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La Souffrance et le tragique. Essai sur le judéo ...excerpts.numilog.com/books/9782130446170.pdf · ficiellement le savoir, font que les livres se voient affecter des éti- quettes

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P e r s p e c t i v e s C r i t i q u e s dirige par Roland Jaccard

OUVRAGES PARUS

Andreas-Salom L., Ma vie (4e d.) Balvet M., Itinraire d'un intellectuel vers le

fascisme : Drieu La Rochelle Basaglia F., Qu'est-ce que la psychiatrie ? Basaglia F., Les criminels de paix Billecoq A., Spinoza et les spectres Blondel E., Le risible et le drisoire Borneman E., Le patriarcat Bott F., Trait de la dsillusion Bott F., L'entremetteur. Esquisse pour un portrait

de Fontenelle Braud M., La tentation du suicide dans les crits

autobiographiques (1930-1970) Brs Y., Critique des raisons psychanalytiques Brs Y., L'tre et la faute (Essais psychana-

lytico-philosophiques ) Brs Y., La souffrance et le tragique Brome V., Les premiers disciples de Freud Bruch H., L'nigme de l'anorexie (2e d.) Calasso R., Le fou impur Caruso I. A., La psychanalyse contre la socit ? Cauquelin A., La mort des philosophes et autres

contes Cometti J.-P., Robert Musil ou l'alternative

romanesque Comte-Sponville A., Trait du dsespoir et de

la batitude :

1. Le mythe d'Icare ( 8 d.) 2. Vivre (2e d.)

Comte-Sponville A., Une ducation philoso- phique ( 3 d.)

Conche M., Orientation philosophique Conche M., Temps et destin Contat M., L'auteur et le manuscrit

Deleuze G., Proust et les signes (7e d.) Doubrovsky S., Autobiographiques : de

Corneille Sartre Droit R.-P., L'oubli de l'Inde. Une amnsie

philosophique Fornani F., Sexualit et culture Freeman L., L'histoire d'Anna O. Gagliardi J., Les trains de Monet ne conduisent

qu'en banlieue

Grossman C. et S., L'analyste sauvage, Georg Groddeck

L a souffrance et le t rag ique

Essais sur le judo-christianisme, les tragiques, Platon et Freud

PERSPECTIVES CRITIQUES

Collection dirige

par

Roland Jaccard

LA S O U F F R A N C E

E T LE T R A G I Q U E

Essais sur le judo-christianisme,

les tragiques, Platon et Freud

P A R

YVON BRS

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

ISBN 2 13 0 4 4 6 1 7 5

D p t l g a l I d i t i o n : 1992 , j u i l l e t

P r e s s e s U n i v e r s i t a i r e s d e F r a n c e , 1 9 9 2

108, b o u l e v a r d S a i n t - G e r m a i n , 7 5 0 0 6 P a r i s

Avant-propos

N'est-il point prsomptueux, de la part d'un auteur, de vouloir dsigner d'avance ceux qui doivent tre ses lecteurs ? Outre qu'il n'est jamais sr d'en avoir, il semble en effet que, sauf dans le cas de manuels scolaires destins telle ou telle catgorie d'lves ou d'tudiants, un livre n'ait d'autres lecteurs que ceux qui y trouvent un intrt. Toutefois, les habitudes des diteurs et des libraires, ainsi, d'ailleurs, que des prjugs qui compartimentaient arti- ficiellement le savoir, font que les livres se voient affecter des ti- quettes qui ne leur conviennent parfois qu'en partie et sont ainsi soustraits l'attention de lecteurs potentiels. Les deux prcdents ouvrages publis dans cette collection Critique des raisons psychanalytiques (1985), L'tre et la faute ( 1988) furent, dans le commerce, ranges dans la catgorie psychanalyse . Celui que je prsente aujourd'hui sous le titre La souffrance et le tra- gique drive bien, lui aussi, d'un enseignement donn l' Uni- versit Paris VII en liaison avec cette discipline ; il est bien en partie fait d'articles et de confrences qui s'y rattachent ; Freud s'y trouve bien constamment cit ou voque. Mais il ne saurait tre considr comme un livre de psychanalyse. Tout en esprant, certes, tre lu par les psychanalystes, je m'adresse aussi ceux qui s'intressent la tragdie grecque, Platon, Aristote et au fait judo-chrtien pour eux-mmes. Je voudrais aussi que cette rflexion sur la souffrance et ses traitements appart comme

concernant la vie des hommes actuels et qu' travers Eschyle, Sophocle, Platon, Aristote et Freud le lecteur se sentt mis en question en de ou au-del de ses intrts universitaires.

