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Elsa Dehennin La stylistique littéraire en marche In: Revue belge de philologie et d'histoire. Tome 42 fasc. 3, 1964. Langues et littératures modernes — Moderne taal- en letterkunde. pp. 880-906. Citer ce document / Cite this document : Dehennin Elsa. La stylistique littéraire en marche. In: Revue belge de philologie et d'histoire. Tome 42 fasc. 3, 1964. Langues et littératures modernes — Moderne taal- en letterkunde. pp. 880-906. doi : 10.3406/rbph.1964.2531 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rbph_0035-0818_1964_num_42_3_2531

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  • Elsa Dehennin

    La stylistique littraire en marcheIn: Revue belge de philologie et d'histoire. Tome 42 fasc. 3, 1964. Langues et littratures modernes Modernetaal- en letterkunde. pp. 880-906.

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    Dehennin Elsa. La stylistique littraire en marche. In: Revue belge de philologie et d'histoire. Tome 42 fasc. 3, 1964. Langues etlittratures modernes Moderne taal- en letterkunde. pp. 880-906.

    doi : 10.3406/rbph.1964.2531

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rbph_0035-0818_1964_num_42_3_2531

  • MLANGES MENGELINGEN

    LA STYLISTIQUE LITTRAIRE EN MARCHE

    On a beaucoup rpt, au cours des dernires annes, que nous en sommes la Tour de Babel (x) et qu'il y a dans nos disciplines une crise de principe. Cela ne saurait faire de doute, mais l'on aurait tort de se dsesprer pour autant. Il existe dans tous les domaines de la philologie des rsultats remarquables et il y a moyen de se mettre d'accord pour peu que l'on veuille donner aux conventions du langage critique la prcision et la rigueur dont il a besoin. Les grandes difficults de la critique littraire proviennent videmment de son ambigut interne : elle doit caractriser une uvre qui par nature est unique, voire incommensurable, pour l'apprcier, en dernire instance, d'aprs des critres communs et objectifs et selon une mthode universelle et raisonnable.

    Sans doute est-il illusoire de concevoir une sience (exacte) de la critique. Cela n'est, d'ailleurs, pas indispensable ; la controverse qui a surgi ce propos nous parat secondaire, voire strile. Il va de soi que la parole, les chiffres ou le cur humain ne peuvent pas faire l'objet d'un mme type d'investigation. La science se doit avant tout d'adapter ses mthodes au genre de ralits tudies. La critique sera scientifique dans la mesure o elle sera adapte la nature de l'uvre, o elle restera fidle son essence et son mode d'existence et non dans la mesure o elle s'appuyera sur un type d'analyse mathmatique. On observe, dans tous les domaines de l'activit humaine, que la science part de l'hypothse et aboutit par des expriences de vrification a un consensus omnium, qui, dans l'immense majorit des cas, est relatif et provisoire (2). Pourquoi n'en serait-il pas de mme dans le domaine de la critique ? Elle russira, tout comme la linguistique ou comme la physique, par ce que G. Guillaume appelle cette alliance en toute proportion utile de la rflexion abstraite profonde et de Y observation fine du concret (3). Dans toutes les recherches, mme si elles sont conduites par la raison la plus rigoureuse, le hasard, le flair et la chance ont leur part.

    (1) Cf. Ch. Bruneau, La science de la stylistique : problmes de vocabulaire, in Cultura Neo- latina, XVI (1956), p. 68.

    (2) Cf. Id., La stylistique, in Romanic Review, V (1951), p. 1. (3) G. Guillaume, Particularisation et gnralisation dans le systme des articles franais,

    in Le Franais Moderne, avril-juillet, 1944, p. 91.

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    L'objet propre de la critique ne saurait tre que l'uvre littraire. Celle- ci peut, bien sr, faire l'objet de la seule jouissance artistique ou servir de document toutes sortes d'investigations particulires psychologiques, psychanalytiques, historiques, sociales, philosophiques ou linguistiques. Mais dans ce cas l'essentiel de l'uvre d'art est laiss pour compte. Et l'essentiel, il ne faut heureusement plus insister l-dessus, ce n'est pas l'auteur, ce n'est pas le lecteur, ce n'est pas l'histoire du texte, c'est le texte lui-mme, tel que l'auteur l'a achev, ou, si l'on veut, tel que l'auteur l'a abandonn, car d'aprs P. Valry, l'esprit n'achve rien par lui-mme (x).

