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AIX-MARSEILLE UNIVERSITE INSTITUT D’ETUDES POLITIQUES MEMOIRE pour l’obtention du Diplôme LA CULTURE JUDÉO-ESPAGNOLE, UN SYNCRÉTISME MÉDITERRANÉEN Par M. MAYER NICOLAS Mémoire réalisé sous la direction de ALIX PHILIPPON

La culture judéo espagnole, un syncrétisme méditerranéen

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AIX-MARSEILLE UNIVERSITE

INSTITUT D’ETUDES POLITIQUES

MEMOIRE

pour l’obtention du Diplôme

LA CULTURE JUDÉO-ESPAGNOLE, UN SYNCRÉTISME MÉDITERRANÉEN

Par M. MAYER NICOLAS

Mémoire réalisé sous la direction de

ALIX PHILIPPON

L’IEP n’entend donner aucune approbation ou improbation aux opinions émises dans ce

mémoire. Ces opinions doivent être considérées comme propres à leur auteur.

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MOTS-CLES

diaspora - diglossie - Empire Ottoman - interculturalité - judéo-espagnol - ladino -

littérature orale - Méditerranée

RESUME

L'exil des Juifs d'Espagne au XVème siècle donna naissance à la diaspora séfarade.

Regroupés en Méditerranée orientale sous le pouvoir ottoman, plusieurs centaines de

milliers d'entre eux y développèrent une culture originale capable de dépasser les

frontières ethniques et religieuses. Nous distinguons particulièrement le syncrétisme

linguistique et l'interculturalité du patrimoine oral de ce peuple. Sa disparition interroge

l'avènement de l'Etat-nation et la vulnérabilité des modes de transmission culturelle des

minorités dans un espace régional conçu aujourd'hui comme frontière entre deux mondes

irréconciliables.

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SOMMAIRE

CHAPITRE I La constitution d'un phénomène diasporique en péril : une religion

juive, une langue romane, un environnement musulman

Section 1 - Des intermédiaires entre Orient et Occident

A- Quel est le cœur géographique du séfardisme ?

B- Regards sur les Juifs de l'Empire Ottoman

C- Des nationalismes à la Shoah : la destruction des terroirs judéo-espagnols

Section 2 - Une langue de fusion comme marqueur identitaire

A- Le phénomène de diglossie

B- Le syncrétisme linguistique et le djudezmo

C- La littérature judéo-espagnole, reflet d'une inquiétude

CHAPITRE II La transmission d'un substrat méditerranéen : la civilisation judéo-

espagnole mémoire de la mare nostrum

Section 1 - L'hispanisme en héritage chez les « Espagnols sans patrie »

A- L'héritage oral et le substrat chrétien dans les romances

B- Les proverbes font revivre Séfarad

C- Les complaintes funèbres et la perte de la Ville Sainte

Section 2 - Les influences balkaniques et orientales, le monde séfarade espace de

transition culturelle

A- Les inépuisables sources poétiques balkaniques

B- Le rire oriental et la figure de Djoha

C- D'une rive à l'autre : la musique et le romance qui (re)traversent la mer

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A Antonio et Francisco, A Itay et Sacha,

Aux fils de la Méditerranée

Las kolonas del templo se esforsanA detener el esprito antiguoKe el aire i la tempesta lo arevatan.

I los ombres chikos van kaminandoKon puerpos i karas artas de savoresI dizen :Aki está enterada la simienteDel arte i de la saviduría.

Les colonnes du temple s'efforcentDe retenir l'esprit antiqueQue l'air et la tempête emportent.

Et les jeunes hommes se promènentCorps et figures pleins de saveursEt disent :Ici est enterré le cimentDe l'art et de la sagesse

MATITAHU Margalit, extrait du poème Greec,Kurtijo Kemado, Eked, Tel-Aviv, 1988.

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INTRODUCTION

Peut-on rendre hommage à la Méditerranée, invoquer son pouvoir de création et de

fascination ? Mère des mondes, elle déploie une formidable matrice civilisationnelle dont

on a pu négliger la force. La Méditerranée est un espace aujourd'hui délaissé. On souligne

les sous-ensembles culturels qui le divisent et les tensions géostratégiques récurrentes qui

le secouent. La « Mer entre les terres », le centre de notre ancien monde, serait

aujourd'hui réduit à un espace frontalier, un interface selon l’acception géographique

moderne, dont le contrôle fait l'objet de vives disputes, une grande barrière bleue qui

élève face à face deux mondes qui ne communiquent plus. Peut-on alors encore imaginer

cette Méditerranée mythique, ce lieu circulaire générateur de légendes et de traditions,

d'art et d'histoire ?

Intéressons nous au bassin oriental méditerranéen, qui vit précisément s'épanouir les plus

brillantes civilisations, égyptienne et grecque, phénicienne et hébraïque, byzantine et

islamique. Il fut un tissu de routes commerciales ayant pour points d'ancrage des ports

dont les seuls noms sont porteurs d'un imaginaire foisonnant et profondément

multiculturel : Beyrouth, Alexandrie, Le Pirée, Constantinople. Ce furent les phares d'une

région toute entière, les « villes monde » qu'évoque Fernand Braudel1. Elles

expérimentèrent très tôt des formes de commerce et de navigation très sophistiquées,

faisant des activités marchandes un facteur premier de brassage de populations. Le

caractère urbain de ce métissage est une réalité : les paysans anatoliens ignoraient

certainement le bouillonnement stambouliote, et ceux du delta du Nil n'avaient que peu

de connaissances sur les activités en Alexandrie. N'existait-il donc pas déjà des frontières

en Méditerranée ? N'existait-il pas un fossé conséquent entre les cités portuaires,

témoignages d'un cosmopolitisme vivant, et les arrière-pays claniques et autarciques, aux

âpres règles sociales, droits coutumiers et croyances populaires, des reliefs corses du

Colomba de Prosper Mérimée, aux montagnes albanaises d'Avril Brisé d'Ismail Kadaré,

en passant par les plateaux anatoliens du fascinant Les seigneurs de l'Aktchasaz de

1 Grand spécialiste du monde méditerranéen, Fernand Braudel évoque les débuts du capitalisme en Méditerranée en intégrant ses plus grands ports, qu'il qualifie de « villes-mondes », au cœur du système des nouvelles « économies-mondes ». Civilisation matérielle, économie et capitalisme XV-XVIIème siècles, Paris, 1979.

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l'écrivain turc Yachar Kemal2 ? Ces pays de vendetta forment un tableau méditerranéen

rural beaucoup plus inquiétant que celui d'un monde urbain imaginé tolérant et ouvert,

intégrateur de minorités religieuses et ethniques, foyers de civilisation.

Au début du XXème siècle, Salonique3 est la ville multiculturelle par excellence. On

estime qu'elle est peuplée d'environ 80 000 Juifs séfarades, 15 000 Grecs, 15 000 Turcs,

5 000 Bulgares, 1500 Arméniens et 5 000 Occidentaux (essentiellement Italiens, Français

et Anglais)4. Avant la Shoah et la destruction systématique de la communauté juive par les

troupes nazies la construction des États-nations indépendants supposa une restructuration

de la population salonicienne, par l'échange de populations entre la Turquie, la Bulgarie,

l'Arménie et la Grèce, et par une forte émigration de Juifs vers l'Occident. Le paysage

démographique et social de la Méditerranée changeait avec l'avènement de cadres

politiques modernes, alors que le modèle ottoman avait permis de maintenir une

mosaïque urbaine de peuples divers, ayant pour point commun l'horizon méditerranéen

comme possibilité de développement.

La colonisation et le jeu des nationalités au XIXème puis au XXème siècle ont

indéniablement détruit un monde cosmopolite riche de ses minorités. Le cas de l'Afrique

du Nord est marqué par l'empreinte traumatisante d'une colonisation directe qui tenta de

maintenir dans les pôles urbains des populations européennes et d'émanciper les

communautés juives ancestrales pour les assimiler à l'identité française. Ce

cosmopolitisme, plus récent car créé par les puissances colonisatrices (alors que les

royaumes antérieurs à la colonisation ne jouissaient pas du même brassage culturel qu'en

Méditerranée orientale) ne résista pas aux mouvements d'indépendance. Il se solda par

l'exil tragique des pieds-noirs en Algérie ou des Juifs vers Israël. La construction d’États-

nations homogènes scella définitivement le sort des minorités.

2 Malgré l’œuvre de fiction et le romanesque employé par Prosper Mérimée, Colomba n'est pas moins documenté que les œuvres beaucoup plus contemporaines de Kadaré ou de Kemal. Cf Cassar Carmel, L'honneur et la honte en Méditerranée, Edisud, Paris, 2005, 85p.

3 Salonique deviendra Thessalonique après son rattachement à la Grèce indépendante en 1912.4 Chiffres tirés de l'ouvrage de Gilles Veinstein, Salonique 1850-1918 la «ville des Juifs» et le réveil des Balkans,

Autrement, Paris, 1992, pp. 42-45. Cet auteur estime que déjà en 1613 environ 70% de la population de cette cité était juive. Ces chiffres sont proches de ceux publiés par Régis Darque dans Salonique au XXème siècle, de la cité ottomane à la métropole grecque, CNRS Editions, Paris, 2000, 319p.

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Le XXème siècle est donc celui d'une redistribution sans précédent de populations

entières en Méditerranée, caractérisée plus tard par les mouvements migratoires des rives

sud vers les rives nord. Ces mouvements ont élevé des frontières, ont fait de l'ancien

voisin l'étranger dans l'espace national, et ont mis fin à une cohabitation parfois séculaire

entre les peuples. Le XXème siècle est aussi celui de toutes les guerres nationalistes intra-

méditerranéennes. On peut évoquer ce processus douloureux dans l'est méditerranéen, le

plus exposé à la rupture du multiculturalisme urbain et à l'opportunisme politique de

nouvelles élites. D'une rive à l'autre il faut mettre en perspective ces crises pour penser

qu'il y a tant de similitudes culturelles entre Croates et Serbes, Libanais et Syriens, Grecs

et Turcs, Turcs et Arméniens, ou même Israéliens et Palestiniens, que les plus graves

conflits ont été menés par des « meilleurs frères ennemis », c'est à dire des populations

incapables de reconnaître leur parenté et leur proximité culturelle pour pouvoir exister

dans la logique des États-nations.

Un monde méditerranéen riche de ses langues, de ses traditions, de ses marchands et de

ses échanges a donc disparu, en partie dévoré par la logique occidentale capitaliste et

coloniale qui a détruit ses marchés et ses identités, qui a importé son modèle d’État

exclusif de l'autre et son corollaire idéologique nationaliste.

L'imagerie méditerranéenne idéalise pourtant ce monde disparu, un monde d'artisanat, de

communautés séculaires, de couleurs et de senteurs, déterminé par la douceur d'un climat,

échappant à l'emprise du temps et à l'élan de la modernité, et devenu par là pittoresque ou

authentique. C'est précisément dans ce souvenir nostalgique que le monde urbain et le

monde rural s'unissent de nouveau.

Les grands ports cosmopolites ne sont plus que le reflet de leur gloire passée, les activités

économiques s'articulent autour d'un réseau mondialisé, et le commerce se réorganise en

dehors des noyaux urbains (complexe Tanger Méditerranée opératif en 2007) ou se coupe

directement de ceux-ci (port de conteneurs de Gioia Tauro en Italie construit en 1994).

Les grandes cités méditerranéennes ont perdu leur fonction culturelle, malgré des

tentatives de rénovation avant-gardiste (on pense à Barcelone).

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Les arrières-pays souffrent quant à eux de leur isolement dans ce nouveau contexte

global. Ils peinent à rentrer dans une dynamique de désenclavement, ce qui favorise

l'exode rural et la chute vertigineuse de la population agricole sur les rives nord depuis

soixante ans et sur les rives sud depuis peu, selon les chiffres du Plan bleu5. Les paysages

méditerranéens, domestiqués par l'Homme depuis des millénaires, sont donc en pleine

mutation. On assiste peut être à la fin d'un monde intracommunautaire, d'un réseau de

hameaux et villages porteur de solidarités sociales déterminées. Des montagnes rifaines à

la chaîne dinarique, de la cordillère bétique aux plateaux libanais, la question qui se pose

est bien celle de la désertification, et cet horizon semble désormais inexorable. Le

tourisme intervient souvent comme une ressource essentielle, mais il est peu durable de

par la spéculation immobilière et les tensions environnementales qu'il provoque. Il

confine justement le « méditerranéen » dans la sphère figée du typique ou de

l'authentique. Des stéréotypes commandent notre idée sur « l’être méditerranéen », sur

son déterminisme historique et géographique, sur une certaine représentation de la réalité,

à défaut de penser à la réalité même, au « faire méditerranéen ». Selon les propres

expressions de Pedrag Matvejevitch dans La Méditerranée au seuil du XXIème siècle, on

reste ancré dans une « rétrospective historiciste » qui emprisonne la pensée alors qu'il

faudrait concevoir dans cette région une « prospective porteuse de sens social »6.

La Méditerranée existe-t-elle hors de notre imaginaire ? La question mérite d'être posée.

Le « méditerranéen » fait immédiatement écho au sensoriel, aux impressions, à l'histoire

des racines, aux mythes.

Le cinéaste grec Théo Angelopoulos offre dans ses films un protagonisme à part entière à

la Méditerranée, particulièrement dans L'éternité et un jour. La mer y est un arrière plan

5 Projet de développement et de coopération environnementale en Méditerranée issu du Processus de Barcelone, le Plan Bleu a pour mandat d'effectuer le suivi de la Stratégie Méditerranéenne por le Développement Durable (SMDD). Il est aussi producteur de statistiques sur le monde méditerranéen. En 2005 il annonce que 80% des zones arides ou semi-arides de Méditerranée sont directement menacées de désertification irréversible, résultat conjugué par le changement climatique et l'exode rural massif. http://www.planbleu.org/

6 Pedrag Matvejevitch tente de replacer les populations au cœur de l'analyse du monde méditerranéen, critiquant une «tradition romantique» dans le traitement de l'information dans cette région. Il préface par ailleurs l'ouvrage de Franco Cassano qui souhaite redonner la parole aux Méditerranéens dans La pensée méridienne: le Sud vu par lui-même, L'Aube, Paris, 2005, 203p.

8

sur lequel se reflète l'histoire tragique de gens ordinaires, en même temps qu'elle façonne

en retour le propre imaginaire de ces populations7. Dans la scène particulièrement

émouvante d'un hommage rendu à un enfant albanais clandestin décédé en Grèce, leurs

camarades invoquent son nom et la Méditerranée comme référent symbolique :

« Hé ! Sélim ! Tu ne seras pas avec nous cette nuit.

La mer est si grande. Si seulement tu étais là pour nous parler encore de tous ces ports, Marseille ou

Naples, de ce vaste monde.

Hé ! Sélim, parle, parle nous de ce vaste monde ! »8

Ce vaste monde méditerranéen et celui d'un imaginaire qui nous imprègne. Les

particularités géographiques, les reliefs accidentés et l’âpreté des paysages ont toujours

favorisé l'orientation des axes de communication vers la mer plutôt que vers l'intérieur

des terres. Conter l'histoire des hommes en Méditerranée, c'est donc conter l'histoire de

récits qui ont voyagé d'un port à l'autre, comme nous rappelle cette scène de l’Éternité et

un jour. En traversant la Méditerranée, celle-ci nous traverse en retour, en étant

constitutive de notre mémoire.

Notre travail a pour objectif d'illustrer la fonction identitaire du bassin méditerranéen, à

travers le prisme d'une population qui connaît peut être mieux que toute autre cet espace,

la diaspora juive séfarade.

Les Juifs ont été des acteurs essentiels dans l'histoire de la région. Diaspora, communauté

sans territoire, ils ont précisément su s'adapter à l'environnement cosmopolite, malgré des

décisions politiques qui les ont souvent contraints à l'exil. Qu'est-ce que le monde juif,

sinon une multiplicité de communautés qui ont pour unique lien la religion, et pour

unique souvenir le mythe de la descendance hébraïque en Terre Sainte ? L’être juif fait

écho à l’être méditerranéen en tant qu'il est multiple, qu'il brasse des pratiques culturelles

séculaires diverses. Il est même partiellement constitutif de cet être méditerranéen, en

7 Bien que l'on définisse le cinéaste dans son rapport à l'identité balkanique, ses références à la Méditerranée et au monde antique grec sont tout aussi prolixes, comme dans Le regard d'Ulysse (1995). cf Théo Angelopoulos au fil du temps, Volume IX de Théorème, Presses Sorbonne nouvelle, Paris, 190p.

8 Traduction du grec de Staola Parakis, pour Artevideo, édition 2007.

9

pensant le premier un monde religieux monothéiste, en réaffirmant les liens du sang, de la

famille et de la communauté, en conjuguant civilisation orale et civilisation écrite.

Les Juifs sont indissociables de la Méditerranée. De Jérusalem à Tolède, ils ont contribué

au développement de civilisations brillantes. Leurs exils d'une rive à l'autre sont les

témoignages de la Méditerranée tragique. Dans Zone, Mathias Enard évoque avec ironie

et amertume le sort que le XXème siècle a réservé à ces hommes :

« (…) le consul de Franco, surprenant, insiste auprès des Allemands pour récupérer trois cents juifs de

Grèce. Un convoi est organisé vers l'Espagne, et les Séfarades prennent le chemin du retour vers les terres

d'Isabelle de Castille qu'ils ont quitté quatre cents ans plus tôt (…). Arrivés en Espagne, on les parque

dans des bâtiments militaires à Barcelone. En janvier 1944 ces habitants des côtes de l’Égée se retrouvent

une nouvelle fois de l'autre côté de la Méditerranée. Ils sont finalement envoyés au Maroc espagnol,

indésirables sur le sol de la patrie, avant d'entreprendre, pour leur propre compte cette fois, un nouvel exil

vers la Palestine »9.

En quelques années, des Juifs emportés par le vent de l'Histoire ont traversé trois fois la

Méditerranée. De quelle population juive parlons-nous ? Il est nécessaire de faire un point

étymologique sur les différents groupes constitutifs de la nation juive. On oppose

traditionnellement le monde des Ashkénazes à celui des Séfarades. Le premier fait

référence aux Juifs d'Europe Orientale, Ashkenaz étant désigné dans la Bible comme le

père des « peuples du Nord » et par extension comme le père des habitants du monde

germanique10. Historiquement majoritaires, ils ont formé durant des siècles des élites

intellectuelles remarquées en Europe. A l'inverse, on conçoit souvent les Séfarades

comme les Juifs orientaux restés à l'écart de la modernité et liés durant des siècles au sort

de leur coexistence avec les peuples musulmans. Cependant c'est une erreur de réunir

9 Bien qu'acteurs secondaires dans l'oeuvre de Mathias Enard, les Juifs méditerranéens sont des protagonistes récurrents dans son développement narratif. L'auteur consacre plusieurs pages au destin de la communnauté judéo-espagnole de Salonique. Zone, Actes Sud, Arles, 2008, pp. 391-413.

10 Dans la Genèse, Ashkénaze est l'un des arrière-petit fils de Noé, des petit-fils du patriarche Japhet et des fils de Gomère (Genèse, chapitre X, verset 3). Il devient au Moyen-Age le père mythique de la diaspora rhénane. Mais Ashkenaz est aussi évoqué dans la Bible comme territoire au-delà du Caucase arménien, actuelles plaines riveraines de la Mer Noire. (Livre de Jérémie, Chapitre LI, verset 27). Les Scythes, habitants de ces territoires, sont appelés «Ashkouzas» par les Persans. Ce n'est qu'au Moyen-Age qu'une jonction sera établie entre la généalogie mythique des patriarches et la désignation terrioriale du monde germanique, alors que les Scythes furent longtemps considérés comme ascendants des Germains. Cf Bergmann F. G. Les Scythes, ancetres des peuples germaniques et slaves, Halle, Strasbourg, 1860.

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sous la dénomination séfarade tous les Juifs non ashkénazes issus de l'Orient : les Juifs de

Turquie n'ont que peu à voir avec les Juifs irakiens ou les Juifs d'Asie centrale.

Sefar désigne en hébreu la péninsule hispanique. Les Séfarades sont donc stricto sensu les

descendants des Juifs d'Espagne. Ceux-ci, après des siècles de cohabitation avec

musulmans et catholiques, furent expulsés par édit royal lorsque s'acheva la Reconquista

en 1492. Un premier chemin d'exil les mena au Portugal, d’où ils furent également

expulsés en 1498. Forcés à se convertir, bien que beaucoup conservèrent secrètement leur

foi (« les marranes11 »), ils décidèrent de s'exiler en Europe du Nord, notamment en

Hollande. Nous ne nous intéresserons que peu à cette première branche. D'autres

gagnèrent de nouveaux pays par dizaines de milliers en quittant la péninsule hispanique

vers le sud de la France et l'Italie, le Maroc et les côtes algériennes. Beaucoup se

regroupèrent plusieurs milliers de kilomètres à l'est, dans le puissant Empire Ottoman qui

les accueillit volontiers. Nous reviendrons sur cette formidable épopée, peu documentée

historiquement, mais qui supposa le transfert d'une culture entière.

C'est aux descendants des Judéo-espagnols installés dans l'Empire Ottoman que ce

mémoire se consacre, à leur capacité d'intégration dans un système méditerranéen dont

nous avons déjà présenté les grandes lignes. Est-il possible d'envisager la culture judéo-

espagnole comme catalyseur de représentations du monde méditerranéen, comme le

formidable reflet d'identités que l'on présente aujourd'hui comme irréconciliables ? Nous

utilisons volontairement le terme de « syncrétisme »12 habituellement réservé à des

phénomènes religieux ou linguistiques pour rendre compte de l'adaptation des Séfarades à

des environnements exogènes dans l'espace méditerranéen.

En quoi les Judéo-espagnols témoignent du cosmopolitisme méditerranéen aujourd'hui

disparu, et que nous enseigne leur histoire dans un espace actuellement en crise ?

11 Terme à l'origine péjoratif (marrano en espagnol ou marrao en portugais signifie «porc»), il désignait après la Reconquista dans la péninsule ibérique des convertis d'origine juive ou musulmane que l'on soupçonnait de pratiquer en secret leur ancienne religion. Cf: Roth Cecil A history of the Marranos, Intellectbooks, London, 1974, 448p.

12 Terme d'origine militaire du grec « Union des Crétois ».

11

De l'Espagne à Israël en passant par les Balkans nous avons recueilli des témoignages et

des documents nous permettant de présenter un travail cohérent sur l'interculturalité

judéo-espagnole. Nous remercions particulièrement Jenny Laneurie Fresco responsable

de l'association Aki Estamos pour sa disponibilité, mais aussi les responsables de la Casa

de Sefarad de Cordoue (Espagne), et du centre Beit Hameia de Safed (Israël).

Le travail présenté s'appuie sur des travaux de linguistique et de littérature comparée. Si

Emil Cioran considère que la langue est la véritable patrie13, alors cette maxime

s'applique plus que jamais aux peuples interdits de terres, et qui ont pour racines

profondes l'usage d'une langue dont la transmission devient la condition de leur survie.

Notre étude aura donc pour toile de fond l'évolution de la langue judéo-espagnole, de son

apogée à son déclin contemporain.

Nous discuterons d'abord du caractère diasporique de la communauté séfarade et ferons

état des débats historiographiques sur le destin de ce peuple. Nous poserons le cadre de

l'environnement multiculturel de l'Empire Ottoman comme condition du syncrétisme que

nous souhaitons démontrer.

Dans un second temps nous soulignerons les rapports entretenus entre les Judéo-

espagnols et les autres peuples du monde méditerranéen, générateurs de pratiques

culturelles que l'on qualifiera de « méditerranéennes », de par leurs traits hispaniques,

balkaniques et orientaux ou islamiques.

13 Emil Cioran affirme dans Aveux et anathèmes, Gallimard, Paris, 1987, p. 145 : «On n'habite pas un pays, on habite une langue. Une patrie, c'est cela et rien d'autre.» Cette réflexion sur la primauté de la langue est une des composantes majeures de notre travail.

12

13

CHAPITRE I

L'histoire d'un phénomène diasporique en péril : un environnement islamique, une

religion juive, une langue romane

Originairement appliqué au peuple juif le terme de diaspora a vu son usage s'élargir dans

les années 1970, à raison du « renouveau ethnique »14 dans les études universitaires

sociologiques et de l'observation de nouveaux phénomènes migratoires intensifiés par la

mondialisation. Les caractéristiques de la diaspora sont devenues plus flexibles : aux

critères objectifs de déracinement provoqué par un désastre et de dispersion de la majorité

du peuple en dehors des frontières d'un État-nation auquel il pourrait s'identifier se sont

greffées des caractéristiques subjectives et symboliques, la conscience et la revendication

d'une identité ethnique ou nationale, le maintien de liens réels ou imaginaires avec un

territoire d'origine. Parler d'une diaspora c'est donc concevoir un phénomène

sociologique, une construction collective dans laquelle les acteurs définissent leur identité

dans sa position minoritaire et fragile. La « diaspora judéo-espagnole » prend tout son

sens dès lors que l'on considère l'Expulsion d'Espagne en 1492 comme le désastre

fondateur et la conservation postérieure d'une langue et culture hispaniques comme

l'expression des liens affectifs avec la Péninsule Ibérique. En retraçant les étapes

essentielles de l'histoire de la diaspora nous dégagerons ces ressorts symboliques,

exprimés avec le plus de vigueur par le maintien de la langue castillane.

Section 1 - Des intermédiaires entre Orient et Occident

Issus d'une Espagne à la croisée des civilisations les Judéo-espagnols avaient acquis la

maîtrise de l'hébreu, de l'arabe, du latin et des dialectes espagnols. Leur position

d'intermédiaires privilégiés entre le monde islamique et le monde chrétien se prolongea

au-delà de l'Exil, particulièrement dans l'Empire Ottoman.

14 DONABEDIAN-DEMOPOULOS Anaïd, « Les langues de la diaspora, une catégorie socio-linguistique ? » in Faits de langue, INALCO, Paris, p. 2.

14

L’Expulsion de 1492 pourrait être une manifestation parmi beaucoup d'autres des

condamnations d'un peuple qui suscita les convoitises et éveilla la méfiance partout où il

s'établit. Pourtant, elle se distingue des expulsions antérieures du domaine royal de

Philippe-Auguste en 1182, d'Angleterre en 1290, ou celles postérieures du Royaume de

Naples en 1510 ou de Bavière en 1555. Les Juifs espagnols exilés témoignent d'un

déracinement extrêmement violent. Mille cinq cents ans de présence dans la péninsule

ibérique avait permis aux Juifs de participer au rayonnement de la culture andalouse, de

servir des réflexions essentielles sur la philosophie, la médecine, les arts. Pour la

première fois peut-être dans l'histoire de la Diaspora les Juifs avaient pu échapper aux

persécutions systématiques et mettre à profit leur savoir. La réflexion de Josef Kaplan,

professeur d'Histoire du peuple juif à l'Université hébreu de Jérusalem est à ce titre

édifiante: « On ne peut comparer l'expulsion d'Espagne avec aucune autre expulsion, ni

celle d'Angleterre ni celle de France. Parce qu'il n'existait dans aucun autre pays une

communauté juive aussi enracinée, avec une histoire si longue, avec des mythes

d'appartenance à cette terre aussi forte. Il s'agit d'un traumatisme terrible, de l'Expulsion

avec majuscule ! »15. Le présent travail souhaite entre autre montrer comment les Judéo-

espagnols ont su maintenir la permanence de leur double origine, espagnole et juive.

Abraham Capon, rabbin de la communauté de Sarajevo à la fin du XXème siècle,

écrivit16:

« A toi Espagne chérie / Nous autres mère t'appelons

Et tandis que dure notre vie / Ta douce langue nous ne laissons pas

Bien que tu nous exila / Comme marâtre de ton sein

Nous n’arrêtons pas d'aimer / Comme saintissime terre

Dans laquelle nos pères laissèrent / Leurs parents enterrés

Et les graines de milliers / De tourmentés et de brûlés.

Nous conservons pour toi / Amour filial, pays glorieux

Et t'envoyons par conséquent / Notre salut chaleureux »17

15 Extrait de l'entretien avec Josef Kaplan réalisé en 2002 in NIETO Miguel Angel, El último sefardí, Calamar, Madrid, 2003, p. 17.

16 Ibid p. 23.17 Traduction libre du poème A ti Espanya bien querida, cité par Davd Fernando Salem, ex-président de la

fédération séfarade internationale, dans un entretien acordé à Miguel Angel Nieto en juin 2002 à Barcelone ; NIETO Miguel Angel, El último sefardí, Calamar, Madrid, p. 23 :

A ti España bien querida / nosotros madre te llamamos / y mientra dure nuestra vida / tu dulce lengua no dejamos /Aunque tu nos desterraste / como madrastra de tu seno / no dejamos de amarte / como santísimo

15

Les Séfarades fiers de leur culture hispanique ont transmis à leurs enfants des siècles

durant la langue espagnole, premier signe d'attachement à une patrie qui les a pourtant

rejetés, premier signe d'un volontarisme dans la reproduction d'une culture dont ils sont

aussi les dépositaires. Ils conservèrent de la péninsule des traditions, des savoirs, et même

« une certaine mentalité espagnole » selon les propres paroles d'Elias Canetti18.

A- Quel est le cœur géographique du séfardisme ?

Pouvons-nous envisager une diaspora séfarade unie autour de l'idée d'une « Grande

Espagne » telle que la définit Richard Ayoun19 ? Cet auteur rappelle que les Séfarades

empruntèrent plusieurs chemins d'exil : certains se réfugièrent en Europe de l'Ouest,

essentiellement en Italie et aux Pays-Bas, beaucoup traversèrent le détroit de Gibraltar

pour gagner les terres rifaines et les côtes algériennes, et la majorité, objet spécifique de

notre étude, se regroupa au cœur de l'Empire Ottoman, sur les côtes grecques et turques,

mais aussi déjà en Palestine. Richard Ayoun émet l’hypothèse de l'organisation circulaire

du monde séfarade: « La Terre sainte en est le centre; autour s'ordonnent les

établissements d'Asie mineure, de Grèce et du Maghreb ». Les Juifs d'origine espagnole

établis aux Pays-Bas se développèrent économiquement et participèrent à la colonisation

du nouveau continent, dans des comptoirs tels que Curaçao, la Nouvelle-Amsterdam

(New-York) ou Surinam, formant ainsi un troisième cercle géographique. Cette

conception de la diaspora séfarade ne se justifierait selon nous que sur un plan religieux.

Shmuel Trigano explique qu'un peuple se définit par ses lois, et que le droit rabbinique

halakha est déterminant pour appréhender les identités multiples des peuples Juifs20. Les

Séfarades sont alors ceux qui obéissent aux préceptes religieux définis par le droit

coutumier en vigueur en Espagne avant 1492, aux rites particuliers des Juifs originaires

de la péninsule ibérique. Suite à leur dispersion et à l'influence qu'ils purent exercer dans

leurs nouvelles contrées, il se maintint selon Shmuel Trigano une tradition rabbinique

terreno / en que dejaron nuestros padres / a sus parientes enterrados / y las semillas de millares / de atormentados y quemados / Por ti conservamos / amor filial, país glorioso / por consiguiente te mandamos nuestro saludo caluroso.

18 CANETTI Elias, Histoire d'une jeunesse: la langue sauvée (1905-1921), Albin Michel, Paris, 1977, réédition 2005, 414p.

19 AYOUN Richard, « Le judaïsme séfarade après l'expulsion d'Espagne de 1492 est-il un monde éclaté? » in Histoire économie et société, Volume 10, N°10-2, 1991, pp.143-158.

20 Conférence de Shmuel TRIGANO Recréer l'héritage du passé à l'Université Paris X-Nanterre, mars 2007.

16

cohérente des Caraïbes à Goa. Cette perspective juridique appuie la thèse de cohérence

géographique circulaire de Richard Ayoun mais la limite au domaine religieux : les

rabbins des villes saintes de Jérusalem, de Safed et de Tibériade puis le Grand rabbin de

Constantinople avaient autorité sur les tribunaux du monde séfarade. Il existait donc un

centre juridique et religieux dans la géographie de la diaspora, situé au cœur de l'Empire

Ottoman.

Le cœur du monde séfarade se situe selon nous là où démographiquement les Judéo-

espagnols représentaient une minorité indispensable à la conduite des affaires

économiques et politiques du territoire d'accueil, là où ils conservèrent jusque très tard la

langue et la littérature orale hispaniques, et là où ils surent à la fois conserver de façon

particulièrement vivace leurs traditions et s'intégrer malgré les risques à ce territoire.

Nous parlons du cœur politique et culturel de l'Empire Ottoman, entre Sarajevo et Izmir,

en passant par Salonique et Constantinople, deux principaux foyers du séfardisme. Nous

nous focaliserons sur cette région tout au long de notre travail. Avant tout, nous

proposons d'évoquer les foyers secondaires des Judéo-espagnols, pour mieux justifier

notre cadrage géographique sur les Balkans et l'Asie mineure.

1°) Les Séfarades aux Pays-Bas

Les migrations vers le nord de l'Europe furent relativement tardives, flux constitués par

des anciens juifs convertis au christianisme qui décidèrent des générations plus tard de

renouer avec leur foi d'origine. Certains s'étaient convertis sous la pression de

l'Inquisition, d'autres l'avaient fait par volonté propre, même si ce choix résultait souvent

d'une pression sociale extrêmement forte. Au Portugal, la conversion forcée fut presque

totale, décidée par un décret royal de 1497, prélude à l'expulsion des « résistants » les

plus farouches. Malgré les vagues de conversion plus ou moins forcées dans toute la

péninsule ibérique les statuts de pureza de sangre « pureté de sang » empêchaient toute

intégration des conversos « convertis » appelés aussi marranos, terme dépréciatif

signifiant aussi « porcs »21. L'Inquisition portugaise de 1536 s'aligna sur les statuts de

21 Conférence de Haïm Vidal SEPHIHA, Dis-moi tes proverbes je te dirai qui tu es à l'Institut universitaire d'Etudes juives Elie Wiesel, Paris, mars 2007.

17

pureté du sang, soupçonnant tous les anciens israélites de « sorcellerie judaïsante ». En

1580 sous le règne de Philippe II le Portugal fut annexé au royaume d'Espagne, et de

nombreux conversos s'installèrent de nouveau en Espagne. La situation à Lisbonne

n'avait cessé de se dégrader. Le massacre de la Pâque 1506 témoignait, au cœur d'une

épidémie de peste, de la fureur populaire contre les juifs, plus violente encore que celle

des souverains.

La nuit du 17 avril 1506 des magistrats municipaux surprirent une vingtaine de nouveaux

chrétiens en train de célébrer le Seder, la Pâque juive. Ils arrêtèrent une dizaine de

personnes, vite relâchées par ordre royal. Le peuple ne comprit pas cette clémence et

commença à soupçonner les accusés de corruption et de connivence avec les milieux du

pouvoir. Le 19 avril une lumière surnaturelle fut aperçue par la foule venue prier et

implorer la clémence de Dieu face à la terrible épidémie traversée par le peuple lisboète,

mais des convertis doutèrent ouvertement du phénomène. A l'extérieur de l'église l'un

d'entre eux fut lynché en public. Dès lors un véritable massacre s'organisa dans la capitale

portugaise, spontané d'abord puis organisé par les autorités dominicaines. Voici un extrait

de Histoire de Lisbonne, écrit par l'historienne Dejanirah Couto, à propos de cet épisode

sanglant: « Maison après maison, grenier après grenier, la ville est ratissée et livrée au

zèle de la populace. Les prisonniers sont tirés de leurs cachots et jetés vivants dans le

bûcher devant São Domingos. On égorge aussi tous ceux qui, terrifiés par les cris de la

foule, ont cherché refuge dans les églises. Comme les cadavres s’amoncellent à l’intérieur

des maisons et dans les rues, des jeunes garçons leur nouent des cordes au cou, aux bras

et aux pieds et les traînent jusque sur le parvis de São Domingos, où selon les témoins,

gisent déjà plus de quatre cents corps. D’autres bûchers flambent dans plusieurs quartiers

de la ville, et on y jette pêle-mêle les vivants et les morts »22. Le bilan du plus grave

pogrom du Portugal fut très lourd, on estime le nombre de victimes entre mille et deux

mille. L'antisémitisme recouvrant toute sa vigueur en Espagne au XVIème siècle,

beaucoup de convertis finirent par quitter définitivement la péninsule ibérique, préférant

développer leurs réseaux marchands dans des villes d'Europe du Nord, religieusement

plus tolérantes.

22 COUTO Dejanirah, Histoire de Lisbonne, Fayard, Paris, 2000, pp. 150-151.

18

Des communautés se développèrent en France sur la côte atlantique, à Bayonne et

Bordeaux, en Italie à Ferrare, Ancône et Venise, mais aussi en Hollande. En 1582 la prise

d'Anvers par Philippe II d'Espagne et le duc d'Alba obligèrent de nouveau les Juifs à fuir

avec les commerçants calvinistes de la ville vers le nord et la République hollandaise. A

propos de ce nouvel exil Josef Kaplan fait remarquer la fatale destinée de la communauté

séfarade, régulièrement mise en péril par le pouvoir espagnol23. Finalement, la ville

d'Amsterdam devient un temps siège d'une communauté séfarade importante. Josef

Kaplan estime « qu'à partir de 1630 Amsterdam devient une capitale du judaïsme

séfarade », bien que sa communauté ne comprenne pas plus de quatre mille personne24.

Là-bas, les Juifs ou convertis s'assimilent peu à peu, perdant progressivement tout lien

avec leurs origines hispaniques. Selon Aldina Quintana, ils étaient déjà « trop

christianisés » pour rejoindre leurs coreligionnaires dans l'Empire Ottoman25.

Contrairement à ces derniers, ils parlaient un espagnol ou un portugais moderne, écrits en

lettres latines et non pas en caractères hébreux. La propre communauté ne s'appela jamais

« séfarade », mais « hispano-portugaise », preuve de cette perte d'identité religieuse.

Cependant, les liens entre les deux aires culturelles ne cessèrent pas tout de suite. Les

imprimeries de la ville publiaient des livres non seulement pour la communauté locale

mais aussi pour les Juifs de l'Empire Ottoman, preuve de contacts fréquents entre ces

deux foyers.

Les Juifs de la République hollandaise, par leur maîtrise parfaite du latin et l'assimilation

d'une éducation jésuite, participèrent activement à la République des Lettres26, aux

polémiques théologiques et aux débats philosophiques. Ils contribuèrent à la

restructuration rapide de leur identité, influencée par les principes moraux protestants et

tournant le dos à une tradition juive historique. En somme, l'ancien « nouveau chrétien »

devint aux Pays-Bas un « nouveau juif ». Le judaïsme fut pour eux l'objet d'une redécouverte

alors qu'ils n'en avaient qu'une connaissance superficielle, descendant de familles converties

23 Entretien accordé à Miguel Angel Nieto publié in NIETO Miguel Angel, El último sefardí, Calamar, Madrid, 2003, p. 36.

24 Ibid p. 37.25 Ibid p. 37.26 La « République des Lettres » est une expression désignant le premier réseau d'intellectuels extra-territorial en

Europe. Elle est un espace virtuel qui regroupe la communauté des humanistes dès le XVème siècle. Cf BOTS Hans, La République des Lettres, Belin, Paris, 1997, 188p.

19

depuis trois ou quatre générations. La pratique de leur religion s'accompagna d'une assimilation

des principes humanistes peu à peu sécularisés. Des membres de la communauté questionnèrent

le retour à la religion originale. Né au Portugal Uriel da Costa fut extrêmement déçu par le

passage du biblisme pratiqué en secret dans son pays natal à la pratique ouverte de la religion

juive consécutive à son exil à Amsterdam. En 1616 il publia à Hambourg en portugais

Propositions contre la tradition, s'insurgeant contre les dogmes religieux, interrogeant la

vérité divine des Ecritures et l'élection du peuple juif. Juan de Prado, né en Espagne et lui

aussi réfugié dans la communauté amstellodamoise, suivra le même chemin critique.

Enfin, ami de ce dernier et plus célèbre intellectuel hispano-portugais, Baruch Spinoza

rendit la critique religieuse plus intéressante encore.

L'importance de la communauté séfarade nord-européenne ne se limita pas à Amsterdam.

Elle essaima dans le Nouveau monde, adhérant au projet colonial de la Hollande et du

Royaume-Uni, et dans une moindre mesure à ceux de la France et du Danemark. Les

Juifs développèrent leurs finances dans le contexte libéral hollandais, favorisant entre

1620 et 1621 la création d'institutions aussi déterminantes pour le capitalisme moderne

que la Banque d'Amsterdam ou la Compagnie des Indes occidentales. Le comptoir de

Curaçao fut conçu par les Séfarades comme un premier laboratoire dans la mise en place

du commerce international. Actuel responsable du cimetière juif de cette île, Henry Van

der Kwast rappelle dans une interview réalisée par Miguel Angel Nieto27: « Les premiers

Juifs qui arrivèrent en 1651 étaient des aventuriers. Ils connaissaient Recife au Brésil, car

cette ville avait des relations déjà très intenses avec Amsterdam. Quand la Hollande

s'emparèrent de « l'île inutile » [Curaçao] des Espagnols ils décidèrent de commencer une

nouvelle vie, une nouvelle fois, pour se faire commerçants et marins ». Très vite leurs

activités portèrent leurs fruits. Le processus fut comparable dans les possessions

d'Amérique du Nord. En 1657 la liberté de culte fut reconnue pour les Juifs de la

Nouvelle-Amsterdam, regroupés en plusieurs familles d'origine séfarade28.

Pour conclure, ces brefs rappels sur la branche occidentale de la diaspora séfarade

interroge l'héritage culturel du monde hispanique. Le premier journal juif La Gazeta de

27 Ibid p. 39.28 LEVITT Corinne, Les juifs de New-York à l'aube du XXIème siècle, Connaissance et savoirs, Paris, 2006, p. 36.

20

Amsterdam fut imprimé en espagnol en Hollande29 et les communautés d'Amérique latine

assujetties par l'Espagne se réadaptèrent à un environnement castillan, mais le legs

culturel des séfarades avait pourtant changé : il sortait des cadres issus de la tradition

médiévale et s'ouvrait davantage à l'entreprise des Temps modernes. On observa une

refonte totale de l'identité juive en accord avec les idéaux politiques européens en plein

essor, et une assimilation progressive aux principes des Lumières. Les Juifs ne

conservèrent l'espagnol que dans leur liturgie, leur rite restait séfarade, mais leur

assimilation relative empêcha le processus d'accumulation culturelle propre aux branches

orientales de la diaspora.

2°) Les Séfarades au Maghreb

Les migrations juives entre la Péninsule ibérique et l'Afrique du Nord sont

particulièrement anciennes, même si elles s'intensifièrent suite aux pogroms de 1391 en

Castille30. Déjà au XIIème siècle Moise Maïmonide fuyait la ville de Cordoue avec sa

famille pour s'installer à Fès, contraint par le fanatisme musulman des Almohades. Son

père souhaitait intervenir auprès du calife Abd-el-Moumen pour assouplir sa politique

envers les minorités, ce qu'il ne réussit à faire. Maïmonide mourut en exil en Egypte.

Après la Reconquista, la répression menée par les chrétiens obligea les minorités non-

catholiques à émigrer au Maroc, comme des dizaines de milliers de morisques

soupçonnés de pratiquer secrètement la religion musulmane. Les historiens estiment entre

dix et vingt mille le nombre de Juifs qui quittèrent l'Espagne pour le Maghreb31. Ils furent

vraisemblablement accueillis au Maroc par d'importantes communautés israélites

historiquement très anciennes. La présence juive au Maghreb est attestée depuis la

découverte du cimetière d'Ifrane dans l'Anti-Atlas32 à plus de deux mille ans. Le judaïsme

aurait été importé par des Phéniciens ante-talmudiques. Il influença de façon durable les

populations berbères. L'hypothèse de conversion de ces populations au monothéisme

29 Le premier numéro parut le 12 septembre 1672, exactement huit ans avant la publication du journal Kurant écrit en yiddish. Cf SANTOJA Gonzalo, A la lumbre del día, notas y reflexiones sobre la literatura de los sefardíes, Diputació de Valencia Alfons el Magnànim, Valencia, 2001, 76p.

30 SANTONJA Gonzalo, A la lumbre del día, notas y reflexiones sobre la lengue y reflexiones sobre la lengua y la literatura de los sefardíes, Diputació de Valencia, Valence, 2001, p. 12.

31 NIETO, El último sefardí Op. cit. p. 29.32 Cours de TOZY Mohamed, Géopolitique du monde arabe à l'IEP d'Aix-en-Provence, 03/10/2011.

21

avant l'arrivée de l'Islam fait toujours débat, mais il a été démontré que de nombreux

vocables berbères ont été empruntés au langage hébreu33.

Pour distinguer ces populations culturellement différentes les judéo-arabes ou judéo-

berbères furent appelés tochavim, de l'hébreu résidents », quand les nouveaux » תושבים

venus judéo-espagnols furent nommés mégorashim, de l'hébreu .« renvoyés » מגורשים

Selon Jonathan Benros l'exil des Séfarades fut probablement perçu comme un élément

essentiel à l'émancipation des Juifs autochtones, et la possibilité pour eux de renforcer

leurs positions commerciales34. On remarque cependant que la solidarité religieuse se

heurta à des incompréhensions culturelles latentes : les Judéo-espagnols qui jouissaient

d'un grand prestige intellectuel s'installèrent dans les grandes cités du Nord du Maroc

(Tétouan, Tanger, Larache), isolant de fait les tochavim, populations traditionnellement

agricoles établies dans les vallées montagneuses de l'Atlas.

Le destin des megorashim se confondit de nouveau avec celui des souverains espagnols.

Les anciens inquisiteurs les approchèrent pour qu'ils collaborent activement à la

protection des possessions africaines contre l'Empire Ottoman. Les séfarades firent office

de traducteurs et de médiateurs avec les musulmans. Malgré leurs contentieux la

proximité linguistique et culturelle facilita ce rapprochement, et plus de cinq cents Juifs

se mirent au service de la Couronne espagnole lorsque ceux-ci s'emparèrent de Mers el

Kebir en 1507 et d'Oran en 1509. Cette exception dans la politique espagnole ne

manifeste pas d'assouplissement envers la question juive, mais la prise en considération

de l'utilité de cette population dans un contexte musulman. En 1638 le rabbin de Tlemcen

Jacob Cansino publia une nouvelle édition de l'ouvrage du rabbin salonicien Moise

Almosino sur Istanbul et la dynastie ottomane, destinée à rappeler à la monarchie

espagnole le profit qu'elle pouvait tirer d'une meilleure considération des Juifs, par leur

fine connaissance du monde musulman35.

33 BENROS Jonathan, Migrations juives du Maroc, Université de Michigan, 1991, 103p.34 Ibid p. 21.35 KRIEGEL Maurice, « Compte-rendu de l'ouvrage de Jean-Frédéric Schaub Les Juifs du roi d'Espagne » in

Annales Histoire et sciences sociales, Vol.54, N°4, 1999, p. 989.

22

Cette tentative ne suffit pas et les israélites furent de nouveau chassés de la ville en 1669

sous la pression du fanatisme religieux, mettant un terme à la reconstitution d'une

Espagne des trois religions sur le rivage sud de la Méditerranée jusqu'au protectorat nord-

marocain (1912-1956).

Dans le reste des territoires musulmans maghrébins les différences entre megorashim et

kochavim finirent par s'estomper. Cependant, les contacts restaient discrets et l'on faisait

jusque récemment la distinction en Algérie entre les « Juifs au béret » et les « Juifs au

turban »36. Les différences sociales s'atténuèrent mais la pratique religieuse resta

différente. Les Séfarades préféraient conserver les coutumes édictées par leurs rabbins.

Appelées taqqanot de Castìa37 elles régissaient les pratiques matrimoniales et

successorales.

Outre le droit religieux, que reste t-il de l'héritage espagnol en Afrique du Nord ? La

culture savante comme populaire fut essentiellement orale, et si nous savons que le

quartier juif de Fès était réputé pour ses écoles rabbiniques il ne reste aucune trace écrite

de ces enseignements38. La littérature profane et la poésie médiévale se transmirent de

génération en génération, comme le rappelle Israël Katz39. Mais contrairement aux

Séfarades de l'Empire Ottoman aucun corpus littéraire nous permet d'évaluer avec

certitude les processus d'acculturation et de métissage en terre musulmane. La langue

parlée était appelée haketia40, ancien espagnol teinté de très nombreux arabismes dont on

retrouve aujourd'hui certaines traces chez les descendants des Judéo-espagnols

marocains, en Israël ou aux États-Unis. Jusqu'au XIXème siècle la situation des Juifs au

Maroc fut précaire, et même si le taux d'alphabétisation chez les megosharim était

supérieur à celui des tochavim et des musulmans les conditions de vie dans les populeux

mellahs ne présageait en rien de leur émancipation.

