme et les tueries»6. La souveraineté implique bien sûr des droits, mais également des devoirs. En effet, d’après la Commission, cette souveraineté suppose désormais «une double responsabilité: externe – respecter la souveraineté des autres Etats – et interne – respecter les droits

3 Il s’agissait de l’Espagne, des Provinces-Unies, de l’Empire germanique et de la

France. 4 Le système onusien est fondé sur le principe de l’égale souveraineté des Etats. Les

corollaires sont les principes de non-intervention et de non-ingérence dans les affaires intérieures des autres Etats. Voir l’article 2 § 1 et 7 de la Charte.

5 Rapport de la commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des Etats, cité ad note 2, § 1.34.

6 ANNAN K., Communiqué de Presse des Nations Unies, doc. ONU AG/1007 (2000). Voir également Communiqué de Presse des Nations Unies, doc. ONU SG/SM/6949 (1999).

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fondamentaux de toute personne vivant sur le territoire de l’Etat»7. Dès lors, c’est à l’Etat lui-même qu’incombe, au premier chef, la responsabilité de protéger sa propre population. Ce n’est que lorsque celui-ci ne peut ou ne veut pas mettre un terme aux souffrances de son peuple que la communauté internationale aura le devoir d’intervenir. Cette responsabilité internationale est donc subsidiaire, elle ne sera engagée que si l’Etat est soit incapable, soit peu désireux d’accomplir son obligation, soit bien sûr, s’il est lui-même l’auteur des crimes ou atrocités en question.

Cette interprétation extensive du principe de souveraineté par la Commission est discutable, compte tenu du sens traditionnel donné à la souveraineté. Pour arriver à cette conclusion, la Commission se base sur l’opinion unanime des Etats sur le fait que la souveraineté n’implique pas un pouvoir illimité per-mettant de bafouer les droits des citoyens8. De cette obligation négative, la Commission tire l’obligation positive pour les Etats de respecter les droits fondamentaux des personnes vivant sur leur territoire9. Ce postulat paraît quelque peu hâtif. Il peut néanmoins se justifier par sa finalité, soit le besoin de réagir face à la violation massive et répétée des droits de l’homme.

B. Changement des termes du débat Dans son rapport, la Commission a tenté de contourner les perpétuelles tergiversations suscitées par le «droit» ou «devoir d’ingérence humanitaire»10, qui opposent d’un côté des humanistes caressant l’aspiration idéale de faire respecter partout les droits fondamentaux de la personne humaine et, de l’autre, des juristes qui ne trouvent pas d’assise juridique à même de justifier cette noble idée11. La modification n’est pas purement

7 Rapport de la commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des

Etats, cité. ad note 2, § 1.35. 8 Ibid. 9 Il convient de relever que par cette interprétation, la Commission introduit une sorte

de hiérarchie entre l’obligation externe et l’obligation interne puisque la violation par un Etat de son obligation interne (respecter des droits de l’homme) permettrait dans certains cas aux Etats tiers de violer leur obligation externe (respecter la souveraineté des autres Etats) en intervenant sur ledit Etat. L’introduction de cette graduation sem-ble dangereuse pour des raisons que nous évoquerons ultérieurement.

10 KOUCHNER B., Le malheur des autres, Odile Jacob, Paris, 1991; BETTATI M., «Un droit d’ingérence?», RGDIP, 1991; BETTATI M., Le droit d’ingérence, Odile Jacob, Paris, 1996.

11 CORTEN O./KLEIN P., Droit d’ingérence ou obligation de réaction?, 2e éd., Bruylant, Bruxelles, 1996; GRAEFRATH B., Ingérence et droit international, in: Dérives humani-taires, état d’urgence et droit d’ingérence, PERROT M.-D. (dir.), PUF, Paris, 1994, p.

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sémantique, puisqu’en se référant à la «responsabilité de protéger», l’on se place désormais du point de vue de ceux qui demandent ou nécessitent un soutien et non plus de ceux qui envisagent éventuellement d’intervenir12. Ce changement de terminologie consacre donc également un changement de perspective, puisqu’il ramène les préoccupations au cœur du problème, c’est-à-dire vers les populations qui souffrent de massacres à grande échelle et nécessitent qu’on leur vienne en aide. De surcroît, comme souligné plus haut, le nouveau concept ne méconnaît pas le principe de souveraineté puisque c’est à l’Etat concerné qu’appartient en premier lieu, la responsabilité de protéger sa population. Partant, la «responsabilité de protéger» se conçoit davantage comme «un concept-lien, qui jette un pont entre l’intervention et la souveraineté»13, alors que le discours sur le «droit d’ingérence humanitaire» semble bien plus axé sur la confrontation. En effet, l’expression peut même être qualifiée de non-sens, puisqu’elle consacre «le droit de violation du droit»14, dans la mesure où l’ingérence est, par définition, une intervention illicite au regard du droit international15. Ce paradoxe visiblement insoluble se résoudrait par sa finalité, soit l’objectif humanitaire. L’ingérence serait dès lors légitimée par le noble but vers lequel elle tend: la protection des valeurs communes à l’humanité. Ajoutant à la confusion, alors que certains parlent du «droit», les autres font référence à un «devoir»16. La multiplicité des termes utilisés pour désigner «l’ingérence humanitaire» témoigne du flou qui entoure la notion17.

17-32; CORTEN O., Le droit contre la guerre. L’interdiction du recours à la force en droit international contemporain, Pedone, Paris, 2008, p. 741 ss.

12 Rapport de la commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des Etats, cité ad note 2, § 2.29.

13 Ibid. 14 GROSSRIEDER P., Le CICR face à l’ingérence humanitaire, in: Dérives humanitaires,

état d’urgence et droit d’ingérence, op. cit. ad note 11, p. 105. 15 L’ingérence désigne «l’action de s’immiscer indûment, sans en être requis ou sans en

avoir le droit, dans les affaires d’autrui», (BETTATI M., «Un droit d’ingérence?», op. cit. ad note 10 p. 641). Voir également MOREAU DEFARGES P., Droits d’ingérence dans le monde post-2001, Presses de sciences po, Paris, 2006, p. 10.

16 Le «droit» se réfère à l’aspect juridique alors que le «devoir» fait référence à l’éthique. A ce sujet, voir CORTEN O., op. cit. ad note 11 p. 738.

17 Comme le relève EISEMANN, «le bouquet des formules est imposant: obligation d’assistance, droit d’assistance, devoir d’ingérence (humanitaire), droit d’ingérence (humanitaire), devoir d’intervention, droit d’intervention humanitaire, etc. Pour faire bon compte, on appelle à la rescousse une loi de l’oppression minimale ou encore une morale de l’extrême urgence», cité par RUBIO F., Le droit d’ingérence est-il légitime?, L’Hèbe, Grolley, 2007, p. 38 s.

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La Commission évite également l’usage souvent abusif de l’expression «intervention humanitaire»18. Elle s’abstient soigneusement d’utiliser cette terminologie puisque, par définition, l’intervention peut être armée alors que le terme «humanitaire» désigne «l’action [...] qui vise à préserver la vie dans le respect de la dignité, à restaurer dans leur capacité de choix des hommes qui en sont privés par les circonstances. Elle est mise en œuvre pacifiquement et sans discrimination, en toute indépendance, neutralité et impartialité»19. Il est aisé de constater qu’il paraît extrêmement difficile d’envisager des actions humanitaires armées qui respecteraient les principes avancés par cette définition. D’abord, parce qu’une armée dépend d’un pouvoir politique et ne saurait, par conséquent, respecter les impératifs d’indépendance, de neutralité et d’impartialité. Ensuite, parce qu’une intervention armée suppose l’usage de la force, ce qui contreviendrait à la mise en œuvre pacifique de l’action humanitaire. Ainsi, même si l’intervention armée envisagée a pour but de protéger ou d’aider une population en danger, il paraît préférable de ne pas employer l’adjectif «humanitaire», qui rend l’action inattaquable en raison de la juste cause qu’elle est censée servir. Par ailleurs, le mariage contre nature entre le militaire et l’humanitaire desservirait les organisations internationales et ONG qui tentent de secourir les populations en toute neutralité et impartialité. En effet, cette confusion des genres implique immédiatemment la méfiance voire le rejet de la part des pays nécessitant l’assistance humanitaire20, rejet qui a souvent pour conséquence l’impossibilité pour les

18 L’intervention humanitaire peut être définie comme le «recours à la force que son ou

ses auteurs justifient par le souci de faire cesser des violations des droits de l’homme, perpétrées sur le territoire de l’Etat objet de l’intervention contre des personnes rele-vant de la juridiction de cet Etat», SALMON J. (dir.), Dictionnaire de droit international public, Bruylant, Bruxelles, 2001, p. 610.

19 Rony BRAUMAN, ancien président de Médecins Sans Frontières – France, cité par RENAUD J., in: Militaires, Humanitaires, à chacun son rôle, Complexe, Bruxelles, 2002, p. 17.

