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Chapitre 5 La socio-économie québécoise en mutation : une méso-analyse aventureuse Gilles PAQUET, Université d’Ottawa S’il dénonce une opinion erronée, c’est le plus souvent parce qu’elle repose sur une appréciation incomplète des données, parce qu’elle ignore un aspect de la réalité décisif, mais si manifeste qu’il passe inaperçu, qu’on ne pense pas à en tenir compte. Telle la dame dont il rapporte qu’elle était persuadée que l’iguane est un animal lent et gauche, alors qu’il est l’un des plus prompts ; sa fuite : un éclair vert. « C’est qu’elle n’en avait jamais vu qu’empaillés ». Roger Caillois, à l’endroit de Jean Paulhan 1 L es macroanalyses des socio-économies s’ancrent trop souvent dans l’illusion de la totalité. Elles ont la mauvaise habitude de se focaliser sur certains indicateurs de performance plu- tôt globaux, qu’on tente héroïquement de co-relier, de manière aussi ingé- nieuse que possible, à certaines mesures agrégées de la force de travail et des flux de services en provenance du stock de capital. L’objectif est de tirer de ces échafaudages statistiques des « explications » assez fumeuses de la production nationale et des progrès de la socio-économie. Or, la littérature économique spécialisée déborde d’échos où le faible pourcentage de la variance de l’indicateur de performance attribuable aux frétillements des indicateurs d’intrants non seulement ne rassure personne 1. Roger Caillois, « Touches pour un portrait sincère », La nouvelle revue française, n o 197 (mai 1969), p. 737. 27993_Quebec.indb 111 16-04-21 11:19

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Chapitre 5

la socio-économie québécoise en mutation : une méso-analyse aventureuseGilles PAQUET, Université d’Ottawa

s’il dénonce une opinion erronée, c’est le plus souvent parce qu’elle repose sur une appréciation incomplète des données, parce qu’elle ignore un aspect de la réalité décisif, mais si manifeste qu’il passe inaperçu, qu’on ne pense pas à en tenir compte. telle la dame dont il rapporte qu’elle était persuadée que l’iguane est un animal lent et gauche, alors qu’il est l’un des plus prompts ; sa fuite : un éclair vert. « c’est qu’elle n’en avait jamais vu qu’empaillés ».

roger caillois, à l’endroit de jean paulhan 1

L es macroanalyses des socio-économies s’ancrent trop souvent dans l’illusion de la totalité. elles ont la mauvaise habitude de se focaliser sur certains indicateurs de performance plu-

tôt globaux, qu’on tente héroïquement de co-relier, de manière aussi ingé-nieuse que possible, à certaines mesures agrégées de la force de travail et des flux de services en provenance du stock de capital. l’objectif est de tirer de ces échafaudages statistiques des « explications » assez fumeuses de la production nationale et des progrès de la socio-économie.

or, la littérature économique spécialisée déborde d’échos où le faible pourcentage de la variance de l’indicateur de performance attribuable aux frétillements des indicateurs d’intrants non seulement ne rassure personne

1. roger caillois, « touches pour un portrait sincère », La nouvelle revue française, no 197 (mai 1969), p. 737.

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sur le pouvoir d’explication de ces construits, mais encore laisse les quan-tophrènes dans le noir quand arrive le moment d’essayer de mettre le doigt sur les sources et les causes du progrès ou du manque de progrès d’une socio-économie, et sur les moyens d’exercer des pressions dans le bon sens. en fait, ces exercices laissent le gros de la variance dans les indicateurs de performance inexpliqué, et forcent les analystes dépités à attribuer cette variance inexpliquée à une nébuleuse qu’on baptise suavement « chan-gement technique » – quelque chose d’aussi ténébreux que la « grâce sanctifiante » –, ce qui ne représente rien de plus qu’un aveu d’ignorance.

À vrai dire, tant la nature de l’explanans et de l’explanandum que la forme de la relation éthérée entre ces agrégats constituent une vision trop grossière et réductrice de la dynamique de la socio-économie. en l’occur-rence, tous les raffinements de la mesure de ces divers macro-indicateurs camouflent mal un grand cafouillage. ces chromos magnifiquement cal-culés ne sont pas sans rappeler les cartes géographiques du xve siècle – élégantes mais pas très utiles pour la navigation.

pour comprendre le travail des forces vives au fondement de la crois-sance, du développement, et du progrès des socio-économies, il faut viser plus bas, dépasser ces approximations macroscopiques superficielles. il faut cerner de plus près le fonctionnement des socio-économies dans toute leur complexité, et non seulement dans leurs dimensions globales et matérielles : il faut mettre l’accent sur les phénomènes de moyenne taille, ne pas négliger l’immatériel et les représentations, et insister toujours sur un examen plus attentif des mécanismes précis reliant l’explanans et l’explanandum 2. cette approche, certes plus prudente, à l’aide d’unités d’analyse plus circonscrites, d’une prise en compte du psychosocial et de mécanismes relativement précis pouvant jouer bien ou mal ou pas du tout selon les circonstances, est bien loin des glorieuses théories et lois générales. elle suggère seulement un répertoire de relations causales qui aident à comprendre ce qui se passe. c’est souvent tout ce que peuvent fournir les sciences humaines, d’ailleurs 3. cette approche a néanmoins

2. peter Hedström et richard swedberg (dir.), Social Mechanisms : An Analytical Approach to Social Theory, cambridge, cambridge university press, 1998.

3. jon elster, Nuts and Bolts for Social Sciences, cambridge, cambridge university press, 1989.

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l’avantage de mettre l’accent sur l’économie en formation – sur une socio- économie réelle et imaginée en émergence et structurellement changeante dans le temps 4.

dans le reste du texte, on procède en quatre étapes. d’abord, on définit à très gros traits certaines caractéristiques de la socio-économie québécoise afin de fixer les idées sur ce mélange de réalités et de représentations consti-tuant le Québec. ensuite, on propose deux éclairages de cette nébuleuse : des efforts complémentaires pour mettre en visibilité des éléments incon-tournables pour bien comprendre cette socio-économie – les six sous- procès de base desquels se décalque une vision anatomique et physiologique, et l’interface réalités / représentations qui saisit les interactions entre le monde des réalités et celui des représentations. puis, on examine avec une certaine témérité les tendances lourdes et les blocages qu’on peut repérer dans ces deux mondes. enfin, on détermine la sorte de radoub qui s’impose tant sur le plan des réalités que sur le plan des représentations, de même que ce qui pourrait s’ensuivre.

avant de procéder, des remarques s’imposent. ce texte est en deux mou-vements. il s’agit là d’une critique qu’en ont fait les évaluateurs, en espérant qu’il soit moins disparate. malheureusement je n’ai pu les satisfaire.

les premières sections mettent en place un appareil d’exploration et d’analyse de la socio-économie qui m’apparaît fort utile, alors que les suivantes l’utilisent avec verve pour développer certaines hypothèses rela-tives aux forces dominantes dans l’évolution de la socio-économie québé-coise ainsi qu’une critique de la toxicité de certaines d’entre elles. il ne s’agit pas, dans la seconde partie du texte, d’appliquer mécaniquement le cadre de référence de la première et de le valider, mais plutôt d’utiliser les deux éclairages évoqués (approche par les sous-procès et approche par le tablier des pouvoirs) comme instruments dans un exercice de pensée critique (montrer les limites de la socio-économie actuelle) et prospective (explorer les contours d’une socio-économie émergente et toujours quasi inexistante à l’heure actuelle). voilà qui force à sortir de l’ornière positi-viste, qui se contente de soumettre au test des hypothèses à propos de

4. William K. tabb, Reconstructing Political Economy : the Great Divide in Economic Thought, new York, routledge, 1999 ; W. brian arthur, Complexity Economics : A Different Framework for Economic Thought, sante fe, santa fe institute, 2013, [en ligne], [http://www.santafe.edu/media/workingpapers/13-04-012.pdf ].

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certains aspects chosistes des socio-économies. au contraire, voilà qui nous amène dans un univers beaucoup plus complexe, ouvert à la construction d’un monde différent qui n’existe pas encore, et ce, grâce au bon usage d’une pensée critique aiguisée, d’un processus d’enquête et d’imagina-tion. l’amalgame de la pensée critique, de l’exploration et de l’imagi-nation nécessaire pour esquisser de manière aventureuse (je le concède) les contours de ce qu’est en train de devenir la socio-économie québécoise – présentée dans un raccourci de quelques pages – ne pouvait se faire qu’en rafale et sur un ton « méta / psychoanaly[tique] » (pour reprendre les dires d’un évaluateur). ce ton aventureux permet de tracer à gros traits les contours et les défis de la socio-économie québécoise en devenir. cette approche moins usuelle n’est pourtant pas nouvelle et a fait ses preuves 5.

la socio-économie québécoise, grosso modo

le canada a une population de quelques 35 millions d’habitants, tandis que le Québec a une population d’à peu près 8 millions. de la population canadienne, à peu près 7 millions sont nés hors du pays. pour à peu près le même nombre de gens vivant au canada en 2011, la langue maternelle est le français. en 2011, 6,2 millions des canadiens dont la langue mater-nelle est le français vivent au Québec ; plus d’un demi-million, en ontario ;

5. pour une présentation plus élaborée de la logique qui sous-tend cette approche et de la façon dont elle peut être mise en œuvre, voir Henri lefebvre, « utopie expérimentale : pour un nouvel urbanisme », Revue française de sociologie, vol. 2, no 3 (1961), p. 191-198, [en ligne], [http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfsoc_0035-2969_1961_num_2_3_5943] ; Gilles paquet, « policy as process : tackling Wicked problems », dans Thomas j. courchene et arthur e. stewart (dir.), Essays on Canadian Public Policy, Kingston, Queen’s university school of policy studies, 1991, p. 171-186 ; a. Georges l. romme, « making a difference : organization as design », Organization Science, vol. 14, no 5 (septembre-octobre 2003), p. 558-573 ; Gilles paquet, Crippling Epistemologies and Governance Failures : A Plea for Experimentalism, ottawa, les presses de l’université d’ottawa, 2009 ; valerie a. brown, john a. Harris et jacqueline Y. russell (dir.), Tackling Wicked Problems : Through the Transdisciplinary Imagination, london, earthscan, 2010 ; Gilles paquet, Tackling Wicked Policy Problems : Equality, Diversity and Sustainability, ottawa, invenire books, 2013 ; Gilles paquet, Unusual Suspects : Essays on Social Learning Disabilities, ottawa, invenire books, 2014.