36 AYOUN Richard, « Le judaïsme après l'expulsion d 'Espagne de 1492 est-il un monde éclaté » in Histoire, économie et société, Vol. 10, N°10, 1991, p. 151.

37 De l'hébreu taqqanot « règles » et de l'espagnol ancien Castía « Castille ».38 Informations recueillies à la synagogue du mellah « quartier juif » de Fès en février 2011. La synagogue ne sert

plus aux offices religieux mais est ouverte au public.39 KAATZ Israël, « La música de los romances judeo-españoles » in En torno al romancero sefardí dir.

ARMISTEAD S. SILVERMAN J., Seminario Menéndez Pidal, Madrid, 1982, p. 244. 40 BUNIS David « Les langues juives du Moyen-Orient et d'Afrique du Nord » in Le monde sépharade Tome II dir.

TRIGANO Shmuel, Seuil, Paris, 2006.

23

Le XXème siècle changea radicalement leur situation pour deux raisons essentielles.

D'une part le protectorat espagnol dans le nord marocain (1912-1956) permit une

« recastillanisation » rapide des communautés. Celles-ci balayèrent rapidement toute

trace d’archaïsmes et d'arabismes dans leur langage. A la faveur de la situation politique,

certains décidèrent de s'installer en Espagne, de traverser la Méditerranée une nouvelle

fois. Uriel Macias estime qu'aujourd'hui soixante pour cent de la population juive

d'Espagne, qui ne se compte par ailleurs que par quelques milliers, est originaire des

villes marocaines de l'ancien protectorat41. La majorité émigra cependant en Israël.

Dans toute l'Afrique du Nord l'union des peuples juifs, judéo-arabes, judéo-berbères et

judéo-espagnols, fut accélérée par le travail de scolarisation en français de l'Alliance

Israélite Universelle. L'imposition du français comme unique langue d'enseignement

s'accompagna d'une nouvelle politique de cohésion. Les Juifs devaient prendre

conscience de leur appartenance à une communauté ethnico-religieuse unique. Cette

idéologie amorça la confusion autour de l'acception moderne du terme séfarade, qui tend

à décrire les Juifs orientaux dans leur ensemble, non plus au regard du droit religieux

mais selon une recentration ethnique de la judéité, premier pas vers une politique sioniste

qui niera les différences culturelles des « judéo-peuples ».

L'assimilation à la culture européenne fut en Afrique du Nord extrêmement rapide. Elle

s'accompagnait d'une prise de conscience d'appartenance à un peuple destiné à

s'émanciper, au Maghreb comme ailleurs42. En Algérie les Juifs furent rapidement

assimilés aux Pieds-noirs, culturellement mais aussi juridiquement avec le décret

Crémieux en 1870. Par l'intervention de la puissance colonisatrice ils devenaient

européens de droit, et les descendants des Séfarades ne conservèrent que des aspects

marginaux de leurs traditions espagnoles.

41 Interview d'Uriel Macias accordée à Miguel Angel NIETO in NIETO, El último sefardí, Op. cit. p. 34.42 Pour approfondir le sujet lire ZAFRANI Haim, Pédagogie juive en terre d'Islam: l'ensignement traditionnel de

l'hébreu et du judaïsme au Maroc, Maisonneuve, Paris, 1969, 191p.

24

Pour résumer, notre choix de focalisation géographique sur les Balkans et la Turquie se

justifie par le maintien dans cette région d'une population judéo-espagnole

démographiquement significative et en mesure de conserver à travers les siècles sa

culture hispanique tout en assumant des apports culturels liés au contexte ottoman.

Comment expliquer cette spécificité ?

3°) La reproduction du mythe andalou dans l'Empire Ottoman

Le statut des Juifs dans le monde musulman n'était en rien enviable, mais il garantissait

les ressorts identitaires du groupe en renforçant son isolement. Le dhimmi embrassait la

religion du Livre et jouissait d'une protection en échange d'impôts divers43. En conservant

cette organisation islamique classique, l'ottomanisme refusait l'expérimentation moderne

de la citoyenneté pour valider ce que l'on appellera le communautarisme. Il sauvait pour

un temps encore les minorités ethniques, linguistiques, et religieuses au risque de se

retrouver à la marge de la modernité politique, c'est à dire incapable de rompre avec la

tradition. Shmuel Trigano refuse de concevoir l'identité séfarade dans sa perspective

folkloriste ou tribaliste, et dénonce la démarche des historiens, y compris israéliens, dans

le regard traditionaliste qu'ils portent sur la communauté. L'auteur dénonce avec vigueur

l'idée selon laquelle les Séfarades sont des intermédiaires privilégiés avec les populations

musulmanes, sous prétexte qu'ils auraient vécu les idylles « judéo-arabes », en

Andalousie comme dans l'Empire Ottoman.

Venons en à considérer le « miracle andalou ». Il est communément admis que les

royaumes arabes d'Andalousie sont des exemples historiques rares de cohabitation

harmonieuse entre les trois religions du Livre, terreau d'une culture de la tolérance qui

s’acheva par la Reconquista. Cette vision mythique naît de la convergence de visions

historiographiques et politiques différentes.

Selon Dominique Urvoy, le siècle des Lumières et la critique de l'absolutisme chrétien

particulièrement féroce en Espagne pose une première pierre dans la construction du

43 A propos du statut des minorités monothéistes dans le monde musulman LEWIS Bernard, « L'Islam et les non-musulmans » in Annales, Histoire, Sciences Sociales, N°3-4, 1980, p. 780.

25

mythe. En insistant sur la dimension dramatique et humaine de l'expulsion des Maures et

des Juifs par les chrétiens espagnols, les penseurs du XVIIème siècle reconstituent un

cosmopolitisme qu'ils expliquent déterminant dans l'extraordinaire effervescence

intellectuelle que connut l'Andalousie44: « Cette légende d'une Andalousie musulmane

modèle a été convoquée par les Lumières pour contrer l'Espagne catholique qui étouffait

le milieu intellectuel45 [...]. Le mythe de la convivialité des communautés dans

l'Andalousie musulmane est donc artificiel, et avant tout tributaire d'une polémique

antichrétienne. La véritable harmonie aurait pu être trouvée dans la ville de Bagdad du

VIIIème siècle. » Si la conséquente production intellectuelle, littéraire et scientifique,

n'est pas remise en cause, l'Histoire ne nous permet pas d'établir un lien de causalité entre

fécondité intellectuelle et harmonie sociale. Comme nous l'avons déjà évoqué,

Maimonide vécut en exil chassé par les Almohades au pouvoir, quand Averroès composa

sous le règne trouble du calife Al Mansour. Il serait impossible de résumer ici l'histoire de

l'occupation musulmane en Espagne, mais plusieurs périodes se distinguent, au cours

desquelles effervescence intellectuelle et situations de paix sociale se succèdent sans

systématiquement s'associer. Le IXème et Xème siècle voient l'émergence du pouvoir de

l'émirat puis du califat omeyade de Cordoue, et les minorités religieuses sont relativement

dociles tant que le pouvoir fait prospérer la péninsule. Mais suite à son effondrement et

morcellement en une multitude de royaumes les règles de vie en communautés varient

d'une ville à l'autre et les confrontations religieuses s'intensifient. Les princes chrétiens de

la Reconquista alternent les alliances stratégiques avec les princes arabes et profitent de

leur désunion, quand ceux-ci doivent se confronter à des révoltes internes qui en

appellent souvent à la guerre sainte, et qui amènent notamment au pouvoir la dynastie

almoravide et les fondamentalistes almohades. Les travaux des historiens mettent en

exergue la très faible stabilité politique et sociale pendant les derniers siècles

d'occupation musulmane46.

44 Entretien de Dominique Uroy accordé à Rachid Benzine « Mythique Andalousie » in Le monde des religions, N°5, 2004.

45 Il n'y eut, de fait, de «Siècle des Lumières» à proprement parlé en Espagne. Le mouvement intellectuel était considéré comme étranger, porté par les afrancesados « francisés » et donc traître à la patrie.46 A propos de l'histoire de l'Espagne musulmane Cf CLOT André, L'Espagne musulmane VIIIème-XVème siècle,

Perrin, Paris, 2005, 429p.

26

Un autre regard enferme l'histoire andalouse dans une conception an-historique, par des

considérations essentiellement esthétiques. Il s'agit du regard orientaliste, héritier du

romantisme, qui croit reconnaître dans la découverte de l'Andalousie du XIXème siècle le

témoignage d'un raffinement culturel inégalé. Les Contes de l'Alhambra de Washington

Irving47 deviennent en Occident très populaires, et participent à la constitution d'un

imaginaire andalou féerique, où la fascination pour l'oriental se mesure aux sentiments

d'admiration et de crainte qu'il provoque au même moment sur la rive sud de la

Méditerranée. La finesse de l'architecture des palais nasrides de l'Alhambra de Grenade

force l'admiration, on parle déjà de « nouvelle merveille du monde »48. Encore une fois

une confusion s'opère entre création artistique et supposée paix sociale, la deuxième étant

perçue comme condition sine qua non à la première. La splendeur de la culture

musulmane en Andalousie est amplifiée par l'état de misère dans lequel on découvre le

sud espagnol, en état de déclin supposé depuis le XVIIème siècle. Les ethnographes

souhaitent mettre à nu les coutumes et le folklore des Andalous pour retrouver des

origines musulmanes ou juives49, restaurant l'idée d'une dégradation historique de la

société espagnole.

Ce regard orientaliste est aussi celui de Maurice Barrès, qui fait part de ses impressions

après avoir visité Tolède en 1900 : « A Tolède j'ai respiré l'Orient. Dans cette ville de la

kabbale les grands intellectuels d'Israël avaient recueilli et commenté l'héritage de la

Judée, de la Babylonie et d'Afrique du Nord. Au milieu d'un public en toilettes claires et

bercé par une musique infiniment paresseuse, sur ces centaines de figures chargées de

siècles, sans être expert, je distinguais de nombreuses variétés du type sémitique: des

Arabes et des Juifs habillés à l'espagnole. Il se prolonge indéfiniment dans mon

imagination excitée l'intérêt que me donnent ces êtres qui se croient des catholiques

espagnols et que je reconnais à leurs actes comme des Sémites »50. Dans l'orientalisme la

perception sensorielle toute puissante laisse place au rêve, et permet ici une interprétation

47 IRVING Washington, Les contes de l'Alhambra, 1832, réédition Phébus, Paris, 2004, 256p.48 Label aujourd'hui officiel de promotion touristique qui distingue les « sept nouvelles merveilles du monde ».49 Dans les Alpujarras, lieu des refuges des derniers morisques au XVIIIème siècle, on s'étonne du mode

d'organisation de la société campagnarde et de leur parler «arabisé», et les recherches patronymiques mettent à jour l'influence juive et arabe. Cf BRENAN Gerald, Al sur de Granada, Siglo veintiuno de España editores, Madrid, 1988, 336p.

50 BARRES Maurice cité in Tolède et Jérusalem, tentatives de symbiose entre les cultures espagnole et judaïque, dir. SHOHAM G. ROSENSTIEL F., L'âge d'homme, Lausanne, 1992, p. 16.

27

fantastique de la réalité espagnole. Sous le regard guidé par la quête presque mystique

d'un Orient biblique, la ville est réinvestie d'une réalité sociale vieille de quatre siècles.

L'intellectuel français, aveuglé par le déterminisme culturel et l'esthétique orientale, reste

cependant lucide sur son ressenti, œuvre de son « imagination excitée ». Il participa lui-

aussi au souvenir d'une Espagne non seulement savante et prospère, mais aussi douce et

heureuse.

Enfin, la troisième étape dans la construction du mythe andalou vient d'un regard cette

fois spécifiquement juif, dans l'Europe centrale du début du XXème siècle. Shmuel

Trigano affirme que des intellectuels ashkénazes y inventent l'idylle judéo-arabe pour

proposer un modèle d'émancipation. Il estime que cette interprétation est décisive pour

que les Juifs considèrent encore aujourd'hui la période d'occupation musulmane en

Espagne comme celle d'un âge d'or. C'est précisément dans la constitution de cet âge d'or

que les Séfarades rappellent la légitimité de leur culture en terre ottomane,

symétriquement propice à la reproduction d'une Andalousie des trois religions51.

Recentrer notre regard sur l'Empire Ottoman c'est aussi prendre en compte la

démographie juive dans ses territoires : dans une cité à population majoritairement

séfarade comme Salonique52 la transmission culturelle était sans aucun doute plus simple

à assumer que dans le contexte caribéen ou hollandais, où malgré l'importance de leur

rôle social et intellectuel les Juifs n'étaient que quelques milliers53. L'assurance

démographique a fait de cette transmission un enjeu identitaire incontournable. Marie-

Christine Bornes-Varol l'illustre par le volontarisme avec lequel les Séfarades de l'Empire

Ottoman ont imposé leur langue espagnole, non seulement aux communautés juives

autochtones, mais aussi aux commerçants non juifs, arméniens, grecs et turcs54.

51 Conférence de Shmuel TRIGANO, Recréer l'héritage du passé à l'Université Paris Nanterre, mars 2007.52 Salonique fut l'une des rares villes de l'Histoire majoritairement juives avant la création de l’État d'Israël, du

XVIème à la fin du XIXème siècle. Cf VEINSTEIN Gilles, Salonique « la ville des juifs » et le réveil des Balkans, Autrement, Paris, 1992, 294p.

53 Les historiens avancent des chiffres de 5000 israélites à Amsterdam, 2000 à Curaçao, et de manière générale 15 000 en Europe du Nord et en Amérique au XVIIème siècle, bien loin des quelques 200 000 Juifs des Balkans et de Turquie. Ibid p. 45.

54 BORNES-VAROL Marie-Cristine, Le judéo-espagnol vernaculaire d'Istanbul (Etude linguistique), thèse de doctorat, sous la direction de M. Haïm Vidal Sephiha, Université de la Sorbonne-Nouvelle Paris III, Paris, 1992, réédition Peter Lang, Paris, 2008, 578p.

28

Nous reviendrons plus en détail sur la question linguistique comme premier marqueur

identitaire.

B- Regards sur les Juifs de l'Empire Ottoman

Nous proposons dès à présent d'évoquer la condition des Judéo-espagnols dans l'histoire

ottomane, en distinguant les différentes positions sociales au sein de la communauté.

L'élite s'attira les faveurs de la Cour et favorisa le développement de foyers séfarades en

Terre sainte. La majorité du peuple juif vivait en revanche dans un contexte de tensions

multiethniques latent, l'aménagement de la cohabitation entre les minorités ne

garantissant pas toujours la paix sociale.

1°) Débats historiographiques sur l'intégration de l'élite judéo-espagnole

Dans l'Empire Ottoman qui ne s'occupait de ses peuples et minorités qu'à l'heure de

recueillir les impôts et de réprimer les éventuelles rébellions, les Séfarades organisés en

communautés urbaines ont joui d'une relative autonomie au fil des siècles, disposant de

leurs propres tribunaux rabbiniques, de leurs administrateurs et de leur système éducatif.

Le Grand Rabbin de l'Empire était désigné par le Sultan ou son délégué, sur proposition

des délégués communautaires.

L'accueil du sultan Bajazet II permit aux communautés juives d'envisager un progrès

économique important. Sa déclaration au grand rabbin Moshe Capsali en 1492 est restée

célèbre : « Vous appelez Ferdinand d'Espagne un roi sage, lui qui appauvrit ses États et

enrichit les miens ! »55. Le commerce, la fabrication d'armes, les industries du verre et du

textile prospérèrent grâce au savoir-faire acquis par les Juifs en Espagne56. En 1553 le

naturaliste Pierre Belon du Mans écrit dans Voyage au levant « Les Juifs qui sont en

Turquie savent ordinairement parler quatre ou cinq sortes de langage […] partout où

dominent les Turcs il n'y ni ville ni village où ils n'y habitent »57. Le botaniste

55 SANTONJA, A la lumbre del día..., Op. cit. p. 1156 VEINSTEIN Gilles, « Sur la draperie juive de Salonique XVIème-XVIIème siècle » in Revue du monde

musulman et de la Méditerranée, N°66, 1992, pp. 55-64.57 LEROY Béatrice, L'aventure séfarade, Flammarion collection Champs, Paris, 1991, p. 23.

29

communique grâce à des interprètes juifs, et estime alors qu'à « aucun périple, aucun

négoce sans eux ! ». Les Juifs occupèrent des postes convoités auprès du pouvoir

ottoman, médecins, interprètes et ambassadeurs de la Sublime Porte. Le choix des sultans

était éminemment stratégique, les permanentes négociations avec les princes d'Occident

n'auraient pu être menées par des membres des minorités chrétiennes grecque, slaves ou

arméniennes, soupçonnées de faire le jeu des royaumes Européens dans les guerres

perpétuelles entre la croix et le croissant.

Par leur connaissance du turc et du latin et le développement de fortunes commerciales,

des Juifs furent aussi mandatés dans l'administration ottomane en qualité de banquiers.

Selon Elena Romero, ils maintinrent un rôle essentiel dans le contrôle des finances de

l'Empire jusqu'au XIXème siècle58. Cependant, la situation de privilège ne concernait

qu'une minorité de la communauté, et celle-ci en tant qu'acteur de premier plan prenait

des risques politiques face aux intrigues de la Cour et des janissaires : de nombreux Juifs

furent exécutés au-lendemain de soulèvements pour avoir participé à telle ou telle

politique59. De plus, certains furent invités à se convertir à l'islam pour accéder aux plus

hautes sphères de l’État, ce qui explique notamment que plusieurs médecins des Sultans

étaient de nouveaux musulmans. Il serait impossible de retracer ici l'histoire complète du

rôle joué par les courtisans juifs dans les politiques menées par l'Empire Ottoman,

d'autant plus que celle-ci fait l'objet de débats historiographiques aux enjeux politiques

latents. Nous nous contenterons de citer en exemple les biographies de Gracia et Joseph

Nassi, personnages emblématiques devenus célèbres dans l'imaginaire séfarade60.

Issus d'une famille marrane d'origine portugaise Beatriz Mendez et Joao Migues de leurs

noms chrétiens sont à la tête de l'une des plus grandes fortunes européennes grâce au

commerce des épices entre Anvers, Lisbonne et les Indes. Développant leurs réseaux

commerciaux en Hollande et en Italie, ils tissent des liens avec des princes de ces pays,

inquiétant les souverains d'Europe. Arrêtée à Venise, suspectée de judaïsme, Beatriz

58 ROMERO Elena, Entre dos (o más) fuegos, CSIC, Madrid, p. 208.59 Ibid p. 220.60 Notre développement sur les deux personnages s'appuie sur les données recueillies dans l'article de Maurice

Krieger « Néo-capitalisme et mission des Juifs » in Annales. Économies, sociétés, civilisations, N°4, 1979, pp. 684-693.

30

Mendez se voit confisquer sa fortune. Le roi de France Henri II décide d'annuler sa dette

commerciale envers la firme pour des raisons religieuses. Finalement grâce à

l'intervention de son neveu Joao Migues Beatriz est libérée et finit par professer sa foi

juive à Ferrare avant de s'exiler dans l'Empire Ottoman en 1553. Là-bas, les deux figures

familiales retournent officiellement vers leurs origines juives et changent de nom. Leur

entreprise économique n'est pas pour autant mise en danger, et leur influence politique ne

cesse de s’accroître. En 1556 pour protester contre la décision du pape Paul IV d'exécuter

vingt-quatre marranes à Ancône Joseph Nassi parvient à organiser un blocus du port des

États du pape. En 1560 les Nassi obtiennent du sultan Soliman le Magnifique

l'autorisation de construire un centre juif à Tibériade. Sous le règne de Selim II Joseph

devient l'homme de pouvoir le plus influent de l'Empire. Convoitant la souveraineté de

l'île de Chypre, il se fait d'abord nommer duc de l'île de Naxos par le sultan. Principal

instigateur de la politique extérieure de l'Empire, il tombe cependant en disgrâce après la

bataille de Lépante en 1571 et la mort de Sélim II en 1574.

Quelles leçon tirées de l'extraordinaire destin de Gracia et Joseph Nassi ? L'élite judéo-

espagnole dans l'Empire-Ottoman se distinguait par ses origines marranes. Elle sut

s'attirer les faveurs des sultans par sa familiarité avec les mécanismes du capitalisme

moderne en plein essor en Hollande. Dans un article intitulé Le marrane ou

l'entrepreneur Maurice Kriegel de l'Université de Haïfa s'interroge sur l'émergence d'une

telle élite61. Contrairement à l'époque espagnole où les souverains chrétiens ou

musulmans faisaient appels aux Juifs selon leur bon vouloir, une véritable stratégie de

reconversion des familles marranes persécutées en Europe se serait mise en place dans

l'Empire Ottoman. L'Inquisition portugaise menaçait la firme des Mendez, et la

Méditerranée orientale représentait pour eux l'ouverture d'un nouveau marché : « Ce

qu'évitent les Mendez en quittant l'Europe occidentale, ce n'est donc pas le christianisme,

mais le risque d'un démentèlement de leurs réseaux commerciaux par l'arbitraire

inquisitorial ». L'orientation d'une politique mercantiliste entre les marranes d'Italie et les

Turcs dicte alors la politique extérieure de l'Empire, comme en témoigne le blocus

d'Ancône mais aussi la politique anti-française menée par Joseph Nassi. Sous prétexte

61 Ibid p. 691.

31

d'inimitiés religieuses, les marranes les plus riches ne cesseront de limiter l'influence

économique des souverains chrétiens en Méditerranée. La guerre de Chypre menée par

les Turcs contre Venise en 1571 est l'une des conséquences de cette diplomatie. Les

chroniqueurs de l'époque interprétaient le projet de Joseph Nassi d'installer une colonie

juive dans l'île comme origine première de l'occupation. Fernand Braudel refuse

d'aborder la conquête des Ottomans « par les mauvais chemins de la biographie et de

l'anecdote ». Il cherche la cause de la guerre dans la situation géographique de Chypre,

propice aux visées du monopole ottoman, mis en pratique par l'action des modernisateurs

de l'Empire62. C'est dans un second temps qu'agit l'influence de Joseph Nassi et

l'importance des biographies particulières.

L'histoire des Nassi est celle du décalage profond entre une élite juive richissime et des

coreligionnaires pauvres entassés dans les mellahs insalubres de Salonique ou d'Istanbul.

Les écarts de richesse au sein d'une même communauté religieuse caractérisaient

l'Espagne médiévale. Pourtant, le pouvoir califal en préservant les structures sociales

traditionnelles et le système des millet63 ferma aux masses les portes d'accès au progrès

économique et à la modernité politique, annonçant le délitement de l'Empire et sa

décadence. Le débat historiographique porte sur le rôle des minorités dans le maintien de

cette inertie : l'exemple des Nassi appuie la thèse selon laquelle les élites des minorités

(juive, grecque et arménienne) ont imprimé le rythme d'une modernité économique, mais

certains historiens estiment que les prétendus modernisateurs de l'Empire Ottoman ont en

fait prospéré dans un cadre archaïque qu'ils ont de fait renforcé.

Ellis Rivkin, historien qui a participé à la déconstruction du mythe de Joseph Nassi,

réduit son parcours à de simples considérations économiques64. Sa richesse lui aurait

permis de s'émanciper du cadre traditionnel de l'Empire Ottoman, car après tout Nassi

n'agissait pas en tant que juif ni même en tant que nouveau chrétien, son Dieu à lui étant

62 BRAUDEL Fernand, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II, Tome II, Armand Colin, 1982, pp. 371-372.

63 Le sytème de millet, reconnaissance d'une communauté et de ses droits, dérives de la conception islamique du dhimmi mais accorde cette fois des prérogatives collectives. Il était traduit par le terme de nation sous l'Empire Ottoman.

64 RIVKIN Ellis, The shaping of Jewish history. A radical new interpretation, Charles Scribner's sons, New-York, 1971, p. 256.

32

le profit. Il faut rappeler qu'embrasser une religion de livre dans l'Empire était une

question de survie. Sa conversion au judaïsme n'aurait été que formelle. Rivkin

déconstruit l'humanisme oriental des Nassi, l'apologie dont ils font l'objet dans le monde

judéo-espagnol : en soutenant des œuvres charitables, Gracia n'était-elle pas surnommée

le « cœur de son peuple » ou « la Dame » à Istanbul65 ?

Tout en se plaçant contre le regard apologique Maurice Krieger tempère cette critique.

Selon lui les Nassi n'incarnent pas la volonté d'émancipation capitaliste. Leurs activités

bien que lucratives s'appuyaient sur une pratique très traditionnelle du commerce. « Il

afferme les impôts sur les infidèles, chrétiens ou juifs, et son ennemi à la cour du sultan,

le grand vizir Mohamed Sokolli, se refuse à l'appeler par son titre de duc de Naxos : il le

désigne avec dédain comme un fermier d'impôts66 ». Nassi intensifia les échanges mais

s'octroya de larges monopoles, notamment celui de la production de vins ou de cire67. Son

activité économique était liée aux services rendus à l'Empire et aux concessions que

celui-ci accordait en échange. Selon Halil Inalcik, les marranes surent s'adapter au cadre

d'une politique ottomane qui se prolongea jusqu'au XIXème siècle, ils ne furent donc pas

porteurs de changements économiques fondamentaux, et encore moins de changements

politiques et sociaux68.

Pour conclure, la question de l'élite juive dans l'Empire Ottoman est indissociable de

l'arrivée massive des marranes en Turquie aux XVIème et XVIIème siècles. Par leur

connaissance des royaumes chrétiens, ces élites ont pu jouer le rôle d'intermédiaire

commercial et diplomatique entre l'Orient et l'Occident. Cependant, malgré les fortunes

accumulées et l'influence grandissante à la Cour, elles se sont accommodées d'un mode

de gestion oriental et n'ont jamais pensé la modernisation de l'Empire. Il faudra attendre

l'ère des Tanzimats et la révolution des Jeunes Ottomans pour remettre en question ce

modèle. Fernand Braudel estime que le profil de Jospeh Nassi s'apparente à celui du

65 Sur la vie de Gracia Nasi/Mendes cf CLEMENT Catherine, La Senora, Calmann Levy, Paris, 1994, 418p. ; ROTH Cecil, Dona Gracia Nasi, Liana Levi, Paris, 2007, 223p.

66 KRIEGER Maurice, « Néo-capitalisme et mission des Juifs: l'idéologie émancipatrice d'Ellis Rivkin » in Annales, Économies sociétés civilisations, N°4, 1979, p. 688.67 INALCIK Halil, « Capital formation in the Ottoman Empire » in Journal economic history, N°29, 1968, pp. 122-

123.68 Ibid p. 124.

33

marchand grec Michel Cantacuzène, « fermier des revenus de plusieurs provinces, de

nombreuses douanes, maître des salines de l'Empire, et fabuleusement riche69 ».

L'assujettissement des peuples et minorités de la mosaïque ottomane ne s'explique pas

seulement par une conception islamique classique du pouvoir, par un rapport d'allégeance

et de soumission traditionnel. Il faut aussi souligner le rôle joué par les élites de ces

minorités dans le maintien du modèle. Leur alliance avec le pouvoir suprême se traduisait

par le maintien de structures oligopolistiques dans la gestion des affaires économiques

comme politiques.

2°) Le « Présionisme » dans l'Empire Ottoman

Les communautés judéo-espagnoles de Palestine, quoique peu nombreuses, fondèrent des

foyers culturels, religieux et spirituels de première ordre. L'exemple du développement de

Safed, la ville bleue des Kabbalistes, est éclairant. Mystique développée au cœur du

Moyen-Âge espagnol, la Kabbale trouva refuge en Palestine et révéla des savants tels que

Moise Cordovero, et l'une des autorités rabbiniques les plus influentes du judaïsme,

Yossef Karo. Tous deux nés en Espagne, ils furent les dépositaires d'une culture religieuse

savante, fierté des Séfarades qui aiment à rappeler leur ancienne supériorité intellectuelle

sur le monde ashkénaze70. Leurs tombeaux dans le vieux cimetière de Safed font

aujourd'hui l'objet de pèlerinages et de cultes particulièrement populaires.

La population juive de la ville connut un essor important au XVIème siècle, et la

première imprimante du Moyen Orient y fut construite en 1577. En 1584, la cité comptait

pas moins de trente-deux synagogues71. Ces données recueillies par Abraham David nous

renseigne sur la présence juive en Terre sainte, plusieurs siècles avant le sionisme

moderne. Cependant, les Séfarades cohabitaient avec des communautés juives

ashkénazes, kurdes et irakiennes, et la culture populaire judéo-espagnole ne se déployait

jamais en dehors de l'espace familial, comme me le confirmèrent les responsables du

69 BRAUDEL Le monde méditerranéen..., Op. cit. p. 41.70 Entretien avec des membres de Ladinokomunita à Madrid le 09/10/10.71 ABRAHAM David, ORDAN Dena, To come to the land:Immigration and settlement in 16th century in Eretz

Israel, University of Alabama press, Tuscaloosa, 2010, p. 117.

34

centre Beit Hameia72. L'histoire chaotique de la Terre Sainte décima à plusieurs reprises le

foyer juif de Safed, victime des razzias druzes en 1628 et en 1662, d'une épidémie de

peste en 1742 et d'un tremblement de terre en 175973, ce qui transforma considérablement

la composition de la population. Dans un contexte particulièrement hostile, le quartier juif

ne survit que grâce aux donations de coreligionnaires du monde entier74.

Il est impossible de savoir jusqu'à quelle époque les descendants des Judéo-espagnols

continuèrent à pratiquer la langue et les coutumes hispaniques. Face aux populations

sunnites et druzes les Juifs de la cité savaient oublier leurs origines distinctes et faire

preuve de solidarité. Ils maîtrisaient tous l'hébreu et l'arabe75. Aussi devons-nous nous

méfier de la remarque du diplomate espagnol Rafael Dezcallar qui suite à son séjour entre

1989 et 1992 écrivit « Safed est une ville traditionnellement religieuse et séfarade. On

voit de toute part des Juifs orthodoxes mais en revanche le ladino tombe en désuétude en

faveur de l'hébreu moderne. On entend de plus en plus rarement dans les rues les accents

et intonations du castillan du XVème siècle »76. On peut douter de l'optimisme relatif de

ces observations, certes légitime pour un citoyen espagnol promoteur de l'hispanisme,

mais qui emprunte un raccourci historique faux : les Séfarades ne sont plus les ancêtres

de la population actuelle de Safed, aujourd'hui totalement imprégnée d'identité ashkénaze,

célébrée chaque année par le festival international de musique klezmer. L'usage de

l'espagnol se serait éteint à la fin du XIXème siècle, quand la population ne comptait plus

qu'une poignée de Judéo-espagnols, bien que nous n'ayons aucune certitude à ce sujet, les

textes écrits en castillan étant absents des archives maintes fois détruites de la ville77.

72 Le centre Beit Hameia est un espace dédié à l'histoire de la communauté juive à Safed, et à sa présence antérieure à la création de l'Etat d'Israel.

73 SAULCY (de) Félicien, Voyage en Terre sainte, Librairie académique, Paris, 1865, p. 453.74 Déjà au XVIIème siècle dans une période de relative stabilité politique l'italien et orientaliste Franciscus

Quaresmius soulignait les « contributions des Juifs d'autres parties du monde » pour la « survie des Hébreux ». Cf ROBINSON Edward SMITH Eli, Biblical researches in Palestine, Mount Sinai and Arabia Petrae, Crocker and Brewster, London, 1841, p. 333.

75 Informations du musée du centre Beit Hameia.76 DEZCALLAR Rafael, Tierra de Israël tierra de Palestina, Viajes entre el desierto y el mar, Alianza ensayo,

Madrid, 2003, p. 237. On remarque que l'auteur fait la confusion entre « ladino » et « judéo-espagnol», distinction sur laquelle nous reviendrons dans le I-2-A.

77 Nous avons évoqué les épreuves terribles auxquelles furent confrontées les communautés juives de Safed au XVII et XVIIIème siècle, mais il faut noter que la ville fut détruite à plusieurs reprises au XIXème et XXème siècle, notamment en 1929 pendant les révoltes arabes.

35

Autre ville sainte du judaïsme Tibériade sous la domination ottomane connut aussi une

arrivée massive de Juifs espagnols. Lieu de pèlerinage et de sépulture du savant

Maïmonide, les rives de la mer de Galilée furent investies par des familles séfarades dès

1563, grâce à l'intervention auprès du sultan Soliman Ier de l'homme d’État et ministre

juif de l'Empire Ottoman Joseph Nassi78. Nous ne reviendrons pas sur le parcours

exceptionnel du personnage mais devons souligner la singularité de son projet. Joseph

Nassi imagina l'organisation d'une communauté juive émancipée par le travail, loin de

l'espérance religieuse des kabbalistes de Safed à quelques kilomètres de là. Maurice

Krieger écrit : « Il voulut réédifier Tibériade et se détourna de Safed peuplé par les

religieux attendant la délivrance d'en-haut79 ». Le projet de reconstruction de la ville et de

colonisation par des Judéo-espagnols s'articula autour de l'organisation de la production

de soie et d'une industrie textile. Joseph Klausner voit dans cette entreprise les prémices

du sionisme moderne, un projet politique spécifiquement juif qui rompt avec la

tradition80. Et Maurice Krieger de renchérir : « L'analogie avec Herzl, cet « assimilé »,

vient spontanément à l'esprit : on conçoit que le marranisme et l'intégration dans le

monde juif aient pu servir de propédeutique à un présionisme81 ».

La mort de Joseph Nassi porta un coup dur au projet, et encore une fois la ville fut rasée

par les attaques druzes au XVIIème siècle. La communauté ne put se reformer qu'à partir

de 1740, lorsque le chef bédouin Daher el Omar appela le rabbin Moshe Abulafia et ses

coreligionnaires à reconstruire et repeupler la cité82. Pour détruire le fief du chef bédouin

devenu dangereusement indépendant le vizir de Damas assiégea Tibériade sur ordre du

sultan. Les Juifs furent prier d'évacuer la ville, mais ceux-ci refusèrent et résistèrent au

coté du pouvoir bédouin. L'alliance judéo-bédouine nous semble intéressante,

essentiellement parce qu'elle contredit l'idée selon laquelle les Juifs de l'Empire Ottoman

étaient tous soumis au pouvoir de Constantinople.

78 ROMERO Elena, Entre dos (o más) fuegos: fuentes poéticas para la historia de los sefardíes de los Balcanes, Consejo superior de Investigaciones Científicas, Madrid, 2008, p. 116.

79 KRIEGER, Néo-capitalisme..., Op. cit. p. 689.80 KLAUSNER Joseph, Quand une nation lutte pour sa liberté, Essais historiques, Sefounot, Jérusalem, 1966,

pp. 193-210.81 KRIEGER, Néo-capitalisme..., Op. cit. p. 690.82 ROMERO, Entre dos (o mas) fuegos..., Op. cit. p. 117.

36

A Salonique fut recueilli en 1753 un texte écrit en judéo-espagnol célébrant cet épisode,

témoignage des alliances locales et a-confessionnelles aujourd'hui volontairement

occultées83:

« […] Dieu conseilla le Pacha qu'il écrive au rabbin

Qu'il sorte lui et ses gens pour qu'ils vivent

Que s'ils restaient et que ses soldats arrivaient

Même l'âme des Juifs de Tibériade ne pourrait s'échapper

Le rabbin Abulafia qui entendit ceci

Fit appeler dans toute la juiverie

«Celui qui a confiance, avec moi s'abritera

Il n'y a de raison de sortir et de laisser Tibériade »

Les aventures des Juifs séfarades en Terre Sainte ont donc été contées dans le cœur

géographique et politique de l'Empire Ottoman, quand celui-ci contenait avec peine les

révoltes et soulèvements de ses minorités. Comme dans le cas de la communauté de

Safed, les Juifs de Tibériade s'associèrent à des Juifs originaires du Yémen ou d'Europe

Orientale. En 1850 la ville comptait trois synagogues, et quatre-vingt feux de rite séfarade

(des Judéo-espagnols mais aussi des Judéo-arabes) pour une centaine de familles

ashkénazes84.

L'expérience « sioniste » de Tibériade va contre l'idée reçue selon laquelle les Séfarades

sont naturellement plus hostiles au sionisme. L'idéologie sioniste n'est pas même

l'apanage des milieux intellectuels ashkénazes. Selon Pilar Romeu l'ouvrage rédigé en

1840 par le rabbin de Sarajevo Alkalay Shalom Yerushalaïm est le premier manifeste

sioniste de l'histoire contemporaine85. Il affirme dans ses écrits que la rédemption doit

avoir lieu dans mois d'un siècle, que la terre légitime des Juifs est celle de Palestine, et

83 Ibid p.133 Traduction libre depuis la version judéo-espagnole écrite en caractères latins, publiée dans MODIANO Isaac Shmuel, «Complas de Tebaria» in Séfer renanat mizmor, Salonique, 1753 : Dio consejo el Pacha que a el Rab le escriban / que se salga él con su djente para que ellos vivan / enpero, si quedaran adientro y su djente ahi ariban / no escapará almas de los djidios de Tebariá / El Rab Abulafia que esto oyiría / mandó presto a llamar por toda la djudería / Todo el que tiene habtahá y con mi se abrigaría / no es razón de salir y dedjar Teberiá. Cet épisode est aujourd'hui oublié dans le contexte du conflit israélo-palestinien, mais ce type d'alliance se reproduit plusieurs fois dans l'histoire de la Palestine.

84 SCHWARZ Joseph, Descriptive geography and brief historical sketch of Palestine, A. Hart, 1850, p. 42.85 Conférence de Pilar ROMEU, Apogée et décadence du judéo-espagnol, Insitut d'Etudes juives Elie Wiesel, Paris,

2006.

37

que leur langue doit être l'hébreu. Andrew Hedler pense que ses idées ont durablement

inspiré Theodore Herzl. Alkalay s'installa à Belgrade dans la communauté de Zemun,

point de jonction géograpahique entre le monde séfarade et ashkénaze, et y rencontra en

effet le père et le grand-père d'Herzl86. Esther Benbassa propose une nouvelle lecture du

sionisme dans l'Empire Ottoman, affirmant qu'il « se renforça face aux difficultés des

communautés dans l'Empire87 ».

Pour conclure, bien qu'animées par des projets différents, les communautés de Safed et de

Tibériade souffrirent toutes deux d'une insécurité constante et des destructions

systématiques. Terre d'élection pour des milliers de réfugiés « espagnols », la Palestine ne

conserva pas, en dehors de son rôle religieux, cet apport identitaire hispanique.

3°) La coexistence dans l'Empire vue par les Séfarades

La majorité de la population séfarade, concentrée dans les mellah des villes de l'Empire,

vivait essentiellement d'artisanat. La cohabitation avec le pouvoir et la majorité islamique

ou orthodoxe n'était pourtant pas pacifique. Comme les autres minorités de l'Empire les

Juifs souffraient des pillages du corps des janissaires et des abus et extorsions des

gouverneurs locaux. En revanche, ils étaient les seuls régulièrement accusés de crime

rituel88. À une époque où les souverains européens ne réagissaient pas face à de telles

allégations les sultans intervinrent à plusieurs reprises. En 1540, face à l'accusation de

crime rituel proférée par la communauté orthodoxe d'Amasya, Soliman le magnifique

émit un décret interdisant aux valis (gouverneurs de province) et aux juges d'avancer des

accusations, lesquelles devaient être directement examinées par la Cour impériale89. Plus

tard en 1840 le sultan Abdul Majid rédigea un décret de condamnation d'accusation de

crime rituel : « Par l'amour que nous portons à nos sujets nous ne pouvons accepter que la

86 HANDLER Andrew, The life and times of Theodor Herzl in Budapest (1860-1878), University of Alabama Press, Tuscaloosa, 1983, p. 161.

87 BENBASSA Esther, « Le sionisme dans l'Empire Ottoman à l'aube du 20ème siècle » in Vingtième siècle, N°24, 1999, p. 80.

88 La calomnie de crime rituel est née en Allemagne au Moyen-Âge et se diffusa tant dans le monde chrétien que musulman. Il reposait sur la croyance que les Juifs utilisaient du sang d'enfants chrétiens dans la confection du pain azyme, de consommation obligatoire dans la communauté pendant les huit jours de la Pâque.

89 GÜLERYÜZ Naïm, « La comunidad sefardí de Istanbul : historia y restos materiales » in El camino de la lengua castellana y su expansión en el Mediterráneo : las rutas de Sefarad, dir. Fundación de la lengua castellana, Madrid, 2008, p. 105.

38

nation juive, dont l'innocence face au crime dénoncé est évidente, soit poursuivie et

inquiétée par des accusations qui n'ont aucun fondement »90.

Évoquons plus en détail l'affaire du «Purim de Rhodes» de 1840, telle qu'Elena Romero

l'analyse91. Un Juif originaire de Smyrne, du nom de Kalomiti, arriva à Rhodes pour

vendre des éponges, ce qui provoqua la colère des Grecs orthodoxes qui disposaient du

monopole de cette production. Pour se venger ils manipulèrent un habitant juif, vendeur

ambulant d’œufs et déficient mental, et lui firent miroiter une récompense s'il rendait

coupable l'un des dirigeants de la communauté de l'enlèvement d'un enfant chrétien. Le

plan fut mis en œuvre la veille de la fête de Purim. Le gouverneur de l'île, Youssouf

Pacha, incité par le clergé grec, le corps consulaire et une partie de juifs récemment

convertis à l'islam, bloqua l'entrée du quartier juif. Les rabbins et notables furent arrêtés

et torturés. Au bout de quinze jours, les accusés furent relâchés et le gouverneur attendit

des instructions complémentaires. Les dirigeants de la communauté juive contactèrent le

banquier séfarade de la Cour Abraham Camondo et le gendre du grand rabbin de Rhodes

se rendit à la cérémonie du selmalik. Au cours de cette procession organisée chaque

vendredi le sultan sortait du palais à cheval, prêtant attention aux requêtes formulées par

les représentants des millet92. Malgré ces tentatives d'interférer directement auprès du

pouvoir, la communauté juive n'eut aucune garantie dans la cessation des poursuites. Le

dernier jour de la Pâque Youssouf Pacha reçut pourtant l'ordre d'interrompre les

arrestations. En effet, au même moment, une affaire similaire eut lieu à Damas. Cette fois

le personnel diplomatique européen accusait directement les Juifs d'avoir assassiné un

moine capucin italien, disparu sans laissé de traces. Le protagonisme particulier du consul

de France provoqua de vives réactions internationales et permit aux associations

philanthropiques juives de se faire entendre pour la première fois dans le concert des

nations. Une délégation composée par Moïse Montefiore, sheriff de Londres d'origine

séfarade, Isaac Adolphe Crémieux président du consistoire de France, et Salomon Munk

érudit franco-allemand s'empara de l'affaire et se rendit en Egypte pour intercéder auprès

de Mohamed Ali, gouverneur de Syrie. Celui-ci libéra finalement les Juifs de Damas, et

90 Ibid p. 105.91 ROMERO, Entre dos (o mas) fuegos..., Op. cit. pp. 248-258.92 Ibid p. 252.

39

quelques jours plus tard le sultan ottoman Abdul Majid prit aussi ses responsabilités en

émettant le décret cité précédemment en faveur des Juifs de Rhodes. La situation se

stabilisa donc par l'intervention de Juifs occidentaux, plus tard relayés par le Royaume-

Uni autoproclamé défenseur de la minorité juive93.

Les Juifs exprimaient la menace physique dont ils étaient victimes dans des mots parfois

durs. Voici l'extrait d'une copla anonyme judéo-espagnole recueillie par Abraham Galante

sur l'île de Rhodes au début du XXème siècle94.

« Ils pensèrent le mal de toute la juiverie

Et de calomnie les Grecs nous accusèrent

Ceux que nous avions comme amis

Se firent ennemis

Parce que nous pêchons, nous oublions l'exil

[…] Pendu que soit le converti, son nom Abdela95»

A l'instar de la société andalouse plusieurs siècles plus tôt, la société ottomane est

aujourd'hui pensée dans la violence de son autoritarisme, mais aussi dans l'équilibre d'une

paix sociale maintenue entre les minorités. Cette vision idyllique est particulièrement

prenante tant chez les descendants des Judéo-espagnols que chez les occidentaux. Shmuel

Trigano situe la construction de ce regard mélioratif dans le contexte de la création de

l’État d'Israël. Construit sur le devoir de mémoire de la Shoah, cet État n'a jamais pensé

les pertes des territoires séfarades, moins urgent dans la mémoire de l'identité juive. Au

contraire, les opposants à la création d'Israël se seraient emparés de la question pour

accabler l’État sioniste de la fin d'une idylle entre Séfarades et musulmans96. Shmuel

Trigano n'hésite pas à dénoncer à ce titre une « manipulation idéologique » dirigée contre

Israël.

93 Cours de DUMAZY F., Europe et la Méditerranée, Institut d'Etudes Politiques d'Aix-en-Provence, Octobre 2011.

94 Traduction libre du judéo-espagnol, GALANTE, Histoire des Juifs de Rhodes, AIU, Istanbul, 1935 : Grande mal pensaron por la djudería / Y 'alila alevantaron los gregos por mantchia / los que mos tenían como amigos / se hicieron enemigos / porque a Dio pequimos, del galut mos olvidamos / […] Taluy del meshumad, su nombre 'Abdela, / sus pies coren para mal como la sanjiguêla, / […] Behayé kol Yisrael / Sea enforcado y también arastado.

95 Juif converti à l'Islam « Abdela » aurait favorisé la persécution des rabbins par les Grecs pendant l'affaire.

96 Conférence de Shmuel Triagno Recréer l'héritage du passé à l'Université Paris X-Nanterre, mars 2007.

40

Il est attesté qu'en dehors d'une minorité à la solde du pouvoir ottoman, l'immense

majorité des Séfarades vivait dans une situation précaire relative à leur statut de dhimmi.

Cette précarité ne donnait pas lieu à des conflits systématiques ou généralisés mais la

méfiance et les tensions entres les groupes ethniques quels qu'ils soient étaient latentes.

Les alliances entre des pouvoirs locaux musulmans et juifs, comme dans le cas de la ville

de Tibériade au XVIIIème siècle, n'entrent pas en contradiction avec notre propos. Elles

ont été étonnement oubliées parce qu'elles rappellent que des accords politiques

conjoncturels étaient possibles, et ces nuances mettent en péril les visions globalisantes

qui s'affrontent aujourd'hui sur fond de conflit israélo-palestinien, que ce soit celle qui

idéalise l'organisation du pouvoir califal ottoman ou celle qui rappelle l'incompatibilité

historique de deux cultures.

C- Des nationalismes à la Shoah : la destruction des terroirs judéo-espagnols

La « question d'Orient » au XIXème siècle est celle du recul progressif de l'Empire

Ottoman face aux nationalismes. Si les minorités chrétiennes aspirent à l’État-nation et à

l'émancipation du joug turc les Juifs voient en revanche leur position se dégrader. Les

communautés séfarades commencent alors à émigrer, puis à disparaître dans l'entreprise

de destruction nazie. Seule la Turquie conserve aujourd'hui une minorité juive

relativement dynamique. Sans ressources en Israël, la mémoire séfarade oscille entre

souvenir d'une cohabitation douloureuse en Méditerranée orientale et nostalgie d'une vie

propice au multiculturalisme et à l'affirmation de leur identité hispanique.

1°) L'émigration des Juifs des Balkans au début du XXème siècle

La situation des Juifs dans l'Entre-deux-guerres était précaire. Les flux d'émigration se

densifièrent vers les États-Unis et l'Europe Occidentale d'une part, puis vers la Palestine

d'autre part. Cette précarité fut aggravée par un environnement nationaliste et exclusif des

minorités depuis l'éclatement de l'Empire Ottoman. L'échange de populations entre la

Grèce et la Turquie affecta indirectement les Juifs. Bien qu'il loua la quiétude de la cité et

l'harmonie entre les confessions Michael Molho évoqua ces bouleversements à Kastoria.

41

« Lors de l'échange de populations, les Turcs, au nombre de deux mille cinq cents, ont

émigré, et ont été remplacé par des réfugiés de confession orthodoxe, venus des régions

conservées par la Turquie. Ces réfugiés habitent un nouveau quartier dans la ville97. »

Hors selon l'auteur la cité grecque ne comptait que dix mille habitants, dont un millier de

Juifs, et son organisation économique et sociale fut par conséquent considérablement

altérée. Jusqu'à présent, le relatif développement économique de la ville reposait sur un

équilibre dans la répartition des branches d'activité. Les Turcs occupaient les postes

administratifs, ils étaient aussi pêcheurs et bateliers. Les Grecs orthodoxes étaient

essentiellement cultivateurs et pelletiers, quand les Juifs étaient artisans, commerçants,

épiciers et ambulants98. Depuis la reconnaissance des indépendances balkaniques et

turque la minorité juive ne devenait plus indispensable dans l'organisation économique et

politique, elle provoquait même une hostilité grandissante, notamment en Grèce où

l'antisémitisme se teintait d'anti-turquisme agressif.