20 L’assistance humanitaire consiste en «la fourniture de denrées alimentaires, de vête-ments, d’abris, de médicaments, de soins médicaux et de toute autre aide similaire, indispensable à la survie des populations et propres à alléger les souffrances des vic-times» (SALMON J. (dir.), op. cit. ad note 15, p. 98). Voir également BETTATI M., «Un droit d’ingérence?», op. cit. ad note 10, p. 645. Voir également l’arrêt de la CIJ du 26 juin 1986, Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique («Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci»), p.124 s., § 242 s., qui précise que «l’assistance doit se limiter aux fins consacrées par la pratique de la Croix-Rouge, à savoir prévenir et alléger les souffrances des hommes, et protéger la vie et la santé et faire respecter la personne humaine; elle doit aussi, et surtout, être prodiguée sans discrimination à

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humanitaires d’accéder aux populations en détresse. C’est pour toutes ces raisons que la commission a préféré parler de «responsabilité de protéger». Ce changement de terminologie a pour but de rassurer les plus fervents partisans de la souveraineté et, partant, d’éliminer un obstacle à l’action effective lorsque celle-ci s’avère nécessaire.

C. Le continuum de la responsabilité de protéger La responsabilité de protéger doit être considérée comme un continuum de protection, c’est-à-dire qu’elle doit être envisagée comme un ensemble comprenant trois éléments: tout d’abord, le devoir de prévenir en cas de catastrophes humanitaires, ensuite, celui de réagir à de telles catastrophes et, enfin, celui de reconstruire, surtout après une intervention militaire aux fins de protection humaine.

1. L’obligation de prévenir

La Commission a fait de la prévention la composante la plus importante de la responsabilité de protéger, ceci afin d’endiguer les causes qui sont à l’origine des crises humanitaires. L’objectif est ambitieux. En effet, les raisons à l’origine d’un conflit armé, source de crise humanitaire, sont souvent multiples et extrêmement complexes. La Commission distingue les «causes directes» des «causes profondes»21. Ces causes sous-jacentes, ou «profondes», peuvent être la pauvreté, la répression politique, le manque d’intégrité ou d’indépendance du pouvoir judiciaire, mais aussi la corruption ou l’absence d’institutions démocratiques. Pour atteindre une prévention efficace, la Commission rappelle trois paramètres qu’elle juge essentiels: l’outillage préventif, l’alerte rapide et la volonté politique22. En pratique, les deux premiers dépendent directement du troisième qui est toujours le plus

toute personne dans le besoins». La pratique emploie indifféremment l’expression «aide humanitaire» ou «action humanitaire». Celle-ci doit être fournie conformément aux principes d’humanité, de neutralité, d’impartialité et d’indépendance (ce qui si-gnifie que l’on ne peut pas mêler aux objectifs humanitaires des objectifs politiques, économiques, militaires ou autres). A ce sujet, voir la Réunion internationale sur le Code de bonne conduite en matière d'assistance humanitaire à Stockholm, 16 et 17 juin 2003.

21 Pour plus de détails sur la distinction entre les causes directes et les causes profondes, voir le rapport de la commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des Etats, cité ad note 2, § 3.19 ss.

22 Ibid., § 3.9.

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problématique; le problème résidant non pas dans l’absence d’alerte rapide, mais dans l’absence de volonté (politique) de réagir rapidement23.

Comme pour les autres aspects de la responsabilité de protéger, le devoir de prévenir incombe en premier lieu à l’Etat lui-même puis à la communauté internationale. Même si elles ne permettent pas d’empêcher un conflit ou une catastrophe, les mesures préventives constituent une condition préalable nécessaire à l’éventuelle intervention de la communauté internationale. Le but est, à terme, d’éviter de telles interventions, par une prévention plus efficace. Comme l’avait bien compris la Commission: «ce qu’il faut de la part de la communauté internationale, c’est un changement fondamental d’état d’esprit, un passage d’une ‘culture de réaction’ à une ‘culture de prévention’»24.

2. L’obligation de réagir

Lorsque les mesures de prévention n’ont servi ni à améliorer la situation ni à éviter qu’elle ne se détériore, la responsabilité de protéger suppose une obligation de réagir lorsque la protection humaine apparaît comme une impérieuse nécessité25. Quand l’Etat ne veut pas ou ne peut pas redresser la situation, c’est à la communauté internationale que reviendra le devoir de prendre des mesures d’intervention.

Ces mesures coercitives peuvent être politiques, économiques ou judiciai-res26. Dans les cas extrêmes, elles peuvent même prendre la forme d’une intervention militaire. Bien que les mesures autres que la force militaire pa-raissent d’emblée préférables, il sied de rappeler que certaines sanctions, notamment économiques, comme l’embargo, imposent à la population civile des souffrances terribles, sans nécessairement avoir l’effet escompté sur les principaux acteurs. Cela dit, en matière de réaction comme en matière de prévention, il faut toujours envisager les mesures les moins intrusives et coercitives avant celles qui le sont davantage27. Ainsi, la Commission préconise une gradation des mesures possibles, l’intervention militaire étant l’ultima ratio.

23 Id. 24 Id., § 3.42. 25 Id., § 4.1. 26 Pour plus de détails, voir le rapport de la commission internationale de l’intervention

et de la souveraineté des Etats, cité ad note 2, § 4.6 ss. 27 Ibid., § 4.1.

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Si ces diverses sanctions coercitives ont pour but d’influencer l’Etat à agir d’une certaine manière, l’intervention militaire en revanche, représente une ingérence directe et physique à l’intérieur des frontières dudit Etat. C’est une intrusion très grave, qui présente des risques inévitables d’abus28. Pourtant, dans certains cas exceptionnels, où «la violence est si manifestement attentatoires à la conscience de l’humanité»29, il est nécessaire d’entreprendre une intervention coercitive armée. Dès lors, il paraît primordial de déterminer le seuil de violence qui justifierait une telle intervention.

A cet égard, la CIISE énumère six critères qui recoupent l’ensemble des conditions requises pour justifier une action coercitive armée. Il s’agit de la juste cause, la bonne intention, le dernier recours, la proportionnalité des moyens, les perspectives raisonnables et l’autorité appropriée.

Nous nous contenterons de décrire les deux critères qui nous semblent les plus difficiles à appréhender, à savoir la juste cause et l’autorité appropriée. Les quatre autres critères, connus sous l’appellation de «principes de précaution», seront écartés de notre étude30.

a) Le seuil de la juste cause

Tout d’abord, s’agissant de la juste cause, la Commission prévoit que l’intervention armée ne pourra se justifier que dans les cas les plus extrêmes, celle-ci devant avoir pour but de mettre un terme ou d’éviter «des pertes considérables en vies humaines, effectives ou appréhendées, qu’il y ait ou non intention génocidaire, qui résultent soit de l’action délibérée de l’Etat, soit de sa négligence ou de son incapacité à agir, soit encore d’une défaillance dont il est responsable; ou un ‘nettoyage ethnique’ à grande échelle, effectif ou appréhendé, qu’il soit perpétré par des tueries, l’expulsion forcée, la terreur ou le viol»31. Nous pouvons dégager deux types de situations de ces circonstances.

28 Voir entre autres BRICMONT J., Impérialisme humanitaire, Droit de l’homme, droit

d’ingérence, droit du plus fort?, Aden, Bruxelles, 2005. 29 Expression empruntée à la CIISE (rapport de la commission internationale de

l’intervention et de la souveraineté des Etats, cité ad note 2, § 4.13). 30 Pour davantage de détails sur les «principes de précaution», voir le rapport de la

commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des Etats, cité ad note 2, § 4.32 ss.

31 Ibid., § 4.19.

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D’une part, les graves violations des droits de l’homme, telles que codifiées dans différentes conventions internationales. Nous pensons ici au génocide, tel que défini dans la Convention du 9 décembre 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide32, aux graves violations du droit des conflits armés proscrits dans les quatre Conventions de Genève de 1949 ainsi que les deux Protocoles y afférent de 197733 et enfin les crimes contre l’humanité, tels que définis dans les Statuts de la CPI34, du TPIY35 et du TPIR36.

D’autre part, vient s’ajouter à ces crimes juridiquement définis, la notion plus incertaine de nettoyage ethnique, qui ne fait l’objet d’aucune définition en droit international. La CIISE tente de clarifier cette notion en citant quelques modes de perpétration, «notamment l’assassinat systématique des membres d’un groupe particulier en vue de réduire ou d’éliminer sa présence dans une zone déterminée; le déplacement physique systématique des membres d’un groupe particulier hors d’une zone géographique donnée; les actes de terreur visant à forcer une population à fuir; et le viol systématique, à des fins politiques, de femmes appartenant à un groupe particulier»37.

Cette notion reste extrêmement ambiguë, puisqu’elle contient des éléments que l’on retrouve dans la définition du crime contre l’humanité mais également dans celle du crime de génocide. Ainsi, les actes décrits se recoupent avec ceux qui sont constitutifs de crimes contre l’humanité (art.7 Statut CPI, 5 Statut TPIY et 3 Statut TPIR), alors que la volonté spécifique de détruire un groupe en particulier relève du génocide (art. 2 Convention contre le génocide, art. 4 Statut TPIY, art. 2 Statut TPIR, art. 6 Statut CPI).

32 RS 0.311.11. 33 Convention de Genève du 12 août 1949 pour l’amélioration du sort des blessés et des

malades dans les forces armées en campagne (RS 0.518.12); Convention de Genève du 12 août 1949 pour l’amélioration du sort des blessés, des malades et des naufragés des forces armées sur mer (RS 0.518.23); Convention de Genève du 12 août 1949 re-lative au traitement des prisonniers de guerre (RS 0.518.42); Convention de Genève du 12 août 1949 relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre (RS 0.518.51).

