La rétroactivité dans le contrat - dipot.ulb.ac.be · La rétroactivité dans le contrat ... non sur l’opportunité du maintien de la rétroactivité dans l’arsenal juridique

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Universit libre de BruxellesFacult de Droit et de Criminologie

La rtroactivit dans le contratEtude dune notion fonctionnelle

la lumire du principe constitutionnel dgalit

Thse prsente en vue de lobtention du titre de docteur en sciences juridiques

sous la direction du Professeur Paul Alain Foriers

Rafal Jafferali

2013-2014

What we call the beginning is often the end

And to make an end is to make a beginning.

The end is where we start from.

T.S. ELIOT, Little Gidding , Four Quartets, New York, Harcourt, 1943, p. 38

The horse of time is galloping fast: let us see where he halts.

Neither is the hand on the reins nor the foot in the stirrup.

Ghazal de GHALIB traduit de lourdou par V. SETH, A SuitableBoy, London, Penguin Books, 1993, p. 126

Le pass est imprvisible !

D. FERNANDEZ, LAmour, Paris, Grasset (Livre de Poche),1986, p. 248

Remerciements

Je remercie vivement mon promoteur, le Professeur Paul Alain Foriers, pour mavoir offert, il y ade cela dj huit ans, de me lancer, pour reprendre ses mots, dans ce projet moyen terme quereprsente la rdaction dune thse de doctorat, et pour mavoir accompagn tout au long de cesannes, dans le cadre de la thse proprement dite et surtout de ma formation au barreau, quidemeure mes yeux lune des meilleures coles du droit.

Je remercie galement les membres du comit daccompagnement, les Professeurs AndrePuttemans et Xavier Dieux, ainsi que les membres du jury pour leur implication, leur disponibilitet leurs critiques.

Par ailleurs, ma gratitude sadresse tout particulirement au Professeur Nadine Watt, nonseulement pour le temps et les conseils quelle ma prodigus en acceptant de relire ce manuscrit,mais surtout pour son soutien et son amiti.

Je dois enfin beaucoup mes parents qui, chacun sa manire, ont su minoculer le virus de lacuriosit sans laquelle il nest point de recherche, ainsi qu mes proches, Jean, Silvia, les deuxRenaud1 et Aurlien, qui me confortent chaque jour dans lide que les plus belles histoires sontcelles mlanges de fait et de droit.

1 Sur le pluriel des noms propres, cons. M. GREVISSE, Le bon usage, 13e d. par A. GOOSSE, s.l., Duculot, 1993, 510et s., p. 802 et s., o lon apprend que lon crit deux Renaud mais deux f rres Gracques, deux Napolon mais douzeCsars, seize Benot mais trois Maries; ou comment les rgles de la grammaire franaise sont au fond bien plus myst-rieuses que celles du droit.

Sommaire

INTRODUCTION GNRALE................................................................................1

CHAPITRE I. PROJET DE RECHERCHE............................................................................................. 1

CHAPITRE II. BALISES MTHODOLOGIQUES.................................................................................. 14

CHAPITRE III. PREMIRE APPROCHE DE LA NOTION DE RTROACTIVIT.............................................58

CHAPITRE IV. EGALIT ET NON-DISCRIMINATION EN DROIT PRIV....................................................72

PREMIRE PARTIE. LES DROITS INACHEVS...........................................107

CHAPITRE I. CONFIRMATION................................................................................................... 107

CHAPITRE II. RATIFICATION.................................................................................................... 142

CHAPITRE III. CONDITION SUSPENSIVE..................................................................................... 208

CHAPITRE IV. ANALYSE CRITIQUE DES DROITS INACHEVS............................................................ 274

DEUXIME PARTIE. LES DROITS EFFACS.................................................300

CHAPITRE I. NULLIT............................................................................................................ 300

CHAPITRE II. RSOLUTION POUR INEXCUTION........................................................................... 527

CHAPITRE III. CONDITION RSOLUTOIRE................................................................................... 698

CHAPITRE IV. ANALYSE CRITIQUE DES DROITS EFFACS................................................................731

TROISIME PARTIE. LES DROITS REMODELS........................................ 755

CHAPITRE I. MANIFESTATIONS DE LA RTROACTIVIT CONVENTIONNELLE........................................ 755

CHAPITRE II. RECONNAISSANCE DE LA RTROACTIVIT CONVENTIONNELLE......................................769

CHAPITRE III. ANALYSE CRITIQUE DES DROITS REMODELS...........................................................779

CONCLUSIONS GNRALES............................................................................ 781

BIBLIOGRAPHIE.................................................................................................. 798

TABLE DES MATIRES....................................................................................... 816

Introduction gnrale

Chapitre I. Projet de recherche

1. Objet de la recherche

1. Importance de la rtroactivit dans le droit des contrats. La loi ne dispose quepour lavenir; elle na point deffet rtroactif (article 2 du Code civil). Par cette proclama-tion solennelle, le lgislateur a exprim demble sa dfiance lencontre des lois rtroac-tives.

Une lecture htive de cette disposition pourrait donner penser que cette condamnationstend non seulement aux lois futures, mais galement au Code lui-mme, au point dexcluretoute rtroactivit des institutions dcrites par celui-ci. En effet, la loi qui donnerait un effetrtroactif aux actes et aux faits juridiques quelle rgit ne serait-elle pas, en un certain sens dumoins, elle-mme rtroactive ?

Cette premire intuition se rvle cependant rapidement errone. En effet, dans plusieursautres dispositions, le Code multiplie les allusions lide de rtroactivit2, et nonce mmeexpressment propos de la condition accomplie que celle-ci a un effet rtroactif au jourauquel lengagement a t contract (article 1179). Il faut donc distinguer le Code en tantque texte de loi, qui est dpourvu deffet rtroactif puisque les actes et les faits auxquels ilsapplique aujourdhui sont largement postrieurs son entre en vigueur3, des institutionsquil rglemente qui peuvent, quant elles, produire un effet rtroactif.

A cet gard, lexamen de la doctrine et de la jurisprudence confirme que la rtroactivit setrouve au cur de mcanismes aussi divers, par exemple, que la rvocation des donations, lacondition suspensive ou rsolutoire, la rsolution pour inexcution, la nullit, la confirmationou encore la ratification.

Loin de constituer une donne marginale, la rtroactivit traverse et structure donc une partimportante du droit des obligations contractuelles.

2. Recherches antrieures. Ltude de la rtroactivit conduit tout comme son objetdinvestigation remonter le cours du temps. Ce sujet suscite en effet depuis longtempslintrt de la doctrine. Ainsi, il tait dj connu avant la promulgation du Code civil4 et napas chapp lattention des premiers commentateurs de celui-ci. Depuis lors, la rtroactivit,

2 Voy. ainsi les articles 883 ( Chaque cohritier est cens avoir succd seul et immdiatement tous les ef-fets compris dans son lot, ou lui chus sur licitation, et navoir jamais eu la proprit des autres effets de lasuccession ) et 1183, alina 1er ( La condition rsolutoire est celle qui, lorsquelle saccomplit, opre la rvo-cation de lobligation, et qui remet les choses au mme tat que si lobligation navait pas exist ).

3 Comp. dans le mme sens C. RIGALLE-DUMETZ, La rsolution partielle du contrat, Paris, L.G.D.J., 2003,n555, p. 337 et s.

4 Voy. not. R. DEKKERS, La fiction juridique. Etude de droit romain et de droit compar, Paris, Sirey, 1935,n80 et s., p. 50 et s.

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dont on se plat souligner quelle passe bon droit pour la notion la plus confuse du droitpriv 5, na cess de susciter des interrogations quant sa nature et sa porte.

Toutefois, la grande majorit des auteurs lont aborde dans le cadre dune institution pr-cise, quil sagisse par exemple de la condition ou de la nullit. Rares sont cet gard les rap-prochements qui dpassent les bornes dune simple esquisse6. Ces recherches sectorielles ,pour intressantes quelles soient, ne permettent cependant pas dapprcier la pertinencedune thorie gnrale de la rtroactivit ou plus modestement la cohrence des diffrentsrgimes existants.

Certaines tudes denvergure ont nanmoins t consacres la rtroactivit. Elles se sont,pour la plupart, attaches dmontrer, tantt linutilit, tantt lutilit du procd, voire enproposer une thorie gnrale, que ce soit de lege lata ou de lege ferenda7.

3. Originalit de la recherche. Outre que pareille vue densemble fait dfaut dans le pay-sage juridique belge, il nous semble ncessaire de mettre laccent, non sur lopportunit dumaintien de la rtroactivit dans larsenal juridique sa place tant indiscutable en droit posi-tif , mais sur la question de la porte concrte et prcise de celle-ci, tant dans les rapportsentre les parties quenvers les tiers.

En effet, si le noyau dur de la rtroactivit est, dans la plupart des cas, bien connu, onne peut en dire autant de ses limites exactes.

Ainsi, par exemple, si lon saccorde dire que la ratification a un effet rtroactif sans prjudice desdroits acquis des tiers, lembarras surgit ds que lon cherche prciser de quels tiers et de quels droits ilsagit exactement8.

5 R. DEKKERS, La fiction juridique, o.c., n80, p. 50.6 Voy. cependant, examinant ensemble les effets de la nullit et de la rsolution pour inexcution, la rcente

thse de J. BAECK, Restitutie na vernietiging of ontbinding van overeenkomsten, Antwerpen et Cambridge, Inter-sentia, 2012.

7 Voy. en France J. DEPREZ, La rtroactivit dans les Actes juridiques, 2 v., thse Universit de Rennes, 1953,multig., qui, aprs une analyse de la rtroactivit en droit positif, examine de lege ferenda comment celle-cipourrait tre canalise; E. MATRE-ARNAUD, La rtroactivit dans le contrat, thse Universit Panthon-Assas (Pa-ris II), Lille, Atelier national de reproduction des thses, 2003, dont le but est de dmontrer lutilit et lefficacitde la rtroactivit dans le contrat en vue de parvenir une construction densemble (n14, p. 18); S. MERCOLI, Lartroactivit dans le droit des contrats, Aix-en-Provence, Presses Universitaires dAix-Marseille, 2001, qui vise dmontrer que la rtroactivit constitue un mcanisme simplificateur des relations contractuelles (n12, p. 28)et, ds lors, une technique utile et opportune dans le droit des contrats (n15, p. 31); adde A. CHAUSSE, De la r-troactivit dans les actes juridiques , Rev. crit. lg. jur., 1900, p. 529 et s.; R. DEMOGUE, Valeur et base de la no-tion de rtroactivit , Studi filosofico-giuridico dedicati a Georgio del Vecchio nel XXV anno di insegnamento,v. I, Modena, Societ tipografica modenese, 1930, p. 163 et s.; M. GEGOUT, Essai sur la rtroactivit conven-tionnelle , Rev. crit. lg. jur., 1931, p. 283 et s.; R. HOUIN, Le problme des fictions en droit civil , Travauxde lAssociation Henri Capitant pour la Culture juridique franaise, t. III, Paris, Dalloz, 1948, p. 242 et s., spc.p. 247 et s.; R. JAMBU-MERLIN, Essai sur la rtroactivit dans les actes juridiques , Rev. trim. dr. civ., 1948,p. 271 et s.; en Allemagne, B. JACOBI, ber Rckwirkungsanordnungen im Brgerlichen Gesetzbuch, diss.Hamburg, 1966; aux Pays-Bas, A.S. HARTKAMP, Terugwerkende kracht , W.P.N.R., 1991, p. 868 et s.; J. HIJMAet M. OLTHOF, Terugwerkende kracht, causaal stelsel en zakelijke werking in het Nieuw Burgelijk Wetboek ,W.P.N.R., 1982, p. 257 et s. et p. 273 et s.; C.G.J. PIRON, Terugwerkende kracht toekennen en uitsluiten: ja ofnee , W.P.N.R., 1993, p. 503 et s.

