La Sociologie Du Corps Le Breton David

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  • QUE SAIS-JE ?

    La sociologie du corps

    DAVID LE BRETONProfesseur l'Universit de Strasbourg

    Membre de l'Institut universitaire de France

    Huitime dition mise jour

    27e mille

  • Introduction

    I. La condition corporellea sociologie du corps est un chapitre de la sociologie plus particulirement attach la saisie de la

    corporit humaine comme phnomne social et culturel, matire de symbole, objet dereprsentations et dimaginaires. Elle rappelle que les actions qui tissent la trame de la viequotidienne, des plus futiles ou des moins saisissables celles qui se droulent sur la scne publique,impliquent lentremise de la corporit. Ne serait-ce que par lactivit perceptive que lhommedploie chaque instant et qui lui permet de voir, dentendre, de goter, de sentir, de toucher etdonc de poser des significations prcises sur le monde qui lenvironne.

    Faonn par le contexte social et culturel qui baigne lacteur, le corps est ce vecteur smantique parlintermdiaire duquel se construit lvidence de la relation au monde : activits perceptives, maisaussi expression des sentiments, tiquettes des rites dinteraction, gestuelles et mimiques, mise enscne de lapparence, jeux subtils de la sduction, techniques du corps, entretien physique, relation la souffrance, la douleur, etc. Lexistence est dabord corporelle. En cherchant lucider cette partqui fait la chair du rapport au monde de lhomme, la sociologie est face un immense champ dtude.Applique au corps, elle sattache linventaire et la comprhension des logiques sociales etculturelles qui se ctoient dans lpaisseur et les mouvements de lhomme.

    Les mises en jeu physiques de lhomme relvent dun ensemble de systmes symboliques. Du corpsnaissent et se propagent les significations qui fondent lexistence individuelle et collective. Il estlaxe de la relation au monde, le lieu et le temps o lexistence prend chair travers le visagesingulier dun acteur. travers lui, lhomme sapproprie la substance de sa vie et la traduit ladresse des autres par lintermdiaire des systmes symboliques quil partage avec les membres desa communaut. Lacteur treint physiquement le monde et le fait sien, en lhumanisant et surtout en enfaisant un univers familier et comprhensible, charg de sens et de valeurs, partageable en tantquexprience par tout acteur insr comme lui dans le mme systme de rfrences culturelles.Exister signifie dabord se mouvoir dans un espace et une dure, transformer son environnementgrce une somme de gestes efficaces, trier et attribuer une signification et une valeur aux stimuliinnombrables de lenvironnement grce aux activits perceptives, livrer ladresse des autresacteurs une parole, mais aussi un rpertoire de gestes et de mimiques, un ensemble de ritualitscorporelles ayant ladhsion des autres. travers sa corporit, lhomme fait du monde la mesure deson exprience. Il le transforme en un tissu familier et cohrent, disponible son action et permable sa comprhension. metteur ou rcepteur, le corps produit continuellement du sens, il insre ainsiactivement lhomme lintrieur dun espace social et culturel donn. En ce sens, toute sociologieimplique que des acteurs de chair sont au cur de la recherche. Comment concevoir lindividuailleurs que dans son incarnation (Csordas), mme si souvent les sciences sociales passent le corpssous silence, le considrant sans doute tort comme une vidence premire et en occultant ldventuelles donnes qui mriteraient une meilleure attention. Si la sociologie porte sur les relations

    L

  • sociales, sur laction rciproque dhommes et de femmes, le corps est toujours l, au cur de touteexprience.

    Quels que soient le lieu et le temps de sa naissance, les conditions sociales de ses parents, lenfantest originellement dispos intrioriser et reproduire les traits physiques particuliers de nimportequelle socit humaine. Lhistoire montre mme quune part du registre spcifique de certainsanimaux ne lui est pas interdite, si lon songe laventure exceptionnelle de certains enfants dits sauvages . sa naissance, lenfant est une somme infinie de dispositions anthropologiques que seulelimmersion dans le champ symbolique, cest--dire la relation aux autres, peut lui permettre dedployer. Il lui faut des annes avant que son corps, dans ses diffrentes dimensions, soit rellementinscrit lintrieur de la trame de sens qui cerne et structure son groupe dappartenance.

    Ce processus de socialisation de lexprience corporelle est une constante de la condition sociale delhomme qui trouve cependant certaines priodes de lexistence, notamment lenfance etladolescence, ses temps forts. Lenfant grandit dans une famille, dont les caractristiques socialespeuvent tre varies, et qui occupe une position propre dans le jeu des variations qui caractrisent larelation au monde propre sa communaut sociale. Les faits et gestes de lenfant sont envelopps decet ethos qui suscite les formes de sa sensibilit, de ses gestuelles, de ses activits perceptives etdessine ainsi le style de sa relation au monde. Lducation nest jamais une activit purementintentionnelle, les modes de relation, la dynamique affective de la structure familiale, la faon dontlenfant est situ dans cette trame et la soumission ou la rsistance quil y oppose figurent autant decoordonnes dont on sait limportance dans la socialisation.

    Le corps existe dans la globalit de ses composantes grce leffet conjugu de lducation reue etdes identifications qui ont port lacteur assimiler les comportements de son entourage. Maislapprentissage des modalits corporelles de la relation de lindividu au monde ne sarrte pas lenfance, il se poursuit la vie entire selon les remaniements sociaux et culturels qui simposent dansle style de vie, les diffrents rles quil convient dassumer dans le cours de lexistence. Si lordresocial sinfiltre travers lpaisseur vivante des actions de lhomme pour y prendre force de loi, ceprocessus ne sachve jamais tout fait.

    Lexpression corporelle est socialement modulable, mme si elle est toujours vcue selon le stylepropre de lindividu. Les autres contribuent dessiner les contours de son univers et donner soncorps le relief social dont il a besoin, ils lui offrent la possibilit de se construire comme acteur part entire de son collectif dappartenance. lintrieur dune mme communaut sociale, toutes lesmanifestations corporelles dun acteur sont virtuellement signifiantes aux yeux de ses partenaires.Elles nont de sens que rfres lensemble des donnes de la symbolique propre au groupe social.Il nexiste pas de naturel dun geste ou dune sensation (Le Breton, 2012).

    II. Le souci social du corps la fin des annes 1960, la crise de la lgitimit des modalits physiques de la relation de lhommeaux autres et au monde prend une ampleur considrable avec le fminisme, la rvolution sexuelle ,lexpression corporelle, le body art, la critique du sport, lmergence de nouvelles thrapies

  • proclamant haut et fort leur volont de sattacher seulement au corps, etc. Un nouvel imaginaire ducorps, luxuriant, pntre la socit, aucune province de la pratique sociale ne sort indemne desrevendications qui prennent leur essor dune critique de la condition corporelle des acteurs.

    Une critique souvent bavarde sempare dune notion de sens commun : le corps . Sansconcertation pralable, elle en fait un signe de ralliement, un cheval de bataille contre un systme devaleurs jug rpressif, prim, et quil convient de transformer afin de favoriser lpanouissementindividuel. Les pratiques et les discours qui en naissent proposent ou exigent une transformationradicale des anciens cadres sociaux. Une littrature abondante et inconsciemment surraliste invite la libration du corps , proposition pour le moins anglique. Limagination peut se perdrelongtemps dans ce rcit fantastique o le corps se libre sans quon sache bien ce quil advient delindividu (son matre ?) qui il confre pourtant sa consistance et son visage. Dans ce discours, lecorps est pos non comme un indiscernable de lhomme, mais comme une possession, un attribut, unautre, un alter ego. Lhomme est le fantme de ce discours, le sujet suppos. Lapologie du corps est son insu profondment dualiste, elle oppose lindividu son corps. Elle suppose de manireabstraite une existence du corps que lon pourrait analyser hors de lhomme concret. Dnonantsouvent le parolisme prsum de la psychanalyse, ce discours de libration, travers sonabondance et ses multiples champs dapplication, a nourri limaginaire dualiste de la modernit :cette facilit de langage qui amne parler sans ciller du corps tout propos comme si ce ntait pasdacteurs de chair dont il sagissait.

    La crise du sens et des valeurs qui branle la modernit, la qute sinueuse et inlassable de nouvelleslgitimits qui ne cessent aujourdhui encore de se drober, la permanence du provisoire qui devientle temps de la vie, autant de facteurs qui ont contribu logiquement souligner lenracinementphysique de la condition de chaque acteur. Le corps, lieu du contact privilgi avec le monde, estsous les feux des projecteurs. Questionnement cohrent, invitable mme dans une socit de typeindividualiste qui entre en une zone de turbulence, de confusion et dclipse des represincontestables et connat en consquence un repli plus fort sur lindividualit. Le corps, en effet, entant quil incarne lhomme, est la marque de lindividu, sa frontire, la bute en quelque sorte qui ledistingue des autres. Il est la trace la plus tangible de lacteur ds lors que se distendent les lienssociaux et la trame symbolique, pourvoyeuse de significations et de valeurs. Selon le mot deDurkheim, le corps est un facteur dindividuation [1]. Le lieu et le temps de la limite, de lasparation. Parce que la crise des lgitimits rend la relation au monde problmatique, lacteurcherche ses marques en ttonnant, sefforce de produire un sentiment didentit plus propice. Il butedune certaine manire contre lenfermement physique dont il est lobjet. Il prte son corps, l o ilse spare des autres et du monde, une attention redouble. Parce que le corps est le lieu de lacoupure, de la diffrenciation individuelle, on lui suppose le privilge de la rconciliation possible.On cherche le secret perdu du corps. En faire non plus le lieu de lexclusion, mais celui delinclusion, quil ne soit plus linterrupteur qui distingue lindividu, le spare des autres, mais pluttle relieur qui lunit aux autres. Tel est du moins lun des imaginaires sociaux les plus fertiles de lamodernit [2].

    III. Sociologie du corps

  • On le sait, les sociologies naissent dans les zones de rupture, de turbulence, de dsorientation desrepres, de confusions, de crise des institutions, en un mot l o se rompent les anciennes lgitimits.L o se forme un appel dair pour la pense qui sapplique comprendre, mettre en concept, cequi chappe provisoirement aux manires habituelles de concevoir le monde. Il sagit de donner unesignification au dsordre apparent, den dceler les logiques sociales et culturelles. Le travail, lemonde rural, la vie quotidienne, la famille, la jeunesse, la mort, par exemple, sont des axes danalysepour la sociologie, qui nont connu leur plein dveloppement que lorsque les cadres sociaux etculturels qui les diluaient jusqualors dans lvidence ont commenc se modifier, suscitant unmalaise diffus dans la communaut. Il en est all ainsi du corps. La fin des annes 1960 a logiquementvu saffirmer sur un mode plus systmatique des approches qui ont pris en considration, sous desangles divers, les modalits physiques de la relation de lacteur au milieu social et culturel quilenveloppe. Le corps fait alors une entre royale dans le questionnement des sciences sociales : J.Baudrillard, M. Foucault, N. Elias, P. Bourdieu, E. Goffman, M. Douglas, R. Birdwhistell, B. Turner,E. Hall, par exemple, croisent souvent sur leur chemin les mises en jeu physiques, les mises en scneet en signes dun corps qui mrite de plus en plus lattention passionne du champ social. Danslinterrogation ainsi souleve sur cet objet problmatique, ils trouvent l une voie indite et fcondepour saisir des problmes plus larges ou pour isoler les traits les plus saillants de la modernit.Dautres, pour prendre le seul exemple de la France, comme F. Loux, M. Bernard, J.-M. Berthelot, J.-M. Brohm, D. Le Breton ou G. Vigarello, sattachent de faon plus mthodique cette poque dceler les logiques sociales et culturelles qui senchevtrent la corporit.