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un peu moins d’un quart de million, au nouveau-brunswick ; et le reste constitue entre 1,5 % et 4 % de la population des autres régions du pays. les Québécois dont la langue maternelle est le français constituent donc à peu près 80 % de la population du Québec, et un peu plus de 85 % des canadiens dont la langue maternelle est le français au pays.

le Québec est une socio-économie petite et ouverte : elle équivaut à peine aux deux tiers de la population de la pennsylvanie. elle doit donc s’ajuster rapidement aux chocs en provenance tant de l’incertitude et de la turbulence de l’environnement, des changements techniques que du reste du monde. mais elle est également une socio-économie dépendante et balkanisée. en conséquence, elle est parfois incapable de s’ajuster aussi vite et efficacement qu’elle le voudrait tant à cause des contraintes impo-sées de l’extérieur qu’à cause des contraintes internes, attribuables à la trame des organisations en place, aux représentations, aux cosmologies et aux visions du monde qui peuvent embrouiller ou non les perspectives, paralyser et dévoyer ou non les processus d’adaptation 6.

on a trop tendance à donner une image statique de la socio-économie québécoise. en fait, elle est en changement continu et toujours en forma-tion, comme le souligne William tabb : à tout moment, des ressources additionnelles de toutes sortes s’ajoutent, et des ressources existantes prennent une importance plus grande, alors que d’autres ressources se désengagent, émigrent ou perdent de leur importance 7. en conséquence elle est toujours plus ou moins en processus d’ajustement tant dans sa forme que dans son contenu, ses arrangements organisationnels et institu-tionnels sont quasiment toujours en situation irrégulière, hors d’équilibre si l’on peut dire, en train de s’interajuster et d’évoluer. voilà pourquoi tellement d’observateurs, hantés par une certaine urgence de conclure, ont été tentés de saisir cette socio-économie par une seule de ses dimen-sions – pour simplifier – et ont été amenés à des inférences indues sur la base d’observations trop étroites. la plaie des histoires partielles et tron-quées (nationale, financière, idéologique, etc.) de ces terribles simplifica-teurs réside dans le fait qu’elles ont produit des croquis clairs et simples,

6. Gilles paquet, « bilan économique d’une dépendance », Autrement, no 60 (1984), p. 29-36.

7. tabb, Reconstructing Political Economy, p. 1-22.

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et donc faciles à articuler et à propager, mais suggérant tout au plus des chromos peu ressemblants de la socio-économie québécoise telle qu’elle existe et de son évolution.

dans le cadre de mon propos, j’envisage la socio-économie comme un processus institué au sens de Karl polanyi 8. il ne suffit toutefois pas de découper ce processus grossièrement en trois étages (économie-monde, territoires nationaux, économie de la vie quotidienne au ras du sol) à la fernand braudel 9, ou d’en extraire une radiographie disciplinaire ou idéologique (économique, politicienne, nationaliste, etc.) immensément réductrice. il faut des découpages à la fois plus ambitieux et plus fins, tentant d’isoler des sous-systèmes ou des pans ayant une vie plus ou moins repérable séparément. on peut alors malaisément, mais sérieuse-ment, ausculter les interactions entre sous-systèmes (même s’ils sont pro-fondément entremêlés dans le processus institué), et sonder la dynamique enclenchée par les interactions entre le niveau des réalités et celui des représentations, par exemple.

on peut imaginer ces divers sous-jeux décalqués (production et échange, démographie, ombre de l’état, écologie des groupes sociaux et de leurs motivations, etc.) se superposant (comme des transparents) pour construire une image composite qui permet de dégager les patterns les plus significatifs : clivages géographiques et sociaux dégageant le paysage socio-économique du Québec, aidant à déterminer à la fois les sources de son évolution par un examen des interfaces névralgiques tout comme des nœuds de relations où se logent les plus grands défis de coordination.

la construction d’une image composite de la socio-économie québé-coise à l’aide de ces éclairages permet d’établir des patterns qui auraient pu nous échapper autrement, et de mettre en lumière (dans les interactions entre le terrain des réalités et le théâtre des représentations) des formes de dialectiques ignorées ou mal comprises. c’est à partir de ces patterns que l’on pourra déduire quels sont les leviers les plus utilisables pour des

8. Karl polanyi, « The economy as instituted process », dans Karl polanyi, c. m. arensberg et H. W. pearson (dir.), Trade and Markets in Early Empires, new York, The free press, 1957, p. 243-270.

9. fernand braudel, La dynamique du capitalisme, paris, arthaud, 1985.

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interventions visant à faire les radoubs nécessaires en modifiant les inter-faces et les interactions les plus labiles. il sortira de ces recompositions une vision plus bigarrée de la socio-économie québécoise :

• onpourradécouvrirsicertainssous-procès,àl’instardusystèmedeproduction et d’échange ainsi que ses dimensions géotechniques (économie), ont eu ou ont un effet asymétrique déterminant sur beaucoup d’autres sous-systèmes dans certains segments de la socio- économie à certains moments de son histoire ;

• et,sousl’éclairagedutableaudespouvoirs,mettantl’accentsurlesinteractions entre l’espace du réel et l’espace des représentations, on pourra mesurer l’effet de certaines idéologies venant distordre les enjeux réels dans certaines directions et pans de la socio-économie, et ce, à des moments précis.

mon propos consiste à montrer que la composition des familles de forces rendues visibles par ces deux éclairages peut en arriver à reconstruire la dynamique de la socio-économie québécoise.

les deux éclairages

le dynamisme central de toute socio-économie repose sur l’investisse-ment. alors que les changements temporaires peuvent être accommodés par des modifications de surface dans les taux de production, les prix ou autres ajustements mineurs, les changements davantage permanents dans les conditions de production ou dans le contexte sociotechnique déclenchent quelque chose de plus fondamental – un processus d’accu-mulation de capital (matériel, humain, symbolique, etc.) dans certains secteurs, et de déperdition, dans d’autres. ce mécanisme est générateur de technologies nouvelles et d’accroissement de productivité, mais aussi, en parallèle, de déclin et de mort d’activités, selon l’endroit. de plus, son dynamisme va dépendre de l’arrimage heureux ou non entre les deux ensembles de forces motrices révélés par deux éclairages : la perspective des sous-procès fonctionnels de la socio-économie et la perspective du tablier des pouvoirs.

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Perspective des sous-procès selon Åkerman

il s’agit d’un découpage de la socio-économie en six sous-procès (démo-graphie, production et échange, finance, état, distribution des revenus et de la richesse, écologie des groupes sociaux et de leurs motivations), plus ou moins indépendamment repérables mais fondamentalement inter-dépendants, dont la superposition et les interactions permettent de définir le paysage socio-économique que forgent ces divers champs de forces 10.

l’exploration des sous-procès vise d’abord à faire comprendre les forces qui conforment le processus de formation du capital humain, matériel, intellectuel et symbolique, puis, ce faisant, engendre ou non croissance, développement et progrès. dans cette vision du monde, c’est l’arrimage plus ou moins heureux entre les sous-procès qui va déterminer le faible ou le fort dynamisme de la socio-économie. Åkerman a utilisé cet appareil pour débroussailler et expliquer l’évolution de l’économie mondiale.

pour mon propos, il s’agira de voir comment, dans l’évolution de la socio-économie québécoise, ces diverses forces se sont complétées ou enrayées, et jusqu’à quel point on peut découvrir, dans la conformation d’un sous-procès ou dans les interfaces entre les sous-procès, les sources de certaines dérives ou de certains dérapages. il s’agira d’examiner une démographie fournissant la force de travail nécessaire adaptée ou non au marché du travail ; les systèmes de production et d’échange performants capables de tirer le meilleur profit des ressources disponibles ou non ; l’intervention étatique catalysant ou paralysant cet appareil de produc-tion ; les mécanismes de la répartition du revenu et de la richesse pouvant soit augmenter, soit enrayer le dynamisme de l’appareil de production et l’efficacité ou non ; les instruments financiers utilisés dans la mobilisation

10. johan Åkerman, Structures et cycles économiques, paris, presses universitaires de france, 1957. pour une utilisation de cette approche en contexte canadien, voir Gilles paquet et jean-pierre Wallot, Un Québec moderne 1760-1840 : essai d’histoire économique et sociale, montréal, éditions HmH, 2007. pour une application au monde contemporain, voir Gilles paquet, « mri for an arterio-sclerotic socio-economy », dans Gilles paquet, Scheming Virtuously : The Road to Collaborative Governance, ottawa, invenire books, 2009, p. 45-54. pour autant que ces sous- procès déclenchent un processus de formation de capital relativement lent, pour diverses raisons, cela entraîne une progression lente, une capacité de transfor-mation et d’innovation plus ou moins tâtonnante et plus ou moins erratique de la socio-économie.