34 Statut de Rome de la Cour pénale internationale du 17 juillet 1998 (RS 0.312.1). Voir art. 7 Statut CPI.

35 Statut du tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie du 25 mai 1993 et ses modifications ultérieures. Voir art. 5 Statut TPIY.

36 Statut du Tribunal pénal international pour le Rwanda du 8 novembre 1994. Voir art. 3 Statut TPIR.

37 Rapport de la commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des Etats, cité ad note 2, § 4.20.

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De manière plus générale, la Commission s’abstient de définir ce que l’on doit comprendre par l’acception «à grande échelle» ou «des pertes considérables en vies humaines». L’optimisme de la CIISE, qui justifie cette imprécision en avançant que, dans la pratique, des situations de ce type ne donneront pas lieu à des désaccords majeurs, n’est pas partagé par tous. En effet, à quel moment pourra-t-on estimer que la condition de la juste cause est bien réalisée? Plus cyniquement, à partir de combien de morts peut-on considérer qu’une intervention s’avère nécessaire?

La Commission a inclus dans la première catégorie de circonstances, les cas où la population aurait été massivement exposée à la famine et/ou à la guerre civile, ainsi que les cas de catastrophes naturelles ou écologiques extraordinaires38. Dans toutes ces circonstances, la finalité était d’arrêter ou d’éviter le péril d’une population civile, dans les cas où l’Etat n’interviendrait pas.

La CIISE va encore plus loin, en prévoyant qu’une action militaire peut être justifiée pour anticiper ces massacres à grande échelle. Cette possibilité pose toutefois une série de problèmes, dont le plus manifeste est celui de la preuve claire de la menace de «pertes en vies humaines considérables» ou de «nettoyage ethnique à grande échelle». Comme solution à cette difficulté, la Commission propose que la gravité de la situation soit évaluée par un organisme non gouvernemental, impartial et universellement respecté tel que la Croix-Rouge39.

Une fois la juste cause définie, il sied de déterminer qui a l’autorité appropriée pour décider dans un cas particulier de la nécessité d’une intervention militaire.

b) L’autorité appropriée

D’après la Commission, l’ONU paraît être la plus désignée pour se faire le porte-parole de la communauté internationale. En effet, l’ONU est le lieu de discussion entre les Etats, l’enceinte où se décident les changements que la Communauté juge souhaitables. Par conséquent, c’est aux Nations Unies que devrait revenir, tout naturellement, le rôle de légitimation d’une action

38 Ibid., § 4.20. 39 Id., § 4.29.

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militaire collective, cela évitant toute action unilatérale mue par l’intérêt personnel40.

Nous ne sommes pas sans ignorer que la prohibition du recours à la force constitue un principe fondamental du système onusien, puisque selon son Préambule, l’Organisation a été créée afin de «maintenir la paix et la sécurité internationales».

Partant, les Etats doivent s’abstenir de recourir à la menace ou à l’emploi de la force contre l’intégrité territoriale et l’indépendance politique d’autres Etats (art. 2 § 4 de la Charte)41. Le droit international prévoit, toutefois, deux exceptions à ce principe, qui sont strictement définies: la légitime défense individuelle ou collective42 (art. 51 de la Charte) d’une part, et les mesures prises par le Conseil de sécurité en vertu du Chapitre VII pour le maintien de la paix et de la sécurité internationales (art. 42 de la Charte) d’autre part. En effet, l’article 42 de la Charte est applicable dans les trois hypothèses prévues à l’article 39 de la Charte soit, en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix ou d’un acte d’agression. C’est dans la réserve de la «menace contre la paix» que la Commission a décidé de puiser la base légale de la responsabilité de protéger. Ainsi, les cas de crimes contre l’humanité, de génocides ou de nettoyages ethniques, devraient être considérés comme une «menace contre la paix» et pourraient donner lieu à des mesures coercitives armées en vertu du Chapitre VII de la Charte. Dans tous ces cas de figure, c’est au Conseil de sécurité que devrait revenir le devoir de prendre toutes les mesures imposées par le maintien de la paix et de la sécurité internationales.

Cela a pour conséquence de conditionner l’action de la communauté internationale à l’aval des cinq membres permanents du Conseil de sécurité

40 Id., § 6.1 ss. A ce sujet, nous rejoignons KOLB qui avance que l’ONU est le sujet

d’une «triple centralisation»: centralisation quant à la décision à prendre, quant aux mesures à adopter et quant à leur mise en œuvre; d’autant qu’une telle centralisation a pour avantage d’accélérer et de faciliter considérablement le processus de réaction (KOLB R., Regards croisés vers la société des nations – de la SdN à l’ONU en matière de maintien de la paix, in: Conflits, sécurité et coopération, Liber Amicorum Victor-Yves Ghebali, Bruylant, Bruxelles, 2007, p. 399 s.

41 Pour plus de détails sur l’interdiction du recours à la force en droit international contemporain, voir CORTEN O., op. cit. ad note 11.

42 Il sied de rappeler que même dans ce cas, l’Etat qui fait usage de son droit de légitime défense suite à l’agression d’un Etat tiers, doit immédiatement en informer le Conseil de sécurité afin que ce dernier prennent les mesures «qu’il juge nécessaire pour main-tenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales» (art. 51 in fine de la Charte).

210 Maryam Massrouri

disposant du droit de veto43. En pratique, cela rend difficile la prise de décision, les intérêts de chacun étant extrêmement différents. La CIISE est consciente que le droit de veto constitue probablement l’obstacle principal au bon fonctionnement du système international lorsqu’il s’agit de prévenir ou de mettre fin à une grave crise humanitaire. A cet égard, celle-ci préconise l’adoption d’un «code de conduite» concernant le recours au droit de veto contre des mesures qui seraient nécessaires pour arrêter ou éviter une crise humanitaire grave44. Une «abstention constructive» du droit de veto devrait s’imposer lorsque les intérêts vitaux de l’Etat ne seraient pas en danger45.

Toutefois, cet objectif est aussi fondamental qu’utopique. En effet, nous ne pouvons ignorer que ce sont les enjeux politiques et stratégiques qui guident très souvent la volonté d’intervenir de certains Etats. En définitive, il appert qu’il n’est pas possible de faire abstraction de cette réalité dans le fonctionnement du système.

3. Obligation de reconstruire Pour conclure, la CIISE considère la reconstruction comme une étape primordiale dans l’application de la responsabilité de protéger. Il faut une stratégie post-intervention, pour éviter que les facteurs ayant suscités l’intervention militaire ne réapparaissent46. Faisant référence au rapport onusien sur «les causes des conflits et la promotion d’une paix et d’un développement durables en Afrique»47 de 1998, la Commission se fixe comme but la consolidation de la paix. Mais, concrètement, la consolidation de la paix peut se faire de bien des manières; le renforcement des institutions nationales, le désarmement des combattants, la surveillance des élections, la formation d’une force de police ou encore la création d’un système

43 En effet, pour qu’une résolution soit décidée, il faut que neuf des quinze membres du

Conseil votent en faveur du projet et qu’aucun des cinq membres permanents (Chine, Russie, France, Etats-Unis, Royaume-Uni) n’y opposent son veto.

44 Rapport de la commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des Etats, cité ad note 2, § 6.21.

45 Il conviendra toutefois de se mettre communément d’accord sur ce qui doit être consi-déré comme un intérêt vital de l’Etat. En effet, les intérêts économiques d’un Etat pourraient-ils être considérés comme des «intérêts vitaux»?

46 Rapport de la commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des Etats, cité ad note 2, § 5.3.

47 Rapport du Secrétaire général des Nations Unies sur les causes des conflits et la pro-motion d’une paix et d’un développement durable en Afrique, doc. ONU A/52/871-S/1998/318 (1998).

La responsabilité de protéger 211

judiciaire48. La CIISE se concentre sur trois axes fondamentaux: la sécurité, la justice et le développement49. Les opérations de paix ne peuvent pourtant pas être considérées comme étant «neutres», puisqu’elles contribuent activement à la promotion des valeurs occidentales et des normes internationales. Comme le relève MARCLAY, «c’est tant sur un plan idéologique que par les actions pratiques que cette insertion, cette pénétration occidentale se produit, cela afin de promouvoir les concepts de la démocratie libérale et de l’économie de marché»50. Concrètement, la reconstruction du pays va souvent se heurter à une culture et à des valeurs qui ne correspondront pas forcément à la vision européenne du «juste». Par ailleurs, comment intervenir sans finalement prendre parti pour l’une ou l’autre des factions rivales, au risque d’envenimer le conflit et de rendre difficile la question de la réconciliation nationale? Cette question, quelque peu négligée par la Commission, est pourtant essentielle, puisque qu’elle est une étape indispensable à l’établissement d’un Etat stable.

III. Le processus intergouvernemental sur la responsabilité de protéger

A. Introduction Le rapport de la CIISE a servi de fondement au consensus mondial, autour d’une nouveau texte prescrivant un devoir collectif international de protection. La responsabilité de protéger s’inscrivait, en fait, dans un programme plus vaste de réforme des Nations Unies, négocié par l’Assemblée générale au cours de l’année 2005. Ces négociations ont abouti à une rencontre des chefs d’Etats et de gouvernements au Sommet mondial des Nations Unies réunis à New York le 15 septembre 2005.