8 Ces questions sont loin de recevoir une rponse univoque en jurisprudence : voy. not. P.A. FORIERS etR. JAFFERALI, Le mandat (1991 2004) , Actualits de quelques contrats spciaux, Bruxelles, Bruylant, 2005,p. 49 et s., n32 et s., p. 98 et s.

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De mme, si lon admet sans peine que la nullit dun contrat oblige les parties se restituer cequelles ont reu en excution du contrat nul, il nest pas ais de prciser ltendue des restitutions lorsquela chose a pri, lorsquil est question des intrts et des fruits, ou dans le cadre dun contrat successif.

Par ailleurs, une telle tude nous parat devoir intgrer les acquis de la jurisprudenceconstitutionnelle relative au principe dgalit, dont linfluence sur le droit priv va sanscesse croissante9. Comme nous le verrons, en effet, le recours au principe constitutionneldgalit permet de remettre en cause des solutions qui, tout en tant considres comme in-opportunes par une grande partie de la doctrine, taient nanmoins ressenties jusqualorscomme inluctables en labsence dune intervention lgislative, compte tenu de lappuiquelles trouvent dans le texte de la loi et dans une jurisprudence constante10. Cette dimensionde droit public fait largement dfaut dans les tudes antrieures prcites, rdiges pour laplupart une poque o le contentieux constitutionnel tait inexistant ou, tout le moins, neconnaissait pas encore un tel essor11.

4. Domaine de la recherche. La rtroactivit occupe une place centrale dans le rgime ju-ridique des obligations contractuelles, o elle sert souvent de trait dunion entre une sriedinstitutions.

Cest ainsi, par exemple, que les consquences de la nullit et celles de la rsolution pour inexcutionont t labors sur la base de lide commune danantissement ex tunc de la convention; que le rgimede la rsolution pour inexcution sest, dans un premier temps, largement construit sur le modle de lacondition rsolutoire; que leffet rtroactif de celle-ci a t peru comme constituant le pendant de celuiattribu la condition suspensive; quenfin, latteinte porte rtroactivement aux droits des tiers par cettedernire contraste fortement avec la protection reconnue leurs droits acquis dans le cadre de leffet r-troactif de la ratification, lui-mme inspir de celui de la confirmation des actes nuls.

Il existe donc, dans ce domaine, un rseau de rfrences croises la notion de rtroactivi-t. Celle-ci constitue ainsi lossature dune srie dinstitutions fondamentales qui vont de laformation du contrat jusqu sa dissolution en passant par son inexcution ainsi que par lesmodalits de lobligation.

Cest cette omniprsence de leffet rtroactif au coeur du contrat que nous voudrions inter-roger. Quel sens peut-on, dans ce contexte, donner la rtroactivit ? Faut-il y voir une for-mule presque magique qui fournirait la clef permettant de dcrypter les effets de toutes cesinstitutions ? Ou bien nest-ce au contraire quun leurre qui, derrire une unit de faade, dis-simulerait des solutions complexes et varies ?

9 Voy. not. le premier numro de lanne 2002 de la Revue de la Facult de droit de lULB consacr au thme La Cour darbitrage et le droit priv . Comp., dans un sens similaire, la thse dI. CLAEYS, Samenhangendeovereenkomsten en aansprakelijkheid. De quasi-immuniteit van de uitvoeringsagent herbekeken, Antwerpen,Groningen et Intersentia, 2003, n604 et s., p. 627 et s., dans laquelle lauteur propose de confronter la thorie delimmunit de lagent dexcution au principe constitutionnel dgalit. La Cour constitutionnelle sest depuislors prononce sur la diffrence de traitement, examine par cet auteur (n608, p. 632), entre le matre delouvrage et le sous-traitant au regard de la possibilit dintroduire une action directe (C.A., 28 juin 2006,n111/2006, J.L.M.B., 2007, p. 184, note E. MONTERO, R.A.B.G., 2007, p. 583, note F. BURSSENS, R.G.D.C., 2007,p. 287, note O. JAUNIAUX, T.B.O., 2006, p. 155, note K. UYTTERHOEVEN; cons. galement ce propos J. CABAY, Laction du matre de louvrage contre le sous-traitant : action directe et groupe de contrats lappui dune so-lution , J.T., 2009, p. 765 et s.).

10 Tel est en particulier le cas de leffet rtroactif de la rsolution pour inexcution lgard des tiers : voy.infra, n542 et s., spc. n550 et s.

11 Le principe dgalit devant la loi est certes galement garanti par des instruments internationaux mais,dans lordre juridique belge, cest la jurisprudence de la Cour constitutionnelle qui lui aura vritablement donnses lettres de noblesse (voy. ce propos infra, n61 et s.).

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A cet gard, mme si des hsitations peuvent, comme pour tout concept, surgir la margequant ses frontires exactes, le contrat nous parat constituer un cadre suffisamment balis ethomogne pour fixer le champ de notre recherche12. Cest donc au sein de la thorie gnraledu contrat en droit belge que celle-ci sera mene. Le choix de ce domaine vise assurer lafois la gnralit des rsultats escompts (puisque ceux-ci devraient valoir pour tout contrat,et non pas seulement pour tel type prcis de convention) mais galement leur spcificit (envitant de formuler des conclusions qui, parce quelles tenteraient de faire la synthse de la r -troactivit dans des domaines trop loigns les uns des autres, finiraient par perdre toute por-te concrte)13.

Nous nexaminerons ds lors pas les manifestations de la rtroactivit :

en droit des personnes (effet rtroactif du divorce ou de la reconnaissance denfant) ;

en droit des successions (effet rtroactif de lacceptation ou de la renonciation succes-sion et du retrait successoral) ;

en droit des biens (effet rtroactif de la prescription acquisitive), sans cependant ngli-ger les effets rels des obligations contractuelles ;

en droits intellectuels (par exemple lannulation des brevets) ;

en droit judiciaire (effet dclaratif des jugements) ;

en droit international priv (en particulier la problmatique des conflits mobiles) ;

en droit public (en particulier la rtroactivit des lois nouvelles), en droit pnal et endroit fiscal ;

en droit compar, si ce nest de manire adventice en vue dapprofondir notre connais-sance du droit belge14 ;

dans les rgimes spcifiques certains contrats dits spciaux (effet dclaratif du partageet de la transaction; rgularisation de certains contrats nuls, notamment la vente et la so-cit15; effet du retrait litigieux; rvocation des donations pour cause dingratitude16;droit de rtractation dans les contrats conclus avec les consommateurs).

Nous nous concentrerons donc sur les rgles constitutives du droit commun des obligationscontractuelles. Par la force des choses, nous serons galement amen examiner certainsactes unilatraux qui sinscrivent dans la sphre contractuelle17.

En rgle, la consultation des sources est arrte au 1er septembre 2013.

12 Sur la notion de contrat, voy. not. P. VAN OMMESLAGHE, Trait de droit civil belge, t. II, Les obligations,Bruxelles, Bruylant, 2013, n58 et s., p. 133 et s.; P. WRY, Droit des obligations, v. 1, 2e d., Bruxelles, Larcier,2011, n37 et s., p. 59 et s. Sur lindtermination des concepts la marge, voy. infra, n22.

13 Sur limportance de construire linterprtation du droit dans un cadre relativement homogne, voy. gale-ment infra, n26.

14 Pour plus de dtails sur le rle du droit compar dans la prsente recherche, voy. infra, n34 et s.15 Sous rserve des rflexions formules infra, n98.16 Nous lvoquerons cependant brivement titre de comparaison (voy. infra, n552). Par ailleurs, la rvoca-

tion des donations pour cause dinexcution des charges constitue en ralit une forme de rsolution judiciaire, etsera ds lors traite ce titre (voy. infra, n351).

17 Sur limportance de ce phnomne, cons. not. X., La volont unilatrale dans le contrat, Bruxelles, Ed.Jeune Barreau de Bruxelles, 2008.

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2. Objectif de la recherche

5. Prmisse de la thse Distinction entre notions conceptuelles et fonctionnelles. Lathse que nous proposons de dfendre lgard de lobjet dtude prcdemment dfini re-pose sur le distinction entre notions conceptuelles et notions fonctionnelles18.

I. Nous entendons par notion conceptuelle une notion invariante dont la porte peut tretablie de manire abstraite en partant de sa dfinition, indpendamment du contexte ou dubut dans lequel elle est utilise19. Le raisonnement fond sur une telle notion est donc de na-ture dductive et analytique.

Ainsi, par exemple, la notion civile dimmeuble par nature peut tre considre comme conceptuelle,ds lors que sa signification demeure constante, mme utilise par exemple des fins fiscales20. On pour-rait citer, de mme, la notion de jour dans larticle 52 du Code judiciaire, de mariage ou, selon certainsauteurs, de personnalit morale21.

A linverse, une notion fonctionnelle est une notion dont la signification nest pas entire-ment, ni mme principalement donne a priori, mais dpend de lutilisation faite de cette no-tion, du but que lon veut atteindre dans un contexte donn22. En dautres termes, la portedune notion fonctionnelle dcoule avant tout de la volont de soumettre une situation donne un rgime juridique particulier, considr comme dsirable. Cette approche tlologique,

18 Cette distinction est bien acquise dans la doctrine franaise; voy. par exemple P. DEROUIN, Pour une ana-lyse fonctionnelle de la condition , Rev. trim. dr. civ., 1978, p. 1 et s.; T. GNICON, La rsolution du contratpour inexcution, Paris, L.G.D.J., 2007, n90, p. 67; P. RMY-CORLAY, note sous C.J.C.E., 17 septembre 2002,Tacconi, C-334/00, Rev. crit. dr. int. priv., 2003, p. 673 et s., n5, p. 675 ( propos de la notion de responsabilitprcontractuelle); voy. galement D. MAZEAUD, La notion de clause pnale, Paris, L.G.D.J., 1992, p. 7, pour qui la dmarche la plus approprie consiste raisonner partir des fonctions spcifiques et essentielles que rem-plit la clause pnale ; lExpos des motifs de la loi de rforme des srets mobilires, Doc. parl., Ch., s.o.,2012-2013, n53-2463/001, p. 10; les conclusions du 15 mai 2013 de M. lavocat gnral N. WAHL dans laffaireUnamar, C-184/12, point 30 ( propos de la notion de loi de police). Comp., chez DWORKIN, la distinctionentre approche smantique et approche interprtative dune notion : voy. par exemple, propos de la notion dejustice, R. DWORKIN, Laws Empire, Oxford, Hart Publishing, 1998 (d. orig. 1986), p. 73 et s. Comp. galement,en droit allemand, lopposition entre Begriffsjurisprudenz, dune part, et Interessen- et Wertungsjurisprudenz,dautre part : cons. ce propos K.F. RHL et H.C. RHL, Allgemeine Rechtslehre. Ein Lehrbuch, Kln etMnchen, Carl Heymanns Verlag, 2008, 7, p. 62 et s., et 31, p. 263 et s.