Quand s'achève la première guerre balkanique en 1912 la ville de Salonique devient

grecque et quitte le giron de l'Empire Ottoman. L'hostilité envers les Juifs se fait toujours

plus forte alors que les réfugiés grecs de Thrace ou d'Anatolie commencent à affluer dans

la cité. L'entre-deux-guerres à Salonique fut une période douloureuse, émaillée de drames

pour les Séfarades. En 1917 en pleine première guerre mondiale un terrible incendie

réduit en cendres la partie ancienne de la ville. Le désastre marque selon les historiens le

début de l'agonie de la communauté séfarade de Salonique99. Grâce à des données

recueillies à l'époque Jospeh Nehama précise que 53 737 Juifs furent touchés, contre 10

334 Grecs chrétiens et 11 360 Turcs musulmans100. La reconstruction débuta en 1922 et la

loi du ministre grec des transports Papanastasiu permit de mettre en œuvre d'abusives

expropriations massives101 qui ruinèrent des milliers de familles juives. Selon Moshe

Attias il semple peu crédible que le feu ait été déclenché sans l'intention délibérée de

réduire à néant la vie juive de la ville102. Les origines de l'incendie sont toujours discutées

97 MOLHO Michael, Histoire des israélites de Kastoria, AIU, Thessalonique, 1938, p. 118.98 Ibid p. 119 ; Michael Molho dresse le portrait des commerçants ambulants p. 120.99 ROMERO Elena « Historia y creacion literraria de los sefardies : una vision de conjunto » in El camino de la

lengua castellana, Op. cit. p. 71.100NEHAMA Jospeh, Histoire des israélites de Salonique, réédition Université de Thessalonique, Thessalonique,

1978, pp. 764-770.101ROMERO, Entre dos (o más) fuegos... , Op. cit. p. 647.102Ibid p. 648

42

aujourd'hui par les historiens. Témoin de la catastrophe Samuel Levy écrivit alors : « Les

premiers jours qui suivirent le sinistre tous ceux qui purent fuir vers l'Europe et

l'Amérique abandonnèrent tout derrière eux et s'embarquèrent vers des mondes

meilleurs103 ».

Les guerres successives et l'antisémitisme compliquèrent les activités des Séfarades et

favorisèrent leur émigration, à Salonique mais aussi dans tous les Balkans. La soumission

à une nouvelle autorité entrava le commerce, le recrutement militaire força l’assimilation,

les Séfarades se firent la guerre entre 1919 et 1922 au nom de la patrie grecque ou

turque104. La situation politique en Grèce fut particulièrement chaotique, émaillée de

coups d’États et de tensions constantes entre factions. La monarchie abolie, la République

fut proclamée en 1924 mais les rivalités ne cessèrent pas. Les Judéo-espagnols se

montrèrent plutôt en faveur des monarchistes, contre les politiques antisémites des

républicains de Vénizelos. En effet, depuis la fin de la première guerre mondiale, toute

une série de mesures avait été prise contre la communauté: l'obligation de se soumettre au

repos dominical et de fermer les commerces et entreprises le dimanche, la réduction de

l'autonomie du système éducatif, la création d'un collège électoral séparé pour les Juifs,

l'interdiction d'utiliser l'hébreu dans les commerces et épiceries et le judéo-espagnol dans

les livres de compte, la continuité du projet urbain de Salonique et de l'expropriation sans

compensation financière, l'appui aux cercles antisémites et aux organisations

nationalistes105. Cette dégradation de la situation se traduisit fin juin 1931 par un pogrom

qui répandit la terreur dans la ville. Attisés par le journal antisémite Makedonia et le

soutien de la police, l'«Union nationale grecque» Ezninki Enosis Elados groupe

d'extrême-droite né en 1930 pilla le quartier Campbell durant deux jours et deux nuits.

Face à la passivité du gouvernement de Venizelos et de la population civile grecque ils

passèrent à tabac plusieurs habitants et détruirent une synagogue, un hôpital, et une

trentaine de maisons106. Le pogrom provoqua une nouvelle vague d'immigration, et les

responsables furent libérés, officiellement pour faute de preuves107.

103LEVY Samuel, Flama acendida, Salonique, 1917, p.56 cité dans ROMERO Ibid p. 649.104SAUL Moshe, « Djudíos en el ejército » in Aki Yerushalaïm, N°62, 2000, p. 27-29.105 ROMERO, Entre dos (o más) fuegos... , Op. cit. p. 731.106Ibid p. 737.107Ibid p. 731.

43

Malgré la précarité de leur situation, les Juifs de Salonique parvinrent à maintenir une

présence démographique conséquente. Le recensement de 1912 faisait état de 64 000

habitants Juifs, et celui de 1940 de 56 400108. Michael Molho estime pourtant que plus de

40 000 Juifs quittèrent la ville entre 1908 et 1940 : la saignée migratoire fut compensée

en partie par le dynamisme démographique109. Cependant, le cœur du séfardisme était

déjà touché, dans sa vie économique et culturelle. En 1940 des trente deux synagogues

antérieures à la Première guerre mondiale il n'en restait plus que seize. Seuls quatre

journaux communautaires publiaient encore, deux en judéo-espagnol et deux en

français110. Jusqu'en 1943 et la destruction physique des Juifs par les Allemands

Salonique était malgré tout toujours considérée comme le phare du monde séfarade.

2°) La Shoah et l'agonie du monde judéo-espagnol

Le 9 avril 1941, quelques jours seulement après leur entrée en Grèce, les Allemands

fermèrent les bureaux de la communauté juive de Salonique et emprisonnèrent les

membres du Conseil municipal. Le premier ministre grec désigné par les nazis, le général

Tsolakoglou, tranquillisa d'abord la population juive, affirmant qu'il n'existait aucun

problème avec les Juifs et que ceux-ci avaient suffisamment fait preuve de leur

patriotisme pendant la dernière guerre contre les Turcs111. Cependant l'armée allemande se

livra pendant quinze mois au pillage des bibliothèques, des archives et des synagogues.

Par voie de presse l'ordre fut donné aux hommes israélites de dix huit à quarante cinq ans

de se réunir sur la place principale de Salonique le 11 juillet 1942. Neuf mille personnes

se réunirent et trois mille d'entre elles furent désignées et envoyées dans des camps de

travaux forcés en Grèce112. L'administrateur autrichien de la ville Max Marten promis leur

libération contre quarante mille dollars, soit plus de trois billions de drachmes. La

communauté s'empressa de réunir la somme mais elle ne put verser que deux billions. La

108SAWAS Stéphane, « La représentation de Salonique dans le cinéma grec » in Confluences Méditerranée, N°38, 2001, p. 145.

109MOLHO Rena, « Salónica : la Jerusalén de los Balcanes » in El camino de la lengua castellana, Op. cit. p. 143. 110Ibid p. 144.111Ibid p. 145.112MOLHO Rena, « Les Juifs en Grèce au XXème » in Matériaux pour l'histoire de notre temps, N°71, 2003, p.

46.

44

preuve du versement ne fut établie juridiquement que récemment, ouvrant la voie à de

nouvelles compensations financières de la part de l'Allemagne dans les années 2000113.

En décembre 1942 le docteur Marten ordonna la destruction du cimetière juif, plus

grande nécropole juive d'Europe qui comptait pas moins de cinq cent mille sépultures.

Les pierres tombales furent réutilisées dans diverses constructions, dont une piscine pour

les officiers allemands. Début 1943 alors que l'avancée du troisième Reich en

Méditerranée était déjà largement compromise Alois Brunner fut envoyé à Salonique

pour organiser la déportation des Juifs. Jusqu'au mois d'août dix-neuf trains chargés de

deux mille cinq cents à trois mille Juifs chacun quittèrent Salonique pour Auschwitz,

Birkennau, Treblinca et Bergen Belsen. Moins de deux milles Juifs reviendront des

camps. La majorité immigra aux États-Unis et en Israël114. Le comportement du grand

rabbin de la ville pendant la guerre est toujours extrêmement controversé. Né en Autriche,

Zvi Koretz arriva à Salonique après la première guerre mondiale. Il dut apprendre le

judéo-espagnol pour se faire accepter par ses coreligionaires. En 1941 il fut très tôt arrêté

par les Allemands, puis libéré en décembre 1942 il fut nommé président du conseil juif de

Salonique, organisation manipulée par les occupants pour faciliter le recensement des

Séfarades. En mars 1943 il participa à l'organisation du départ d'un convoi de Juifs en

direction de Cracovie. Les trains les emmenaient en réalité dans les camps, mais il est

impossible de savoir si les judenraten115 étaient au courant de leur destination réelle.

Toujours est-il que l'application des ordres allemands facilitera grandement la réalisation

de la « solution finale ». Certains survivants, comme Jacques Stroumsa, considèrent Zvi

Koretz comme directement responsable de la déportation des milliers de Juifs de

Salonique. Hannah Arendt cite explicitement le cas Koretz pour illustrer la responsabilité

de certains Juifs dans la Shoah et le triomphe de la « banalité du mal »116. À son

comportement est souvent opposé celui du rabbin d'Athènes, Barzilaï. Convoqué par

Dieter Wislecny et pressé de lui remettre les registres de la communauté dans lesquels

figurent les noms, adresses et professions des Juifs d'Athènes, celui-ci fit croire qu'ils

avaient été détruits117. Feignant sa bonne foi, il s'engagea à recueillir au jour le jour le

113VRADELIS Stanios, « La rançon de Merten enfin prouvée » in Ta Nea, Athènes, 08/10/2005.114RENA, « Les Juifs en Grèce... », Op. cit. p. 48.115Le judenräte était un corps administratif mis en place par les Allemands dans les ghettos d'Europe Orientale. Il

n'y eut que deux ghettos organisés selon ce modèle dans les Balkans, à Salonique et à Bitola.116 ARENDT Hannah, Eichmann à Jérusalem, Gallimard dexième édition augmentée, Paris, 1997, p. 114.117Données disponibles sur akadem.org « L'action du rabbin Barzilaï ».

45

maximum d'informations possibles, et gagna du temps pour mettre parallèlement en place

un réseau clandestin. Avec l'aide essentielle de l'archevêque orthodoxe Damaskinos, il

sauva plusieurs centaines de ses coreligionnaires. Cependant son action ne put faire face

aux traques des nazis. Sur trois mille cinq cent âmes juives en 1940, la moitié parviendra

à échapper à la déportation.

Les communautés de Thrace et de Macédoine, territoires annexés par les Allemands,

furent décimées à plus de quatre vingt dix pour cent. Dans la ville de Monastir (Bitola)

fut construit un ghetto sur le modèle des villes d'Europe orientale118. Les territoires sous

contrôle italien tels que l'Epire ne furent pas épargnés, dès lors que l'occupation

allemande s'exerça de manière directe en 1942. La communauté juive de Ioannina, l'une

des plus anciennes des Balkans, fut exterminée dans sa totalité en 1944119. La Bosnie et la

Croatie sous le joug oustachi virent disparaître plusieurs milliers de Juifs et de Serbes

dans le camp de Jasenovac, seul camp d'extermination non contrôlé par les nazis pendant

la Seconde guerre mondiale et seul camp d'extermination dans la péninsule balkanique120.

La population juive de Sarajevo passa de quinze mille personnes (soit vingt pour cent de

la population) à un petit millier. Finalement, seuls les Séfarades de Bulgarie et de Turquie

furent protégés. Entre 1945 et 1949 l'immense majorité des Juifs bulgares émigrèrent en

Israël, mais en Turquie la communauté se maintint plus longtemps.

3°) L'intégration des Judéo-espagnols dan la Turquie moderne

Mustafa Kemal souhaita consolider ses réformes dans les années 1930 et déclara sa

neutralité pendant la Seconde Guerre Mondiale, selon sa doctrine « paix à la maison, paix

dans le monde ». En 1933 plusieurs professeurs Juifs allemands destitués de leurs postes

universitaires par le pouvoir nazi furent invités par Atatürk à s'établir en Turquie pour

contribuer aux développement des universités turques121. Le pays devint un refuge pour

de nombreux Juifs qui fuyaient l'holocauste, mais des zones d'ombre demeurent,

118COHEN Mark, Last century of a sephardic community : the Jews of Monastir, Foundation for the advancement of Sephardic studies and culture, New-York, 2001.

119SILVER Laura, « Spreading little-known history of Romaniote jews » in Daily news, New-York, 18/06/2008.120LEVY Luc, « Le syndrome oustachi » in Matériaux pour l'histoire de notre temps, N°19, 1990, pp. 53-55.121GÜLERYÜZ, « La comunidad sefardí de Estambul », Op. cit. p. 104.

46

notamment sur le rôle des autorités dans l'interdiction des bateaux de réfugiés de se

diriger vers la Palestine et de se ravitailler dans les ports. Ayse Hür, historienne

spécialisée dans l'étude des politiques turques à l'égard des minorités au XXème siècle,

dénonce même la politique très restrictive de la Turquie à l'égard des réfugiés et la

sympathie affichée par le pouvoir à l'égard du nazisme depuis l'accord turco-germanique

de 1941. « Dans la mesure où bon nombre de pays européens ont fait preuve de la même

attitude à cette époque, il n'y a sans doute pas de raison d'en éprouver plus de honte

qu'eux. Mais n'inventons pas de faux héros et de fausses histoires pour nier notre

responsabilité dans les souffrances des victimes122 ». Il existe aujourd'hui l'idée largement

partagée tant par les Turcs que par les Juifs que la Turquie a contribué au sauvetage de

milliers de Juifs et que sa population fut imperméable aux dangers de l'antisémitisme. Il a

en effet été prouvé que des diplomates turcs sauvèrent dans les pays occupés par les

Allemands des centaines de Juifs en leur octroyant des passeports. Selahattin Ülkümen

consul à Rhodes de 1943 à 1944 fut reconnu en 1990 hasid umot ha'olam « juste parmi

les gentils » par l'institution Yad Vashem de Jérusalem123. Il ne faut pas non plus oublier

que la Turquie fut le troisième État à reconnaître Israël en 1949. David Marcilhacy

analyse le rapport complexe qu'entretiennent Turcs et Judéo-espagnols à travers l'étude de

la presse communautaire124. Créé en 1947 le journal officiel de la communauté juive

Şalom loue la fidélité des Juifs à la patrie turque. Bien qu'il conserve une page en judéo-

espagnol, l'hebdomadaire est essentiellement rédigé en turc depuis les années 1970125.

La généralisation de l'éducation en turc depuis 1923 a joué un rôle primordial dans le

déclin du judéo-espagnol, dans le contexte d'une campagne d'assimilation forcée portée

par le slogan Vatandas türkçe konush « Citoyen parle turc ! ».

Au détour d'une ruelle des anciens mellahs il n'était pas rare d'entendre parler le judéo-

espagnol jusque dans les années 1980126. La relation de fidélité de la diaspora séfarade à

la patrie turque est complexe, parce qu'elle suppose l'oubli d'un passé multiculturel que le

122HÜR Ayse « Le mythe des Schindlers turcs » article paru dans Taraf le 25/05/2008.123GÜLERYÜZ, « La comunidad sefardí de Estambul », Op. cit. p. 105.124MARCILHACY David, « Les Juifs séfarades de Turquie, une minorité mise sous presse » in Outre-terre, Revue

française de géopolitique, N°10, 2005, pp. 379-386.125Ibid p. 381.126M. GROC prefesseur à l'IEP d'Aix-en-Provence fait allusion dans son cours « Turquie et Asie centrale » à de

telles rencontres.

47

pouvoir turc contemporain s'est attaché à faire disparaître. Dans l'histoire de l'Empire il

était impossible pour les Juifs dépourvus de territoire de penser la « révolution

nationale » telle qu'elle fut mise en œuvre en Grèce ou en Bulgarie. Les Judéo-espagnols

ont placé leurs espérances dans le pouvoir central de Constantinople devenue Istanbul.

Ceci explique par exemple la présence de Juifs et leur rôle dans la révolution des « jeunes

turcs » à Salonique en 1909127. Devenus aux yeux des peuples chrétiens les alliés fidèles

des Turcs, ils durent faire face aux nationalismes balkaniques avec une extrême violence :

comme nous l'avons vu l'obligation de s'engager dans les armées et de participer aux

guerres gréco-bulgare ou gréco-turque n'avaient pour eux aucun sens. Ce n'est

certainement pas par hasard si la communauté bulgare rescapée de la Shoah émigra à plus

de quatre-vingt dix pour cent en Israël alors que la communauté turque resta relativement

dynamique128. Aujourd'hui plus de vingt mille Juifs vivent toujours en Turquie, malgré le

regain d'antisémitisme lié au conflit israélo-palestinien et attisé par l'islamisme radical129.

Les récentes tensions diplomatiques entre Israël et la Turquie ont placé la communauté

dans une situation délicate : l'hebdomadaire Şalom a pris ses distances avec le

gouvernement de Benyamin Netanyahou en mars 2010130.

Face à l’ambiguïté du pouvoir turc et à sa politique nationaliste, les Judéo-espagnols

n'eurent d'autre choix que de prendre leur distance avec Israël et de prouver leur parfaite

intégration. Ceux qui ont quitté le pays sont aujourd'hui partagés entre une nostalgie

vivace et le sentiment que le pouvoir turc manipule la communauté, la caractérisant de

« minorité fidèle » ou de « minorité menaçante » selon les circonstances131. Le film de

Nora Seni Si je t'oublie Istanbul témoigne de cette confusion des sentiments132. Nous

conclurons cependant par l'extrait d'un poème écrit para Sara Benveniste, auteur résidant

aujourd'hui en Israël, et pleurant une patrie turque qui n'existe certainement plus que dans

l'imaginaire133 .

127ROMERO Elena, Entre dos (o más) fuegos... , Op. Cit. pp. 387-432.128L'installation d'un pouvoir communiste en Bulgarie peut expliquer l'attrait du sionisme et l'exil massif des Juifs

bulgares, mais parallèlement on remarquera que la situation d'instabilité et de violence politique en Turquie n'affecta que peu la démographie séfarade dans ce pays.

129Attentat terroriste en 1986 près de la synagogue de Nave Shalom et en 2003 au même endroit.130MOLINAS Ivo dans Shalom cité in Courrier international, N°1024, 17-23 juin 2010.131Conférence de BALI Rifat, MALLET Laurent-Olivier et SENI Nora Juifs turcs ou juifs de Turquie au Musée

d'art et d'histoire du judaïsme, Paris, décembre 2009.132SENI Nora, Si je t'oublie Istanbul, Istanbul film agency, 1990.133Traduction libre du judéo-espagnol in ROMERO, Entre dos (o más)..., Op. cit. p. 776 : Seremos alegres y

48

« Nous serons heureux et reconnaissants

Où que nous soyons nostalgie nous aurons

Pour la Turquie et sa belle terre

Nous louerons son peuple et sa grandeur »

4°) La vision romantique de la diaspora aujourd'hui

Quel regard les descendants des Judéo-espagnols portent-ils sur leur identité et leur

histoire? La situation économique des masses juives en Méditerranée orientale était

devenue précaire au début du XXème siècle, à l'instar du déclin de la civilisation

ottomane. La prise de conscience d'un sous-développement s'accompagna d'un danger

d'élimination physique toujours plus proche. Comme nous l'avons évoqué précédemment,

le projet sioniste convainquit nombre de Juifs séfarades. En Israël la politique

d'hébraïsation et la suprématie politique ashkénaze ne permirent pas d'envisager la

transmission de la culture judéo-espagnole. Albert de Vidas éditeur de la revue Erensia

Sefarad témoigne avec amertume : « Nous sommes déconsidérés en Israël, parce que

nous n'avons pas de pouvoir politique comme les Ashkenazim et les Mizrahim [Juifs

d'Orient de culture arabe]. Nous n'avons pas de députés, pas d'écoles où nos fils et filles

puissent recevoir un enseignement en notre langue134 ». Cependant, Israël a fini par rendre

impossible la distinction d'une diaspora séfarade car la mixité des mariages entre citoyens

du pays a rendu ces distinctions « tribalistes » inutiles. Que restent-ils aux descendants

des Judéo-espagnols pour fédérer leur identité en-dehors du cadre national, qu'il soit

israélien, turc, ou autre ?

Les acteurs s'approprient des images et construisent un système mémoriel qui laisse place

à des perceptions fantasmées, ils restituent les états sensoriels d'une vie qu'ils n'ont

pourtant pas vécue. « Dans nos ghettos dispersés le visiteur était saisi par je ne sais quel

parfum d'Orient biblique dès qu'il franchissait le seuil de nos maisons basses, au fond de

nos ruelles étroites encombrées d'échoppes où le marchand et l'artisan emploient les

reconocientes / onde estaremos nostalgía tendremos / por la Turquía y su hermosá tierra / alabaremos su pueblo, su grandeza.

134Cité in STUDEMUND-HALEVY Michael, « Des vies sous les cendres » in Les Séfarades en littérature : un parcours millénaire, dir. BENBASSA Esther, Centre Alberto Benveniste pour les études et la culture séfarades, Presses Paris Sorbonne, Paris, 2005, p. 172.

49

mêmes techniques ou presque qui furent celles de l'Orient biblique » dit André

Chouraqui, ancien maire adjoint de Jérusalem issu d'une famille séfarade135.

Le parcours d'un livre possédé par les Séfarades est devenu une légende et un symbole

national en Bosnie-Herzégovine. L'ouvrage est l'un des plus anciens manuscrits

enluminés de l'Europe méridionale. Appelé Haggadah de Sarajevo, c'est un livre sacré

servant à l'office du Seder, fête qui célèbre l'accession à la liberté du peuple juif pendant

Pessah, la Pâque juive. La Haggadah narre l'Exode, le voyage du peuple juif mené par

Moïse, la fuite d’Égypte et la traversée de la Mer Rouge. Nous ne savons que peu de

choses sur ses origines, il fut sans doute élaboré entre 1340 et 1370 en Catalogne, à

Barcelone ou à Gérone136. Selon le président de la communauté juive de Bosnie-

Herzégovine des illustrateurs chrétiens et musulmans participèrent à sa confection à en

juger par les figures humaines qui y sont représentées. Les Juifs y arborent parfois des

couronnes de rois chrétiens ou des vêtements portés à l'époque par les musulmans137.

L'interdiction de représenter la divinité dans le judaïsme est dans le manuscrit largement

transgressée : la Haggadah est une œuvre d'art figurative. Sortie miraculeusement

indemne de l'histoire trouble de la Méditerranée, elle est surtout le symbole d'une culture

qui manifeste l'équilibre symbiotique de l'Espagne des trois religions.

L'itinéraire du manuscrit commence en 1492. Une famille juive échappant aux rigueurs

de l'Inquisition parvient à faire sortir le livre d'Espagne pour l'Italie. À Rome le livre

réapparaît en 1510 alors qu'il est acheté par un mécène. Fuyant de nouveau l'Inquisition,

la Haggadah voyage dans les Balkans dominés par l'Empire Ottoman, même si nous

n'avons aucune données historiques nous le confirmant. Le manuscrit ne réapparaît qu'en

1894 quand une famille de la communauté juive de Sarajevo la vend à la bibliothèque

nationale bosniaque pour cent cinquante florins. Pendant la Première Guerre Mondiale, la

guerre fait rage dans les Balkans et les Autrichiens doivent à plusieurs reprises évacuer

Sarajevo face aux avancées des troupes serbes. La Haggadah est protégée à Vienne, puis

son retour à Sarajevo est mentionné en 1930, quand la Bosnie fait partie du Royaume de

135Cité in LEROY Béatrice, L'aventure séfarade, Flammarion, Paris, 1991, p. 57.136FINCI Jakob in NIETO, El último sefardí, Op. cit. p. 99.137Ibid p. 100.

50

Yougoslavie. Elle trouve alors sa place au Musée national de Bosnie. La Seconde Guerre

Mondiale et l'occupation allemande en 1941 menacent directement les biens de la

communauté juive. En 1942 le général nazi Johann Fortner donne l'ordre de confisquer le

manuscrit au nom du Troisième Reich. Le directeur du musée Dervis Korkut, d'origine

albanaise, fait croire que des officiers allemands ont déjà emporté le livre138. En réalité, il

le confie à un imam qui le cachera jusqu'à la fin de la guerre dans la bibliothèque de sa

mosquée à Zenica. Le manuscrit n'est restitué aux autorités de la ville que dans les années

1970, il devient déjà le symbole de la résistance farouche de la ville contre les

envahisseurs, quelle que soit leur religion ou ethnie.

Pourtant la guerre n'a pas fini de menacer la capitale bosniaque, et le déchirement de la

Yougoslavie qui épargne d'abord la Bosnie se cristallise dès 1992 autour de Sarajevo, à

l'occasion du plus long siège de l'histoire contemporaine (du 5 avril 1992 au 29 février

1996). Les forces serbes qui encerclent la ville n'hésitent pas à procéder à un véritable

génocide culturel en détruisant son patrimoine, dont la Bibliothèque nationale.

Aujourd'hui nous pouvons lire sur les murs du bâtiment toujours en ruines: « Dans la nuit

du 25 au 26 août 1992 des criminels serbes ont mis le feu à la Bibliothèque nationale et

universitaire. Plus de deux millions de livres et journaux ont disparu dans les flammes.

N'oubliez pas, souvenez-vous ». Très peu d'ouvrages sont sauvés des flammes, et pourtant

des rumeurs font état du sauvetage de la Haggadah. Les spéculations se multiplient, les

différentes parties au conflit s'accusent mutuellement d'avoir vendu le manuscrit pour

acheter des armes. En réalité le livre aurait été découvert à même le sol le lendemain du

bombardement par l'inspecteur de police Fahrudin Cebo, puis transporté dans un coffre-

fort de la banque centrale, même si les témoignages divergent à ce sujet139. Le

gouvernement bosniaque d'Alija Izetbegovic affirma qu'il était en sa possession en 1995,

et pour faire taire les rumeurs il le présenta à la communauté juive de la ville pour la

Pâque de la même année. Restauré grâce à des fonds privés et internationaux (UNESCO)

il est placé depuis 2002 dans une chambre secrète du musée national de Sarajevo. Le

Grand mufti de Sarajevo n'a pas hésité à ériger la Haggadah en symbole de la tolérance

138FINCI Jakob in NIETO, El ultimo..., Op. cit. p. 99 confirmé par The Jewish foundation for the righteous http://www.jfr.org/site/PageServer?pagename=sup_korkut consulté le 13/02/2012.

139Ibid p. 100.

51

religieuse bosniaque, rappelant qu'elle fut sauvée à deux reprises par des musulmans.

Selon Jakob Finci « le livre est merveilleux, non seulement comme pièce artistique mais

aussi comme témoignage d'une histoire vivante. Le livre est la preuve matérielle de nos

profondes racines espagnoles et du long chemin d'exil entre Sefarad et Sarajevo.140»

L'homme s'interroge alors sur l'émergence du symbole bosniaque à travers un livre écrit

en Espagne et fondamentalement juif. Il estime que le multiculturalisme de Sarajevo, cité

qui disputait à Salonique le titre de Jérusalem des Balkans pour la présence séculaire des

trois religions monothéistes, n'est pas un simple visage que la ville offre à ses visiteurs,

mais son véritable ressort identitaire. Contrairement à Salonique devenue exclusivement

grecque et oublieuse de sa mémoire multiculturelle dès la première moitié du XXème

siècle, Sarajevo a conservé plus longtemps un modèle hérité de l'ottomanisme, sa

composition multiethnique et plurireligieuse. Peut-être n'était-ce qu'une question de

décalage historique. Le sanglant nationalisme de la décennie 1990 n'épargna pas la

capitale bosniaque, aujourd'hui toujours divisée. Une anecdote d'Eliezer Papo souligne

une fois de plus l'ironie de l'Histoire. « Quand commença la guerre en 1992 l'Espagne

commémorait le Cinq centième anniversaire de l'expulsion des Juifs. Le roi Juan Carlos

accueillit alors cinquante familles séfarades de Sarajevo qui fuyaient la guerre.141 »

L'histoire de la Haggadah est aujourd'hui une légende, le récit d'une épopée qui provoque

l'admiration et la fascination. Les descendants des Judéo-espagnols sont aujourd'hui fiers

de la raconter, que leurs ancêtres aient vécu en Bosnie ou pas : la Haggadah est le

symbole de leurs voyages à travers la Méditerranée142. Geraldine Brooks, auteur

américaine et spécialiste des manuscrits anciens, découvrit son existence alors qu'elle

était correspondante de guerre pour le Wall Street journal dans Sarajevo assiégée143. Après

plusieurs années d'investigations elle publia le roman People of the book traduit en

français par Le livre d'Hannah, récit du voyage de la Haggadah mêlant fiction et faits

historiques144. Réflexion sur la transmission, il rend hommage aux hommes et femmes qui

140Documentaire télévisuel El legado oral de los judíos expulsados de España, production Televisión española y Alea Televisión, 2003.

141PAPO Eliezer in NIETO El último sefardí, Op. cit. p. 101.142Entretien avec Gilad MOR, Tel Aviv, 17/08/2011.143ASSOULINE Pierre, « Le manuscrit trouvé à Sarajevo » in La République des livres (blog), 30/09/2008

consulté sur internet le 14/02/2012 http://passouline.blog.lemonde.fr.144BROOKS Geraldine, Le livre d'Hannah, Belfond, 2008, 413p.

52

ont sauvé le manuscrit, préservant ainsi la trace d'une culture mise en péril, l'infime partie

des productions de l'espace méditerranéen qui témoignent d'une synergie

méditerranéenne disparue depuis.

La mémoire judéo-espagnole confinée au souvenir nostalgique de l'Espagne est travaillée

autour de légendes parfois construites de toutes pièces à l'époque contemporaine.

Prenons l'exemple des clés d'Espagne. Selon la tradition avant de quitter les villes de

Tolède, Séville, Zaragoza ou Cordoue les Juifs fermèrent leur maisons et conservèrent les

clés dans l'espoir d'un éventuel retour. David Saltiel actuel président de la communauté

juive de Thessalonique affirme que les clés se sont transmises de génération en

génération. Les Séfarades partagent une chanson judéo-espagnole à propos de cette

tradition145:

« Où est la clé?

Qui était dans le tiroir

Mes grands-parents l'ont ramené

Avec grand peine

De leurs maisons d'Espagne »

Cette chanson a en réalité été écrite par Flory Jagoda, chanteuse séfarade de Bosnie née

en 1925146. Cette composition ne fait donc pas partie du patrimoine judéo-espagnol. Voici

l'explication avancée par Paloma Diaz Mas à propos de la légende : en 1905 la

publication de Españoles sin patria y la raza sefardí par Angel Pulido147 est la première à

rendre compte de la conservation de ces clés dans le bassin méditerranéen oriental148.

L'auteur espagnol qui découvre les communautés fait part d'une rencontre avec un Juif

des Balkans. Celui-ci lui aurait notamment présenté les clés de la demeure de ces

ancêtres. Eliezer Papo envisage l'invention de cette anecdote de la part d'Angel Pulido, à

une époque où les intellectuels espagnols commençaient à s'intéresser au sort des Juifs

expulsés. Mais il ajoute que le plus intéressant est l'énergie avec laquelle les Séfarades 145Traduction libre du judéo-espagnol, poème cité par SALTIEL David in NIETO, El último..., p. 105 : Donde está

la yave / ke estava en el cajón ? / Mis nonos la trazheron / Kon grande dolor / De su casa de Espanya.146FREIDENREICH Harriet, «Jewish women in Yugoslavia» in Jewish women's archive, New-York, 2005 consulté

sur internet le 13/02/2012 http://jwa.org/encyclopedia/article/yugoslavia .147PULIDO Angel, Españoles sin patria o la raza sefardí (1905), réédition Universidad de Granada, 1993, 659p.148DIAZ MAS Paloma in NIETO, El último..., Op. cit. p. 106.

53

commencèrent eux-aussi à chercher tout ce qui pouvait attirer l'attention de ces

intellectuels, n'hésitant pas à exagérer leur amour pour leur ancienne patrie dans l'idée de

conserver les clés de leurs ancêtres149. En quête de reconnaissance, ils n'ont pas hésité à

aménager leur mémoire historique, à tel point qu'aujourd'hui les descendants des Judéo-

espagnols continuent à croire dur comme fer à l'histoire des clés d'Espagne. Moshé

Rahmani, ancien éditeur de la revue Los Muestros confie à Miguel Angel Nieto « Ce n'est

certainement pas une histoire inventée. J'ai des amis qui ont conservé des clés vieilles de

plusieurs siècles150». Des milliers de familles possèdent en effet d'anciennes clés, sans

doute acquises au XIXème siècle, et comme le rappelle Paloma Diaz Mas pour des

questions de logique « si la légende était vraie et que nous contions toutes les clés, Tolède

aurait eu plus d'habitants à cette époque que Madrid aujourd'hui151». Elle conclue que la

véracité de l'histoire importe finalement peu et que la légende, même créée à la faveur

d'une vague romantique venue d'Espagne, montre de toute façon la relation affective de la

communauté avec un passé qu'elle considère glorieux. Matilda Gini de Barnatan,

animatrice du programme Sefarad à la Radio extérieure d'Espagne s'éloigne du débat sur

la question pour affirmer: « L'unique clé dont je dispose est ma langue. C'est l'unique clé

qui puisse m'ouvrir les portes152».

Quelle est donc cette langue qui porte les traces de l'exil et les accents de la

Méditerranée ?

Section 2 - Une langue de fusion comme marqueur identitaire

Nous savons désormais que les Juifs qui s'exilèrent vers le Portugal et le nord de l'Europe

adoptèrent les langues nationales en plein essor, le français, l'anglais ou le hollandais. En

revanche, dans le nord du Maroc et dans l'Empire Ottoman encore en formation non

seulement ils maintinrent leur langue espagnole mais ils l'imposèrent aux communautés

juives antérieures, comme les Romaniotes en Grèce153, voire aux non-Juifs qui en firent 149PAPO Eliezer in Ibid p. 106.150RAHMANI Moshé in Ibid p. 106.151DIAZ MAS Paloma in Ibid p.107.152GINI DE BARNATAN Matilda in Ibid p. 105.153A propos des Romaniotes en Grèce HANDMAN Marie-Elisabeth, « L’Autre des non-juifs …et des juifs: les

54

une langue véhiculaire indispensable dans le commerce : « Jusqu'au début du XXème

siècle le judéo-espagnol avait débordé le cadre de la communauté juive pour être utilisé

comme lingua franca pour les relations entre minorités, Grecs, Arméniens, Juifs... »154.

Intéressons nous à cette langue en commençant par distinguer sa variante savante,

appelée ladino, et sa variante vernaculaire désormais appelée judéo-espagnol ou

djudezmo. Nous analyserons ensuite son caractère syncrétique et profondément

méditerranéen avant de nous interroger sur son extinction.

A- Le phénomène de diglossie

Le linguiste Johann Strauss replace la situation particulière des Séfarades dans le cadre de

l'Empire Ottoman, propice selon lui au phénomène de diglossie155. Selon Charles

Ferguson, qui a théorisé le terme, il s'agit d'une situation dans laquelle deux variantes

d'une même langue se côtoient. La première, vernaculaire et pouvant se décliner en

plusieurs dialectes, se développe aux cotés d'une variété qui se caractérise par les points

suivants :

– Elle est beaucoup moins sujette aux altérations que la version vernaculaire car elle

s'articule autour de règles grammaticales extrêmement codifiées. Elle est en ce

sens plus complexe.

– Elle est le vecteur privilégié d'une littérature prestigieuse, ce qui introduit une

hiérarchie indéniable entre la langue savante et la langue populaire.

– Elle est seulement utilisée à l'écrit ou dans le cadre de discours formels, et ne

s'emploie jamais dans la conversation courante.

Le phénomène de diglossie prévalait au Moyen-Age sur les rives européennes de la

Méditerranée Occidentale (Espagne, France, Italie), quand le latin était la langue écrite

savante et les langues romanes vernaculaires ses variantes, avant que ces dernières ne

s'autonomisent totalement en langues nationales distinctes et éclipsent la prévalence de la

romaniotes » in Études balkaniques, N°9, 2002, pp. 133-164.154 TOLEDANO Joseph, Les séfarades, Brepols, Paris, 1992, p. 64.155 STRAUSS Johann, « Diglossie dans le domaine ottoman. Évolution et péripéties d'une situation linguistique » in Revue du monde musulman et de la Méditeranée, N°75-76, pp. 221-255.

55

langue romaine. Dans le cas ottoman Johann Strauss analyse des cas de diglossie plus

parfaits encore, distinguant l'arabe classique fusha et l'arabe vernaculaire 'ammiya, le grec

classique khatarevousa et populaire dhimotiki, mais aussi l'arménien savant ashxarapar et

celui des masses krapar156.

1°) La diglossie judéo-espagnole

Pour les Séfarades la question se pose aussi. Elle nous permet de souligner la distinction

fondamentale entre le ladino, langue savante des Séfarades, et le judéo-espagnol ou

djudezmo, langue vernaculaire constituée de multiples dialectes et influencée comme

nous le verrons par les langues riveraines de la Méditerranée. Les deux termes sont trop

souvent confondus, à tel point que l'on qualifie la culture ou la propre population séfarade

de ladina. Selon Haim Vidal Sephiha, cette erreur résulte des méconnaissances de

l'histoire linguistique, quand même les propres intéressés n'hésitent pas à qualifier leur

langue vernaculaire de ladino157. Ses multiples publications se sont évertuées à dénoncer

un « confusionisme » latent, encouragé par des instances pourtant destinées à sauver le

judéo-espagnol vernaculaire, telles que l'Autorité Nationale du Ladino158. La confusion

aurait selon lui plusieurs origines.

– Ladino de «latin» était une des dénominations de l'espagnol par les Juifs au

Moyen-Âge.

– Le prestige de la langue écrite, noble et semi-sacrée aurait conduit certains

Séfarades à qualifier toute traduction de la Bible de ladino, qu'elle fusse en ladino

ou en djudezmo.

– Plus tard, au XIXème siècle le nom de ladino fut donné à tout écrit judéo-espagnol

imprimé en caractères hébreux.

156Ibid p. 230.157En Israel on parle de l'Autorité nationale du ladino quand on veut en fait parler d'une Autorité Nationale du

judéo-espagnole, d'un «revival cultural ladino» grace à des chanteuses telles que Yasmin Levy et Mor Karbasi, et sur internet s'est meme développé une «Ladinokomunita» pour que les locuteurs du judéo-espagnol puissent communiquer entre eux.

158SEPHIHA Haim Vidal « Judéo-espagnol » in École pratique des hautes Études, 4ème section, Sciences historiques et philologiques, 1978, pp. 229-248.

56

– Enfin, l'erreur résulterait aussi du processus d'euphémisation des traductions

anglo-saxonnes qui préfèrent au trop ethnique et religieux préfixe «judéo-» la

neutralité de ladino159.

En 1973 Moshe Lazar, un des responsables de l'ANL, répondit à Haïm Vidal Sephiha

« l'opinion selon laquelle le terme ladino n'est approprié que pour nommer la langue

sacrée, les traductions de la Bible et des prières, tandis que les autres termes espanyol ou

djudezmo sont réservés uniquement pour la langue parlée, paraît insoutenable » 160. Nous

suivrons pourtant les lignes tracées par le professeur français, car elles permettent de

distinguer deux usages de la langue espagnole tout à fait différents. Nous allons

précisément montrer pourquoi ladino ne doit pas être confondu avec djudezmo.

Pendant plusieurs siècles les Juifs dans l'Empire Ottoman publièrent des livres dans un

hagiolecte161 qui ne se parle pas, à valeur strictement religieuse. Malgré les récurrentes

confusions décrites précédemment, la distinction entre une langue savante prestigieuse et

une langue vernaculaire dépréciée car populaire fut renforcée au fil des siècles par

l'isolement du djudezmo et son altération au contact des langues voisines. Cependant,

pour en revenir au concept, Strauss considère la situation linguistique des Juifs séfarades

comme une « middle form of diglossia »162, dans le sens où la langue savante n'a qu'une

fonction limitée à la religion, et qu'elle ne permet pas une production littéraire

conséquente. Dans les cas grec, arménien, ou arabe la langue vernaculaire fut réhabilitée

au XIXème siècle en s'appuyant sur la version savante pour répondre à la nécessité d'un

idiome national. Au contraire, le cas séfarade propose une situation de diglossie

inachevée ou irrésolue. Car si les Hommes de lettres ottomans ont organisé des débats

linguistiques sur le futur des langues constitutives de l'Empire, sur la nécessité ou pas du

maintien de ces diglossies, pour les Séfarades la question ne s'est pas posée. L'hébreu

comme langue sacrée restait supérieur, et l'idée de retrouver un castillan pur n'avait pour

eux aucun sens. Strauss rappelle même que le français était devenu la langue de

159Conférence de Haim Vidal SEPHIHA Le ladino miroir fidèle de l'hébreu à l'Institut universitaire d'Etudes juives Elie Wiesel, Paris, mars 2007.

160SEPHIHA Haïm Vidal, « Judéo-espagnol » in École pratique des hautes Études, 4ème section, Sciences historiques et philologiques, 1978, p. 234.

161« Hagiolecte » du grec « langue sacrée » est proposé par le linguiste Claude Hagège. Ibid. p. 231.162STRAUSS, « Diglossie... » Op. cit. p. 232.

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prédilection des communautés, langue de la culture et de l'éducation, et qu'il finit par

influencer considérablement le djudezmo, au point qu'on parlait de « judéo-fragnol »163.

Nous reviendrons plus en détail sur les interférences linguistiques (contactologie) qui

empêchèrent d'accorder au djudezmo une certaine stabilité normative, lexicale,

syntaxique et grammaticale. Mais avant cela, étudions plus en détails l'hagiolecte

séfarade.

2°) Le ladino

Savant et religieux, comment est né le ladino dans la communauté séfarade ? Il s'avère en

fait être le miroir parfait de l'hébreu, sa traduction mot à mot : il en garde la syntaxe mais

s'habille d'un lexique castillan, permettant ainsi une meilleure diffusion des textes

religieux et liturgiques chez le peuple peu éduqué. Joseph Toledano le considère comme

« le sosie roman de l'hébreu »164, quand Haïm Vidal Sephiha théorise plus largement le

processus de «langue-calque» selon les principes suivants165:

L1 > LT > L2

Où L1 est la langue à traduire (hébreu pour la Bible, voire araméen), LT la langue

traduisante (castillan médiéval, antérieur au XVème siècle) et L2 le résultat, à savoir le

ladino. Un exemple s'impose pour différencier le ladino du judéo-espagnol vernaculaire,

appelé aussi rappelons le djudezmo.

163Conférence de Haïm Vidal Sephiha, Ladino miroir fidèle de l'hébreu, à l'Institut d'Etudes juives Elie Wiesel, mars 2007.

164TOLEDANO, Les Sépharades, Op. cit. p. 45.165SEPHIHA Haïm Vidal, « Le judéo-espagnol » in École pratique des Hautes études, 4ème section, sciences

historiques et philologiques, 1982, pp. 202-225.

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Hébreu phonétique Ki iechvo akhim iakhdav umet akhda mehem

Traduction littérale en français (Haim Vidal Sepiha) Syntaxe hébreu conservée

Son beau-frère viendra sur elle et la prendra pour lui pour femmme et la beau-frèrisera

Traduction en ladino de la Bible de Ferrare (1553) Syntaxe hébreu conservée

Su kunyado venga sovre elya tomar laa a elle por mujer a akunyardala

Traduction en français de la Bible de la Pléiade Syntaxe latine

Son beau-frère viendra près d'elle, il la prendra pour sa femme et pratiquera envers elle son devoir de beau-frère

Traduction judéo-espagnol vernaculaire ou djudezmo Syntaxe latine

Su kunyado vendra a elya i la tomara a si por mujer, y la akunyadara

La Bible de Ferrare est l'un des premiers documents publiés en ladino, destiné aux

descendants des Juifs espagnols réfugiés en Italie. Ce système de langue hagiocalque

n'est pas propre au monde séfarade, ni même au monde juif. Il est ainsi possible de parler

de judéo-allemand calque (khumesh thaytch) et de judéo-allemand vernaculaire (yiddish),

mais il serait tout à fait possible de concevoir sur le même modèle des « islamo-

langues », même si leur existence historique est discutée166. L'exemple ci-dessus nous

montre à quel point le ladino est une langue qui se distingue par le respect absolu de la

syntaxe hébraïque. Son étymologie ne trompe pas: il s'agissait d'enladinar les textes

sacrés rédigés en caractères sémites, c'est à dire de les revêtir d'expression latine. Il est

important de noter que cet hagiolecte n'est pas postérieur à l'Expulsion, et que l'on

retrouve déjà ses formes dans des textes liturgiques et paraliturgiques de l'Espagne

médiévale. Le ladino permettait déjà de rendre plus accessible la littérature religieuse

chez les israélites peu lettrés et incapables de lire l'hébreu167.

Dans le processus de traduction liturgique à chaque mot hébreu correspond un mot

espagnol, ce qui investit le terme castillan ladino de multiples possibilités de sens. Ainsi

shalom sera toujours traduit par paz, que l'on se réfère à la paix ou à la santé, alors que

paz reste en espagnol ou en judéo-espagnol vernaculaire « paix ».

166Conférence Le ladino miroir fidèle de l'hébreu à l'Institut Universitaire d'Etudes Juives Elie Wiesel en mars 2007 : Haim Vidal Sephiha évoque les traductions du Coran en néo-castillan au Haut Moyen-Age, par le biais de ce qu'il nomme l' «islamoespagnol-calque».

167La plupart des chercheurs s'accordent reconnaître l'existence du ladino dès le XIIIème siècles dans les communautés israélites de l'espace ibérique. SEPHIHA, « Le judéo-espagnol », Op. cit. p. 219.

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Prenons l'exemple suivant, issu du verset 14 chapitre 37 de la Genèse:

Hébreu phonétique Vaiomer lo lekh-na rea et shalom akheikha veet shalom hatzo

Traduction littérale en français (Haim Vidal Sephiha)

Et-dis à-lui va maintenant vois à paix de tes frères et à paix des brebis…

Traduction en ladino de la Bible de Ferrare (1553) paz est traduction de shalom dans toutes ses acceptions

I dicho a el anda agora vee a paz de tus ermanos i a paz de las ovejas…

Traduction en français de la Bible de la Pléiade

Il lui dit : Va donc, vois comment se portent tes frères et comment va le petit bétail…

Traduction judéo-espagnol vernaculaire ou djudezmo paz n'est que « paix »

I le dicho, anda agora mira komo están tus ermanos i komo están las ovejas…

Traduction espagnole de la Bible (1960) E Israel le dijo : Vé ahora, mira cómo están tus hermanos i cómo están las ovejas…

Esther Benbassa rappelle que la ladino fut la langue la plus utilisée dans la littérature

séfarade, littérature qui se distingue donc essentiellement par son caractère religieux de

commentaires ou de traductions directes de l'hébreu (Bible et Mishnah) ou de l'araméen

(Talmud)168. La langue-calque remplissait une fonction de sacralité rendue impossible par

le judéo-espagnol vernaculaire, considéré comme vulgaire et sans prestige. Cependant, si

elle participait à la transmission d'une culture savante dans les communautés juives de

l'Empire Ottoman, elle était aussi destinée aux marranes européens, anciens Juifs

convertis de force au catholicisme sous l'Inquisition espagnole, soupçonnés de pratiquer

en secret des rites israélites et parfois désireux de revenir à leur foi première. Privés d'un

enseignement en hébreu auprès d'autorités rabbiniques, établis dans plusieurs cités

européennes italiennes ou hollandaises, ils se tournaient vers cette littérature ladino

imprimée en caractères latins, dont les versions de la Bible de Ferrare restent les plus

illustres exemples169.

168La Bible hébraïque s'accompagne de la tradition orale appelée Talmud, qui compile à la fois des textes en hébreux et en araméen, voire en judéo-araméen. Ces textes fondamentaux du judaïsme faisaient l'objet de traductions régulières en ladino au XVIème siècle, dans les imprimeries italiennes ou ottomanes.

169BENBASSA Esther, Juifs des Balkans et espaces judéo-ibériques, La Découverte, Paris, 1993.