    Bien entendu, cette dcouverte nest pas le fruit dune intelligence soudaine propre aux annes 1960,1970. Il ne faut pas confondre lmergence dun souci nouveau, dune prolifration de pratiques et dediscours, avec la constitution de plein droit dune discipline, et encore moins avec la dcouvertemerveille dun nouvel objet dattention. Ces annes marquent plutt lirruption sur la scnecollective dun nouvel imaginaire que les sciences sociales attentives aux donnes les pluscontemporaines ont saisi au vol. De cette distance critique adopte par un certain nombre dechercheurs est n un regain dattention lgard des conditionnements sociaux et culturels quimodlent la corporit humaine. Mais une sociologie implicite du corps (J.-M. Berthelot) estprsente ds le commencement de la pense sociologique, notamment sous langle de ltude critiquede la dgnrescence des populations les plus pauvres, celle de la condition ouvrire (Marx,Villerm, Engels, etc.) ou des anthropomtries (Quetelet, Niceforo, etc.). Des sociologues comme G.Simmel ouvrent des voies importantes (la sensorialit, le visage, le regard, etc.). Plus tard, M.Mauss, M. Halbwachs, G. Friedmann, M. Granet, M. Leenhardt, dans le cadre hexagonal ; ailleurs, E.de Martino, M. Eliade, W. La Barre, C. Kluckhohn, O. Klineberg, E. Sapir, D. Efron, etc. donnent descontributions dcisives cet gard malgr la csure opre par . Durkheim identifiant corporit etorganicit et rcusant ds lors toute prtention des sciences sociales sy intresser.

    Une sociologie en pointill ne cesse de prodiguer ses dcouvertes propos du corps depuis le dbutdu sicle jusquaux annes 1960. Ce nest sans doute que depuis une trentaine dannes que lasociologie applique au corps devient une tche plus systmatique et que certains chercheurs yconsacrent une partie significative de leurs investissements.

    IV. Dmarche suivie

  • Nous verrons tout dabord sur un mode schmatique les tapes marquantes de lapproche du corpspar les sciences sociales (chap. I). Ensuite, il faudra questionner lambigut de ce rfrent corps ,loin de faire lunanimit, et semblant de prime abord nentretenir quune relation suppose aveclacteur quil incarne. Des donnes historiques et ethnologiques montrent ainsi la variabilit desdfinitions dun corps qui parat toujours se drober (chap. II). Pour entreprendre une analysesociologique, il convient de dconstruire lvidence premire qui sattache nos reprsentationsoccidentales du corps, afin de mieux laborer la nature de lobjet sur lequel le chercheur prtendexercer sa sagacit. Il importe aussi de rappeler que la sociologie applique au corps ne se distingueen rien, par ses mthodes ou ses procdures de raisonnement, de la sociologie dont elle nest que lundes chapitres (chap. III). Ensuite, il faudra aborder les acquis et les promesses des diffrents travauxmens par les sciences sociales en ce domaine. Par exemple, ce qui concerne les logiques sociales etculturelles propres la corporit : techniques du corps, activits perceptives, gestuelles, rglesdtiquette, expression des sentiments, techniques dentretien, inscriptions corporelles, inconduitescorporelles (nosographies, etc.) (chap. IV). Un autre domaine est celui des imaginaires sociaux ducorps : thories du corps, approches biologiques qui prtendent rendre compte descomportements des acteurs, interprtation sociale et culturelle de la diffrence des sexes, valeursdiffrentielles marquant la corporit, fantasmatique du racisme, corps handicap (chap. V). Untroisime domaine de recherche porte sur le corps dans le miroir du social, il concerne les mises enjeu et en signes du corps dans la socit contemporaine : jeux sur les apparences, contrle politiquede la corporit, classes sociales et rapports au corps, relations la modernit, passion delexploration physique de soi travers la prise de risque ou la nouvelle aventure , constat dunimaginaire du corps en trop dans la modernit (chap. VI). Louvrage sachvera sur une rflexion propos du statut de la sociologie du corps (chap. VII) et par une bibliographie sommaire [3].

    Notes

    [1] . Durkheim, Les Formes lmentaires de la vie religieuse Paris, Puf, 1968, p. 386. sq.[2] Laccentuation de la crise des lgitimits et la surenchre individualiste des annes 1980 ontautonomis davantage le corps au point den faire souvent un partenaire, un vritable alter ego, lecorps se personnalise, se singularise, cf. D. Le Breton, Anthropologie du corps et modernit, op. cit.[3] Voir galement C. Detrez, La Construction sociale du corps Paris, Le Seuil, 2002 ; P. Duret et R.Roussel, Le Corps et ses Sociologies, Paris, Nathan, 2003 ; M. Marzano (dir.), Dictionnaire ducorps, Paris, Puf, 2007.

  • Chapitre I

    Corps et sociologie : les tapes

    n peut tablir le cheminement historique de la rflexion mene propos de la corporit humainedepuis les premiers moments des sciences sociales dans le courant du xixe sicle. En simplifiant, onpeut dgager trois temps forts qui dcrivent simultanment trois angles de regard, trois maniresdaborder ce thme qui subsistent aujourdhui dans la sociologie contemporaine :

    1. une sociologie implicite du corps qui ne nglige pas lpaisseur charnelle de lhomme mais nesy arrte pas vraiment. Elle aborde la condition de lacteur dans ses diffrentes composantes, etsans omettre le corps, elle en dilue cependant la spcificit dans lanalyse ;

    2. une sociologie en pointill : elle donne de solides lments danalyse relatifs au corps mais sansen systmatiser la runion ;

    3. une sociologie du corps : elle se penche plus spcifiquement sur le corps, tablit les logiquessociales et culturelles qui se diffusent en lui. Nous voquerons ultrieurement le champ quelledessine et ses acquis.

    I. Une sociologie impliciteCette formule emprunte J.-M. Berthelot caractrise surtout les sciences sociales leur dbut,notamment dans le courant du xixe sicle [1]. Celles-ci prennent en considration la corporithumaine selon deux angles dapproche mutuellement contradictoires.

    1. Incidences sociales sur le corpsUne premire voie danalyse infre de la situation sociale des acteurs une condition physique laquelle ils ne peuvent chapper. Lhomme y est conu comme manation dun milieu social etculturel. De nombreuses enqutes sociales montrent la misre physique et morale des classeslaborieuses, linsalubrit et lexigut des logements, la vulnrabilit aux maladies, le recoursfrquent lalcool, la prostitution souvent invitable des femmes, laspect malingre de cestravailleurs durement exploits, la terrible condition des enfants contraints de travailler ds lge leplus prcoce. Les tudes de Villerm surtout (Tableau de ltat physique et moral des ouvriersemploys dans les manufactures de coton, de laine et de soie, 1840), de Buret (De la mesure desclasses laborieuses en Angleterre et en France, 1840) marquent les esprits et nourrissent lesaspirations rvolutionnaires ou rformatrices. Engels dresse lui aussi un tableau de La Situation dela classe laborieuse en Angleterre (1845). Dans Le Capital (1867), Marx donne une analyse

    O

  • classique de la condition corporelle de lhomme au travail. Ces tudes ont dautres urgences quedtablir des outils susceptibles de penser le corps de faon mthodique, mais elles contiennent djla premire condition dune approche sociologique du corps. Ce dernier en effet nest pas envisag la faon dune nature dont la biologie seule dtiendrait les cls, mais comme une forme faonne parlinteraction sociale.

    Pour Villerm, Marx ou Engels, il importe plutt de rvler la condition misrable des classeslaborieuses dans le contexte de la rvolution industrielle. La corporit ne fait pas lobjet dunetude part, elle est subsume sous des indicateurs lis des problmes de sant publique ou derelations spcifiques au travail. La relation physique de louvrier au monde qui lentoure, sonapparence, sa sant, son alimentation, son logement, son recours lalcool, sa sexualit, lducationde ses enfants sont tour tour pris en considration pour dresser un tableau sans complaisance desconditions dexistence des couches laborieuses. Le constat implicite du caractre social de lacorporit dbouche sur un appel des rformes ou, plus radicalement, vers lengagementrvolutionnaire. La conscience est aigu que des conditions de travail et de vie plus favorablesdonneraient ces hommes une sant et une vitalit meilleures. Pour Villerm, pour Buret, pour Marxet Engels, par exemple, le corps est dj implicitement un fait de culture. La condition ouvrire quilsdonnent voir est un analyseur sans complaisance dun fonctionnement social qui exige dtremodifi. Il ny a pas encore une volont systmatique de conceptualiser tel ou tel aspect delexprience corporelle. Et pour cause.

    2. Lhomme, produit de son corpsUne autre orientation de pense est rsolument inverse, elle aboutit par ailleurs la lgitimation deltat social tel quil est donn lobservation. Elle pose que les caractres biologiques de lhommefont que sa position dans lensemble est celle qui lui revient en toute justice. Au lieu de faire de lacorporit un effet de la condition sociale de lhomme, cette pense fait de la condition sociale leproduit direct de son corps. Il sagit de soumettre les diffrences sociales et culturelles au primat dubiologique (ou plutt dun imaginaire biologique), de naturaliser les ingalits de condition en lesjustifiant par des observations scientifiques : le poids du cerveau, langle facial, laphysiognomonie, la phrnologie, lindice cphalique, etc. Une imagination foisonnante soumet lecorps la question. On cherche travers une foule de mensurations les preuves irrfutables delappartenance une race , les signes manifestes, inscrits dans la chair, de la dgnrescence ou de la criminalit. Le destin de lhomme est crit demble dans sa conformation morphologique ;on explique l infriorit native de populations promises la colonisation ou dj prises soustutelle par les races plus volues ; on justifie le sort des populations laborieuses par quelqueforme de dbilit. Finalement, lordre du monde obit un ordre biologique dont il suffit de chercherles preuves dans les apparences du corps. On mesure, on pse, on dcoupe, on autopsie, on classemille signes transforms en indices afin de dissoudre lindividu sous les auspices de la race ou de lacatgorie morale. La corporit entre lge du soupon et devient facilement une pice conviction.Les qualits de lhomme sont dduites de lapparence de son visage ou des formes de son corps. Ilest peru comme une manation morale sans chappatoire de son apparence physique. Le corps sefait signalement, tmoin souvent charge de celui quil incarne. Lhomme est sans prise contre cette nature qui le rvle ; sa subjectivit ne peut gure que broder un motif particulier sans incidence surlensemble.