19 Comp. P. DEROUIN, o.c., Rev. trim. dr. civ., 1978, n4, p. 3, pour qui les notions conceptuelles sont celles qui peuvent recevoir une dfinition complte et dont le contenu est abstraitement dtermin une fois pourtoutes .

20 Voy. Cass., 15 mars 2012, Pas., 2012, n172, A.C., 2012, avec les conclusions de M. lavocat gnralD. THIJS; Cass., 14 fvrier 2008, Pas., 2008, n110, et le commentaire de J.-F. ROMAIN, Interprtation de la loi,fiction juridique, immeubles par nature et par destination conomique , note sous Cass., 15 fvrier 2007, R.C.-J.B., 2010, p. 63 et s., spc. n52.2, p. 118 ( la ratio legis des notions dimmeuble et de meuble (...) nest passpcifique. Au travers de ces notions, le lgislateur ne poursuit pas un but juridique ou pratique spcial, mais ilest mu par une volont de dfinir des concepts gnraux dont limportance est grande dans le systme juridique.(...) Elles ne drogent pas non plus au droit commun, mais sont prcisment des notions constitutives de ce droitcommun ). Voy. dans le mme sens H. HEINRICHS, BGB 1-311a , Palandt Brgerliches Gesetzbuch, 65e

d., Mnchen, Beck, 2006, p. 1 et s., Einl., n39, p. 7, qui relve que le constat quune voiture est une chosemeuble ne requiert quune simple opration de subsomption (cest--dire de qualification), exclusive de tout ju-gement de valeur.

21 Voy. en ce sens V. SIMONART, La personnalit morale en droit priv compar. Lunit du concept et ses ap-plications pratiques. Allemagne, Angleterre, Belgique, Etats-Unis, France, Italie, Pays-Bas et Suisse, Bruxelles,Bruylant, 1995, spc. p. 163 et s.

22 Comp. P. DEROUIN, o.c., Rev. trim. dr. civ., 1978, n4, p. 3, pour qui les notions fonctionnelles sont celles quon ne peut dfinir sinon en indiquant ce quoi elles servent cest--dire leur fonction .

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laquelle on reproche parfois son manque de puret23, justifie qu ct du but principal pour-suivi par la notion fonctionnelle, son rgime tienne galement compte dobjectifs concurrentsreconnus par le droit positif, tels que par exemple le respect de la scurit juridique24. Le rai-sonnement est donc ici de nature inductive et synthtique, puisquil part du concret (les objec-tifs viss) avant de reconstruire les principes sur cette base.

Ainsi, par exemple, la notion dordre public, en dpit dun certain noyau conceptuel25, ne peut se com-prendre qu travers les applications quen retiennent le lgislateur, la jurisprudence et la doctrine en vuedatteindre chaque fois un rsultat dtermin26. En effet, une rgle est qualifie dordre public, non pastant parce quelle toucherait par nature aux intrts essentiels de lEtat, mais parce que lon entend enralit prohiber tel type particulier de clause ou de comportement jug nuisible. Ceci explique, parexemple, que lordre public ninterdit pas de manire absolue les clauses dexonration de responsabilit,mais seulement celles qui visent exonrer le dbiteur de son dol ou priver lobligation de son objet27,quil permet de renoncer la prescription acquise mais non dcarter le principe mme de la prescrip-tion28, quil prohibe les conventions portant sur une infraction mais non sur les consquences de celle-ci29,ou encore, selon lopinion majoritaire, quon peut acquiescer au jugement rejetant une demande de di-vorce mais non celui qui laccueille30. En effet, dans chacun de ces cas, il a paru juridiquement et so-cialement dsirable de condamner tel comportement plutt que tel autre, raison pour laquelle on a faitentrer le premier dans la notion dordre public afin datteindre ce rsultat, alors que sa nature ne ledistinguait pourtant pas fondamentalement du second. Rciproquement, la qualification de rgle dordrepublic est parfois carte au profit de celle de rgle imprative, non daprs la nature de la rgle, mais envue dviter quune des parties puisse se prvaloir de sa violation31. Lensemble des applications de la no-tion dordre public ne se laisse donc pas dduire de manire purement logique de sa dfinition, au fondtrs gnrale.

On pourrait en dire de mme des notions de bonnes moeurs, dabus de droit, dintrt social ou defaute civile, dont la porte est chaque fois tributaire des objectifs concrets poursuivis par ceux qui y fontappel.

II. Certes, la distinction entre notion conceptuelle et notion fonctionnelle ne doit pas secomprendre comme une opposition tranche, mais comme une question de degr32. Elleconstitue donc plutt un instrument heuristique danalyse du droit positif.

23 Voy. ainsi C. RIGALLE-DUMETZ, La rsolution partielle du contrat, o.c., qui considre, en citant J. HRON, que la rflexion juridique est fausse par le dsir daboutir un rsultat donn (n388, p. 232) et quen proc-dant ainsi, les auteurs inversent le raisonnement (n501, p. 305).

24 En ce sens, H. HEINRICHS, o.c., Palandt Brgerliches Gesetzbuch, Einl., n46, p. 8.25 Selon une formule bien connue, est dordre public (interne) la lgislation qui rgle les intrts essentiels de

lEtat, de la Communaut ou de la Rgion ou qui, en droit priv, tablit les fondements juridiques de lordre co-nomique ou moral de la socit (Cass., 5 mars 2012, Pas., 2012, n147, avec les conclusions de M. lavocat g-nral J.-M. GENICOT; C.C., 18 janvier 2012, n8/2012, point B.15.4 ; Cass., 29 avril 2011, Pas., 2011, n288;Cass., 29 novembre 2007, Pas., 2007, n596; Cass., 19 mars 2007, Pas., 2007, n145).

26 Sur cette approche, quil qualifie galement de fonctionnelle, voy. J. VAN ZUYLEN, Lordre public et le droitimpratif dans les contrats spciaux , Chronique de jurisprudence en matire de contrats, Lige, Anthmis,2011, p. 89 et s., n27, p. 133 et s. Le caractre fonctionnel de lexception dordre public est dailleurs express-ment reconnu en droit international priv : voy. not. F. RIGAUX et M. FALLON, Droit international priv, 3e d.,Bruxelles, Larcier, 2005, n7.46, p. 316, o le rapprochement est galement fait avec la notion dordre public endroit interne.

27 Voy. not. P. WRY, Droit des obligations, v. 1, 2e d., o.c., n764 et s., p. 740 et s. 28 Voy. lart. 2220 du Code civil.29 Voy. lart. 2046 du Code civil et Cass., 14 septembre 2000, Pas., 2000, n470, avec les conclusions de M.

lavocat gnral A. HENKES.30 Voy. sur cette question H. BOULARBAH, Le dsistement dappel et lacquiescement sont-ils (encore) prohi-

bs en matire de divorce ? , note sous Bruxelles, 28 octobre 1999, Div. Act., 2000, p. 147 et s.31 J. VAN ZUYLEN, o.c., Chronique de jurisprudence en matire de contrats, n23, p. 134

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Ainsi, alors que les notions de responsabilits contractuelle et extracontractuelle sont largementconceptuelles, puisquelles reposent sur la notion prexistante de contrat, leurs limites respectives peuventfluctuer la marge en fonction du rsultat recherch, par exemple en vue de favoriser lapplication duncertain dlai de prescription ou dune certaine rgle de conflit de juridiction33.

La ligne de partage entre notion conceptuelle et notion fonctionnelle peut galement se brouiller dansle cas o une notion est dfinie par la fonction quelle remplit. Nous en verrons lillustration dans le casde la nullit. En effet, dans la thorie classique, celle-ci tait dfinie comme ltat objectif dun acte at-teint dune cause dillgalit34. Dans la thorie moderne, au contraire, la nullit est conue de manireplus dynamique : elle constitue plutt la sanction prvue par lordre juridique en raction la conclusiondun acte non valablement form35. Ds lors, il ne sagit plus de tirer mcaniquement les consquencesdune situation illgale, mais dadapter le rgime de la nullit aux objectifs quelle poursuit (efficacit dela rgle sanctionne par la nullit, protection de la partie faible, etc.)36. La nullit demeure ainsi formelle-ment une notion clairement identifie dun point de vue conceptuel, mais sa fonction ayant t intgre sa dfinition, elle devient, en ralit, une notion fonctionnelle.

III. Enfin, il importe de prciser demble que la reconnaissance du caractre fonctionneldune notion nimplique nullement la renonciation toute tentative de systmatisation des ef-fets de celle-ci. La mthode fonctionnelle vise certes temprer les excs quun raisonnementde type logico-dductif pourrait entraner, mais elle nest pas pour autant condamne ntrequune collections de solutions particulires, exclusivement dictes par les circonstancesconcrtes de la cause37. Il sagit donc de trouver un moyen terme entre une dmarche pure-ment conceptuelle et une approche exclusivement casuistique38.

Ainsi, par exemple, malgr la souplesse de la thorie de labus de droit, doctrine et jurisprudence sesont efforces den systmatiser le rgime en dgageant notamment une liste, certes non exhaustive, deses critres dapplication39.

Une autre illustration peut tre puise dans le domaine du droit international priv, spcialement dansla matire de la loi applicable la responsabilit extracontractuelle. On sait que, classiquement, la m-thode savignienne commandait de Dterminer pour chaque rapport de droit le domaine du droit le plusconforme la nature propre et essentielle de ce rapport 40. Lapproche tait donc conceptuelle au senso nous lavons dfinie, puisquelle prtendait dduire la loi applicable un rapport de droit de sa natureprofonde ou, si lon prfre, de sa dfinition. Cest ainsi, par exemple, que la Cour de cassation a consid-

32 Voy. P. DEROUIN, o.c., Rev. trim. dr. civ., 1978, n4, p. 4; comp. dans le mme sens H. HEINRICHS, o.c.,Palandt Brgerliches Gesetzbuch, Einl., n39, p. 7, qui distingue entre le noyau dur (Kern) dune notion etson tendue la marge (Randzone). Du reste, si lon opte pour une conception interprtative du droit (voy.infra, n16 et s.), mme la notion la plus conceptuelle est toujours susceptible de voir son sens voluer du fait deses utilisations.

33 Voy. ainsi, propos de la responsabilit prcontractuelle, infra, n338.34 Voy. infra, n87.35 Voy. infra, n88.36 Voy. infra, n240.37 Comp. la critique formule par GNY lencontre de loeuvre de DEMOGUE, auquel il reprochait dtre all

trop loin dans son travail de dconstruction du droit positif (voy. ce propos D. KENNEDY et M.-C. BELLEAU, Laplace de Demogue dans la gnalogie de la pense juridique contemporaine , R.I.E.J., 2006, p. 163 et s., spc.p. 199 et s.); comp. galement le passage en Allemagne de lInteressenjurisprudenz, centre sur les intrts desparties au litige, la Wertungsjurisprudenz, qui sest efforce de dgager, de manire plus abstraite, les valeursconsacres par le droit positif (voy. ce propos K.F. RHL et H.C. RHL, Allgemeine Rechtslehre, o.c., 82,p. 653).