60

3°) Le djudezmo

Intéressons nous désormais aux langues parlées par les Judéo-espagnols durant cinq

siècles de coexistence avec les peuples de l'Empire Ottoman. Parce qu'héritées d'une

tradition espagnole et latine, les formes de communication du groupe constituent avec

l'appartenance religieuse juive un marqueur identitaire essentiel en Méditerranée

orientale. L’intérêt universitaire suscité par l'étude des dialectes judéo-espagnols repose

sur différents enjeux. Ils sont à la fois « musée vivant de l'ancien castillan »170, en ce sens

où coupés de l'évolution de l'espagnol moderne ils ont conservé des archaïsmes

syntaxiques et lexicaux propres à une langue médiévale romane, mais ils sont aussi un

formidable exemple d'interculturalité, de par l'influence des langues arabe, française,

grecque, hébreu, italienne, slaves ou turque. Les parlers judéo-espagnols seraient dans

une certaine mesure, tout comme les anciens parlers andalous ou l'actuel parler maltais,

les plus à même de restituer le foisonnement culturel de l'espace méditerranéen.

B- Le syncrétisme linguistique et le djudezmo

Nous distinguons deux étapes essentielles dans le développement du syncrétisme

linguistique des Séfarades. Avant l'Expulsion les Juifs distinguaient déjà leurs parlers de

l'espagnol des chrétiens, notamment par l'apport d'arabismes et d'hébraïsmes. Suite à leur

exil le djudezmo se différencia de l'espagnol contemporain par le maintien d'archaïsmes

et le contact croissant avec de nouvelles langues.

1°) Quels substrats espagnols avant 1492 ?

Haïm Vidal Sephiha considère que le djudezmo devient une langue plus ou moins

normalisée dans l'Empire Ottoman aux environs de 1620171. Les Juifs y sont pourtant

installés depuis le XVème siècle. Cette période est-elle celle du temps nécessaire pour

que le judéo-espagnol vernaculaire s'indépendantise totalement du castillan moderne ?

Les réponses semblent plus complexes. Le djudezmo reste une forme dialectale du

170TOLEDANO, Les Séfarades, Op. cit. p. 52.171Conférence de Haïm Vidal SEPHIHA, Le ladino..., Op. cit.

61

castillan comme le rappelle Iacob M. Hassan : « D'un point de vue de l'intralinguistique

juive, l'espagnol séfarade est une variante de plus des judéolangues, mais d'un point de

vue hispanique c'est un dialecte, ou plus exactement un complexe dialectal, étant données

les différences existantes entre les différentes variétés géographiques»172. Cela signifie à

la fois que les Juifs n'ont pas réellement cessé de parler espagnol, mais aussi qu'il n'ont

pas diffusé avec eux un modèle unique de langue, car en 1492 l'hégémonie du castillan

n'existait pas. Il faut ajouter que dans l'Espagne des trois religions le castillan était une

langue profane pour chacune des confessions. Le latin de la Vulgate était sacré pour les

chrétiens, de même que l'hébreu de l'Ancien Testament l'était pour les juifs et l'arabe du

Coran pour les musulmans. Ces derniers appelaient l'espagnol hadjamiya, c'est à dire

« langue étrangère », alors que les Juifs l'appelaient déjà espanyol, romance, ou ladino, ce

qui favorisa la confusion entre les deux composantes du système diglossique173.

Quelle était donc la situation linguistique des Juifs espagnols avant leur expulsion ?

Cynthia Mary Jopson Crews, l'une des pionnières de l'étude de la langue judéo-

espagnole, estime que le castillan des juifs différait du castillan des catholiques, et ce

pour plusieurs raisons174.

a) Archaïsmes

Selon cette auteure, le castillan moderne naissait à peine et laissait encore la place à des

archaïsmes linguistiques, particulièrement au sein de communautés religieuses ou

ethniques mises à l'écart du processus de construction de l’État nation espagnol :

« L'espagnol était leur langue maternelle. [..] Leurs écrits ne se distinguaient sans doute

pas de ceux des chrétiens, si ce n'est par les sujets traités et quelques tournures de phrases

insolites. Cependant il existe des raisons de croire que leur langue parlée différait de celle

employée par les chrétiens »175.

172Traduction libre depuis HASSAN M. Iacob, Temas sefardies del cancionero sefardi, Secretaria General Tecnica del ministerio de cultura, Madird, 1984, p. 18.

173SEPHIHA Haïm Vidal, « Judéo-espagnol » in École pratique des hautes Études, 4ème section, Sciences historiques et philologiques, 1978, p. 230.

174CREWS Cynthia, Recherches sur le judéo-espagnol dans les pays balkaniques, Droz, Paris, 1935, pp. 14-20.175Ibid p. 16.

62

Il est bien sûr impossible de connaître la pratique de l'idiome castillan à l'époque, mais il

semble que les Judéo-espagnols aient conservé des archaïsmes qui avaient déjà disparu

dans le castillan chrétien du XVème siècle. Par exemple, alors que le verbe lire se dit déjà

leer en espagnol avant 1492, les Juifs employaient meldar, forme primitive issue du grec

meletan, que l'on retrouvait aussi dans l'ancien français, « miauder »176. Aujourd'hui un

séfarade emploie spontanément meldar, et l'emploi de leer au XXème siècle ne se fera

qu'avec la redécouverte de l'espagnol contemporain. Dans ses Parlers Judéo-romans177

David Blondheim conclue lui aussi sur l’archaïsme de la langue parlée par les Juifs avant

1492. Il l'attribue à une tradition linguistique ininterrompue entre les Juifs, celle de

traduction de la Bible de l'hébreu au latin, qui aurait favorisé le maintien de formes

grecques anciennes. Meldar n'est qu'un exemple parmi beaucoup d'autres.

b) Arabismes

Il faut se référer aux conditions de vie des Juifs dans la Péninsule ibérique pour pouvoir

postuler l'existence d'une divergence linguistique avant l’Expulsion. Les données

historiques exposées dans la partie précédente nous aident à comprendre certaines

caractéristiques de l'espagnol parlé par les Juifs au Moyen-Âge, au-delà de la question

des archaïsmes. Organisés en communautés urbaines spécialisées dans le domaine

marchand et financier, scientifique et médical, les Judéo-espagnols n'ont eu que très peu

de contacts avec le monde agricole. Cette vie urbaine les a obligés à acquérir de

nouveaux champs lexicaux. Opérants sous la domination musulmane ces emprunts ont

pour la plupart une origine arabe. Ainsi un Séfarade nommait (et nomme toujours) la

forêt shara et non pas bosque. La plupart des termes botaniques sont issus de l'arabe, et

leur usage ne changea pas chez les Juifs malgré la Reconquista178. Cynthia M. Crews écrit

à cet égard: « Les Juifs espagnols possèdent un vocabulaire indigène très restreint pour

les idées et objets relatifs à la vie campagnarde. Il se peut que ce trait caractéristique d'un

peuple qui vit à la ville, en s'occupant du commerce, soit ancien. A l'exception du terme

176Jusqu'au début du XXème siècle, on entendait en Italie du Sud dans certaines communautés gréco-italiennes l'usage du verbe «meletan» pour «lire». Ibid p. 16

177BLONDHEIM David Simon, Les parlers judéo-romans et la vetus latina, Champion, Paris, 1925, 247p.178On peut citer d'autres exemples: un «cèdre» se dit «alarze» … mais certains termes se sont aussi conservés en

espagnol «albaricoque» pour abricot.

63

générique arbol arbre et de pino pin, caractérisant cependant tout arbre haut et élancé,

presque rien de la riche nomenclature botanique espagnole ne s'est conservé. Il existe

dans les premières traductions de la Bible des mots tels qu'enzina chêne, mais

fréquemment le mot hébraïque s'emploie, ou l'arabe a servi d'intermédiaire. »179 L'apport

de la langue arabe ne se limita pas seulement au champ lexical de la botanique. Les

importants travaux de M. L. Wagner ont montré que l'emploi du mot alhad pour

« dimanche » de l'arabe al hadd « le premier » a toujours été propre aux Juifs espagnols,

qui le préféraient au trop chrétien dies dominicus, jour du Seigneur. Les emprunts à

l'arabe, plus significatifs encore que dans l'espagnol parlé par les chrétiens, concernent

bien d'autres domaines : un malade se dit hazino, la liberté alforria, achever at'mar180.

c) Hébraïsmes et « conception psychologique juive »

L'influence de l'hébreu n'est évidemment pas non plus à négliger. Crews rappelle que le

vocabulaire des Juifs avant leur départ d'Espagne contenait la plupart des mots hébraïques

employés aujourd'hui181. Dans un article publié en serbe182, le philologue séfarade de

Sarajevo Kalmi Baruch souligne le caractère profondément juif de l'espagnol parlé par

ses ancêtres. Il s'agit bien sûr de rappeler l'importance des vocables propres à la religion

(din est « religion », herem « excommunication », mazal « chance ») mais aussi de

vocables qui se rapportent à la morale et à la vie usuelle. Ce caractère judaïsant se décline

aussi par une certaine conception psychologique propre au groupe religieux. L'exemple le

plus célèbre concerne la dénomination de Dieu. Les Espagnols chrétiens disent Dios,

dérivé du sujet d'origine latine que les Juifs considèrent incompatible avec leur

monothéisme intransigeant. En supprimant le -s les Judéo-espagnols pensent rappeler

l'unicité de Dieu, rendue confuse par le terme espagnol. El Dio sera toujours Le Dieu des

Séfarades183. Une série de substituts apparaît pour nommer l'unité de Dieu sans

l'expliciter, répondant à l'injonction « Tu ne prononceras pas en vain le nom de Yahvé, ton

179CREWS, Recherches..., Op. cit. pp. 19-20.180Ibid p. 21181Ibid p. 17.182BARUCH Kalmi, « Spomenica o proslavi tridesetgodishnjice jevrejskog klturno-potpornog drushtva » in La

Benevolencia u Sarajevu, Belgrade, 1924.183COMBET Louis, «Lexicographie judéo-espagnole: Dio, Judio» in: Bulletin hispanique, Tome 68, N°3-4, 1966,

pp. 323-337.

64

Dieu, car Yahvé n'innocente pas celui qui prononce son nom en vain » (Deutéronome 5,

11). Le terme hébreu Adonay « Seigneur » étant considéré comme trop sacré, les Judéo-

espagnols préféreront hashem « le nom » en hébreu, el Abastado « celui qui pourvoit » ou

El Santo bendicho « le Saint béni soit-il » en castillan. Les tabous religieux favorisent

aussi la multiplication d'euphémismes pour éviter les idées de mort et de noirceur, de telle

sorte qu'un cimetière sera appelé en hébreu beit hahaim « maison des vivants », qu'en

djudezmo les Séfarades de Bosnie appelleront une prostituée fija buena « bonne fille » et

ceux de Smyrne (Izmir) nommeront le charbon blanko. De la même manière les Judéo-

espagnols préfèrent « s'envoler » à « mourir », et parce qu'il serait trop dangereux de

proférer « le diable t'emporte » ils disent exactement le contraire: el gwerko ke no te

yebe184.

Le particularisme religieux des Juifs a indéniablement favorisé des phénomènes de

langage qui distinguait l'espagnol parlé par la communauté israélite de celui des chrétiens

du royaume de Castille. Julio Caro Baroja remarque aussi certaines tournures

particulières employées par les Juifs dans le théâtre de Cervantés : « […] elles paraissent

indiquer que les Juifs en Espagne parlaient déjà d'un mode singulier, par des dialectismes

particuliers »185.

d) Dialectes espagnols

Les trois points précédents ont montré la spécificité de l'espagnol parlé par les Juifs au

regard de leur condition religieuse et sociale. Cependant, il serait plus exact de parler de

castillan et non pas d'espagnol, celui-ci n'étant pas encore unifié au XVème siècle. Cette

donnée complique davantage la situation linguistique des Juifs de la péninsule, qui

parlaient donc des dialectes différents, tous soumis à un degré divers aux archaïsmes,

arabismes et hébraïsmes décrits précédemment.

184CREWS, Recherches..., Op. cit. p. 19.185CARO BAROJA Julio, Los Judios en la Espana moderna y contemporanea, Arion, Madrid, 1961, p. 92.

65

Le linguiste Bernard Pottier définit trois variétés d'espagnol communes aux trois religions

représentées au Moyen-Âge en Espagne : le léonais, l'aragonais et le castillan186. La

dernière fut privilégiée lorsque fut réuni le royaume, mais les Juifs en exil ne parlaient

donc pas le même dialecte selon leur région d'origine. Regroupés dans les villes de

l'Empire Ottoman selon leur lieu de provenance (on parlait par exemple du kal de los

aragoneses ou du kal de los mayorkies à Salonique187) ils ont longtemps continué à faire

usage de ces dialectes, avant que le commerce et les échanges entre communautés ne

finissent par créer une forme standard d'espagnol que l'on appelle ici djudezmo ou judéo-

espagnol vernaculaire. Cependant, des formes dialectales ont pu persister, et l'on

considère par exemple que les Juifs installés dans les Balkans, majoritairement issus de

l'Espagne septentrionale, ont été très longtemps influencés par le léonais et l'asturien,

alors que ceux installés en Turquie, plutôt originaires de Castille et d'Andalousie, ont

conservé un idiome plus proche de l'espagnol contemporain188. Notre travail ne nous

permet pas d'expliquer en détail les différences dialectales susceptibles d'avoir été

conservées dans telle ou telle communauté de Méditerranée orientale189, mais il doit

prendre en compte cet argument supplémentaire pour concevoir une tradition linguistique

peu unifiée et comprendre pourquoi le djudezmo ne peut être envisagé comme tel avant le

XVIIème siècle.

Pour résumer, alors que les Juifs quittaient la péninsule depuis le XIVème siècle sous la

pression antisémite, ils emportèrent avec eux plusieurs dialectes espagnols aux marges

de la modernité souhaitée par les souverains chrétiens. Le djudezmo ne se distingua pas

foncièrement de la langue espagnole. C'est aussi celle-ci qui évolua rapidement et isola

pendant des siècles le judéo-espagnol vernaculaire dans une situation d’archaïsme

considérée avec mépris.

186POTTIER Bernard, Introduction à l'étude linguistique de l'espagnol, Ediciones hispanoamericanas, 1972, p. 246.187Le call est en catalan le quartier juif. Il existait donc des quartiers juifs aragonais ou mallorquins distincts !188CREWS, Recherches..., Op Cit. p.23: «M. Wagner, par ses travaux relatifs aux divisions antérieures de la

dialectologie judéo-espagnole, et aux traces portugaises subsistant dans le parler moderne, a beaucoup éclairci ce problème difficile. Il pense que les Juifs turcs sont en principe, d'origine castillane, tandis que ceux des pays balkaniques occidentaux ont subi l'influence des parlers espagnol septentrionaux. Ses arguments se basent sur des données linguistiques qui ont été confirmées par la tradition et l'opinion des Juifs eux-mêmes, et par leurs documents religieux et officiels».

189Les différences encore perceptibles concernent essentiellement la question de l'accentuation.

66

Plusieurs siècles durant les voyageurs espagnols ont pourtant souligné la facilité qu'ils

avaient à communiquer avec les Séfarades rencontrés dans l'Empire Ottoman, démontrant

par là le caractère profondément hispanique de cet idiome.

2°) Naissance du djudezmo au XVIIème siècle : une définition négative de l'espagnol

moderne

Quels sont les témoignages historiques qui font état de l'émergence du judéo-espagnol

vernaculaire dans l'orient méditerranéen ?

a) L'Espagnol a traversé les mers

En 1606 Gonzalvo de Illescas écrit dans son Historia pontifical: « Ils ont emporté notre

langue, la conservant et en usant de bon gré, et dans des villes telles que Salonique,

Constantinople, Alexandrie, Le Caire et autres dépendances, et à Venise même, ils

n'achètent, ne vendent et ne négocient qu'en espagnol. J'ai connu dans cette dernière ville

nombre de Juifs originaires de Salonique parlant castillan avec de très jeunes garçons,

bien sinon mieux que moi »190. Au XVIème siècle les Séfarades sont aussi évoqués par le

frère Prudencio de Sandoval dans Historia de la vida y hechos del Emperador Carlos

Quinto. A propos de l'arrivée de Barberousse à Salonique en 1534, il narre l'anecdote

suivante: « Il entra à Salonique, riche ville peuplée de Juifs jetés d'Espagne, où l'on dit

que l'on parle la langue castillane aussi bien qu'à Valladolid »191. En 1614 Bernardo de

Alderete fait imprimer à Anvers Varias antigüedades de España, África y otras

provincias et fait simplement remarquer la spécificité archaïque de la langue parlée par

les Séfarades: « ...] en Italie, à Salonique et en Afrique ceux qui furent espagnols parlent

toujours la langue qu'ils emportèrent avec eux, langue que l'on reconnaît de cette

époque »192.

190SANTONJA, A la lumbre..., Op. cit. p. 18.191ALVAR Manuel, El judeoespañol I, La Goleta, Alcalá de Henarés, p. 286.192Ibid p. 287.

67

La plupart des témoignages historiques prouvent donc que les Juifs parlaient un espagnol

parfaitement compréhensible par les chrétiens, et que la différenciation linguistique déjà

en œuvre avant l'Expulsion n’empêchait en rien le dialogue. Finalement pour arbitraire

qu'elle soit la date de l'an 1620 avancée par Haim Vidal Sephiha comme celle de

naissance du djudezmo à partir du substrat castillan semble cohérente vis à vis de ces

écrits. Car à partir du XVIIème siècle le castillan moderne s'impose au cœur du Siglo de

Oro, période d'extraordinaire floraison des Lettres espagnoles, et le judéo-espagnol

commence à s'enrichir des contacts avec d'autres langues.

Avant d'étudier plus en détail le processus de contacts interlinguistiques, il nous faut faire

un point sur la dénomination de cette langue que l'on considère donc comme à part

entière à partir du XVIIème siècle. « Judéo-espagnol » est une caractérisation externe au

groupe, elle est apparue à la fois comme marqueur ethnique face au terme générique

« séfarade » et comme marqueur linguistique adjectivisé par « vernaculaire » pour éviter

la confusion avec le ladino. Les propres locuteurs ont appelé leur langue djudyo, djidyo

ou djudezmo, c'est à dire « juif », car qualifier l'idiome d'origine castillane dans l'Empire

Ottoman revenait en somme à qualifier la langue des Juifs. Aussi les Turcs l'appelleront

yahudice, « juif » en turc. On retrouve aussi l'évocation de l'espanyol ou espanyol

muestro « notre espagnol » (par opposition à espanyol puro espagnol d'Espagne) dans les

écrits des locuteurs193. Il est intéressant de constater à quel point le langage a oscillé,

jusque dans sa propre dénomination, entre un milieu spécifiquement juif et un cadre

profondément espagnol. Comment désormais définir ses caractéristiques principales? Si

nous avons déjà démontré que l'espagnol parlé par les Juifs avant l'Expulsion était

perméable aux influences arabes et hébraïques, le cadre de l'Empire Ottoman, en

reproduisant des conditions de coexistence entre les trois religions du Livre proches de

celles de l'Espagne médiévale, accentua le processus syncrétique.

193Edgar Morin emploie dans ses romans djidyo, Elias Canetti spanyolith, Marie-Christine Bornes-Varol limite l'usage de espanyol à la communauté de Turquie. BORNES-VAROL Marie-Christine, « La langue judéo-espagnole en Turquie aujourd'hui » in Outre terre, N°10, 2005, pp. 387-389.

68

b) Principales conservations du castillan médiéval, principales différences avec l'espagnol

contemporain

Les hispanistes se sont très tôt intéressés à la diaspora séfarade, car celle-ci leur offrait

l'opportunité de retrouver des phonèmes anciens aujourd'hui disparus de l'espagnol

moderne. Dans l'Empire Ottoman les Juifs ne furent que très peu en contact avec

l'Espagne moderne, et leur situation linguistique resta quelque peu figée, isolée dans un

ensemble non latin, du serbe au grec, du turc à l'arabe. Joseph Toledano reprend dans son

livre Les Séfarades l'idée du « musée vivant du castillan »194. Le djudezmo est étudié dans

ce qui le différencie de l'espagnol contemporain. Malgré les différences régionales et

dialectales on retrouve souvent dans le judéo-espagnol vernaculaire les caractéristiques

suivantes :

– La lettre jota, [x] en phonétique, n'apparaissant que vers 1660 en Espagne195 elle

n'existe donc pas en djudezmo. On retrouve en revanche ses deux origines

phonétiques possibles [j] comme dans jour ou [ʃ] comme dans château. Ainsi la

caja « caisse » espagnole se prononce kacha, et un pajaro « oiseau » pacharo.

Comme le rappelle Haïm Vida Sephiha196 Don Quichotte fut publié en France

avant qu'il ne soit postérieurement nommé Don Quijote en espagnol, ce qui

témoignage de cette transformation.

– L'assourdissement des sifflantes sonores caractérise l'espagnol moderne mais pas

encore le judéo-espagnol. Les Juifs disent meza [z] pour « table » et non pas mesa

[s], mais aussi prizion [z] quand l'espagnol contemporain exigerait prision [s],

comme en témoigne la chanson populaire Yo en la prizion197.

194TOLEDANO Joseph, Les Séfarades, Collection Fils d'Abraham Editions Brepols, 1992, p. 21.195MECHOULAN Henry, « Le judéo-espagnol » in Les Juifs d'Espagne, histoire d'une diaspora 1492-1992, Liana

Levi, Paris, p. 57.196Conférence de Haïm Vidal SEPHIHA, Dis-moi tes proverbes et je te dirai qui tu es à l'Institut universitaire

d'Etudes juives Elie Wiesel, Paris, mars 2007.197Yo en la prizion, publié dans l'album de Yasmin Levy Romance and Yasmin, Connecting cultures, 2004, chanson

traditionnelle espagnole répandue dans la diaspora séfarade.

69

– Les initiales b et v du latin se distinguent comme en ancien espagnol. « Il

chantait » est kantava et non pas cantaba. La consonne fricative [v] est prononcée

comme en français, alors qu'elle se confond aujourd'hui en espagnol avec la

consonne bilabiale sonore [b].

– Dans les Balkans, sans doute sous l'influence des dialectes septentrionaux et du

portugais198, la lettre initiale f se conserve dans certains mots qui débutent

aujourd'hui par un h en espagnol. Le fil est filo et non hilo, et si l'on combine cette

règle avec la première, le fils ne sera pas hijo [x] mais ficho [ʃ].

– On observe aussi en judéo-espagnol la récurrence de la supériorité du m initial sur

le n initial, alors qu'en espagnol contemporain ce dernier naît avec

l'affaiblissement du premier, parce que l'on appelle l'assimilation consonantique.

Ainsi le pronom « nos » se traduit en djudezmo par muestros non par nuestros, et

en associant cette nouvelle caractéristique à la deuxième règle, « nous » est

mozotros mais en aucun cas nosotros199.

Les règles précédentes ne concernent que les phonèmes consonantiques caractéristiques

de l'ancien castillan, mais ils sont particulièrement représentatifs du judéo-espagnol200. Il

existe au niveau phonétique d'autres marqueurs médiévaux, mais ce travail n'étant pas

purement philologique nous ne rentrerons pas dans leur étude exhaustive. Nous pouvons

cependant préciser que malgré ces différences les règles d'accentuation en djudezmo sont

sensiblement les mêmes que celles de l'espagnol contemporain.

L'étude de la phonologie de la langue doit s'accompagner d'une étude de sa morphologie,

ce que propose précisément Cynthia Crews dans son ouvrage201. Là encore, l'héritage du

vieux castillan est important. La voix passive se forme grâce à l'auxiliaire tener « avoir »

et non ser « être ». Les règles de conjugaison diffèrent: par exemple les terminaisons de

la deuxième personne du pluriel à l'indicatif et au subjonctif se divisent en -ash -ish -esh

198CREWS, Recherches..., Op. cit. p. 27.199Ibid p. 28200NIETO, El último..., Op. cit. p.71.201CREWS, Recherches..., Op Cit. p. 28.

70

quand celles de l'espagnol se distribuent en -ais ou -eis, et la terminaison de la deuxième

personne du singulier au prétérit en -tes n'est pas celle plus moderne en -ste. Les verbes

irréguliers à la première personne du présent de l'indicatif conservent une forme

ancienne: esto, bo, do, et so au lieu de estoy « je suis [dans une situation] », voy « je

vais », doy « je donne » et soy « je suis [dans la permanence] ». On observe des

métathèses, telles que la substitution du groupe dl par ld à la deuxième personne du

pluriel de l'impératif : « chantez-le! » n'est pas cantadlo mais kantaldo. Autre archaïsme,

un verbe au singulier peu s'accompagner d'un sujet au pluriel, surtout quand celui-ci suit

le verbe.

Là encore nous ne rentrons pas dans l'étude complète de la tradition morphologique de

l'ancien castillan et de sa persistance en djudezmo, et nous contentons de donner quelques

pistes de réflexion. Nous pouvons signaler que la syntaxe reste fondamentalement latine

et espagnole, conservant l'ordre déterminé + déterminant.

Pour résumer, les premiers travaux de chrestomathie – l'analyse des structures d'une

langue à partir de corpus de textes - du judéo-espagnol émergent à la fin du XIXème

siècle grâce à des chercheurs intéressés par la dynamique des langues hispaniques202. Il

redécouvrent dans les communautés juives oubliées et isolées de l'Empire Ottoman en

décomposition des formes primitives de l'espagnol contemporain, conservées

miraculeusement quatre siècles durant. En 1882 Antonio Machado y Alvarez écrit dans

El folklore Andaluz203: « La langue espagnole a reçu [à Smyrne, Salonique,

Constantinople] de notables modifications, très intéressantes pour ceux qui veulent se

dédier à l'étude de la philologie et de la phonétique. […] Ceux qui ont su conserver en

partie, durant tant d'années, la riche langue de Cervantés, conservent aussi des traditions

de l'époque de l'expulsion de notre sol ». En théorisant la langue judéo-espagnole, ils

tentent de simplifier un phénomène linguistique extrêmement complexe. Car si l'on a

précisé que le castillan finit par s'imposer au XVIIème siècle dans les communautés

juives de Méditerranée orientale au détriment du catalan, du léonais ou de l'asturien,

202Outre les travaux déjà cités du début du XXème siècle de Crews, Baruch ou Blondheim on remarque que des chercheurs espagnols avaient déjà commencer à s'intéresser aux séfarades à la fin du XIXème siècle.

203MACHADO Y ALVAREZ Antonio, revue El folklore andaluz, Sevilla, 1882, 334p.

71

jamais il n'exista de langue normée, et très vite de nouvelles formes dialectales

apparurent, cette fois sous l'apparition de phénomènes de différenciation géographique et

non plus historique. Les contacts de l'espagnol parlé par les Juifs avec les langues

officielles (turc ou arabe) ou populaires (grec, serbe, bulgare, roumain) du bassin

méditerranéen oriental sont susceptibles d’être étudiés dans le cadre d'une discipline que

Michel Masson et Haim Vidal Sephiha nomment contactologie204.

3°) La contactologie, le cœur du syncrétisme linguistique judéo-espagnol

Dans le refranero de Enrique Saporta y Beja205, l'auteur recueille plus de trois-cents

quarante refranes ou proverbes et locutions issus d'emprunts à d'autres langues qu'à

l'espagnol. En voici la répartition:

turc hébreu ladino grec français italien serbo-croate

hybride

204 198 5 3 3 3 1 19

Si ses investigations nous donnent à voir les larges influences de l'hébreu et du turc dans

la langue judéo-espagnole, il ne faut pas s'y méprendre: les proverbes par leur fonction

didactique incluent plus facilement des termes religieux ou moraux et donc hébreux, et

l’enquête effectuée à Salonique, ville de l'Empire Ottoman de culture turque à l'époque,

explique la proportion importante de turquismes. Comme nous l'avons déjà fait remarqué,

il n'existe pas une langue judéo-espagnole mais des dialectes qui vont se différencier par

l'apport d'autres langues: à Sarajevo les emprunts au serbo-croate sont bien supérieurs, à

Bucarest l'influence du roumain est considérable par les similitudes latines206. Cependant,

il existe dans l'ensemble de l'Empire Ottoman un corpus de termes employés par tous les

Juifs, partagés entre tous les Séfarades. Joseph Nehama a tenté de fixer ce corpus en

publiant un dictionnaire de la langue judéo-espagnole en 1977207. Dans son ouvrage

204SEPHIHA Haim Vidal, Judéo-espagnol et contactologie, Cours polycopié de l'Institut d’Études du judaïsme de Martin Buber, Université de Bruxelles, Bruxelles, 1989, 28p.

205SAPORTA Y BEJA Enrique, Refranes de los Judios sefardies y otras locuciones tipicas de los Judios sefardies de Salonica y otros sitios de Oriente, préface de Haim Vidal Sephiha, Ameller Ediciones, Barcelone, 1978, 414p.

206CREWS, Recherches..., Op. cit. pp. 29-32.207NEHAMA Joseph, Diccionario judeo-español, CSIC, Madrid, 1977.

72

quinze pour cent du lexique provient de le langue turque, et seulement cinq pour cent de

l'hébreu, ce qui rééquilibre sensiblement les chiffres cités précédemment dans le recueil

de locutions des Séfarades de Salonique.

a) Le turc

Les données de Joseph Nehama ne révèlent pas l'exactitude de la composition de la

langue parlée mais nous sont utiles car elles montrent que le cadre ottoman a favorisé la

diffusion du turc plus que de tout autre langage dans les quartiers juifs. Les foyers de

Salonique, Constantinople et Smyrne représentaient le cœur culturel et démographique du

séfardisme, proche du pouvoir ottoman et plongé dans l'air d'influence turque.

L'apport linguistique du turc est multiple, et se mesure d'abord par l'adoption de vocables

désignant des objets de la vie quotidienne. Un sac se dit chanta du turc çanta, une tasse

ou un verre se dit findjan de fincan, le charbon kimur de kömür. Il se manifeste aussi par

des phénomènes de fusion avec l'espagnol. Par exemple pour former un verbe conforme à

l'abstrat turc, les Judéo-espagnols n'ont pas hésité à ajouter au radical turc la terminaison

-ear de telle sorte que la conjugaison respecte les règles castillanes. Ainsi le verbe turc

dayanmak « résister, supporter » devient en judéo-espagnol dayanear. Lors de ma

rencontre avec des Séfarades « d'origine turque » à Madrid208 j'ai pu observer que ces

verbes s'emploient toujours. « Je peins » se dit boyadeo du verbe turc boya castillanisé en

boyadear, et non pas pinto comme l'exigerait l'espagnol contemporain.

Le phénomène inverse existe aussi, lorsque l'abstrat espagnol est cette fois soumis au

substrat turc. Le métier de cantonnier, caminero en espagnol, devient en judéo-espagnol

kamindji, le suffixe -ji adjectivisant en turc le base nominale. Sur le même mode nous

remarquons que la désignation de la gentilité se conforme à la tradition turque209.

L'habitant juif de Smyrne est appelé Izmirli, celui de Constantinople Stambouli. Nous

avons vu que les Judéo-espagnols faisaient usage de l'espagnol langue profane pour

nommer le sacré, déjà avant leur exil : Dieu était El Abastado, El Santo bendicho ou El

208Entretien avec Rachel Bortnick à Madrid, le 09/10/10.209Entretien avec Rachel Bortnick de Ladinokomunita, à Madrid le 09/10/10.

73

Sinior del Mundo. Mais plus surprenant encore, les contacts avec la langue turque

pourtant identifiée au monde musulman permettent de désigner le Seigneur dès le

XVIIème siècle sous le nom de El taván « le plafond » en turc, c'est à dire « celui qui est

en-haut »210. Citons l'extrait d'une chanson populaire séfarade De Edad de Kinze Anyos211:

El ofisio de mi kerido / Le travail de mon aimé

Es ladron i kumardji / Est voleur et joueur

El tavan ke me lo guadre / Que Dieu me le préserve

De la mano del pulis / Des mains de la police

On y remarque trois emprunts au turc relatifs à la profession ou à l'activité kumardji, au

sacré tavan et à l'insitution pulis. Les mots turcs représenteraient dix à vingt pour cent du

vocabulaire djudezmo selon la région. Faible en Bosnie ou en Roumanie, ce taux est très

élevé à Istanbul.

b) L'hébreu et l'arabe

Nous avons déjà expliqué que l'apport hébraïque était déjà acquis dans la langue parlée

par les Juifs avant leur expulsion d'Espagne. Cette influence, essentielle dans le domaine

religieux et moral, n'affecte que peu les termes de la vie quotidienne. Cependant, on

remarque que certaines conjonctions et locutions proverbiales se sont insérées dans la

langue : afilu est אותו « même » kemo est comme lui, ainsi ». Le phénomène de » כמוהו

castillanisation du radical verbal, quoique moins répandu qu'avec l'abstrat turc, peut aussi

être décelé. Du verbe « s'affliger » en hébreu, phonétiquement sehora, les Séfarades ont

apposé le suffixe -ear, donnant naissance au verbe judéo-espagnol sehurear212. Le

syncrétisme linguistique ne concerne pas seulement les formes verbales. David Bunis

rappelle que l'attraction par des radicaux hébreux de préfixes et de suffixes espagnols

pouvait enrichir un dialecte.

210SEPIHA Haïm Vidal, « Le judéo-espagnol », Op. cit. p. 232.211LEVY Yasmin, Romance and Yasmin, Connecting cultures, 2004.212CREWS, Recherches..., Op. cit. p. 230 référence n°725.

74

Le radical hébreu hen peut se décliner en plusieurs sens, « grâce », « agrément »,

« ordre » mais l'apport du suffixe espagnol -zo permet de construire l'adjectif henizo dans

un sens unique « agréable »213.

À la différence des turquismes les hébraïsmes sont déjà nombreux lorsque les Juifs

traversent la Méditerranée, et aucun auteur ne considère qu'ils se sont intensifiés par la

suite214. Cette antériorité est aussi celle de l'influence arabe. Nous avons vu que cette

dernière avait pu offrir des outils lexicaux utiles aux Juifs espagnols, particulièrement

dans le domaine de la botanique ou de l'anatomie.

Quelques arabismes ont été introduits dans le judéo-espagnol de façon indirecte, via le

turc. Quelques exemples : un poignard en arabe se dit sibriyya, en turc shabrie et en

judéo-espagnol chabre, et de même le ministre se dit waki, puis vekil et enfin vekyil.

L'adoption des arabismes est dans ce cas postérieure à l'Expulsion.

c) Le grec et les autres langues balkaniques : bulgare, roumain, serbo-croate

Selon les régions on remarque des influences diverses qui révèlent la nature

protoplasmique du judéo-espagnol. Ainsi citear « lire » de citatati en serbo-croate a

remplacé meldar en Bosnie et en Serbie.

d) Le français et l'italien

Le judéo-espagnol fut gallicisé au point qu'il modifia la syntaxe espagnole et qu'il était

possible d'entendre sur les rives du Bosphore dizele de venir au lieu de dizele ke venga,

par traduction calque du français « dis-lui de venir »215. L'influence des écoles françaises

de l'Alliance Israélite Universelle fut déterminante dans cette évolution216. Aussi

213BUNIS David, « Les langues juives au Moyen-Orient et en Afrique du Nord » in Le monde sépharade Tome I, dir. TRIGANO S., Seuil, Paris, 2006.

214Cynthia Crews pense qu'il serait judicieux de considérer les hébraïsmes comme acquis au Moyen-Age, dans le contexte limité du vocabulaire religieux ou moral. Les exemples cités précédemment sont relativement exceptionnels.

215SEPHIHA, « Le judéo-espagnol », Op. cit. p. 236.216Les écoles de l'AIU alphabétisèrent des milliers de Juifs dans le monde musulman. Née pour défendre les droits

des Juifs dans le monde après l'affaire de Damas l'AIU promeut la culture et la langue françaises.

75

l'influence du français modifia considérablement le système d'accentuation, de sorte que

« facile » est fasíl et non plus fásil, qu' « utile » est utíl et non plus útil etc... Les

gallicismes du journal Şalom d'Istanbul sont nombreux : şemëndofer « chemins de fer »

ou profesör « professeur »217.

e) Exemple de « l'intensité »

Les Judéo-espagnols avaient pour habitude de marquer le pluriel par l'ajout de la

terminaison hébreu -im. Ainsi « des voleurs » sont ladronim, du radical espagnol ladrón,

ou « les popes » sont papazim, depuis le radical grec papas. Or ces pluriels peuvent

s'intensifier par l'ajout ultime de la marque plurielle espagnole -es. En reprenant les

exemples précédent, on pourrait alors parler de ladronimes ou de papazimes pour insister

sur le caractère numéraire : une multitude de voleurs ou de popes. Dans le deuxième cas

on retrouve dans un seul terme un élément radical grec, un pluriel hébreu et un intensif

pluriel espagnol.

Il existe aussi en judéo-espagnol des constructions relatives à l'intensité synonymique, qui

illustre l'extrême richesse du vocabulaire et la créativité offerte par le contact avec

d'autres langues. Par exemple deskalso i dezbragado « déchaussé et sans culotte »

qualifie une personne très pauvre quand espeso i enmelado, littéralement « épais et

emmiéllé » critique plutôt l'attitude d'une personne ennuyeuse. Tomar kaza i morada

« prendre maison et demeure » correspondrait à notre familier « s'inscruster ». Mais

l'intensité ne concerne ici que des synonymes d'une même langue, l'espagnol. Il existe

pourtant une multitude d'expressions intensives que Haïm Vidal Sephiha nomme

« hétérosynonymiques », construites grâce à des synonymes appartenant à des langues

différentes218. Nous en présentons quelques-uns dans le tableau suivant.

217SEPHIHA Haïm Vidal, « Le judéo-fragnol » in Ethnopsychologie, N°2-3, 1973, pp. 239-249.218Ibid p. 241.

76

Expression hétérosynonymique

Langues associées Traduction en français

halis verdadero turc + espagnol « vrai » « archivrai »povre hani espagnol + hébreu

« pauvre »« indigent »

sufu meldohon turc + judéo-espagnol « pieux »

« bigot »

savrozo kaimak espagnol + turc « savoureux »

« exquis »

Pour conclure, la discipline de la contactologie appliquée au djudezmo a permis aux

linguistes de considérer le syncrétisme linguistique avec un nouvel intérêt219. Elle nous

aide considérablement pour démontrer les qualités d'adaptation des communautés

séfarades à un milieu exogène. Pourtant, ces relations d'interculturalité ne furent jamais

valorisées : on préférait dénigrer la perméabilité de la culture judéo-espagnole et sa

dégénérescence220.

C- La littérature judéo-espagnole, reflet des inquiétudes de la communauté

Langue composite souffrant d'un manque total de prestige intellectuel le djudezmo survit

essentiellement dans la littérature orale. Il existe pourtant une littérature écrite

conséquente qui témoigne par son contenu des dangers vécus par la diaspora et de la

nécessité de s'adapter aux canons de la transmission culturelle par voie écrite.

1°) Le sabbatéisme et la littérature religieuse

Il est difficile de considérer une littérature judéo-espagnole unifiée. Au-delà de la

fragmentation linguistique - ouvrages écrits en hébreu, en ladino, en judéo-espagnol

vernaculaire voire en judéo-fragnol - la question d'un manque de continuum

géographique dans la diffusion de ces ouvrages complique sa caractérisation. La

littérature séfarade se diffusait à partir des grands centres d'imprimerie, Salonique,

219ASLANOV Cyril « Quand les langues romanes se confondent... la Romania vue d'ailleurs » in Langage et société, N°99, 2001, pp. 9-52.

220Ibid. p. 33.

77

Constantinople, et Jérusalem, et de façon secondaire à partir de centres de moindre

importance, Sarajevo, Sofia, Andrinople ou Smyrne. Rares furent les ouvrages partagés

par les communautés des villes citées. La plupart étaient de nature religieuse ou

paraliturgique, écrits en hébreu ou en ladino. Esther Benbassa rappelle que la littérature

rabbinique domina jusqu'au XVIIème siècle. Le premier ouvrage publié par les Séfarades

à Istambul est le Dinim de sehita y bedica, traité sur l'abattage des animaux

conformément aux lois religieuses, écrit en castillan et ponctué de nombreux hébraïsmes

religieux221. Les traductions de livres saints en ladino sont comme nous l'avons vu

destinées aux marranes, tels que le Pentateuque d'Istanbul en 1547 ou la Biblia de Ferrare

en 1553. Il est important de souligner le caractère exceptionnel et polyglotte du

Pentateuque d'Istanbul, qui contient le texte biblique en trois versions. Le texte canonique

en hébreu est flanqué de deux traductions, celle de gauche en ladino et celle de droite en

grec vulgaire, toutes deux écrites en caractères hébreux222. L'ouvrage est l'un des

témoignages de l'intégration de la judaïté romaniote dans la nouvelle judaïté séfarade dès

le XVIème siècle. La Biblia de Ferrare est quant à elle uniquement publiée en ladino, en

caractères latins223. Le premier ouvrage considéré comme authentiquement imprimé en

judéo-espagnol vernaculaire est l'ouvrage éthique de Moïse Almosnino Regimiento de la

vida, publié à Salonique en 1664224.

Au XVIIème siècle survient la crise spirituelle du sabbatéisme. Elle remet brutalement en

cause les fondements du judaïsme et l'opérativité de la littérature religieuse séfarade.

Pendant le règne de Mehmed IV survint ce qu'Elena Romero nomme « l'aventure

messianique » de Sabbatai Sevi225. Cette figure qui bouleversa le judaïsme et l'ordre

politique ottoman naquit en 1629 dans une famille juive aisée de Smyrne. En 1651 il se

proclama messie du peuple d'Israël et fut excommunié de sa communauté. Il quitta la

ville et voyagea dans les Balkans, en Égypte et en Palestine, où il provoqua

l'enthousiasme dans les communautés juives. Son retour à Smyrne en 1666 s'accompagna

221MOLHO Yizhak, La littérature judéo-espagnole en Turquie au premier siècle après les expusions d'Espagne et du Portugal, Tesoro de los Judíos sefardíes, 1958, Madrid, p. 18.

222BADENAS Pedro, « La diaspora judéo-espagnole » in Migrations et diasporas méditerranéennes, dir. BALARD Michel, DUCELLIER Alain, Publications de la Sorbonne, 2002, p. 242.

223SEPHIHA Haïm Vidal, Le ladino judéo-espagnol calque: deutéronome, versions de Constantinople 1547 et de Ferrare 1553, Institut d'Etudes Hispaniques, Paris, 1973.

224BENBASSA Esther, Juifs des Balkans, espaces judéo-ibériques, La découverte, Paris, 1993.225ROMERO, Entre dos (o más) fuegos..., Op. cit. pp. 57-84.

78

d'une hystérie collective et les autorités turques inquiètes lui demandèrent de se présenter

à Istanbul. Il fut finalement exilé dans un château des Dardanelles, menant une vie de

prince, entouré de disciples et de nouveaux adeptes. Accusé d'inciter les Juifs au

soulèvement, il fut conduit auprès du sultan à Adrianopolis et accusé de haute trahison

pour s'être octroyé le titre de roi de Palestine. Il dut alors choisir entre la conversion à

l'islam et la condamnation à mort. Sans hésiter le faux messie porta le manteau vert et le

ruban blanc le 16 septembre 1666. Il reçut le nom d'Aziz Ehmed Efendi. Impliqué dans

des affaires de trouble à l'ordre public, il fut arrêté en Albanie quelques années plus tard

et mourut en prison dans des circonstances inconnues. Or, entre la date de sa conversion

et celle de sa mort des conversions massives à l'islam se produisirent, donnant naissance à

une secte cryptojuive appelée dömne, organisée en communauté jusqu'à nos jours226.

Face à la crise spirituelle, la littérature religieuse se développa dans un but éducatif. Elle

fut essentiellement imprimée en judéo-espagnol vernaculaire : « Visant un public

populaire très large, l'essor de la littérature religieuse en djudezmo répondit au beoin réel

et clairement ressenti d'un renforcement de la foi juive à la période post-sabbatéenne, face

à une aggravation des problèmes économiques et sociaux qui minaient l'instruction

traditionnelle » écrit Ester Benbassa227. Le rabbin Jacob ben Meir Houlli entreprit alors le

Meam Loez « D'un peuple étranger », large commentaire des textes bibliques en

djudezmo, compilation du savoir rabbinique contenant notamment des interprétations

kabbalistiques, et ouvrage le plus populaire jusqu'au début du XXème siècle dans le

monde séfarade. Selon Haïm Vidal Sephiha les familles les plus pauvres de Salonique

possédaient comme unique livre le Meam Loez, enrichi et réédité à plusieurs reprises228.

La version de Jacob Kuli fut la plus imprimée, elle se distinguait par l'apport nouveau de

contes et proverbes229. L'ouvrage définit les contours de l'univers religieux populaire des

Judéo-espagnols jusqu'à l'époque contemporaine. Le genre devint légitime en soi, et au

XVIIIème siècle le développement de la littérature religieuse ou paraliturgique en langue

vulgaire atteignit son apogée. De nombreux ouvrages traitaient de morale (genre musar)

226Les dömnes représentaient à Salonique au XIXème siècle plus d'un tiers de la population musulmane de la ville.227 Ibid p. 67.228Conférence de Haïm Vidal SEPHIHA La science des proverbes à l'Institut universitaire d'Etudes juives Elie

Wiesel, mars 2007.229MOLHO Mihael, Literatura sefardita de Oriente, CSIC, Madrid, 1960.

79

et la poésie religieuse était toujours plus populaire grâce aux coplas, jusque là transmises

de façon orale230. Cependant, cette période dura peu et le djudezmo, par son infériorité

dans le système diglossique, retomba en disgrâce.

2°) La littérature judéo-espagnole du XIXème au XXème siècle : du religieux au profane

Au mépris de l'archaïsme castillan (le djudezmo serait une simple relique de l'ancien

espagnol) s'ajoute celui beaucoup plus violent d'un « abâtardissement » par l'emprunt aux

lexiques turc, grec, ou slave. Dans sa Chrestomathie du judéo-espagnol Grunbaum écrit

en 1882231 : « Pendant longtemps on s'efforça de garder la langue pure et d'y empêcher

l'introduction de mots turcs […] la civilisation des Juifs déclinait leur prestige en souffrit

tandis que leur langue se barbarisait ». Il semble évident que la situation diasporique des

Juifs empêcha toute réflexion sur le renouveau de leur langue. L'impossibilité d'accéder

au statut de nation dans leurs terroirs ne permit pas de la sauvegarder. Les Séfarades

durent s'adapter aux nouveaux cadres nationalistes, apprendre le turc ou le grec, et faire

usage du djudezmo dans un cadre essentiellement privé. La Shoah et la destruction

systématique des terroirs judéo-espagnols signèrent l’arrêt de mort d'une langue qui avait

survécu plusieurs siècles aux exils, aux pogroms et aux guerres. C'est aussi peut-être le

propre mépris des Séfarades pour leur langue maternelle qui a annoncé son déclin,

comme le regrette Paloma Diaz Mas232. Ainsi, les Juifs de Salonique ne s'offusquaient

même pas lorsque les premiers chercheurs issus de la diaspora tels que Gentille Farhii233

analysaient le djudezmo dans une conception évolutionniste qui lui prêtait le caractère de

dégénérescent : « Depuis de longues années déjà l'espagnol vétuste, parlé et écrit par les

Juifs d'Istanbul, a perdu sa pureté primitive. On en connaît les raisons principales:

indifférence de l'Espagne, exil lointain et longue léthargie des Juifs séphardites. Quelles

que soient les raisons de la décadence de la langue, il en résulte qu'au fur et à mesure que

les Juifs perdaient ou déformaient les mots et les belles expressions espagnoles il les

remplaçaient par des mots, des expressions correspondantes turques, françaises,

230BENBASSA, Les Juifs des Balkans..., Op. cit. p. 69.231GRUNBAUM Max, Jüdisch-Spanische Chrestomatie, Frankfurt am Main, 1896.232Conférence de Pilar ROMEU Apogée et décadence du judéo-espagnol à l'Insitut d'Etudes Juives Elie Wiesel,

Paris, mars 2006, en ligne sur akadem.org. 233Née en 1894 à Constantinople, elle fut la première séfarade à porter un regard savant sur la situation linguistique

des Juifs de Turquie.

80

italiennes. Désuète, abâtardie, la langue espagnole continua à être le véritable trait

d'union des Juifs séphardites ». L'auteur, pourtant loin de représenter les intérêts d'un

espagnol pur, va jusqu'à évoquer « une vieille langue humiliée, dénaturée, faite de

soléismes et de barbarismes »234. Ces jugements de valeur par les propres intéressés,

exprimés légitimement dans le souvenir d'un âge d'or perdu, tendent à effacer

l'extraordinaire capacité d'adaptation des Séfarades à leur environnement. Marie-

Christine Bornes-Varol évoque même la honte d'une communauté qui se savait

déclinante : les Juifs au XIXème siècle « commencent à nier l'existence d'un écrit en

judéo-espagnol, et le mythe de la langue maternelle transmise oralement par les femmes,

qui prévaut aujourd'hui, prend racine. […] La redécouverte de l'espagnol d'Espagne

pourrait lui restituer une légitimité mais il devient en fait l'étalon de sa

« dégénérescence ». […] Considéré comme un marqueur populaire, beaucoup de gens

affirment ne pas le parler alors que le contraire est sans doute vrai »235.