S'il ne s'agit pas d'un livre de psychanalyse, c'est aussi parce que je m'y abstiens de toute remarque d'ordre technique ou thra- peutique. Dans la Critique des raisons psychanalytiques et dans L'tre et la faute, j'avais cru pouvoir, partir de ma propre exprience de l'analyse et de mes contacts quotidiens avec des ana- lystes et avec des patients, avancer quelques suggestions quant aux dfauts de la pratique psychanalytique actuelle et aux moyens d'y remdier. Je ne renie, bien entendu, rien de ce que j'ai crit ce propos et je souhaite que des analystes continuent en tirer parti. Mais le prsent recueil ne comporte aucune indication de cet ordre. Peut-tre les annes qui viennent seront-elles, pour la pratique et pour la thorie psychanalytiques, une poque de transformation et d'enrichissement analogue quoique oppose celle qui a vu, partir de 1950, se constituer le lacanisme et ses squelles. Certains signes encourageants permettent d'esprer que va se nouer, entre psycha- nalyse et philosophie, un dialogue diffrent de celui qui tournait autour du langage, de la reprsentation et de la subversion du sujet. A ce dialogue, j'espre bien participer. Mais il n'en est pratique- ment pas question dans ce livre. On n'y traite de psychanalyse que par rapport la tragdie et la religion, sans empiter sur les questions de technique et de thrapeutique.

Mais alors, se demandera-t-on peut-tre, si ont t exclus les problmes qui passent pour constituer l'essentiel de la psychanalyse et si le livre vise au-del, pourquoi avoir maintenu la rfrence Freud? N'et-il pas t plus simple d'oublier le contexte uni- versitaire dans lequel cet ouvrage est n et de traiter de la tragdie, de Platon et du judo-christianisme sans se raccrocher un auteur qui, certains gards, fait ple figure devant des questions de cet ordre ? Je rpondrai que la rfrence Freud ne m'a paru ni dri- soire, ni superflue. Elle n'est pas drisoire, car, le lire d'une certaine manire, il apparat que sa rflexion sur la souffrance va

bien au-del de la simple constatation des souffrances nvrotiques et que la place qu'il a faite la tragdie grecque ne se limite pas l'interprtation de l'effet tragique par la notion de dsir infantile de parricide et d'inceste (complexe d'dipe). Elle n'est pas non plus superflue, car, beaucoup de nos contemporains considrant tort videmment que Freud seul est actuel tandis que Sophocle et Aristote seraient dpasss , il n'est pas sans intrt d'essayer de les conduire, par Freud, Sophocle et Aristote et de les per- suader ainsi de la permanence de certaines questions philosophiques ou religieuses.

Je dois galement dire dans quel esprit j'ai abord, dans ce livre, certains problmes thologiques. Je ne suis pas thologien de profession et dans ce domaine ma comptence est trs limite. Mais, informs ou non des apports de la science thologique et exgtique, des millions d'hommes sont, depuis des sicles, conduits prendre parti en face des religions dans lesquelles ils ont t levs et qui occupent une grande place dans nos socits. Les philo- sophes dont la culture thologique est souvent fort dficiente n'chappent pas la loi commune. J'ai donc cru pouvoir, partir de la culture philosophico-thologique traditionnelle des hommes de ma gnration et d'une connaissance fort limite de certains travaux sur la Bible, proposer quelques hypothses sur le fait judo-chrtien. Le lecteur verra sans peine que je m'oppose la fois aux opinions courantes de la majorit des incroyants et celles de la plupart des croyants.

Des premiers, je rejette l'ide que le fait judeo-chrtien puisse faire l'objet d'une quelconque rduction sociologique, psycha- nalytique, conomique qui permettrait d'y voir une illusion susceptible d'tre entirement dissipe et traduite intgralement dans un autre discours, scientifique ou philosophique. Mais je ne partage avec les seconds aucune des innombrables thses que la tradition judo-chrtienne a empruntes la mtaphysique grecque et des constructions thologiques qui en decoulent. En ce qui concerne, en particulier, les trois preuves classiques de l' existente de Dieu

par la raison spculative, la rfutation kantienne me parat dfi- nitive. Quant la preuve que propose Kant dans la Critique de la raison pratique, elle ne me parat pas, non plus, convaincante. L'analyse que j'ai cru pouvoir faire de la spcificit du fait judo- chrtien comme aveu-du-pch-devant-Dieu-avec-espoir-de-Rdemp- tion se veut objective , historique, et intelligible aussi bien pour celui qui ne croit pas en Dieu que pour celui qui y croit. Tel est le sens que je donne la gratuit de la foi. Aussi demand-je la permission de ne pas tre tenu de dire dans ce livre ce qui relve d'un choix personnel, non philosophique. Peut-tre seront dus les lecteurs qui attendent de l'auteur des professions de foi ou d'in- croyance. Mais il m'a paru prfrable de m'en tenir ce qui peut tre rationnellement analys.

Comme les deux livres prcdemment parus dans la mme col- lection, celui-ci a t compos partir de textes dj publis ailleurs. Je tiens donc remercier les directeurs des publications

1. Le chapitre i ( O felix culpa...) reproduit sans grands changements un article paru dans le tome 14 (n 53, janvier 1989, p. 149-159) de la revue Psychanalyse l'Universit.

Le chapitre 2 ( Freud et la souffrance tragique ) rsume un enseigne- ment donn Paris VII devant mes tudiants de matrise et reprend des lments de divers exposs ou articles des trois dernires annes, notamment :

l'expos fait le 24 juin 1988 au colloque Psychanalyse et littrature organis par l'Institut d'anglais de l'Universit Paris VII et publi sous le titre La souffrance du hros tragique, in Cahiers Charles V, 11, 1989, Psychanalyse et littrature , p. 75-89;

la confrence faite sous le titre La souffrance pour la psychanalyse et pour la tragdie l'Institut de philosophie de l'Acadmie des Sciences de l'URSS Moscou le 26 octobre 1989.