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des épargnes et leur canalisation vers les secteurs susceptibles d’en faire le meilleur usage ou non ; enfin, tout le soubassement psychosocial et le climat idéologique dans lesquels baigne ce processus institué et qui le conforment, qui peuvent soit soutenir, soit éteindre le dynamisme de la socio-économie en question.

l’effet de recoupement des six sous-procès superposés et entremêlés permet de révéler les grappes d’activités, les réseaux et les milieux où les divers patterns de forces imposent des dynamiques différentes selon le lieu et l’époque. c’est cet embrouillamini de forces qui porte l’évolution du système, et qui va donner prise aux interventions utiles.

ce contexte des six sous-procès est riche sur le plan descriptif, mais il ne révèle ni nécessairement ni pleinement l’appareil de gouvernance : à savoir celui des forces d’auto-organisation ou de coordination délibérée qui tentent d’assurer l’intégrité de la socio-économie quand pouvoirs, ressources et informations sont vastement distribués afin d’en assurer l’évolution plus ou moins harmonieuse.

partout, la discordance existe. il est possible de la diminuer en faisant des arrimages heureux, aussi complets et souples que possible, entre les structures, les systèmes et les cosmologies, aux interfaces névralgiques, pour que la socio-économie progresse. le régime de gouvernance prend en compte non seulement les interactions entre le secteur privé, la société civile et l’état, mais aussi les effets des retombées des activités des opéra-teurs extra-muros. ce régime est une résultante temporaire de ces diverses forces qui est constamment questionnée par l’action de groupes, animés par des cosmologies diverses, qui, à leur tour, interprètent l’environ nement et le milieu différemment, tout en cherchant à modifier les structures et les systèmes selon leurs priorités et leurs préférences.

le Québec a des fondements géotechniques (ressources, structure industrielle, etc.) différents de ce qui existe dans le reste du pays, mais il existe aussi des différences d’une sous-région à l’autre dans son territoire. son substrat social et la trame de ses idéologies diffèrent aussi non seulement par rapport au reste du canada, mais aussi par rapport aux sous-régions. cela porte à conséquence.

sous le coup de ces réalités, de ces structures dépareillées, et aussi de ces cosmologies différentes, le Québec va distiller des patterns de stewardship et de coordination efficaces, mais différents de ceux qui existent ailleurs au pays : l’ensemble des mécanismes pour assurer la coordination efficace,

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pour orienter l’organisation ou le système et assurer sa pérennité quand pouvoirs, ressources et informations sont vastement distribués va être dif-férent 11. par exemple, l’importance plus grande accordée à l’égalitarisme et à l’idéologie étatiste au Québec ainsi que l’importance du corporatisme sous ses diverses formes dans l’écologie des groupes sociaux vont susciter une gouvernance / stewardship à saveur différente parce qu’il n’y a pas d’immaculée conception de la gouvernance. cette dernière émane d’une réconciliation plus ou moins efficace entre le contexte géotechnique et les cadres psychosociaux – une réconciliation qui conforme et imprime des directions aux organisations et institutions qui émergent 12.

Perspective du tablier des pouvoirs selon Ténière-Buchot

le premier éclairage met fortement en lumière l’anatomie et les aspects structurels de la socio-économie et de son stewardship ; et, un peu moins, la physiologie du fonctionnement de la socio-économie et de sa gouverne. la seconde perspective, qui met l’accent sur le tablier des pouvoirs, met en lumière les jeux d’influence et de dépendance entre les grands acteurs assurant la médiation entre les structures, les systèmes et les cosmolo-gies. sans être totalement compréhensif (puisqu’il n’est pas toujours facile de construire un tableau qui sache inclure tous les intervenants impor-tants), cet éclairage constitue un effort pour débroussailler un peu ce nœud de vipères.

le tablier des pouvoirs 13 est une méthode d’auscultation systéma-tique des situations politiques (au sens le plus vaste du terme) – qu’il s’agisse d’étudier une entreprise, un système manufacturier, un ensemble

11. Gilles paquet, « Stewardship versus Leadership », dans Gilles paquet, Scheming Virtuously : The Road to Collaborative Governance, ottawa, invenire books, 2009, p. 97-116.

12. Gilles paquet, Gouvernance collaborative : un antimanuel, montréal, éditions liber, 2011 ; Gilles paquet, « la gouverne d’une petite socio-économie baroque », dans Gilles paquet, Tableau d’avancement II : essais exploratoires sur la gouvernance d’un certain Canada français, ottawa, invenire books, 2011, p. 123-144.

13. pierre-frédéric ténière-buchot, « le tablier des pouvoirs », Stratégique, no 30 (février 1986), p. 9-46 ; no 31 (mars 1986), p. 127-175 ; no 32 (avril 1986), p. 187-219 ; no 33 (janvier 1987), p. 175-211 ; no 34 (février 1987), p. 129-158. ces articles ont été repris dans L’ABC du pouvoir (paris, éditions d’organisation, 1989), puis dans L’autre côté du miroir : aperçus stratégiques (paris, transition, 1999).

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La socio-économie québécoise en mutation : une méso-analyse aventureuse 121

géo régional ou un système politique (politologiquement parlant) – : il permet de définir, dans chaque cas, un tableau sur lequel répartir les intervenants les plus et les moins influents ainsi que les agents les plus ou les moins dépendants. ce cadre d’analyse permet d’étudier les nœuds de relations dans deux arènes complémentaires – le territoire des enjeux réels et le théâtre des représentations – et de débusquer les effets de système qui font que certains patterns d’influence se cristallisent dans certaines cir-constances. une stylisation générique, simplifiée au maximum, du tablier des pouvoirs adaptée de tenière-buchot est présentée au graphique 1 (voir l’annexe). les principaux intervenants sont placés aux quatre coins d’un carré selon leur degré d’influence et de dépendance : de bas en haut, on prend la mesure de l’influence d’un groupe ; de gauche à droite, on mesure sa dépendance. aux fins d’illustration, on examine ici seule-ment les rapports entre les quatre grands intervenants dont on reconnaît généralement l’importance.

aux quatre coins du carré (dans le cas de figure simplifié qui a été retenu), on peut voir :

1. en haut à droite, les citoyens : au cœur du territoire du réel, ils ont beaucoup de pouvoir, mais ils sont aussi myopes, dépendants et fragmentés en tribus diverses. il faut obtenir leur soutien, et c’est pourquoi les gouvernements vont les renseigner et les influencer ; les clercs, les circonscrire ;

2. en haut à gauche, les gouvernements, les acteurs les plus influents et les moins dépendants : détenteurs d’une légitimité politique plus ou moins grande, et maîtres plus ou moins importants de l’allocation des ressources ;

3. en bas à droite, les clercs : ce sont les plus dépendants du système politique (puisqu’ils vivent de prébendes), mais ils en sont aussi les évaluateurs ; ils constituent un contre-pouvoir puisqu’ils déter-minent ce qui est bien et ce qui est mal. ils peuvent créer des mythes, car ils se voient tels des intercesseurs privilégiés, et ce, en dépit de leur influence directe minimale ;

4. en bas à gauche, les médias : caisse de résonance rendant compte plus ou moins fidèlement du fonctionnement du système réel ; ils sont nominalement peu influents et plus indépendants au centre du théâtre des représentations. manipulés par les clercs, ils peuvent jouer un rôle de définisseurs de situation.

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le grand avantage de cet outillage mental est qu’il permet de dégager les grands réseaux d’influence et de dépendance dans les diverses arènes et niveaux ainsi que d’ausculter les rapports de force non seulement entre les grands acteurs, mais aussi entre les réalités et les représentations. Quelles sont les forces dominantes ? les structures et les systèmes ancrés dans des assises de ressources matérielles ainsi que certaines inerties géotechniques (comme la géographie et la technologie, souvent plus lentes à s’ajuster) ? ou les cosmologies et les représentations qui construisent des univers parallèles, et qui sont en partie le reflet de réalités tangibles, mais tout autant l’écho de systèmes de croyances et de rêves capables de transsubtantier les représentations de la réalité (modifiant ainsi les plans et les comporte-ments des acteurs) ? ou une résultante de ces deux faisceaux de forces ?

il ne sera pas question de fouiller ici la socio-économie québécoise dans tous ses recoins à l’aide de ces deux éclairages, mais seulement de les utiliser comme instruments d’exploration pour nous protéger des simpli-fications les plus abusives – comme celles qui voudraient réduire tout cet embrouillamini de la socio-économie (sur le plan des réalités et des repré-sentations) aux effets d’écho d’une seule dynamique dominante (la finan-ciarisation, par exemple) ou d’une seule dominante transcendante (comme la quête de la souveraineté).