Le Document final du Sommet mondial contient l’engagement des Etats quant à la notion de responsabilité de protéger. Le texte affirme le devoir

48 Rapport de la commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des

Etats, cité ad note 2, § 5.5. 49 Ibid., § 5.8 ss. 50 MARCLAY E., La responsabilité de protéger. Un nouveau paradigme ou une boîte à

outils?, Etude Raoul-Dandurand n° 10, Chaire Raoul-Dandurand en études stratégi-ques et diplomatiques, Montréal, 2005, p. 17.

212 Maryam Massrouri

général tant des Etats que de la communauté internationale de «protéger les populations du génocide, des crimes de guerre, du nettoyage ethnique et des crimes contre l’humanité»51. Les dirigeants mondiaux ont donc affirmé que la communauté internationale était dorénavant responsable collectivement de protéger tous les êtres humains contre les violations les plus graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire. Le Document exprime bien les prudences de la Communauté des Etats face à cette délicate question. En effet, l’Assemblée générale s’est contentée de reconnaître les crimes les plus graves, tels que définis dans plusieurs conventions internationales, en faisant fi des cas de famine, de catastrophes naturelles ou écologiques, retenus initialement par la CIISE comme cause légitime impliquant le devoir de protéger52.

B. Portée juridique de la responsabilité de protéger Il convient de se demander si le concept de la responsabilité de protéger implique pour chaque Etat des obligations positives à l’égard des Etats tiers ou s’il ne s’agit que de la simple proclamation d’un devoir moral.

Tout d’abord, le Document rappelle que «c’est à chaque Etat qu’il incombe de protéger les populations du génocide, des crimes de guerre, du nettoyage ethnique et des crimes contre l’humanité»53. La formulation reste extrêmement ambiguë, puisque l’on ne comprend pas bien si l’Etat se doit de protéger sa propre population ou s’il engage sa responsabilité de manière générale, envers toutes les populations. Cela dit, au regard du rapport de la CIISE, l’interprétation adéquate suppose que la responsabilité première de chaque Etat est de protéger son propre peuple des crimes mentionnés54. Cette responsabilité implique des obligations pour l’Etat en matière de prévention, de protection et de répression. Les Etats doivent non seulement respecter mais également faire respecter les droits de l’homme les plus fondamentaux sur leur territoire. Le Document ajoute un second niveau de responsabilité, puisqu’il prévoit que «la communauté internationale devrait, si nécessaire, encourager et aider les Etats à s’acquitter de cette responsabilité et aider l’Organisation des Nations Unies à mettre en place un dispositif d’alerte

51 Document final du Sommet mondial des Nations Unies, doc. ONU A/60/L.1 (2005),

§138. 52 Voir supra point II/C/2. 53 Document final du Sommet mondial des Nations Unies, cité ad note 51, § 138. 54 Dans ce sens, voir SCHABAS W., Preventing Genocide and Mass Killing: The Chal-

lenge for the United Nations, Minority Rights Group International (2006), p. 14.

La responsabilité de protéger 213

rapide»55. D’un point de vue juridique, il paraît difficile de tirer de cette phrase une quelconque obligation positive; toutefois, ce texte nous permet d’affirmer que tout manquement d’un Etat à son obligation de protéger sa propre population entraîne pour les Etats tiers la violation de leur engagement.

En second lieu, le Document envisage une responsabilité subsidiaire de la communauté internationale en affirmant «qu’il incombe à la communauté internationale, dans le cadre de l’Organisation des Nations Unies, de mettre en œuvre les moyens diplomatiques, humanitaires et autres moyens pacifiques appropriés, conformément aux Chapitres VI et VII de la Charte des Nations Unies, afin d’aider à protéger les populations du génocide, des crimes de guerre, du nettoyage ethnique et des crimes contre l’humanité»56. En dernier recours, seulement «lorsque ces moyens pacifiques se révèlent inadéquats et que les autorités nationales n’assurent manifestement pas la protection de leurs populations […]» que les Etats sont prêts «à mener en temps voulu, une action collective résolue, par l’entremise du Conseil de sécurité, conformément à la Charte, notamment son Chapitre VII […]». Par ailleurs, la communauté internationale s’engage également à «aider les Etats à se doter des moyens de protéger leurs populations […] et à apporter une assistance aux pays dans lesquels existent des tensions avant qu’une crise ou un conflit n’éclate»57.

Il ressort de ces paragraphes d’autres engagements pour les Etats. En effet, ceux-ci s’obligent à apporter une aide aux Etats qui ont des difficultés à assumer leur responsabilité de protection. La communauté internationale fait également la promesse de réagir décisivement et à temps, à travers le Conseil de sécurité, lorsque les Etats manquent manifestement d’assurer la protection de leur population. En effet, ceux-ci s’engagent à mettre à disposition toutes les ressources nécessaires à l’intervention décidée par le Conseil de sécurité, soit des ressources tant matérielles, financières qu’humaines.

Le Document final rappelle que la responsabilité essentielle repose sur le Conseil de sécurité, qui se devra d’intervenir à chaque fois que les circonstances l’exigent58. Comme l’a relevé la CIISE dans son rapport, «il ne s’agit […] pas de trouver des substituts au Conseil de sécurité en tant que

55 Document final du Sommet mondial des Nations Unies, cité ad note 51, § 138. 56 Ibid., § 139. 57 Id. 58 SCHABAS W., op. cit. ad note 54, p. 14.

214 Maryam Massrouri

source de l’autorité, mais de veiller à ce qu’il fonctionne beaucoup mieux qu’il ne l’a fait jusqu’ici»59.

En avril 2006, le Conseil de sécurité, à travers sa Résolution 1674 sur la protection des civils lors des conflits armés60 «réaffirme» les recommandations du Document final du Sommet mondial concernant la responsabilité de protéger. Cela signifie que le Conseil de sécurité a accepté le rôle important qui lui était assigné, et qu’il est bien résolu à entreprendre une action collective dans tous les cas où celle-ci s’avère nécessaire.

En définitive, il ressort de ce texte que non seulement aucun Etat ne peut se servir de sa souveraineté comme rempart aux violations graves des droits de l’homme, mais aucun Etat ne peut être indifférent face à ces crimes, et ce, quelque soit le lieu de leur commission. Les Etats membres de la communauté internationale doivent donc assumer une responsabilité collective à l’égard de tous les êtres humains qui seraient victimes des violations les plus graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire.

Il semble toutefois difficile de tirer du Document final une obligation positive directe pour les Etats en dehors de leur territoire. Pourtant, il convient de nous attarder quelque peu sur l’émergence d’un courant affirmant que tous les Etats ont l’obligation de prévenir et de mettre un terme aux violations des normes dites de jus cogens61.

1. Les normes de jus cogens La notion de jus cogens est reconnue dans la pratique internationale, dans la jurisprudence aussi bien nationale qu’internationale ainsi que dans la doctrine62. Les normes de jus cogens sont universelles et fondamentales car elles défendent les intérêts de la communauté internationale dans son 59 Rapport de la commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des

Etats, cité ad note 2, § 6.14. 60 Rés. 1674 (2006), § 4. 61 La notion de jus cogens est définie à l’article 53 de la Convention de Vienne sur le

droit des traités du 23 mai 1969 en ces termes: «Aux fins de la présente Convention, une norme impérative de droit international général est une norme acceptée et recon-nue par la communauté internationale des Etats dans son ensemble en tant que norme à laquelle aucune dérogation n’est permise et qui ne peut être modifiée que par une nouvelle norme du droit international général ayant le même caractère».

62 CRAWFORD J., Les articles de la C.D.I sur la responsabilité de l’Etat pour fait inten-tionnellement illicite, introduction, texte et commentaires, Pedone, Paris, 2003, p. 294.

La responsabilité de protéger 215

ensemble63. Si les contours de cette catégorie de norme restent flous et controversés, la Cour internationale de Justice (ci-après CIJ) a récemment reconnu le rôle que tient le jus cogens dans le système légal international. Dans l’arrêt des «Activités armées sur le territoire du Congo», la Cour reconnaît que l’interdiction du génocide est une norme de jus cogens, et créée de ce fait des obligations pour les Etats en dehors de tout lien conventionnel64. Différents tribunaux ont également admis que l’interdiction de la torture faisait partie des normes de jus cogens65. Il convient de se demander quelles autres normes peuvent entrer dans cette catégorie et ainsi justifier à l’égard de tous les Etats certaines obligations.

Nous pouvons trouver un élément de réponse dans les travaux de la Commission du droit international (ci-après CDI) sur la responsabilité des Etats pour fait intentionnellement illicite. La CDI adopta lors de sa 53e session le Projet d’articles sur la responsabilité internationale de l’Etat. Le 12 décembre 2001, l’Assemblée générale des Nations Unies recommanda ledit Projet à l’attention des Etats, par la Résolution 56/8366. Le texte des articles figure désormais en annexe de ladite Résolution67. Le commentaire relatif à l’article 26 du Projet identifie les normes suivantes comme étant intransgressibles: «l’agression, le génocide, l’esclavage, la discrimination raciale, les crimes contre l’humanité et la torture, ainsi que le droit à l’autodétermination»68. Le Statut de la Cour pénale internationale (ci-après CPI) se montre légèrement plus restrictif. En effet, sa compétence est «limitée aux crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale» (art. 5 Statut CPI), soit le génocide, les crimes

63 PERRIN J., Droit international public, Schulthess, Zurich, 1999, p. 519. 64 CIJ, arrêt République démocratique du Congo c. Rwanda («Activités armées sur le

territoire du Congo»), 3 février 2006, § 64. 65 Affaire Furundzija n° IT-95-17/1-T, Chambre de première instance II, 10 décembre

1998, § 153 ss. 66 Pour davantage de détails voir PELLET A., La codification du droit dans la responsabi-

lité internationale: tâtonnements et affrontements, in: BOISSON DE CHAZOURNES L./GOWLLAND-DEBBAS V. (éd.), The International Legal System in Quest of Equity and University/L’ordre juridique international, un système en quête d’équité et d’universalité. Liber Amicorum Georges Abi-Saab, Kluwer, La Haye, 2001, p. 285 ss.