Le chapitre 3 ( La connaissance de soi chez Platon ) a pour origine un expos fait en septembre 1973 aux X V Journes d'Etudes de l'Association de Psychologie scientifique de Langue franaise et l'article paru dans les Actes de ces Journes (Psychologie de la connaissance de soi, Paris, PUF, 1975, p. 17-82).

Certaines des thses du chapitre 4 ( Platon et la tragique ) avaient dj t exposes le 9 dcembre 1988 la table ronde consacre

qui, aprs avoir accueilli mes articles, m'ont autoris les grouper dans ce livre. Mais je remercie avant tout Roland Jaccard pour son souhait trs tt exprim de me voir achever la trilogie , souhait auquel je n'ai pu rpondre que quelques annes aprs la parution du second livre et l'aide de textes relativement rcents.

Dans le prsent recueil, en effet, le seul qui soit antrieur 1988 est l'article sur La connaissance de soi chez Platon , publi pour la premire fois en 1975 dans les actes d'un symposium de l'Association de Psychologie scientifique de Langue franaise tenu en 1973. Ce texte ancien, crit dans une perspective diffrente de celle du prsent ouvrage, m'a paru pouvoir s'y intgrer au prix de modifications substantielles qui lui donnent un sens nouveau. D 'une manire gnrale, d'ailleurs, les textes qui constituent ce recueil ont tous t plus ou moins rcrits pour que fussent vites les rptitions intempestives. Je n'ai pourtant pas essay de les fondre en un ensemble dont la cohrence et la rigueur auraient donn l'illusion d'une construction systmatique. Si la rcurrence de certains thmes, voire des rptitions partielles, conduisent me crditer d'une pense dont les diffrentes thses seraient faciles rsumer, je regretterais qu'on m'attribut quelque systme dont seule m'aurait interdit l'expression la paresse d'crire un ouvrage continu.

Ce livre tant li deux autres tout en ayant une certaine autonomie, je devais viter deux cueils. Le premier tait d'y renvoyer trop souvent le lecteur et de prtendre l'obliger les lire : afin de le rendre lisible en lui-mme, j 'ai pris la peine de rappeler certaines des thses jadis proposes et certains des rsultats aux- quels je croyais tre parvenu. Mais, pour ne pas ennuyer les lecteurs

L'actualit de Platon par l'Institut franais d'Athnes. Le texte qui cons- titue ce chapitre reproduit ma contribution au numro spcial sur Platon que la Revue philosophique (1991-4, p. 435-462) a ddi la mmoire d 'Henri Joly.

Le chapitre 5 ( Promthe : du hros tragique au hros culturel ) a paru dans Psychanalyse l'Universit, 16, n 61, avril 1991) p. 51-81.

des deux premiers livres par des rptitions fastidieuses (second cueil!), je me suis content de rappels rapides, pensant que celui qui voudrait tre mieux inform pourrait consulter les ouvrages antrieurs.

J'ose esprer que, moins psychanalytique, mais plus philo- sophique et littraire, ce troisime livre sera accueilli avec le mme intrt et la mme sympathie que les deux autres.

Introduction

Ce n'est pas sans quelques raisons que l'on a pu attri- buer Freud une conception tragique de la condition humaine. Immaturation, difficult d'chapper la nvrose, impossibilit de parvenir la jouissance, action dltre de la pulsion de mort : autant de notions qui opposeraient la vision freudienne de l'homme l'utilitarisme optimiste qui caractrise souvent les sciences humaines. D'o, chez les psychanalystes et chez ceux qui apprcient la pense psychanalytique, un frquent sentiment d'amre et orgueil- leuse supriorit : on n'est pas de ces nafs qui croient au bonheur et aux lendemains qui chantent! On n'est pas amricain ! Il se pourrait toutefois qu'aprs avoir, pen- dant trente ans, cultiv sa diffrence, la psychanalyse franaise elle-mme comment, de nos jours, en aper- cevoir la relative inanit. Comment, et surtout pourquoi, continuer traiter des patients si l'on n'a rien d'autre leur promettre que du sang et des larmes ? L'pre joie de souffrir en sachant pourquoi l'on souffre est un palliatif d 'autant plus drisoire que la connaissance acquise au cours d'une cure analytique est souvent vanescente. Aussi comprend-on les protestations ou du moins les rticences