Tendances lourdes et inflexions

dans ce court texte, il ne sera pas question d’examiner en profondeur l’évolution des six sous-procès dans toute leur complexité. tout au plus, il s’agira de poser un diagnostic fondé sur certains constats à propos des sous-procès 14, puis de souligner les inflexions les plus importantes pour la socio-économie québécoise en provenance du tablier des pouvoirs.

des évaluateurs de ce texte ont exposé leur malaise quant au ton et au style que j’ai adoptés afin de fournir certaines propositions sur la mutation

14. il faudrait un livre tout entier pour explorer en détail les divers sous-procès. ce travail a déjà été commencé dans les deux premiers volumes d’une trilogie sur le canada français. voir Gilles paquet, Tableau d’avancement : petite ethnographie interprétative d’un certain Canada français, ottawa, les presses de l’université d’ottawa, 2008 ; Gilles paquet, Tableau d’avancement II : essais exploratoires sur la gouvernance d’un certain Canada français, ottawa, invenire books, 2011.

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de la socio-économie québécoise. en l’occurrence, il y a sans équivoque un changement de ton entre la présentation technique d’un appareil d’analyse et l’application clinique de cet appareil pour dégager :

• certainespropositionsspéculatives mais vérifiables sur la dérive de la socio-économie québécoise ;

• certainespropositions critiques sur le caractère toxique de certaines de ces dérives ;

• certainespropositionscorrectives sur les possibilités d’influer sur les forces en présence pour renforcer les forces positives et neutraliser les forces négatives – telles qu’évaluées par les divers intervenants.

la seule manière de communiquer utilement et syncrétiquement les résultats d’un débroussaillage préliminaire à l’aide des deux éclairages exposés plus haut est de présenter un constat provisoire, en bonne partie idiosyncratique, de l’état des lieux dans des termes aussi clairs et percutants que possible. ces propositions seront ainsi perçues comme des hypothèses sujettes à vérification qui semblent toutefois bien assises sur un examen des mondes révélés par les deux éclairages.

si la renaissance a permis d’approfondir nos connaissances en saucisson-nant notre mode de pensée de manière à explorer notre monde un aspect à la fois – en le découpant en ses parties pour les mieux analyser – et si cette approche a donné des résultats impressionnants – cette prédilection pour l’examen des parties et pour l’éclectisme dans le choix des éclairages a conduit à privilégier trop exclusivement l’analytique au détriment du syncrétique. c’est seulement plus récemment que l’on a commencé à se rendre compte qu’il ne faut pas abandonner ce qu’apporte la pensée inté-grative ; celle qui refuse un compartimentage trop étriqué des savoirs ; celle qui empiète sur les territoires adjacents des différents savoirs ; celle qui se fait transversale et qui transgresse allègrement les barrières et les frontières à la recherche d’une connaissance plus intégrée, plus intégrative 15.

15. c’est une attitude qui a ses lettres de créance depuis longtemps et que j’ai eu l’occasion de défendre jadis. voir Gilles paquet, « sciences transversales et savoirs d’expérience : The art of trespassing », Revue générale de droit, vol. 24, no 2 (1993), p. 269-281. certains, à l’instar d’albert o. Hirschman, ont été de grands praticiens de cette approche (albert o. Hirschman, Essays in Trespassing : Economics to Politics and Beyond, cambridge, cambridge university press, 1981). plus récemment,

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il faut évidemment garder en tête tous les caveats nécessaires pour ne pas se retrouver dans l’invérifiable, mais l’idée de faire primer une pen-sée parcellaire parce que plus simple ne devrait pas empêcher l’explo-ration à l’aide de toutes les sortes de connaissances disponibles. il y a un devoir d’irrévérence envers l’impératif de cohérence à tout prix de la pensée unique.

Tendances lourdes à travers les sous-procès

pour ceux qui cherchent un compendium utile de données et une analyse décapante à la fois de la performance et du développement économique à long terme du Québec – au sens conventionnel de ces termes –, la réfé-rence la plus satisfaisante est le travail de marcel boyer 16. il y présente non seulement des données qui documentent la dégradation relative de la performance économique du Québec, mais il y présente aussi, et de manière persuasive, les principales causes (manque généralisé d’adap-tation et d’innovation, vieillissement de la population, incitatifs per-vers, etc.) de ce phénomène. boyer propose aussi une batterie d’initiatives pour corriger la situation. cette approche est cependant peut-être un peu trop étroitement économistique, et réclame donc des compléments, en particulier dans la sphère psychosociale et le monde des représentations, quand on cherche à approfondir l’analyse, et à découvrir des avenues praticables de sortie de crise.

les tendances lourdes (dont certaines sont mentionnées par boyer) sont celles qu’on aurait bien du mal à renverser à court terme, et à propos desquelles il semble y avoir un certain consensus, qu’on l’admette de gaieté de cœur ou non. examinons-les à travers l’iconoscope des sous-procès.

les travaux de valerie a. brown (Leonardo’s Vision : A guide to Collective Thinking and Action, rotterdam, sense publishers, 2007) ainsi que ceux de roger martin sur la pensée intégrative (roger martin, The Design of Business : Why Design Thinking is the Next Competitive Advantage, cambridge, Harvard business school press, 2009) ont redonné un grand souffle à cette approche intégrative.

16. marcel boyer, La performance et le développement économiques à long terme du Québec : les douze travaux d’hercule-Québec, 6e éd., montréal, cirano, 2012, [en ligne], [http://www.cirano.qc.ca/files/publications/2012s-03.pdf ].

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sur le plan de la démographie, les travaux de jacques Henripin et de ses collègues 17 ont montré que la proportion des personnes âgées de plus de 65 ans au Québec doublera entre 2010 et 2050, passant de 15 % à 30 % de la population. ce vieillissement se manifestera par des coûts sociaux (santé, pensions) qui vont augmenter en flèche, et qui devront être assumés par une population active relativement moindre. comme le suggère Henripin, cette fiscalité plus lourde devrait empirer une grave tendance déjà existante, celle consistant à travailler de moins en moins longtemps au Québec. il y aura par ailleurs un accroissement relativement plus faible de la population québécoise par rapport au reste du canada. en ce qui concerne la qualité du capital humain, les mesures se montrent contradictoires. par conséquent, le constat est difficile à faire. les diplômés abonderont, mais qu’adviendra-t-il du niveau de littératie ? oscillera-t-il toujours entre 30 % et 50 % selon les évaluations ? si oui, peut-on se poser des questions sur la qualité du capital humain ? en outre, la productivité du travail ne saurait être aidée par la faiblesse des investissements.

Quant à la production et à l’échange des biens, la part du Québec dans le produit intérieur brut (pib) canadien est en déclin. la productivité de cette province est plus faible que celle du reste du pays. il y a aussi un clair ralentissement de l’investissement privé et un déclin de l’emploi manufacturier depuis le tournant du siècle. l’économiste-démographe jacques Henripin a émis un jugement lapidaire à l’égard des Québécois francophones. selon lui, si ces derniers ont un niveau de vie inférieur à celui des autres canadiens, c’est parce qu’« ils travaillent moins, sont moins instruits et moins bien équipés ; ils doivent aussi consacrer une part plus grande de leur production pour payer les intérêts de leur dette publique ; leurs gestionnaires publics sont moins efficaces que d’autres, et peut-être un peu moins épris d’honnêteté 18 ».

sur le plan financier, deux grands mouvements sont notables. d’une part, la présence accrue de la finance dans la socio-économie (tant au Québec qu’ailleurs) tend à favoriser l’agiotage et à déprimer l’investisse-ment privé productif, et donc le niveau de revenu des salariés. d’autre

17. jacques Henripin, Ma tribu : un portrait sans totem ni tabou, montréal, éditions liber, 2011.

18. Ibid., p. 107-108.

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part, le surendettement des ménages et de l’état pour financer les dépenses courantes – un phénomène qui existe aussi ailleurs, mais qui a tendance à être relativement plus important au Québec – fragilise les états financiers et réduit les marges de manœuvre tant des ménages que de l’état.

une autre dimension particulière de la finance est l’extraordinaire place qu’elle laisse à l’imagination et au rêve. la finance est le marché des expec-tatives. elle donne prise non seulement aux dures réalités géotechniques, mais également aux fabulations puisque son terroir se confond avec l’incer tain et l’avenir. on ne saurait donc prendre ce sous-système en compte sans considérer la dimension psychosociale comme déterminante : en fait, les représentations y jouent souvent un rôle plus important que les certitudes matérielles.

au niveau de l’état, c’est l’investissement public qui est devenu le moteur de la croissance au cours des dernières années. or, dans une socio-économie où la tendance lourde a transformé l’état en thaumaturge et l’a contraint d’accepter un rôle de plus en plus important, l’état, très certainement, ne semble ni efficace ni capable de gérer fermement les pressions s’exerçant sur les finances publiques, qui deviennent détermi-nantes. Qui plus est, dans un pays fédéral où il existe une coexistence hostile entre le gouvernement central et le gouvernement provincial, ainsi qu’une certaine irresponsabilité des gouvernements provinciaux défi-citaires bénéficiant de potentiels paiements de transfert en provenance du reste du pays, l’appareil étatique se révèle encore moins susceptible de gouverner prudemment.