67 Formellement, les articles ne sont plus au stade de projet. La forme définitive du projet n’étant pas encore déterminée, pour des raisons de commodité, nous nous réfé-rerons tout de même au «Projet» de la CDI.

68 CRAWFORD J., op. cit. ad note 62, p. 226. Voir également BASSIOUNI M. C., Introduc-tion au droit pénal international, Bruylant, Bruxelles, 2002, p. 77.

216 Maryam Massrouri

contre l’humanité, les crimes de guerre et le crime d’agression69. L’importance donnée à ces crimes par le Statut de la CPI plaide également en faveur de la qualification de jus cogens.

BASSIOUNI, quant à lui, étend cette liste en y incluant, outre le génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, l’agression, la piraterie, l’esclavage et la torture70. Le Comité des droits de l’homme s’est également penché sur cette question et a énuméré d’autres normes indérogeables71.

Comme nous pouvons le constater, hormis le nettoyage ethnique qui ne fait pas l’objet d’une définition en droit international, les crimes prévus dans le Document final peuvent être considérées comme des normes de jus cogens. Dans la mesure où le respect des normes de jus cogens vaut par définition erga omnes72, tous les Etats ont le devoir d’agir pour protéger les victimes de ces crimes73. Ce devoir de faire respecter le droit international humanitaire en toutes circonstances peut également être déduit de l’article 1er commun aux quatre Conventions de Genève de 1949, qui proclame l’obligation pour les parties contractantes d’en «respecter et faire respecter» les prescriptions74, même si dans ce cas, l’obligation des Etats reste subordonnée à l’existence d’un conflit interne ou international.

69 La Cour ne pourra exercer sa compétence à l’égard du crime d’agression que lorsque

la conférence de révision du Statut aura défini ce crime dans une nouvelle disposition, conformément aux articles 121 et 123 du Staut CPI. La compétence actuelle de la Cour ne s’étend donc qu’aux crimes de génocide, aux crimes contre l’humanité et aux crimes de guerre; voir l’article 5 § 2 Staut CPI. Pour davantage de détails, voir KOLB R., Droit international pénal, Helbing Liechtenhahn/Bruylant, Bâle/Bruxelles, 2008, p. 166 ss.

70 BASSIOUNI M. C., op. cit. ad note 68, p. 77. 71 Il s’agit notamment du droit à la vie, l’interdiction de la torture, l’interdiction de

l’esclavage, la liberté de conscience. (Comité des droits de l’homme, Observation gé-nérale n° 29, Observation sur l’Article 4 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, doc. ONU CCPR/21/Rev.1/Add.11 (2001), § 7).

72 Il s’agit d’obligations de tous à l’égard de tous. A ce sujet, voir la contribution de BISAZZA P., dans le présent ouvrage; DUPUY P.-M., Droit international public, 8e éd., Dalloz, Paris, 2006, p. 19.

73 BOISSON DE CHAZOURNES L./CONDORELLI L., Quelles perspectives pour la responsabi-lité de protéger?, in: Les droits de l’homme et la constitution, Schulthess, Ge-nève/Zurich/Bâle, 2007, p. 331.

74 La CIJ dans un avis consultatif du 9 juillet 2004 sur les «Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans les territoires palestiniens» a rappelé que l’article 1er commun aux quatre Conventions de Genève s’adresse à tous les Etats, qu’ils soient ou non parties au conflit et qu’ils aient ou non ratifiés lesdites Conventions. Voir égale-ment BOISSON DE CHAZOURNES L./CONDORELLI L., op. cit. ad note 73, p. 14.

La responsabilité de protéger 217

Les conséquences de la violation d’une telle obligation sont prévues à l’article 41 du Projet de la CDI, qui préconise, d’une part, que les Etats doivent coopérer pour mettre un terme à la violation et, d’autre part, qu’il leur est interdit de reconnaître comme licite une situation créée par ladite violation. Ces obligations impératives valent pour la communauté des Etats dans son ensemble. Partant, tout Etat peut invoquer la responsabilité d’un Etat tiers qui agirait en violation d’une telle obligation75.

Au vu de ce qui précède, nul ne saurait disconvenir que, désormais, il existe des obligations qui pèsent sur chaque Etat dans les cas de violations graves des droits de l’homme, même si ces dernières sont commises sur le territoire d’un Etat tiers. Toutefois, il convient de se demander si le concept de responsabilité de protéger implique pour les Etats un droit unilatéral d’intervention armée.

2. Le concept de responsabilité de protéger fonde-t-il un droit unilatéral d’intervention militaire pour les Etats?

Si l’on admet que le concept de responsabilité de protéger implique une obligation pour les Etats, il sied de déterminer s’ils pourraient, voire devraient intervenir, hors du cadre des Nations Unies, pour respecter leur devoir de protéger. Finalement, en l’absence d’une autorisation du Conseil de sécurité, l’intervention aux fins de protection humaine est-elle un droit reconnu par le droit international?

L’intervention des force armées de l’OTAN au Kosovo en 199976 a relancé le sempiternel débat sur la possibilité d’intervenir militairement en dehors d’une autorisation formelle du Conseil de sécurité. Toutefois, les Etats membres de l’OTAN ayant participé à ladite intervention ont tenté de justifier leur action par la légitimité bien plus que par la légalité. En effet, aucun texte juridique ne prévoyait la reconnaissance d’un tel droit d’intervention militaire pour des raisons humanitaires77. Par ailleurs, il appert qu’aucun des arguments avancés pour légitimer ce genre d’intervention n’a 75 L’article 48 du Projet de la CDI sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationa-

lement illicite prévoit «l’invocation de la responsabilité par un Etat autre qu’un Etat lésé».

76 A ce propos, voir notamment BUZZ A., L’intervention armée de l’OTAN en Républi-que Fédérale de Yougoslavie, Pedone, Paris, 2001; PACREAU X., De l’intervention au Kosovo en 1999 à l’intervention en Irak de 2003: analyse comparative des fonde-ments politiques et juridiques, LGDJ, Paris, 2006.

77 CORTEN O., op. cit. ad note 11, p. 737 ss. Voir également PAYE O., Sauve qui veut? Le droit international face aux crises humanitaires, Bruylant, Bruxelles, 1996.

218 Maryam Massrouri

fait l’unanimité auprès de la communauté des Etats78 qui au contraire, en a souvent condamné les précédents.

L’émergence du concept de la responsabilité de protéger ne peut à notre avis être interprété comme une assise juridique permettant de justifier l’usage de la force en dehors du cadre des Nations Unies79. Bien au contraire, l’importance donnée au Conseil de sécurité par le Document final nous permet de conclure à un renforcement et certainement pas à un assouplissement de l’interdiction du recours à la force80. En effet, l’objectif premier du Document final est de fixer un cadre juridique strict à l’intervention aux fins humanitaires, propre à éviter les risques d’abus.

En outre, il paraît impossible à l’heure actuelle de dégager une opinio iuris consacrant l’intervention visant la protection d’innocents en proie à la souffrance. En effet, l’analyse des travaux de la CIISE81 ainsi que l’examen des débats qui ont eu lieu lors de l’adoption du Document final milite pour cette interprétation82. Partant, il n’existe aucune obligation légale positive pouvant justifier les velléités d’intervention unilatérale hors du cadre strict des Nations Unies.

78 CORTEN O., op. cit. ad note 11, p. 779. 79 Dans ce sens voir CLAPHAM A., Responsibility To Protect – «Some Sort Of Commit-

ment», in: Conflits, sécurité et cooperation, Liber Amicorum Victor-Yves Ghebali, Bruylant, Bruxelles, 2007, p. 185 s.; CORTEN O., op. cit. ad note 11, p. 759 ss, sp. 770. Pour un avis contraire voir CASTEL J.-G., «The Legality and Legitimacy of Unilateral Armed Intervention in an Age of Terror, Neo-Imperialism, and Massive Violations of Human Rights: Is International Law Evolving in the Right Direction?», in: D.M. MCRAE (éd.), Canadian Yearbook of International Law, vol. 42 (2004), Toronto, 2004.

80 Dans le même sens voir CORTEN O., op. cit. ad note 11, p. 759. 81 En effet, «les interventions qui sont le fait de coalitions ponctuelles (ou, qui plus est,

d’Etats individuellement) agissant sans l’aval du Conseil de sécurité […] ne receuil-lent pas – c’est le moins qu’on puisse dire – une large approbation» (Rapport de la commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des Etats, cité ad note 2, § 6.36).