qui s'expriment de divers cts contre la lecture tragique de F r e u d

De fait, la notion de tragique de la condition humaine est une notion vague : pessimisme gnralis, mise en vedette des malheurs de tous ordres, thorie de l'infinit du dsir , artifice de l'apologtique chrtienne comme chez Unamuno, on peut tout y mettre. Aussi est-il prfrable de rserver la notion de tragique ce qui concerne la tragdie et, de prfrence, la tragdie grecque du V sicle. C'est un grand problme d'histoire de la littrature que de savoir jusqu'o peut tre utilise l'ti- quette de tragdie . Les drames de Shakespeare sont-ils encore des tragdies , et mme les pices de Racine, en dpit de leur nom ? Si, suivant un mot clbre, la notion de tragique chrtien est contradictoire , a-t-on pu crire de vritables tragdies aprs que le christianisme se fut empar de la culture occidentale ? De telles questions mettent en jeu un si grand nombre de notions littraires, philosophiques et religieuses qu'il serait prsomptueux de proposer des rponses sommaires. Mais, pour viter que la rflexion sur le tragique ne s'enlise dans des dbats o cette notion signifie tout et n'importe quoi, il est mtho- dologiquement prudent (et fcond) de rserver, comme le conseille Jean-Pierre Vernan t l'adjectif tragique aux grandes productions du V sicle grec et de s'aider, dans cette rflexion, des auteurs qui, d'Aristote Lacan, en passant par Hegel, Hlderlin, Nietzsche, Freud et Hei- degger, s'y sont directement rfrs. C'est ainsi, par exemple, qu'on pourra entendre l'pithte o

1. Cf., par exemple, Franois Roustang, Influence, Paris, Editions de Minuit, p. 11, n. 10.

2. Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, Mythe et tragdie en Grce ancienne, deux, Paris, Editions de la Dcouverte, 1986, p. 8-9.

applique par Aristote Eur ip ide comme dsignant en celui-ci non point le pote qui aurait, plus que tout autre, le sentiment du tragique de la condition humaine , mais celui qui, malgr ses maladresses techniques, aurait su, mieux que les autres, produire le tragique, au sens o Hlderlin parle d'une Darstellung des tragischen

A la complaisance dans la proclamation du tragique de la condition humaine ou dans le sentiment tragique de la vie pourrait se joindre la valorisation thique, voire pistmologique, de la souffrance. Et l encore on retrou- verait les facilits littraires et les incohrences philoso- phiques du pessimisme : preuve le succs, et par suite l'incomprhension, dont Schopenhauer fut l'objet dans le grand public de la fin du XIX sicle. Il faut donc, ici aussi, distinguer la souffrance au sens banal du terme, savoir ce qui bobo, deuil ou chagrin d'amour fait mal , et une souffrance que, suivant les indications de Michel Henry, il vaudrait mieux appeler le souffrir si l'emploi substantiv de cet infinitif n'avait quelque chose de barbare. En effet, cette souffrance ou ce souffrir originaire n'est pas forcment douloureux. Elle se trouve aussi la base du plaisir, voire de la joie. Pourquoi alors ne pas user d'une expression plus neutre (comme, par exemple, affectivit fondamentale ) et s'exposer tre mal compris ? Si l'on continue de parler de souffrance en ce sens, ce n'est pas seulement parce que les termes techniques de la philosophie n'ont pas droit de cit dans

1. Potique, 1453 a, 29-30. 2. A n m e r k u n g e n z u m dipus (in Fr iedr ich Hlderl in, Smtliche Werke

und Briefe, M n c h e n , K a r l Henser Verlag, 1970, Bd I I , 395-396). 3. Cf. pa r exemple Du communisme au capitalisme, Paris, Editions Odile

Jacob , 1990, p. 94-96, et en bien d 'au t res lieux, encore plus significatifs cet gard, de l 'uvre de cet auteur .

les uvres littraires, mais aussi parce que, du point de vue pistmologique, ou du moins gnosologique, la souffrance, au sens de ce qui fait mal, dit mieux que le plaisir, ou mme que la joie, l'essence du vivre ou du souffrir originaires, de ce pathos qui constitue le fond de l'homme. Il n'y a l nul dolorisme , nulle prfrence de la souffrance-douleur par rapport au plaisir ou la joie. Choisir, comme l'ont fait les tragiques, le passage du bonheur au malheur plutt que le passage du malheur au bonheur comme thme l i t t r a i r e n'empche nullement que l'on fuie la souffrance, ft-ce sous la peau d 'un veau , et que l'on cherche avant tout le plaisir et la joie. Mais on en saura plus sur l 'homme et sur son souffrir fonda- mental en mditant sur la souffrance-qui-fait-mal qu'en rflchissant sur le plaisir. Et les formes culturelles qui prennent en charge la condition humaine (tragdie, reli- gion, philosophie, psychanalyse) ont judicieusement choisi comme point de dpart la souffrance qui-fait-mal plutt que les joies, mme passives. L'exception spinoziste pourrait remettre en cause un tel choix. Mais celui-ci reste pertinent aussi longtemps qu'est conceptuellement maintenue la dis- tinction entre une souffrance-qui-fait-mal, laquelle sert de point de dpart la rflexion, et un souffrir-originaire qui en est le vritable objet. Quiconque s'offusquerait de la place qu'occupe la souffrance par exemple, dans la tragdie, sous prtexte qu'elle traduit de l'homme une vision trop sombre, pourrait s'exposer une rplique sem- blable celle que Heidegger fait Binswanger. Celui-ci avait cru devoir ajouter au souci heideggerien, trop triste son got, une rfrence l 'amour : Heidegger lui reproche de ne pas avoir vu que la Sorge de Sein und Zeit

1. Cf. Aristote, Potique, 1453 a, 7-16.

est la base de l'amour (au sens banal) aussi bien que du souci dans son acception courante. Et pourtant c'est bien ce dernier mot que le philosophe a prfr

Dans la mesure o la psychanalyse est parfois consi- dre comme appartenant aux sciences humaines et o diverses sciences commencer par la biologie prennent en charge au moins partiellement les souffrances de l'homme, il n'est pas sans intrt de rap- peler, concernant la notion de science , une dualit qui, quoique d'un tout autre ordre, s'ajouterait celles qui viennent d'tre signales propos du tragique et de la souffrance.