un demi-siècle de programmation étato-centrique et de montées des « droits sociaux », considérés comme non négociables, coince l’état qué-bécois entre la réticence de plus en plus grande des citoyens à payer leurs impôts, et leur propension à réclamer de plus en plus de services chromés. on assiste donc à une cascade de crises : crise de coordination et crise économique entraînant une crise de la légitimité de l’état, incapable de satisfaire les créances toujours croissantes des citoyens – laquelle provoque une exportation par l’état de sa crise dans la culture. par un coup d’état épistémologique, on tente de convaincre les citoyens que le technique a remplacé le moral : l’état réclame un chèque en blanc des citoyens, qu’on

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lui refuse, ce qui fait que l’état se transforme en manipulateur. l’idéologie et la programmation du symbolique deviennent des moyens de conformer les représentations des citoyens 19.

sur le plan de la redistribution des revenus et de la richesse, le Québec se targue d’avoir poussé plus loin que les autres parties du pays la volonté de répondre à la grande épidémie des créances, articulée par les citoyens. malgré le soutien très généreux que le Québec a offert à certains groupes (étudiants, familles, etc.), personne n’est satisfait. plus la redistribution et l’égalité s’accroissent, plus la pression est grande pour enrichir ces grati-fications et réduire encore les écarts qui restent 20. voilà qui exerce des pressions considérables sur les finances publiques du Québec.

sur le plan du sous-procès de l’écologie des groupes sociaux et de leurs motivations, le Québec est devenu de plus en plus corporatiste. on y est plus syndicalisé qu’ailleurs au pays, mais les groupes organisés débordent largement cette catégorie d’activisme. même les groupes moins organisés (comme les étudiants) ont réussi à imposer leurs vues en 2012. les effets à long terme de cette dépendance plus grande de tous ces groupes par rapport à l’état (tant chez les entreprises que chez les autres groupes) ont fait qu’on peut parler d’une société de bénéficiaires, d’une érosion du sens des responsabilités 21.

19. ce paragraphe a irrité certains évaluateurs de ce texte. il s’agit pourtant d’un constat qui a été validé par toute une littérature révisionniste sur l’héritage de la révolution tranquille dans les 50 ans qui ont suivi cette période. évidemment, cela peut paraître excessif pour les mythocrates qui refusent de voir le côté sombre de cette sorte particulière d’aggiornamento, mais leur aveuglement ne saurait se poser en norme. pour consulter le dossier documentaire qui étaye ce diagnostic, on pourra lire Gilles paquet, « federalism as social technology », dans Gilles paquet, Scheming Virtuously : the Road to Collaborative Governance, ottawa, invenire books, 2009, p. 121-139 ; Gilles paquet, « révolution tranquille et gou-vernance : trois chantiers – éducation, santé et culture », dans Guy berthiaume et claude corbo (dir.), La Révolution tranquille en héritage, montréal, éditions du boréal, 2011, p. 47-86 ; paquet, Tableau d’avancement II, partie iii.

20. comme le remarquait tocqueville : « [l]e désir de l’égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l’égalité est plus grande » (De la démocratie en Amérique, t. 2, paris, Gallimard, [1840] 1981, p. 144).

21. Gilles paquet, « la gouvernance de l’équabilité », Optimum Online, vol. 43, no 2 (juin 2013), p. 13-27, [en ligne], [http://www.optimumonline.ca/article.phtml? lang=french&e=giprtpwarfgr&id=441].

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devant les limites des mécanismes conventionnels de redistribution et l’hostilité qu’ils déclenchent, une certain gauche, loin d’être tentée de réviser ses rêves égalitaristes, est séduite par la fuite en avant, par le goût d’aller plus loin en remettant en question toute la structure de la socio-économie. puisqu’on ne peut pas soumettre une socio-économie de la valeur ajoutée aux impératifs de l’égalitarisme, on va vouloir politiser l’organisation de la socio-économie ab ovo : l’état ne va plus se contenter de corriger les inégalités inacceptables, mais se donner pour rôle de reconstruire la socio-économie en amont pour assurer une distribution des richesses idéale. cette nouvelle utopie a été baptisée la prédistribution et promet un avenir orwellien 22.

  

selon les périodes, certaines de ces constellations de forces vont jouer un rôle plus important que les autres ; il est donc simpliste de présumer qu’il existe une sorte de cascade hégémonique coulant toujours de la même source et dans la même direction, déterminant ainsi et nécessairement les enclenchements de liens de causalités convergeant dans le même sens. vouloir tout attribuer à un seul sous-procès quel qu’il soit est trop réduc-teur. certaines forces motrices comme la démographie, la finance, ou la production et l’échange sont peut-être mieux reconnues, mais elles ne sont ni les seules ni nécessairement toujours les plus importantes.

d’autres sous-procès sont encore plus structurants, mais demeurent mal appréciés. c’est le cas de l’état et de son importance exorbitante au Québec au cours des cinquante dernières années. cela s’explique par la

22. cette idée a été répandue ces derniers temps par jacob Hacker, un politologue de Yale (George eaton, « meet mr predistribution : jacob Hacker », New Statesman, 4 juillet 2013, [en ligne], [http://www.newstatesman.com/politics/2013/07/meet-mr-predistribution-jacob-hacker]). ella a été propagée au Québec par un autre politologue, alain noël, mais avec une ferveur moindre, voire avec l’ombre d’un doute : alain noël, « l’heure de la prédistribution ? », Options politiques, vol. 34, no 6 (juillet-août 2013), p. 59, [en ligne], [http://policyoptions.irpp.org/fr/issues/summer-reading/noel/]. cette idée n’a pas eu droit, chez les progressistes du Québec, à la dérision qu’elle a reçue de la part de david cameron à la chambre des communes à londres : il a rappelé que Hacker était aussi l’auteur du livre The Road to Nowhere.

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logique de redistribution qui l’a animé et la manière dont il a suscité une dynamique corporatiste fort particulière dans l’écologie des groupes sociaux et leurs motivations. en fait, le caractère particulier de la socio- économie québécoise tient peut-être davantage à ces trois derniers sous- procès (état ; distribution des revenus et de la richesse ; groupes sociaux et leurs motivations – tous s’activant beaucoup) qu’aux trois premiers.

il existe évidemment des différences de structures entre la socio- économie du Québec et celles du reste du pays (différences de cadre légal, de langue de travail, d’arrangements corporatistes, etc.). ainsi, comme l’entrée dans de nombreux secteurs est restreinte par des arrangements à saveur gouvernementale, il y a davantage de chasse aux rentes au Québec que dans des sociétés où l’allocation des ressources est moins contrôlée par l’état 23. la société s’est en conséquence davantage organisée en groupes d’intérêts pour s’approprier ces rentes au détriment de la société dans son ensemble 24.

Inflexions

sur ce grand canevas créé par la dynamique des sous-procès à la Åkerman, je voudrais montrer que la dynamique d’interaction va injecter des inflexions importantes entre le terrain des réalités et le théâtre des représentations dans le tablier des pouvoirs.

les cosmologies jouent un rôle déterminant en rationalisant et en défendant la croyance que certaines formes d’organisation (syndicats, offices de mise en marché, etc.) sont supérieures à d’autres parce qu’elles assurent une rente à certains groupes. voilà qui a encouragé la générali-sation d’une philosophie corporatiste au Québec, qui s’est concrétisée dans une multitude de mécanismes de chasse aux rentes qui ont rendu le marché du travail, par exemple, beaucoup plus balkanisé et fermé au

23. james m. buchanan, robert d. tollison et Gordon tullock, Toward a Theory of the Rent-Seeking Society, texas, a&m university press, 1980.

24. les offices de mise en marché qui excluent l’entrée dans la production de ceux qui n’ont pas de quotas approuvés sont des exemples de mécanismes pour s’appro prier une rente attribuable à la rareté artificielle engendrée par la restriction à l’entrée. ainsi, dans le cas des produits laitiers, les prix au Québec sont substantiellement plus élevés qu’au vermont, notamment.

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Québec qu’ailleurs. or plus l’état a un poids important dans l’économie, plus la chasse aux rentes est musclée, et plus la concurrence pour ces gratifications étatiques est condamnée à engendrer la corruption.

Quand un certain discours nationaliste recouvre ces pratiques pro-tectionnistes d’une aura de légitimité, la cosmologie corporatiste se pré-sente alors comme franchement vertueuse au nom de la redistribution des richesses en faveur de certains groupes locaux, même si cela se fait au détriment de la population dans son ensemble 25.

cette cosmologie de « bénéficiaire légitime de gratification de l’état » a engendré des mesures protectionnistes de plus en plus répandues dans un ensemble de professions. de là l’émergence d’une certaine victimo-logie quand les gratifications ne sont pas au rendez-vous, ou qu’elles sont menacées, et le développement d’une industrie de la gratification étatique. au fait, l’éventail des programmes de subventions disponibles au Québec est beaucoup plus grand que dans le reste du pays.

la résistance à ces techniques de redistribution par morceau a com-mencé à se faire entendre : voilà qui a engendré l’utopie de remettre toute l’architecture de la socio-économie sur la table à dessin pour la rafistoler une fois pour toutes, de manière à ne plus avoir à se préoccuper de réparer des institutions insuffisamment redistributives 26.

A) Sur le plan du terrain des réalités

À mesure que la globalisation des marchés des dernières décennies a com-mandé des économies nationales plus flexibles ainsi que la réduction des coûts de production comme condition de survie, le régime d’emplois stables et permanents a été remis en question. cela a pris un éventail de formes : temps partiel, travail saisonnier, intérimaires, travailleurs autonomes, etc. le processus de travail s’est déconnecté de l’emploi.