  • 3. Positions des sociologues. Durkheim et ses collaborateurs contesteront cette fascination du modle biologique danslexplication du fait social. Mais lune des consquences de cet effort de vigilance seralenfermement de la corporit dans le domaine de lorganicit, limmense exception de RobertHertz et de Marcel Mauss. Pour Durkheim, la dimension corporelle de lhomme relve delorganicit, mme si cette dernire est marque par les conditions de vie. En ce sens, elle estdavantage le souci de la mdecine ou de la biologie que celui de la sociologie. Le corps reste unimplicite dans luvre de Durkheim. En Allemagne, la sociologie de M. Weber est peu attentive aucorps, malgr les appels de Nietzsche ou les analyses dun franc-tireur qui ouvre de nombreuxchemins : Georg Simmel.

    4. La psychanalyse la naissance du sicle, la psychanalyse prend peu peu son essor et vient briser lun des verrousqui maintenaient le corps sous lgide de la pense organiciste. Freud montre la mallabilit ducorps, le jeu subtil de linconscient dans la chair de lhomme. Il fait du corps un langage o se disentde manire dtourne des relations individuelles et sociales, des protestations et des dsirs. Freudopre une rupture pistmologique qui soustrait la corporit humaine la langue de bois despositivismes du xixe sicle. Ce nest pas un sociologue, mais il rend cependant pensable la corporiten tant que matire modele jusqu un certain point par les relations sociales et les inflexions delhistoire personnelle du sujet. Ds 1895, dans les tudes sur lhystrie quil rdige avec Breuer,une sociologie sous-jacente du corps est en place qui rend possible un autre regard sur la chair de laprsence de lhomme au monde. Freud introduit le relationnel au sein de la corporit, il en fait djune structure symbolique. Mais il nest pas toujours suivi par les sociologues qui demeurent souventrivs une reprsentation organiciste du corps ; ceux-ci dlaissent toute tude srieuse le concernant,le tenant lcart du champ de lgitimit de la sociologie.

    II. Une sociologie en pointill1. Apports sociologiquesLe passage progressif dune anthropologie physique contestable dduisant les qualits de lhomme auvu de son apparence morphologique, au sentiment que lhomme fait socialement son corps, sans treen rien une manation existentielle de ses proprits organiques, marque la premire borne milliairede la sociologie du corps : lhomme nest pas le produit de son corps, il produit lui-mme lesqualits de son corps dans son interaction avec les autres et son immersion dans le champsymbolique. La corporit est socialement construite. Une sociologie du corps en pointill mergepeu peu avec les travaux de Simmel, au croisement du sicle, sur la sensorialit, les changes deregard (1908) ou le visage (1901). Je me propose danalyser les diffrents faits provenant de laconstitution sensorielle de lhomme, les modes daperception mutuelle et les influences rciproquesqui en drivent dans leur signification pour la vie collective des hommes et leurs rapports les uns

  • avec les autres, les uns pour les autres, les uns contre les autres. Si nous nous mlangeons dans desrciprocits daction, cela vient avant tout de ce que nous ragissons par les sens les uns sur lesautres , crit G. Simmel (1981, 125). Nous y reviendrons.

    En 1909, dans un remarquable article, Robert Hertz aborde la question de la prminence de lamain droite dans les socits humaines. Dans ce texte, il discute avec fermet le point de vueanatomique qui rattache la prpondrance de la main droite au dveloppement plus important chezlhomme de lhmisphre crbral gauche qui innerve physiologiquement les muscles du ct oppos.Robert Hertz constate que les gauchers sont statistiquement infiniment moins nombreux que lesdroitiers. Sur cent hommes, dit-il, deux en moyenne seraient des gauchers irrductibles. Un petitnombre serait des droitiers rebelles toutes tentatives de les faire changer dorientation. Entre cesdeux extrmes oscille la masse des hommes qui, laisss eux-mmes, pourraient se servir peu prsgalement de lune ou de lautre main, avec (en gnral) une lgre prfrence pour la droite. Ainsi,il ne faut pas nier lexistence de tendances organiques vers lasymtrie ; mais, sauf cas exceptionnels,la vague disposition la droiterie, qui semble rpandue dans lespce humaine, ne suffirait pas dterminer la prpondrance absolue de la main droite, si des influences trangres lorganisme nevenaient la fixer et la renforcer. (Hertz, 1970, 86.) R. Hertz rappelle alors que lducation de lamain gauche, quand elle se fait dans lexercice de certains mtiers (piano, violon, chirurgie, etc.),multiplie le champ daction de lhomme. Lambidextrie est en ce sens un avantage social et culturel. Rien ne soppose, crit-il, ce que la main gauche reoive une ducation artistique et techniquesemblable celle dont la main droite a eu jusquici le monopole.

    R. Hertz observe que les raisons physiologiques sont nettement secondaires au regard de lobstacleculturel que constituent les reprsentations toujours ngatives associes la gauche et toujourspositives sagissant de la droite. Lopposition nest pas seulement physique, mais aussi morale : lagauche implique la gaucherie, le gauchissement, la tratrise, le ridicule ; la droite appelle ladresse,la droiture, le courage, etc. La polarit religieuse entre le sacr et le profane apparat en toutetransparence. Si la droite est une qualit du transcendant, la gauche porte le risque de la souillure. Leprivilge accord la main droite relve dabord de la mise en jeu de cette structure anthropologiquefondamentale qui, dans de nombreuses socits, accorde sa prdilection la droite sur la gauche,mme en ce qui concerne le corps humain. Le physiologique est ici subordonn la symboliquesociale. R. Hertz nadresse cependant pas son argumentaire lencontre de la thorie darwiniennequil semble ignorer. Mais il propose dans ce texte, avec une remarquable intuition, une srie deconstatations propres nuancer considrablement les prtentions de lapproche biologique.

    Marcel Mauss donne des contributions importantes sur Lexpression obligatoire des sentiments (1921), sur Leffet physique de lide de mort (1926), Les techniques du corps (1936). Cestextes marquent des avances significatives. Ils sont prcurseurs de recherches qui mettront desdcennies avant dclore rellement. Nous en parlerons plus loin. Lcole de Chicago est attentive la corporit : les monographies de N. Anderson (The Hobo, 1923), C. Shaw (The Jake-Roler, 1931; Brothers in Crime, 1938), de Whyte (Street Corner Society, 1943), L. Wirth (The Ghetto, 1928),par exemple, sont des tudes de terrain o le rapport physique au monde des acteurs considrs nestpas esquiv et donne au contraire lieu des notations minutieuses. G.-H. Mead, en revanche, ne traitequallusivement du corps dans Mind, Self and Society (1934). Sil aborde les rites dinteraction etsurtout la dimension symbolique de la condition humaine, il transforme le corps en organisme, et sil

  • traite la gestuelle, ce nest pas en termes systmatiques comme le fera David Efron, mais pourrappeler que, paralllement la parole, les mouvements du corps contribuent la transmissionsociale du sens. Il sagit le plus souvent dans ces travaux dune sociologie de l-propos, le corpsnest pas directement vis dans lanalyse. Dans les groupes sociaux tudis, le sociologue estcependant confront des ritualits ou des usages qui rendent ncessaire la description des misesen uvre du corps.

    Dans La Civilisation des murs (ber den Prozess der Zivilisation), dont la premire version datede 1939 (Elias, 1973), Norbert Elias donne, en Allemagne, un essai classique de sociologiehistorique qui met au jour la gnalogie des contenances extrieures du corps en rappelant ainsi lecaractre social et culturel de nombre des conduites les plus banales et les plus intimes de la viequotidienne. Une sociologie qui sarrterait avant luvre de Goffman mais lui donnerait sa matirepremire, en dvoilant larrire-fond de la morale et du contenu de nos rites dinteraction. La socitde cour est le laboratoire o naissent et partir de laquelle se diffusent les rgles de civilit qui sontaujourdhui les ntres en matire de conventions de style, dducation des sentiments, de mises en jeudu corps, de langage, et surtout en ce qui concerne le domaine de lexternum corporis decorum. LaCivilit purile (1530) drasme, ouvrage ddi un jeune prince, Henri de Bourgogne, et destin enseigner le savoir-vivre aux enfants, cristallise pour les diverses socits europennes de lpoquela notion fondatrice de civilit . Les rgles de la civilit vont en effet simposer aux couchessociales dominantes. Comment se comporter en socit si lon ne veut pas tre un rustre ou passerpour tel. Peu peu, le corps sefface, et la civilit puis la civilisation des murs viennent rguler lesmouvements les plus intimes et les plus infimes de la corporit (les manires de table, la satisfactiondes besoins naturels, le pet, le crachat, les relations sexuelles, la pudeur, les manifestations deviolence, etc.). Les sensibilits se modifient. Il convient de ne pas offenser les autres par uneconduite trop relche. Les manifestations corporelles sont plus ou moins refoules de la scnepublique, nombre dentre elles se droulent dornavant dans la coulisse ; elles se privatisent.Contraint lexil en Angleterre, N. Elias ne reprendra que tardivement ces recherches.

    En 1941, David Efron publie Gesture, Race and Culture (Efron, 1972) . Cet ouvrage est appel faire date dans les recherches sur les mouvements corporels lors de linteraction. Afin de sopposeraux thories nazies enfermant les comportements humains dans la fatalit dune appartenance de race , D. Efron construit un dispositif exprimental visant comparer entre elles les gestuellesdinteraction de deux populations, lune de Juifs traditionnels et lautre d Italiens traditionnels. Il pointe les variations de comportements, les gestuelles diffrencies. Il compare ensuite deuxpopulations de seconde gnration de ces deux communauts, duques aux tats-Unis. Il montreaisment les diffrences sensibles entre les gestualits des premires gnrations de migrants etcelles de leurs enfants. Plus amricaniss , ces derniers se rapprochent considrablement dansleur gestualit des Amricains. Nous voquerons plus longuement ce travail dans le chapitre sur lagestualit.