Au XIXème siècle la littérature en djudezmo se développe de nouveau, cette fois grâce à

des genres exogènes importés d'Europe tels que le théâtre, l'opérette, ou le roman.

Gonzalo Santonja distingue dans ces œuvres deux traitements distincts : celui

éminemment nostalgique qui fait l'apogée du traditionalisme, et celui sarcastique qui

n'hésite pas à dépeindre les mœurs de la société ottomane dans ses aspects les plus

grotesques236. Selon l'auteur espagnol ces deux tendances résultent d'une conscience du

déclin de la communauté et de la langue, de la transformation sociale et des nouveaux

dangers nationalistes. Nous caractériserons le développement de cette littérature par cette

inquiétude latente vis à vis d'un futur incertain. Le traitement nostalgique est celui des

pièces de théâtre qui rappellent l'épopée séfarade, notamment celles d'Aron Menahem,

Laura Papo ou Abraham Capon. La littérature dramatique devient populaire grâce aux

pièces Don Yosef de Castilla ou La huida de Abdulhamida, qui rendent gloire au passé

judéo-espagnol237. Par ailleurs la traduction de pièces classiques françaises en djudezmo

234FARHI Gentille, «La situation linguistique du sépardite à Istambul» in Hispanic Reviews, Vol.5, N°2, University of Pennsylvania press, 1937, pp. 151-158.

235BORNES-VAROL Marie-Christine, « La langue judéo-espagnole en Turquie aujourd'hui » in Outre-mer, N°10, 2005, pp. 387-389.

236SANTONJA Gonzalo, A la lumbre del dia, notas y reflexiones sobre la lengua y la literatura de los sefardies , Diputacio de Valencia Alfons el Magnanim, Valence, 2001, p. 61

237HASSAN Iacob, Temas sefardies del cancionero sefardi, Secretaria general del ministerio de cultura, Madrid, 1984, p. 36.

81

obtient un franc succès. En 1903 El hazino imajinario « Le malade imaginaire » est

représenté au théâtre de Sofia en Bulgarie238.

Le traitement sarcastique est plutôt celui réservé par les romans-feuilletons et les

pamphlets publiés dans la presse. Aussi brève soit-elle l'effervescence de la presse judéo-

espagnole au XIXème siècle est le symbole de l'émergence d'une culture écrite profane et

populaire. Pas moins de trois cents douze titres sont répertoriés dans le monde séfarade

avant la première guerre mondiale, dont cent cinq rien qu'à Salonique239 ! Selon Elena

Romero le journalisme joua un rôle fondamental dans l'introduction des nouveaux genres

littéraires et dans la constitution d'une communauté séfarade « moderne »240. La naissance

d'une société de la communication et de l'éditorial permis à de nombreux leaders

politiques de la communauté de diffuser des idéaux socialistes ou sionistes241. Certains

ont tout simplement le sentiment de sortir de la torpeur et de l'isolement ottomans,

comme en témoigne le commentaire d'un Judéo-espagnol dans le journal El mundo

sefardi en 1923 : « Notre culture cessa d'être simplement religieuse, elle embrassa toutes

les branches de la vie spirituelle humaine contemporaine : notre presse, musique,

littérature, et la plus haute expression de celle-ci, le théâtre, se développèrent au fur et à

mesure que le besoin d'un judaïsme vivant se faisait sentir242 ». Pourtant, ce besoin de

produire une culture alignée sur les canons européens traduit le malaise de la

communauté. Dépossédés de pouvoir politique dans les nouvelles nations indépendantes,

les Juifs finissent par tourner en dérision leur propre nostalgie pour la gloire déchue de

l'Empire Ottoman. Le sarcasme et l'ironie de nombre de publications et de titres de presse

illustrent cet état d'esprit. Voici un texte publié dans le journal salonicien Acción pendant

l'Entre-deux-guerres243 :238Conférence de Pilar Romeu, Apogée et décdence du judéo-espagnol, Institut universitaire d'Etudes juives Elie

Wiesel, Paris, mars 2006.239TOLEDANO Joseph, « L'effervescence de la presse judéo-espagnole » in Les Séfarades, Fils d'Abraham,

Brepols, 1992.240De buena tinta: 150 años de prensa en ladino, Catalogue de l'exposition à San Millán de Cogolla (novembre

2008), Fundación S. Miguel de C., 2008, 175p.241Ibid p. 12.242Traduction libre du judéo-espagnol depuis un extrait du journal El Mundo Sefardi édition du 01/04/1923 cité in

HASSAN Iacob, ROMERO Elena, BENITO Ricardo, Sefardíes:literatura y lengua de una nación dispersa, Universidad de Castilla la Mancha, 2008, p. 421 : Volaron las condiciones, las que emitió Vilsón / Y guay que dolor ! / Ay Socetá de las Naciones hecha con buen corazón / No tuvo valor / Y guay que dolor / El que fue fuerte venció / se burló de los tratados de los cuales el siñó.

243Traduction libre depuis le texte judéo-espagnol in DIAZ MAS Paloma, El sincretismo lingüístico-cultural sefardí a la luz de dos texto aljamiados, CSIC, Madrid, 2003.

82

« Les conditions s'envolèrent, celles émises par Wilson / Ay, quelle douleur !

La Société des Nations, faite avec bon cœur

N'eut aucune valeur / Ay, quelle douleur !

Le plus fort a vaincu

Il s'est moqué des traités qu'il a pourtant signé/ Ay, quelle douleur ! »

Plus qu'un simple article, ce texte est construit sur la structure d'une endecha, poème

traditionnel chanté à l'occasion du deuil religieux judéo-espagnol. L'auteur transmet un

message complexe que nous pouvons lire à plusieurs niveaux. D'une part sa critique

contre l'opportunisme des puissances menaçantes souligne l'inquiétude des Juifs dans les

Balkans. L'auteur pense aux violations commises par l'Italie à Corfou et en Albanie, alors

que les fascistes possèdent déjà les îles du Dodécanèse. D'autre part le fait d'employer

une rhétorique poétique propre au deuil traditionnel tourne en dérision la culture séfarade.

Dépassée par les événements internationaux cette culture serait incapable de penser le

monde moderne, sinon de tomber dans le registre burlesque.

Avant la Shoah l'évolution d'une culture djudezmo écrite est donc ambiguë. Elle se

développe considérablement en adoptant des genres nouveaux, mais reste confinée entre

l'entreprise de mémoire nostalgique et celle de critique du retard social, économique et

politique vis à vis du reste de l'Europe.

3°) L'agonie de la littérature et de la langue judéo-espagnoles

La seconde moitié du XXème siècle scelle la mort définitive de la littérature judéo-

espagnole. Les descendants des Séfarades font preuve d'un regain d'intérêt pour leurs

racines à la fin du siècle dernier, mais selon Marie-Christine Bornes-Varol cet intérêt reste

limité : « Le mouvement ne prend pas en Turquie où il [le judéo-espagnol] est toujours

déconsidéré, mais parmi les rescapés de la Shoah qui entreprennent de consigner

l'héritage244 ». Quelques romanciers ont publié en djudezmo au lendemain de la seconde

guerre mondiale. Citons Enrique Saporta y Beja auteur de Entorno de la torre blanka 244BORNES-VAROL Marie-Christine, « La langue judéo-espagnole en Turquie aujourd'hui » in Outre terre, N°10,

2005, p. 389.

83

chronique de la vie perdue de Salonique, ou Isaac ben Rubi qui dépeint l'univers

concentrationnaire dans El sekreto del mundo. De célèbres auteurs séfarades ne

trouveront pas dans leur langue maternelle les ressources nécessaires à l'expression de

leur art. Elias Canetti, prix Nobel de littérature en 1981, choisit l'expression allemande, et

Albert Cohen Grand prix de l'Académie française en 1968 l'expression française.

Pendant les décennies 1980 et 1990 la poésie judéo-espagnole a aussi connu une certaine

renaissance, notamment grâce aux voix féminines de Clarisse Nicoidski (Lus ojus las

manas la boka) ou de Margalit Matitiahu (Kurtijo Kemado). Mais cette poésie, marquée

par l'horreur du nazisme, ne permet pas d'envisager l'usage du judéo-espagnol en dehors

de l'expérience de sa disparition. La poésie contemporaine de Margalit Matitiahu se teinte

d'allusions mythiques à la Méditerranée antique, à l'Humanité universelle, mais celle-ci se

confronte violemment à la souffrance d'un monde singulier déraciné. Dans Greec elle

dépeint avec amertume un paysage grec qui vit naître un jour « l'art et la sagesse »245 :

« Les colonnes du temple s'efforcent

De retenir l'esprit antique

Que l'air et la tempête emportent.

Et les jeunes hommes se promènent

Corps et figures pleins de saveurs

Et disent:

Ici est enterré le ciment

De l'art et de la sagesse »

Alors que la langue s'éteint peu à peu, de multiples initiatives ont vu le jour à la même

époque pour promouvoir ce qui a été considéré trop tard comme un fort témoignage de

l'interculturalité entre les peuples méditerranéens. En 1997 fut créée l'Autorité Nationale

du Ladino (ANL), organisme officiel ayant pour objectif la préservation de la culture

judéo-espagnole. Il édite le journal Aki Yerushalaïm, paru en 1979 grâce à l'action de

245Traduction libre du judéo-espagnol, poème « Greec » in MATITIAHU Margalit, Kurtijo Kemado, Eked, Tel-Aviv, 1988, p. 12 : Las kolonas del templo se esforsan / A detener el esprito antiguo / Ke el aire i la tempesta lo arevatan / I los ombres chikos van kaminando / Kon puerpos i karas artas de savores / I dizen / Aki está enterada la simiente / Del arte i de la saviduría.

84

Moshe Saul. L’intérêt des Israéliens pour cette culture reste cependant faible, comme j'ai

pu le constater au Centre Séfarade de Jérusalem, devenu centre d'accueil pour pèlerins

issus de la Diaspora plus que foyer de diffusion culturelle246. Les recherches universitaires

sur le sujet se sont multipliées ces dernières décennies grâce aux centres de l'université

Ben Gourion de Beersheva, mais elles traduisent l'urgence de recueillir les dernières

traces d'une culture sur le point de rendre son dernier souffle. Les universités européennes

se sont intéressées plus tôt à la linguistique judéo-espagnole, propice à des investigations

plus générales sur le syncrétisme culturel. L'Espagne est en matière un pays en pointe :

dès 1941 l'Institut Arias Montano publie la revue Sefarad et ouvre les horizons de la

recherche sur la diaspora. Dans les pays francophones les premières chaires de judéo-

espagnol sont créées à l’École des langues et civilisations orientales vivantes en 1967, à

l'Université libre de Bruxelles en 1972 ou encore à la Sorbonne en 1984247. La résurgence

de la culture judéo-espagnole ne doit pas nous tromper. Joseph Toldeano ironise : « Plus

pathétique encore : c'est au moment où ils sont sur le point de perdre l'usage de leur

langue préservée durant cinq siècles que l'Espagne s'est prise d'un intérêt soudain pour les

descendants des Juifs qu'elle avait expulsés248 ».

L'UNESCO a officiellement reconnu le djudezmo comme langue en danger de

disparition. Le colloque organisé par l'organisation internationale le 17 et 18 juin 2002 à

Paris s'inscrit dans le cadre de l'année des Nations Unies pour le patrimoine culturel. Il est

soutenu par onze délégations permanentes (Argentine, Bulgarie, Croatie, Espagne,

France, Grèce, Israël, Italie, Portugal, Roumanie et Turquie) et s'ouvre par le discours

remarqué du directeur général Koïchiro Matsuura : « L'histoire du judéo-espagnol est une

éloquente illustration de la capacité des langues à porter les valeurs du dialogue

interculturel et du pluralisme auxquelles nous sommes ici tant attachés »249 . Des

résolutions ont été formulées suite à l'organisation du colloque, essentiellement axées sur

la promotion de la langue et l'élargissement d'une offre éducative en djudezmo. Pourtant

246Le centre propose des activité culturelles et développe des programmes sociaux en faveur de familles déshéritées. Il accueille aussi des Juifs originaires d'Amérique du Sud. Visite à Jérusalem le 19/08/2011.

247Données disponibles sur le site d'Akadem consulté le 19/02/2012 http://www.akadem.org/photos/contextuels/4395_1_judeoespagnol.pdf.

248TOLEDANO Joseph, Les Sépharades, Brepols, Paris, 1992, p. 507.249Discours disponible sur le site officiel de l'UNESCO consulté le 19/02/2012

http://unesdoc.unesco.org/images/0012/001263/126317f.pdf .

85

l'extinction de cette langue et de la culture à laquelle elle donne accès semble aujourd'hui

inéluctable.

Pour conclure, la littérature écrite en judéo-espagnol ou djudezmo naît au XVIIème siècle

après la séparation linguistique opérée avec l'espagnol contemporain et la remise en

question de la prépondérance de l'hébreu dans les imprimeries. Cette littérature témoigne

de l'histoire tragique de la diaspora. Selon l'époque les inquiétudes suscitées dans la

communauté se traduisent par une production littéraire spécifique. La première littérature,

éminemment religieuse ou paraliturgique, répond à une crise spirituelle. La littérature

profane du XIXème siècle en ouvrant d'autres horizons souligne paradoxalement les

limites du développement de la communauté. Enfin les ultimes expressions du XXème

siècle sont attachées à une démarche mémorielle et crépusculaire, une réflexion sur

l'extinction d'une population et de son bien le plus précieux, la langue. Citons des extraits

de la Lettre à Antonio Saura du romancier Marcel Cohen, l'un des témoignages les plus

émouvants sur la langue condamnée au silence:

« Cher Antonio, je voulais t'écrire en djudyo avant que s'éteigne tout à fait la langue de mes ancêtres. Tu

n'imagines pas Antonio, ce qu'est l'agonie d'une langue. C'est un peu comme se retrouver seul dans le

silence. C'est se sentir sikeleoso250 sans comprendre pourquoi. […] Les mots ne reflètent, en somme, que

la nostalgie et les drames du passé, la folie de l'époque. A peine entrevus, les mots m'échappent et

s'effilochent comme des nuages. […] Quand cette langue s'effrite jour après jour, Antonio, qu'elle

agonise, lorsque seul dans ta chambre, tu dois fermer les yeux pour en exhumer quelques lambeaux, et

sans trop savoir qu'en faire d'ailleurs, lorsqu'il n'y à plus rien à lire dans cette langue, aucun de tes amis

pour la parler avec toi, lorsque le peu qu'il t'en reste tu ne le transmets pas […], alors, Antonio, tu dois

bien admettre que la mort parle à travers toi »251 .

La solitude de l'écrivain est celle de tout un peuple décimé par l'Histoire, devenu

aujourd'hui orphelin de sa langue. Marcel Cohen s'adresse à son ami espagnol, l'un des

maîtres de l'abstraction lyrique, célèbre pour ses Portraits imaginaires suscitant la terreur,

pour lesquels l'intellectuel français affirmait : « Plus ces masques malmènent l'image

250Dans le texte terme judéo-espagnol composé d'une racine turque et d'un suffixe espganol : « anxieux, oppressé ».251COHEN Marcel, Lettre à Antonio Saura, Pensée de midi Actes Sud, Arles, 2001, 33p.

86

humaine, plus Saura est heureux » 252 . Les deux hommes partageaient en commun ce

sombre regard sur l'histoire de leurs ancêtres. Saura disait lui-même : « L'art espagnol est

tout de discontinuité et d'exceptions, il est saccadé et entrecoupé, à l'image de l'Espagne,

pays marginal, fanatique, isolé en Europe et métissé. A l'image de notre histoire,

affreusement violente »253. Aussi pouvons-nous conclure par les derniers mots de la lettre

de Marcel Cohen, qui à eux seuls rendent compte de la malheureuse aventure séfarade à

travers la Méditerranée, achevée brutalement par les nationalismes que l'on apparente

aujourd'hui à la « modernité politique ». L'équilibre fragile entre religion juive, langue

romane et environnement musulman n'était-il qu'une illusion de quelques siècles ?

« Le plus curieux dans tout cela, est bien de penser que j'ai successivement été un Hébreu pour les

Espagnols, un Espagnol pour les Turcs, un Turc pour les Français, et me voilà maintenant tout à fait

français aux yeux des Espagnols comme des Turcs... Lorsque je me remémore tout cela, que ma famille

évoque Istanbul et toi Cuenca, avant de t'enfermer dans ton atelier pour peindre une énième version de

Torquemada254, que je regarde tes portraits imaginaires si incroyablement réalistes à mes yeux, comment

veux-tu que je n'attrape pas le vertige ? ».

252CORTANZE (de) Gérard, Antonio Saura, La différence, Paris, 1994, p. 163.253Cité par BELLET Harry, article paru dans Le Monde le 24/07/1998, p. 22.254Moine dominicain, Tomas de Torquemada (1420-1498) fut le premier Grand Inquisiteur d'Espagne, de 1483 à sa

mort. Plus de deux milles personnes auraient été envoyés à la mort sous son autorité, la majorité suspectée de « judaïsante ». Pour faire face à l'édit d'Expulsion, le rabbin Isaac Abravanel proposa au roi Ferdinand l'abolition du texte en échange de 300 000 ducats. Le roi aurait hésité, conscient de l'important rôle économique joué par les Juifs. La légende raconte alors que Torquemada, furieux, intervint personnellement auprès du roi, un crucifix à la main, en s'exclamant : « Judas a vendu le Christ pour 30 pièces d'argent, et votre excellence s'apprête à le vendre pour 300 000 ducats. Le voilà ! Prenez-Le et vendez-Le ». Il tourna alors les talons, ayant laissé le crucifix dans les mains du roi. Cf LIEBMAN Seymour, The Jews in new Spain : Faith, flame, and the Inquisition, University of Miami, Miami, 1970, p. 33.

87

L'histoire de la diaspora judéo-espagnole dans l'Empire Ottoman permet de questionner la

survie des minorités dans l'espace méditerranéen. Longtemps conçues comme une

menace, les minorités font aujourd'hui l'objet d'un regain d'intérêt, même si leur

assimilation aux groupes dominants s'est accélérée. Porteuses de traditions particulières et

d'une capacité d'adaptation rendue obligatoire par leur position, elles ont souvent joué un

rôle d'intermédiaire entre les lieux de pouvoir en Méditerranée. Les Judéo-espagnols

étaient des intermédiaires économiques par leur pratique du commerce, mais aussi des

intermédiaires politiques par la culture savante d'une élite au service du pouvoir ottoman.

Ces rôles expliquent en partie pourquoi les minorités se sont maintenues des siècles en

Méditerranée. L'organisation politique et sociale garantissant leur autonomie, elles ne

furent pas confrontées au processus d'assimilation en œuvre en Europe occidentale.

Lorsque le modèle d’État-nation s'imposa sur les rives sud et orientales du bassin

méditerrnéen les Judéo-espagnols subirent un changement de paradigme particulièrement

brutal. Nous avons aussi retracé l'histoire de ce peuple à travers l'évolution de sa langue,

autre outil d'intermédiation, culturel cette fois. Alors que le djudezmo était devenu le

marqueur identitaire de la diaspora sa disparition signe la mort effective du groupe.

A ces considérations sur le devenir de la minorité judéo-espagnole et de sa langue doivent

s'ajouter nos interrogations sur la capacité d'un tel groupe à intégrer des traits culturels

exogènes. Dans le cadre ottoman l'identité séfarade ne se diluait pas avec les nouveaux

contacts culturels, elle se définissait au contraire par son syncrétisme, bien que les

propres acteurs n'en soient pas toujours conscients. Nous allons désormais montrer

comment le cadre décrit dans notre première partie a pu conditionner la naissance d'une

culture populaire, syncrétique et méditerranéenne.

88

CHAPITRE II

La transmission d'un substrat méditerranéen: la civilisation judéo-espagnole

mémoire de la mare nostrum

Notre développement s'attache dès à présent à démontrer comment les Judéo-espagnols

peuvent légitimement considérer leur culture comme dépositaire d'une « mémoire

méditerranéenne ». Les Séfarades conjuguent souvenirs de l'hispanisme et références aux

traditions balkaniques ou turques. Sans que ce processus soit conscient, ils créent donc un

imaginaire qui associe des références culturelles issues des confins occidentaux et

orientaux de la Méditerranée.

Section 1 - L'hispanisme en héritage chez les « Espagnols sans patrie »255

Avant qu'elle ne se projette vers l'Amérique l'Espagne était l'une des premières puissances

méditerranéennes. Le royaume d'Aragon soumit au XIVème siècle le royaume de Naples,

la Sicile et la Sardaigne. Cette influence est toujours sensible de de nos jours dans l'îlot

linguistique de l'Alguer256. Plus tard les comptoirs espagnols au Maroc et en Algérie

permirent à Philippe II d'Espagne un meilleur contrôle du bassin occidental257. Le déclin

progressif des Espagnols s'accentua à partir du XVIIIème siècle, laissant la domination

des eaux méditerranéennes aux puissances britannique et française. Installés depuis des

générations sur les rives orientales de la Méditerranée, les Séfarades se font malgré eux

les meilleurs représentants de la culture hispanique, notamment par la conservation d'une

littérature orale née dans la Péninsule ibérique. Pour notre démonstration nous nous

intéresserons à trois sous-genres : les ballades ou romances, les proverbes et les

complaintes funèbres.

255Angel Pulido fut le premier auteur à considérer les Séfarades comme des Espagnols sans patrie dans La raza sefardí los Españoles sin patria.

256L'alguer ou Alghero en italien est une ville de Sardaigne où le catalan est encore utilisée comme langue administrative.

257SCHAUB Jean-F., Les juifs du roi d'Espagne à Oran 1509-1669, Hachette, Paris, 1999.

89

A- L'héritage oral et le substrat chrétien dans les romances

Analysons dès à présent comment se sont conjugués le substrat culturel espagnol et la

vision juive dans la littérature orale. De quel degré de compatibilité ces deux horizons

ont-ils fait preuve ?

1°) La littérature orale séfarade

La tradition académique identifie trois genres importants dans la littérature orale séfarade,

patrimoine chanté en judéo-espagnol composé de romances « ballades », coplas « chants

religieux », et kantigas « chants de la vie quotidienne ».

Le romancero trouve son origine dans la tradition hispanique médiévale. Chaque

romance est un poème octosyllabique ou hexasyllabique, ballade épique rappelant la

bravoure des chevaliers, l'héroïsme et l'honneur médiévaux dans la Castille du XIIème

siècle. Alors que ce genre tomba en désuétude dans la noblesse, il devint chant populaire

exaltant l'amour ou la naissance, et pleurant l'infidélité ou la perte de l'être cher. Il est

aussi possible de retrouver des thèmes plus politiques ou historiques, rappelant le destin

d'un prince ou d'un roi. Les chercheurs occidentaux se sont très tôt intéressés au genre,

car celui-ci est l'un des plus féconds dans la tradition séfarade. Il établit le lien culturel le

plus direct avec le passé hispanique de la diaspora.

Les coplas sont de tradition plus récente, elles se développent au XVIIIème puis au

XIXème siècle258. Leur contenu est de thématique religieuse et leur fonction hautement

didactique. Elles sont censées promouvoir la cosmovision juive et se développent après la

crise spirituelle provoquée par le sabbatéisme. Bien que transmises oralement elles sont

imprimées dans des recueils dès le XVIIIème siècle259. Chaque fête religieuse se

caractérise par ses poèmes paraliturgiques : le livre d'Esther pour les Coplas de Hanuka,

les complaintes funèbres pour les Coplas de Tishabeav etc... Patrimoine masculin, les

coplas représentent un genre savant essentiel dans l'éducation religieuse. Même si Paloma

258Source musée Casa de Sefarad, à Cordoue, visite le 31/10/10.259SADAK Sami Transculturalité et identité dans les répertoires musicaux judéo-espagnols, Cours polycopié,

Université de Provence 2010, p. 8.

90

Diaz Mas rappelle qu'il ne faut pas les confondre avec les coplas modernes espagnoles,

genre populaire profane260, Iacob Hassan estime qu'elles ont peu à peu évolué vers des

registres parodiques voire burlesques (et donc profanes) dans la presse judéo-espagnole

du XXème siècle261.

Les kantigas ou tout simplement canciones sont des chants lyriques aux styles poétiques

et musicaux plus libres que les précédents, et qui rendent particulièrement compte du

syncrétisme de la culture séfarade. Transmis par les femmes, ils étaient pour elles un

espace de créativité important262. Bien que certains d'entre eux trouvent leur origine dans

la tradition hispanique, ils sont surtout le reflet des influences balkaniques et orientales.

Pour mieux comprendre l'héritage espagnol, focalisons-nous sur le genre des romances,

conservé avec intérêt par les Séfarades de génération en génération. La coexistence des

Judéo-espagnols avec les chrétiens dans les royaumes musulmans d'Al Andalous ou plus

encore dans les royaumes castillans de la Reconquista sont à l'origine de cet emprunt

culturel. Marqués religieusement, les romances sont par leurs racines espagnoles

potentiellement vectrices d'un message chrétien. Comment les Judéo-espagnols se sont-ils

appropriés ce répertoire et comment ont-ils traité son contenu religieux ?

2°) la « déchristianisation » limitée du folklore espagnol

Armistead et Silverman répondent en partie à cette question dans la première partie de

leur ouvrage En torno al romancero sefardi, intitulée « L'héritage péninsulaire »263. Ils

synthétisent les premiers le phénomène de « déchristanisation » dans le romancero juif.

En 1939 William Entwistle s'étonna de la conservation de nombreux éléments chrétiens

dans les ballades hispano-juives et l'absence d'hébraisation systématique264. Pourtant le

260Conférence de Paloma DIAZ MAS Visages du judaïsme séfarade à l'Institut d'Etudes Juives Elie Wiesel, Paris, mai 2006.

261HASSAN Iacob, Temas sefardíes del cancionero sefardí, Secretaria general técnica del ministerio de cultura, Madrid, 1984, p. 18.

262SADAK, Transculturalité..., Op. cit. p. 9.263ARMISTEAD S. G. SILVERMAN J. H., En torno al romancero sefardí, hispanismo y balcanismo de la

tradición sefardí, Seminario Menendez Pidal, Madrid, 1982, pp. 127-148.264ENTWISTLE William, European balladry, Oxford university, Oxford, 1939 (réédition 1951), p. 189.

91

premier à formuler cette question fut Paul Bénichou, dans ses études sur les romances

recueillis à Oran en Algérie en 1944. Il utilisa aussi pour la première fois le terme de

déchristianisation, en concluant: « Il résulte de façon claire que ce qui fut éliminé

paraissait impliquer de façon claire le locuteur à une adhésion aux croyances ou à la

dévotion chrétiennes. En revanche, les allusions purement objectives aux coutumes

chrétiennes ne furent pas modifiées. Nous ne sommes donc pas en présence d'un

influence positive de l'esprit juif sur le romancero mais d'une intervention négative, d'une

purgation, réduite à l'indispensable et inspirée des scrupules religieux du locuteur juif. La

tradition conservée entre les Juifs espagnols n'a pas souffert de redéfinition profonde,

inspirée par les différences de croyances ou de traditions. C'est une tradition espagnole

que nous transmettent les Juifs de la Méditerranée »265. La fidélité aux références

hispaniques semble donc être le pilier constitutif de la culture séfarade. Il n'existerait que

très peu de ballades dédiées aux thèmes bibliques de l'Ancien Testament, et donc

susceptibles d'une identité spécifiquement hébraïque266. Il faut rappeler que le romance

est un héritage partagé en commun par les peuples qui parlent des langues ibéro-romanes,

quelles que soient leur religion.

Évoquons tout d'abord des exemples de judéisation partielle de romances séfarades. Ces

exemples illustrent l'attachement des Juifs au monothéisme dans les textes à connotation

religieuse. Ainsi dans la version séfarade de la Muerte del duque de Gandia, l'évocation

du Dieu chrétien est modifiée en ces termes Dio del sielo, dio del sielo / I Dio de toda

djudería « Dieu du ciel, Dieu du ciel / Et Dieu de toute juiverie ». Dans une version de El

paso del mar Rojo recueillie à Marmara il est ainsi conté Ke miremos sus maravías / Él

es uno y non segundo / El es patrón de todo el mundo « Que nous regardons ses

merveilles / Lui est un et non second / Lui est le patron de tout le monde ». Sur la

requalification du Dios espagnol en Dió juif, il faut y voir cette volonté déjà évoquée de

réaffirmer l'unicité de la divinité, le -s étant considéré à tort par les Séfarades comme une

confusion chrétienne propre à la Trinité267.

265BENICHOU Paul, Romances judeoespanoles de Marruecos, RFE, Madrid, 1944.266On peut citer El sacrificio de Isaac, David lloro à Absalon, Tamar y Amnon.. Armistead estime qu'ils sont

populaires dans le milieu séfarade marocain et non dans le bassin méditerrranéen oriental. Le romance serait donc le lieu de narrations essentiellement médiévales.

267COMBET Louis, « Lexicographie judéo-espagnole : Dío ou Dió » in Bulletiin hispanique, Tome 68, N°3-4, 1966, pp. 323-337.

92

Les modifications peuvent aussi célébrer des pratiques religieuses exclusivement juives.

Ainsi dans une version de Sarajevo de Vos labraré un pendon, les Séfarades ajoutent

Tengo los ojos marchitos / De meldar la ley de Dios « J'ai les yeux fatigués / De lire la loi

de Dieu » se référant aux pratiques d'apprentissage de la loi talmudique dans les écoles

religieuses. Dans une version de Mostar de La novia abandonada, il est spécifié que l'un

des personnages una tarde de las tardes / jendomí para minhá, c'est à dire qu'il alla se

rendre à la minhá, la prière du soir en hébreu. Ainsi la communauté judéo-espagnole a

peu à peu inséré dans le corpus chrétien des références à ses propres pratiques religieuses.

On remarque enfin que quelques romances séfarades ont développé un rejet radical du

christianisme. Dans une version de Rodes de Lucrecia y Tarquinos, l'une des héroïnes qui

a été judaïsée fait part de sa méfiance envers les chrétiens par ces quelques paroles I más

kero morir kon onra / I no vivir desfamada / Ke no digan la mi djente / D'un kristiano fue

namorada « Et je préfère mourir avec honneur / Et ne pas vivre reniée / Que ne disent pas

mes gens / Que d'un chrétien je fus amoureuse ».

Malgré ces marques de déchristianisation les Juifs ont conservé d'abondants éléments

chrétiens. Samuel Armistead propose de classer en six catégories le traitement de

l'élément chrétien dans les romances séfarades268, selon sa fréquence et sa

systématisation, par ordre décroissant.

1- Comme évoqué précédemment cet élément chrétien est très souvent conservé tel quel :

on retrouve des figures religieuses et certains saints (Trinidad, Jesús, Virgen María,

Jesuscristo y su madre, Santa Clara, San Pedro, San Juan…), mais aussi l'évocation de

fêtes ou de cérémonies religieuses (Navidad, Pascua mayor, bautismo…).

2- Le phénomène le plus fréquent de déchristianisation est lorsque le terme est remplacé

par un vocable neutre ou sécularisé. Selon Samuel Armistead c'est une grande innovation

qui caractérise la littérature orale judéo-espagnole. Les exemples sont nombreux, et l'on

peut les trouver dans les multiples versions des romances. Dans Conde Sol la Santa

268ARMISTEAD Samuel, En torno al romancero sefardí hispanismo y balcanismo de la tradición judeo-española , Seminario Menendez Pidal, Madrid, 1982, pp. 135-140. Cet ouvrage de référence s'appuie sur des études et publications antérieures, mais propose pour la première fois une analyse approfondie du substrat chrétien dans la culture du romance séfarade.

93

Trinidad devient Santa Eternidad, dans Gerineldo la Virgen de la Estrella devient le

Libro de la Estreya, la noche de Navidad est simplement nochebuena dans Melisenda

Insomne et las penas del infierno « les peines de l'enfer » sont las penas del enfermo « les

peines du malade » dans Silvana. Dans Virgilios la version castillane el rey indo a misa

« le roi en allant à la messe » est transformée pour que le roi aille plutôt à la chasse ou à

la fenêtre : el rey indo a cazar dans une version recueillie à Sarajevo, el rey indo a la

ventana selon une autre de Salonique.

3- Les formes hispano-latines des termes spécifiquement catholiques peuvent aussi être

remplacées par leurs équivalents grecs ou turcs. Par exemple abad « abbé » ou sacristán

« homme d’Église » des romances espagnols sont substitués dans le contexte séfarade par

papaziko, du grec pappas « pope ». L'église peut être désignée par klisa, du turc kilise

(iglesia en castillan).

4- Dans peu de cas l'élément est conservé mais perd son sens original. Ainsi le terme

monja « nonne » peut prendre le sens de « célibataire ». Dans un chant de mariage de

Salonique, les Juifs séfarades disent Mondja la keren deshar / Casadica kere estar

« Nonne ils veulent la laisser / Mariée elle veut être ». Dans d'autres textes la misa

« messe » et la capilla « chapelle » signifient respectivement une réunion de dignitaires et

un édifice civil, et perdent ainsi leur sens religieux.

5- La substitution des marqueurs chrétiens par des formes sans aucun sens est aussi

remarquée dans quelques ballades : la Virgen est Virgel dans Nochebuena, San Juan

devient Sanjiguale dans Gaiferos jugadores, ou pelegrino « pèlerin » perlinguito dans

Bernal Francés.

6- Dans un nombre très limité de cas cette substitution permet aussi d'insérer des vocables

hébraïques. Abad est alors susceptible de se métamorphoser en hakam « sage » en hébreu.

Même mineure, la déchristianisation a permis l'usage de nombreux procédés pour

affirmer une tradition plus spécifiquement juive. Cependant, il est important de noter que

94

ces procédés ne furent pas toujours conscients et volontaires. Ainsi la formation de

vocables sans aucun sens tel qu'au point 5) attesterait plutôt d'un oubli de l'élément

catholique, dès lors que les relations entre l'Espagne et le bassin méditerranéen oriental se

réduisirent. Il faut rappeler que le milieu dans lequel évoluaient les Judéo-espagnols dans

l'Empire Ottoman était essentiellement musulman ou orthodoxe, et la perte de familiarité

avec le catholicisme expliquerait cette altération de Virgen en Virgel ou de San Juan en

Sanjiguale. Les noms grecs ou slaves de ces figures religieuses ne permirent pas le

rétablissement de leur formes originales castillanes. Au-delà d'un manque de contact avec

la réalité religieuse catholique, c'est surtout la rupture de liens avec le castillan moderne

qui fut à l'origine de ces phénomènes.

L'exemple de la branche séfarade marocaine est à ce titre éclairant. De par la proximité

géographique et culturelle la littérature orale judéo-espagnole fut beaucoup moins sujette

aux changements et à ce que Samuel Armistead appelle « l'érosion textuelle » propre aux

romances des séfarades des Balkans, de Turquie ou de Palestine269. Le facteur

géographique n'est pas seul mis en cause dans le processus de déchristianisation. Le

facteur chronologique semble tout aussi déterminant. Ainsi, contrairement aux versions

des séfarades orientaux exilés vers l'est méditerranéen entre le XVème et le XVIème

siècle, les romances importés tardivement au Maroc par les Juifs (XVIIIème-XIXème

siècle) ont conservé davantage d'éléments chrétiens270.

La déchristianisation s'est donc effectuée à des degrés divers. Cependant, qu'est ce qui

explique la relative abondance d'éléments chrétiens et la conservation des règles et lieux

communs du romance ? On remarque en effet le maintien de nombreux topoi narratifs

dans la ballade hispanique : le frère religieux pêcheur, l'épouse fidèle qui se retire dans un

couvent, le déguisement du protagoniste en pèlerin, la contemplation de la beauté

269Dans sa Bibliothèque universelle des voyages (Paris, 1808), G. Boucher de la Richarderie y rapporte la remarque de M. de Chenier, alors en voyage au Maroc pour ses Recherches historiques sur les Maures: «la ville de Tétouan est habitée par des Maures et des Juifs qui parlent presque tous espagnol, et que les relations commerciales, surtout avec Gibraltar, ont rendu doux et polis». L'existence de liens entre l'Espagne et la Maroc grâce au rôle des communautés juives, actives bien après leur expulsion, confirmerait l'adage du XVIIIème siècle selon lequel «le commerce adoucit les moeurs». Toujours est il que ces échanges se sont incontestablement doublés d'échanges culturels, et que la branche séfarade marocaine du Rif ne fut jamais isolée de l'espace hispanique comme le fut la branche séfarade orientale.

270BENICHOU, Romancero judeoespañol, Op. cit. p. 152.

95

féminine pendant la messe, les cloches de l’Église annonciatrices de la mort, etc etc... Ces

topoi ont pour toile de fond un univers chrétien médiéval, et leur éradication supposait

l'altération du genre littéraire. Pour résumer, la déchristianisation consciente expliquerait

sans doute les cas de substitutions séculaires (2) ou spécifiquement juives (6). La majorité

des substitutions sans aucun sens répondrait plutôt à un manque de familiarité avec les

concepts (5). L'éloignement géographique et chronologique ont contribué à la perte de

sens. Cependant, même dans les textes séfarades orientaux anciens, donc supposés plus

nettement déchristianisées, les protagonistes agissent dans un monde essentiellement

chrétien (1). Cette conservation ne s'explique pas seulement par la cohérence mécanique

requise par la poésie traditionnelle. Elle résulte aussi de l'adhésion du groupe aux valeurs

culturelles induites par les romances.

3°) La vision plurireligieuse de l'hispanisme

Ces valeurs sont celles de la société hispano-médiévale dans laquelle les ballades

fleurirent, une société dans laquelle tous les aspects de la vie, politique, économique,

communautaire ou individuelle, étaient conditionnés par des considérations religieuses. A

la fin du Moyen-Âge la vie espagnole consistait toujours en une association dynamique

des trois grandes religions.

L'habitude de définir et d'organiser la réalité selon trois catégories religieuses, autre

héritage hispanique, fut sans aucun doute renforcée et confirmée par des conditions

culturelles et sociales comparables, au Maroc comme dans l'Empire Ottoman. José

Benoliel271 signale par ailleurs que ce triple regard se traduisait dans la langue

vernaculaire par un « triplement lexicologique ». L'acte de prier peut se décliner par le

rezar chrétien, le sallear hispano-arabe ou le dezir tefilla hispano-juif selon le rite272. On

peut établir le tableau de correspondances suivant.

271BENOLIEL José, Dialecto judeo-hispano-marroquí, Brae, Madrid, 1927, p. 267.272Les verbes meldar/qarear/sallear ont pour origine des radicaux hébreux ou arabes, hispanisés par le suffixe -ar.

Dans «dezir tefilla», les Séfarades ont retranscrit l'acte de prier par une expression littérale castillane, dire des teffillas (prières juives en hébreu).

96

Contexte chrétien Contexte musulman Contexte juif Traduction françaisela lectura la qraia el meldar la lectureuna criada una morita una dissipla un enfantun casamiento un éers una boda un mariageun entierro una gnaza una misva un enterrementun simenterio un emqabar la meara un cimetière

Cette confrontation et collaboration multi-religieuses, inhérentes au tissu de la vie

hispanique, est encore palpable dans le romancero des Juifs séfarades. Le caractère tri-

religieux de la société espagnole se reflète dans le dialogue du romance Juliana y

Galván, entre le maure Galván et sa princesse prisonnière Juliana. Ce dialogue qui

rappelle la dissolution tragique de la société espagnole est un appel à la coexistence

pacifique entre les trois religions273 :

« - Qu'as tu Juliana, qui t'a fait du mal?

Si les maures t'ont fait mal, je les enverrai à la mort

Si les chrétiens t'ont fait mal, je les ferai prisonniers

Si les juifs t'ont fait mal, je les forcerai à l'exil

- Les maures ne m'ont fait aucun mal, ne les envoie pas à la mort

Ni même le chrétiens, ne les fais pas prisonniers

Ni même les juifs, gens qui de mal ne font rien274 »

Dans le romance La expulsión de los judíos de Portugal chrétiens, musulmans, et juifs

rendent hommage à une princesse dans une scène qui reflète avec fidélité l'usage

médiéval selon lequel tous les habitants d'une ville se réunissaient pour acclamer les

visiteurs importants et chanter des cantiques de bienvenue.

273Traduction libre du judéo-espagnol depuis le texte publié par Samuel Armistead in En torno al romancero sefardi... Op. cit. p. 144 : - Que tienes y tu Juliana, u quien te ha hecho male ? / Si te han hecho mal los moros, los mandare yo a matare / Si te han hecho mal cristianos, los mandare a cautivare / Si te han hecho mal los judios, los mandare a desterrare. / - Ni me han hecho mal los moros, ni los mandes tu a matare / Ni me han hecho mal cristianos, ni los mandes a cautivare /Ni me han hecho mal judios, gente son que mal no hace.

274 Il existe plusieurs versions séfarades de ce romance, au Maroc comme en Méditerranée orientale. Cf GIL R. Romancero judeo-espanol, Madrid, 1911. L'une d'elles débute ainsi: Que es esto, la mi senora ? / Quien vos ha fecho pesar ? /Si os enojaron mis moros, luego los faré matar /Os si las vuesas doncellas, farélas bien castigar / Y si pesar los cristianos, yo los iré conquistar...

97

« Ils sortent déjà me recevoir / Trois lois en merveille

Les chrétiens avec leurs croix / Les maures dans leur quartier

Les Juifs avec ferveur / Que la ville bouillonnait »275

Ce texte fut aussi conservé dans la tradition séfarade orientale, mais cette fois transposé à

la réalité balkanique, où les chrétiens sont orthodoxes et les maures turcs :

« Les Turcs depuis les mosquées / Les Grecs allant à à l'église

Les Juifs à la Loi sainte / Celle que garde notre ville... »276

Samuel Armistead analyse la place du romance dans la société médiévale espagnole en

soulignant que les trois communautés religieuses développèrent ce genre épico-lyrique,

mais que celui-ci ancra son origine dans la poésie héroïque médiévale castillane très

largement chrétienne. Ce sont les habitudes, préférences, idéaux et valeurs de la

chevalerie catholique que les romances continuèrent à célébrer. Les Juifs espagnols du

Moyen-Âge s’approprièrent les ballades grâce à leurs contacts avec l'élite dominante

chrétienne. Ainsi les protagonistes des romances séfarades (rois, infantes, contes, ducs...)

reflètent aussi les « préférences aristocratisantes » des propres Judéo-espagnols, qui se

considéraient comme membres à part entière de cette élite dominante de la fin du Moyen

Age hispanique277. Il apparaît ainsi légitime que que dans la littérature orale des Juifs de

Méditerranée orientale les guerriers revêtent les attributs du Christ avant d'entrer en

combat avec les Maures, que leurs épouses et filles se réfugient dans des couvents, que

leurs aventures se déroulent dans des églises ou sur le chemin de la messe, que les

cloches des cathédrales annoncent leur mort etc...

Le substrat chrétien du romancero judéo-espagnol est toujours prégnant dans les

habitudes et préférences de ses protagonistes. Malgré le processus de déchristianisation

275Traduction libre du castillan in MENENDEZ PIDAL Ramón, Crónicas generales de España, Rivadeneyra, Madrid, 1898, p. 164 : Ya me salen a recibir / Tres leyes a maravilla / Los cristianos con sus cruces / Los moros a la morisca / Los judíos con vihuelas / Que la ciudad se estrujía.276Traduction libre du judéo-espagnol in ARMISTEAD Samuel, SILVERMAN Joseph, « Hispanic balladry among the Sephardic Jews of the West Coast » in Western folklore, N°4, 1960, pp. 229-244 : Los turkos en las mexkitas / Los gregos van a la klisa / Los djidios a la Ley santa / La ke la siudad mos guadra.277Nous avions déjà développé la perception du statut social médiéval des Juifs par les propres Séfarades jusqu'à

nos jours, cette idée d'un âge d'or entretenu par la décadence parallèle de l'Empire Ottoman.

98

décrit précédemment ceux-ci sont restés très largement catholiques jusqu'à aujourd'hui.

Les romances séfarades nous parlent de héros et héroïnes naturellement chrétiens, tels

que les Juifs les côtoyèrent au XVème siècle, en même temps qu'ils partageaient leur

langue, leur formes et structures poétiques. Les Judéo-espagnols développèrent durant

cinq siècles un genre tombé en désuétude dans l'Espagne moderne et prolongèrent un

regard médiéval qui célébrait leur passé278. Dans Les aspects du vivre hispanique279

Americo Castro explique que dans une projection poétique telle que le romance il est

naturel que l'individu fasse référence au monde qui l'entoure en même temps qu'à son

monde particulier, à ses propres temps et espace. En tant qu'hispaniques, c'est

précisément ce que firent les Juifs séfarades. Dans l'exil, face à l'angoisse d’être juifs et

de ne plus être espagnols, ils optèrent pour la conservation de leurs deux identités.

L'immense répertoire de romances est un monument durable qui résulte de cette décision

féconde.

B- Les proverbes font revivre Séfarad

Les proverbes, refranes en espagnol, sont de véritable puits de philosophie populaire,

source inestimable pour évaluer l'idiosyncrasie d'un groupe ou d'une communauté, c'est à

dire son caractère singulier face aux règles sociales (du grec idios « qui a un

comportement particulier » et kratos « force, vigueur, pouvoir »). La culture espagnole

est particulièrement riche en proverbes, et leur étude appelée parémiologie s'est étendue à

la culture séfarade, héritière de cette tradition. Véritable mémoire d'une langue, les

proverbes rattachent définitivement les Judéo-espagnols à l'hispanisme, « ainsi dans les

marges de la mare nostrum les communautés juives parlaient la même langue et

partageaient la même philosophie [qu'en Espagne] » écrit Charles Leselbaum280.

278La prépondérance du romance, c'est à dire d'un genre historiquement déterminé en Europe (la ballade médiévale), dans la culture judéo-espagnole jusqu'à nos jours, participe au développement d'un regard sur l'archaïsme de la communauté, au-delà des problématiques liées à l'évolution sociale et politique de l'Empire Ottoman.

279CASTRO Americo, Aspectos del vivir hispanico, Alianza, Madrid, 1970, 169p.280LESELBAUM Charles, « Reseña a SAPORTA Y BEJA Enrique, Refranes de los judíos sefardíes de Salónica y

otros sitios de Oriente, Ametller, Barcelona, 1978» in Thesaurus, Tomo XXXV, N°2, Centro Cervantes, 1980.

99

Michael Molho définit le refrán dans son livre écrit en djudezmo Literatura sefardita de

Oriente de la façon suivante : « Le proverbe est une expression laconique, une phrase

brève, anonyme, admise communément et fondée sur l'expérience de la vie quotidienne.

Il est d'origine spontanée et d'expression populaire. Sa popularité est due à son contenu et

à sa forme, mais pour autant qu'il soit remarquable ou pittoresque, il n'est accepté comme

tel que s'il exprime une pensée ou un conseil digne d'être suivi et pris en

considération »281. La matière des proverbes, qui se fixe facilement dans les mémoires, est

en effet extrêmement populaire dans les communautés israélites de l'Orient méditerranéen

si l'on en croit les nombreuses publications des parémiologues qui rendent état de sa

vitalité jusqu'à nos jours. A travers de nombreux exemples, nous allons analyser cette part

essentiel de la culture panhispanique.

1°) La filiation espagnole dans la tradition proverbiale

Haïm Vidal Sephiha rappelle que l'étymologie de refrán illustre l'action de « briser le

discours »282. Le proverbe doit rythmer le langage et provoquer un impact émotionnel

important, puisqu'il s'accompagne d'une assurance sans faille de la part du locuteur, selon

le mot d'ordre Refraniko mentirozo no hay « Les proverbes ne mentent pas ». Cervantès

ne disait déjà t-il pas à Sancho Parésceme que no hay refrán que no sea verdadero,

porque todos son sentencias sacadas de la mesma experiencia, madre de las ciencias ?

« Il me semble qu'il n'y a de proverbe qui ne soit pas vrai, parce qu'ils sont tous des

expressions issues de l'expérience, mère des sciences ». Notre prochain développement se

base sur les publications de Jesús Cantera Ortiz de Urbina, chercheur qui a dédié son

travail à l'étude comparative des proverbes espagnols et judéo-espagnols283.

Les proverbes en relation avec la famille constituent la majorité du refranero judéo-

espagnol. Para kada oya su tapadera « A chaque marmite son couvercle » s'emploie

281Traduction libre depuis MOLHO Mihael, Literatura sefardita de Oriente, CSIC Insituto Arias Montano, Madrid, 1960, p. 425. On remarque que le texte comporte de nombreux gallicismes, et que Haïm Vidal Sephiha l'identifierait comme « judéo-fragnol ».