38 Voy. dans le mme sens la conclusion de la thse de R. JAPIOT, Des nullits en matire dactes juridiques.Essai dune thorie nouvelle, Paris, Arthur Rousseau, 1909, p. 940.

39 Voy. not. S. STIJNS, Abus, mais de quel(s) droit(s) ? Rflexions sur lexcution de bonne foi des contrats etlabus des droits contractuels , J.T., 1990, p. 33 et s.

40 F.C. VON SAVIGNY, Trait de droit romain (trad. C. GUENOUX), t. 8, Paris, Firmin Didot, 1851, 348, p. 30 et s.

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r que les lois qui dterminent les lments du fait gnrateur de la responsabilit civile, dlictuelle ouquasi dlictuelle, ainsi que le mode et ltendue de la rparation sont des lois de police au sens delancien article 3, alina 1er, du Code civil, de sorte que laction en rparation dun dommage tait sou-mise la loi du lieu o le fait illicite tait commis41. La rigidit dune telle approche a cependant entranaux Etats-Unis une vive raction connue sous le nom de conflicts revolution . Celle-ci recouvre en ra-lit une multitude de courants de pense dont le point commun est dabandonner toute dmarche abstraitefonde sur la qualification et le classement dun rapport de droit dans une catgorie de rattachement, auprofit dune analyse des intrts en conflit dans un cas litigieux42. On peut cependant lui reprocher de nepas tre parvenue difier un vritable systme, capable de garantir luniformit des rsultats et la prvi-sibilit des solutions43. Il sagit, en dautres termes, de la tentation casuistique contre laquelle nous met-tions en garde. Entre ces deux extrmes, la position adopte en Europe par le rglement Rome II peuttre perue comme un moyen terme44. En effet, tout en conservant des catgories de rattachement dfiniesen termes abstraits, le lgislateur europen na pas hsit adapter ces catgories, et les rgles de conflitsqui en dpendent, une srie dobjectifs quil dsirait promouvoir ainsi quaux particularits de certainsrapports de droit. Cest ainsi quau-del de la rgle gnrale (article 4), des rgles particulires sont intro-duites pour les dlits commis en matire de produits dfectueux (article 5), de concurrence dloyale (ar-ticle 6), datteintes lenvironnement (article 7), etc. Des mcanismes correcteurs, tels que la clausedexception ou lexception dordre public, sont galement prvus, tout en veillant les maintenir dans destrictes limites. Un tel systme, qui sefforce de concilier flexibilit et prvisibilit45, correspond une ap-proche fonctionnelle telle que nous lentendons.

6. Enonc de la thse. La thse que nous proposons de dfendre est que la rtroactivitconstitue, dans la thorie gnrale du contrat telle quelle existe en droit positif belge, une no-tion fonctionnelle, dont la porte ne peut tre entirement ni mme principalement dduitedune dfinition abstraite et conceptuelle donne a priori par lordre juridique, mais dcouledu rle, de la fonction qui lui est assigne dans le cadre dune institution juridique donne46.Ds lors, la question de savoir si telle ou telle situation juridique47 sera affecte rtroactive-ment par cette institution ou si elle tombe au contraire en dehors du champ dapplication deleffet rtroactif variera en fonction de linstitution considre, de manire sadapter chaque fois au but et aux caractristiques de cette institution.

En dautres termes, dire dune institution quelle produit ses effets ex tunc ne renseigne pasencore sur la porte vritable de ceux-ci. Ainsi, bien que, par exemple, la condition suspen-sive, la ratification ou la nullit soient chacune dotes dun effet rtroactif, cette expressionrecouvre notre sens chaque fois une ralit juridique diffrente quil importe de rechercheret de prciser. La rtroactivit nest donc quun instrument, une technique susceptible dtre

41 Cass. (pln.), 17 mai 1957, Pas., 1957, p. 1111, avec les conclusions de M. le procureur gnral R. HAYOITDE TERMICOURT.

42 Pour plus de dtails, cons. not. P. HAY, P. BORCHERS et S. SYMEONIDES, 5e d., St Paul, West, 2010, 2.9 et s.,p. 27 et s.

43 Pour cette critique, ibid., 2.26, p. 121 et s.44 Rglement (CE) n864/2007 du Parlement europen et du Conseil du 11 juillet 2007 sur la loi applicable

aux obligations non contractuelles ( Rome II ).45 Voy. en ce sens S. SYMEONIDES, The American Revolution and the European Evolution in Choice of Law:

Reciprocal Lessons , Tulane L.R., 2008, vol. 82, p. 1741 et s., spc. p. 1795 et s.46 Nous employons le terme institution dans le sens trs gnral densemble des rgles de droit relatives

un rapport de droit ou une question juridique donne et qui constituent un systme dot dune autonomie rela -tive (voy. K.F. RHL et H.C. RHL, Allgemeine Rechtslehre, o.c., 50, p. 409). Peuvent ainsi tre considrescomme institutions la condition suspensive, la ratification, la nullit, etc.

47 Le terme est galement pris dans le sens le plus gnral, couvrant aussi bien les actes que les faits juri-diques. Il peut ainsi sagir de la perception de fruits, lexcution dun contrat successif, le transfert volontaire ouforc de la proprit dune chose, etc.

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mise au service des objectifs les plus divers, qui en conditionnent largement la significationdans chacun des cas envisags.

Ds lors, nous avancerons lide quen droit belge des contrats, il nexiste pas de rgimeunique commun toutes les manifestations de la rtroactivit. Pour dmontrer le caractrefonctionnel de la rtroactivit, notre recherche consistera par consquent mettre en videncele rle et la porte qui lui sont reconnus en droit positif dans le cadre de chacune des institu-tions examines.

Le systme juridique ne peut toutefois saccommoder dune telle pluralit de rgimes qula condition que celle-ci ne devienne pas source de vritables incohrences. A cet gard, nousentendons dmontrer, titre complmentaire, que le principe constitutionnel dgalit et denon-discrimination constitue un instrument oprationnel permettant dassurer le rapproche-ment ncessaire entre les diffrentes formes deffets rtroactifs tout en vitant de gommer en-tirement les particularits des institutions concernes. Ce nest que de cette manire, et nonen partant dune dfinition abstraite de la rtroactivit, que pourront merger certaines rglescommunes ces institutions.

7. Antcdents. I. Lapproche fonctionnelle de la rtroactivit que nous prconisons constitue enquelque sorte le prolongement et lapprofondissement des rflexions mises, il y a quelques annes dj,par le Professeur DIEUX dans une tude sur la condition suspensive devenue classique :

Le Code civil ne comporte pas lnonc dune thorie gnrale de la rtroactivit et la notion deffetrtroactif est employe des fins fort varies () La varit des aspects sous lesquels la rtroactivitpeut se prsenter et les incertitudes multiples auxquelles elle a donn lieu dans chacun de ces cas ()nous semblent inviter la circonspection, face des constructions thoriques courageuses et attrayantes,mais souvent abstraites : les mfaits de la mthode mtaphysique ou dductive dans ce genre de situa-tions ont t dnoncs 48.

Notre thse peut donc tre vue comme une tentative de vrification de cette intuition au travers de lathorie gnrale du contrat.

II. Dans une thse de doctorat consacre, il y a plus de soixante ans, la rtroactivit dans les actes ju-ridiques, J. DEPREZ mettait dj lide que La rtroactivit remplit dans la vie juridique une fonctionuniquement technique. Elle est un procd servant rendre compte de certaines solutions du Droit positifdont elle ralise larmature technique. Mais le contenu des rgles de fond dont elle assure la mise enoeuvre influe profondment sur le rle gnral du procd technique 49. Cest dire que la rtroactivitne peut jouer un rle abstrait, aveugle et absolu sans risquer dtre inadapte aux situations concrtesquelle concerne. Cette protection de certains intrts juridiques constitue le vritable fondement de lartroactivit, et cest en fonction de ces intrts que son rgime doit tre tabli. La rgle de la rtroactivi -t doit voluer en fonction des rgles de fond quelle justifie techniquement. Il serait abusif de renverserles rles et de permettre lincidence du procd technique sur le contenu de la rgle de fond. (...) Le can-

48 X. DIEUX, Des effets de la tutelle dapprobation sur les contrats conclus avec une autorit publique subor-donne , note sous Cass., 5 juin 1981, A.P.T., 1984, p. 146 et s., n7, p. 150. Voy. dj dans le mme sens, gale-ment propos de la condition suspensive, R. DEMOGUE, o.c., Studi filosofico-giuridico dedicati a Georgio delVecchio nel XXV anno di insegnamento, v. I, p. 171 ( nous ne posons pas la rtroactivit comme un principedont il suffit de tirer les consquences par une logique purement dductive. Ce fut prcisment lerreur delEcole exgtique du XIXeme sicle davoir employ cette mthode qui fait abstraction de lutilit sociale ); propos de la rsolution pour inexcution, T. GNICON, La rsolution du contrat pour inexcution, o.c., n703,p. 505; de manire plus gnrale, R. JAMBU-MERLIN, o.c., Rev. trim. dr. civ., 1948, n3, p. 273 et n29, p. 299.Lide apparat galement dans la thse de S. MERCOLI (voy. ainsi La rtroactivit dans le droit des contrats, o.c.,n133, p. 149) mais nen constitue cependant pas le fil conducteur. Comp. galement M. MALAURIE, Les restitu-tions en droit civil, o.c., p. 15, propos de lune des principales manifestations de la rtroactivit : On peutdouter quil y ait une thorie gnrale des restitutions, tant les applications sont nombreuses. La restitution pa-rat tre davantage une simple technique, au service dautres mcanismes .

49 J. DEPREZ, La rtroactivit dans les Actes juridiques, v. I, o.c., n14, p. 15.

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tonnement de la rtroactivit ses justes proportions ncessite une recherche ardue de son fondement v -ritable et des intrts en cause (...) 50.

En dpit de ces dclarations prometteuses auxquelles nous adhrons sans rserve, lapproche fonction-nelle prconise na cependant pas t mene jusqu son terme.

Dune part, en effet, lauteur sest efforc de ramener les cas de rtroactivit deux catgories princi -pales, savoir la rtroactivit-sret et la rtroactivit-sanction51, ce qui lui permet de conclure qu Il y adeux rgimes de la rtroactivit 52. Si cette analyse offre des mrites indniables53, elle nous parat ce-pendant prsenter le danger de simplement dplacer lapproche conceptuelle au niveau de ces deux nou-velles notions, en ngligeant les diffrences qui subsistent entre les institutions ainsi regroupes. Cestainsi, par exemple, quen dpit des diffrences fondamentales que ces institutions prsentent entre elles, lanullit est, au moins en principe, encore considre comme pleinement assimilable, dans ses rsultatspratiques, la rsolution 54, cest--dire tant la rsolution pour inexcution qu leffet de la conditionrsolutoire55.