25. il ne s’agit pas là d’un constat récent. déjà, on y faisait écho dans les années 1960 (albert breton, « The economics of nationalism », Journal of Political Economy, vol. 72, no 4 (août 1964), p. 376-386, [en ligne], [http://www.jstor.org/stable/ 1828393?seq=1#page_scan_tab_contents]).

26. au point où un politologue québécois progressiste comme alain noël (malgré un point d’interrogation temporaire qui ressemble plutôt à un point de suspension) peut sembler prêt à faire le saut dans l’ère de la prédistribution et d’un état encore davantage « empouvoiré ».

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le vieillissement de la population va entraîner une chute importante du taux d’emploi et du nombre de travailleurs. pour ce qui est de l’absorption des immigrants dans la force de travail, elle se fait avec plus de difficulté au Québec qu’ailleurs. productivité et innovation y sont aussi relativement faibles, et on peut croire que c’est une tendance qui va perdurer.

Quant à la pensée magique qui voudrait qu’un leadership renouvelé redonne vigueur à notre socio-économie vieillissante, ce n’est que pure fantaisie 27. voilà qui n’empêche pas que, malgré les sérieuses mises en garde d’Henry mintzberg et les propos de jean-philippe Warren au sujet de l’infantilisation du citoyen et du messianisme véhiculés par la littéra-ture portant sur le leadership, l’intelligentsia et les médias continuent à chercher le messie d’un Québec soi-disant en panne de leadership 28.

comme l’explique charles Kindleberger, à moins d’avoir l’équivalent moral d’une guerre ou l’équivalent sociologique d’une défaite (comme c’est arrivé en europe au milieu du dernier siècle), il n’est pas pensable que l’artério-sclérose de notre socio-économie soit magiquement secouée par un juan ponce de léon ou une fontaine de jouvence. cela est d’autant plus improbable à cause des immenses ressources de l’état, fort de la ser-vitude volontaire du citoyen, qui lui donnent une grande capacité, dans notre ère, à supprimer les incitations à s’ajuster parce que l’ajustement est pénible. dans La république des satisfaits (Galbraith), le rôle de l’état semble d’épargner ces ajustements aux citoyens, de peur qu’ils ne se vengent aux urnes de tout manque de considération pour leur contentement.

B) Sur le plan du théâtre des représentations 29

l’objectif ici n’est pas de s’attaquer à des personnes, mais bien de saisir un état d’esprit, une sorte de bassin d’idées reçues auxquelles on se réfère

27. charles p. Kindleberger, The Aging Economy, Kiel, institut für Weltwirtschaft, 1978. voir aussi les spéculations sur le leadership (en particulier les propos de Henry mintzberg dans L’État du Québec 2012).

28. pour pousser la réflexion plus loin, se référer encore une fois à l’État du Québec 2012. 29. cette section a aussi irrité les évaluateurs. comme il s’agit d’établir certains élé-

ments corrosifs de la weltanschauung qui sont en train de dévoyer une perception plus dialectique de la réalité, il faut chercher à préciser l’air du temps à travers les « flous divers » (Yvan lamonde) qui caractérisent les représentations et les moti-vations des acteurs. mon propos est de présenter un diagnostic global de cet état

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132 le Québec et ses mutations culturelles

allègrement. c’est dans ce même bassin que l’on trouve des façons de rationaliser un argumentaire transparaissant dans le discours public, dans les grands médias, et chez les « célébrités » que ces médias mettent en scène constamment et qui sont donc en un sens des définisseurs de situa-tion. en général, la rumeur publique que ces gens colportent et alimentent correspond en gros à la défense d’un nationalisme et d’un corporatisme québécois considérés comme valeur-guide ; d’un argumentaire qui, au nom de cette défense culturelle, accrédite tous les protectionnismes et tous les intégrismes.

il ne s’agit pas d’un message univoque, mais de ce qui est devenu une réactique, une sorte de réflexe par défaut qui, cumulativement et inexorable-ment, semble-t-il, fait que ce discours s’impose et oblitère tout discours contraire comme un message irrecevable.

Will rogers, une célébrité américaine des années 1920 et 1930, soute-nait que le problème n’est pas ce que les gens ignorent, mais ce qu’ils croient savoir (alors que, dans les faits, ce n’est pas le cas). l’une des hypo-thèques les plus importantes du Québec est probablement bien saisie par sa devise Je me souviens parce que ce que colporte la mémoire collective est souvent un mélange artistique de vrai, de faux et de manufacturé, et constitue pour une bonne part des prisons mentales qui empêchent de penser le présent de manière critique, c’est-à-dire avec un modicum d’appréciation pour ce qui est crédible et ce qui ne l’est pas.

or il est souvent fort difficile de se débarrasser de ces prisons mentales parce qu’elles se logent dans les replis de la conscience – les citoyens s’en gargarisent, mais, fondamentalement, s’ils semblent donner leur adhé-sion, c’est souvent sans vraiment comprendre ou même y croire. cela les conforte de verbaliser certaines sornettes ; cela leur permet de se défouler, de légitimer leur victimologie. certaines de ces allégories, de ces méta-phores et de ces hypertélies – voire de ces incantations qui viennent du

d’esprit. on pourra contester ce constat, mais il correspond à ce qui s’est imposé à un universitaire et à un journaliste au cours des trente dernières années. ce qu’un évaluateur a perçu et condamné comme style virulent est simplement un effort pour être aussi clair que possible et pour présenter ce constat en des termes qui veulent être aussi potentiellement contestables que possible de par leur clarté même. les flous sont incontournables dans ce genre d’exercice, et la langue de coton est un artifice pour immuniser un diagnostic de toutes les critiques. l’objectif, ici, est d’exposer justement un état d’esprit dont le flou est la saveur.

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fond des prisons mentales – donnent aussi le droit de fabuler, de s’engager sans y regarder de trop près, et de renvoyer tout commentaire critique qui voudrait rétablir les faits comme du simple Quebec-bashing 30.

on a tort d’occulter le travail de sape orchestré par une portion des clercs depuis près de cinquante ans : de multiples sornettes sont mainte-nant bien incrustées dans l’inconscient collectif, reconfirmées dans les bons médias, et servent de tremplin pour les stratégies de réinterpréta-tions de toute l’histoire du Québec. ce qui est particulièrement toxique est que ces contre-vérités ou demi-vérités sont désormais consacrées comme des évidences qui permettent de rationaliser toutes les colères et toutes les exactions dans la plus merveilleuse mauvaise foi. avec, prêt à dégainer, le recours à l’honneur comme impératif en dernière instance, quand il faut jouer la carte de l’humiliation. voilà qui rend tout dialogue difficile puisque structures et systèmes en place – même la règle de droit – sont a priori allègrement désavoués.

même si les souverainistes forment une minorité au Québec, les sou-verainisants ont réussi tout un tour de force : ils ont réussi à anamorpho-ser les représentations de manière spectaculaire et à mettre en place (et en douce) les conditions d’une séparation effective entre le Québec et le reste du canada – du moins, dans les esprits. tout cela s’est fait par la mise en scène d’une série d’images fortes accompagnées d’une démonisation du fédéralisme et du canada anglais, et d’une mythologie de la société dis-tincte empêchée de prospérer par un carcan mutilant. plus important peut-être est l’effort pour appauvrir le sens critique et le remplacer par une sorte de célébration béate de la québécitude, la promotion du sarcasme caractérisé et du persiflage à l’endroit de l’autre anglo-saxon.

on a tort de ne pas porter davantage attention au subtil processus de production de l’opinion publique au Québec. on sait, par exemple, que c’est la dimension symbolico-politique (reflétant le discours dominant) qui a le plus d’effet sur des questions comme celles de l’immigration au

30. certains des intellectuels considérés comme sérieux jouent allègrement dans ce registre et perpétuent certaines « références » fumeuses de génération en génération : l’interprétation génocidaire de la conquête ; la vision romancée des rébellions de 1837-1838 ; les nègres blancs d’amérique de pierre vallières à pierre fortin ; la fable de l’exploitation du Québec par le reste du canada ; l’illusion de la grande supériorité des institutions québécoises ; la référence aux valeurs progressistes supérieures des Québécois ; la fabulation entourant la révolution tranquille ; etc.

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canada 31. or ces croyances dominantes ne sont pas formées organi-quement par la fermentation des faits dans l’espace du réel, mais par un discours façonné par les clercs et colporté par les médias dans le théâtre des représentations.

devant une telle dissonance cognitive de la part d’une bonne partie de l’intelligentsia ainsi que l’effort soutenu de désinformation et de persiflage d’une portion significative des médias, il n’est guère surprenant qu’une bonne portion de la population ait été emportée par les jeux du pouvoir social à la tocqueville 32. « emportée » est un mot choisi avec soin, car je ne suis pas certain qu’il s’agisse d’un véritable décervelage. je serais plutôt tenté de croire que c’est un phénomène de paresse et d’intimidation. il est tellement moins compliqué de sembler se laisser porter par les représenta-tions en vogue (confortant ainsi une cosmologie simple et prête-à-penser qui fait l’économie de tous les coûts reliés à la recherche afin de pou-voir se faire une idée), que de s’exposer à l’opprobre en présentant des conclusions personnelles politiquement incorrectes.

ce mélange d’idéologie, de désinformation, de paresse et d’intimida-tion est fort subtil et a produit un état d’esprit ayant, à la longue, endormi le sens critique et découragé tout effort de contestation. c’est ce qui fait qu’une population en majorité catholique et fédéraliste n’ose plus affi-cher ouvertement ses convictions. il s’agit d’un état difficile à secouer, un peu comme il est difficile – suivant un proverbe somalien – de réveiller quelqu’un qui fait semblant de dormir 33.