    2. Apports ethnologiquesParalllement, des ethnologues sont confronts dans dautres socits des usages du corps quiattisent leur attention et provoquent une curiosit sur des manires corporelles propres aux socitsoccidentales qui navaient jusqualors gure t interroges par les sciences sociales : Maurice

  • Leenhardt, F. Boas, B. Malinowski, G. Roheim, E. Sapir, E. de Martino, R. Bastide, F. Huxley, M.Mead, G. Bateson, C. Lvi-Strauss, etc. dcrivent des ritualits ou des imaginaires sociaux quicontribuent mettre la corporit sous de meilleurs auspices pour la pense sociologique. AinsiBalinese Character parat New York en 1942. Collectant des donnes runies par Margaret Meadet Gregory Bateson Bali de 1928 1936, cet ouvrage mle une analyse ethnographique du peuplebalinais des centaines de photographies saisissant les hommes et les femmes dans les mouvementset les interactions qui scandent la vie quotidienne. M. Mead et G. Bateson sont lucides sur les risquesde projections culturelles inhrents lusage de notions empruntes la langue anglaise dont lesvaleurs et les modes de vie sont radicalement diffrents de ceux quils peuvent observer dans levillage de Bajoeng Gede, cadre de leur tude. Dans cette monographie, crivent-ils, nous essayonsdutiliser une nouvelle mthode de prsentation des relations entre diffrents types de conduitesculturellement standardises en plaant cte cte une srie de photographies mutuellementsignificatives. Des lments de conduites issus de contexte et de lieux diffrents un danseur entranse lors dune procession, un homme levant les yeux vers un avion, un serviteur saluant son matre,la reprsentation picturale dun rve peuvent tre en corrlation ; un mme fil motionnel lestraverse. Mais comment en rendre compte avec fidlit : Prsenter ces situations avec des mots,poursuivent M. Mead et G. Bateson, exige le recours des expdients qui sont invitablementlittraires ou procdent la dissection des scnes vivantes Grce la photographie, la totalit deslments de conduites peut tre prserve, tandis que les corrlations souhaites peuvent tre misesen vidence en plaant les photos en regard sur une mme page. Chaque planche est introduite parune courte notation situant les moments slectionns dans le tissu culturel de la vie quotidiennebalinaise. Limage relaie avec bonheur le commentaire allant lessentiel de G. Bateson. Une longueintroduction de M. Mead esquisse une ethnologie de la vie balinaise qui contribue galement nousrestituer les pulsations de lexistence collective. Des visages, des gestes, des rituels, des situationsde la vie familiale ou villageoise dfilent de page en page et donnent cet ouvrage uneexceptionnelle valeur scientifique et humaine : apprentissage des techniques du corps, mise en scnede la transe, relation parents-enfants, dveloppement de lenfant, jeux traditionnels, relations auxorifices corporels (manger, boire, liminer, uriner, excrter, se purifier, etc.).

    Nous avons suggr ici quelques jalons de la rflexion sociologique applique au corps en voquantdeux niveaux de la recherche : une sociologie implicite o le corps nest pas oubli, mais o ildemeure secondaire dans lanalyse, puis une sociologie en pointill qui met au jour un certain nombrede donnes importantes et inventorie des usages sociaux du corps. Dans les chapitres suivants, nousnous attacherons la troisime tape : celle dune sociologie du corps en voie de constitution, fortedj de certains acquis, dialoguant avec son histoire et avanant une intelligibilit croissante de lacorporit dans sa dimension sociale et culturelle. Mais auparavant, il importe de prciser de quelobjet corps il sagit et selon quelles procdures pistmologiques il convient de le saisir.

    Notes

    [1] Pour une histoire de la pense du corps dans les sciences sociales voir J.-M. Berthelot, M.Drulhe, S. Clment, J. Forn et G. Mbodg, Les sociologies et le corps , Current Sociology, vol.53, n 2, 1985.

  • Chapitre II

    propos de quelques ambiguts

    I. Ambiguts du rfrent : corps es recherches sociologiques ont surtout privilgi les mises en jeu du corps. Mais le rfrent corps

    lui-mme est peu interrog. Une formulation ambigu, dualiste, dsigne parfois ces approches :sociologie du corps. Mais de quel corps sagit-il ? On oublie souvent labsurdit quil y a nommerle corps la manire dun ftiche, cest--dire en omettant lhomme quil incarne. Il faut direlambigut dvoquer la notion dun corps qui nentretient plus que des relations implicites,supposes, avec lacteur dont il fait pourtant indissolublement corps. Tout questionnement sur lecorps exige au pralable une construction de son objet, une lucidation de ce quil sous-tend. Lecorps nest-il pas pris lui-mme sous le voile des reprsentations ? Le corps nest pas une nature. Ilnexiste mme pas. On na jamais vu un corps : on voit des hommes, des femmes. On ne voit pas descorps. Dans ces conditions, le corps risque fort de ne pas tre un universel. Et la sociologie ne peutprendre tel quel un terme de la doxa pour en faire le principe dune analyse sans en saisir aupralable la gnalogie, sans lucider les imaginaires sociaux qui le nomment et agissent sur lui, etcela non seulement dans ses connotations (la moisson des faits analyss par les sociologues est richeen ce domaine), mais aussi dans sa dnotation, rarement questionne. Le corps nest pas une natureincontestable, immuablement objective par lensemble des communauts humaines, dembledonne lobservateur qui peut la faire fonctionner telle quelle dans son exercice de sociologue. Le dtour anthropologique (G. Balandier) nous rappelle lvanescence de cet objet, en apparence sitangible, si accessible la description [1].

    II. Matriaux historiquesDinnombrables reprsentations visent en effet donner chair lhomme ou lui donner un corps.Alternative qui nest pas sans consquence et dont il convient pour le chercheur dviter les piges :

    donner un corps lhomme : ainsi de lanatomophysiologie et du savoir biomdical au senslarge, coupant lhomme de son corps, envisageant ce dernier comme un en-soi. Il semble que laplupart des sociologies aujourdhui attaches comprendre les mises en jeu sociales etculturelles du corps adhrent sans critique la thorisation biomdicale et y voient l sa ralitobjective ;

    linverse : donner chair lhomme ces savoirs ne distinguent pas lhomme de son corps, lesmdecines populaires en donnent encore aujourdhui lexemple dans nos socits. Mdecine des

    L

  • signatures selon laquelle un lment minral ou vgtal est suppos aider gurir dun malparce quil comporte dans sa forme, sa couleur, son fonctionnement ou sa substance, uneanalogie avec lorgane touch ou les apparences de la maladie. Le magntiseur transmet parlimposition des mains une nergie qui rgnre les zones malades et remet lhomme enharmonie avec les effluves de son environnement. Le radiesthsiste interroge son pendule et lepromne sur le corps pour faire son diagnostic et identifier les plantes quil va donner sonvisiteur pour le soigner. Le panseur de secret, par la prire quil chuchote, assortie de gestesprcis, cristallise des forces bnfiques qui soulagent le mal. De mme, le barreur de feu dont lepouvoir consiste couper le feu de la brlure et la gurir sans laisser de cicatrices sur lapeau. La liste pourrait longuement se poursuivre par lvocation des sources, des pierres, desarbres, etc., supposs donner ceux qui les sollicitent une nergie propice la gurison desmaux. Nombreuses sont encore aujourdhui les conceptions sociales qui incluent lhomme dansle cosmos.

    Yvonne Verdier, dans une tude rcente sur les traditions dun petit village de Bourgogne, a observla physiologie symbolique de la femme et ses relations avec lenvironnement. Pendant ses rgles, parexemple, la femme ne descend pas dans la cave o sont entreposes les rserves familiales : viandessales, cornichons, barriques de vin, bouteilles de goutte, etc. Si elle le faisait, elle gteraitirrmdiablement les aliments touchs. Pour les mmes motifs, le cochon nest jamais tu la fermelors de ces priodes. Les gteaux, les crmes, les mayonnaises sont laisss de ct. Pendant leursrgles, crit Yvonne Verdier, elles-mmes ntant pas fertiles, les femmes entraveraient toutprocessus de transformation rappelant une fcondation : pensons aux ufs en neige, aux crmes, auxmulsions, aux sauces, au lard, tout ce qui doit prendre. Leur prsence ferait avorter toutes ceslentes gestations que figurent le lard dans le saloir, le vin dans la cuve, le miel dans la ruche. (Verdier, 1979, 20). Le corps est similaire un champ de force en rsonance avec les processus devie qui lentourent. Dans les traditions populaires, le corps demeure en prise sur le monde, cest uneparcelle non dtache de lunivers qui lui donne son nergie. Il est un condens du cosmos. Onconnat en ce sens les analyses de M. Leenhardt dans Do Kamo qui montrent dans la culturetraditionnelle canaque lidentit de substance de lhomme et du vgtal. De nombreuses socitsidentifient lhomme en mme temps que sa chair, elle lenglobe galement dans une totalit olinvisible se mle au visible de la nature, elles ne conoivent pas le corps de manire dtache. Il ya parfois ambigut appliquer sans rflexion pralable la notion occidentale de corps des groupessociaux dont les rfrences culturelles ne font aucune place au corps .

    Les reprsentations du corps sont fonction des reprsentations de la personne. En nonant ce qui faitlhomme, ses limites, sa relation avec la nature ou les autres, on dit ce quil en est de sa chair. Lesreprsentations de la personne, et celles, corollaires, du corps, sont toujours insres dans les visionsdu monde des diffrentes communauts humaines. Le corps semble aller de soi, mais rien finalementnest plus insaisissable. Le corps est socialement construit, tant dans ses mises en jeu sur la scnecollective que dans les thories qui en expliquent le fonctionnement ou les relations quil entretientavec lhomme quil incarne. Loin de faire lunanimit des socits humaines, sa caractrisation servle tonnamment malaise et soulve nombre de questions pistmologiques. Le corps est unefausse vidence, il nest pas une donne sans quivoque, mais leffet dune laboration sociale etculturelle.

  • La vision moderne du corps dans les socits occidentales, celle quincarne de faon en quelquesorte officielle le savoir biomdical, travers lanatomophysiologie, repose sur une conceptionparticulire de la personne. Il faut lbranlement des valeurs mdivales, les premires dissectionsanatomiques qui distinguent lhomme de son corps, ce dernier faisant lobjet dune investigation quimet la chair nu dans lindiffrence de lhomme dont elle faonnait le visage. Il faut aussi larencontre avec la philosophie mcaniste qui trouve en Descartes son plus fin porte-parole, tablissantle corps comme une autre forme de la mcanique. Il faut la sensibilit individualiste naissante pourque le corps soit envisag isolment du monde qui laccueillait et lui donnait sens et isolment delhomme auquel il prtait forme. La conception moderne du corps, celle qui sert de point de dpart la sociologie dans la plupart de ses investigations, est ne au tournant des xvie et xviie sicles. Cetteconception implique que lhomme soit coup du cosmos (ce nest plus le macrocosme qui explique lachair, mais une anatomie et une physiologie qui nexistent que dans le corps), coup des autres(passage dune socit de type communautaire une socit de type individualiste o le corps est lafrontire de la personne) et enfin, coup de lui-mme (son corps est pos comme diffrent de lui)[2].