Dautre part, pour le mme auteur, si la rtroactivit peut dans certains cas tre maintenue au prix decertains amnagements, il faudrait le plus souvent envisager sa suppression56, laquelle devrait passer no-tamment par une intervention lgislative57. Ainsi, si la rtroactivit produit parfois des effets utiles etmrite dtre maintenue, elle manifeste en dautres domaines une inadaptation permanente aux solutionsde fond quelle ralise 58. De manire gnrale, la rtroactivit serait une technique inadapte sonbut parce quelle est la fois trop simple et trop complexe. Trop simple, parce que, trop brutale, ellenopre pas un dosage harmonieux dintrts divergents et contredit lide dquilibre inhrente au Droitlui-mme. Trop complexe parce quelle ne parvient au rsultat recherch que par le dtour dun mca-nisme dont il faut doser et apprcier la porte 59. Cest en quelque sorte faire laveu dun chec, aumoins partiel, de la dmarche fonctionnelle.

50 Ibid., n61, p. 63 et s. Reprenant ces ides son compte de manire plus succincte, voy. galement E.MATRE-ARNAUD, La rtroactivit dans le contrat, o.c., n14, p. 18 et s.

51 J. DEPREZ, La rtroactivit dans les Actes juridiques, v. II, o.c., n426, p. 591.52 Ibid., n465, p. 648. La mme critique peut tre adresse E. MATRE-ARNAUD, La rtroactivit dans le

contrat, o.c., n188, p. 174, qui considre que la rtroactivit ne remplit que deux fonctions : le renforcement r-troactif dune situation juridique et la liquidation rtroactive de la priode intermdiaire.

53 Voy. ainsi, propos du rle de sret de la rtroactivit de la condition, infra, n217; propos du rle desanction de la rtroactivit, pour la nullit, infra, n241, et pour la rsolution pour inexcution, infra, n375.

54 J. DEPREZ, La rtroactivit dans les Actes juridiques, v. I, o.c., n155, p. 168 (voy. galement v. II, o.c.,n478, p. 665); de mme, E. MATRE-ARNAUD, La rtroactivit dans le contrat, o.c., n216, p. 202.

55 J. DEPREZ, La rtroactivit dans les Actes juridiques, v. I, o.c., n154, p. 165 et s; E. MATRE-ARNAUD, La r-troactivit dans le contrat, o.c., n216, p. 202. Certes, dans un second temps, ltude de J. DEPREZ prend actedune srie de diffrences introduites par la jurisprudence entre ces diffrentes institutions, savoir, en cas de r-solution, le maintien des actes de jouissance et dadministration (n286 et s.) et des contrats successifs (n314 ets.), et, en cas de nullit, la thorie des socits de fait (n300), mais on ny trouve pas dexamen systmatique etcompar du rgime de ces institutions mis en rapport avec leur but. En outre, mme dans ce cadre, la dmarchefonctionnelle demeure parfois timide. Cest ainsi que, tout en reconnaissant que, compte tenu du but limit deleffet rtroactif de la condition qui intresse surtout les rapports avec les tiers, La restitution des fruits par lepropritaire intrimaire consacrerait un abus flagrant de la rtroactivit de leffet rsolutoire , lauteur consi-dre nanmoins que Lacqureur sous condition suspensive aurait certainement le droit de rclamer au pro-pritaire sous condition rsolutoire tous les fruits perus medio tempore, puisquil est cens avoir t seul pro-pritaire ds le jours du contrat , sauf volont contraire des parties (n290, p. 392 et s.).

56 Voy. les conclusions gnrales de ltude, J. DEPREZ, La rtroactivit dans les Actes juridiques, v. II, o.c.,n513 et s., p. 702 et s.

57 Ibid., n324 et s., p. 453 et s.58 Ibid., n514, p. 703.59 Ibid., n514, p. 703.

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Le pari que nous faisons est au contraire de parvenir dmontrer que, rapporte en permanence auxbuts pour lesquelles elle a t institue, la rtroactivit demeure une technique apte apporter une solu-tion adquate aux situations pour lesquelles le droit positif y a recours dans la thorie gnrale du contrat.

3. Organisation de la recherche

8. Premire approche des fonctions de la rtroactivit. Les manifestations de la rtroac-tivit dans le droit des contrats sont ce point varies quil a rapidement sembl inappropride comparer terme terme des institutions aussi loignes, par exemple, que la confirmationdes obligations nulles et la rsolution pour inexcution, ou la ratification et la nullit. En re-vanche, il est apparu que la rtroactivit remplissait schmatiquement quatre grandes fonc-tions de sorte quun regroupement pouvait tre opr sur cette base des fins danalyse. Silon se place dans la perspective des parties au contrat60, les fonctions de la rtroactivitpeuvent ds lors tre schmatiquement divises comme suit.

Tout dabord, la rtroactivit intervient parfois en vue de parfaire les droits inachevs desparties, savoir des droits dont lefficacit est depuis leur naissance entrave par un vice ouune autre caractristique propre lobligation. On entend par l les droits affects dune causede nullit, les droits contracts au nom dun tiers par un reprsentant sans pouvoir et les droitsaffects dune condition suspensive ou rsolutoire. A la suite dun vnement ultrieur(confirmation, ratification, ralisation de la condition suspensive ou dfaillance de la condi-tion rsolutoire), ces droits sont dfinitivement consolids. En outre, afin de renforcer ceux-ci,lvnement consolidateur se voit gnralement reconnatre un effet rtroactif de sorte que lesdroits concerns sont censs avoir eu pleine efficacit ds lorigine61.

La rtroactivit se manifeste ensuite en vue danantir les consquences des droits des par-ties. En effet, dans une srie dinstitutions (dfaillance de la condition suspensive, ralisationde la condition rsolutoire, rsolution pour inexcution, nullit), il est non seulement mis finaux droits des parties pour lavenir, mais celles-ci sont en outre replaces dans la mme situa-tion que si elles navaient jamais t titulaires des droits en cause. On parlera, dans ce cas, dedroits effacs par la rtroactivit.

Dans une troisime srie de circonstances, les droits des parties prexistent et leur efficaci-t est thoriquement entire, mais celle-ci est sujette en pratique des difficults. Diversesinstitutions sont ds lors susceptibles de dclarer lexistence et ltendue de ces droits, quilsagisse du partage, de la transaction, dun jugement ou de la preuve. Un caractre rtroactif ou tout le moins dclaratif est gnralement reconnu ces institutions de sorte que lesdroits rvls par celles-ci sont rputs avoir toujours eu la mme porte. Ceux-ci demeure-ront cependant hors du cadre de notre recherche consacre la thorie gnrale du contrat,soit quils relvent plutt du droit judiciaire (telle que ltude de leffet dclaratif des juge-

60 Un regroupement diffrent serait possible dans la perspective des tiers au contrat. En effet, la consolida -tion des droits des parties correspond gnralement leffacement des droits des tiers et, inversement, la consoli-dation de leurs droits correspond leffacement de ceux des parties (comp. E. MATRE-ARNAUD, La rtroactivitdans le contrat, o.c., n9, p. 11 et s.). Pour un autre expos des fonctions de la rtroactivit, envisage soitcomme procd dopposabilit dune situation juridique, soit comme procd de liquidation du pass, voy.J. DEPREZ, La rtroactivit dans les Actes juridiques, v. I, o.c., n67 et s., p. 72 et s.

61 Un premier examen de ces droits inachevs a fait lobjet du mmoire que nous avons rdig en vue delobtention du certificat de formation la recherche et qui est depuis lors paru sous le titre Confirmation, ratifi-cation et condition suspensive. La rtroactivit des droits contractuels inachevs , Bruxelles, Larcier, 2011. Lecontenu de ce mmoire a, moyennant adaptations et actualisations, t intgr dans le texte de la prsente thse.

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ments et de la preuve), soit quils soient propres au rgime de contrats spciaux (tels que lepartage ou la transaction).

Enfin, il arrive que des droits, qui jouissaient dj dune entire efficacit tant thoriqueque pratique, soient altrs et que cette altration soit rpute stre produite antrieurement.Tel peut tre le cas lintervention du lgislateur (rtroactivit lgislative), laquelle excdecependant le domaine de la thorie gnrale du contrat. Le mme phnomne peut cependantgalement se produire linitiative des parties elles-mmes (rtroactivit conventionnelle). Ence cas, on peut parler de droits remodels par la rtroactivit.

9. Intrt de cette premire typologie. Ce premier dcoupage des fonctions de la rtroac-tivit auquel nous avons procd ne prsuppose en rien une unit de rgime. Ainsi, si la rtro-activit de la ratification et celle de la condition suspensive accomplie poursuivent une finanalogue, rien ne garantit quelles auront des effets identiques.

En revanche, ce rapprochement pralable est une condition ncessaire pour quune compa-raison des rgimes puisse tre utilement mene. On peut en effet sattendre ce que des situa-tions identiques ou similaires soient rgies par des rgles elles-mmes identiques ou simi-laires. Lanalyse compare des institutions regroupes par fonction permettra ds lors de jeterun regard critique sur les convergences ou les divergences du rgime de la rtroactivit dansces diffrentes institutions.

Outre quil ouvre la voie une meilleure comprhension de celles-ci62, ce regard vise ga-lement mettre au jour dventuelles discriminations, savoir des diffrences de traitementde situations comparables non susceptibles de justification objective et raisonnable. On sait,en effet, que pareilles discriminations sont prohibes par les articles 10 et 11 de la Constitu-tion dont la Cour constitutionnelle a la garde et peuvent par consquent conduire une modi-fication des dispositions lgales existantes63. Lintrt thorique de la recherche se double dslors dun intrt pratique vident.

10. Institutions tudies. Il convient encore de prciser que les institutions que nous al-lons examiner dans le cadre de cette recherche sont celles qui sont gnralement considrespar la doctrine et la jurisprudence comme tant dotes dun effet rtroactif. Il nous faudra v-rifier, au cours de nos dveloppements, et pour chacune de ces institutions, si cette proposi-tion de dpart est ou non fonde.

Mme dans le cadre ainsi trac, nous ne pourrions nous livrer une analyse exhaustive detoutes les manifestations de la rtroactivit. Cette limite, justifie par la taille restreinte denotre tude, lest galement par la mthode choisie.

En effet, ds lors que nous ne postulons pas demble lexistence dun rgime unique de lartroactivit, qui se dclinerait ensuite en un nombre indtermin dapplications, il serait im-possible de prtendre couvrir lensemble des effets rtroactifs en droit positif. Cest la raisonpour laquelle nous avons dcid de nous cantonner aux formes les plus importantes de la r-troactivit dans la thorie gnrale du contrat en recherchant, institution par institution, leslments caractristiques de leur effet rtroactif, pour apprcier dans un second temps si destraits communs ou des diffrences sen dgagent.

62 Cons. ce propos J.B.M. VRANKEN, Interne rechtsvergelijking , T.P.R., 1995, p. 401 et s.63 Voy. sur ce point infra, n61 et s.

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Cette mthode implique que les rsultats de notre tude ne pourront, sans plus, tre gnra-liss aux institutions qui nauront pas t examines, mme si bien sr ils offriront un point dedpart la rflexion.

11. Plan de la recherche. Nous poursuivrons la prsente introduction gnrale en posantcertaines balises mthodologiques qui pourraient apparatre fastidieuses mais qui savrent ce-pendant indispensables pour justifier la manire dont nous avons men notre recherche (Cha-pitre II). Nous tcherons ensuite de poser les bases de deux ides centrales de notre rechercheen proposant une premire approche de la notion de rtroactivit (Chapitre III) et de la portedu principe constitutionnel dgalit en droit priv (Chapitre IV).