282Conférence de SEPIHA Haïm Vidal, Dis-moi tes proverbes et je te dirai qui tu es à l'Institut d'Etudes Juives Elie Wiesel, Paris, mars 2007.

283CANTERA ORTIZ DE URBINA Jesus, « El refranero judeo-español » in Paremia, VOL.6, Universidad complutense de Madrid, Madrid, 1997, pp. 153-162.

100

lorsqu'une jeune fille (et ses parents) se désespère de trouver un époux. En espagnol

contemporain le champ lexical est identique A cada olla su cobertera alors qu'en français

on dirait plutôt « trouver chaussure à son pied ». Les conflits entre belle-mère et belle-

fille ont donné lieu à de savoureux proverbes Suegra ni de barro buena! « Belle-mère

mauvaise même en argile » quand Perez de Guzmán auteur castillan du XVème siècle

écrivait déjà Suegra, ni de azúcar buena « Belle-mère mauvaise même en sucre »284. La

marâtre est indésirable, on ne peut la voir « en peinture », la statuette d'argile qui la

représente et trône sur un meuble de la maison rend malade, la figurine qui la symbolise,

même faite de sucre, ne sera jamais douce au regard. L'autodérision juive et espagnole se

traduit par un groupe de proverbes qui provoquent le rire. D'un côté on dira Al djudio le

viene el meollo tadre « Au juif le cerveau lu vient tard » et de l'autre El español es listo

pero recuerda tarde « L'Espagnol est intelligent, mais il s'en souvient tard ». Ce décalage

s'applique à toute sorte de situations. Un séfarade dira d'une chose qui arrive tard Mi fizha

cazada, cien novios a la puerta « Ma fille mariée, cent fiancés à la porte! » mais

l'Espagnol préférera Después de vendimias, cuévanos « Après les vendanges, les

hottes »285.

De nombreux refranes transmettent un message sur la chance et le destin, exploitant le

terme hébreu mazal qui a produit les adjectifs de l'espagnol contemporain mazaloso

« chanceux, heureux » et desmazalado « malchanceux, malheureux ». La racine hébreu

de ces vocables ne fut reconnue que tardivement, et la Real Academia Española avait

maintenu dans les dictionnaires l'origine latine malaxare286. Cette interaction judéo-

espagnole fut propice au développement de proverbes similaires sur le thème du destin.

El mazal de la fea, la ermoza lo desea correspond à la version espagnole La suerte de la

fea la bonita lo desea c'est à dire en français « La chance qu'a la laide, la belle la désire ».

Il s'agit de réprimer l'insatisfaction perpétuelle que nous éprouvons égoïstement. Le

proverbe Más vale una drama de mazal que una oca de ducados illustre la complexité

lexicale du djudezmo : drama vient du grec « drachme » monnaie de faible valeur, et oca

284Ibid p.154. La légende séfarade dit qu'un homme rompit une statuette d'argile, portrait de se belle-mère, et s'exclama « Même en argile elle n'est pas bonne! ».

285Ibid p. 158. Il existe une multitude d'autres exemples. L'auteur remarque que cette construction existe aussi en français « De la moutarde après le dîner », « Après la mort, le médecin » etc...

286Ibid p. 155.

101

du turc pour une monnaie bien supérieure. D’où littéralement en français « Mieux vaut un

peu de chance qu'une multitude de duchés » : la force du mazal est sans aucun doute bien

supérieure à celle de la richesse matérielle. Malgré les emprunts lexicaux, l'origine du

proverbe est indubitablement hispanique, comme nous le rappellent les différentes

versions du proverbe espagnol contemporain Más vale adarme de razón que libra de

talento « Mieux vaut une goutte de raison qu'une livre de talents »287. Pour poursuivre sur

le thème du destin, analysons le refrán judéo-espagnol Los unos nasen con mazal y

ventura, los otros con potra y crevadura288 « les uns naissent avec chance et fortune, les

autres avec goitre et hernie ». Selon Juan Cantera Ortiz de Urbina il hérite directement de

proverbes que l'on peut de nos jours écouter en Castille, unos nacen con estrellas, otros

nacen estrellados littéralement « certains naissent sous une bonne étoile, d'autres naissent

brisés » ou unos nacen para moler, otros para ser molidos « certains naissent pour

moudre, d'autre pour être moulus »289.

Quittons l'idée du destin pour celle de la beauté, dans une époque qui identifiait le charme

féminin aux rondeurs de chairs. Dame godrura te daré ermozura est identique à

l'espagnol Dame gordura te daré hermosura290, son équivalent français étant « Femme

bien nourrie, femme jolie ». Bien que la beauté véritable soit naturelle, la femme fait

attention au paraître, ce qui lui laisse une certaine marge de liberté dans la manière dont

elle dispose de son corps: Jen y grazia me las dé el Dio, que la ermozura ya me la traeré

yo est le miroir parfait du refrán hispanique Que Dios me conceda atractivo y gracia,

porque belleza y hermozura me las procuré yo « Dieu m'a donné la grâce, moi j’acquerrai

la beauté ». L'usage du proverbe est variable mais transmet l'idée que la locutrice saura

arreglarselas « se débrouiller » d'un problème domestique malgré les conditions qui ne

lui sont pas toujours favorables. L'esthétique s'accompagne de parures de bijoux

conservées de génération en génération, les pièces issues de l'Espagne médiévale ayant

aux yeux des femmes séfarades le plus de valeur. Les compositions des parfums et lotions

sont jalousement gardées au sein de grandes familles d'apothicaires. Ouvrons ici une

287On remarque que l'ancienne unité de mesure castillane adarme provient de la langue arabe.288Potra et crevadura sont en ancien castillan les maladies «gloitre» et «hernie», mais correspondraient en espagnol contemporain à bucio et hernia.289CANTERA, « El refranero... », Op. cit. p. 156.290La méthathèse dr > rd est une des caractéristiques du djudezmo ici godrura > gordura . Les proverbes sont un

matériel privilégié pour l'étude du judéo-espagnol vernaculaire.

102

parenthèse en évoquant l'artisanat du fil d'or dans le monde séfarade. Issu d'une tradition

espagnole, cet artisanat est introduit en Afrique du Nord suite aux premières expulsions.

Progressivement cette activité gagnera tout le bassin méditerranéen, du Maroc à la

Turquie. Un processus industriel se met en marche, qui va de l'achat de l'or à la création

d'ateliers pour la fonte et la conversion du matériau. Mélangé dans des fourneaux à des

lingots d'argent la matière première de cet artisanat, l'argent doré, est effilée et assouplie.

Le fil d'or était utilisé pour la confection de vêtements, aussi bien de femmes que

d'hommes, pour le linge de mariage mais aussi pour la décoration de sacs et d'étuis talit et

tefillim, de ceintures, de chaussures, de toiles qui couvraient les murs synagogaux par des

motifs végétaux, des références bibliques et une profusion de formes géométriques

héritées de l'art arabo-andalou. L'artisanat séfarade du fil d'or fait le lien entre les

traditions textiles espagnole et nord-africaine, et illustre l'importance accordé au paraître

et à l'implication des femmes de la communauté juive dans la recherche du raffinement

esthétique291.

Revenons désormais à l'étude de nos proverbes. Faire état d'idéaux comme la chance ou

la beauté permet de mettre en relief le regard d'une communauté sur ses principes. Mais

le proverbe est aussi très souvent l'objet d'une réflexion acérée destinée à critiquer, à juger

par ce regard les comportements considérés comme irrespectueux. Pour se moquer de

celui qui dit tout savoir, on entendra Se echó asno, i se levantó hahán du proverbe

espagnol Ayer asno, y hoy sabio « Il s'est couché âne et s'est levé savant »292. Hahán est

en hébreu « rabbin » dans la version judéo-espagnole, ce qui traduit encore une fois la

volonté de contextualisation juive suite à l'appropriation d'un élément neutre ou non-juif,

ce désir d'ethniciser face à la perte d'identité supposée par l'origine espagnole. La

substitution d'un terme espagnol par un terme hébreu apparaît aussi dans le refrán qui

dit : Lo que no keres para ti, no lo keras para tu javer correspondant à l'espagnol Lo que

no quieres para ti, no lo quieras para otro « Ce que tu ne veux pour toi tu ne le

291Les informations sur l'artisanat du fil d'or ont été recueillies au musée de la Casa de Sefarad de Cordoue (Espagne) le 31/10/2010. La production et l'élaboration du fil d'or favorisa une organisation sociale dans laquelle les femmes célibataires ou veuves jouaient un rôle de premier plan. L'activité assurait la sécurité économique de ces femmes. Jusqu'à la première moitié du XXème siècle les Séfarades furent les grands protagonistes de cette industrie, mais l'apparition des teintures et des produits chimiques provoqua sa décadence.

292O'KANE Eleanor, Refranes y frases proverbiales españolas de la Edad Media, Boletín de la Real Academia española, Madrid, 1959, p. 236.

103

souhaiteras pas pour l'autre » où l'autre indéfini espagnol est remplacé par l'hébraïsme

javer « le prochain, le compagnon ». Le précepte est par ailleurs largement développé

dans l'Ancien Testament et la théologie juive293.

Pour dénoncer l'attitude de personnes ingrates le proverbe toujours très populaire en

Espagne Cría cuervos y te sacarán los ojos « Élève des corbeaux et ils te crèveront les

yeux » s'est traduit dans les communautés judéo-espagnoles par Bislea kuervo para ke te

sake el ozho où le verbe bislear est un turquisme pour « élever »294.

Pour se moquer des individus pieux mais qui n'ont aucun scrupule avec l'argent et tentent

de profiter de la faiblesse économique des autres les Séfarades diront Arrodear la Ceca y

la Meca. Il existe une expression quasi-identique en espagnol Andar de la Ceca a la

Meca. Les deux locutions se traduisent respectivement par « Tourner autour de la Ceca et

de la Mecque » et « Aller de la Ceca à la Mecque ». Juan Cantera Ortiz de Urbina éclaire

cette parenté et le sens de l'expression295. Son origine provient de l'Espagne musulmane,

lorsque la Ceca était la maison de la monnaie, de l'arabe sikkah « balancier pour la frappe

des monnaies ». Pour les trois religions, aller de la Ceca à la Mecque signifiait donc aller

des lieux de négoce aux lieux de prière, ce que la morale populaire pouvait réprouver

fortement. Aujourd'hui l'expression espagnole est utilisée dans le sens de « aller par

monts et par vaux » sans contextualisation du rapport économico-religieux. Pour rappeler

que face aux discordes qu'il peut causer il convient d'être extrêmement prudent face à

l'argent, le Judéo-espagnol dit Amigos i ermanos seremos, al bolsa no tocaremos « Amis

et frères nous serons, à la bourse nous ne toucherons pas » quand l'espagnol aurait dit

symétriquement Bien me quieres, bien te quiero; no me toques el dinero « Tu m'aimes

bien, je t'aime bien, ne touche pas à mon argent ».

293Par exemple « Tu devrais aimer ton prochain comme toi même » in Ancien Testemant, Levitique 18, 19; « Ce qui t'es haïssable ne le fais point à ton prochain » in Talmud, Shabbat 31a; « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas que l'on te fasse. Ceci est la Loi. » Réponse de Rabbi Hilliel, -70ans avant notre ère.

294SHANKER Mark, Traces of Sefarad: ethcings of judeo-spanish proverbs, in Gravity Free Press eSefarad, New-York, consulté sur internet le 12/02/2012 http://www.anajnu.cl/huellasdesefarad.htm.

295CANTERA, « El refranero... », Op. cit. p. 157.

104

2°) Les toponymes dans les proverbes, souvenir de Séfarad

Pour analyser d'autres exemples de filiation hispanique directe nous pouvons nous référer

aux proverbes qui ont conservé les noms propres de la Péninsule Ibérique, recueillis par

Evaristo Correa Calderon296. Selon lui la « nostalgie de l'ancienne patrie » se manifeste

par l'évocation de toponymes espagnols : No se fragua Zamora en una hora « On ne

prend pas Zamora en une heure » dénonce l'attitude d'une personne trop pressée ou fait

comprendre que le temps est nécessaire à la réalisation de toute entreprise. C'est un

calque du refrán espagnol No se hizo Zamora en una hora « Zamora ne s'est pas faite en

une heure » qui rappelle le siège de la ville en 1075 par Sancho II, auquel on aurait prêté

les paroles « Zamora ne se gagna pas en une heure »297. Les locuteurs demandent donc

par ces proverbes de la patience ! A plusieurs milliers de kilomètres des côtes d'Espagne

il était possible d'entendre jusqu'à récemment Ken no vido Sevilla no vido maraviya

expression célèbre dans la capitale andalouse et connue aujourd'hui sous la forme Quien

no ha visto Sevilla no ha visto maravilla « Qui n'a pas vu Séville n'a jamais vu de

merveille ». Dans la même idée existe aussi El ken no vido Lisbona no vido coza buena

« Qui n'a pas vu Lisbonne n'a jamais vu de bonne chose », traduction littérale en

djudezmo du proverbe portugais Quem não viu Lisboa, não viu coisa boa298. Lisbonne,

qui connut en 1506 l'un des pires pogroms de l'histoire ibérique, était sans aucun doute le

dernier port duquel s'exilèrent les Séfarades. Leur attachement à la ville étonne encore à

l'égard des humiliations qu'ils durent endurer là-bas, signe d'un décalage que nous avons

déjà discuté entre l'âge d'or hispanique fantasmé chez les Judéo-espagnols et la réalité

historique.

Sans être nécessairement des proverbes au sens moral et philosophique du terme, d'autres

expressions n'ont pas d'équivalent en espagnol mais sont des créations judéo-espagnoles

qui célèbrent ces origines: de façon parfois hautaine un Séfarade dira Vos de Francia, yo

de Aragón « Vous de France, moi d'Aragon » pour conclure une discussion qu'il juge

296CORREA CALDERON Evaristo, « El recuerdo de España » in Revista de Folklore, Tome 01B, N°11, 1981, pp. 3-10.

297RAMOS Alfredo, Castilla y Leon, Anaya touring club, Madird, 2008, p. 428.298CORREA CALDERON, « El recuerdo... », Op. cit. p. 4.

105

improductive299. La sagesse populaire espagnole s'est amusée de l'état lamentable de la

médecine au XVème siècle, époque moins propice aux progrès scientifiques que celle de

la domination musulmane. Il nous est parvenu jusqu'à nos jours des refranes qui appellent

à la méfiance face à la médecine toute puissante : Médicos sin ciencia, largas haldas y

poca conciencia « Médecins sans science, jupes longues et peu de conscience » ou dans

une autre version Médicos de Valencia, largas faldas y poca ciencia « Médecins de

Valence, longues jupes et peu de science »300. Nous ne savons expliquer cette référence à

la ville de Valence, sans doute insérée pour correspondre à la rime induite par ciencia.

Mais le plus étonnant est de constater que le proverbe fut préservé dans le corpus judéo-

espagnol : Medikos de Valencia, mushas aldas, poka siensia. Enfin, Evaristo Correa

Calderon nous donne un autre exemple de la conservation parémiologique de la

géographie espagnole. Somos gaigos i non mos entendemos « Nous sommes galiciens et

nous ne nous comprenons pas » peut-être entendu chez les Séfarades lorsqu'il faut mettre

un terme à un dialogue de sourds. Ce curieux proverbe serait issu d'une phrase prononcée

par le noble galicien Martinez de Barbeito. Alors qu'il participait à l'effort de la

Reconquista et au siège d'Alméria, il aurait déploré l'état de ses troupes rongées par les

dissensions internes301. Le proverbe est toujours employé de nos jours en Galice. Nous

pouvons discuter la véracité de l'anecdote historique mais quoiqu'il en soit une fois de

plus le souvenir de l'Espagne reste prégnant dans le proverbier judéo-espagnol.

3°) Quels proverbes spécifiquement judéo-espagnols ?

Un examen complet du refranero judéo-espagnol nous confirme que la majorité des

proverbes sont communs au monde hispanique et au monde séfarade. Indiscutablement,

ils furent appris et employés en Espagne, puis emportés vers les nouveaux terroirs

séfarades. Comme nous venons de le voir, dans quelques cas le proverbe espagnol a été

légèrement modifié par la substitution d'un hébraïsme ou d'un turquisme. Il existe

cependant des proverbes authentiquement séfarades, propres aux communautés juives de

l'Empire Ottoman. Peu nombreux et sujets à des changements lexicaux ils varient d'une

299Ibid p. 4.300OSTERC Ludovik, « Cervantés y la medicina » in Verba hispanica, N°6, UNAM, México, 1996, p. 17.301BARROS Carlos, « Las guerras de los caballeros en la Galicia medieval » in Norba, revista de Historia, VOL.

21, 2008, p. 209.

106

région à l'autre, contrairement aux proverbes issus d'Espagne et partagés par tous les Juifs

de la Méditerranée orientale. Marie-Christine Bornes-Varol s'oppose à cette vision

unilatérale imposée par les chercheurs : « L'identité parémiologique du judéo-espagnol

est donc, d'après ces auteurs réduite à la mémoire du proverbier espagnol. Il n'a pas de

spécificité : figé, à l'exception de quelques emprunts venus remplacer ça et là des termes

espagnols, il n'a, une fois débarrassé de quelques proverbes empruntés, qu'une identité

espagnole»302. Elle montre par exemple que le proverbe Después de Purim platikos

« Après la fête de Purim des petits plats » pourrait tant appartenir à la tradition espagnole

qu'à la tradition turque du Bayramdam sonra bayram mubarek « Après la fête de Bajram

le banquet »303. L'étude des proverbes interroge donc l'identité séfarade. Sont-ils

nécessairement hérités d'une philosophie populaire séculaire et lointaine ? L'auteure

avoue que l'idée qu'elle dénonce « pour autant naïve et superficielle qu'elle soit, n'est pas

tout à fait fausse ». Les proverbes judéo-espagnols concernent essentiellement les valeurs

de la communauté et très peu celles de la société ottomane, preuve d'un corpus assimilé

antérieurement. Marie-Christine Bornes-Varol a cependant recueilli plusieurs refranes qui

évoquent explicitement et de façon défavorable Turcs ou Arméniens, et qui

n'appartiennent donc pas à une tradition pan-hispanique. El vedre tyene kutchiyo « Le vert

[musulman] a le couteau » ou El vedre dize benden bo « Le vert dit je te répudie ! », mais

aussi Los ermenis son amalekes « Les Arméniens sont des Amalécites [peuple biblique

ennemi d'Israël] »304. Les Turcs et les Arméniens représentaient le pouvoir autoritaire, les

Grecs, les Serbes et les Bulgares les opprimés. Cette sympathie des Juifs envers les

peuples balkaniques évoluera peu à peu avec l'essor parallèle de l'antisémitisme et du

nationalisme dans la péninsule. La résignation face au despotisme de l'Empire Ottoman

s'est traduite par le proverbe Kavesa ke se aboko, no se korto « Tête courbée n'a point été

coupée »305.

302BORNES-VAROL Marie-Christine, « Les proverbes judéo-espagnols » in Identités méditerranéennes, reflets littéraires dir. MICHAUD Monique, L'Harmattan, Paris, 2007, p. 215.

303Jusqu'à présent le proverbe judéo-espagnol avait été rattaché au groupe de proverbes espagnols qui dénoncent l'arrivée tardive d'un évènement cf Después de las vendimias, cuévanos « Après les vendanges, les hottes ».

304BORNES-VAROL Marie-Christine, « Proverbes judéo-espagnols » in Identités méditerranéennes, reflets littéraires: Bulgarie, Espagne, France, Grèce, Italie, Portugal, Serbie, dir. MICHAUD Monique, L'Harmattan, 2007, p. 212.

305SEPHIHA Haïm Vidal, « Proverbes judéo-espagnols: la partie pour le tout. Une mémoire sélective » in Paremia, VOL.2, 1993, Madrid, p. 233.

107

Des proverbes diffèrent aussi de la tradition espagnole non seulement par emprunts

d'hébraïsmes mais aussi par emprunts situationnels. Par exemple Tanto dice amen ke le

kayó el talet « Il a tellement dit amen que le talet est tombé » est employé pour se moquer

d'une personne bigotte. A force de s'incliner pour dire amen le croyant fait tomber le châle

talet qui couvre les hommes pendant les offices religieux de la synagogue. Les individus

jugés au contraire impies peuvent aussi subir les foudres du proverbier. L'équivalent des

expressions espagnoles El rosario al cuello y el diablo en el cuerpo « Le rosaire autour

du cou et le diable au corps » ou Mucha iglesia y poca virtud « Beaucoup d'église et peu

de vertu » se traduirait en judéo-espagnol par Arrova pitás i besa mezusás « Il vole des

pitas et embrasse des mezusas ». Une explication mérite d'éclaircir son sens : la pita n'est

pas le fameux pain grec ou turc mais une confiserie d'origine portugaise que les Séfarades

ont l'habitude de manger la veille de shabbat306. La mezuzá est un objet de culte sacré

renfermant un parchemin du Deutéronome, placé dans l'encadrement des portes, et que

l'on embrasse en signe de dévotion. Ainsi l'hypocrisie du voleur qui feint un

comportement religieux exemplaire est démasquée. Ouvrons ici une nouvelle parenthèse,

culinaire cette fois. Le souvenir de l'Espagne c'est aussi le quotidien des plaisirs de la

table, comme le proverbe précédent nous le rappelle avec les pitas. Les Judéo-espagnols

n'expriment-ils pas l'idée de bon goût par Es dulce komo el pan de Espanya « C'est doux

comme le mazapan307 »? Les mets séfarades sont associés au protagonisme de la mère

dans la transmission culturelle. Pour célébrer pendant la fête de Tishabeav la destruction

du Temple et l'Expulsion d'Espagne, les familles séfarades avaient l'habitude

d'accompagner leur repas de galettes de pommes de terre de Cordoue, de gaspacho de

Séville voire de sangria de Malaga308. L'un des classiques de la cuisine séfarade est la

confection de yemas, jaune d’œuf sucré tout aussi populaire en Espagne. Claudia Roden

rend compte de sa symbolique : « Les yemas se mangent à tous les moments importants

du cycle de la vie. L’œuf dans sa coquille incarne la procréation et la continuité de la vie

juive309». La cuisine séfarade s'est enrichie d'apports orientaux, en Afrique du Nord ou

dans l'est méditerranéen, mais les mères de familles sont fières de leur savoir-faire

306CANTERA, « El refranero... », Op. cit. p. 160.307Le mazapan « massepain » est une confiserie de Noël originaire de Tolède, que les Séfarades continuent

d'appeler «pain d'Espagne».308Cours de cuisine juive programme proposé par The American jewish joint distribution committee consulté sur

internet le 14/02/2012 http://fr.morim.org/getfile.aspx?id=1484.309RODEN Claudia, El libro de la cocina judia, Zendrera Zariquiey, Barcelone, 2004, p. 95.

108

culinaire qu'elle disent avoir acquis de génération en génération depuis l'Expulsion.

Emmanuelle Simon précise cependant dans Eléments d'histoire et de culture judéo-

espagnols que si les Juifs en Espagne cuisinaient avec la même base alimentaire que les

chrétiens, ces derniers avaient l'habitude d'utiliser la graisse de porc, quand les premiers

préféraient pour des questions religieuses l'huile d'olive310. Cynthia Crews insiste une fois

de plus sur les origines espagnoles de la gastronomie séfarade : « La vie de famille et les

mœurs restaient espagnoles. Il semble que leur cuisine n'aient guère changé, comme par

exemple celle de la olla podrida »311. Cette vision qui se distingue une nouvelle fois par

l'idéalisation d'une culture héritée par la mère est aujourd'hui largement partagée par les

descendants des Judéo-espagnols. Citons pour l'illustrer les propos d'Eliezer Papo: « La

demande d'être séfarade est une recherche d'identité qui comme pour n'importe quelle

identité doit avoir un lien avec la langue, les coutumes et usages, la mentalité, la cuisine

[...] »312.

Revenons désormais aux proverbes marqueurs de l'identité séfarade. I el haham yerra en

la tevá correspond à un autre emprunt situationnel « Même le rabbin peut se tromper en

chaire » (avec deux hébraïsmes haham « rabbin » et tevá « chaire ») mais peut se

rattacher à l'adage latin Errare humanum est « L'erreur est humaine »313. Haïm Vidal

Sephiha présente d'autres exemples authentiquement « juifs », qui n'ont pas subi de telles

transformations d'emprunts. Par exemple Moshe muryo Ley no kedo? « Alors quoi,

Moshe est mort, mais sa loi n'est-elle pas restée? » peut être employé contre la résignation

de certains mais aussi pour faire la leçon à un enfant dont le comportement est

inadmissible et auquel il faut rappeler l'autorité «Tu vas voir ce que tu vas voir»314.

L'histoire douloureuse du peuple juif a engendré En este mundo sufrimos por ser djudios

[en el otro sufriremos por no haber sido] « Dans ce monde nous souffrons parce que

nous sommes juifs [et dans l'autre nous souffrirons de ne pas l'avoir assez été] » où

l'emploi de la première partie suffit à transmettre l'idée qu'il faut dans certains cas se

310SIMON Emmanuelle, Séfarades de Turquie en Israël, éléments d'histoire et de culture judéo-espagnols, L'Harmattan, Paris, 1995, p. 195.

311CREWS, Recerches..., Op. cit. p. 22. La olla podrida littéralement « pot-pourri », équivaut au « pot-au-feu ».312PAPO Eliezer in NIETO, El último..., Op. cit. p. 57.313SEPHIHA Haïm Vidal, « La société judéo-espagnole à travers ses proverbes ou Dis-moi tes proverbes je te dirai

qui tu es » in Richesse du proverbe: typologies et fonctions, Actes du colloque de parémiologie, Université de Lille, 6-8/03/1981, p. 231.

314Ibid p. 201.

109

résigner à la douleur, contrairement au proverbe précédent. De façon plus humoristique

des Séfarades diront aussi Por una migajka somo djudyos « Pour une miette [en moins]

nous sommes juifs », faisant allusion à la circoncision. Face à la persécution de la

communauté, l'expression prend alors un sens dramatique : « la vie tient à peu de

choses ».

Pour conclure, il est difficile de dresser le tableau complet de la parémiologie judéo-

espagnole, tant celle-ci est riche et mériterait le développement d'un mémoire entier. Nos

propos ont cependant démontré qu'il existe une tradition directe entre l'Espagne et les

communautés juives de Méditerranée orientale dans l'expression de la sagesse populaire.

C- Les complaintes funèbres et la perte de la Ville Sainte

Puisque nous avons déjà évoqué le cycle de vie, intéressons-nous désormais aux attitudes

de la communauté face à la mort. Est-il possible de dégager des caractéristiques

communes aux formes de deuil tel qu'il est observé sur les rives de la Méditerranée, de

faire apparaître le corollaire rituel d'un supposé être méditerranéen ? Le thème a été

développé dans le cadre d'un colloque intitulé Images et réalités de la mort dans les

sociétés méditerranéennes organisé par le Centre d’Études Corses de l'Université de

Provence, et tenu à Bonifacio en mars 1976315. Malgré la diversité sociale, linguistique et

religieuse, il existerait un substrat commun aux peuples qui bordent la Méditerranée.

Incontestablement l'appréhension de la mort et l'accompagnement du défunt vers l'au-delà

durant la période de deuil illustrent des pratiques culturelles géographiquement

homogènes et continues, bien que celles-ci soient postérieurement modulées par la

religion embrassée. L’Antiquité est à nos yeux une étape historique essentielle dans la

constitution d'un regard méditerranéen sur la mort.

315VINCENT Thomas-Louis, « La mort en Corse et dans les sociétés méditerranéennes » in Archives des sciences sociales des religions, VOL.51, 1981, p. 231.

110

1°) Le deuil féminin en Méditerranée

Évoquons le rôle de la femme pendant l'observance du deuil. Dans l'Egypte Antique des

femmes appelées pleureuses avaient pour fonction de mettre en scène les lamentations

funèbres316. En Grèce antique un thrène, de threomai « pousser des cris », est un chant

funèbre qui rappelle la vie du défunt. Les gémissements de femmes rythment le texte

clamé par l'aède pour la cérémonie des funérailles317. Le chant XXIV de l'Illiade décrit le

thrène entonné lorsqu'est exposé le corps d'Hector :

« Ils ramenèrent le héros dans sa noble demeure / Et la placèrent sur un lit sculpté. A ses côtés / Vinrent se

mettre des chanteurs de thrènes, qui poussèrent / Leurs chants plaintifs, ponctués par les longs sanglots

des femmes »318.

Ces pratiques furent préservées dans la tradition romaine mais le deuil féminin était à la

fois jugé dangereux pour l'harmonie sociale et nécessaire dans les rituels de supplication,

notamment en temps de crise de la Cité319. Cette ambiguïté provient d'origines sans doute

plus lointaines, de croyances païennes dites primitives selon lesquelles la mort est un

sauvage univers où la femme l'emporterait sur l'homme. L'anthropologie nous a appris

que la femme est longtemps considérée comme un homme inversé, inverti, plus à même

de communiquer avec l'infra-monde, le pays des morts étant aussi l'inverse du monde des

vivants320. Elle donne la vie mais accompagne aussi vers la mort, elle est le relais

privilégié entre deux mondes qui s'opposent. Les femmes romaines portaient des habits

noirs, symbole de l'obscurité et du sommeil éternels depuis la tradition antique grecque,

quand les morts rejoignaient le domaine d'Hadès sous la terre321. Originaires d'Orient, les

trois religions du Livre différencient les rituels funéraires autour de la Méditerranée, mais

font de l'inhumation du corps une nécessité dogmatique, rompant avec la pratique de

316WERBROUCK M., « Les pleureuses dans l'Egypte Ancienne » in American Journal of Archeology, VOL. 43, Bruxelles, 1939, pp. 522-524.

317DEMONT Paul LEBEAU Anne, Introduction au théâtre grec antique, Le livre de Poche, Paris, 1996, p. 14.318HOMERE, Iliade, extrait de la traduction de Frédéric Mugler pour Actes Sud, Arles, 1995, p. 719.319STERBENC ERKER Darja, « Voix dangereuses et force des larmes: le deuil féminin dans la Rome Antique » in

Revue de l'histoire des religions, tome 221, N°3, 2004, pp. 259-291.320VINCENT, « La mort en Corse... », Op. cit. Note 125.321La couleur noir était déjà portée par les Grecs, mais les Romains la systématisèrent. Au Moyen-Age son

apparition en Europe fut pourtant tardive, venant vraisemblablement d'Espane et d'Italie.

111

l'incinération et des constructions de tumulus ou de catacombes. La kevoura

« inhumation » dans l'Ancien Testament doit être respectée en vertu de l'interprétation

exégétique du verset de la Bible: « Si l'on fait mourir un homme qui a commis un crime

digne de mort et que tu l'as pendu à un bois, son cadavre ne passera point la nuit sur le

bois; mais tu l'enterreras le jour même »322. Les religions chrétienne et musulmane

condamnent aussi la crémation en s'alignant sur cette interprétation exégétique.

Établi près des lieux de cultes, le cimetière devient un nouvel espace pour la

communauté, qu'elle que soit sa religion. Il est planté de cyprès, symboles de l'éternité de

l'âme pour leur bois imputrescible depuis l'Antiquité grecque, et remarqués pour leur

forme pointée vers le ciel rappelant l'élévation de l'âme. Les processions de femmes pour

honorer les morts de la communauté continuent d'affluer vers les cimetières

méditerranéens jusqu'au XXème siècle, de façon beaucoup plus fréquentes que dans

d'autres traditions géographiques ou les dogmes religieux sont pourtant similaires. Les

Ashkénazes honorent leurs morts une fois dans l'année, pendant le mois d'Eloul323, les

Catholiques d'Europe Occidentale célèbrent au lendemain de la Toussaint le Jour des

Défunts324. En Méditerranée, les femmes juives et chrétiennes ont l'habitude de se rendre

au cimetière la veille de fêtes pour établir un lien de permanence avec les morts. Le

pélerinage au cimetière est appelé ziara chez les Judéo-espagnols, terme qui vient de

l'arabe hispanique selon Haïm Vidal Sephiha, preuve d'une pratique partagée par les trois

religions325.

Dans l'imaginaire méditerranéen le deuil féminin rappelle que si le matriarcat a

proprement parlé326 n'a jamais existé, les sociétés patriarcales traditionnelles ont connu

des aménagements qui ont permis aux femmes d'endosser un rôle essentiel dans la

reproduction culturelle du groupe, quand celui-ci était mis en péril par le fils d'Hadès,

l'homme guerrier. Les femmes attendent les hommes du retour de la guerre, comme

322 Deutéronome XXI, XX, XXIII.323Le mois estival d'Eloul est dans le calendrier juif celui de la pénitence. Il précède Rosh Hashana le nouvel an

juif, quand Dieu juge l'humanité.324Au XIème siècle l’Église prend la décision d'instituer la « commémoration des fidèles défunts » pour que Dieu

délivre ou soulage les âmes du purgatoire.325SEPHIHA Haïm Vidal, « Judéo-espagnol » in Ecole pratique des hautes études, 4ème section, 1982, p. 218.326 BARRY Laurent, « Glossaire de la parenté » in L'homme, N°154-155, p. 728.

112

Pénélope a attendu Ulysse. Dans un article intitulé « La grande mère Méditerranée,

variations sur une figure protectrice et étouffante » Roberto Alajmo évoque le pouvoir

que les mères siciliennes, kabyles ou juives ont acquis dans l'organisation familiale,

étoffant le regard folklorique d'une dimension sociologique commune aux sociétés

méditerranéennes327. Mais revenons à la thématique du deuil. L'imaginaire teinté de

culture mythique ne se confine pas au souvenir. Le cinéma méditerranéen contemporain

perpétue ce regard, et l'on peut citer parmi de nombreux exemples328 la scène d'ouverture

du long-métrage de Nadine Labaki Et maintenant on va où ?329. Le spectateur suit une

procession de femmes endeuillées dans les montagnes arides du Liban, vêtues de noir,

musulmanes et chrétiennes, avançant péniblement dans une complainte funèbre, pliant

sous le poids de la douleur des fils et des maris emportés par la violence de la guerre. Une

voix féminine se fait entendre en arabe : « C'est une longue histoire de femmes. Leurs

yeux sont maquillés de cendres. Le destin a voulu qu'elles s'habillent en noir ». Elles ne

se sépareront que pour se diriger vers la partie musulmane ou chrétienne du cimetière.

Les femmes des communautés juives de la Méditerranée s'inscrivent dans ce schéma

culturel, d'autant plus qu'elles sont dépositaires de la transmission religieuse. Le judaïsme

se transmettant par la mère, la société juive est nécessairement matrilinéaire, bien qu'elle

soit patriarcale dans son organisation. Observons les remarques de Michael Molho dans

son ouvrage historique sur les Juifs de Kastoria (actuelle Grèce)330 : « Les femmes

manifestent bruyamment leur douleur en cas de deuil. Toute mort est l'occassion de pleurs

et de gémissements qui emplissent le ghetto. En attendant l'arrivée du cerceuil et pendant

que s'accomplit la funèbre toilette, des pleureuses de profession dites lloronas

[«pleureuses» en espagnol] récitent de poignantes complaintes de circonstance, récitées

en général en langue grecque, d'après un usage antique ». Il est étonnant d'appeler les

pleureuses lloronas quand elles chantent en grec et non en judéo-espagnol. Ville

balkaniques aux confins de l'Albanie et de la Macédoine, Kastoria a connu une influence

327ALAJMO Roberto, « La grande mère Méditerranée » in La pensée de midi, N°22 Mythologies méditerranéennes, 2007, pp. 60-62.

328Récemment Snjieg d'Aida Begic, Femmes du Caire de Nasrallah ou La source des femmes de Radihelnu sont des long-métrages qui mettent en image le pouvoir des femmes méditerranéennes dans l'organisation familiale, dans un environnement social qui ne leur est pourtant pas favorable.

329Et maintenant on va où? réalisé par Nadine LABAKI, production franco-libanaise, 2011.330MOLHO Michael, Histoire des israélites de Kastoria, AIU, Thessalonique, 1938, p. 106.

113

séfarade limitée par le maintien de traditions romaniotes, fondamentalement helléniques.

Il en va de même pour la communauté juive de la ville montagneuse de Ioanina. En

revanche, à Salonique, Constantinople ou Izmir les observateurs témoignent d'une

tradition espagnole particulièrement vivace dans la pratique rituelle du deuil. Les femmes

continuent à chanter des complaintes funèbres d'origine castillane, appelées quinah en

hébreu et endecha en espagnol. Paloma Diaz-Mas fut l'une des pionnières en matière de

recherche sur la poésie funèbre, découvrant un nouvel aspect de cette culture partagée par

deux mondes séparés par cinq siècles d'histoire331. Notre introduction sur l'existence d'un

deuil méditerranéen nous amène à comparer ce registre poétique entre l'Espagne

contemporaine et les communautés juives de Méditerranée orientale. L'auteure espagnole

remarque que dans les deux cas les complaintes funèbres emploient des registres

historiques, les complaintes juives rappellent la destruction du Temple de Jérusalem et les

complaintes espagnols les morts héroïques de princes chrétiens tombés au combat contre

les Maures332. Le parallèle devient particulièrement intéressant dans certains textes,

notamment lorsqu'il laisse entrevoir des similitudes non seulement thématiques mais

aussi morphologiques.

2°) Le deuil et le souvenir de la Ville Sainte

Dans les traditions juives et chrétiennes le souvenir des villes saintes perdues fut transmis

par les chants funèbres, permettant de maintenir un imaginaire relatif à l'âge d'or

religieux, au déclin de l'humanité et au pouvoir rédempteur du rituel funéraire.

Intéressons-nous à un chant espagnol – endecha - qui pleure la perte de Jérusalem en

1244 pendant la Sixième Croisade, intitulé Ay, Iherusalem, et aux complaintes séfarades

quinot sous-genre des coplas déjà évoquées qui rappellent la dispersion du peuple juif,

telles que La destrucción del Templo ou La toma de Yerushalaïm333. Quinze siècles

séparent ces événements historiques, et pourtant leurs souvenirs via les complaintes

obéissent à des formes poétiques visiblement identiques. Avant de comparer plus en détail

331DIAZ MAS Paloma, Temas y topicos de la poesia luctuosa sefardi, Instituto Arias Montano CSIC, Madrid, 1982.

332Ibid p. 12.333DIAZ MAS Paloma, « Quinot sefardíes y Complants catalanes: lamentaciones por las ciudades santas perdidas »

in Judaísmo hispano: Estudios en memoria de José Luis Lacave Riano , Instituto Arias Montano CSIC, Madrid, 2002, pp. 294-309.

114

ces textes, notons que Paloma Diaz Mas a rattaché à cette tradition un poème catalan

anonyme du XVème siècle intitulé Plors, plans, senglots « Pleurs, plaintes et

sanglots »334. Cette fois, la complainte funèbre a pour but didactique de rappeler la prise

de Constantinople par les Turcs en 1453. Pour la chrétienté la répercussion de cet

événement fut similaire à la prise de Jérusalem en 1244 par les Mamelouks. De nouveau

une cité considérée comme sainte et siège de reliques vénérées du Christ tombait aux

mains des « Infidèles ». Ce désastre donna naissance en Europe à une abondante

production littéraire aux tonalités propagandistes qui suscita de nouvelles velléités de

croisade, prémisse de la constitution de la Sainte Ligue335. Dans la tradition catalane

plusieurs poèmes pleurant la chute de Constantinople revêtent les caractéristiques des

complaintes funèbres castillanes ou juives citées précédemment. Isabel de Riquer signale

que le poème anonyme des Complants est à la fois simple chronique poétique, chant

épique sur la prise de Constantinople, mais aussi manifestation presque parfaite d'une

tradition hispanique des complaintes funèbres pour la perte de la Ville Sainte, du foyer

religieux, et par extension du cœur de la communauté336.

Venons-en désormais à l'étude comparative de ces textes, espagnol, séfarade et catalan.

Tous commencent par les motifs de la plainte et les interrogations rhétoriques. « Ô

Constantin! L'Impérial régnant, ville où es-tu? […] Les yeux s'emplissent de larmes »

dans les Complants, ou « Ô Temple honoré ! Ay, comment es-tu détruit? […] Tout Israël

pleure » dans La detrucción del templo337. La rhétorique de la plainte, commune aux

littératures hébreu et latine, se codifie au Moyen-Âge selon des règles formelles qui

mettent en exergue la parenté des traditions.

Ensuite vient l'explication du désastre, systématiquement imputé aux pêchés des

Hommes. Cependant, si dans les poèmes catalan et espagnol le mal est considéré comme

permission de Dieu pour effrayer les pêcheurs, dans les textes séfarades le mal est

334Ibid p. 295.335On distingue deux « Sainte-Ligue », la première constituée en 1531 à la demande de la République de Venise,

ennemi principal et concurrent commercial de l'Empire Ottoman, la deuxième en 1571. L'alliance des États chrétiens enregistre sa plus grande victoire militaire en 1571, après avoir détruit la flotte turque au large de Lépante.

336RIQUER Y PERMANYER Isabel de, Poemas catalans sobre la caiguda de Constantinople, Universitat de Barcelona, Barcelone, 1997, p. 25.

337Traduction libre depuis DIAZ MAS, « Quinot... », Op. Cit pp. 296-297.

115

manifestation suprême de sa colère. Dieu oblige tous les Juifs à œuvrer pour l'apaiser338.

L'âge d'or religieux auquel nous nous sommes référés précédemment est largement

développé dans les trois traditions, et s'accompagne encore une fois d'une dénonciation

des agissements des Hommes, accusés d'avoir abandonné trop tôt les lieux saints. Dans

les Complants « Par peu de foi et moins de dévotion […] les Princes tombèrent tous par

leur division » rappelle « Par le mauvais usage qu'ils en firent [les sacerdotes du Temple],

ils durent fuirent vers le vide » de La destrucción del Templo. Dans les traditions juive et

chrétienne, la chute de Jérusalem s'explique non seulement par les pêchés du peuple, mais

aussi par l'impiété de ses notables. Les poèmes se concluent par des prières, une

invocation au Dieu ou à la Vierge chez les chrétiens. Les louanges font partie des topoi

de la littérature médiévale, et dans les quinot elles s'accompagnent d'expressions

d'espérance messianique, conformément à la religion juive: « Seigneur Dieu qui est

vivant / Ne regarde pas nos pêchés / Et ne nous envoie pas à l'exil […] / Envoie le

rédempteur / Notre Messie tant attendu » dans La destrucción del Templo.

Selon Paloma Diaz Mas les similitudes entre les traditions sont particulièrement

remarquables dans le cœur des poèmes qui se centre sur la description de la prise de la

ville. Elle débute par l'entrée des ennemis qui passent au fil de l'épée les habitants, puis se

poursuit par le pillage et les massacres: « Entrés par les maisons ils faisaient voler par les

fenêtres les hommes et leurs fils, capturaient les demoiselles » dans les Complants ; « De

maison en maison ils allaient, jetaient par les toits les hommes, prenaient les

demoiselles » dans La destrucción del Templo. Le thème du viol des femmes topos des

quinot est développé abondamment dans Ay Ihérusalem, tout comme celui de la vente des

habitants comme esclaves339. L'exil et la survie de la population, fondamentaux dans la

tradition juive, sont aussi évoqués dans le texte catalan. On retrouve des motifs bibliques

dans la description de la mise en captivité des habitants, la comparaison des vaincus avec

des brebis amenés au sacrifice. Dans Ay, Ihérusalem « Ils les lièrent cruellement / Les

mains et les pieds comme des brebis » renvoie aux vers de La destrucción del Templo «Ils

les attachèrent / pour l'égorgement comme petit bétail ». La source du motif se trouve

338Ibid. p. 299.339Ibid p. 303.

116

sans aucun doute dans le livre d'Isaïe (53 ; 7) de l'Ancien Testament340: « Il a été maltraité

et opprimé, et il n'a point ouvert la bouche, semblable à une brebis qu'on mène à la

boucherie ».

Nous pouvons affirmer que les chants funèbres endechas ou coplas de la muerte en

castillan et quinot en hébreu partagent des caractéristiques propres à la lamentation pour

la perte de la Ville Sainte, usant de procédés bien déterminés, le recours à la rhétorique de

la plainte, dans lesquels s'insèrent plusieurs motifs (éloge de la cité, entrée des ennemis,

massacre de la population et viol des femmes, exil des survivants, sacrifice des

prisonniers attachés comme du bétail) traités dans un ordre toujours identique. Cet

exemple témoigne d'un apprentissage populaire de l'Histoire par le biais de poèmes

censés rythmer la vie de la communauté. Les femmes chantent ces textes pour honorer la

mémoire du mort en même temps que celle de sa communauté religieuse. Le souvenir

historique se confond avec le devoir religieux. Cette tradition perdure dans les

communautés judéo-espagnoles qui ont perpétué dans leur langue espagnole une

narration romane adaptée à la religiosité juive. Il est essentiel de rappeler que les

Séfarades faisaient usage des quinot dans un contexte paraliturgique mais qu'ils ne

privilégiaient jamais leur traduction en hébreu, sans doute attachés au contexte culturel

judéo-chrétien de l'ère médiévale. Il nous faut exposer au lecteur une piste étonnante

aujourd'hui discutée chez les chercheurs qui fait remonter l'origine des complaintes

funèbres au Livre des Lamentations dans l'Ancien Testament341. Le motif des pleurs de

Rachel se retrouve à la fois dans les Complants « La plainte fut plus forte que celle de

Rachel / Pleurant ses fils de la ville détruite » et dans la quina judéo-espagnole El horbán

de Sión « Rachel vient en pleurant / Elle dit: Où sont mes fils / Ceux chéris que j'avais à

Sion ». Selon la tradition juive la colère divine à l'origine de la destruction du Temple ne

céda pas aux supplications des prophètes et des patriarches. Elle ne se calma que lorsque

Dieu s’apitoya du sort de Rachel. Dans le Livre des Lamentations il la console et promet

d'en finir avec l'exil de son peuple342. Enzo Franchini récuse la filiation directe de la

340Ibid p. 307.341FRANCHINI Enzo, « Ay Iherusalem: nuevas fuentes y fecha de composición » in Revista de poética medieval,

N°15, 2005, pp. 11-38.342ROMERO Elena, La ley y la legenda: relatos de tema bilbico en las fuentes hebreas, CSIC, Madrid, 1989, pp.

538-539.

117

poésie funéraire catalane avec l'Ancien Testament343 mais l'apparition du motif des pleurs

de Rachel montre jusqu'à quel point l'auteur identifiait la chute de Constantinople avec

celle de Jérusalem.

Nous pouvons donc conclure en affirmant que les complaintes funèbres des Judéo-

espagnols appartiennent tant à une tradition juive qu'à une tradition romane344, toutes

deux soumises à des règles de deuil établies en Méditerranée depuis l'Antiquité. Les

lamentations pour la capitale de l'Empire byzantin ont codifié la rhétorique de la

complainte pour la Ville Sainte, Jérusalem faisant office de modèle par excellence. Cette

origine biblique, qu'elle soit directe ou indirecte, nous renseigne aussi sur la constitution

d'une culture judéo-chrétienne dont les Séfarades seraient aussi les dépositaires. Enfin

Paloma Diaz Mas rappelle que ce syncrétisme culturel, part essentielle de l'hispanisme,

permit à la littérature écrite comme orale de nouvelles formes d'expression, perceptibles

jusqu'à nos jours. Elle rappelle que l'hymne actuel de la Catalogne Els Segadors « Les

Semeurs » est basé sur un romance du XVIIème siècle, témoignage parfait du modèle

rhétorique judéo-chrétien pour la Ville Sainte que l'on a pillée et violée :

« Catalogne, grand comté / Qui t'a vu si riche et plein / Contre tous les Catalans / Voyez donc ce qu'ils ont

fait / Ils ont brûlé un lieu sacré / Qui s'appelait Sainte Colombe / […] Ils tuèrent un chevalier à la porte de

l'église / En présence des parents / Ils violaient les demoiselles / Et tuaient les pères s'ils se

plaignaient »345 .

Encore une fois le risque d'une étude sur les pratiques traditionnelles est de confiner

l'espace méditerranéen à une zone de résistance ou d'inertie, où les « changements

seraient moins visibles que les permanences »346. Nous pouvons discuter cette affirmation

et remettre en cause le folklorisme systématique auquel est assujetti le bassin

méditerranéen. Cependant, si nous nous intéressons aux traditions de cet espace, c'est

aussi pour redécouvrir de nouveaux liens longtemps oubliés, que les propres Judéo-

espagnols mettent aujourd'hui en avant pour défendre leur culture. L'apport espagnol n'est

343FRANCHINI Enzo, « Ay Iherusalem... », Op. cit. p. 17.344Ibid p. 308.345DIAZ MAS, « Quinot... », Op. cit. p. 308.346VINCENT, « La mort en Corse... », Op. cit. p. 231.