82 CORTEN O., op. cit. ad note 11 p. 771 ss.

La responsabilité de protéger 219

IV. Avancées et limites de la responsabilité de protéger

A. Evolution Bien que certains auteurs aient vu dans la proclamation de la responsabilité de protéger une simple «réforme de caractère linguistique»83, nous sommes d’avis que cette notion contribue tout de même à faire évoluer la situation sur le plan international. Contrairement au «droit d’ingérence humanitaire», qui n’a jamais été reconnu sur le plan juridique84, la responsabilité de protéger fait l’objet d’un consensus mondial. Pour la première fois, la communauté internationale a reconnu la nécessité d’intervenir en cas de violations massives des droits de l’homme et du droit international humanitaire et a défini les cas justifiant une telle immixtion. Tous les Etats ont accepté le fait qu’ils partagent désomais une responsabilité solidaire dans les cas d’atrocités perpétrées sur des êtres humains et que le bien-être des populations doive être considéré comme un bien commun à l’humanité.

Le principal avantage de la proclamation de cette responsabilité est d’imposer aux Etats l’obligation de rendre des comptes à la communauté internationale en cas de transgression grave des droits de l’homme, ceci ayant pour conséquence directe le renforcement de la sécurité humaine. Tous les Etats ont dorénavant un droit de regard sur les Etats tiers peu enclins à assumer leur responsabilité en matière de droits fondamentaux.

Mais le fait véritablement innovateur réside dans la reconnaissance que tous les crimes décrits constituent des «menaces contre la paix et la sécurité internationales» au sens de l’article 39 de la Charte, et permettent donc au Conseil de sécurité d’agir en application du Chapitre VII de la Charte. Tout ce qui vise à combattre ou à mettre un terme aux crimes collectifs, tels que le génocide ou les crimes contre l’humanité, font dès lors partie intégrante de la mission de maintien de la paix. S’il est vrai que, par le passé, le Conseil de sécurité avait déjà adopté des résolutions visant à secourir une population en détresse comme cela a été le cas en Somalie en 199285 ou au Timor Oriental

83 BOISSON DE CHAZOURNES L./CONDORELLI L., De la reponsabilité de protéger ou d’une

nouvelle parure pour une notion déjà bien établie, RGDIP, 2006, p. 17. 84 CORTEN O., op. cit. ad note 11, p. 741 ss. 85 Rés. 794 (1992). Le professeur DE LA PRADELLE dira de cette résolution:

«L’innovation est indiscutable. Jamais auparavant l’ONU n’avait autorisé certains de ses membres à conduire une opération de police armée à seule fin de secourir une population affamée», cité par RUBIO F., op. cit. ad note 17, p. 63.

220 Maryam Massrouri

en 199986, cette pratique était loin d’être systématique. Alors qu’auparavant, ces violations pouvaient être qualifiées de «menace contre la paix et la sécurité internationales», désormais elles devront l’être87. Ce lien entre le maintien de la paix et le respect des droits de l’homme ressort également du Document final du Sommet mondial puisque les Etats «reconnaiss[ent] que le développement, la paix et la sécurité et les droits de l’homme sont inséparables et se renforcent mutuellement»88.

Finalement, la reconnaisance dans un texte universellement accepté des compétences du Conseil de sécurité dans les cas de violations graves des droits de l’homme paraît être une avancée, aussi limitée que puisse être sa portée.

B. Limites Si le passage d’un «droit» à une «responsabilité» a pour avantage de rassurer les Etats du Sud particulièrement attachés à leur souveraineté, il suscite quelques réticences, voire des craintes du côté des Etats occidentaux, pour plusieurs raisons. Premièrement, la responsabilité internationale, bien que subsidiaire, pourrait avoir pour conséquence de déresponsabiliser certains Etats peu respectueux des droits de l’homme. Ensuite, il va sans dire que le mot «responsabilité» implique inévitablement des obligations pour les Etats qui en acceptent les modalités. Et bien que les démocraties occidentales condamnent unanimement les massacres tels qu’ils ont eu lieu au Rwanda, en Bosnie ou au Soudan, elles ne sont pas prêtes à payer de leur sang pour protéger les autres89. Finalement, si la communauté internationale accepte cette obligation solidaire, elle devra en assumer les coûts tant au niveau de la prévention, de l’intervention que de la reconstruction90.

Malheureusement, la lacune essentielle consiste dans la mise en œuvre concrète des valeurs proclamées. Par exemple, quid en cas de blocage du Conseil de sécurité?

86 Rés. 1246 (1999). 87 Il convient de préciser que dans tous les cas où le Conseil de sécurité est intervenu

pour faire respecter les droits de l’homme, il a toujours motivé son action en qualifiant spécifiquement la situation de «menace contre la paix et la sécurité internationales».

88 Document final du Sommet mondial des Nations Unies, cité ad note 51, § 9. 89 GOLDSMITH J. L./POSNER E. A., The Limits of International Law, Oxford University

Press, Oxford, 2005, p. 213 s. 90 CLAPHAM A., op. cit. ad note 79, p. 170.

La responsabilité de protéger 221

Le Document final passe sous silence le problème récurrent du potentiel blocage ou de l’inaction du Conseil de sécurité. Mais si le Conseil de sécurité a la responsabilité principale en matière de paix et de sécurité internationales (art. 24 de la Charte), l’article 11 de la Charte confère à l’Assemblée générale une responsabilité subsidiaire. La différence réside dans le fait que l’Assemblée générale peut uniquement faire des recommandations, alors que le Conseil de sécurité peut prendre des décisions contraignantes en vertu du Chapitre VI de la Charte.

La CIISE avait déjà envisagé le blocage probable du Conseil et avait prévu comme remède la possibilité de solliciter l’approbation de l’action militaire par l’Assemblée générale, réunie en session extraordinaire d’urgence. Rappelant la Résolution Dean Acheson de 1950, la Commission soutient qu’une écrasante majorité des Etats membres en faveur d’une intervention conférerait à celle-ci une forte légitimité et encouragerait le Conseil de sécurité à revoir sa décision91. Cette n’a toutefois pas été reprise dans le Document final. Néanmoins, il paraît extrêmement important d’amener un remède à l’hypothèse de la paralysie ou de la passivité du Conseil de sécurité, car comme l’avait très justement compris l’ancien Secrétaire général de l’ONU, si la conscience collective de l’humanité ne trouve pas dans l’Organisation des Nations Unies sa plus grande tribune, elle risque fort de rechercher ailleurs la paix et la justice92.

En de telles circonstances, il faudrait s’attendre à ce que les Etats interviennent par des coalitions ponctuelles, comme cela a été entrepris par l’OTAN au Kosovo en 1999, ou la coalition américano-britannique en Irak en 200393, parfois pour de mauvaises raisons, en suivant des intérêts égoïstes, et surtout au détriment de la crédibilité indispensable de l’ONU. En tenant compte de la réalité politique, la Commission avait envisagé le cas exceptionnel d’une intervention moralement légitimée94. Toutefois, se situer 91 Rapport de la commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des

Etats, cité ad note 2, § 6.30. 92 Séance plénière de la 54e session de l’Assemblée générale des Nations Unies, doc.

ONU A/54/PV.4 (1999). 93 CORTEN O., Le retour des guerres préventives: le droit international menacé, Labor,

Bruxelles, 2003. 94 La Commission préconise une sorte de pesée d’intérêts: «La question se pose vrai-

ment de savoir en pareil cas où est le moindre mal: celui que l’ordre international su-bit parce que le Conseil de sécurité a été court-circuité, ou celui qu’il subit parce que des êtres humains sont massacrés sans que le Conseil de sécurité ne lève le petit doigt» (Rapport de la commission internationale de l’intervention et de la souveraine-té des Etats, cité ad note 2, § 6.37). Cette possibilité de contourner l’autorisation du

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sur le plan de la légitimité relève d’un domaine qui est beaucoup plus difficile à saisir car il laisse une large part à la subjectivité. C’est la raison pour laquelle cette responsabilité de protéger devrait s’interpréter comme une responsabilisation solennelle des Nations Unies et plus particulièrement du Conseil de sécurité et non pas une assise juridique pouvant justifier une intervention armée unilatérale95.

Néanmoins, le rapport de la CIISE présente un apport important dans les cas qui ne satisferaient pas aux exigences de légalité. En effet, les critères développés pourront le cas échéant être utilisés comme garde-fou, servant à mesurer la légitimité d’une action militaire, menée aux fins de protection des populations vulnérables96. Même s’il paraît évident que la recherche a posteriori de la légitimité est le signe d’une absence de droit et, à tout le moins, d’un doute à son sujet.

En tout état de cause, l’émergence de la responsabilité de protéger implique que l’inaction du Conseil de sécurité face aux génocides, crimes contre l’humanité, nettoyages ethniques ou crimes de guerre pourra être considérée comme un fait internationalement illicite pouvant engager la responsabilité de l’Organisation d’une part, et celle de l’Etat d’autre part97. Dans cette optique, les Etats qui s’opposent ou empêchent l’action nécessaire du Conseil de sécurité dans les cas susmentionnés pourraient engager leur responsabilité internationale98.

Conseil de sécurité nous semble être la porte ouverte à tous les abus. En effet, la vio-lation des droits de l’homme ne devrait pas justifier la violation du droit international positif.