Notre recherche se divisera ensuite en trois parties dimportance ingale, consacres res-pectivement lexamen de la porte de leffet rtroactif dans le domaine des droits inachevs(Premire partie), des droits effacs (Deuxime partie) et des droits remodels (Troisime par-tie). Chacune de ces parties sera divise en autant de chapitres que dinstitutions tudies et seclturera par une comparaison critique de celles-ci, la lumire en particulier du principeconstitutionnel dgalit.

Enfin, nous exposerons nos conclusions gnrales sur la place de la rtroactivit dans lathorie gnrale du droit contrat et synthtiserons les rsultats de notre recherche.

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Chapitre II. Balises mthodologiques

12. Plan. Nous exposerons dabord la conception du droit ayant guid notre recherche(1er) avant de prciser la manire dont ltude du droit compar a pu enrichir celle-ci (2).

1. Conception du droit64

13. Position du problme. Langle sous lequel nous proposons dtudier le phnomne dela rtroactivit contractuelle est une perspective la fois interne et normative, ds lors quilsagit de prciser la signification de certaines rgles lintention des acteurs du systme juri-dique en se fondant sur les cadres de rfrence de celui-ci65. Il sagit, en dautres termes,dune approche relevant de la dogmatique juridique66, de la technique juridique, ou encore, silon prfre, de la doctrine juridique.

Il nest sans doute pas frquent de trouver, dans une tude qui adopte une telle approche,des considrations liminaires dans lesquelles lauteur expose sa conception du droit ainsi quela manire dont celui-ci lui parat devoir tre interprt67. Et pourtant, nul nignore que la pen-se juridique traditionnelle est en crise68. Celle-ci se manifeste en particulier dans la rencontredcevante entre laspiration des juristes faire accder leur discipline la scientificit, ou tout le moins lobjectivit, et leur incapacit concomitante dgager une mthode en mesurede fournir une rponse univoque aux questions quils se posent.

On sait, en effet, que ds que lon quitte le domaine des cas les plus simples, le droit offreune marge irrductible dapprciation celles et ceux chargs de le comprendre et lappliquer,ce qui engendre invitablement la crainte dun gouvernement illgitime (quil soit desjuges ou, plus gnralement, des interprtes) sous lautorit duquel la rgle de droit finirait parntre plus que lexpression de prfrences subjectives et individuelles. Or, aucun des modlesdominants dvelopps jusqu prsent69 quil sagisse du modle gomtrique qui sest

64 Je remercie vivement le Professeur Benot FRYDMAN pour avoir accept de relire cette section et pour la dis-cussion enrichissante qui sen est suivie. La responsabilit des propos tenus demeure videmment la mienne.

65 Sur les diffrentes perspectives pouvant tre adoptes lgard dun objet juridique dtude, voy. not.O. CORTEN, Mthodologie du droit international public, Bruxelles, Ed. Universit de Bruxelles, 2009, p. 30 et s.

66 Lexpression se rencontre frquemment dans la littrature de langue allemande, mais pas exclusivement(voy. ainsi O. CORTEN, Mthodologie du droit international public, o.c., p. 23; F. OST et M. VAN DE KERCHOVE, Dela pyramide au rseau ? Pour une thorie dialectique du droit, Bruxelles, F.U.S.L., 2002, p. 452). Elle doit trebien comprise : ainsi, malgr la parent tymologique, la dogmatique juridique ne repose pas sur des dogmes(voy. sur ce point H. DLLE, Rechtsdogmatiek und Rechtsvergleichung , RabelsZ, 1970, vol. 34, p. 403 et s.),pas plus dailleurs que la doctrine juridique ne se veut doctrinaire. Le sens pjoratif du mot remonte appa-remment KANT (voy. A. LALANDE, Dogmatisme , Vocabulaire technique et critique de la philosophie, 3e d.,Paris, P.U.F., 2010, p. 246).

67 Sur le rejet traditionnel de la thorie et de la philosophie du droit hors du champ des oeuvres doctrinales,cons. P. JESTAZ et C. JAMIN, La doctrine, Paris, Dalloz, 2004, p. 172 et s.; voy. cependant les prises de position m-thodologiques de J.-F. ROMAIN, Interprtation de la loi, fiction juridique, immeubles par nature et par destina-tion conomique , note sous Cass., 15 fvrier 2007, R.C.J.B., 2010, p. 63 et s., spc. n9 et s., p. 68 et s., etP. VAN OMMESLAGHE, Droit des obligations, t. Ier, Bruxelles, Bruylant, 2010, p. 2 et s.

68 Voy. not. B. FRYDMAN, Les transformations du droit moderne, Bruxelles, Fondation Roi Baudouin, 1998,ainsi que la premire partie de louvrage de F. OST et M. VAN DE KERCHOVE, De la pyramide au rseau ?, o.c.

69 Nous nous basons ici les modles du raisonnement juridique identifis par B. FRYDMAN, Le sens des lois,Bruxelles, Bruylant, 2005.

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efforc de calquer le raisonnement juridique sur la logique dductive des mathmatiques, dumodle philologique qui prtendait retrouver le sens vritable de la loi dans la volont dulgislateur ou des modles sociologique et conomique qui voulaient faire du juge un ingnieur du social arm des acquis des sciences humaines nest parvenu rsoudre lacrise contemporaine de lhermneutique juridique. Tout au plus ces diffrents courants sesont-ils additionns pour former, par sdimentation, un modle pragmatique , caractrisessentiellement par le pluralisme des mthodes et des interprtations sans quaucune nelemporte a priori sur lautre70.

Dans un tel contexte, le choix dune mthode dinterprtation se pose toujours avec acuit,ds lors quelle conditionne ncessairement les rsultats de la recherche mene.

14. Illustration. Un exemple tir de notre recherche permettra de mieux saisir lenjeu du problme.

Nous serons ainsi confront la question de savoir si lannulation dun contrat prestations succes -sives donne lieu des restitutions rciproques entre les parties ou si, au contraire, cette annulation ne vautque pour lavenir71. La question est dlicate, dautant quelle ntait jusqu tout rcemment pas encoretranche par la Cour de cassation et a donn lieu des rponses varies en droit compar. Elle permet, enoutre, de prendre conscience des limites des mthodes classiques dinterprtation.

Ainsi, la mthode philologique se trouve mise en chec ds lors que ni le texte du Code civil, nises travaux prparatoires ny apportent de rponse.

Lapproche dductive ou gomtrique semble galement mener une impasse car, si lon consi-dre classiquement que ce qui est nul est cens ne jamais stre produit ce qui incite reconnatre uneporte absolue leffet rtroactif de la nullit , on constate nanmoins que, dans le domaine voisin de larsolution pour inexcution, la Cour de cassation considre que la dissolution des contrats successifs nevaut en principe que pour lavenir72. Nullit et rsolution, quoique produisant toutes deux leurs effets extunc, auraient donc des consquences diffrentes lgard des mmes contrats successifs. Comme on levoit, il apparat donc difficile de fonder des solutions universelles sur la base du seul concept abstrait de lartroactivit.

Enfin, la mthode sociologique apparat galement de peu de secours. Certes, elle permet demettre en vidence lexistence dun conflit sous-jacent entre le respect de la lgalit, qui commande defaire disparatre toutes les consquences de lacte illgal, et le principe de scurit juridique, qui incite aucontraire laisser les choses en ltat pour le pass. Cette approche ne fournit cependant aucun critre srpour trouver un juste quilibre entre ces intrts contradictoires.

15. Conception du droit choisie. Face ces difficults, le chercheur en droit est-ilcondamn se taire, en renonant ainsi venir en aide au juge qui, quant lui, ne peut refuserde juger sous quelque prtexte que ce soit, mme du silence, de lobscurit ou de linsuffi-sance de la loi (article 5 du Code judiciaire) ?73

70 Voy. B. FRYDMAN, Le sens des lois, o.c., n285, p. 588 et s.71 Voy. infra, n260 et s.72 Voy. infra, n428.73 Voy. en ce sens la rponse catgorique de H. KELSEN, Thorie pure du droit, 2e d., Paris, Dalloz, 1962,

n47, p. 462 et s. : Linterprtation scientifique ne peut rien faire dautre ni de plus que dgager les significa-tions possibles des normes juridiques. En tant que connaissance de son objet, elle ne peut pas opter et dciderentre les possibilits quelle a fait apparatre; elle doit abandonner le choix et la dcision lorgane juridiquequi a comptence daprs lordre juridique pour appliquer le droit. Lavocat qui, dans lintrt de son client,sefforce de dmontrer devant un tribunal que seule est juste telle des diverses interprtations possibles de lanorme juridique appliquer en lespce, le juriste qui, dans un commentaire quil publie, distingue lune des in-terprtations possibles comme la seule exacte, ne remplit pas une fonction de science juridique, mais unefonction de politique juridique. On ne peut naturellement pas le leur interdire. Mais jamais ils nont le droit dele faire au nom de la science juridique, comme il arrive trs souvent. () Agir ainsi, cest prsenter faussement

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Nous ne le pensons pas. Cest pourquoi, sans vouloir discuter ici en dtail des mrites etdes dfauts de toutes les approches mthodologiques possibles, il nous parat nanmoins im-portant de poser les prmisses de notre argumentation74 en exposant brivement la conceptiondu droit qui nous a guid ainsi que les principales raisons pour lesquelles elle nous parat m-riter ladhsion. Cette dmarche pourra galement savrer utile, dans la mesure o elle est denature permettre au lecteur de mieux comprendre et, peut-tre, de partager les choix, ex-plicites ou implicites, qui ont t faits tout au long de cette tude entre les diverses interprta -tions possibles de la rgle de droit.

Notre approche du droit consiste traiter celui-ci comme un discours la fois interprtatifet argumentatif75. Aprs avoir explicit ces deux caractristiques (I), nous soulignerons leurfcondit pour la prsente recherche (II) et conclurons en tentant de repousser la critique quipourrait nous tre adresse de cder la tentation du pur jugement de valeur (III).

I. Fondements thoriques

16. Dimension interprtative du droit. Tout dabord, nous adhrons la vision du droitcomme un discours interprtatif telle que dfendue par Ronald DWORKIN, en particulier dansson ouvrage Laws Empire76.

La thorie de DWORKIN a une vocation la fois descriptive et normative. Dune part, en ef-fet, elle sefforce de dmontrer que les thories rivales, savoir principalement la thorie po-sitiviste et lapproche raliste77, noffrent pas une description fidle de la manire dont le droitest compris et appliqu par les juges78. Dautre part, elle entend offrir aux juges une thoriequi serve la fois de justification leur manire de dire le droit et de cadre de rfrence per-mettant de prciser le fonctionnement de cette dmarche. Le point de dpart de cette thorieest que le droit est un concept interprtatif (interpretive concept)79. Il importe dabord deprciser cette notion avant de montrer comment elle peut sappliquer au droit.

17. Suite Caractre constructif de linterprtation. Pour DWORKIN, linterprtation dune pratiquesociale prsente un caractre constructif80. Il ne sagit donc pas de rechercher la signification de cette pra-

comme une vrit scientifique ce qui nest en ralit quun simple jugement de valeur politique .74 Sur ce que largumentation ne peut se dployer que sur la base de prmisses partages par lauditoire, voy.