118

pas unilatéral si l'on considère l'hispanisme comme le déploiement d'influences diverses

sur un support judéo-chrétien. Sur le même thème du deuil et de la complainte étudions

désormais un autre exemple qui nous montre comment les Séfarades ont longtemps cru

transmettre une tradition espagnole pure alors qu'il n'en était rien.

3°) La tradition hispanique de la complainte funèbre réinventée

Les Séfarades avaient aussi pour habitude de chanter la complainte El pozo airón pendant

la célébration de Tishabeav347, jeûne commémorant les douleurs infligées au peuple juif:

« S'en vont les sept frères, ils s'en vont en Aragon

Les chaleurs sont fortes, d'eau ils ne trouvent pas

Au milieu du chemin ils découvrent un puits airón348

Ils jouent à pile ou face349, et le plus jeune est désigné

Il l'attachent à la corde et le jettent dans le puits airón

Au milieu de ce puits la corde se rompt

L'eau se fait sang, les pierres couleuvres

Couleuvres et scorpions, qui lui dévorent le cœur

Si mère vous demande, vous lui direz: il est resté là-bas!

Si ma femme vous demande: veuve elle est restée!

Si mes fils vous demandent: nouveaux orphelins ils sont! »

Le texte exprime la douleur subie par la perte d'un proche dans ce qui s'apparente déjà à

un exil « S'en vont les sept frères... », et célèbre l'union de la famille face au désastre

infligé. Dans la narration ce n'est pas un hasard si le drame survient alors que le groupe

était déjà en péril face au manque d'eau. L'idée du sacrifice est celui du peuple juif qui

347Traduction du judéo-espagnol depuis la version recueillie par ATTIAS Moshe in ATTIAS, Romancero sefardí, Jérusalem, 1961, p. 83 : Ya se van los siete ermanos, ya se van para Aragó / Las kalores eran fuertes, agua non se les topó / Por en medio del kamino, toparon un podjo airó / Echaron pares i nones, a el chiko le kayó / Ya lo atan kon la kuedra, ya lo echan al podjo airó / Por en medio de akel podjo, la kuedra se le rompió / La agua se les izó sangre, las piedras kulevras son / kulevros i lakranes, ke le komen el korasón / Si vos pregunta la mi madre, la diresh : atrás kedó / Si vos pregunta la mi mujer : bivda mueva ya kedó / Si vos preguntan los mis ijos : guerfanikos muevos son !

348Airon était une divinité de culte païen dans la péninsule ibérique avant l'arrivée des Romains. Ceux-ci toléraient son culte. Il était vénéré aux abords des sources, considérées comme portes d'entrée à l'inframonde dont il était le dépositaire. Il existe aujourd'hui en Espagne plusieurs sources et puits désignés comme pozo airón. LORRIO Alberto « El dios celta Airón y su pervivencia en el folclore y la toponomía » in Pasado y presente de los estudios celtas, Ortigueira, 2007, pp. 109-136.

349Echar a pares y nones dans le texte, littéralement « jeter pairs et impairs », c'est à dire « jouer à pile ou face ».

119

commémore le 9 Av350 les calamités nationales, la destruction du premier et du second

Temple de Jérusalem. Les Juifs séfarades célèbrent alors l'austérité et la tristesse.

Il semble ne faire aucun doute que que cette complainte, interprétée dans le sens du rituel

juif, s'inscrive malgré tout dans une tradition hispanique de la complainte funèbre. Les

éléments thématiques et stylistiques en ce sens sont nombreux. Par exemple, le premier

vers rappelle le thème des sept frères au destin tragique, topos du folklore espagnol et de

la littérature occidentale en générale351. L'allusion à l'Aragon comme région lointaine et

désertée, froide ou brûlante, terre rude à l'esprit des hommes, est aussi récurrente dans la

tradition hispanique, tout comme l'évocation des parents au final du poème352. La

toponymie du pozo airón comme lieu magique où se rencontre le monde et l’infra-

monde, un au-delà, est aussi révélateur de cette tradition353.

Étonnamment le néo-helléniste suisse Samuel Baud-Levy recueillit au début du XXème

siècle un texte grec dans l’île de Chalki, dont voici la traduction354:

« Quatre et cinq ils étaient, neuf frères / Vint la guerre et ils s'armèrent

Sur le chemin d'Arménie, ils eurent soif / Ils trouvèrent un puits qui était très profond;

Cinquante brassées de large et cent de profondeur / Ils tirèrent au sort pour savoir qui descendait

Et le sort décida du jeune Constantin / Attachez moi, frères, et je descendrai

Les frères l'attachèrent et le firent descendre / Ils tentèrent de le sortir; ils ne purent pas.

Ils essayèrent une nouvelle fois; la corde se rompit / Allez-y mes frères, allez voir notre bonne mère.

Et si elle demande ce qu'il est advenu de moi / Ne lui dites pas que je me suis noyé

Dites lui seulement que je me suis marié / Et que j'ai pris pour épouse la fille d'un sorcier […] »

La parenté avec le texte judéo-espagnol est frappant, et le chercheur est d'autant plus

désorienté que les éléments hispaniques ne manquent pas dans la version séfarade. Il

n'existe aucune trace de la ballade du Pozo Airón dans la tradition populaire espagnole

moderne, ce qui fait d'abord penser que les Séfarades ont été les seuls à la faire vivre 350Av est le cinquième mois du calendrier juif.351ARMISTEAD, En torno al romancero..., Op. cit. p. 154.352Ibid p. 155.353Cf note infra 294.354Traduction libre de l'espagnol depuis une version traduite du grec in ARMSTEAD, En torno al romancero..., Op.

cit. p. 155, depuis BAUD-BOVYSamuel, La chanson populaire grecque du Dodécanèse, Paris, 1936, pp. 284-288.

120

jusqu'à l'époque contemporaine, peut-être grâce au sens religieux qu'ils lui avaient

conféré. En Espagne, cette source serait tombée dans l'oubli. Hors, la découverte de la

version grecque a remis en cause cette interprétation.

Voici les nouvelles conclusions de Samuel Armistead : la chanson grecque fut traduite en

judéo-espagnol, non seulement à un simple niveau linguistique ou verbal, mais aussi à un

niveau plus complexe, formulistique et topique. Pour parer le texte d'atours typiquement

hispaniques et fidèles à l'esprit de la complainte endeuillée, les traducteurs ont reconstitué

une tradition orale qu'ils avaient solidement assimilé : « Le poème grec fut traduit par

celui qui maniait les deux langues et les deux traditions poétiques à la perfection et sans

nécessité d'utiliser plume et papier »355 . Le nombre neuf « numéro formulistique par

excellence dans la tradition grecque »356 est remplacé par le nombre sept, conforme à la

signification magique de la péninsule ibérique. Dans les deux traditions poétiques les

contrées maléfiques sont celles situées les plus à l'intérieur des terres, relativement isolées

des côtes méditerranéennes. Ainsi les terres lointaines d'Arménie sont traduites par celles

d'Aragon.

Le texte de La dama de Aragón introduit donc notre étude sur les apports culturels des

milieux d'intégration des Séfarades. Pour conclure, nous devons souligner que l'héritage

hispanique ne s'est pas seulement manifesté par l'adoption d'un support culturel

strictement matériel, mais aussi par l'obstination à conserver un imaginaire tel que

pouvait le restituer la langue et la vision du monde des Judéo-espagnols. Quelles que

soient les formes d'expression de la littérature orale, ballades, proverbes ou complaintes

funèbres, on remarque que les Séfarades s'inscrivaient volontairement dans la tradition

espagnole, n'hésitant pas à la « recréer » de toutes pièces.

355Ibid. p. 156.356Ibid. p. 157.

121

Section 2 - Les influences balkaniques et orientales, le monde séfarade espace de

transition culturelle.

L'hispanisme porté par la langue djudezmo ne couvre pas à lui seul les horizons ouverts

par les Judéo-espagnols dans leur culture populaire. Nous devons dès à présent rappeler

que leurs cinq siècles de présence dans l'Empire Ottoman favorisèrent les échanges

culturels. L'adaptation de la ballade grecque « des neuf frères » évoquée précédemment

n'est pas un exemple isolé. Les terroirs balkaniques et orientaux influencèrent de façon

durable l'imaginaire séfarade. Nous évoquerons notamment l'emprunt de sources

poétiques, la diffusion d'un personnage folklorique et les échanges musicaux.

A- Les inépuisables sources poétiques balkaniques

Ce serait une erreur de croire que la poésie populaire séfarade est d'origine exclusivement

hispanique. Dans le cas de la poésie lyrique des kantigas, comme dans le cas des

romances ou des coplas de la muerte (endechas) étudiées précédemment, il est évident

que les différentes cultures de l'empire ottoman ont influencé, tant sur les thèmes que sur

la forme, ce répertoire.

1°) L'interculturalité dans le répertoire des kantigas

Le Cancionero judeo-español de Moshe Attias en apporte un exemple concret par l'étude

d'une kantiga chantée à Salonique et qui commence ainsi357:

« Jette de l'eau devant ta porte

Je passerai, et tomberai

Je glisserai sur l'eau

J'entrerai, je te parlerai »

357Traduction libre du judéo-espagnol in ARMISTEAD Samuel, SILVERMAN Joseph, En torno al romancero sefardi, hispanismo y balcanismo de la tradicion judeo-espanola, Seminario Menendez Pidal, Madrid, 1982, pp. 179-182 : Echa agua en la tu puerta / Passaré, me caeré / Toparé cabstante en el agua / Entraré, te hablaré.

122

Le chant judéo-espagnol diffusé dans tout le bassin méditerranéen oriental correspond à

la traduction quasi littérale d'un distique grec recueilli sur l'île de Chios en mer Egée358:

« Jette de l'eau au seuil de ta porte / pour qu'en passant je glisse

pour qu'une excuse je trouve / que ta mère me laisse entrer te parler »

Dans la version judéo-espagnole le sens de l'histoire et le prétexte du jeune homme pour

entrer chez sa fiancée ont été conservés. L'interrogation posée par la date d'adoption de ce

motif par les Juifs reste en suspend. On sait en revanche que ces vers ne sont pas

modernes dans le corpus folklorique grec. L'étude de la communauté grecque de Cargèse

en Corse au XIXème siècle permit en effet de retrouver cette ballade. En 1876 H.F. Tozer

y recueillit les vers grecs suivants359:

« Répands de l'eau au seuil de ta porte / pour que je tombe et glisse

pour que je puisse trouver une excuse / pour entrer et te donner un baiser »

Les historiens estiment que l’îlot linguistique grec de Cargèse rompit toutes relations

avec le monde hellénique à partir de 1675360. Ces vers sont incontestablement d'une

tradition ancienne. Il est fort probable que les judéo-espagnols les aient intégrés dans leur

propre corpus littéraire peu après leur installation dans le monde grec, alors sous le joug

ottoman. Ce cas confirme que le folklore populaire judéo-espagnol n'est pas un simple

dérivé du répertoire lyrique espagnol du XVème siècle, et qu'il s'est construit de façon

vivante selon la variation de l'intensité des relations de cohabitation avec les autres

peuples de l'Empire Ottoman, dont les Grecs faisaient partie.

Illustrons le métissage des kantigas par d'autres exemples. La chanson Una pastora yo

ami est restée très célèbre parmi les Séfarades, récemment rééditée dans les albums de

Yasmin Levy361. Sur internet des vidéos présentent cette chanson comme issue d'une pure

tradition hispanique362. 358Traduction libre du grec depuis ARGENTI P., ROSE H. The foloklore of Chios Tome II, University of

Cambridge, Cambridge, 1949, pp. 706-707.359TOZER H., Modern greek ballads from Corsica, Hellenic studies, 1882.360BLANKEN G., Les Grecs de Cargèse: recherches sur leur langue sur leur histoire, Leyden, 1957, 299p.361LEVY Yasmin, album Sentir, Four quarters records, 2010.362jewishfolksongs.com consulté sur internet le 09/02/2012.

123

Le texte en djudezmo laisserait penser que cet air fut emporté dans les bateaux qui

gagnaient l'Empire Ottoman aux XVème et XVIème siècles363.

« Une bergère j'ai aimé / une belle fille

Depuis l'enfance je l'adorai / je n'en aimais pas d'autre

Un jour quand nous étions / assis dans le jardin

Moi je luis dis de toi ma fleur / je me meurs d'amour

Dans ses bras elle me serra / avec amour m'embrassa

Et me répondit avec douceur / tu es bien jeune pour l'amour

Je grandis et la cherchai / elle en prit un autre

Elle s'oublia de moi / mais je l'aimais pour toujours »

L'amour impossible tel qu'il est chanté ne correspond pas au canon de l'amour courtois, et

même si le cadre pastoral a pu faire penser à d'éventuelles scènes de l'Ancien Testament

ou au personnage biblique de Rachel364, son origine est de toute évidence moderne et

post-romantique. En 1997, et de façon donc relativement tardive, Albertos Nar est le

premier à repérer l'origine du récit dans une opérette écrite en 1891 par le dramaturge

grec Dimitrios Koromilas. Lui même s'était inspiré d'un poème de l'écrivain Giorgios

Zalakostas. Les paroles de la chanson sont la traduction exacte en djudezmo d'une

composition grecque moderne365. Le regard sur la culture judéo-espagnole a

inévitablement généré un amalgame entre l'instrument du discours, le djudezmo langue

ancienne et archaïque, et son contenu, enrichi de thèmes parfois contemporains, pensé à

tort dans une tradition médiévale. La confusion est entretenue par les propres Séfarades,

davantage conscients du syncrétisme de leur langue que celui de la culture qu'elle diffuse.

Plus surprenant encore des kantigas s'avèrent ne faire partie ni de cette tradition castillane

ni d'emprunts à la culture balkanique. La chanson Adio Kerida rappelle étrangement l'air

d'une aria de La traviata de Verdi, ce qui est aujourd'hui admis par l'ensemble des

363Traduction libre du judéo-espagnol, paroles publiées dans l'album Sentir de Y. LEVY et sur : Una pastora yo amí / una fizha hermoza / de mi chiques yo la adorí / más k'ella no amí / Un día ke estavamos / en la gwerta sentados / le dishe yo por ti flor / me muero de amor / En sos brazos m'apretó / con amor me bezó / Me respondió i kon dulzor / sos chiko para amor / M'engrendecí i la bushkí / Otro tomó i la pedrí / Ella si olvidó de mi / Ma siempre lo amí.

364COHEN J. R. « The music of the Sephardim » in Early music America, Volume 15, N°4, 2009.365NAR Albertos, « Una pastora yo ami: an oriental foksong and its origins » in The Jewish communities of

Southeastern Europe, Hassiotis, Institute for Balkan Studies, Thessalonique, 1997.

124

chercheurs366. Or, une fois de plus le regard archaïque sur la culture judéo-espagnole a

forgé au sein de la propre communauté le mythe selon lequel Giuseppe Verdi se serait

inspiré d'un ancien air séfarade pour composer l'aria. Les recherches sur internet nous

induisent dans cette erreur, il est par exemple écrit sur le site du Kol Sephardic Choir

« Verdi avait des amis d'origine séfarade, et écouta à plusieurs reprises la chanson Adio

Kerida. Il aimait tant la mélodie qu'il décida de l'inclure comme aria dans son opéra La

Traviata »367 . Les chercheurs qui travaillent sur la musique judéo-espagnole ont pourtant

tiré des conclusions inverses : il n'existe aucune trace de cette chanson dans le folklore

panhispanique, et ses premières occurrences remontent à la fin du XIXème siècle. « La

kantiga Adio Kerida dérive incontestablement de l'air de Verdi » conclue Catherine

Madsen368.

Il ne faut pas se fier aux apparences. Concevoir la tradition hispanique comme tout ce qui

revêt l'habit du djudezmo est une erreur. Nous avons montré que les kantigas se sont

développées grâce à la capacité d'insertion de motifs balkaniques dans les textes et

musiques. Cependant, et à la lumière de notre dernier exemple, nous ne pouvons

considérer l'influence orientale de la Méditerranée comme unique source de changements

dans le cancionero, genre qui se distingue par la multiplicité d'horizons qu'il ouvre à

partir du XIXème siècle, relativisant par là même l'isolement des communautés judéo-

espagnoles : opérette, zarzuela ou tango enrichiront considérablement le répertoire des

femmes séfarades369.

2°) La nourriture rituelle dans les contes balkaniques : étude comparée d'un conte grec et

de sa version judéo-espagnole.

Analysons dès à présent l'adoption d'un conte grec par les Judéo-espagnols et les

changements qu'il a subi par le passage d'une tradition à une autre. Le conte La tête de

366Conférence de Paloma DIAZ MAS, Visages du judaïsme séfarade, à l'Institut universitaire d'Etudes juives Elie Wiesel, février 2006.

367Site du Kol Spehardic Choir consulté le 09/02/2012 http://www.kolsephardicchoir.com/ .368MADSEN Catherine, « In search of Sephardic music » in National Yiddish Book Center, Pakn Treger, N°48,

2005.369SADAK Sami, Transculturalité et identité dans les répertoires musicaux judéo-espagnols, Cours polycopié,

Université de Provence, 2010, p. 10.

125

poisson, très populaire en Grèce et en Macédoine, met en scène les difficultés de

transmission de la nourriture rituelle entre une mère et sa fille (Annexe I). Il existe

plusieurs versions du conte, mais il est possible d'en dégager les étapes essentielles370.

Issue d'une famille pauvre, une fille rejette la tête de poisson que sa mère s'est pourtant

procurée avec peine, ce qui entraîne un conflit irrémédiable entre elles, débouchant sur le

matricide. La mère ne cesse de réclamer sa « tête de poisson », même au-delà du

tombeau. La fille ne peut vivre, hanté par le souvenir du meurtre de sa mère. Face à cette

fracture violente entre les générations la fille se voit dans l'obligation de reconstruire son

identité, sous peine de reproduire de nouveaux conflits, notamment avec son nouvel

époux. Or ce n'est que dans l'imaginaire qu'elle parvient à se réfugier et à reconstruire un

monde supportable.

Dans la version judéo-espagnole d'Istanbul, le conte se trouve modifié, car les

protagonistes sont une grande-mère et sa petite-fille. Le saut générationnel permet

d'éviter les rapports conflictuels entre la mère et la fille, au profit d'une transmission

identitaire assurée de façon harmonieuse. En effet, la petite-fille gaspille la nourriture

mais sa grand-mère reste bienveillante car elle attend que l'enfant se rende compte par

elle même des vertus de cette nourriture. A partir du moment où la petite-fille devient

jeune femme et qu'elle s'implique dans la confection des beignets (récurrence du motif

« alors qu'elle faisait frire les beignets... ») des miracles apparaissent : le prince la choisit

pour femme, plus tard des objets merveilleux se multiplient, et plus tard encore son mari

revient de la guerre. Ces surprises sont systématiquement rendues possibles par

l'implication de la jeune femme dans la préparation de la nourriture rituelle. La première

lecture du conte est déroutante, la répétition de la confection des beignets semble être un

motif extra-narratif, et l'on ne se doute pas alors de se signification symbolique. La

comparaison avec le poisson du conte grec nous permet en fait de dégager les principes

d'une nourriture rituelle.

370Ce travail a déjà été réalisé par Anna Angelopoulos, dont je reprendrai les conclusions. ANGELOPOULOS Anna, « Entre fille et mère, petite fille et grand-mère : questions de nourriture rituelle », in

Rena MOLHO (dir.), Proceedings of the 3rd International Conference on the Judeo-Spanish Language (Social and Cultural Life in Salonika through Judeo-Spanish Texts) [October 17 & 18, 2004] , Fondation Ets Ahaim, Salonique, 2008, 238 p., pp. 101-109.

126

Selon Max Luthi371, un « motif aveugle » est un élément qui n'a aucune fonction

narrative dans le conte. Il précise: « Il est rare de trouver des motifs réellement aveugles:

des cadeaux magiques inutiles, des frères sans aucun rôle. Souvent il s’agit de lacunes de

mémoire, de mauvaise transmission de la part du conteur. Un épisode entier est parfois

oublié. Par exemple, il doit y avoir trois frères dans un récit, à cause de la formule Il était

un roi qui avait trois fils, mais il n’est rien dit sur le rôle du deuxième fils. L’élément

manquant pourrait facilement être remplacé. Même un narrateur très peu imaginatif

pourrait donner une nouvelle explication ou un renseignement pour combler ces lacunes.

Mais le conte populaire évite de rayer cet élément non fonctionnel ou de le réinterpréter à

nouveau. Dans le conte oral, même l’élément qui a perdu sa signification est signifiant,

car il est évocateur des systèmes secrets qui ne laissent émerger qu’une trace dans

l'espace du conte ». La confection des beignets est en fait essentielle à la diffusion de

valeurs implicites, qui sont marginales dans la narration mais essentielles dans l'esprit du

conteur.

L'étude comparée des deux contes nous permet d'en savoir davantage sur le sens de cette

nourriture rituelle. Dans le conte grec, la « tête de poisson » correspond au poisson

mangé le jour de l'Ascension, tradition orthodoxe censée renforcer l'identité religieuse

dans un territoire désormais dominé par les musulmans Ottomans. L'incorporation du

poisson s'apparente à une transmission identitaire essentielle, celle des valeurs religieuses

du groupe. Dans le cas du conte judéo-espagnol les beignets sont appelés bimuelos, du

castillan buñuelos. Selon le dictionnaire judéo-espagnol de Joseph Nehama372 le terme

bimuelo correspond à une nourriture rituelle, plus précisément à une « pâtisserie pascale,

crêpe faite de pain azyme réduit en pâte, d’œufs battus, de sucre, que l'on fait frire dans

une poêle à beignets et que l'on mélange avec du miel ». Comme pour le poisson dans le

conte grec, la nourriture est porteuse de symboles identitaires. Selon Anna Angelopoulos,

le symbole du miel évoque à la fois le plaisir sexuel qui attend l’héroïne et son prince

dans leur mariage, et la douceur de l'appartenance à un groupe socio-religieux373. Nous

pouvons rajouter que dans le Livre des Proverbes, troisième livre hébraïque de l'Ancien

371LUTHI Max, Das Europaïsche Volksmarchen, 1909, traduit en anglais, The European Folktale, 1982.372NEHAMA Joseph, Dictionnaire du judéo-espagnol, Edition des amis de la lettre sépharade, Bruxelles, 2003.373ANGELOPOULOS, « Entre fille et mère... », Op. cit. p. 108.

127

Testament, le miel est associé à l'idée de sagesse et à la parole de Dieu : « Mon fils,

mange du miel, car il est bon, un rayon de miel sera doux à ton palais » (25:16).

L'étude des contes nous permet une fois de plus de rendre compte des influences de la

littérature orale grecque sur les populations judéo-espagnoles installées dans l'Empire

Ottoman. Nous pouvons désormais proposer le tableau suivant pour synthétiser nos

propos.

1. Situation primaire(grecque)

2. Processus d'apport / de sélection

3. Situation syncrétique (judéo-espagnole)

- Rapports conflictuels mère et fille = matricide

-Éviter le matricide -Rapports grand-mère et petite-fille harmonieux

-Poisson nourriture rituelle -Déchristianisation du symbole

-Beignets au miel nourriture rituelle

-Obligation d'accepter ses traditions (ce qui nous précède, l'autorité de la mère) pour survivre

-Nécessité d'un raisonnement individuel (la petite-fille doit comprendre par elle-même que son rôle est actif)

-Découverte de la tradition comme nécessaire à sa survie (acceptation de la petite fille de participer à la confection des beignets et miracles simultanés)

Les deux versions du conte proposées par Anna Angelopoulos, elles même tirées du

recueil de Minotou Contes de Zante (Thessalonique, 1932) pour le mode grec et du

recueil de Wagner Judenspannisch, I (Vienne, 1914) pour le mode judéo-espagnol sont

jointes en annexes (ANNEXE I). Je souligne volontairement les moments où la

confection des bimuelos entraîne les miracles évoqués précédemment.

3°) Un thème panbalkanique : le rite sacrificiel de construction

Dans le corpus des ballades folkloriques balkaniques, quelle que soit la langue, serbe,

macédonien, bulgare ou grec, il existe des motifs récurrents. L'une des narrations les plus

célèbres est celle qui se réfère au sacrifice humain à l'occasion de la construction d'un

bâtiment ou d'un pont: l'acte d'emmurer vivant un individu a pour but d'apaiser un esprit

surnaturel responsable de cataclysmes et par là même de garantir la transmission du

128

patrimoine construit aux générations postérieures374. On retrouve ce thème dans la poésie

traditionnelle grecque dans Le pont d'Arta, d'Hellada, ou d'Antimachia ; en roumain dans

Le pont de Narta; en albanais dans La forteresse de Shkodra; en serbe dans L'édification

de Skadar et Le pont sur la Drina; en bulgare dans La forteresse de Salonique et La

forteresse de Smilen; en hongrois dans Le château de Deva375. Le même thème serait

aussi omniprésent dans le folklore des tziganes de la région376.

Comme les autres peuples balkaniques avec lesquels ils cohabitaient, les Juifs de

Salonique pratiquaient encore au XXème siècle une forme atténuée de sacrifice

fondationnel. Dans Les us et coutumes des séfarades de Salonique (Madrid, 1950), M.

Molho écrit : « Quand sont posées les fondations d'une construction, on y enterre la tête

et les pattes d'une poule égorgée pour l'occasion. Une fois la construction achevée, les

rabbins sont appelés pour qu'ils la bénissent »377. Face à ces observations qui nous ont été

rapportées, nous sommes étonnés de constater qu'un rite exogène ait pu se transmettre

dans les communautés juives séfarades, d'autant plus que ce rite est célébré par les

autorités religieuses rabbiniques ! M. Molho fait le parallèle avec les anciens peuples du

Proche Orient, qui dans l'Antiquité auraient eu recours à ces pratiques rituelles. Les

Cananéens, dont le développement civilisationnel est antérieur à la diffusion du judaïsme,

auraient célébré de tels sacrifices : « Les excavations entreprises dernièrement dans les

environs de Meggido ont permis de découvrir des squelettes d'enfants en bas age enterrés

vivants dans des urnes, sous les fondations de certaines constructions »378. Cependant,

l'hypothèse d'une pratique perpétuée avec l'arrivée des Hébreux et à travers leurs

multiples exils est très vite devenue improbable.

Au début du XXème siècle Lazare Sainéan observe dans Les rites de construction, que

les Grecs de religion orthodoxe répètent ce rite païen avec la même ferveur : « La

croyance qu'il faut immoler une victime dans les fondations de n'importe quelle

374THOMPSON Stith, « Foundation sacrifice. A human being buried alive at base of the foundation of a building or a bridge » in Motif-index of folk litterature, Bloomington, 1955-1958.

375FOCHI Antonio, « Contributions aux recherches concernant la chanson populaire des Balkans » in Bulletin of the International Association of South East European Studies, Bucarest, 1971, pp. 81-100.

376PASAPATI A., Etudes sur les Bohémiens de l'Empire Ottoman, Constantinople, 1870.377ARMISTEAD, En torno..., Op. Cit. p. 172.378MOLHO Mihael, Us et coutumes des Séfarades des Salonique, Universitat de Barcelona, 1950, p. 91.

129

construction est partout familière en Grèce. Le pope bénit le terrain, on égorge une poule,

un coq, un bélier ou un agneau, et de son sang l'on arrose la pierre fondamentale de

l'édifice »379. Cette tradition est donc incontestablement commune aux cultures

balkaniques, ce qui est corroboré par les poésies de tradition orale citées précédemment.

Dans la littérature orale, nous remarquons l'insertion de ce thème dans des textes

séfarades de tradition hispanique ancienne. Dans les années 1930, Moshe Attias recueille

des romances populaires dans la communauté juive de la localité grecque de Larissa380.

L'un deux fait référence à un pont:

« Sous le pont de Larissa il y a une élégante demoiselle

Son père la gardait pour un beau jeune homme

Mais la fille malicieuse s'éprit d'un buzaji381 »

En 1959 Samuel Armistead recueille dans la diaspora séfarade de New-York une autre

version, chez des Juifs originaires de Salonique382:

« Sous le pont de Larisa il y a une fille en prison,

Son père la gardait pour un beau jeune homme

La fille qui était mauvaise partit rendre visite au Vizir

Au milieu du chemin, elle rencontre un buzaji »

Les deux textes sont les premiers vers des romances. La suite du récit révèle de façon

incongrue que cette jeune femme n'est autre que la fille du roi de France, et qu'elle

importune le vendeur de boza en lui formulant des requêtes déraisonnables. Or ce

développement narratif vient du romance espagnol La pedigueña, répandu parmi la

diaspora séfarade au-delà de l'espace balkanique.

379SAINEAN Lazare, Les rites de construction d'après la poésie populaire d'Europe Orientale, Leroux, Paris, 1902.

380Traduction libre du judéo-espagnol in ATTIAS Moshe, Romancero Sefarad, Instituto Ben Zewi, Jerusalem, 1956, p. 74 : Debasho el kiuprí de Larisa hay una moza zarif / El su padre la guardaba por un lindo chelebbí / La moza por ser mala s'amonstró d'un buzají...

381Buzaji est un vendeur d'une boisson infusée appelée « boza » en Turquie.382Traduction libre du judéo-espagnol in ARMISTEAD Samuel, Tres calas en el romancero sefardí: Rodas,

Jerusalén, Estados Unidos, Seminario Menendez Pidal, Madrid, 1979, p. 23 : Debasho del kioprí de Larsa ay una ija en carcel / El su padre la guadrava para lindo chelebí / La ija, como era mala, se fue a visitar el Vizir /Por en medio del kamino encontró un bozadjí...

130

A Jérusalem, Israël Katz recueille en 1910 les premiers vers de ce romance, dans une

version proche de l'original castillan383 :

« La fille du roi de France s'en alla voir le vizir

Au milieu du chemin elle rencontra un buzaji... »

En Grèce, contrairement à Jérusalem et aux espaces d'identités séfarades extérieurs à

l'influence balkanique, la circonstance étrange de la jeune femme enfermée sous un pont

s'est donc greffée au début du texte. Ce motif ne semble avoir aucune relation avec le

reste du romance, qui décrit par ailleurs la rencontre d'une princesse et d'un homme du

peuple. Selon Moshe Attias, il y aurait donc eu une contamination de la version originale

par une source panbalkanique, de par l'intrusion du rite fondationnel dans les premiers

vers du romance. Les Juifs se réapproprièrent le thème dans nombre de légendes qu'ils

faisaient siennes. Rappelons que les versions du romance recueillies en Grèce (Attias

1930, Armistead 1959) faisaient allusion au pont de Larissa. En voici la légende judéo-

espagnole, comptée par la communauté juive de cette localité384 :

« Larissa est traversée par la rivière Pineios. Il y'a fort longtemps, les villageois voulurent construire un

pont pour unir les deux rives du fleuve, et relier ainsi les deux parties du village. Cependant, toutes les

tentatives fracassèrent, et chaque pont construit était détruit en décembre, lorsque le fleuve débordait.

Tous comprirent que le problème avait pour cause la mauvaise construction du pont, qui ne reposait pas

sur des fondations solides. Ceci continua jusqu'à ce qu'arriva en ville un ingénieur qui avait une fille très

belle. […] Il la sacrifia et fit de son corps l'un des ciments du pont. Depuis lors, le pont resta debout sans

jamais être ébranlé par la crue. »

Cette légende est proche de la ballade grecque Tes artas to gefuri « Le pont de l'Arta »385:

« Quarante-cinq architectes et soixante apprentis

Depuis trois ans travaillaient sur le pont d'Arta

Ils le construisaient la journée, et la nuit il s'effondrait

Se lamentaient les architectes, et gémissaient les apprentis:

383Traduction libre du judéo-espagnol in ARMISTEAD, En torno..., Op. cit. p. 174 : La ija del rey de Fransya se fue a vijitar al vezir / En medyo del kamino enkontró kon un bozadjí...

384ATTIAS, Romancero..., Op. cit. p. 75.385ARMISTEAD, En torno..., Op. cit. p. 176.

131

«Eh, notre travail, notre labeur sont restés vains!

Nous construisons le jour entier avant que tout ne s'effondre»

Et l'esprit leur répondit depuis l'une des voûtes:

«A moins de sacrifier un être humain,

Les murs ne sauront jamais solides

Que vous ne sacrifiez ni orphelin, ni étranger, ni pèlerin,

Sinon la femme du premier architecte, cette belle femme...»

Dans la suite de la ballade, lorsque la femme par erreur s'approche du pont, des ouvriers

l'enferment sous la voûte, emmurée vivante. L'esprit de la rivière est ainsi satisfait. Il

existe de multiples versions de ce récit en Grèce, mais Le pont de l'Arta semble être le

document le plus ancien et le plus cohérent pour justifier l'introduction d'un élément

culturel local dans les légendes judéo-espagnoles.

L'étude de Samuel Armistead va bien plus loin sur la façon dont les judéo-espagnols se

sont appropriés ce motif mythique. Selon lui le processus d'intégration du rite sacrificiel,

dans la pratique comme dans la littérature orale, s'est doublé d'une relecture de sa

signification. L'élément surnaturel est absent de tout commentaire, alors que dans la

version grecque il est essentiel. La légende du Pont de Larissa raconté par les Juifs

précise que la destruction du pont est une récurrence provoquée par des cataclysmes

naturels qui soulignent la mauvaise qualité de la construction (« Tous comprirent que le

problème avait pour cause la mauvaise construction du pont, qui ne reposait pas sur des

fondations solides »). En revanche dans la tradition grecque et les versions de la ballade

du Pont de l'Arta on assiste à une intervention effective de l'esprit fluvial, le stocheion

(« Et l'esprit leur répondit depuis l'une des voûtes »). Le verbe stocheiono, que l'on a

traduit par deux fois par « sacrifier » signifie littéralement « convertir en stocheion »,

c'est à dire convertir le corps du sacrifié en un autre esprit, pour éloigner la malveillance

du fleuve. Il n'est pas question pour les Juifs de reconnaître, même dans une portée

fondamentalement imaginaire ou narrative, l'existence de ces esprits.

132

Pour conclure sur ce point nous pouvons retenir quelques grandes idées :

– Les pratiques rituelles païennes pratiquées dans les Balkans depuis des millénaires

ont survécu aux dogmes religieux monothéistes, qu'ils soient chrétiens orthodoxes

ou même juifs.

– Les topoi de la littérature orale judéo-espagnole se sont enrichis avec le contact

des peuples balkaniques, d’où l'insertion de motifs extra-narratifs relatifs à des

traditions orales exogènes dans les romances de Larissa et la formation de

légendes de nature et de culture composites.

– Il existait des processus de sélection, inconscients ou non, de la part des Judéo-

espagnols: l'apport culturel extérieur était sous contrôle d'une conscience

spécifiquement juive, ce qui permit dans le cas étudié d'accepter de pratiquer un

rite païen, de le chanter, mais de refuser toute invocation à un esprit surnaturel.

Nous avions déjà étudié ce point là lorsque nous avions évoqué le substrat chrétien

de la littérature orale judéo-espagnole. Que ce soit vis à vis de l'hispanisme ou du

balkanisme, on assiste donc à un syncrétisme qui ne remet pas fondamentalement

en cause le premier marqueur identitaire de cette population, à savoir la culture

religieuse juive.

A partir de cette étude nous proposons le tableau suivant, qui tente de synthétiser les

recherches exposées précédemment. Les Judéo-espagnols ont adapté leur tradition à leur

nouvel environnement (cas du romance), ou ont intégré la culture extérieure

conformément à leurs exigences identitaires (cas de la légende).

1.Situation primaire 2.Processus d'apport / sélection

3. Situation syncrétique (judéo-espagnole)

1.Substrat culturel hérité : Romance espagnol La pegueña (Katz 1910)

2. Insertion du thème sacrificiel (la jeune femme enfermée sous le pont)

3. Romances Sous le pont de Larissa (Attias 1930, Armistead 1959)

1.Substrat culturel adopté : Légende grecque du pont de l'Arta

2. Évacuation du surnaturel (stocheion) pour ne pas contredire les fondements religieux juifs

3. Légende du pont de Larissa

133

Région où mythes et légendes abondent, les Balkans ont offert aux Séfarades de

nombreuses ressources dans l’enrichissement de leur imaginaire culturel.

B- Le rire oriental et la figure de Djoha

Référons-nous désormais à un autre domaine propice aux échanges culturels. Nous avons

étudié la parenté des complaintes funèbres judéo-espagnoles avec celles d'Espagne.

Symétriquement, n'existe-t-il pas une parenté dans les expression de joie et de rire entre

Levantins386 et Judéo-espagnols ?

1°) Le rire ottoman vu par un voyageur occidental

Dans un article de La Revue du monde musulman et de la Méditerranée François

Georgeon interroge le rôle du rire et de l'humour dans les communautés ethniques et

religieuses de l'Empire Ottoman387. A travers son étude il analyse les fonctions sociales de

l'objet comique et les ressorts du rire dans les relations intercommunautaires. Peut-on

situer historiquement le rire ? Dans un Empire Ottoman dont l'histoire est essentiellement

dramatique, François Georgeon estime que « s'il est vrai que le rire est le propre de

l'Homme, il l'est aussi de l'homo ottomanicus. Drames, violences, n'excluent pas le rire. »

Selon lui, la violence imposée par les Empires ont même favorisé de nouvelles formes de

comique. Dans un territoire aussi étendu que celui de l'Empire Ottoman, le rire est sans

aucun doute multiple et en mutation constante. Si l'on prend en compte la diversité des

populations chaque groupe a ses propres manières de rire, ses « raisons de rire » telles

que F. Georgeon les définit, liées à la religion, à la tradition, à la langue, à l'éducation.

Cependant, il existerait aussi des phénomènes de propagation du rire d'un groupe à

l'autre. Quel rapport les Judéo-espagnols entretenaient-ils avec leurs voisins sur le mode

du comique ? Nous remarquons qu'ils participèrent par les formes du rire collectif à la

définition d'une culture ottomane commune. Les Séfarades appréciaient les facéties du

386Nous employons ici volontairement le terme de « Levantin » pour désigner le personnage cosmopolite tel que l'imaginaire européen le conçoit au XIXème siècle. Il s'agit souvent d'un commerçant oriental, turc, libanais ou grec. Cf : LIAUZU Claude, « Éloge du Levantin » in Confluences, 1997-1998.

387GEORGEON François, « Rire dans l'Empire Ottoman » in Revue du monde musulman et de la méditerranée, N°77-78, 1995, pp. 41-49.

134

Karagöz, sorte de polichinelle turc qui se produisait dans les mellahs avec un même

succès que dans les quartiers musulmans. Ils étaient aussi friands des « blagues de

Djoha », sur lesquelles nous reviendrons. A propos de la contagion du rire d'une

communauté à l'autre, François Georgeon illustre ses propos par l'évocation d'une scène

de rire collectif au cœur d'une Macédoine peu à peu déchirée par les nationalismes,

décrite en 1893 par Victor Bérard388. Alors que celui-ci s’apprêtait à passer la nuit dans

dans un han389 de la ville de Monastir (l'actuelle Bitola macédonienne), il rapporta une

anecdote que nous publions en annexe (ANNEXE II).

On remarque que le récit est chargé des réflexions personnelles de Victor Bérard sur le

devenir de l'Empire Ottoman, déjà considéré comme « l'homme malade de l'Europe »390.

Les sujets de la Sublime Porte développent un humour sarcastique sur les impasses

politiques de leur gouvernement, sur l'hétérogénéité culturelle de l'Empire et sur

l'intrusion des Européens. Ce rire commun exprimé en turc est déclenché par la parodie,

par l'imitation des accents. L'aspect comique sur lequel joue le conteur meddah de

Manastir est, comme dans le Karagöz, la mise en scène du « kaléidoscope culturel

ottoman »391, le recours aux stéréotypes concernant les différentes communautés de

l'Empire, avec le Grec prétentieux, le Juif commerçant, l'Albanais orgueilleux, le Persan

maniéré, etc... Pour le public lui-même très divers du han, cette présentation offre comme

un jeu de miroirs déformants, où chacun peut se reconnaître. Cette mise en scène renvoie

les spectateurs à un cadre familier : les clichés sur les différents peuples de l'Empire, les

accents immédiatement identifiables. Dans le han de Manastir la diversité est ethnique,

religieuse, linguistique. Ceux qui écoutent avec attention le poète et conteur Suleyman

sont Turcs, Albanais, Grecs, Bulgares, Valaques, Serbes, Juifs, une diversité qui reflète

celle de la ville macédonienne, extraordinaire melting-pot balkanique et ottoman392.

388Victor Bérard (1864-1931) était un diplomate français et helléniste, traducteur français de l'Odyssée.389Le han en turc, khan en arabe ou khani en grec était une grand auberge, édifice caractéristique de la vie

économique et sociale de l'Empire Ottoman, équivalent urbain du caravansérail du monde arabe. Il recouvrait de multiples fonctions, d'auberge, de taverne, d'écurie, de dépôt commercial et de lieu de sociabilité. Dans un système de ségrégation entre les communautés ethnico-relgieuses, le khan était un lieu central de communication, où les représentants de chaque groupe faisaient part de leurs problème de coexistence, dans une sorte de forum qui permettait aussi l'organisation de festivités ou de soirées qui célébraient indirectement une «identité «ottomane».

390Paroles prêtées au tsar Nicolas Ier en 1853 lors d'un entretien avec un ambassadeur britanique.391 GOKALP Altan, « Les indigènes de la capitale et le kaléidoscope culturel ottoman: les figures ethniques sur la scène du Karagöz turc » in DAMANIAKOS S. (dir.), Théâtres d'ombres, tradition et modernité, Paris, 1984.392 A propos de la ville de Bitola/Monastir lire COHEN Mark, Last century of a Sephardic community: the Jews of

135

Le rire établit une communication entre les différentes générations, entre les catégories

sociales, entre les groupes ethniques et religieux.

Notons que le récit du conteur de Manastir est en turc ottoman : pour toutes ces

populations des Balkans, c'est la langue commune, utilisée pour les transactions au

marché, dans les boutiques, dans les transports ; c'est aussi la langue des insultes et des

blagues ! C'est par elle que le rire peut être collectif, qu'il peut être, au sens propre,

communicatif. Il existe un rire intra-communautaire, propre à chaque communauté, mais

il ne dépasse pas par définition les limites du groupe. A part le turc ottoman, aucune autre

langue de l'empire ne permettrait une communication aussi large entre les divers groupes

communautaires. Même si cette scène est loin d'épuiser toutes les formes du comique

dans l'Empire ottoman, même s'il y manque certains ingrédients que viendraient pimenter

le Karagöz ou les histoires de Nasreddin Hoca (Djoha), les jeux de mots, les grivoiseries

ou la satire des dirigeants politiques, on peut considérer cependant qu'elle constitue un

archétype du rire traditionnel dans l'Empire ottoman. Malgré la ségrégation organisée

dans l'espace géographique (quartiers distinctifs) et juridique (musulmans et non

musulmans), il existait de nombreux points de contact entre les groupes constitutifs de

l'Empire, et l'expression collective du rire en est un exemple. Les Juifs dans l'Empire

Ottoman ne maîtrisaient pas seulement le turc, ils partageaient une culture commune à la

Méditerranée orientale, permise par la permanence d'un Empire fatigué mais riche de ses

identités multiples.

2°) Les facéties de Djoha

Intéressons nous désormais à un personnage bien connu des Séfarades, Djoha.

Protagoniste d'historiettes humoristiques, il est devenu indissociable du folklore judéo-

espagnol, ses aventures étant même à l'origine d'une multitudes de proverbes, sur lesquels

nous reviendrons. Djoha n'est pas exclusif de la culture séfarade, il est partagé par

l'ensemble des peuples des rives méridionales et orientales de la Méditerranée, les Grecs,

les Turcs, les Arabes, les Maltais, les Siciliens, et même les Perses et les Nubiens393. Monastir 1839-1943, Foundation for the advancement of Sephardic Studies and culture, New-York, 2003.393 Selon les cas sa prononciation varie: Giufa en Sicile, Djoha chez les Juifs orientaux, Ch'ha dans les pays du

Magreb, etc... L'adoption du personnage par des non-musulmans n'est donc pas non plus exclusive des Séfarades.

136

Son origine dépend étroitement du développement du monde arabe et serait le résultat

d'une confusion entre deux personnages ayant réellement existé. Héros central d'un

recueil d'anecdotes rédigé par un anonyme au Xème siècle, le Kitab nawadir djuha, Cuba

« Djoha » aurait vécu au Maghreb où en Egypte au IXème siècle. Cependant sa

biographie et ses traits se confondent avec le personnage Nasreddine Hoca « Hodja »,

héros turc présenté comme personnage véridique, imam du XIIème siècle à Bursa et

infatigable voyageur. Ulrich Marzolph estime que l'amalgame forma une figure « pouvant

être considérée comme l'archétype de l'attitude irrévérencieuse au Proche-Orient vis à vis

de l'existence »394.

Cette confusion s'expliquerait par la traduction en turc du Kitab nawadir djuha au

XVème siècle, et d'une traduction plus tardive en arabe de la version turque remaniée.

Dans ce jeu de traductions le corpus d'histoires de Cuba et celui de Hoca finirent par se

compléter, le premier appartenant à une tradition plutôt orale, le second à une tradition

écrite395.

Revenons au contexte d'adoption du personnage par les Juifs. On a longtemps cru que les

Judéo-espagnols installés dans l'Empire Ottoman s'étaient appropriés les aventures de

l'imam turc « Hodja ». Cependant l'étude des anecdotes du personnage de « Djoha » chez

les Séfarades a permis de faire apparaître des sources antérieures castillanes et arabes,

présentes dans le folklore médiéval andalou. Il semble que la représentation du Cuba

arabe ait été diffusée chez les populations juives de la péninsule ibérique avant que

celles-ci ne s'installent dans l'Empire Ottoman. Les Juifs firent coïncider les deux origines

arabe et turque avant le jeu de traductions et les propres échanges turco-arabes évoqués

précédemment396. Pour résumer, nous proposons de représenter la diffusion du héros au

cœur d'un « système méditerranéen » par le schéma suivant.

Pour le cas sicilien voir CORRAO Maria Francesca, « Giufa, briccione ed eroe populare » in Islam, storia e civilta, AnnoVIII, 1989, pp. 101-105.

394MARZOLPH Ulrich, « Cuha, The Arab Nasreddin, in Medieval arabic literature » in III Milletlerarasi Turk Kongresi Bildirileri, Ankara, 1987, pp. 251-258. 395CONSTANTIN G., « Nasr al-Dihn Khodja chez les Turcs, les peuples balkaniques et les Roumains » in Der

Islam Band 43, 1967, pp. 90-133.396La plupart des Judéo-espagnols à l'époque contemporaine ignoraient cette origine arabe, persuadés d'un apport

culturel strictement « turc ». Entretien avec Rachel Bortnick à Madrid le 09/10/10.

137

ESPAGNEAppropriation des judéo-espagnols de « Djoha » Exil séfarade (fin XVème-

XVIème siècles) = CONFUSION des deux

personnages

TURQUIE/BALKANSOrigine supposé de « Hodja »

Avancée musulmane en Europe

Méditerranée

Traductions réciproques (XV-XVIIIè s.) =

CONFUSION des deux personnages

MAGHREBDiffusion du « Ch'ha »

Expansion arabe (VI-VIIIème siècles)

PROCHE-ORIENTOrigine supposée de

« Cuba »

Inspiré de ces deux personnages plaisantins dont il serait la synthèse, Djoha est devenu

une figure humoristique populaire et mythique, à laquelle on s'est attaché à donner une

origine extraordinaire ou nationale, comme en Egypte397. Djoha est l'incarnation de la

nâdira, c'est à dire du bon mot, de la répartie en arabe. Le sociologue tunisien

Abdelwahab Bouhdiba la définit dans son Imaginaire maghrébin398 par la « saillie », le

« trait d'esprit ». C'est un concept indissociable du monde musulman, qui cultiva

l’ambiguïté d'un rire à la fois spontané et radicalement moralisateur. Les facéties

provoquent un rire acéré sur la réalité, et correspondent à une «constellation

psychologique traditionnelle» du monde arabe399. Selon Jean Dejeux l'humour que revêt

les aventures de Djoha n'est pas qu'un moyen populaire de distraction et d'éducation, c'est

aussi une parade comique face aux injustices vécues au quotidien. Reprenant la typologie

de Marie-Christine Bornes-Varol400 nous pouvons classer ces historiettes dans trois

catégories différentes, où Djoha est escroc, moralisateur, et naïf et/ou philosophe.

397EL HAKIM Zaki, « Goha chez les écrivains égyptiens d'expression française », La Revue égyptienne de littérature et de critique, n°1, Le Caire, 1961, p. 79.