    III. Matriaux ethnologiquesDautres socits nisolent pas le corps de lhomme et linscrivent dans un rseau complexe decorrespondances entre la condition humaine et la nature ou le cosmos qui lenvironne. Une belletude de M. Leenhardt montre par exemple chez les Canaques, au sein dune socit communautaire,quaucun terme spcifique ne sert dsigner les organes ou le corps lui-mme. Lensemble duvocabulaire appliqu aux composantes de ce que nous nommons corps est emprunt au vgtal.Les organes ou les os, qui ne sont tels qu nos yeux, portent des noms de fruits, darbres, etc. Nullerupture entre la chair du monde et la chair de lhomme. Le vgtal et lorganique sont dans unecorrespondance qui alimente nombre de traits de la socit canaque. Le nom mme de corps (karo) ne dsigne en fait quune structure, un soubassement qui sapplique indiffremment dautresobjets. Et M. Leenhardt raconte cette anecdote fastueuse par les interrogations quelle ouvre.Souhaitant mesurer limpact des valeurs occidentales sur la socit mlansienne travers le regarddun autochtone, il questionne ce sujet un vieillard. Celui-ci lui rpond aussitt : Ce que vousnous avez apport, cest le corps. (Leenhardt, 1947.)

    Ladhsion dune frange de la population canaque aux valeurs occidentales, allie leurvanglisation, conduit ceux qui franchissent le pas, ceux qui acceptent de se dpouiller en partie desvaleurs traditionnelles qui faisaient autrefois la trame de leur vie, une individualisation quireproduit sous une forme attnue celle qui rgne dans les socits occidentales. Le Mlansienconquis, mme de faon rudimentaire ces valeurs nouvelles, se libre du rseau decorrespondances qui le reliait sa communaut. Il devient en germe un individu, cest--dire unhomme relativement coup des autres, en partie dtach des valeurs qui le mlaient au collectif.vanglis, il situe galement son existence sous le regard de Dieu. Et les frontires dlimites parson corps le distinguent dornavant de ses compagnons. Il se sent davantage individu dans une socitque membre dune communaut, mme si dans ces collectifs quelque peu hybrides le passage nestablit pas de faon radicale. La centration sur le moi qui rsulte de cette transformation sociale etculturelle vrifie dans les faits la remarque de Durkheim selon laquelle pour distinguer un individu

  • dun autre, il faut un facteur dindividuation, cest le corps qui joue ce rle (1968, 386 sq.).

    Afin de montrer dautres conceptions de la corporit humaine en lien avec la nature telle quelle estconue dans diffrentes socits, on pourrait numrer de nombreux travaux ethnologiques [3]. Lecorps est une ralit changeante dune socit une autre : les images qui le dfinissent et donnentsens son paisseur invisible, les systmes de connaissance qui cherchent en lucider la nature, lesrites et les signes qui le mettent socialement en scne, les performances quil est susceptibledaccomplir, les rsistances quil offre au monde sont tonnamment varis, contradictoires mmepour notre logique aristotlicienne du tiers exclu, par laquelle si une chose est avre, son contraireest impossible. Ainsi, le corps nest pas seulement une collection dorganes et de fonctions agencesselon les lois de lanatomie et de la physiologie. Il est dabord une structure symbolique, une surfacede projection susceptible de rallier les formes culturelles les plus larges. En dautres termes, lesavoir biomdical, savoir officiel du corps dans nos socits occidentales, est une reprsentation ducorps parmi dautres, efficace dans les pratiques quil soutient. Mais nen sont pas moins vivantes, travers dautres imputations, des mdecines ou des disciplines reposant sur de tout autres visions delhomme, de sa chair et de ses souffrances. Le yoga, dans ses diffrentes versions, propose ainsi unereprsentation du corps et des ralisations personnelles fort loignes de nos conceptionsoccidentales. La mdecine chinoise fonde sur une certaine image de lnergie (le ki) ou lemagntisme hrit des mdecines populaires en sont des exemples simples et fortement enracinsdans nos socits occidentales. Mais ces exemples pourraient longuement se poursuivre traverslnumration infinie des reprsentations en jeu dans les socits humaines encore observables oucelles dautrefois. Selon les espaces culturels, lhomme est crature de chair et dos, rgie par leslois anatomophysiologiques ; lacis de formes vgtales comme dans la culture canaque ; rseaudnergie comme dans la mdecine chinoise qui rattache lhomme lunivers qui lenveloppe lamanire dun microcosme ; bestiaire qui retrouve en son sein toutes les menaces de la jungle ;parcelle du cosmos en lien troit avec les effluves de lenvironnement ; domaine de prdilection pourle sjour des esprits

    Autant de socits, autant de reprsentations et dactions diffrentes reposant sur ces savoirs. Nospropres socits occidentales sont en outre confrontes dinnombrables modles du corps, ceux misen uvre par les mdecines dites parallles ou ceux des mdecines populaires en pleinersurgence dans un contexte social et culturel modifi, lintroduction confuse de modlesnergtiques dans la mdecine, lextraordinaire division du champ des psychothrapies reposant surdes modles de lhomme et du corps fortement contradictoires de lune lautre. Dans nos socits,aucune reprsentation du corps ne fait finalement lunanimit, mme le modleanatomophysiologique.

    Face ce paysage composite, la tche de lanthropologie ou de la sociologie est de comprendre lacorporit en tant que structure symbolique, elle ne doit rien ngliger des reprsentations, desimaginaires, des performances, des limites qui sannoncent infiniment variables selon les socits.

    IV. Le corps, lment de limaginaire socialLa dsignation du corps traduit donc un fait dimaginaire social. Dune socit une autre, la

  • caractrisation de la relation de lhomme son corps et la dfinition des constituants de la chair delindividu sont des donnes culturelles infiniment variables. Un objet fugace, insaisissable se dessineen pointill, mais il perd lvidence premire quil pouvait revtir aux yeux de lobservateuroccidental. Lidentification du corps , comme fragment en quelque sorte autonome de lhomme,prsuppose une distinction trangre nombre de socits. Dans les socits traditionnelles, composante communautaire, o le statut de la personne subordonne totalement celle-ci au collectif, lamle au groupe sans lui donner lpaisseur individuelle propre nos socits, le corps est rarementlobjet dune scission. Lhomme et sa chair apparaissent indiscernables, et les constituants de la chairsont, dans les reprsentations collectives, mls au cosmos, la nature, aux autres. Limage du corpsest l une image de soi, nourrie des matires symboliques qui ont une existence ailleurs et quicroisent lhomme dans un tissu troit de correspondance. Le corps nest pas distingu de la personaet les mmes matires premires entrent dans la composition de lhomme et de la nature quilenvironne. Dans ces conceptions de la personne, on ne coupe pas lhomme de son corps, commelenvisage couramment le sens commun occidental. Dans les socits qui demeurent encorerelativement traditionnelles et communautaires, le corps est le relieur de lnergie collective. travers lui, chaque homme est inclus au sein du groupe. linverse, dans les socits individualistesle corps est interrupteur, il marque les limites de la personne, cest--dire l o commence etsachve la prsence dun individu.

    Le corps, en tant qulment isolable de la personne qui il donne son visage, ne semble pensableque dans les structures socitales de type individualiste o les acteurs sont spars les uns des autres,relativement autonomes dans leurs valeurs et leurs initiatives. Et le corps fonctionne l la faondune vivante borne frontire pour dlimiter face aux autres la souverainet de la personne. linverse, dans les socits de type traditionnel et communautaire, o lexistence de chacun se couledans lallgeance au groupe, au cosmos, la nature, le corps nexiste pas comme lmentdindividuation, comme catgorie mentale permettant de penser culturellement la diffrence dunacteur un autre, puisque personne ne se distingue du groupe, chacun ntant quune singularit danslunit diffrentielle du groupe. Lisolement du corps au sein des socits occidentales (lointain chodes premires dissections et du dveloppement de la philosophie mcaniste) tmoigne dune tramesociale o lhomme est pens coup du cosmos, coup des autres et coup de lui-mme. En dautrestermes, le corps de la modernit, celui sur lequel la sociologie applique ses mthodes, rsulte durecul des traditions populaires et de lavnement de lindividualisme occidental, il traduit la clturedu sujet sur lui-mme [4].

    Au fondement de toutes les pratiques sociales comme mdiateur privilgi et pivot de la prsencehumaine, le corps est au croisement de toutes les instances de la culture, le point dimputation parexcellence du champ symbolique. Un observatoire dune haute fidlit pour le praticien des sciencessociales. Mais il importe de savoir au pralable de quel corps il sagit. Un premier souci dusociologue consiste en cette identification de la nature du corps dont il entend questionner leslogiques sociales et culturelles.

    Notes

  • [1] M. Bernard, dans un ouvrage qui a fait date, a montr un autre feuilletage dont le corps taitlobjet : les diffrentes sciences humaines proposent ainsi des regards irrductibles les uns auxautres. Cf. M. Bernard, Le Corps, Paris, Delarge, 1976.[2]

    Pour une analyse dtaille de ce processus, cf. D. Le Breton, Anthropologie du corps et modernit,op. cit.

    [3] Par exemple : G. Calame-Griaule, Ethnologie et langage : la parole chez les Dogon, Paris,Gallimard, 1965 ; G. Dieterlen, Limage du corps et les composantes de la personne chez lesDogon , in La Notion de personne en Afrique noire, Paris, cnrs, 1973 ; M. Therrien, Le Corps inuit(Qubec, Arctique), Paris, SELAF-PUB, 1987 ; C. Buhan, La Mystique du corps, Paris,LHarmattan, 1986 ; K. Shipper, Le Corps taoste, Paris, Fayard, 1982 ; F. Loux, Le Corps dans lasocit traditionnelle, Paris, Berger-Levrault, 1979 ; C. Classen, Inca Cosmology and the HumanBody, Salt Lake City, University of Utah Press, 1993 ; M. Godelier et M. Panoff, La Production ducorps, Paris, Les Archives contemporaines, 1988 ; S. Breton et al.Quest-ce quun corps ?, Paris,Flammarion, 2006.[4] Cf. D. Le Breton et, op. cit., chap. 1, 2, 3. Cf. galement D. Arasse, La chair, la grce, lenihilisme , in A. Corbin, J.-J. Courtine et G. Vigarello, Histoire du corps. De la Renaissance auxLumires, Paris, Le Seuil, 2005.