C. PERLEMAN et L. OLBRECHTS-TYTECA, Trait de lArgumentation. La nouvelle rhtorique, 2e d., Bruxelles, Ed.Institut de Sociologie, 1970, 15, p. 87. Nous prfrons cette approche pour justifier cet expos liminaire unrecours au principe de neutralit axiologique, ds lors que celui-ci, hrit de Max WEBER, est troitement li lavision positiviste qui commande au scientifique de sabstenir de tout jugement de valeur (voy. O. CORTEN, Mth-dologie du droit international public, o.c., p. 118, et infra, n28 et s.).

75 Voy. dans le mme sens B. FRYDMAN, Le sens des lois, o.c., n313, p. 644 (caractre la fois hermneutiqueet dialectique de la raison pratique contemporaine).

76 R. DWORKIN, Laws Empire, Oxford, Hart Publishing, 1998 (d. origin. 1986). La littrature dite secondaire ce sujet est abondante : pour un aperu de celle-ci, cons. not. A. BAILLEUX, Hart vs. Dworkin and its Proge-ny. Actualit du combat des chefs dans la littrature anglo-saxonne , R.I.E.J., 2007, p. 173 et s.; B. FRYDMAN,Le sens des lois, o.c., n314 et s., p. 645 et s.; F. OST et M. VAN DE KERCHOVE, De la pyramide au rseau ?, o.c.,p. 424 et s.

77 DWORKIN utilise les termes legal pragmatism pour dcrire cette approche mais celle-ci ne doit pas treconfondue avec la philosophie pragmatique classique , telle que fonde sur les crits de PEIRCE et JAMES (voy. ce propos infra, n22).

78 R. DWORKIN, Laws Empire, o.c., p. 130 et s. (positivisme) et p. 154 et s. (ralisme).79 Ibid., o.c., p. 87.

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tique sur la base de critres prtablis une bonne fois pour toutes81, tout simplement parce que ces critrespeuvent ne pas exister ou tre appels voluer82. Il sagit plutt pour linterprte de donner un sens unepratique en la prsentant comme tant le produit dune dcision dote dun but (purpose)83. Ds lors,linterprte dune pratique sefforce dattribuer celle-ci un sens de manire en faire le meilleurexemple possible de la forme ou du genre auquel cette pratique est cense appartenir 84 ou, plus simple-ment dit, prsenter cette pratique sous le meilleur jour possible85.

Dans ce processus, linterprte ne jouit toutefois pas dune libert absolue. Ainsi, un stade pr-inter-prtatif, lobjet mme de son interprtation cest--dire la question de savoir ce qui relve ou non de lapratique interprter connat une premire dlimitation qui doit rsulter dun large consensus au sein dela communaut interprtative86. Ensuite vient le stade interprtatif proprement dit, o linterprtesefforce de fournir une justification des principaux lments identifis au stade pr-interprtatif 87. Ce fai-sant, linterprtation propose doit, pour demeurer une interprtation et ne pas glisser dans linventiondune pratique entirement nouvelle, correspondre suffisamment la pratique interprte. Toutefois, uneinterprtation peut condamner une partie du matriau interprt comme tant une erreur, ds lors quil necorrespond pas la justification avance88. Vient enfin un stade post-interprtatif o linterprte peut pro-poser un ajustement de la pratique de manire la faire mieux correspondre la justification quil a pro-pose au stade prcdent89. Tout au long du processus, linterprte doit veiller respecter les paradigmesen vigueur, cest--dire des exemples concrets tenus gnralement pour tellement vidents une poquedonne que linterprtation propose doit les respecter peine dtre immdiatement balaye commetant invraisemblable90.

Ce processus interprtatif est explicit par la dsormais clbre mtaphore de la chane narrative(chain of law)91. Selon celle-ci, linterprte se trouve dans une situation comparable celle dun auteurqui, charg dcrire un chapitre dune histoire dont la rdaction a t commence par dautres auteursavant lui, devrait sefforcer de proposer le meilleur texte possible, conu comme si lensemble des cha-pitres taient de la main dun auteur unique92. A cette fin, il doit ncessairement rechercher quel sens peut

80 Au sens o il ne sagit pas dun donn, mais du rsultat dune construction, en loccurrence intellectuelle.Sur la diversit des usages de la notion de construction, voy. M. DUBOIS, Constructivisme , Le dictionnaire dessciences humaines, Paris, P.U.F., 2006, p. 199 et s.

81 Une telle approche est qualifie de smantique , parce quelle suppose lexistence dun accord de tousles acteurs sur une dfinition de la pratique qui fixerait les critres sur la base desquels dcider si telle ou tellergle relve ou non de la pratique analyse (voy. R. DWORKIN, Laws Empire, o.c., p. 31 et s.).

82 Ibid., p. 69.83 Ibid., p. 58 et s.84 Ibid., p. 52 ( constructive interpretation is a matter of imposing purpose on an object or practice in order

to make it the best possible example of the form or genre to which it is taken to belong ). Linterprte ne secontente donc pas de rechercher quel sens les auteurs de la pratique lui ont eux-mmes attribu ce quidailleurs ne pourrait se faire quen tentant de reconstruire cette intention (p. 55 et s.) , ds lors que les auteurseux-mmes de la pratique lui attribuent un sens distinct de leurs intentions individuelles (p. 62 et s.).

85 Ibid., p. 53. Voy. galement, R. DWORKIN, Prface , La vertu souveraine, trad. J.-F. SPITZ, Bruxelles,Bruylant, 2008, p. 7 : les concepts interprtatifs sont des concepts dont la signification est conteste et doit parconsquent faire lobjet dune explication au moyen de thories normatives qui tentent dexprimer la meilleuremanire de comprendre les valeurs dsignes par chacun de ces mots .

86 Ibid., p. 65 et s.87 Ibid., p. 66.88 Ibid., p. 99.89 Ibid., p. 66.90 Ibid., p. 72.91 Ibid., p. 228 et s.92 Ibid., p. 229. On a parfois reproch cette comparaison son caractre artificiel dans la mesure o la figure

du roman-feuilleton, qui plus est rdig par une succession dauteurs, nest plus gure frquente de nos jours(B. FRYDMAN, Le sens des lois, o.c., n315, p. 647). DWORKIN propose cependant une comparaison plus actuelleavec les sries tlvises dont les saisons successives sont rdiges par des quipes dauteurs diffrents tout en

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tre globalement attribu au rcit et, ainsi, en proposer une interprtation. Sa dmarche est ds lors sou-mise une double contrainte. Dune part, il doit proposer un texte qui soit en harmonie (fit) avec le texteantrieur, ou du moins, ses thmes majeurs93. Dautre part, sil constate que le texte offre plusieurs inter-prtation envisageables, il doit dcider laquelle de ces lectures rend loeuvre en cours la meilleure pos-sible (dans le cas de lauteur dune oeuvre artistique, dun point de vue esthtique), cest--dire offrir unejustification linterprtation retenue94.

18. Suite Application dans le domaine du droit. Le droit tant lui-mme une pratiquesociale, DWORKIN sattache ensuite en proposer une interprtation qui constitue, selon lui, lameilleure interprtation de ce que les juristes, les professeurs de droit et les juges font et, dansune large mesure, disent faire95. Cette interprtation a pour ide centrale que le droit est unerecherche de cohrence (law as integrity)96. Plus prcisment, selon cette conception du droit,une proposition juridique est considre comme vraie si elle figure parmi ou dcoule des prin-cipes de justice (justice), dquit politique (fairness)97 et du procs quitable (procedural dueprocess) qui fournissent la meilleure interprtation constructive de la pratique juridique de lacommunaut98. Le droit est donc doublement interprtatif : dune part, en effet, la conceptionque lon sen fait repose, comme pour tout phnomne social, sur une interprtation de la pra-tique (en loccurrence juridique), mais dautre part, dans linterprtation quen donneDWORKIN, dire le droit consiste prcisment proposer une interprtation de la pratique juri-dique antrieure99.

Lexigence de cohrence signifie que le juge doit considrer sa dcision comme unmaillon100 au sein dune longue histoire quil est charg dinterprter et de poursuivre, confor-mment ce quil estime tre la meilleure manire de continuer cette histoire sur le plan de lamoralit politique101. Du fait de cet idal de cohrence, lhistoire juridique passe limite n-cessairement le rle que les conceptions personnelles du juge sur la justice peuvent jouer danssa dcision102. La recherche de cohrence est du reste une tche exigeante. Ainsi, le juge nepeut se contenter de proposer une interprtation qui correspondrait certes formellement auxmaillons antrieurs de la chane mais qui feraient de ceux-ci lexpression dune volont arbi-traire; linterprtation propose doit exprimer un principe plus gnral de nature politique ou

prservant une continuit minimale du rcit et de la personnalit des personnages (ibid.). On peut galement son-ger la pratique du jeu de rles en cas de pluralit de narrateurs ( ce propos, voy. not. D. CHART (dir.), Ars Ma-gica, 5e d., s.l., Atlas Games, 2006, p. 220).

93 R. DWORKIN, Laws Empire, o.c., p. 230.94 Ibid., p. 231.95 Ibid., p. 94.96 Ibid., p. 225. Lexpression est difficile traduire. Elle entretient des liens avec lide de cohrence (consis-

tency) mme si DWORKIN sattache distinguer les deux notions (ibid., p. 219 et s.). Elle a t traduite par ledroit comme unit par F. MICHAUX dans R. DWORKIN, La chane du droit , Droit et Socit, 1985, p. 61 et s.,spc. p. 63.

97 Par ce terme, DWORKIN entend la manire dtablir des procdures politiques qui distribuent le pouvoir poli-tique de la bonne manire, cest--dire, dans une dmocratie, des procdures qui donnent tous les citoyens uneinfluence plus ou moins gale dans les dcisions qui les gouvernent (R. DWORKIN, Laws Empire, o.c., p. 164).

98 Ibid., p. 225.99 Ibid., p. 226.100 Nous utilisons ce terme neutre pour dsigner lensemble des lments susceptibles dentrer dans la chane

narrative du droit. La question de savoir ce que cette expression recouvre prcisment sera examine lors du trai -tement des sources du droit, infra, n24 et s.

101 Ibid, p. 239.102 Ibid., p. 255.

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morale103. Par ailleurs, dans la recherche de cette interprtation idale, le juge ne peut pas selimiter confronter celle-ci aux maillons antrieurs qui se rapportent directement la questionjuridique qui lui est soumise : plus linterprtation quil propose savrera en harmonie avecdautres maillons de la chane, meilleure sera cette interprtation104. On soulignera galementque la question de la cohrence nest pas de nature purement quantitative. Ainsi, le juge nepeut pas se contenter de compter le nombre de maillons antrieurs en faveur de telle ou telleinterprtation, mais doit galement sinterroger sur le point de savoir si ces maillons ex-priment un principe plus fondamental ou dune porte plus importante que dautres105. Enfin,sil se trouve confront deux ou plusieurs interprtations galement plausibles parce quellessatisfont galement aux exigences de la cohrence (hypothse des hard cases106), il devrachoisir linterprtation qui lui parat la meilleure pour des motifs de moralit politique, cest--dire au regard de la conception quil se fait des conceptions de justice et dquit poli-tique107.