De la science entendue au sens empirique on peut attendre beaucoup pour soulager la souffrance-qui-fait-mal (analgsiques, psychothrapies de l'angoisse). De tels effets peuvent tre lis des discours dots d'une structure pist- mologique cohrente (chimie, et peut-tre biologie) ; ils peuvent aussi dpendre de bricolages astucieux. Aussi longtemps que compte seul le rsultat pratique, peu importe. Mais le mot science dsigne aussi, depuis l'An- tiquit, un impratif philosophique. N probablement dans l'cole hippocratique, le projet d' est, ds l'poque de Platon, une forme la recherche d'un contenu. A preuve la distinction qu'tablit la Rpublique entre et et surtout la clbre problmatique du Thtte, avec la rponse aportique qui clt le dialogue L'emploi du mot science pour dsigner, de Descartes Marx,

1. Martin Heidegger, Zollikoner Seminare, hgg. von Medard Boss, Frank- furt am Main, Vittorio Klostermann, 1987, p. 237.

2. Rpublique, V I I , 533d : P la ton a employ le mot pour designer les disciplines prpara toi res la dia lect ique (ar i thmt ique , gomtrie, astro- nomie, stromtrie, harmonie) , mais il se rcuse et d e m a n d e qu 'on leur donne

un n o m p l u s obscu r (), savoir . 3. Thtte, 145 e et 210 b.

et peut-tre mme Husserl, en passant par Hegel, cette exigence de savoir absolu exprimait la volont constante de la pense occidentale d'annuler les savoirs empiriques en les intgrant la philosophie. Tout aurait pu changer avec le positivisme. En effet, si le comtisme a le dfaut, aux yeux de bien des philosophes, de renoncer ce qui, pour beaucoup d'entre eux, est l'objet mme de la philo- sophie, savoir l'absolu, il a au moins le mrite de ne pas absolutiser les sciences. Mais la leon n'a gure t coute. Sous toutes ses formes, le scientisme ambiant, qui prtend vomir le positivisme, en vient, en fait, absolutiser une science qui, conue, quoi qu'on en dise, comme ayant les caractres de la science positive, exclut par principe l'absolu ! D'o cet trange impratif de scientificit qui pse de nos jours sur ce qu'on appelle (souvent leur corps dfendant) les sciences humaines, et qui substitue des recherches concrtes, qui auraient au moins le mrite de s'exercer l o il y a quelque chose trouver, un souci tout fait formel de cohrence pistmologique.

Gilles-Gaston Granger crivait il y a une trentaine d'annes :

Le savant, qui vise construire des modles du phnomne, ne saurait donc confondre cet ordre du sens avec l'ordre du schma abstrait qu'il prtend tablir. Il faut renverser ici la phrase de M. Merleau-Ponty qui dfinit le propos du phnomnologue : "Il s'agit de dcrire, et non pas d'expliquer et d'analyser." Il s'agit au contraire ici d'expli- quer et d'analyser, non pas de dcrire, si dcrire c'est comprendre des significations. Cette rduction opre, le fait humain devient objet de science; non pas vrai dire qu'il se trouve ramen aux simples dimensions de la chose, mais son paisseur de signification elle-mme se trouve, autant qu'il se peut, conserve, neutralise, objective enfin. Dans ces conditions, une philosophie comme hermneutique garde naturellement sa place aux cts de la science, quels

que soient les progrs de celle-ci, niais elle ne saurait s'y substituer que par imposture, tout de mme qu'une impos- ture gale supprimerait la philosophie au bnfice de la science.

Peut- t re! Mais s ' en fe rmer dans cet te a l te rna t ive ne

r isque-t-on pas de rester en marge d ' u n c h a m p trs vaste dans lequel s ' exercent la fois des sciences (tude des textes, des document s historiques, enqutes sociologiques) n o n formalises et diff ici lement formalisables et des des-

c r ip t ions qui ne re lvent pas toujours de l ' he rmneu t ique , c h a m p qui est celui a u q u e l t ouchen t la fois les prat ic iens des sciences humaines , les potes et les philosophes ?

Il est des domaines dans lesquels l ' imp ra t i f de scien- tificit r isque souvent d ' t r e intempest if , n o n certes parce qu'ils seraient p a r essence soustraits l 'emprise de la science (qu 'on nous prserve de la dmons t r a t i on philo- sophique de l ' impossibil i t d ' u n e science de l ' homme! ) , mais parce que, p roviso i rement au moins, les tentat ives de formalisat ion scientifique y sont dcevantes, et sur tou t parce que l ' i m p r a t i f de scientificit n 'est pas un i m p r a t i f ca tgor ique. Le d v e l o p p e m e n t spectacula i re de la science de la na tu re postgal i lenne est u n simple fait. Il ne p e r m e t en aucune man i re de dire qu'il devait y avoir une telle science, pourquoi une telle science deva i t exister, ni videm- ment , a fortiori, si la science do i t s ' tendre d ' au t res domaines .