  • Chapitre III

    Donnes pistmologiques

    I. La tche1. Dfinir le corps dont on parleLa premire tche du sociologue ou de lanthropologue consiste se dgager du contentieux qui faitdu corps un attribut de la personne, un avoir et non le lieu et le temps indiscernable de lidentit. Endautres termes, il importe de se dgager du dualisme qui distingue sans critique la distinctioncartsienne entre le corps et lesprit, ou lme, ou encore lindividu et son corps en occultant ainsilapport de la phnomnologie ou de lanthropologie contemporaine. Il faut garder aussi en mmoirele caractre construit de la soi-disant ralit objective du corps, et des multiples significationsqui sy greffent. Le signifiant corps est une fiction. Mais une fiction culturellement oprante,vivante (si celle-ci nest pas dissocie de lacteur, et donc si ce dernier est envisag commecorporit) au mme titre que la communaut de sens et de valeur qui dessine sa place, sesconstituants, ses performances, ses imaginaires, de faon changeante et contradictoire dun lieu etdun temps lautre des socits humaines.

    La construction sociale et culturelle du corps nest pas seulement en aval, elle est aussi en amont ;elle touche la corporit non seulement dans la somme de ses relations au monde, mais aussi dans ladtermination de sa nature. Le corps disparat en totalit, et en permanence, dans le filet de lasymbolique sociale qui en donne la dfinition et dresse lensemble des tiquettes de rigueur dans lesdiffrentes situations de la vie personnelle et collective. Le corps nexiste pas ltat naturel, il esttoujours saisi dans la trame du sens, mme dans ses manifestations apparentes de rbellion, quandprovisoirement une rupture stablit dans la transparence de la relation physique au monde delacteur (douleur, maladie, comportement inhabituel, etc.). Des spcialistes du sens drob(mdecins, gurisseurs, psychologues, shamans, leveurs de sort, etc.) interviennent pour nommer lemystre, en expliquer la gense, rinsrer le trouble et lhomme qui en est victime, au sein de lacommunaut. Ils indiquent la voie suivre pour faciliter la leve du problme. Si la dmarchepremire choue, dautres peuvent suivre, nos socits en sont de formidables illustrations, et denouveaux spcialistes tre sollicits. Toujours, il reste limaginaire collectif pour se rapproprier cequi chappe provisoirement au contrle social. Que le corps soit une construction symbolique clairedailleurs les mcanismes de lefficacit symbolique, sans avoir ncessairement besoin de recourirau dualisme psych-soma comme le fait Claude Lvi-Strauss dans un article classique ce sujet [1].

    Le sociologue qui prend le corps comme fil conducteur de ses recherches ne doit jamais oublierlambigut et la fugacit de son objet, sa qualit dincitateur au questionnement plutt que de

  • pourvoyeur de certitudes. Toujours rfr lacteur pour ne pas cder un dualisme qui invalidelanalyse, le signifiant corps attach la sociologie fonctionne comme un mythe, au sens de G.Sorel : il cristallise limaginaire social, il induit des pratiques, des analyses, qui ne cessentdinstruire sa lgitimit, de prouver de faon incontestable sa ralit. Mais le sociologue noubliepas quil vit lui-mme dans un monde de catgories mentales, prises dans la trame de lhistoiresociale, et de manire plus gnrale, de lhistoire des sciences. Plus prcisment, le qualificatif corps qui cerne le champ de cette sociologie est une forme simple au sens dAndr Jolles : Toutes les fois quune activit de lesprit amne la multiplicit et la diversit de ltre et desvnements se cristalliser pour prendre une certaine figure, toutes les fois que cette diversit saisiepar la langue, dans ses lments premiers et indivisibles, et devenue production du langage peut lafois vouloir dire et signifier, ltre et lvnement, nous dirons quil y a naissance dune formesimple. [2]. Une forme simple dont il importe dtudier les actualisations sociales etculturelles. Le corps est une direction de recherche, non une ralit en soi. Il convient ici demarquer une distance avec la sociologie de Durkheim pour laquelle le corps est strictementrductible au biologique. Le savoir biomdical incarnant alors une sorte de vrit universelle ducorps quont chou acqurir la plupart des socits humaines, commencer par les nombreuxgurisseurs de nos traditions rurales. Ethnocentrisme lmentaire auquel pourtant cdent de nombreuxchercheurs. Le corps est lui aussi une construction symbolique. La relativit de ses dfinitions au fildes socits humaines est lobjet dun premier constat.

    2. Indpendance du discours sociologiqueUne fois pos le caractre fictionnel du corps et donnes en quelque sorte les indications de samise en scne dans le champ de lanalyse, on peut alors mieux cerner ltendue possible de safcondit pour les sciences sociales. Sans jamais oublier, sous peine de verser dans un dualisme quidisqualifie lanalyse, que le corps est ici le lieu et le temps o le monde se fait homme immerg dansla singularit de son histoire personnelle, dans un terreau social et culturel o il puise la symboliquede sa relation aux autres et au monde (Le Breton, 2012 ; 2004). Le discours sociologique nisole pasle corps humain la manire quelque peu surraliste dont le font les thrapeutes corporels (criprimal, bionergie, Gestalt-thrapie, etc.) qui semblent mettre lacteur entre parenthses et faire deson corps une quasi-personne.

    La mdecine et la biologie proposent elles aussi sur le corps humain un discours en apparenceirrfutable, culturellement lgitime. Mais lune et lautre participent dun savoir dun autre ordre.Elles dtiennent un savoir en quelque sorte officiel , cest--dire visant luniversalit, enseign luniversit et soutenant les pratiques lgitimes de linstitution mdicale ou de la recherche. Mais cemonopole de la vrit sur le corps leur est disput par des mdecines reposant sur des traditionspopulaires, variables selon les cultures, ou sur dautres traditions savantes (acupuncture,homopathie, chiropractie, mdecine ayurvdique, etc.). Ces diffrentes mdecines sappuient sur detout autres reprsentations du corps humain. Le sociologue ne peut donc prendre parti dans cesconflits de lgitimit, ou ces coexistences paradoxales, qui rappellent justement le caractre toujourssocial et culturel des uvres humaines. Sa tche est plutt de relever les imaginaires du corpsprsents dans la mdecine moderne ou les autres mdecines ; elle est aussi de saisir les procduresvaries mises en jeu dans les soins, de comprendre les efficacits ainsi prodigues.

  • La sociologie applique au corps prend ses distances avec les assertions mdicales quimconnaissent la dimension personnelle, sociale et culturelle dans leurs perceptions du corps. Toutse passe comme si la reprsentation anatomophysiologique voulait chapper lhistoire pour sedonner dans labsolu.

    Mme quand il tudie sa propre socit, la tche du sociologue est de reprer les racines sociales etculturelles qui psent sur la condition humaine. Le culturel nest pas le monopole douteux des Inuitsou des Dogon, il nest pas le privilge des traditions rurales du Bocage, il est aussi au cur de lapense mdicale, et des pratiques ou des institutions quelle gnre. La sociologie ne doit pas selaisser intimider devant une mdecine qui prtend dire la vrit du corps ou de la maladie, ou devantune biologie souvent encline trouver dans lenracinement gntique la cause des comportements delhomme. On connat cet gard les prtentions de la sociobiologie visant subordonner le social aupatrimoine gntique.

    II. Les ambiguts levereux ambiguts psent sur la sociologie qui cherche produire une intelligence du corps :

    1. Sa variabilit dune culture et dun groupe lautre, sa prise dans lhistoire, mais surtout sa non-caractrisation en tant que telle dans nombre de communauts humaines.

    2. Les dangers dun impens dualiste inhrent lusage sans prcaution du signifiant corps, quiprsuppose lacteur plutt quil se confond lui. Le corps est un terme de la doxa avant toutechose, et lusage de ce signifiant, dans lexercice dune pense sociologique, doit tre clarifiau pralable travers une histoire du prsent , une gnalogie de limaginaire social qui laproduit. Il faut carter le risque dun clatement de lidentit humaine entre lhomme dune partet ce bel objet qui serait son corps. Mfions-nous, sinon, de la rplique de ceux qui proposerontune sociologie de lme. En dautres termes, la sociologie du corps est celle des modalitsphysiques de la relation au monde de lacteur. Quelles que soient les situations sociales o il estimpliqu, lacteur demeure incarn. Toute activit sollicite une mise en jeu du corps.

    III. Une sociologie du corps ?Ces deux obstacles prciss, une sociologie propos du corps runit les conditions de son exercice :une constellation de faits sociaux et culturels sorganise autour du signifiant corps. Cette srie de faitsforme un champ social cohrent, avec ses logiques reprables ; ces faits constituent un observatoireprivilgi des imaginaires sociaux et des pratiques quils suscitent. Il y a une pertinence heuristique le faire fonctionner, ainsi dailleurs que lattestent dj nombre de travaux raliss.

    Nous lavons vu, le corps est lobjet dun questionnement pars lintrieur de la sociologie. Troisdirections de recherche semblent de mise jusqu prsent.

    1. Une sociologie du contrepoint (J.-M. Berthelot) qui dlaisse les voies daccs

    D

  • habituellement privilgies dans la saisie du social (institutions, classes, groupes) et sattacheau corps non pour le diluer ou pour lparpiller, mais afin de mettre en vidence des plansprivilgis de projection (1983, 119-131). Le corps fonctionne ici la manire dunanalyseur, comme peut le faire galement la vie quotidienne, la mort, la sduction, etc., et ilpropose un angle de regard fin et original par o les pulsations de la vie sociale peuvent treenregistres avec pertinence.

    2. Une sociologie de l-propos , en quelque sorte. Entendons par l une sociologie qui croiseincidemment sur son chemin des traits relatifs la corporit, sans que ceux-ci se rvlentdterminants dans la construction plus globale de la recherche (par exemple, la sociologie dutravail peut sattarder un moment sur les types de techniques du corps associes lexercicedun mtier ou sur la relation physique de lhomme la machine, mais elle ne slabore pas surcette vise).

    3. Une sociologie du corps , lucide sur les ambiguts qui la menacent, mais qui, si elle lescarte, dcouvre un continent explorer, presque en friches, o lintelligence et limaginationsociologiques du chercheur peuvent se dployer. Cette voie centrale de la recherche peutdailleurs se nourrir avidement des analyses menes ailleurs travers dautres finalits.

    IV. Les risquesUne difficult majeure de la sociologie applique au corps consiste dans sa mitoyennet avecdautres sociologies appliques la sant, la maladie, linteraction, lalimentation, lasexualit, aux activits physiques et sportives, etc. Le risque est celui de la dilution de lobjet,insuffisamment cern par le chercheur qui, trop vouloir embrasser, manque son ambition. Le risqueesquiv, contrl par la rigueur des outils employs, on peut affirmer alors la pertinence possibledune confrontation avec ces diffrentes approches sociologiques. Chacune propose en effet un anglede vise et suggre ses partenaires une approche originale dont la conjugaison peut amener unemeilleure comprhension de lobjet. Des analyses diffrentes ne sont pas ncessairement exclusivesles unes des autres, elles peuvent ajouter, chacune son niveau, des points de pertinence indits.Lhistoire des sciences montre la fertilit du dplacement des questions, de la saisie indite dunobjet chappant la routine des habitudes de pense. La sociologie du corps peut ainsi clairer sousun autre angle de nombreuses approches effectues sur des objets diffrents, de mme que dautresapproches peuvent elles aussi enrichir son questionnement.