95 CORTEN O., op. cit. ad note 11, p. 759 ss, sp. p. 766. Comme le relève CORTEN, une majorité d’Etats ont condamné à plusieurs reprises l’idée d’un «droit d’intervention humanitaire». C’est une des raisons pour laquelle la responsabilité de protéger n’implique pas un droit unilatéral d’intervention. Voir supra point III/B/2.

96 La référence à la légitimité ne signifie pas que nous cautionnions une intervention hord du cadre des Nations Unies. Cette possibilité doit néanmoins être envisagée au vu des précédents évoqués.

97 Pour la responsabilité des Organisations internationales, voir le rapport de la Commis-sion du droit international, 57e session, doc. ONU A/60/10, § 26. Pour la responsabili-té de l’Etat pour fait internationalement illicite, voir la Résolution 56/83, doc. ONU A/RES/56/83.

98 L’article 2 du Projet de la CDI concernant la responsabilité de l’Etat pour fait interna-tionalement illicite définit un fait internationalement illicite comme suit: «Il y a fait internationalement illicite de l’Etat lorsqu’un comportement consistant en une action ou une omission: a) Est attribuable à l’Etat en vertu du droit international; et b) Constitue une violation d’une obligation internationale de l’Etat». L’article 12 du Projet définit la violation d’une obligation internationale en ces termes: «Il y a viola-

La responsabilité de protéger 223

Un autre problème qu’il convient de soulever tient au fait que même avec l’aval du Conseil de sécurité, l’ONU n’a pas de capacité opérationnelle puisque l’armée onusienne envisagée par la Charte n’a jamais vu le jour. Partant, l’action effective décidée sur le plan international reste conditionnée à la volonté des Etats – notamment les plus puissants d’entre eux – de mettre à la disposition du Conseil, leurs ressources militaires. Les Etats «devraient être disposés à recourir à la force au nom de l’ONU, sous sa direction et pour les buts qu’elle a fixé»99. Toutefois, en pratique, les interventions décidées par le Conseil de sécurité manquent cruellement de ressources, comme en témoigne l’exemple du Darfour100. Il est primordial que désormais les Etats respectent leur responsabilité de protéger et coopèrent étroitement avec les Nations Unies, afin de donner une portée effective aux actions décidées par le Conseil de sécurité, dans les cas de catastrophes humanitaires graves.

V. Le cas de la Birmanie: la non-assistance à sa propre population peut-elle être constitutive d’un crime contre l’humanité et donner lieu à l’application de la responsabilité internationale de protéger?

Les événements qui ont pris place début mai 2008 en Birmanie ont donné à la problématique de la responsabilité de protéger une nouvelle dimension. Le

tion d’une obligation internationale par un Etat lorsqu’un fait dudit Etat n’est pas conforme à ce qui est requis de lui en vertu de cette obligation, quelle que soit l’origine ou la nature de celle-ci».

99 Rapport de la commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des Etats, cité ad note 2, § 6.12.

100 En effet, la Résolution 1769 du Conseil de sécurité du 31 juillet 2007 qui prévoyait le déploiement renforcé des Nations Unies et de l’Union africaine n’aura pas eu l’effet escompté sur le terrain. La mission des Nations Unies et de l’Union africaine au Dar-four (MINUAD) s’était fixé comme objectif à atteindre une présence de quelques 26 000 hommes en plus des 7 000 soldats débordés de l’Union africaine sur le terrain depuis 2004. Cet objectif n’a pourtant jamais pu être atteint. Au 17 juin 2008, le nom-bre total des personnels en uniforme de la MINUAD s’élevait à 10 190 hommes (sol-dats, officiers, policiers) et 3 443 civils volontaires recrutés sur le plan national et in-ternational. De plus, les ressources matérielles notamment en terme d’équipements s’avèrent également inssuffisants, (Rapport du Secrétaire général sur le déploiement de l’Opération hybride Union africaine-Nations Unies au Darfour, 17 juin 2008, doc. ONU S/2008/400).

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cyclone Nargis en provenance du Golfe du Bengale dévasta les provinces birmanes du sud-ouest, causant ainsi des milliers de victimes. Pourtant, malgré l’ampleur extraordinaire de la catastrophe et le nombre des personnes affectées, la junte birmane au pouvoir refusa d’ouvrir ses frontières à l’assistance internationale, condamnant ainsi sa population à une mort certaine, faute de nourriture, d’eau potable et de soins appropriés. Pour pallier à la gravité de la situation, l’hypothèse d’appliquer la responsabilité de protéger fut rapidement envisagée, dans le but de forcer l’accès aux zones sinistrées. Pourtant, comme nous l’avons vu précédemment, ce devoir international de protection ne s’applique que dans les cas stricts de génocides, crimes de guerre, nettoyages ethniques et crimes contre l’humanité. Les cas de catastrophes naturelles n’entrent en effet pas dans le cadre des situations envisagées par le Document final, malgré le rapport de la CIISE101.

Afin de contourner cette approche littérale un courant initié par Bernard Kouchner, accusa alors la junte militaire birmane, de «crime contre l’humanité», justifiant ainsi l’application du devoir international de protection et, le cas échéant, une action coervitive visant à secourir la population en détresse. Dès lors, il convient de se demander si le refus du gouvernement birman de laisser entrer les secours peut être constitutif d’un crime contre l’humanité.

Le crime contre l’humanité102 trouve sa définition dans les Statuts des Tribunaux pénaux internationaux103 (ci-après TPI) ainsi que de la CPI104. Le contenu de ces textes diffèrent, le plus exhaustif étant logiquement le plus récent, à savoir l’article 7 du Statut CPI105. La commission d’un crime contre l’humanité suppose la réunion de deux éléments: tout d’abord l’élément matériel (actus reus) soit la perpétration de l’un des «actes inhumains» désignés dans les différents Statuts des TPI, ensuite, l’élément mental (mens rea) soit la connaissance et l’intention de commettre un crime contre

101 Voir supra point II/C/2/a. 102 Pour la définition du crime contre l’humanité voir CASSESE A., International criminal

law, Oxford University Press, New York, 2003; CURRAT P., Les crimes contre l’humanité dans le Statut de la Cour pénale internationale, Schulthess, Ge-nève/Zurich/Bâle, 2006.

103 Nous pensons ici au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (ci-après TPIY) et au Tribunal pénal international pour le Rwanda (ci-après TPIR).

104 Art. 5 Statut TPIY, art. 3 Statut TPIR, art. 7 Statut CPI. 105 En effet, l’article 7 Statut CPI contient des infractions nouvelles telles que les dispari-

tions forcées, l’apartheid ou l’esclavage sexuel.

La responsabilité de protéger 225

l’humanité. Il faut ajouter à ces éléments constitutifs un élément matériel général soit une «attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile» (art. 3 Statut TPIR, art. 7 Statut CPI)106.

Ainsi, les crimes contre l’humanité doivent être commis «dans le cadre d’une attaque». L’attaque contre une population civile doit s’entendre comme la «commission multiple d’actes prohibés par l’infraction des crimes contre l’humanité»107. C’est donc la multiplicité des actes commis qui caractérise cette attaque. Mais la commission d’un seul type d’infraction suffit108.

Les actes constitutifs de cette attaque sont énumérés à l’article 7 § 1 du Statut CPI109. La disposition pertinente dans notre cas est celle relative à l’extermination (art. 7 § 1 lit. b Statut CPI). Par extermination, il faut notamment entendre «le fait d’imposer intentionnellement des conditions de vie, telles que la privation d’accès à la nourriture et aux médicaments, calculées pour entraîner la destruction d’une partie de la population»110.

Les crimes contre l’humanité peuvent être commis par une action ou par une omission. In casu, il est possible d’envisager le problème sous l’angle de l’omission de prêter secours à sa population ou celui d’une commission, en l’espèce, la fermeture des frontières.

Toutefois, en droit international pour qu’il puisse y avoir commission par omission, il faudrait que l’Etat ait eu un devoir juridique d’agir. Le problème majeur tient au fait qu’il est impossible d’établir une obligation légale stricte en droit international destinée à approvisionner en nourriture, médicaments et

106 Cette exigence ne figure pas expressément à l’article 5 Statut TPIY, mais elle a toute-

fois été retenue par sa jurisprudence. Voir notamment affaire Mrksic/Radic/Sljivancanin n° IT 95-13-R61, Chambre de première instance, 3 avril 1996, §30.

107 KOLB R., Droit international pénal, Helbing Liechtenhahn/Bruylant, Bâle/Bruxelles, p. 98. Voir également CURRAT P,. op. cit. ad note 102, p. 96.

108 Il suffit par exemple d’avoir commis des assassinats, des viols ou des transfets forcés. (KOLB R., op. cit. ad note 107, p. 98).

109 Les actes énumérés à l’art. 7 Statut CPI sont le meurtre, l’extermination, la réduction à l’esclavage, la déportation ou le transfert forcé de population, l’emprisonnement ou autre forme de privation grave de liberté physique, la torture, le viol, l’esclavage sexuel, la prostitution forcée, la grossesse forcée ou les autres formes de violence sexuelle de gravité comparable, la persécution, les disparitions forcées de personnes, le crime d’apartheid et les autres actes inhumains de caractère analogue.

110 Article 7 § 2 lit. b Statut CPI.

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autres denrées indispensables à la survie d’une population civile111. Il semble donc que le crime contre l’humanité se prête bien plus à la commission d’actes plutôt qu’à l’omission112.