Evitons donc d 'opposer que lque r o m a n t i q u e pessi- miste qui valoriserai t la souffrance et exal tera i t le t rag ique de la condi t ion h u m a i n e le thor ic ien des sciences humaines

enferm dans son exigence de scientificit. Ent re ces at t i - tudes extrmes et striles, on t rouvera le genre t rag ique

1. Pense formelle et sciences de l'homme, Paris, Aubier, 1960, p. 131.

du ve sicle avant Jsus-Christ, la souffrance comme affec- tivit fondamentale, et une rflexion qui, sans relever de la science pour l'essentiel, ne ddaignera pas de faire appel, l 'occasion, au modeste travail scientifique de ceux qui lisent les textes, les comparent, cherchent les comprendre, et aussi de ceux qu'instruit la clinique psycho- thrapeutique.

I

O felix culpa ! *

Les maladies vnriennes prennent parfois une signi- fication inattendue.

Les murs de la Renaissance taient, comme chacun sait, fort libres. Dans Le concile d'amour (1895), pice qui n'a rien d 'un chef-d'uvre mais ne manque pas d 'un cer- tain humour, le mdecin-crivain Oscar Panizza met en scne un Dieu le Pre vieillard cacochyme, un Jsus-Christ jeune homme dbile et une Sainte Vierge aux allures de prostitue complotant avec le Diable pour envoyer aux hommes une maladie qui les frapperait l o ils pchaient. Ainsi serait n le fameux mal de Naples , la vrole, la syphilis, qui faisait encore tant de ravages l'poque o crivait P a n i z z a

* Liturgie de l'Eglise catholique le samedi saint : 0 certe necessarium Adae peccatum, quod Christi morte deletum est : o felix culpa, quae talem ac tantum meruit habere Redemptorem !

1. Certaines des uvres d'Oscar Panizza (1853-1921) ont t rcemment traduites en franais : L'immacule conception des papes (1893), trad. fran. Jean Brjoux, Paris, Ed. J.-J. Pauvert, 1971, 172 p.; Le concile d'amour, tra- gdie cleste (1895), trad. fran. Jean Brjoux, prface d'Andr Breton, dition prsente par Jean-Michel Palmier, Presses Universitaires de Grenoble, 1983, 192 p.; Psychopathia Criminalis (1898), trad. fran. Pierre Gallissaires, Paris, Ludd, 1978, 92 p. On trouvera galement quelques remarques sur Panizza dans William M. Johnston, L'esprit viennois, trad. fran., Paris, PUF. 1985, p. 219, 291, 546.

La pice fut condamne par la justice bavaroise pour son caractre blasphmatoire et l'auteur mourut bien des annes aprs dans un asile d'alins. Mais Freud l'avait certainement lue. Sans s'intresser beaucoup au destin de l'Eglise catholique, il n'tait pas sans mesurer l'ampleur des problmes que posait la psychanalyse la notion judo- chrtienne de pch. A preuve la fin trange de l'ar- ticle de 1907, Actes compulsionnels et exercices religieux, o apparat soudainement le Dieu vengeur de la Bible que la traduction de Luther qu'utilise Freud rend encore plus terrible qu'il n'tait dans la version grecque de l'Eptre aux Romains Or voil qu'en cette mme anne 1907, dans la sance de la Socit psychanalytique de Vienne du 13 novembre, aprs un expos de Wittels sur les maladies vnriennes, Freud, voquant Le concile d'amour de Panizza, met le jugement que l'Eglise catholique, qui tait, l'poque de la Renaissance, sur le point de se dissoudre, avait t sauve par Luther et par... la syphilis

Ce rapprochement malicieux, qui indisposera peut-tre les croyants, ne manque pas d'une certaine actualit. Ce que suggre, en effet, Freud est assez clair. La Rforme luthrienne a conduit l'Eglise catholique se ressaisir thologiquement en prcisant sa doctrine au concile de

1. Actes compulsionnels et exercices religieux (1907), texte all., GW, VII, 128-139; trad. fran., in Nvrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973, p. 133- 142. Le texte que cite Freud (all., p. 139, trad. fran., p. 142) est celui de Rom. 12, 19, reprenant lui-mme Deutronome 32, 35. Mais alors que saint Paul, suivant librement la version des Septante, utilise des mots qui suggrent justice et quit ( , ), le texte de Luther, que reprend Freud, ne parle que de colre et de vengeance : Die Rache ist mein, ich will vergelten, spricht der Herr.

2. Cf. Les premiers psychanalystes. Minutes de la Socit psychanalytique de Vienne, I (1906-1908), trad. fran., Paris, Gallimard, coll. Connaissance de l 'Inconsciente 1962, p. 255.

Trente, et la syphilis lui a permis galement de renforcer sa morale sexuelle du pch en invoquant la colre de Dieu et la justice immanente. Mais ce que l'on peut galement entendre de la bouche de Freud (si du moins le compte rendu fait par Rank de cette sance est fidle), c'est qu'il y aurait, entre la thologie catholique dans ce qu'elle a d'essentiel et la notion de pch sexuel, un lien extrme- ment troit.