398BOUHDIBA Abdelwahab, Imaginaire maghrébin, MTE, Tunis, 1977.399DEJEUX Jean « Avant-propos » in Les fourberies de Djoha, dir. MOULIERAS, La boite à documents, Paris,

1987. Spécialiste du personnage, Jean Dejeux a aussi publié un article dans un numéro spéciale de la REMMM « Djoha et la nadira », Revue du monde musulman et de la Méditerranée, N°77-78, 1995, pp. 41-49.

400BORNES-VAROL Marie-Christine, Marie-Christine, « Djoha juif dans l'Empire Ottoman » in Revue du monde musulman et de la Méditerranée, N°77-78, 1995, p.64.

138

A la première catégorie appartient par exemple l'histoire selon laquelle le héros malicieux

vend sa demeure à très bas prix, revendiquant seulement la propriété d'un clou planté

dans l'un des murs. Djoha y accroche une charogne puante et le nouveau propriétaire

ayant signé le contrat ne peut protester : il évacue finalement les lieux ! L'expression « le

clou de Djoha » est utilisée en Méditerranée pour souligner la rupture d'un contrat au nom

du clause que l'on a intentionnellement dissimulée pour tromper l'acquéreur de ses droits.

Le journal algérien Le Matin proposait jusqu'à récemment un billet intitulé Mesmar Jha

« le clou de Djoha »401. Le thème de l'escroquerie est aussi celui de l'histoire de la

marmite que nous avons recueillie auprès des membres de Ladinokomunita402. Djoha se

rend chez son voisin pour lui emprunter une marmite. Le lendemain il la lui rend avec

une petite casserole et lui annonce que sa marmite a bel et bien eu un petit. Le voisin, qui

le prend pour un excentrique, n'y prête guère attention et accepte aussi la casserole. Mais

la semaine suivante, alors que Djoha a emprunté une nouvelle fois la marmite et qu'il ne

la rend pas, il répond au voisin effaré que celle-ci est morte. Inutile de se plaindre,

puisque le voisin ne s'était pas étonné lorsqu'elle avait enfanté !

Le deuxième corpus, à la veine moralisatrice, inclut l'histoire de la pelisse. Rappelons que

l'industrie de la fourrure était florissante dans les cités balkaniques montagneuses telles

que Kastoria403. Faisant étape dans un village de montagne, Djoha demande à être reçu

chez un notable où a lieu un banquet, mais son piteux état l'en empêche. Il dépense alors

sa fortune chez le fourreur pour acheter une pelisse, et peut participer au festin, n'hésitant

pas à clamer lorsque le potage est servi « Tiens, mange, ma pelisse, tout cela c'est pour

toi ! »404.

Enfin, au registre philosophique appartient l'anecdote de la lanterne. Djoha a perdu sa

montre et tente de la retrouver à la lumière d'un lampadaire. Un voisin souhaite l'aider.

Lorsqu'il lui demande « Où l'as tu perdue? » Djoha répond « Au coin là-bas ».

401DEJEUX, « Djoha et la nâdira », Op. cit. p. 46.402Ladinokomunita est une communauté virtuelle créée par Rachel Bortnick en 1999 sur

http://groups.yahoo.com/group/Ladinokomunita/ Les membres se rencontrent chaque année à l'occasion de voyages organisés sur les traces de leurs ancêtres. Entretien à Madrid le 09/10/10.

403MOLHO Mihaël, Histoire des israélites de Kastoria, AIU, Thessalonique, 1938, 139p.404BORNES-VAROL Marie-Christine, « Djoha juif dans l'Empire Ottoman » in Revue du monde musulman et de la

Méditerranée, N°78, 1995, p. 65.

139

Étonné, le voisin interroge notre héros « Pourquoi la cherches-tu donc ici? » ; et à Djoha

de répondre « Je cherche où il y a de la lumière ».

Toutes ces histoires sont communes à la Méditerranée orientale et méridionale, on

remarque seulement qu'elles peuvent être enrichies d'éléments de contexte. Par exemple

la pelisse balkanique peut être étoffe de soie acquise auprès d'une caravane au Proche-

Orient dans la version arabe. Marie-Christine Bornes-Varol, qui nous parle le mieux du

personnage, précise que dans le corpus des Juifs maghrébins le personnage est soit

musulman, soit neutre (dans une majorité de cas son appartenance religieuse n'est pas

précisée). En revanche dans la tradition séfarade orientale plusieurs histoires font état de

sa judéité, une trentaine selon Matilda Cohen-Sarrano405, dont les exemples précédents ne

font pas partie. Djoha est-il fait Juif dans une perspective didactique ? Comment les

Séfarades ont-ils fait de ce personnage l'un de leurs emblèmes ?

Il est intéressant de constater que les périodiques publiés par les Judéo-espagnols

contiennent souvent une rubrique humoristique réservée aux péripéties de Djoha, ou

portant tout simplement son nom406. Les histoires racontées semblent identiques à celles

diffusées dans des pays arabes, où le personnage se caractérise par sa naïveté et son air

benêt (dernière catégorie), même s'il parvient toujours, mais indirectement, à renverser la

situation en sa faveur. Dans le monde turco-persan, Hodja se distingue davantage par se

ruse et son intelligence (première et deuxième catégories). Étudions quelques-unes des

histoires où Djoha est fait Juif par les Séfarades du Levant, pour savoir s'il se rattache

davantage à l'une ou à l'autre des traditions.

Marie-Christine Bornes-Varol écrit : « Les contes moralisateurs tendent à quitter le

corpus judéo-espagnol de Djoha pour être attribués à Salomon ou au prophète Elie407».

Selon elle, le personnage opère un glissement dans la conception juive vers l'incarnation

de la bêtise. De plus, dès lors qu'il est identifié comme Juif, Djoha est avant tout

malchanceux. Voici trois de ces contes.

405KOHEN SARANO Matilda, Djoha ke dize ?, Kana, Jérusalem, 1991.406Kaminando i avlando, revue de l'association Aki Estamos-Les Amis de la lettre sépharade, N°4, décembre 2010.407BORNES-VAROL, « Djoha juif... », Op. cit. p. 69.

140

– Dans une situation inverse de l'histoire de la marmite, Djoha se retrouve lui-même

berné. Il achète une poule pour le sacrifice de la fête de Kippour et la confie à son

voisin qui possède un poulailler. S'acquérant des nouvelles de la volaille, le voisin

lui affirme qu'elle pond des œufs et que d'une poule il est désormais propriétaire de

plusieurs. Ravi, Djoha rentre chez lui sans se poser davantage de questions. Mais

lorsque vient la célébration de Kippour et qu'il réclame à son voisin ses poules,

celui-ci lui annonce qu'elles sont subitement mortes, d'une façon aussi

inexplicables qu'elles s'étaient multipliées.

– De même lorsque Djoha est fait spécifiquement Juif dans le récit du clou,

l'escroquerie se retourne contre lui. Prenons comme exemple cette version : pour

la célébration de Sukot il décide de louer à très bas prix une maisonnette qu'il

possède. Cette fois, il impose comme condition sa présence au dîner. Cependant, il

abuse tellement de l'hospitalité de ses locataires que ceux-ci préfèrent partir.

Cherchant à tirer profit de sa location, il parvient à trouver de nouveaux clients,

mais rapidement tout le village apprend sa manœuvre grossière et finit par le

rejeter. Ken metyó Djoha en mi suká « Qui a mis Djoha dans ma cabane ? » est une

expression devenue proverbiale dans les communautés séfarades, pour rendre

compte de la présence non souhaitée d'un convive.

– Dans certains cas le « Djoha juif » transforme involontairement sa malchance, sa

naïveté et son comportement inadapté en qualités exceptionnelles, ce qui permet

en fait de le sauver ou de le récompenser pour ses efforts jugés inutiles : « Les

benêts s'ils sont pieux et respectueux reçoivent parfois leur récompense de Dieu

même. Car s'il est un domaine où prendre les choses au pied de la lettre est

important en dépit des contraintes du contexte, c'est sans doute le domaine du

religieux » écrit Marie-Christine Bornes-Varol408. Dans une anecdote, Djoha fait

don de la modeste fortune de sa famille, parce que le rabbin lui avait dit que

« Dieu le rendrait au centuple ». Dans une autre histoire au lieu de chanter à la

synagogue Adonay Ehad « Dieu est Un » qu'il ne comprend pas, il crie Adonay

408Ibid p. 70.

141

aher « Dieu est autre », provoquant l'indignation de ses coreligionnaires. Le soir-

même, souhaitant se faire pardonner, il va à la rencontre du rabbin qui doit prendre

le bateau pour Jaffa [Palestine], espérant apprendre la formule exacte et toutes ses

déclinaisons. Alors que le bateau est déjà en mer, Djoha plein de courage et de

bonne volonté court sur l'eau et parvient à rejoindre le rabbin. Estomaqué, celui-ci

lui répond que les formules importent peu, et que sa prière vaut définitivement

plus que celles des autres ! A la lecture de cette histoire on peut affirmer que Djoha

finit par réussir grâce à sa bonne foi, quand d'autres auraient échoué par

rationalisme. Il ressort grandit d'expériences qui faisaient de lui un paria. L'idée

que la chance sourit aux simples d'esprit se retrouve dans le proverbe « Djoha l'a

jeté à l'envers et il est tombé à l'endroit »409.

Même en tenant compte de ce dernier exemple l'image de Djoha fait Juif dans un

contexte de fêtes religieuses est un repoussoir face aux attitudes que la communauté ne

peut tolérer. Ses défauts font rire mais annoncent les limites de tolérance sociale du

groupe. Le souvenir des contes et historiettes de Djoha juif a pris chair dans la langue

judéo-espagnole grâce à la multiplicité de proverbes qui dénoncent ses attitudes non

conformes aux règles sociales. En ex-Yougoslavie on désignait un individu gênant par

Djoha en medyo de la sofá « Djoha au milieu du canapé », rappelant le Ken metyó Djoha

en mi suká. Mais la présence inopportune n'est qu'un des défauts socialement

répréhensibles, et comme le rappelle Bornes-Varol les proverbes dénoncent aussi de

multiples travers de Djoha : égoïste Djoha izo una bodika todo para su tripika « Djoha a

fait une fête, et tout pour son petit ventre » ; ignorant Ya favlo Djoha « Djoha a bien

parlé » lorsqu'une personne dit une stupidité ; illogique « A Djoha on lui a donné du

potage il a éclaté en sanglots » quand à Jérusalem on utilise [Fazer algo] Por el alma de

Djoha « [Faire quelque chose] pour l'âme de Djoha », c'est à dire agir inutilement ;

exagéré et excessif « Djoha a embrassé sa fiancée, il lui a arraché un œil » ; et surtout

inadapté aux règles de la société « Djoha s'est habillé en chabad un jour de semaine » ou

« Djoha s'est souvenu d'embrasser sa femme le jour de Tishabeav »410. De manière

générale nous remarquons qu'il est un moins que rien, de telle sorte que « Ne fais pas

409Ibid p. 71.410Ibid p. 73.

142

l'imbécile! » se traduit en djudezmo par No faga el Djoha « Ne fais pas le Djoha » ou que

« Quel mauvais goût ! » correspondrait à Ya sta la savor de Djoha « Ça a la saveur de

Djoha ! ».

Pour conclure, le personnage du folklore oriental adopté par les Séfarades appartient à

une tradition arabe qui souligne ses incohérences de comportement plus qu'à une tradition

turque qui a tendance à sauver son honneur. Ainsi nous confirmerions l'adoption

définitive par les Séfarades de cet emprunt culturel à l'époque andalouse, avant la période

de l'ottomanisme. Les traditions arabe, séfarade ou turco-persane partagent en commun

de nombreuses anecdotes. Mais par le biais d'histoires particulières et contextualisées,

comme lorsque le héros est placé dans un environnement juif par les locuteurs séfarades,

des traits de caractère distincts se dégagent et témoignent du regard de la communauté sur

ses règles de société.

C- D'une rive à l'autre : la musique et le romance qui (re)traversent la mer

Il serait incomplet de présenter la culture séfarade sans évoquer la place qu'y occupe la

musique. Nous savons que les romances, koplas et kantigas étaient chantés sur des modes

variables, eux aussi expressions du syncrétisme séfarade. De nombreux musicologues ont

répertorié au XXème siècle un patrimoine extrêmement riche lui aussi en voie de

disparition411. Cependant, la littérature orale n'est pas la seule à être mise en musique. Les

prières et textes liturgiques sont aussi accordés à des mélodies issues de traditions

exogènes à la communauté. Dans un domaine que l'on pourrait penser orthodoxe et

réticent au syncrétisme, il n'existe pas de musique purement « juive » dans les

synagogues judéo-espagnoles.

1°) La musique paraliturgique, juive et orientale

La musique liturgique est considérée par Sami Sadak comme « miroir des musiques du

monde islamique »412. Dans la synagogue le hazzan cantor « ministre officiant » était

411Citons les travaux de Weich Shahak, Léon Algazi, Isaac Levy.412SADAK Sami, Transculturalité et identité dans les répertoires musicaux judéo-espagnols, Cours polycopié,

143

accompagné du paytan « poète, musicien liturgique », et tous deux utilisaient leurs talents

vocaux pour rehausser l'émotion à la lecture des prières. Sorte d' « aèdes », ils avaient en

outre un rôle essentiel dans les cérémonies qui se tenaient en dehors du lieu de culte,

accompagnant par exemple les femmes pendant les funérailles et l'incantation des quinot,

complaintes funèbres que nous avons évoquées. Ils étaient dépositaires d'un genre

poétique appelé piyyut, qui avait pour objectif d'orner les prières et qui fleurit dans

l'Espagne médiévale au contact de la poésie arabe muwashshah413. Celle-ci avait atteint

un degré de sophistication extrême dans le domaine de la rime - alors que la poésie

préislamque se caractérisait par son caractère monorimique - dans les procédés métriques

et rythmiques. Par leur parenté sémitique l'hébreu comme l'arabe pouvaient recouvrir les

mêmes lignes musicales et permettre les mêmes ornements de vocalises. Selon Israël

Katz le piyyut bien que paraliturgique serait un parfait modèle de « contrafacture »

musicale414. Cependant la thématique diffère. Le poète juif, dont le plus célèbre est

incontestablement Juda Halevi415, a le souci de parler de la foi, alors qu'il adapte des

compositions arabe de caractère profane, laudatif voire érotique416. La Reconquista

supposa la reconstitution d'écoles musicales au Maghreb, et les musiciens juifs et

musulmans continuèrent de travailler ensemble pour perpétuer la musique andalouse

jusqu'au XXème siècle en Algérie417.

Les Séfarades installés plus à l'est dans l'Empire Ottoman durent quand à eux s'adapter à

l'univers musical ottoman. En 1587 le musicien Israël Nadjarra publia à Safed dans la

première imprimerie du Moyen-Orient son répertoire Zemirot Yisrael « Chant d'Israël »

recueillant plus de trois cents poèmes inspirés cette fois d'airs turco-persans selon le

modèle maqam, caractéristique pour ses modulations418. Sami Sadak rappelle que des

Université de Provence 2010.413Ibid. p. 3.414KATZ Israël « La música de los romances judeo-españoles » in ARMISTEAD, En torno..., Op. cit. pp. 243-253.

La contrafacture est le « travestissement », la « parodie ».415Juda Halévi (1075-1141) poète et philosophe laissa plus de huit cents poèmes. Il était surnommé « le Chantre de

Sion ». cf : ITZHAKI Masha, Juda Halévi : D'Espagne à Jérusalem, Albin Michel, Paris, 1997, 176p.416SADAK, Transculturalité..., Op. cit. p. 4.417L'orchestre andalou d'Israël tente de recréer cet univers musical qui a donné naissance à une multitude de sous-

genres, tels le chaabi au début du Xxème siècle à Alger, et qui a fait l'objet d'un documentaire de BOUSBIA Safinez sorti en France en 2012 et intitulé El gusto, et dans lequel on observe les retrouvailles de musiciens juifs et musulmans plus de cinquante ans après la fin de la guerre d'Algérie et l'exil des populations israélites vers la France ou Israël.

418IDELSOHN Abraham, Jewish music in its historical development, Schocken books, New-York, 1967, p. 535.

144

ensembles de musiciens judéo-espagnols s'organisaient en confréries appelées maftirim,

étoffant la fonction du couple hazzan-paytan, et se produisaient dans les communautés

d'Edirne, d'Istanbul et d'Izmir, rappelant sensiblement la musique des confréries

mystiques soufies de ces mêmes villes, particulièrement celle des Mevlevis419. Il rappelle

par ailleurs que de nombreux Juifs ont donné leur lettre de noblesse à la musique savante

ottomane: Isaac Fresco Romano (1754-1814) était à la fois hazzan de la synagogue

d'Ortokoy, maître de musique du sultan Selim III, et maître du cheikh du couvent des

Mevlevlis de Galata.

Que ce soit dans la tradition arabo-andalouse classique ou celle plus récente turco-

musulmane, les interactions entre les musiciens juifs et musulmans ont participé à

l'épanouissement d'une culture commune au Maghreb ou au Proche-Orient. Il est devenu

impossible de savoir quel sont les apports ou les emprunts d'une culture religieuse ou de

l'autre. La maîtrise de la musique andalouse par les Judéo-espagnols les a

indiscutablement favorisés dans la maîtrise des modes turco-persanes, elles-mêmes très

influencées par la culture arabe. L'Exil ne les a pas faits passer d'une tradition à l'autre,

mais a permis au contraire d'envisager une continuité dans la musique orientale. Alors

qu'avec l'expansion arabe de nouvelles formes poétiques et musicales atteignaient le

continent européen, celles-ci en retournant en Orient par l'intermédiaire des Juifs furent

sujettes à une créativité et innovation permanentes.

2°) La ballade de la Bella en misa et la « circularité » des échanges méditerranéens

La culture musulmane de l'Espagne médiévale a permis aux Juifs d'adopter des éléments

linguistiques arabes. Nous avons pourtant vu qu'il est aujourd'hui difficile de distinguer

dans le judéo-espagnol vernaculaire l'apport arabe andalou de l'apport postérieur turco-

arabe. Cet exemple nous donne la certitude que la culture judéo-espagnole ne s'est pas

construite dans une perspective linéaire d'un acquis judéo-hispano-arabe à un métissage

judéo-balkanique ou judéo-turc, que les milieux d'interférence primitifs ont de nouveau

croisé le destin du groupe dans une situation historique postérieure. Cette déduction pose

419SADAK, Transculturalité..., Op. cit. p. 5.

145

le problème d'une évolution an-historique de la culture des Séfarades, mais elle témoigne

encore une fois de leur rôle d'intermédiaire entre les rives de la Méditerranée, entre

lesquelles il existerait d'incessants rapports que l'on peut schématiser dans un système

clos. L'exemple du personnage de Djoha rentre précisément dans cette considération. On

a longtemps voulu faire croire que les apports inter-religieux et inter-culturels dans

l'histoire méditerranéenne ne concernaient qu'une culture savante, une élite intellectuelle

capable de débats sur la théologie et la scolastique, la médecine et les arts. Les Juifs

contribuèrent à l'enrichissement de ce dialogue, leur rôle fut même indispensable par leur

connaissance du monde arabe et leur habilité dans la traduction des textes antiques420.

Mais si ce dialogue fut essentiel dans le développement de la civilisation occidentale il ne

résume pourtant pas l'histoire de la circulation des idées et du savoir en Méditerranée.

William Entwistle découvre dans le folklore judéo-espagnol des ballades assimilées à la

culture populaire grecque, par une incorporation de textes et de motifs poétiques que nous

avons déjà évoqué précédemment. Mais cette fois, le chercheur remarque que cette

parenté hellénique concerne aussi des textes de traditions espagnole et catalane421. Les

étonnantes similitudes entre deux cultures dont on ne soupçonne pas les contacts directs

interroge William Entwistle. Cette fois il ne s'agit plus de souligner la capacité de

synthèse dont firent preuve les Séfarades dans l'élaboration de leur culture populaire,

mais la question plus générale de ponts culturels entre l'Orient et l'Occident.

Prenons l'exemple des textes La dama de Aragón et La bella en misa, versions

respectivement catalane et castillane de la composition grecque Tes koumparas pou egine

nufe « La dame d'honneur qui se fit fiancée »422. L'histoire est la suivante : un jeune noble

abandonne sa promise pour se marier avec une autre femme. Il exige de son ancienne

aimée qu'elle assiste la nouvelle élue pendant le mariage. Conseillée par sa mère, la jeune

femme rejetée se pare de ses plus beaux atouts et désorganise toute la cérémonie en

entrant dans la chapelle. Elle décourage le mari et ordonne finalement que la messe soit

célébrée en son honneur, récupérant ainsi la couronne nuptiale.

420SHOHAM Giora, ROSENSTIEL Francis, Tolède et Jérusalem, tentaie de symbiose entre les cultures espagnole et judaique, recueil d'essais sous la direction de, L'âge d'homme, Lausanne, 1992, 182p.

421 ENTWISTLE William, « La dama de Aragón » in The spanish language, HR, tome 6, 1938, pp. 185-192.422 ARMISTEAD, En torno..., Op. cit. p. 50.

146

Voici les vers traduits de la ballade grecque, qui restituent l'arrivée de la dame d'honneur

à la chapelle423:

« Quand ils la virent à l'église ils s'agitèrent de toute part

Le sacerdote la vit et trébucha, le diacre oublia tout

Le cœur et les enfants de cœur oublièrent leurs cantiques »

Et voici la traduction du même motif dans le texte espagnol de La bella en misa424:

« A l'entrée de l'ermitage elle brillait comme le soleil

L'abbé qui disait la messe ne put plus rien dire

Les enfants de cœur qui l'aidaient ne purent plus réagir »

Les versions judéo-espagnoles sont restées très proches du texte espagnol. Mais il existe

aussi d'autres versions de la même histoire en langues romanes, en catalan comme nous

l'avons déjà cité, mais aussi en français dans Les atouts de Marie-Madeleine. L'origine

grecque de ces textes ne fait aujourd'hui aucun doute, ils possèdent des éléments que l'on

retrouve tous dans La dame d'honneur qui se fit fiancée. Le travail de Samuel Armistead

qui construit un tableau synoptique réunissant les motifs partagés par les différents textes

dans l'ordre de la narration est convaincant425. On peut simplifier le tableau de la façon

suivante.

423Traduction libre depuis le grec Ibid. p. 51.424Traduction libre depuis l'espagnol ancien Ibid. p. 52 : A la entrada de la hermita, relumbrando como el sol / El

abad que dize la missa non puede dezir non / Monazillos que le ayudan no aciertan responder non.425Ibid. p. 59.

147

Motifs Version grecqueTes koumparas pou egine

Versions espagnole et judéo-espagnoleLa bella en misa

Version catalaneLa dama de Aragón

Version françaiseLes atouts de Marie-Madeleine

La mère conseille la fille rejetée

X X

La dame est accompagnée par des jeunes filles

X X

L'église tremble X XLe curé reste abasourdi

X X X X

Les enfants de cœur sont désorientés

X X X X

Le fiancé est découragé

X X

Le mariage est célébré

X X

Les concordances confirment l'intuition d'Entwistle selon laquelle le tragoudi grec est la

source commune des textes espagnol, catalan et français. Comment expliquer la mise en

relation de ces traditions poétiques relativement distantes ? Le degré particulièrement fort

de parenté entre la version catalane et le texte original grec nous oriente vers une page de

l'Histoire peu connue. La dama de Aragón est un précieux témoignage poétique des

aventures catalanes en Grèce. L'établissement du duché d'Athènes au XIIIème siècle,

constitué de seigneuries franques sous la protection des Croisés, connut une période

d'expansion sous la domination catalane de 1311 à 1388426. Plusieurs familles

aragonaises, majorquines et siciliennes s'installèrent en Béotie et en Attique, imposant les

coutumes de Barcelone appelées Usatges et le catalan comme langue officielle de

l'administration. Dans le Comté de Salona (actuelle Amphissa) les chrétiens latins

prospérèrent, aux cotés d'une communauté juive déjà mentionnée dans les textes de

426 L'arrivée au pouvoir des Catalans en Grèce fut rendue possible par les Almogavers, mercenaires au service de la couronne d'Aragon, réunis dans ce qui fut appelé la « Compagnie catalane ». Le titre de « duc d'Athènes et de Néopatrie » continua à être porté par les rois d'Aragon et de Castille jusqu'à nos jours. Lire à ce sujet JACOBY David, « La Compagnie catalane et l’État catalan de Grèce: quelques aspects de leur histoire » in Journal des savants, VOL. 2, N°2, 1966, pp. 78-103.

148

l'époque, vraisemblablement romaniote427. Selon Samuel Armistead cette domination fut

suffisamment profonde pour que surgissent plusieurs générations bilingues en grec et en

catalan428.

Dans ce contexte La dama de Aragón est bel et bien une adaptation de la culture poétique

grecque. Le texte traversa la mer d'Athènes à Barcelone, avant d’être diffusé en Castille

et en France dans des versions inévitablement altérées du point de vue de la narration. Le

plus étonnant est que ce texte fut particulièrement populaire dans la péninsule ibérique,

du moins suffisamment pour que les Juifs se l'approprient aussi. A peine plus d'un siècle

après sa diffusion dans le milieu hispanique, les Séfarades dans leur chemin d'exil

emportèrent avec eux les souvenirs de La beya en miza (La bella en misa en castillan

contemporain), ramenant le texte à ses origines, en Grèce où il naquit.

Il est probable que les Judéo-espagnols de Méditerranée orientale ne connurent jamais les

voyages du romance. Traversant à deux reprises la Méditerranée, les sources de la ballade

retrouvaient leur environnement originaire, non pas que les Grecs l'aient abandonné entre

temps, mais les Séfarades s'imaginaient porteurs d'une tradition espagnole lointaine, ce

qui n'en était rien. Ce mouvement circulaire nous rappelle à quel point l'espace

méditerranéen est catalyseur de références culturelles populaires susceptibles d'être

partagées par ses peuples riverains.

427 La connaissance de la culture romaniote remonte aux voyages en Orient du savant juif espagnol Benjamin de Tudèle au XIIIème siècle. Son ouvrage Itinéraires témoigne de la présence romaniote à cette époque, présence confirmée dans la région de Delphes (comté de Salona) par les écrits catalans du XIVème siècle. Cf: Pere El Ceremonios, Cròniques dels reis d'Arago e comtes de Barcelona, 1359.

428ARMISTEAD, Entorno..., Op. cit. p. 60.

149

CONCLUSION

Notre travail nous a permis d'illustrer des processus de syncrétisme culturel à travers les

valeurs et pratiques du folklore séfarade en tant qu'ensemble de productions collectives

transmises de génération en génération par voie orale (ballades, proverbes, légendes,

contes, musique). Le modèle d'interculturalité fut atteint dans une langue composite

capable de conjuguer des visions du monde hispanique et orientale.

Cette interculturalité n'était pas donnée : elle fut construite par les acteurs, parfois

transmise sans prise de conscience, parfois recréée de toute pièce. Jamais les Judéo-

espagnols ne se considérèrent représentants d'une culture composite entre deux ensembles

de civilisation, chrétienne et islamique. Le métissage conçu comme part étrangère et

impure dans un corps empêcha tout regard mélioratif sur leur condition de minorité. A

l'image du syncrétisme religieux considéré comme dégénérescent par les tenants de

l'orthodoxie, le syncrétisme culturel s'est heurté au nationalisme créateur d'une nouvelle

tradition, considérée comme pure et aboutie. L'interculturalité n'était alors qu'une étape

dans le développement d'une société, appelant à être dépassée. Au regard de l'Occident

l'Empire Ottoman et sa mosaïque de nations refusait tout progrès historique et s'enfermait

dans des conceptions archaïques. L'arrivée du nationalisme dans l'orient méditerranéen

fut donc plus tardive mais aussi plus douloureuse, comme en témoigne les conflits et

tensions toujours latents en ex-Yougolsavie, en Asie mineure ou au Proche-Orient. Les

« frères ennemis » Serbes et Croates, Turcs et Arméniens, Grecs et Turcs, ou Libanais et

Syriens font valoir leurs différences nationales dans un imaginaire qui n'empêche

pourtant pas le partage d'éléments culturels assimilés sous l'Empire Ottoman. Ces peuples

qui se sont fait la guerre et qui ont cohabité des siècles ensemble se manquent tous l'un à

l'autre selon le cinéaste Théo Angelopoulos429. Le cas des Judéo-espagnols nous intéresse

car il s'insère dans ce milieu méditerranéen. Privés d'accès à la nation dans leurs terroirs

les Séfarades n'ont pas connu les révolutions linguistique et culturelle des peuples

voisins. Ils ont perpétué une tradition syncrétique qui ne correspondait plus aux idéaux du

XIXème siècle.

429Entretien pour Artevideo Le regard d'Ulysse DVD édition 2007.

150

Dès lors, leur culture en danger commença à décliner. Sa dilution dans l’État d'Israël ne

fait aujourd'hui que confirmer sa mort.

L'histoire des Judéo-espagnols témoigne directement de la fin du cosmopolitisme

méditerranéen. Il est par ailleurs intéressant d'associer la vision antisémite du « Juif

cosmopolite » et l'indéfinition raciste du « Levantin » au XIXème siècle en Europe. Les

deux expressions témoignent du mépris envers les minorités, envers les « déracinés »,

envers un monde qui laissait place aux expressions culturelles les plus diverses. Le

Levantin ou le Juif symbolisait l'imperfectibilité de l'organisation sociale et politique en

Méditerranée430. La politique des États musulmans décolonisés ne fut guère plus

favorable aux minorités. Nous ne souhaitons pas présenter la fin du cosmopolitisme

méditerranéen avec regret, notre travail n'est pas un plaidoyer romantique pour ériger le

modèle andalou ou ottoman en modèle. Nous avons suffisamment démontré que la réalité

de la coexistence entre les peuples était souvent différente de celle idéalisée par les

propres Judéo-espagnols. Cependant, nous pouvons objectivement affirmer que la

Méditerranée constitue aujourd'hui plus que jamais une frontière entre deux mondes, où

le cosmopolitisme n'a plus de légitimité.

Alors, quelles leçons tirer de « l'aventure séfarade »431 ? Notre objectif était de considérer

une culture dans sa pratique populaire, s'éloigner de l'idée selon laquelle la Méditerranée

ne fut qu'un espace d'échange investi par les élites, réservé aux arts nobles, aux Lettres,

aux sciences ou au commerce. Cette prise de position comportait un risque, celui de voir

dans la littérature orale ou dans le folklore des principes d'interculturalité limités à une

société traditionnelle. Nous risquions de nous enfermer dans une conception

particulariste : comment actualiser nos résultats dans des sociétés méditerranéennes en

mouvement, dont les modes de transmission culturelle ont radicalement changé ?

Comment penser l'interculturalité aujourd'hui ?

Nous croyons que l'exemple judéo-espagnol en même temps qu'il témoigne de la

disparition d'un monde méditerranéen cosmopolite illustre la possibilité d'adaptation d'un

430LIAUZU Claude, « Éloge du Levantin » in Confluences, 1997, p. 58.431LEROY Béatrice, L'aventure séfarade de la Péninsule à la diaspora, Albin Michel, Paris, 1991.

151

groupe à des milieux culturels exogènes, d'aménagement de visions du monde

considérées préalablement comme peu compatibles.

A une époque d'accélération de la mondialisation, d'intensification des flux de

marchandise et de la mobilité humaine la question du cosmopolitisme refait surface. Les

tensions identitaires que celui-ci provoque relèvent d'enjeux sociaux et de choix

politiques. Après l'intransigeance nationaliste l'avenir de la démocratie dans une société

ouverte à la différence semblait pouvoir s'incarner dans l'idéal multiculturel. Or cet idéal

est aujourd'hui largement battu en brèche. L'immensité de possibles qu'a ouvert la

mondialisation s'est accompagnée d'un fort repli identitaire, d'un retour aux valeurs

rassurantes de la communauté. Claude Liauzu affirme pourtant que « notre société a

besoin d'une culture de l'immigration, c'est à dire de (re)connaître cette part d'elle-même

qu'est l'étranger »432. L'histoire de la Méditerranée offre matière à réflexion sur ce

perpétuel conflit entre aménagement de la pluralité et tentation du monolithisme.

432LIAUZU Claude, « Éloge du Levantin » in Confluences, 1997, p. 59.

152

ANNEXES

ANNEXE I

Contes grec et judéo-espagnol

Source : ANGELOPOULOS Anna, « Entre fille et mère, petite fille et grand-mère : questions

de nourriture rituelle », in Rena MOLHO (dir.), Proceedings of the 3rd International Conference

on the Judeo-Spanish Language (Social and Cultural Life in Salonika through Judeo-Spanish

Texts) [October 17 & 18, 2004], Fondation Ets Ahaim, Salonique, 2008, pp. 101-109

Version grecque

Une mère vit avec sa fille. Elles sont très pauvres. La mère se procure de la nourriture

pour toutes les deux en mendiant. Un jour de grande fête, le jour de l’Annonciation, alors

que tous les chrétiens mangeaient du poisson selon la coutume, elles deux n’avaient

même pas une arrête à se mettre sous la dent. La mère faisait du porte-à-porte en

quémandant. Enfin, une dame la prit en pitié et lui donna une tête de poisson. La mère,

toute contente, confia le poisson à sa fille et sortit pour chercher du pain. Mais la fille

donna sans réfléchir la tête de poisson à un autre mendiant, qu’elle considéra comme

étant bien plus pauvre qu’elles deux. La mère se fâcha et se mit à battre sa fille sans

cesse. Celle-ci quitta alors la maison. Elle prit un chemin qui menait à la montagne et

monta sur un arbre pour se réfugier pendant la nuit. Un prince passait par là sur son

cheval, il s’éprit de la jeune fille, l’emmena dans son palais et l’épousa.

Ainsi elle devint reine. Mais la reine était toujours triste car elle pensait à sa mère, qui

était restée mendiante. Elle se mit alors à distribuer chaque samedi des pièces d’or aux

pauvres gens. Ainsi, un jour, sa mère arriva au palais pour avoir de l’argent, reconnut sa

fille et, au lieu de se réjouir de sa réussite, elle lui cria « c’est toi, espèce d’imbécile, qui

as donné la tête de poisson au mendiant ! » Sa fille la poussa dans l’escalier et elle tomba

raide morte. On l’enterra dans le jardin du palais. Un citronnier poussa sur sa tombe. Un

jour le roi se promenait avec son épouse dans le jardin. Ils s’assirent sur une pierre et le

153

roi s’endormit dans les bras de sa femme. Celle-ci entendit alors une voix qui lui disait

« c’est toi, espèce d’imbécile, qui as donné la tête de poisson au mendiant ! » La jeune

femme se mit à rire et le roi se réveilla. Il lui demanda pourquoi elle riait, mais elle refusa

de répondre. Le roi exigea une réponse. Elle répondit alors : « Je ris en regardant ta barbe,

qui est comme le balai des cabinets du palais de mon père ! » Le roi exigea de voir ce

balai. Il la menaça de mort. C’est alors qu’apparut le Destin de l’héroïne, sous la forme

d’une vieille femme, qui offrit un trousseau de clés, pour un palais imaginaire. La reine

conduisit son mari au palais en marchant pendant trois jours et trois nuits vers l’Est.

Arrivés au bout du chemin, les époux découvrirent un palais merveilleux, tout en or et en

argent, ils ouvrirent les portes avec les clés, procurées par le Destin de l’héroïne, et

trouvèrent des cabinets de toilettes, où il y avait des balais d’or et de diamants. Saisi

devant ce spectacle, le roi pardonna à sa femme et ils vécurent heureux pour toujours

dans leur nouvelle demeure.

Version judéo-espagnole

Il y avait une grand-mère et sa petite-fille. La grand-mère était servante dans les bains

publics. Des dames allèrent aux bains et elles apportèrent des victuailles. «Nous avons un

« séfertassi » de beignets. Mangez-les donc !» La vieille oublia d'en donner à la petite-

fille pour son goûter. La petite-fille dit : « Vous ne m'avez rien apporté du bain ? Grand-

mère, moi, les beignets, j'en veux. Il faut que vous m'en fassiez et que vous me les

donniez ! » La grand-mère lui prépara des beignets et la petite-fille les fit frire. Après

qu'elle les eut fait frire, surgit un chat : « Miaou, miaou. » Un par un, elle donna les

beignets au chat. Le soir, quand vint la grand-mère, elle lui dit : « Les beignets, moi, j'en

veux. Je les ai tous donnés au chat. Il faut que vous m'en prépariez encore une fois ! ».

Alors qu'elle faisait la friture dans la cour, la petite vit beaucoup de gens et elle

demanda : « Qu'est-ce qui se passe ? »

- C'est le fils du roi qui lance une flèche.

La petite sortit et la flèche lui tomba sur la tête.

- Vite qu'on l'emmène au palais! Vive la belle-fille du roi !

154

On la conduisit au palais. Elle a beaucoup à manger, beaucoup à boire, et elle est très

contente. La petite-fille poussa un soupir.

- Pourquoi soupires-tu ?

- Je languis de ma grand-mère que j'aime.

- « Vite qu'on l'amène au palais ! »

La grand-mère revint mais le fils du roi fut appelé à la guerre.

Après deux, trois jours, alors que sa femme faisait des beignets, il revint lui aussi. Elle

abandonna les beignets et alla accueillir son mari, le fils du roi. Elle retourna surveiller

ses beignets, et elle vit à la place un grand miroir aux sept merveilles, que même le roi ne

possédait pas. « Nous l'apporterons au père, car une telle valeur ne convient qu'au roi »,

dit-elle. Après cela, une autre fois, vint la nouvelle que c'était la guerre. Le fils s'en alla.

Elle demanda à sa grand-mère de préparer des petits beignets.

Tandis que la jeune femme faisait frire ces petits beignets, arriva la nouvelle que le

prince était encore revenu de la guerre. Elle alla accueillir son mari et retourna à son

travail. Au lieu de beignets, elle trouva un poêle, si beau qu'elle ne pouvait pas en

imaginer le prix. « Cela ne peut convenir qu'à mon beau-père. » Elle appela des porteurs

pour lui amener le poêle. Lorsqu'il le vit, le beau-père dit : « Allah, Allah ! Moi qui suis

roi, je ne possède pas ce genre de choses. Quelle splendeur ! » Le prince et sa femme

allèrent se promener à travers le jardin. Elle lui dit : « Ces richesses que tu as ne valent

rien. La barbe de ton père est comme le balai de mes toilettes. » Le fils du roi se mit très

en colère et il la chassa du jardin. La jeune femme avait une pelote de fil d'argent. Elle

attacha l'extrémité du fil à l'extrémité du jardin, et elle s'en alla à travers la campagne en

tenant la pelote. En marchant, marchant, marchant, elle trouva un très beau palais, plus

beau que celui de son beau-père. Beaucoup à manger, beaucoup à boire et beaucoup de

délice. Le jeune homme se mit à regretter comment il avait chassé la jeune femme pour si

peu de chose. Il fut chagriné de tout ce que son père lui avait dit et il s'en alla chercher la

jeune femme dans le jardin. Là, il découvrit le bout de la pelote. Il marcha un jour entier

jusqu'à ce qu'il trouve. A l'autre bout, il vit un palais vide et la jeune femme qui le

reconnut tout de suite ; mais lui ne la reconnut point. Il but le café et s'apprêta à repartir.

155

Elle lui dit : « Ça ne me dérange pas ; restez ici cette nuit. » Il mangea et il se mit au lit

dans une chambre, et elle dans une autre. Lorsqu'il se leva et qu'il entra dans les toilettes,

il vit la serviette en fil d'argent et les robinets d'or, ainsi qu'un balai d'or et de diamants.

« Oh ! – dit-il – Ce que m'avait dit mon épouse est vrai. »

Brusquement, la jeune femme apparut et lui dit : « Alors ? Cela vous a-t-il plu ? Voici

beaucoup plus de richesses que chez votre père qui est roi. » Vite, on avisa le père, afin

que l'on couronne la jeune femme et qu'elle se remarie avec le prince, et que leurs biens

respectifs n'en fassent plus qu'un seul. Et ils vécurent unis et très heureux. Qu'ils aient du

bonheur et nous aussi !

156

ANNEXE II

Le récit de Victor Bérard

Source : GEORGEON François, « Rire dans l'Empire Ottoman » in Revue du monde musulman

et de la Méditerranée, N°78, 1995, pp. 89-109.

« Le dernier soir - c'était un vendredi, jour consacré des musulmans - tous les feux se

réunirent en un bûcher, et tous les groupes en un grand cercle. On venait de tous les

Khanis voisins, de toute la ville. Une foule respectueuse, accroupie qui sur sa natte et qui

dans le fumier, débordait jusque dans la rue. Suleyman le meddah (conteur), l'illustre

chair (poète) devait chanter. La Turquie possède encore de ces poètes errants, allant de

bazars en bazars, tantôt chantant de vieux airs populaires, sur une longue guitare à trois

cordes, et tantôt improvisant en prose ou en vers des contes, de petites scènes dialoguées,

des apologues et des chansons [...]. Il improvise et une tempête de rires ébranle le Khani.

Il imite tous les patois, tous les accents, tous les gestes de tous les peuples ottomans,

européens ou asiatiques, le Turc de Mentesché, le Turc de Kastamouni, l'Arménien, le

Grec, le Persan, le Frandji (l'Européen), le batelier [khaidji] du Bosphore, le Juif du

Bazar...

Un Khaidji racolait au bout du Grand Pont pour la traversée de Péra à Scutari : « Khaidji

Kara guidisi-i-in ! » C'est un Persan en haut bonnet et robe flottante qui demande

nasillant et traînant les finales en « in » chères à son peuple : « Khaidji, où allons-

nous? ». Le Khaidji, Turc anatoliote de la mer Noire, répond avec un débit uniforme et

lent, les roulements graves que connaissent tous les familiers du turc : « Siguidera

guidion » (je vais à Scutari) Le geste et le ton sont reproduits, paraît-il, avec une telle

justesse que l'auditoire nomme aussi tôt les interlocuteurs. Toute la Turquie défile dans

cette barque : l'Albanais protecteur et sa familiarité gentilhomme : « Où vas-tu nous

porter, frère ? », le Juif fertile en compliments que le meddah transpose à sa façon : « O

Khaidji, votre figure est comme une tomate ! » et le Grec qui bredouille, embrouille et se

débrouille aux dépens du pauvre monde. Le bateau est plein et va se détacher, quand

voici venir un consul européen, avec son «verre dans l’œil» et son chien en laisse. Un

chien en laisse dans la libre Turquie, libre pour les chiens! Il parle petit nègre, comme les

157

consuls réels dans la vie orientale : « Caïque, où toi mener nous ? Toi, combien

demander? » - Si l'Europe, que l'Oriental semble respecter, pouvait savoir tout le mépris

qu'au fond du cœur il nourrit pour elle ! Le consul devient la bonne tête de l'expédition : à

deux brasses du bord, il est déjà malade et invoque à son aide tous les bateaux européens

qui remplissent le port; mais il ne peut se faire comprendre. Le Juif lui vend une recette

contre le mal de mer, et le Grec s'offre à traduire toutes les langues d'Europe, qu'il ignore

également et qu'il remplace par du grec habillé à la française. Puis c'est le chien du consul

qui veut boire, et son chapeau qui tombe à la mer. Le conte s'arrête quand la voix du

meddah ou l'attention de l'auditoire est épuisée. Mais durant des heures, les mésaventures

du frandji soulèvent des tourbillons de rire. C'est la revanche de ces races que l'Europe

découpe, enveloppe dans ses protocoles et vend sur le comptoir de ses congrès. »

158

ANNEXE III

Carte des migrations des Séfarades

Source : Carte de M. Lambert, extrait de l'Encyclopaedia Judaica, Tome 14, Gale, New-

York, 2ème édition, 1997, p. 1165.

159

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SITOGRAPHIE

- http://www.akadem.org/

Pour visionner les conférences suivantes :

Patrimoine judéo-espagnol de Jessica Roda, juin 2011.

Dis-moi tes proverbes je te dirai qui tu es de Haïm Vidal Sephiha, mars 2007.

Le ladino, miroir fidèle de l'hébreu de Haïm Vidal Sephiha, mars 2007.

Apogée et décadence du judéo-espagnol de Pilar Romeu, mars 2006.

Visages du judaïsme séfarade de Paloma Diaz-Mas, février 2006.

Folkore et médecines judéo-espagnols de Marie-Christine Bornes-Varol, juin 2006.

-http://www.sefaradinfo.org/

Site de l'association française Aki estamos, base de données mise à jour régulièrement sur la

culture judéo-espagnole.

-http://sefarad.org

Site de l'Institut séfarade européen, créé en Belgique par Moshé Rahmani, organisateur

d’événements culturels et de promotion de la langue judéo-espagnole.

166

TABLE DES MATIERES

Introduction.................................................................................................................................... 5

CHAPITRE I La constitution d'un phénomène diasporique en péril : une religion

juive, une langue romane, un environnement musulman............................................14

Section 1 - Des intermédiaires entre Orient et Occident..............................................14

A- Quel est le cœur géographique du séfardisme ?................................................16

1°) Les Séfarades aux Pays-Bas.........................................................................................17

2°) Les Séfarades au Maghreb...........................................................................................21

3°) La reproduction du mythe andalou dans l'Empire Ottoman........................................25

B- Regards sur les Juifs de l'Empire Ottoman........................................................29

1°) Débats historiographiques sur l'intégration de l'élite judéo-espagnole........................29

2°) Le « présionisme » dans l'Empire Ottoman.................................................................34

3°) La coexistence dans l'Empire vue par des Séfarades...................................................38

C- Des nationalismes à la Shoah : la destruction des terroirs judéo-espagnols......41

1°) L'émigration des Juifs des Balkans au début du XXème siècle...................................41

2°) La Shoah et l'agonie du monde judéo-espagnol...........................................................44

3°) L'intégration des Séfarades dans la Turquie moderne................................................. 46

4°) La vision romantique de la diaspora aujourd'hui.........................................................49

167

Section 2 - Une langue de fusion comme marqueur identitaire...................................54

A- Le phénomène de diglossie................................................................................55

1°) La diglossie judéo-epagnole........................................................................................56

2°) Le cas du ladino...........................................................................................................58

3°) Le cas du djudezmo.....................................................................................................61

B- Le syncrétisme linguistique et le djudezmo.......................................................61

1°) Quels substrats espagnols avant 1492 ?.......................................................................61

2°) Le djudezmo au XVIIème siècle : une définition négative de l'espagnol moderne.....67

3°) La contactologie, cœur du syncrétisme linguistique judéo-espagnol..........................72

C- La littérature judéo-espagnole, reflet d'une inquiétude......................................77

1°) Sabbatéisme et la littérature religieuse.........................................................................77

2°) La littérature judéo-espagnole au XIXème siècle : du religieux au profane................80

3°) L'agonie de la littérature et de la langue judéo-espagnoles..........................................83

CHAPITRE II La transmission d'un substrat méditerranéen : la civilisation judéo-

espagnole mémoire de la mare nostrum........................................................................89

Section 1 - L'hispanisme en héritage chez les « Espagnols sans patrie »....................89

A- L'héritage oral et le substrat chrétien dans les romances...................................90

1°) La littérature orale séfarade..........................................................................................90

2°) La « déchristianisation » limitée dans le folklore judéo-espagnol...............................91

3°) La vision plurireligieuse de l'hispanisme.....................................................................96

168

B- Les proverbes font revivre Sefarad....................................................................99

1°) La filiation espagnole dans la tradition proverbiale...................................................100

2°) Les toponymes dans les proverbes, souvenir de Sefarad...........................................105

3°) Quels refranes spécifiquement judéo-espagnols ?.....................................................106

C- Les complaintes funèbres et la perte de la Ville Sainte....................................110

1°) Le deuil féminin en Méditerranée..............................................................................111

2°) Le deuil et le souvenir de la Ville Sainte...................................................................114

3°) La tradition hispanique de la contrainte funèbre réinventée......................................119

Section 2 - Les influences balkaniques et orientales, le monde séfarade espace de

transition culturelle........................................................................................................122

A- Les inépuisables sources poétiques balkaniques.............................................122

1°) L'interculturalité dans le répertoire des kantigas.......................................................122

2°) La nourriture rituelle dans les contes balkaniques : étude comparée d'un conte grec et

de sa version judéo-espagnole.........................................................................................125

3°) Un thème panbalkanique : le rite sacrificiel de construction.....................................128

B- Le rire oriental et la figure de Djoha................................................................134

1°) Le rire ottoman analysé par un voyageur occidental.................................................134

2°) Les facéties de Djoha.................................................................................................136

169

C- D'une rive à l'autre : la musique et le romance qui (re)traversent la mer.........143

1°) La musique paraliturgique, juive et orientale.............................................................143

2°) La ballade de La bella en misa et la circularité des échanges méditerranéens..........145

Conclusion.......................................................................................................................150

Annexes............................................................................................................................153

Bibliographie....................................................................................................................160

170