Dans le cas qui nous occupe, le fait de fermer les frontières peut être considéré comme l’imposition d’une privation, soit un comportement actif.

Néanmoins, une première réserve tient à la preuve de la mens rea. En effet, il paraît difficile de prouver «l’élément mental» qui implique que les auteurs aient pris des mesures «calculées pour entraîner la destruction d’une partie de la population». L’objectif poursuivi doit être la destruction au moins partielle de la population. De surcroît, les auteurs doivent avoir conscience que cette destruction est le résultat de leur comportement et adviendra dans le cours ordinaire des événements.

Or, dans le cas de la Birmanie, les autorités voulaient éviter que les journalistes et autres organisations étrangères n’accédent à leur territoire, de peur que ces derniers s’ingèrent dans leur politique interne et dénoncent la junte au pouvoir. Cette condition n’est dès lors pas réalisée.

La seconde réserve tient au caractère généralisé ou systématique de l’attaque. Si le caractère généralisé a trait au nombre de victimes, il ressort de la jurisprudence que le caractère systématique se rapporte à une pratique constante et organisée113. Cela implique pour les auteurs une certaine préparation basée sur la poursuite d’un plan ou d’une politique commune et organisée, dont la mise en œuvre nécessite l’engagement de moyens importants114. Or, cette condition fait manifestement défaut dans le cas d’espèce.

111 CURRAT P., op. cit. ad note 102, p. 163. En revanche, d’autres auteurs considèrent que

le droit à la vie comprend le droit à la nourriture et aux médicaments, voir SCHABAS W., The Abolition of the Death Penaltyin International Law, Cambridge University Press, Cambridge, 2002, p. 9.

112 CURRAT P., op. cit. ad note 102, p. 164. 113 Pour déterminer le caractère systématique d’une attaque, voir affaire Blaskic n° IT-

95-14, Chambre de première instance, 3 mars 2000, § 203. Le TPIY a retenu quatre éléments: l’existence d’un but politique ou d’une idéologie visant à persécuter ou af-faiblir une communauté, la perpétration d’un acte criminel de très grande ampleur, la mise en œuvre de moyens publics ou privés importants, l’implication d’autorités poli-tiques et/ou militaires de haut niveau. Voir également KOLB R., op. cit. ad note 107, p. 98 ss.

114 La participation de l’Etat à l’orchestration des exactions n’a pas été retenue comme élément constitutif du crime contre l’humanité par les TPI. Toutefois, la politique éta-tique peut être considérée comme un moyen de preuve servant à admettre une politi-

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Par ailleurs, en assimilant une catastrophe naturelle à un crime contre l’humanité, l’on banaliserait ledit crime qui se caractérise par la volonté de tuer ou d’exterminer une population. Cette application erronée ouvrirait la porte aux abus et risquerait de miner cette cause qu’est la lutte contre les atrocités de masse.

En définitive, même si la gravité et l’ampleur des victimes rappellent les effets d’un crime contre l’humanité, d’un point de vue juridique, cette qualification n’est pas soutenable dans le cas d’espèce.

VI. Conclusion La responsabilité de protéger apparaît comme étant l’un des plus grands défis de notre XXIe siècle. Elle cristallise une prise de conscience universelle quant au devoir de protéger tous les êtres humains contre les actes qui choquent notre conscience. A cet égard, la responsabilité de protéger a le mérite de recentrer le débat sur les innocents, victimes d’exactions intolérables.

Pourtant, cette nouvelle norme souffre de certaines insuffisances en pratique. En effet, même si la responsabilité de protéger fait des cas graves de violation des droits de l’homme et du droit international humanitaire une «menace à la paix et la sécurité internationales», il revient toujours au Conseil de sécurité de décider d’attribuer à ces situations une telle qualification. Si les cas de génocides, crimes de guerre, crimes contre l’humanité et nettoyages ethniques impliquent désormais une responsabilité, faut-il encore être d’accord sur les situations qui méritent une telle qualification. La communauté des Etats a souvent fait preuve d’un manque de volonté politique pour désigner certaines situations de crimes graves, car cela implique d’une part, de prendre partie dans des conflits souvent extrêmement complexe, où victimes et bourreaux se confondent, et d’autre part, l’obligation d’intervenir, parfois même militairement.

Par ailleurs, nous sommes au regret de devoir constater que les tragédies humaines n’entraînent pas toutes les mêmes réactions de la part de la communauté internationale. Par exemple, pourquoi est-on intervenu en

que généralisée ou systématique. Voir affaire Krnojelac et consorts n° IT-97-25-T, Chambre de première instance II, 15 mars 2002, § 58; affaire Blaskic n° IT-95-14- T, citée ad note 113, § 206.

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Bosnie-Herzégovine et pas en Tchétchénie ou au Tibet? Au final, l’humanitaire reste dangereusement dépendant de la volonté politique, trop souvent mue par les intérêts des Etats bénéficiant du droit de veto.

Le cas de la Birmanie est très révélateur à cet égard. Même si les situations de catastrophes naturelles n’entrent pas dans le cadre de la responsabilité de protéger, le Conseil de sécurité aurait pu décider d’intervenir en vertu du chapitre VII, pour imposer l’accès de l’assistance humanitaire115 à la population souffrante, comme cela a été fait à plusieurs reprises par le passé116. Pourtant, une fois de plus, cette action, d’une impérieuse nécessité, est rendue impossible par manque de volonté politique et, partant, d’accord au sein du Conseil de sécurité117. Si tout le monde s’accorde à dire que l’attitude de la junte est inacceptable, la volonté de venir en aide aux populations en détresse est toujours moins grande que celle de défendre ses propres intérêts. Car si le hasard a fait que la Birmanie a été victime d’un cyclone, les exactions que connaît sa population ne sont pas nouvelles.

Cette remarquable sélectivité est la preuve que les interventions s’écartent presque toujours des notions de neutralité et d’impartialité pourtant essentielles à sa mise en œuvre.

Le Document final qui proclame solennellement la responsabilité de protéger ne dit rien sur les cas de blocage du Conseil de sécurité, ou si celui-ci n’intervient pas dans un cas qui l’exigerait. A cet égard, le projet de la CDI sur la responsabilité de l’Etat sera un aboutissement considérable venant compléter le régime juridique de la responsabilité de protéger, en lui donnant une dimension pratique dont elle est actuellement dépourvue.

Néanmoins, le Document final a pour mérite de rappeler aux Etats leur devoir de coopération avec les Nations Unies en général, avec le Conseil de

115 Il échet de rappeler que l’article 59 de la quatrième Convention de Genève stipulait

déjà qu’un Etat ne peut refuser arbitrairement l’acheminement de secours à sa population. Ces Conventions ont une valeur de droit coutumier. L’Assemblée générale a d’ailleurs rappelé cette obligation dans sa Résolution 45/170 du 18 décembre 1990, par laquelle elle «condamne le refus pour l’Irak d’accepter l’offre du gouvernement koweitien d’envoyer une aide humanitaire, en particulier des médicaments, au peuple koweitien assujetti à l’occupant».

116 A cet égard, nous pouvons citer entre autres les Résolutions 688 (1991) sur le Kurdis-tan irakien, 770 (1992) sur la Bosnie-Herzégovine, 794 (1992) sur la Somalie, 929 (1994) sur le Rwanda, 940 (1994) sur Haïti, 1244 (1999) sur le Kosovo, 1264 (1999) sur le Timor oriental, 1769 (2007) sur le Soudan.

117 En effet, la Russie et la Chine, soutenus par l’Afrique du sud, la Libye et le Vietnam ont refusé catégoriquement que la question soit abordée au Conseil de sécurité.

La responsabilité de protéger 229

sécurité en particulier. En effet, la communauté mondiale s’est unanimement engagée à mettre en œuvre tous les moyens dont elle dispose pour mettre un terme à l’opprobre que sont les crimes de masse. Partant, la responsabilité de protéger rappelle aux Etats leur obligation de mettre à disposition de l’ONU toutes les ressources nécessaires lorsqu’une action est décidée.

De plus, ce texte universellement accepté rappelle les compétences étendues dont dispose le Conseil de sécurité en matière de graves violations des droits de l’homme. Le corollaire est de rappeler qu’a contrario, toute intervention armée hors du cadre des Nations Unies est strictement prohibée sur le plan international positif, et ce, même si elle est guidée par des motivations humanitaires.

En définitive, si tout le monde admet qu’il incombe à chacun d’entre nous, un devoir moral envers les êtres humains qui souffrent d’injustice, encore faut-il avoir la volonté de faire de notre discours une réalité. C’est la raison pour laquelle les Etats doivent réellement assumer leur responsabilité par une mise en œuvre efficace et surtout impartiale, à chaque fois que celle-ci est nécessaire. Cette mise en œuvre serait facilitée par la création d’une force de police internationale incontestable et incontestée, permettant une intervention rapide pour protéger les populations en danger imminent. La justice ne doit plus être dépendante de la seule volonté des plus forts. Parce que comme le disait PASCAL, «la justice sans la force est impuissante; la force sans la justice est tyrannique. La justice sans force est contredite, parce qu’il y a toujours les méchants; la force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force; et pour cela faire que ce qui est juste soit fort ou ce qui est fort soit juste»118.

118 PASCAL B., Pensées, Première partie, Article IX, Pensées morales détachées n° IX,

Ledentu, Paris, 1820, p. 150.