Or qu'en est-il, cet gard, de nos jours ? L'Eglise catholique n'est peut-tre pas sur le point de

se dissoudre , mais son audience et surtout la pratique ne cessent de diminuer. Ce discrdit ne vient certes pas, comme c'tait le cas au XVI sicle, de la vie dprave que mneraient ses princes : ceux-ci, compars leurs prd- cesseurs, sont de vritables saints. Les causes de la dsaffec- tion du monde occidental l'gard du christianisme sont trs profondes et mettent en jeu l'ensemble de la philo- sophie et de la science modernes. Mais la crise actuelle est aggrave par les incertitudes doctrinales : l'aggiorna- mento de Vatican II a tellement assoupli ce que le concile de Trente avait durci que chrtiens aussi bien que non- chrtiens en sont s'interroger sur ce qu'est vraiment le catholicisme. Aux yeux de la majorit de nos contempo- rains, celui-ci ne sait plus trs bien o il va.

Il est pourtant un point sur lequel les reprsentants les plus minents de l'Eglise font preuve d'une tonnante fermet : c'est la morale sexuelle la plus traditionnelle. Ainsi est-on conduit se demander nouveau comme le faisait implicitement Freud il y a bientt un sicle jusqu' quel point le judo-christianisme se fonderait sur le pch, et plus spcialement sur le pch sexuel. Car enfin si, de nos jours, le pape et les vques s'abstiennent judicieusement de considrer comme l'auraient proba- blement fait leurs prdcesseurs les malades atteints

de SIDA comme justement chtis pour leurs pchs, et si, sur ce point, la prdication de la charit a heureusement limin le discours de la justice immanente, ils continuent prcher une morale sexuelle (chastet prconjugale, refus de contraception, etc.) presque unanimement rejete par les socits occidentales de tradition chrtienne. Cette trange insistance joue, assez paradoxalement, un rle si important dans les rapports de l'Eglise et du monde moderne qu'on est conduit lui chercher des causes autres que celles qui sont couramment invoques par ces pasteurs et discutes par leurs ouailles rticentes : il ne semble pas en effet que, ni d'un ct ni de l'autre, la signification exacte du pch sexuel dans le judo-christia- nisme soit clairement saisie.

Un certain progressisme chrtien, inspir par l'opti- misme des Lumires, avait cru pouvoir donner au pch un sens humaniste et en liminer toute culpabilit patho- logique. Il comptait, d'ailleurs, pour cette tche, s'appuyer sur la psychanalyse. Or voil que, du ct de la prdi- cation chrtienne, la culpabilit sexuelle rsiste , tandis que, du ct de la psychanalyse elle-mme, les rapports de la culpabilit et de la sexualit sont loin de s'tablir aussi clairement qu'on aurait pu le penser au dbut.

Psychanalyse et culpabilit

Que l'on ne croie pas, en effet, que, dans sa pratique et dans sa thorie, la psychanalyse ait sur ce point une doctrine trs cohrente et des instruments trs efficaces. Peut-tre a-t-elle effectivement rgl son compte une certaine forme de culpabilit caricaturale lie l'ducation chrtienne du XIX sicle et que bien des auteurs (Gide, Mauriac, Julien Green) ont, non sans complaisance, abon-

damment dcrite. Elle en a libr ses premiers clients car elle l'interprtait sans trop de peine partir de ses thses les plus classiques sur le complexe d'dipe et sur la sexualit infantile. Le rle qu'elle a ainsi jou et qui parat souvent bien drisoire aux tenants des discours franais sophistiqus n'a rien de mprisable : mme aujourd'hui, beaucoup de patients s'en accommodent.

Certes, la morale sexuelle ambiante tant plus per- missive que nagure, les plaintes que les patients apportent au thrapeute se traduisent souvent beaucoup moins par un sentiment de culpabilit clairement exprim comme tel que par des malaises diffus. Mais Freud avait dj dit, dans Malaise dans la civilisation, que l'insatisfaction des hommes l'gard de leur culture est base de culpabilit. C'est donc bien au moins un premier niveau qui n'est presque jamais absent comme un recours contre la culpabilit pathologique d'origine sexuelle que la psycha- nalyse est encore vue et vcue par beaucoup de nos contemporains. Mais au-del de cette dissolution de la culpabilit, et un niveau plus profond, la psychanalyse apparat actuellement comme tant aussi, d'une autre manire et paradoxalement, gnratrice de culpabilit.

D'aprs les discours psychanalytiques rcents, la cure psychanalytique aide bien dpasser le complexe d'dipe, mais elle fournit surtout un moyen de grer une culpa- bilit qui lui est inhrente et qui serait, la limite, indes- t ruc t ib l e Le conflit du dsir et de la loi imposerait l'homme une tche interminable. Et les thories plus sophistiques, comme celle qui voit dans l 'dipe la

1. Ainsi peut-on, me semble-t-il, in terprter les analyses de J acques Gagey (in Freud et le christianisme, Paris, Desclc, 1982) et celles (d ' inspirat ion, certes, fort diffrente) de J acques Goldberg (in La culpabilit, axiome de la psychanalyse, Paris, PUF, 1985).