La thorie du droit labore par DWORKIN se refuse donc fixer des rgles rigides permettant de dsi-gner une interprtation comme tant ou ntant pas admissible en droit positif. Cest ainsi, par exemple,que dans llaboration des diffrentes interprtations possibles pourront intervenir des considrations ti-res de la lettre de la loi, de lintention du lgislateur, du but poursuivi par celui-ci, de la balance des int-rts en prsence, etc., la pertinence de ces diffrents facteurs rsultant de la reconnaissance de leur lgiti-mit par la pratique juridique antrieure sans quaucun ne lemporte par nature sur les autres108. En dfini-tive, la meilleure interprtation possible ne pourra tre slectionne que sur la base des deux critres, fon-damentaux mais flexibles, de la cohrence de lordre juridique et des valeurs quil vise promouvoir.

Ainsi, la thorie de DWORKIN ne nous parat impliquer en soi aucune condamnation de principe des rai-sonnement conceptuels ni aucune prfrence inhrente pour une approche fonctionnelle109. Pour autantquelles trouvent un fondement dans la pratique juridique antrieure, toutes deux sont en effet a priorigalement susceptibles de fournir la justification dune interprtation et, ds lors, de satisfaire limpra-tif de cohrence. Cela tant, dans la mesure o les raisonnements purement conceptuels procdent par d-duction sans tenir compte des consquences concrtes quils entranent, ils sont plus susceptibles dentreren conflit avec les impratifs de justice censs guider linterprte dans sa tche. Pour ce motif, lapprochefonctionnelle, qui a gard lobjectif poursuivi par la rgle et donc sa mise en oeuvre effective, apparatmieux mme de fonder linterprtation retenue.

La conception du droit propose par DWORKIN apparatra certains comme rvolutionnaire.Pourtant, comme toute interprtation russie, elle puise ses racines dans une longue tradition.Ainsi, on a pu crire que le lgislateur et le jurisconsulte (...) ne doivent pas se borner re-cueillir et concilier des textes pars ; ils doivent choisir, au milieu de toutes les ides et detoutes les maximes de lgislation qui ont t jetes dans le monde, celles qui se combinent lemieux avec les besoins de la socit et le bonheur des hommes . Ces propos nont pas t te-nus au XXIe ni mme au XXe sicle, mais par nul autre que PORTALIS, considr comme le predu Code civil110.

103 Ibid., p. 242.104 Ibid., p. 245. Voy. ce propos infra, n26.105 Ibid., p. 247.106 Ibid., p. 255.107 Ibid., p. 249. Voy. ce propos infra, n27.108 Comme le relve B. FRYDMAN, dans le modle pragmatique contemporain de linterprtation, Si les lieux

communs de linterprtation orientent la recherche du sens dans une certaine direction, ils ne permettent paspour autant de spcifier la signification du texte de manire univoque ni dimposer linterprte une dcisiondtermine (B. FRYDMAN, Le sens des lois, o.c., n292, p. 604 et s.).

109 Sur ces deux perspectives opposes, voy. supra, n5.

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19. Suite Illustration. Il nest sans doute pas inutile dillustrer la dmarche suggre par DWORKINpar un exemple concret tir de notre recherche111. A cette fin, on peut notamment se rfrer lanalyse quenous proposons dun arrt de la Cour de cassation du 18 septembre 1964112.

Cet arrt est a priori droutant parce quil pose apparemment une rgle nouvelle que nous propose-rons de baptiser la rgle du mandat incontest aux termes de laquelle le tiers qui traite avec un manda-taire sans vrifier au pralable ses pouvoirs ne peut plus, en rgle, les contester ultrieurement lorsqueceux-ci sont affirms tant par le mandant que par le mandataire. Quelle est la porte exacte de cette dci-sion ? Sagit-il dun arrt despce ou dune dcision de principe ? Dans ce second cas, quelles sont lesconditions exactes dapplication et les effets de la rgle nouvelle ainsi formule ? Pour rpondre cesquestions, nous adopterons une dmarche trs proche de celle suggre par DWORKIN, en proposant une in-terprtation qui nous parat tre la meilleure possible de cette dcision.

Ainsi, un stade pr-interprtatif, il ne fait aucun doute que cette dcision, comme tous les arrts de laCour de cassation, doit tre considre comme entrant dans le domaine du droit. Nous rechercherons en-suite, au stade interprtatif, le fondement de cette rgle dans des principes bien admis dans la thorie g-nrale des obligations, tels que le rgime de la ratification, des rgles impratives, etc.113 En dautrestermes, nous nous efforcerons de faire sens de cette dcision en en proposant une justification qui soit leplus en harmonie possible avec lordre juridique. Aprs avoir retenu comme justification de la dcisionanalyse une combinaison du rgime des renonciations et du principe de bonne foi, nous pourrons dslors, un stade post-inteprtatif, proposer un affinement de la rgle en distinguant selon la nature du tiersconcern114.

Enfin, afin de tester la qualit de linterprtation propose, nous tenterons dlargir le champ de la r-flexion. Dpassant le domaine de la preuve des pouvoirs du mandataire, nous examinerons en effet si largle qui se dgage de linterprtation retenue est bien en harmonie avec le rgime de la ratification, lathorie de lapparence, la condamnation de linstitution de la rechtsverwerking et la reconnaissance pro-gressive de la notion dincombance115. Les rponses nuances apportes ces questions donnent penserque la rgle issue de larrt du 18 septembre 1964 sera sans doute encore appele voluer sensiblementavant dacqurir la stabilit reconnue aux paradigmes.

20. Dimension argumentative du droit Rhabilitation de la raison pratique. Si le ca-ractre argumentatif du droit nest pas absent de la thorie de DWORKIN116, il ne constitue ce-pendant pas le coeur de sa pense. Celle-ci nous parat ds lors pouvoir tre affine en insis-tant sur cette caractristique du discours juridique, telle quelle a t mise en vidence en par-ticulier par Cham PERELMAN117. Cette dmarche apparat dautant plus lgitime que DWORKINlui-mme considrait que sa conception du droit ntait quune interprtation possible certes

110 Prsentation au Corps lgislatif et expos des motifs, sance du 7 ventse an XII (27 fvrier 1804), dansP.A. FENET, Recueil complet des travaux prparatoires du Code civil, t. XIV, Paris, Videcoq, 1829, p. 129 et s.

111 Pour dautres illustrations en droit priv dinterprtations effectues sur la base de lensemble de normesprsum cohrent dans lequel sinsre la disposition qui prte discussion , cons. X. DIEUX, Lapplication dela loi par rfrence ses objectifs. Esquisses de la raison finaliste en droit priv , J.T., 1991, p. 201 et s., spc.p. 203 et s.

112 Voy. infra, n126 et s.113 Voy. infra, n128.114 Voy. infra, n129 et s.115 Voy. infra, n138 et s.116 Voy. not. R. DWORKIN, Laws Empire, o.c., p. 13.117 Nous nous baserons principalement sur les ides dveloppes dans C. PERELMAN, Logique juridique. Nou-

velle rhtorique, 2e d., Paris, Dalloz, 1979. Sur la pense de cet auteur, voy. galement B. FRYDMAN et M. MEYER(d.), Chaim Perelman (1912-2012) : De la nouvelle rhtorique la logique juridique, Paris, P.U.F., 2012. Pourun aperu des autres auteurs reprsentatifs dune thorie de largumentation juridique , voy. K.F. RHL et H.C.RHL, Allgemeine Rechtslehre, o.c., 21, p. 179 et s.

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la meilleure interprtation quil estimait pouvoir proposer , laquelle pourrait tre abandonneau profit dune interprtation qui rendrait mieux compte de la pratique du droit118.

La logique juridique de PERELMAN sest construite en raction au positivisme. Pour ce der-nier, il existe une sparation tanche entre le domaine des faits et celui des valeurs. En effet, Le passage dun jugement de fait un jugement de valeur, de ltre au devoir tre, ne pou-vait pas tre rationnel, car il ne relevait pas de la logique 119. Dans le domaine des faits, desconclusions certaines et objectives peuvent tre atteintes par le biais dun raisonnement tho-rique, de type logico-dductif, tel quon le retrouve dans les sciences de la nature. En re-vanche, dans le domaine des valeurs, il ny aurait de place que pour lexpression dopinionsou encore le jeu de rapports de force. Tout jugement de valeur serait donc, par essence, irra-tionnel120.

La thorie positiviste aboutit donc ni[er] la possibilit dun usage pratique de la rai-son 121. Si le droit veut accder la scientificit, il doit ds lors refouler hors de son domainetout jugement de valeur. Ce rsultat est atteint en envisageant les normes juridiques comme unensemble articul sous la forme dun systme clos qui trouve sa justification ultime dans une norme fondamentale hypothtique dont le juriste sinterdit dinterroger la pertinence oumme lexistence122. Au sein de ce systme, chaque norme individuelle ou gnrale trouvesa source dans la norme se trouvant lchelon immdiatement suprieur de la pyramide,jusqu remonter ainsi la norme fondamentale. Dire le droit devient ds lors une dmarchepurement objective. Ainsi, le juge qui dclare une norme valable ne fait que constater quelletrouve son fondement dans une norme suprieure, elle-mme reconnue valable sur la base dumme critre, sans devoir prendre position sur le caractre juste ou moral de ces normes123. Etsi, daventure, le juge dispose dune certaine marge dapprciation dans linterprtation dune

118 Voy. en ce sens R. DWORKIN, Laws Empire, o.c., p. 239 et s.119 C. PERELMAN, Logique juridique, o.c., n49, p. 99 et s.120 Voy. H. KELSEN, Thorie pure du droit, o.c., n4, p. 24 et s. : En tant que les normes qui forment la base

des jugements de valeur sont poses par des actes de volont humaine simplement, et non par une volont supra-humaine, les valeurs qui en dcoulent ont un caractre arbitraire. Divers actes de volont humaine peuventcrer des normes qui se contredisent les unes les autres, en ce sens quelles fondent des valeurs opposes lesunes aux autres. Ce qui est bon au regard de telles normes et de telles valeurs apparatra mauvais au regard detelles autres; par consquent, les normes tablies par des hommes, et non par une autorit supra-humaine, nefondent que des valeurs relatives (...) sans quaucune possibilit existe de dmontrer rationnellement que seulelune de ces deux normes opposes peut tre considre comme valable, lexclusion de lautre .

121 C. PERELMAN, Logique juridique, o.c., n49, p. 100.122 Voy. H. KELSEN, Thorie pure du droit, o.c., n34, p. 255 et s.123 Les adversaires du positivisme lui ont souvent reproch de ne pas pouvoir ni mme vouloir servir de rem -

part la barbarie (voy. not. C. PERELMAN, Logique juridique, o.c., n37, p. 70). Cest nanmoins sous la plumedun fer de lance du positivisme quon en trouve la confirmation la plus clatante. Ainsi, KELSEN nhsitait pas crire peu de temps encore aprs la seconde guerre mondiale que le droit de certains Etats totalitaires au-torise le gouvernement enfermer dans des camps de concentration les personnes dont la mentalit et les ten-dances, ou la religion ou la race lui sont antipathiques, et les contraindre aux travaux quil lui plat, voiremme les tuer. Si nergiquement que lon puisse condamner de telles mesures dun point de vue moral, on nepeut cependant les considrer comme trangres lordre juridique de ces Etats (H. KELSEN, Thorie pure dudroit, o.c., p. 55 et s.; sur la question de savoir si le droit n