    Un autre risque est inhrent la pluridisciplinarit qui simpose souvent dans la saisie du corps :psychanalyse, phnomnologie, ethnologie, histoire, conomie, par exemple, sont des disciplines quele sociologue croise souvent sur son chemin, et dont il utilise les donnes. Dune manire gnrale,on peut dire avec Jean-Michel Berthelot que le corps surgit, dans le discours sociologique, laligne de crte et de tension qui spare le versant science sociale du versant science humaine (Berthelot et al., 1985, 131). Les prcautions prendre sont nombreuses : les concepts ne peuventpasser, sans dommage ni risque dincohrence ou de collage, dune discipline une autre sans subirun traitement appropri. Les procdures danalyse ne sont pas les mmes selon les disciplines ni lesmthodes pour collecter les donnes. Sans un contrle rigoureux, lanalyse ressemble un

  • patchwork, un collage thorique qui perd sa pertinence pistmologique. Une fois dfinis lesdiffrents comportements corporels symboliques ou pratiques qui sont sociologiquement pertinents,crit juste titre Luc Boltanski, on peut alors, sans courir le risque de voir svanouir lobjet quelon sest donn, cest--dire de le voir stendre linfini, ou, ce qui revient au mme, se dissoudredans la poussire des disciplines qui prtendent toutes en dgager la vrit, interroger les autressciences du corps et en rutiliser les produits en substituant aux questions en fonction desquelles ilsont t explicitement engendrs les questions implicites auxquelles ils peuvent rpondre la seulecondition quelles soient explicitement et systmatiquement poses. (Boltanski, 1974, 208).

    Rappelons enfin une vidence : parler de sociologie du corps est une manire commode de parler desociologie applique au corps ; celle-ci nest pas une dissidence pistmologique offrant laspcificit de son champ dtude et de ses mthodes. La rflexion sociologique sur le corps esttributaire de lpistmologie et de la mthodologie inhrente la discipline. Si ces concepts exigentune modulation particulire, car on ne pense pas le corps de la mme faon que ltat ou la famille,par exemple, le mme champ pistmologique est sollicit, avec ses manires de faire et de penser,et ses prcautions dusage. La sociologie du corps est un chapitre parmi les nombreux que compte lasociologie.

    Notes

    [1] C. Lvi-Strauss Lefficacit symbolique , in Anthropologie structurale II, Paris, Plon, 1958.[2] A. Jolles Formes simples Paris, Le Seuil, 1972, p. 42 (trad. fran.).

  • Chapitre IV

    Domaines de recherches, 1 : logiques sociales etculturelles du corps

    ans mconnatre les limites dun tel propos, on peut esquisser ici quelques orientations derecherches propos de la corporit en partant, si possible, de textes fondateurs en la matire et enlargissant progressivement vers une sorte de bilan provisoire des travaux mens. Quelquesdomaines ont ainsi t dfrichs : les techniques du corps, lexpression des sentiments, la gestuelle,les rgles dtiquette, les techniques dentretien, les perceptions sensorielles, les marquages sur lapeau ou dans la chair, linconduite corporelle. Sans doute sommes-nous ici dans la zone de recherchela plus spcifique une sociologie du corps. La corporit est au cur de ces thmatiques, elle nestpas un prtexte une analyse visant autre chose.

    I. Les techniques du corpsEn 1934, devant la Socit de psychologie, M. Mauss avance une notion appele une grandepostrit : les techniques du corps (Mauss, 1950, 363-386). Gestuelles codifies en vue duneefficacit pratique ou symbolique, il sagit de modalits daction, de squences de gestes, desynchronies musculaires qui se succdent dans la poursuite dune finalit prcise. voquant dessouvenirs personnels, Mauss rappelle la variabilit de la nage dune gnration lautre dans nossocits, et plus gnralement dune culture une autre. De mme la marche, la course, les positionsde la main au repos, lutilisation de la bche ou les mthodes de la chasse. Mauss observe que latechnicit nest pas le seul monopole dune relation de lhomme un outil, bien avant cela il est unautre instrument, fondateur en quelque sorte : Le corps est le premier et le plus naturel instrument delhomme. Model selon lhabitus culturel, il produit des efficacits pratiques. Jappelletechnique un acte traditionnel efficace (et vous voyez quen ceci il nest pas diffrent de lactemagique, religieux, symbolique) , prcise M. Mauss.

    Il propose ensuite une classification des techniques du corps selon diffrents angles de vise :

    selon le sexe : les dfinitions sociales de lhomme et de la femme impliquent en effet souventdes gestuelles codifies de manires distinctes ;

    selon lge : les techniques propres lobsttrique et aux gestes de la naissance ; les techniquesde lenfance, de ladolescence, de lge adulte : ici, Mauss voque notamment les techniques dusommeil, du repos, de lactivit (marche, course, danse, saut, nage, grimper, descendre,mouvements de force) ; techniques des soins du corps (toilette, hygine) ; techniques de laconsommation (manger, boire) ; techniques de la reproduction : Mauss inclut en effet la sexualit

    S

  • dans les techniques du corps et rappelle la variabilit des positions sexuelles ; les techniques desoins (massages) ;

    selon le rendement : Mauss pense ici au rapport ladresse, lhabilet ;

    selon les formes de leur transmission : travers quelles modalits, quels rythmes, les jeunesgnrations les apprennent-elles ?

    Mauss conclut sa communication en rappelant lexistence de techniques du corps incluses dans desreligions, ainsi le yoga ou la technique du souffle dans le taosme [1]. On peut discuter bien sr de lapertinence de ce classement ou noter des oublis, mais Mauss ne voulait pas lancer un programme derecherche prcis et exhaustif. la manire dun claireur, il soulignait la validit heuristique dunconcept et, en voquant toute une srie de notations personnelles, il invitait les chercheurs exercerleur imagination sociologique ce sujet.

    Dans son Introduction luvre de M. Mauss [2] parue en 1950, C. Lvi-Strauss soulignelimportance de ce travail de recensement des techniques traditionnelles du corps une poque o ledveloppement des techniques occidentales limine tout un patrimoine de gestes de mtier ou de lavie quotidienne. C. Lvi-Strauss propose alors la constitution d archives internationales destechniques corporelles consistant dans linventaire le plus large possible des rpertoires physiquesdes groupes humains. Il observe les enjeux thiques dune telle entreprise minemment apte contrecarrer les prjugs de race, puisque, en face des conceptions racistes qui veulent voir danslhomme un produit de son corps, on montrerait au contraire que cest lhomme qui, toujours etpartout, a su faire de son corps un produit de ses techniques et de ses reprsentations . ses yeux,ces archives prodigueraient des informations dune richesse insouponne sur des migrations, descontacts culturels ou des emprunts qui se situent dans un pass recul et que des gestes en apparenceinsignifiants, transmis de gnration en gnration, et protgs par leur insignifiance mme, attestentsouvent mieux que des gisements archologiques ou des monuments figurs .

    Ce projet sera repris en France de faon mthodique autour de la revue Geste et Image, anime parBernard Koechlin. Ce dernier se pose alors la question de la notation symbolique des sriesgestuelles [3]. En effet, la description minutieuse des mouvements est malaise saisir dans la tramedes mots. Limage, travers le cinma, la vido, la photographie ou le dessin, prsente un palliatif cette insuffisance. Nous lavons vu en voquant le travail de G. Bateson et de M. Mead Bali. Maisla possibilit de comparaisons interculturelles des techniques du corps exige des critres de notationsplus prcis, linvention dun code de transcription la manire de la phontique. Reste savoir siune telle laboration est possible, si elle ne dissout pas la dimension symbolique du geste.

    Gordon Hewes, pour sa part, a tudi des formes particulires de techniques du corps, telles que lefait dtre assis ou de se tenir debout. Il pointe linteraction du physiologique, de lanatomique, dunepart, et du culturel, de lautre, dans les mises en uvre des postures. Lensemble des dploiements deces dernires peut tre chiffr selon ses calculs un millier environ de combinaisons. laide decentaines de dessins schmatiss, il montre, par exemple, diffrentes manires dutiliser les segmentscorporels selon les faons de se tenir debout, assis, genoux, de positionner ses mains et ses bras,etc. Il propose cet gard un tableau de leur distribution diffrencie travers le monde. Il suggreau chercheur intress par ce domaine dtude souvent nglig, cinq niveaux danalyses : la relation

  • des postures aux machines, aux diffrents instruments de la vie courante ou professionnelle ; larelation des postures aux donnes du milieu humain : cologique, culturel, social, etc. ; leurs aspectspsychologiques ou psychiatriques ; le niveau sociohistorique de ces postures, leur diffusion traversdes aires gographiques lors des contacts de culture constitue aussi un immense champ dtude. G.Hewes propose enfin un cinquime niveau danalyse sintressant cette fois aux aspectsphylogntiques qui caractrisent ces postures (1955).

    Un domaine particulier des techniques du corps est le privilge de spcialistes qui cultivent leurvirtuosit afin de se donner en spectacle. Les gens du cirque sont orfvres en la matire : jongleurs,quilibristes, contorsionnistes, funambules, etc. De mme, les performances ralises par lesbateleurs : cracheurs de feux, avaleurs de sabres, fakirs, etc. Leur habilet remplit une fonctionimaginaire importante pour un auditoire fascin.

    Les activits physiques et sportives sont une autre voie de mises en jeu des techniques du corps. Denombreux chercheurs se sont attels la tche de les dcrire dans une perspective historique oucomparatiste : G. Bruant, A. Rauch, J. Defrance, P. Arnaud, J. Thibault, etc. G. Vigarello, parexemple, tudie linteraction des mouvements du corps et des instruments sur lesquels reposentdiffrentes pratiques sportives et il montre la transformation de ces dernires par lirruption denouvelles habilets [4]. Le saut en hauteur, le saut en longueur, le lancer du poids, les courses pied, etc. sont des disciplines qui ont vu samliorer leurs performances en mme temps que lestechnicits corporelles se modifiaient.

    Un autre domaine des techniques du corps est compos du savoir-faire de lartisan, du paysan, dutechnicien, de lartiste, etc. Il est le fait dune comptence professionnelle fonde sur une gestuelle debase et une poigne de tours de main o lhomme de mtier a cristallis au fil des annes sonexprience propre. En 1979, Franoise Loux a donn une tude rfrence des techniques du corpsdans la France rurale traditionnelle en sappuyant sur plusieurs tudes de terrain, mais aussi sur uneiconographie varie.