conqute du langage, sont encore plus culpabilisantes. D'ailleurs Freud lui-mme admettait implicitement dans Totem et tabou qu'aucun homme ne peut se soustraire au remords conscutif au meurtre du Pre primitif. C'est pourquoi, bien qu' ses yeux toutes les religions soient fausses, il en existerait de plus inadquates que d'autres : par exemple celles qui cherchent cacher ou dtruire cette Vatersehnsucht qui est, selon lui, l'essence du sentiment religieux

Ainsi la psychanalyse actuelle se distingue-t-elle de la psychanalyse navement libratrice de la culpabilit, la mode il y a trente ou quarante ans, de deux manires :

1 / d'abord, dans une civilisation qui ne reconnat plus gure de valeur au sentiment de culpabilit, la cure psychanalytique est, pour certains, la premire occasion d'en prouver un dans la vie adulte, ft-ce de faon provisoire ;

2 / ensuite et surtout, une fois franchi le stade des senti- ments de culpabilit contingents et lis des vne- ments de la vie, la psychanalyse conduit une sorte de culpabilit fondamentale, essentielle, dont il ne sau- rait tre question de se dlivrer et qui, certains gards, fait penser des notions chrtiennes comme celle de pch originel.

1. Cf. sur ce point Totem et tabou (1912), chap. IV, 6 (texte all., GW, IX, 177 sq.; trad. fran., Paris, Payot, Petite Bibliothque Payot , 1985, p. 168 sq.). Dans ces pages, o Freud se dfend de vouloir donner une inter- prtation gnrale de l'histoire des grandes religions occidentales, mais o il la donne malgr tout, le christianisme, religion du fils et de la fraternit, se voit reprocher l'annulation de la distance l'gard du Pre, distance que le judasme (non nomm!) a probablement, aux yeux de l'auteur, le mrite de maintenir.

Entendons-nous bien : aucune thorie psychanalytique ne rhabilite le pch originel tel que l'entend le christia- nisme. Quel que soit le systme de pense adopt, cette culpabilit originaire sera prsente comme une notion scientifique . C'est au nom de la science que l'on invoquera le meurtre du pre primitif, l'antagonisme du dsir et de la loi, l'angoisse originaire ou les pulsions. Aucun psychanalyste ne s'avouera thologien. Bien au contraire, ils proclameront tous bien haut que le discours psycha- nalytique exerce, l'gard de la thologie, une action dmystificatrice, dmythifiante, bref rductrice. Mais si l'on compare la densit et la permanence que la psycha- nalyse reconnat la culpabilit (quelle que soit l'inter- prtation qu'elle en donne en dernier ressort) au caractre vanescent de cette dernire dans les idologies rous- seauistes et positivistes, on sera frapp de la diffrence. Or l'optimisme issu des Lumires domine largement notre poque. Il imprgne mme la pense chrtienne et contri- b u e , p a r e x e m p l e , e m p c h e r q u e l ' o n v o i e d a n s l e SIDA

un chtiment du ciel. Par contraste, la psychanalyse parat quelque peu jansniste et ractionnaire. C'est elle qui, dans ses dveloppements rcents, vient rappeler aux chrtiens tents par une conception optimiste et positiviste de l'homme qu'on ne se dbarrasse pas si facilement de la notion de pch.

Il y a une trentaine d'annes, la psychanalyse pouvait tre mise au service d'un humanisme dculpabilisant (que l'on se rappelle la fameuse Morale sans pch des annes cinquante). La voil maintenant affronte la tche de prendre au srieux des notions comme le pch originel qui, mme dans le christianisme, sont parfois considres comme mythiques et dpasses. A-t-elle, pour cela, des

1. Cf. le livre d'A. Hesnard (Paris, PUF, 1950) qui porte ce titre.

instruments conceptuels adquats ? D'aucuns le pensent certainement : le lacanisme, avec son armature philo- sophique, pourrait s'y essayer. Et ce ne serait pas le moindre paradoxe que de voir les psychanalystes, en principe athes et incroyants, en remontrer sur ce point des chrtiens qui, dans leur progressisme naf, ont oubli que le pch joue, dans leur religion, un rle fondamental.

Le pape et le sexe

Il est, toutefois, bien vident que si quelques chrtiens progressistes esprent encore, au nom d'une thologie de pointe s'appuyant sur l'ide qu'ils se font de la psychanalyse, voir s'instaurer un jour un christianisme faisant compltement l'conomie de la notion de pch sexuel, ils ne sont pas, dans l'Eglise, en position de force. Si, dans le vcu quotidien, beaucoup de jeunes et mme de moins jeunes manifestent l'gard des rigueurs de la morale sexuelle traditionnelle une grande indiffrence, les voix les plus prestigieuses et les plus autorises, com- mencer par celle du pape, ne cessent de se faire entendre pour rappeler les interdits sexuels classiques : avortement, divorce, contraception, adultre, relations prconjugales et, bien entendu, homosexualit et autres perversions .

On a tendance trouver cela naturel parce que le pape est le gardien d'une tradition, que l'Eglise catholique est une lourde machine difficile faire bouger, et qu'il faut toujours beaucoup de temps pour qu'elle modifie son enseignement, mme lorsque celui-ci est universellement considr comme prim. Mais ce qui l'est moins, ce qui fait problme, c'est cette insistance quasi obsessionnelle sur la morale sexuelle. Qu'un pape qui sait, par ailleurs, dfendre les droits de l'homme, prendre ses distances

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