« Futuribles »

il faut prendre les choses par morceaux plutôt que de tenter futilement de s’attaquer de front à la cosmologie en place en lui opposant une

31. jessica fortin et peter john loewen, « prejudice and asymmetrical opinion structures : public opinion toward immigration in canada », Canadian Political Science Association, university of Winnipeg, manitoba, 2004, [en ligne], [http://www.cpsa-acsp.ca/papers-2004/loewen-fortin.pdf ].

32. raymond boudon, Tocqueville aujourd’hui, paris, odile jacob, 2005, p. 167. 33. ce genre de diagnostic a nécessairement un caractère idiosyncratique. le lecteur

devrait y ajouter les dièses et bémols requis, mais il est essentiel pour une bonne compréhension des forces en présence d’accepter qu’il faut tenter de définir cet air du temps.

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contre-cosmologie. À ce niveau plus réduit, moins éthéré, il est plus difficile d’échapper au terrain des réalités ; à rebours, en reconnaissant l’immense pouvoir du symbolique, en le déconstruisant, on a davantage la possibilité de l’exorciser qu’en le dénonçant tout simplement.

dans le premier cas, il s’agit de mettre l’accent sur les phénomènes de moyenne taille, qui permettent de mieux découvrir le rôle des deux séries de forces motrices que sont le terrain des réalités et le théâtre des repré-sentations. j’ai eu l’occasion de creuser certains dossiers (éducation, santé, culture) pour montrer comment les représentations de certains mytho-crates ont réussi à jeter la confusion dans les esprits et que leurs construits peuvent effectivement être contestés 34.

dans le second cas, il s’agit de ne jamais permettre qu’on oublie la capacité de trafiquer les représentations et l’importance du pouvoir social dans la construction de l’opinion publique. j’ai eu l’occasion de souligner certains mythes engendrés dans la sociographie du Québec par des intel-lectuels pressés ou peu scrupuleux, et d’explorer certaines représentations de rechange 35.

voilà qui commande un certain travail sur deux fronts – d’abord, cher-cher à définir un ensemble restreint de chantiers où l’on pourra proposer le design de mécanismes et de contrats moraux susceptibles de réparer certaines interfaces où l’inertie règne et la malgouvernance s’incruste, et ce, parce que la cosmologie dominante alimente un dynamisme de conservation (Schön) important qui bloque l’innovation ; ensuite, s’atta-quer au travail de sape du pouvoir social qui empêche que les diverses réformes proposées (y compris certains changements présentés par marcel boyer) débouchent sur des voies de sortie de crise à cause de la conjonc-tion toxique de certaines sensibilités profondes au Québec français et de l’opération des clercs et des médias.

Radoubs à certaines interfaces cruciales

le travail de radoub par morceaux de l’appareil de gouvernance peut procéder en focalisant l’attention sur certains éléments ou secteurs bien

34. paquet, « révolution tranquille et gouvernance », p. 41-80. 35. Gilles paquet, Oublier la Révolution tranquille : pour une nouvelle socialité,

montréal, éditions liber, 1999.

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circonscrits, ou encore en portant attention aux cinq interfaces stra-tégiques où se logent les deux tiers des inefficacités toxiques pour nos organisations en général, c’est-à-dire les sources de la mal coordination 36.

c’est donc à une philosophie, à une architecture et à une ingénierie nouvelles de la gouvernance qu’invitent les difficultés du Québec, ainsi qu’à des meccanos inédits de la gouvernance (mécanismes d’incitation et contrats moraux) auxquels sont conviés les experts en gouvernance.

36. À propos des discussions sur les cinq interfaces, voir Gilles paquet et tim ragan, Through the Detox Prism : Exploring Organizational Failures and Design Responses, ottawa, invenire books, 2012. pour fixer les idées, on peut ajouter ce qui suit. dans le cas de l’interface avec les ressources humaines, par exemple, on a montré qu’un mélange de rémunération à la pièce et d’engagement de la part de la ges-tion à une consultation continue sans possibilité de licencier un employé perma-nent, sauf dans des circonstances extraordinaires, a été une formule imaginée sur mesure pour lincoln electric. dans le cas des effets externes, on a suggéré l’idée d’une tarification des émissions toxiques combinée à une sensibilisation des citoyens aux effets de la pollution, ce qui a pour effet de créer un malaise quand un citoyen a à faire un choix peu judicieux en public. dans le cas où la chaîne des valeurs est opaque et qu’elle permet à des organisations de se déresponsabi-liser par la sous-traitance, certains mécanismes permettant de faire la lumière sur ces liens obscurs ont eu un effet bénéfique. Quant à l’interface entre gouvernance et organisation, les cours de justice en sont arrivées à élargir l’éventail des respon-sabilités des administrateurs afin de tenir compte des intervenants autres que les actionnaires dans un effort pour éviter que la gouverne soit piratée par ces der-niers, et que la gouvernance corporative de l’organisation en soit ainsi dévoyée. enfin, dans le cas d’un affaiblissement du soubassement culturel et moral, à cause du relativisme ambiant, la possibilité de refondation à partir d’une vision plus riche de la notion de valeur ajoutée mérite d’être examinée. dans chaque cas, il s’agit du design d’arrangements qui tentent d’effectuer la réconciliation efficace des perspectives diverses quand pouvoir, ressources et information sont vaste-ment distribués, et que la collaboration est nécessaire pour que l’organisation soit résiliente et innovatrice. pas question d’arrangements-panacées utilisables comme tels dans tous les contextes, mais de designs qui doivent être créés sur mesure. cette perspective mettant l’accent sur la détoxification a pour objectif d’élever le regard de l’analyste et du praticien, de développer une perspective plus ample, fournissant un horizon plus vaste qui permet d’échapper aux diverses prisons mentales, et d’inspirer une pensée-design effective et pratique. il s’agit dans chaque cas de découvrir quelles sont les pathologies de l’interface en question et quelle est la source du mal ; bref, d’exorciser les représentations tendancieuses et de concocter un ensemble de mécanismes / contrats moraux susceptible d’éliminer les impairs et de rétablir une coordination heureuse.

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ce ne sera possible, cependant, que lorsque l’on aura minimisé les effets nocifs des prisons mentales qui, pour le moment, empêchent qu’on envisage ces radoubs.

or ces prisons mentales sont de diverses sortes : certaines sont le résul-tat des effets du système qui ont leurs racines dans un passé ayant informé la culture publique commune ; d’autres sont les résultats d’actions carac-térisées pour lesquelles il est plus facile de trouver des acteurs à inculper. ces deux types d’hypothèques sont fort différentes tant dans leur forme que dans leur modus operandi : elles réclament donc des réponses diverses – un certain fatalisme devant des sensibilités dont on ne pourra vraiment se débarrasser (si l’on en a envie) qu’à long terme parce que la culture publique commune n’est pas facilement déracinable ; une réaction plus tonique, dans l’autre cas.

Pouvoir social : sensibilités, clercs et médias

ces forces relativement ignorées hypothèquent grandement les processus d’ajustement de la socio-économie : les sensibilités culturelles sont des prisons mentales dont on n’est souvent pas conscient, et qui biaisent tant les représentations que les comportements en créant des prédispositions favorables et défavorables qui n’ont pas toutes la même force de frappe, mais qui souvent sont suffisantes pour bloquer les réflexes les plus sains ou créer la contagion des sentiments les moins défendables ; quant aux clercs et aux médias en tant que définisseurs de situation, ils peuvent aussi servir d’agents importants de blocage de certaines forces d’auto-organisation ou d’ajustements de la socio-économie par la production de l’opinion publique – « un discours dominant fait de conformisme, d’indignation facile, et d’idéologie proprette 37 ».

ces éléments glauques constituent une bonne part de la dynamique de ce que tocqueville nommait le pouvoir social, soit « l’ensemble des méca-nismes et des relais qui imposent sur quelconque sujet une opinion domi-nante devant laquelle… la critique est par ailleurs impuissante, voire plus ou moins discrètement censurée 38 ».

37. pierre servent, La trahison des médias, paris, bourin, 2007, p. 14. 38. boudon, Tocqueville aujourd’hui, p. 168.

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A) Des sensibilités qui portent à conséquence

les spécialistes des sciences sociales ont trop souvent ignoré l’humus sur lequel se construisent nos habitus. ce sont souvent des explorateurs plus audacieux, comme les publicitaires, qui ont fait le travail d’ethnographie nécessaire pour sonder l’âme des Québécois.

les coups de sonde de jacques bouchard en 1978 et en 2006 – sans vouloir les prendre pour plus que ce qu’ils prétendent être –, coups de sonde qui veulent seulement rendre visibles certains travers ou cer-taines particularités éminemment présents dans la vision du monde des Québécois, me semblent révéler un certain carcan culturel dont il faut tenir compte 39 au moment de se demander quelles avenues ou quel chemin de traverse le Québec est susceptible d’adopter dans ses efforts pour se sortir du malaise actuel.

la perspective kaléidoscopique de bouchard est paradoxale et se prête à diverses interprétations. anthropologue amateur, jacques bouchard pré-sente son tableau comme un jeu de société. je me suis pris au jeu et j’ai mis en italique dans l’annexe à ce chapitre, un sous-groupe de 13 cordes sensibles me paraissant particulièrement importantes pour mon propos. ce sous-groupe de cordes sensibles pourrait expliquer l’importance que le Québec français porte à la reconnaissance, tout comme à la centralité de l’envie et du ressentiment 40.