    Lacquisition des techniques du corps par les acteurs relve dune ducation souvent trs formalise,intentionnellement mise en uvre par lentourage de lenfant (ou de ladulte qui cherche sapproprier un autre usage des choses du monde). La part du mimtisme joue un rle non ngligeabledans cette ducation. Chacune apparat comme le produit dun apprentissage particulier li plusieurs donnes (une priode prcise de la vie de lacteur, son ge, son sexe, son statut social, sonmtier, etc.). Les techniques du corps, et les styles de leur mise en uvre, ne sont pas les mmesdune classe sociale une autre, parfois mme les simples classes dge introduisent des variations.Les techniques du corps sont nombreuses. Des montages miniatures de gestes dont la simplicitapparente dissimule souvent le temps et les difficults quil a fallu pour les assimiler jusqu cesagencements dactions et de tours de main dont lexcution requiert une longue ascse et une adresseparticulire. La liste est infinie : des manires de table aux conduites de miction, de la faon de nager celle daccoucher, du lancer de javelot celui du boomerang, des gestes de la lessive ceux dutricotage, du tour de main du jongleur la conduite dune automobile, de la manire de marcher laposture du sommeil, les techniques de la chasse ou de la pche, etc. Une technique corporelle atteintson meilleur niveau quand elle devient une somme de rflexes et simpose demble lacteur sanseffort dadaptation ou de prparation de sa part.

  • la suite de Mauss, il faut aussi intgrer la sexualit lintrieur de ces techniques du corps. Lespositions des amants changent en effet dune socit une autre, certaines sont mme codifies dansdes ars amandi. De mme que varient la dure de lchange, la possibilit de choix des partenaires,etc.

    De la mme faon, sans doute, il convient dinclure ici certaines recherches sur la transe ou lapossession, mme si les techniques corporelles ne sont ici que les servantes dune dimensionculturelle infiniment plus vaste [5].

    Franoise Loux a not la valeur ethnographique des dessins ou des toiles de J.-F. Millet saisissant surle vif les attitudes et les gestes de travail des paysans. Ces peintures sont aujourdhui des documentspour lhistoire. Les techniques du corps disparaissent souvent avec les conditions sociales etculturelles qui leur ont donn le jour. La mmoire dune communaut humaine ne rside passeulement dans les traditions orales ou crites, elle se tisse aussi dans lphmre des gestesefficaces.

    Ltude sociologique des techniques du corps est une voie fructueuse condition de prciser, moinsde tomber dans le dualisme le plus lmentaire, que mme quand le corps est outil, il nen demeurepas moins le fait de lhomme et relve donc de la dimension symbolique. Le corps nest jamais unsimple objet technique (ni mme lobjet technique). Lutilisation de certains segments corporelscomme outils ne fait pas non plus de lhomme un instrument. Les gestes quil accomplit, mme lesplus labors techniquement, reclent signification et valeur.

    II. La gestuelleElle concerne les mises en jeu du corps lors des rencontres entre les acteurs : rituel de salutation oude cong (signe de la main, hochement de tte, poigne de main, accolades, baiser sur la joue, sur labouche, mimiques, etc.), manires dacquiescer ou de nier, mouvements du visage et du corps quiaccompagnent lmission de la parole, direction du regard, variation de la distance qui spare lesacteurs, faons de toucher ou dviter le contact, etc. Un ouvrage de David Efron, paru aux tats-Unisen 1941 (Efron, 1972), a marqu lapproche sociologique ou anthropologique de la gestualit. Poursopposer aux thses nazies naturalisant la notion de race afin de montrer la supriorit aryennemme dans le domaine lmentaire des gestes (sobrit, rigueur, etc.) et stigmatiser les populationsjuives et mditerranennes (affectation, infantilisme, gesticulation, etc.), D. Efron a lide de seplacer sur le terrain scientifique et dtudier comparativement les gestuelles en vigueur chez desimmigrants juifs originaires dEurope de lEst et des immigrants originaires dItalie du Sud. Lereprage des diffrences culturelles dans les mises en jeu du corps stablit selon trois coordonnes :la dimension spatio-temporelle (amplitude des gestes, forme, plan de leur ralisation, membresconcerns, rythme), la dimension interactive (type de relation linterlocuteur, lespace ou auxobjets du cadre) et dimension linguistique (gestes dont la signification est indpendante des propostenus ou au contraire les ddoublant). La mthodologie est riche, elle implique simultanmentlobservation directe des acteurs, le recours de nombreux croquis saisis sur le vif, une analysedtaille de nombre de gestes, de leur frquence, etc. D. Efron utilise galement une camra luipermettant de faire ensuite analyser les prises de vue effectues par des observateurs trangers son

  • travail.

    Lenqute porte sur une population assez considrable de Juifs traditionnels (850 sujets) etdItaliens traditionnels (700 sujets). D. Efron na gure de peine montrer les diffrences quidmarquent les gestuelles de ces deux populations, tmoins dune premire gnration delimmigration. Astucieusement, il observe ensuite avec la mme mthodologie une population amricanise dmigrants dorigine juive (600 sujets) et italienne (400 sujets) de secondegnration. D. Efron constate alors que les gestuelles propres aux Juifs traditionnels et aux Juifs amricaniss diffrent entre elles, de mme que celles des Italiens traditionnels et des Italiens amricaniss . Inversement, les gestuelles des deux populations assimiles de secondegnration ont fortement tendance se ressembler et sapparenter celles des Amricains. Desconditions diffrentes de socialisation ont modifi en profondeur, le temps dune gnration, lescultures gestuelles originaires de ces groupes sociaux. Le travail de D. Efron montre la fiction de lanotion de race utilise par les nazis dont il na gure de mal dnoncer le caractre mtaphysique etarbitraire. lencontre des thses gntiques ou raciales, il montre que la gestualit humaine est unfait de socit et de culture, et non une nature congnitale ou biologique destine simposer auxacteurs. Le nazisme a donn limaginaire raciste une terrifiante puissance matrielle que DavidEfron, en 1941, est loin de souponner, malgr la ncessit quil ressent de dsarmer les prtentionsde ces ides. Les racistes veulent faire des comportements de lhomme un pur produit de leurs gnes,quand la sociologie montre lvidence que lhomme est socialement crateur des mouvements deson corps. Le travail de D. Efron est toujours dactualit dans nos socits o limaginaire delhrdit et de la race est loin davoir disparu.

    Le travail ultrieur de R. Birdwhistell na pas atteint la mme rigueur, sans doute cause de son paridaffilier les squences gestuelles un modle linguistique. R. Birdwhistell sest pench avecattention sur la gestualit humaine en se faisant le promoteur de la kinsique (tude des mouvementsdu corps lors de linteraction). Dans le sillage des travaux de D. Efron, il montre que chaque langueinduit une gestuelle propre. Il observe ainsi chez les Indiens Kutenai du Canada les modificationsgestuelles qui accompagnent le passage chez le mme individu de sa langue maternelle langlais. Enlaborant la kinsique, Birdwhistell est parti de lhypothse que les gestes rcurrents qui participentde linteraction se distribuent de faon systmatique. Leur tude pouvant ds lors relever ses yeuxdun chapitre de la linguistique structurale. Quand notre recherche collective, crit-il, abordaltude des scnes dinteraction, il devint vident quune srie de mouvements, auparavant assimils des artefacts de leffort de locution, prsentaient des caractristiques dordre, de rgularit, deprvisibilit. Il fut alors possible disoler du flux kinsique dans lequel ils taient englobs desmouvements de tte, verticaux et latraux, des clignements de paupires, de lgers mouvements dumenton et des lvres, des variations de la position des paules et du thorax, une certaine activit desmains, des bras et des doigts, enfin des mouvements verticaux des jambes et des pieds. [6]. Lesmises en jeu de la langue dans lacte de parole et celles du corps dans linteraction rvleraient lesmmes principes de fonctionnement.

    En sappuyant sur la linguistique, Birdwhistell distingue dans le flux incessant des gestes les kinmes(analogues aux phonmes, cest--dire les plus petites units de mouvements, non encore associes une signification) et les kinmorphmes (plus petites units de signification) (Birdwhistell, 1952).Plus rcemment, il admettra les difficults de fonder la grammaire gestuelle dont il avait rv

  • [7]. Birdwhistell a galement travaill sur les marqueurs kinsiques qui ponctuent linteractionsociale. Pour lui, il est hors de question de figer la signification dun geste indpendamment ducontexte de lchange, dans un systme dquivalence pareil un dictionnaire de gestes associantnavement une signification une mimique ou un geste. Le sens se construit dans lavance mme delinteraction. En outre, Birdwhistell prend en considration la globalit de la gestualit et vite ainsilcueil, corollaire au prcdent, qui consiste isoler des fragments corporels (le visage, la main,etc.) et les tudier de faon autonome et hors de tout contexte en prsumant de luniversalit de leurexpression et de leur signification. Telle est par exemple la limite des travaux de P. Ekman dontlapproche est marque par un prsuppos biologique qui en invalide la porte et aboutit une sortede botanique des motions. Pour Birdwhistell enfin, il ny a pas de communication non verbale .Les mouvements de la parole et du corps senchevtrent la faon dun systme et ne peuvent tretudis isolment.

    III. Ltiquette corporelleNous nisolons ici ltiquette corporelle de la gestuelle ou de lexpression des motions que pour desraisons de clart dans lexposition des domaines dtudes.

    Une interaction implique des codes, des systmes dattente et de rciprocit, auxquels les acteurs seplient leur insu. Dans toutes les circonstances de la vie sociale, une tiquette corporelle est demise, et lacteur ladopte spontanment en fonction des normes implicites qui le guident. Selon sesinterlocuteurs, leur statut et le contexte de lchange, il sait demble quel mode dexpression il peututiliser, parfois non sans maladresse, et ce quil est autoris dire de sa propre expriencecorporelle. Chaque acteur sattache contrler limage quil donne lautre, il sefforce dviter lesbvues qui pourraient le mettre en difficult ou plonger lautre dans le dsarroi. Mais nombreusessont les embches qui guettent laccomplissement ordonn de ltiquette : Tout dabord, critGoffman, un acteur peut donner accidentellement une impression dincomptence, dinconvenance oudirrespect, en perdant momentanment son contrle musculaire. Il peut trbucher, tituber, tomber,ructer, biller, faire un lapsus, se gratter, mettre des flatuosits ou bousculer une autre personne parinadvertance. Ensuite, lacteur peut agir de telle faon quil donne limpression de sintresser tropou trop peu linteraction. Il peut bredouiller, oublier ce quil vient de dire, se montrer nerveux,prendre un air coupable ou embarrass ; il peut donner libre cours dintempestifs clats de rire oude colre, o dautres manifestations dmotion qui lempchent momentanment de participer linteraction. (Goffman, 1973, 56).

    Face ces ruptures de conventions, des changes rparateurs peuvent venir nuance