    Interrogeons-nous, d'ailleurs, un instant sur l'uvre littraire, et plus particulirement sur l'uvre potique (2), qui a fait l'objet d'innombrables tudes magistrales et mdiocres. Les dfinitions ne manquent pas : les unes sont tout idales, les autres plutt ralistes ; elles changent, en gnral, avec la potique des coles ou des gnrations qui se succdent. Par principe, nous nous mfions d'un absolutisme trop platonique et nous essayerons prudemment de nous en tenir un relativisme modr. Aussi la dfinition de S. Dresden, p. ex., l'uvre est une sorte d'absolu la fois indpendant et incomparable (3) nous prfrons celle de R. L. Wagner : l'uvre est ... la solution d'un problme de technique ... la rencontre d'une certaine ide sensible avec une matire aussi peu faite que possible pour l'exprimer et l'harmonisation de leurs exigences (4) ; ou mme celle, moins explicite, de R. Wellek et A. Warren : the work of art is ... a whole system of signs, or structure of signs serving a specific aesthetic purpose (5), bien que nous eussions prfr artistique, ou mieux encore, crateur esthtique, qui concerne, d'aprs la Vocabulaire technique et critique de la philosophie (6), le Beau. Actuellement les potes ne cherchent plus produire la plus exquise et la plus parfaite beaut, l'instar de Mallarm. En Espagne, par exemple, elle a conditionn la posie de Rubn Dario et de toute son cole moderniste ; elle tait encore le souci majeur de la jeune gnration qui faisait triompher Gongora en 1927, mais elle s'est efface progressivement partir de 1928 et, en 1936,1a guerre s'tait substitue elle. Depuis lors, elle ne s'est pas encore remise de ses blessures. Pour C. Bousono, qui est, la fois, un pote et un critique reprsentatifs del dernire gnration es -

    (1) tudes sur Mallarm, in Varits, II, Paris, 1930, p. 190. (2) II convient de ne pas oublier ce que dit J. Marouzeau, in Prcis de stylistique fran

    aise, Paris, 1941, p. 154 : A mesure que le souci littraire intervient, les procds se multiplient, et la densit du style ... s'accrot pour atteindre son maximum dans la forme potique, dont le principe est d'enfermer le plus possible d'expressivit dans le minimum d'expression .

    (3) Stylistique et science de la littrature, in Neophilologus, 1952, p. 200. (4) Linguistique, in Mercure de France, 1952, p. 737. (5) Theory of Literature, Londres, 1961, p. 141, (6) de A. Lalande, Paris, 1947, p. 290,

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    pagnole, l'acte lyrique est devenu la trasmisin puramente verbal de una compleja realidad animica ... previamente conocida por el espiritu como formando un todo, una sintesis a la que se anade, secundariamente, una cierta dosis de placer (1). Dsormais, l'uvre d'art est beaucoup plus qu'un objet de beaut, une structure (2) cratrice verbale. La critique n'a plus apprcier la beaut qui ne se laisse jamais prouver et qui est sujette aux variations de la mode et du got. D'aprs Th. Spoerri, elle doit tudier l'uvre en tant que structure structurante, qui dcrystallise les structures figes et construit ... des structures nouvelles dans ceux qui participent son mouvement constructeur (3). Bien que nous ne partagions pas toutes les vues idalistes de Spoerri, qui concordent, pour une grande part, avec les principes de P. Valry, il nous faut reconnatre que le matre suisse a dgag des lments d'une critique positive valable et trs prcise.

    Il n'empche que nous doutons fort qu'une critique objective puisse arriver la connaissance de l'uvre par une sorte de co-naissance, pour employer ce terme claudlien, par une participation active l'acte crateur, par une vritable re-cration (4). Cela n'quivaudrait-il pas reconstituer par un effort d'imagination le drame intrieur sublime que cherche Valry et qui, d'aprs lui, est essentiel (5) ? Certes, Valry y est parvenu en tudiant l'uvre de Mallarm. Mais un critique de moindre envergure, qui ne serait pas auteur aurait-il su viter de se substituer l'crivain et de se perdre dans la mythification ? Il y a l en tout cas un cueil que le critique modeste devrait viter. Mme s'il doit participer l'uvre d'art, comme le prconise Spoerri, il ne peut oublier que l'uvre, qui est toujours en voie de cration , pour l'auteur, constitue pour lui ce que Valry lui- mme appelle un systme clos de toutes parts, auquel rien ne peut tre modifi (6). Il importe que le critique soit plus qu'un participant, un observateur perspicace de cet ensemble (7) et qu'il soit en mesure de mettre en vidence sa structure essentielle.

    (1) Teorla de la expresin potica, Madrid, 1952, p. 22. (2) Structure est pris ici en un sens spcial et nouveau , attest par A. Lalande,

    op. cit., sous Structure, : pour dsigner, par opposition une simple combinaison d'lments, un tout form de phnomnes solidaires, tels que chacun dpend des autres et ne peut tre ce qu'il est que dans et par sa relation avec eux.