B) La trahison des clercs et des médias

clercs et médias sont des médiateurs, des intermédiaires qui conforment les représentations et l’opinion publique. ils interprètent les réalités et les

39. jacques bouchard, Les 36 cordes sensibles des Québécois d’après leurs six racines vitales, avec la collaboration du photographe antoine désilets, saint-lambert, les éditions Héritage, 1978, [en ligne], [http://micromont.net/36cordes_ complet.pdf ] ; jacques bouchard, Les nouvelles cordes sensibles des Québécois, montréal, les intouchables, 2006. une énumération des 36 cordes sensibles des Québécois francophones et de leurs racines peut sembler infiniment éparpillée, mais donne une impression générale du diagnostic que jacques bouchard a posé en 2006 (voir le tableau de ces 36 cordes sensibles en annexe).

40. christian latour, « connaissez-vous bien les Québécois francophones ? », La Revue HRI, 2 avril 2011, [en ligne], [http://www.hrimag.com/connaissez- vous-bien-les-Quebecois].

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transforment un peu comme le fait une lentille, plus ou moins dans le sens de leurs idéologies, de leurs visions des choses. pour autant que les distorsions engendrées par ces lentilles déforment peu les réalités, on peut encore s’y reconnaître sans trop de mal. Quand les clercs montrent la lune et qu’on ne voit plus que leur doigt, alors on peut parler d’une trahison des clercs et des médias qui se montrent moins reporters que désinforma-teurs – soit à cause de leur incompétence ou à cause de leur idéologie.

il ne s’agit pas là d’un phénomène québécois 41. les clercs et les médias interprètent le terrain des réalités et lui infligent des distorsions un peu partout. cependant, au Québec, où la pensée progressiste est plus costaude et légitimée qu’aux états-unis, ce biais est beaucoup plus appuyé : l’intel-ligentsia y est davantage présente et véhémente ; et son influence dans les médias, certainement plus forte qu’aux états-unis. on peut donc penser que son effet de distorsion est aussi plus prononcé qu’il ne l’est ailleurs 42.

depuis une quarantaine d’années, il y a au Québec une alliance des clercs et des médias qui transparaît plus notoirement à Radio-Canada et dans Le Devoir, mais qui transpire dans tout le système d’éducation et dans la gent artistique. dans certains cas (comme Le Devoir), l’idéologie est annoncée clairement ; dans d’autres cas (comme Radio-Canada), elle filtre tout en demi-tons sous la forme de sous-entendus et de railleries. ailleurs, on couvre toute la gamme des alliances intermédiaires, mais en soutenant mordicus la stricte neutralité.

on joue sur les cordes sensibles des Québécois 1) pour alimenter un certain chauvinisme, et le mythe de l’exploitation du Québec par le reste du canada ; 2) pour nourrir sournoisement un ressentiment envers le

41. pour un travail très poussé sur la situation aux états-unis, voir tim Groseclose, Left Turn : How Liberal Media Bias Distorts the American Mind, new York, st. martin’s Griffin, 2011.

42. il pourrait s’agir là d’un phénomène fort important aussi au canada anglais. j’ai montré ailleurs comment intelligentsia et médias ont contribué à manufacturer un étrange appui au multiculturalisme au canada anglais – et, partant, à donner son appui (sans toujours bien comprendre ses effets) à une politique d’immigra-tion irresponsable au cours des deux dernières décennies (Gilles paquet, Moderato Cantabile : Toward Principled Governance for Canada’s Immigration Regime, ottawa, invenire books, 2011).

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monde anglo-saxon ; 3) pour saper systématiquement par persiflage tout sens de la communauté canadienne ; et 4) pour montrer un certain mépris condescendant et prétentieux à l’égard de l’autre canadien (perçu comme infirmé par son inculture, son conservatisme ringard et sa piètre qualité d’esprit, et donc ne méritant pas qu’on s’y intéresse).

une bonne partie des clercs colporte une représentation du terrain des réalités qui est franchement tordue. et les médias transmettent paresseu-sement ces vues sans beaucoup de sens critique. ces deux groupes ont surfé sur les cordes sensibles établies par jacques bouchard : conserva-tisme, envie, besoin de paraître, vantardise, etc. comment un observateur un peu averti ne pourrait-il pas être amené à se remémorer les « quêteux montés à cheval » de Gérard filion ? et cet observateur un peu averti ne serait probablement pas d’accord avec jacques bouchard quand il déclare que le complexe d’infériorité des Québécois s’est effacé entre 1978 et 2006 : il a changé de face, évidemment, mais il demeure omniprésent.

Conclusion

dans une socio-économie petite, ouverte, dépendante et balkanisée comme le Québec – où l’étatisme, le corporatisme, l’égalitarisme et un cer-tain souverainisme romantique (pour l’honneur, comme disait le fameux sociologue de Québec) sont des repères dominants –, ces processus de démythification, de redesign et de déparadoxification sont constamment enrayés par une coalition active des intérêts qui souffriront le plus des changements qui s’imposent, et qui cherchent à mobiliser l’opinion publique pour bloquer ces transformations.

avant de pouvoir désengluer la socio-économie québécoise de ses empêtrements, il faudra un grand débarbouillage du théâtre des représen-tations afin d’asseoir un état d’esprit qui permette de déclencher le mou-vement susceptible de délégitimer le discours dit progressiste, d’exposer la tromperie et le persiflage qui a cours, de défoncer les tambours du pouvoir social, de redonner ses lettres de noblesse à l’esprit critique et de restaurer pour chacun le sens du fardeau de sa charge.

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cela ne peut partir que d’un usage plus costaud de l’irrévérence 43, qui permettrait de neutraliser la pression du politiquement correct pour s’attaquer au côté sombre de nos mœurs, à cette paresse intellectuelle qui est au cœur de la crise morale de notre société.

Par où commencer ?

on pourrait commencer par un travail de déparadoxification de l’énigme centrale – ce que les experts ont baptisé le paradoxe québécois 44. malgré la situation difficile dans laquelle se retrouve le Québec à peu près dans toutes les dimensions mesurables de sa performance, les Québécois se déclarent plus heureux que la moyenne des autres groupes, et ont avoué être devenus de plus en plus heureux au cours des dernières décennies.

par quel processus une société qui travaille moins, qui est composée de gens moins instruits et moins bien équipés en termes de capital, et qui se révèle hédoniste et fondamentalement envieuse, en arrive-t-elle à se décla-rer ainsi heureuse et contente de son sort ? la réponse à cette question peut donner la clé de bien d’autres paradoxes québécois et peut-être nous éclairer sur les directions dans lesquelles la socio-économie québécoise va évoluer.

43. même si on a parlé vastement du déclin de la déférence en occident, cela ne s’est pas traduit par une montée de l’irrévérence – le refus du dogme, l’affirmation du doute, la défiance envers l’autorité du pouvoir social et du populisme. or, comme l’écrit jean-michel besnier : « [l]’humanité ne doit qu’à l’insolence d’avoir grandi et prospéré » (Éloge de l’irrespect et autres écrits sur Georges Bataille, paris, descartes & cie, 1998, p. 7). voir aussi chantal millon-delsol, L’irrévérence : essai sur l’esprit européen, paris, mame, 1994.

44. ici radio-canada, La soif de bonheur, épisode 5 : L’espoir et la fraternité, 4 mai 2012, sur le site d’Ici Première, [www.radio-canada.ca/bonheur] (15 juillet 2013). voir aussi Gilles paquet, « le bonheur québécois : narcissisme et données projectives », Optimum Online, vol. 43, no 3 (septembre 2013), p. 43-56, [en ligne], [http://www.optimumonline.ca/article.phtml?lang=french&e=giprtpwarfgr&id=].

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annexe

Graphique 1 – le tablier des pouvoirssource : pierre-frédéric tenière-buchot.

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Tableau 1 – les 36 cordes sensibles des Québécois en fonction des racines diverses (2006)

racine terrienne – bon sens– amour de la nature– simplicité– fidélité au passé– Finasserie– Habileté manuelle

racine minoritaire – tolérance– matriarcat– Potinage– surconsommation– mercantilisme– Envie

racine nord-américaine – confort– Goût bizarre– solidarité continentale– bosse des technologies– Sens de la publicité– entrepreneuriat

racine catholique – scepticisme– Esprit moutonnier– fatalisme– Conservatisme– Hédonisme– joie de vivre

racine latine – amour des enfants– Besoin de paraître– talent artistique– Sentimentalité– instinctivité– Chauvinisme

racine française – cartésianisme– Individualisme– sensualité– Vantardise– tergiversation– Nationalismes

source : jacques bouchard, Les nouvelles cordes sensibles des Québécois, montréal, les intouchables, 2006.

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