    (3) Th. Spoerri, lments d'une critique constructive, in Trivium, 1950, p. 165. (4) Ce point de vue est partag par de nombreux critiques, e.a. par G. Michaud,

    L'oeuvre et ses techniques, Paris, 1957, qui parle mme de participation existentielle (p. 15).

    (5) M. Bmol, La mthode critique de Paul Valry, Paris, 1950, p. 26. (6) C. Du Bos, Journal 1921-23, Paris, 1926, p. 222. (7) Spoerri n'admet pas la critique du spectateur. Il est vrai que celui-ci est trop

    souvent un partisan de ce que Pguy appelait la mthode de la grande ceinture, qui vite avec soin le centre.

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    Nous savons bien que certains critiques, hritiers de Croce, refusent de distinguer l'essentiel de l'accidentel, en arguant que tout est essentiel dans une uvre d'art (x). Mais alors un quelconque travail d'analyse devient impossible. L'uvre d'art, comme toute ralisation humaine, et elle n'est rien de plus, comporte des aspects vitaux qu'il faut toujours retenir et des aspects secondaires.

    Essentiellement, si nous en revenons Spoerri, l'uvre littraire est une structure structurant un monde (2) imaginaire, un monde mythique, si l'on veut, issu d'une pense penetrable, analysable mme, qui comporte toujours ce que Pedro Salinas, pote et aussi critique de premier ordre, a appel le thme vital : un thme gnrateur jailli des sources les plus intimes de l'tre, qui donne vie a lo mas profundamente humano de las fuerzas que concurren a la creacin (3). Ce thme originel cherche ncessairement appui sur des motifs divers, des formes et des connexions de formes particulires qu'il importe d'tudier en rapport avec la force imaginante propre l'auteur. Dans ce domaine, G. Bachelard a nettement distingu l'imagination formelle et l'imagination matrielle, qui se dveloppent sur des plans et selon des modes trs diffrents (*). Dans la littrature espagnole, Gongora offre un bel exemple d'imagination formelle ; celle-ci s'panouit dans la mtamorphose audacieuse, toujours varie, mouvante et superficielle des mille et une apparitions sensibles dont son enthousiasme vital se saisit ; chez lui, le thme gnrateur se fait sentir travers une microvision toute en mtamorphose du rel apparent. Chez un Salinas, par contre, l'imagination est matrielle ; elle produit ce que Bachelard appelle des germes o la forme est enfonce dans une substance, o la forme est interne (5). C'est que Salinas creuse l'tre aim, voire l'lment matriel qu'est la mer, jusqu' trouver leur absolu. Dans son uvre, le thme vital, cette brlante passion d'absolu, s'extriorise dans une macrovision transcendante, domine par une imagination lucide qui s'inscrit dans le temps et dans l'espace vcus.

    Vision du monde, ne d'une aspiration profonde et irrsistible, modele par une imagination formelle ou matrielle, l'uvre littraire n'est vraiment structure que dans la mesure ou un systme verbal cohrent concide savamment et le plus harmonieusement possible avec la substance et la forme de la vision thmatique. Aussi le critique qui a t confront avec le texte, qui a rflchi non au del mais au dedans du texte, qui a habit en quelque sorte la pense potique, se doit-il d'observer

    (1) Cf. S. Dresden, op. cit., p. 202. (2) Th. Spoerri prend le mot monde au sens que lui a donn M. Heidegger:

    un ordre total des choses qui correspond la proccupation principale d'un homme ou d'une collectivit. Le monde est une projection. (Op. cit., p. 167).

    (3) La poesia de Rubn Dario, Buenos Aires, 1948, p. 49. (4) Voyez, notamment, L'eau et les rves, Paris, 1947. p. 1. (5) Ibid.

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    toutes les donnes concrtes de l'criture. Le moment crucial de son enqute se situe au moment o il envisage les rapports organiques entre ce que l'on appelle traditionnellement le fond et la forme, ou, si l'on veut, entre le mode de vision et d'expression, dans le cadre de leur structure unitaire. Ces rapports sont, certes, des plus variables. Alors que Salinas tend vers une harmonisation totale entre les deux donnes, et qu'un pote engag met l'expression tout fait au service des ides qu'il entend propager, Gongora, pote baroque, se complat, tout au contraire, dployer un riche ventail de ressources expressives qui font disparatre les lments de la ralit dans une superbe mtamorphose verbale. Il est donc urgent, ds le dbut, de se rendre compte des exigences de l'imagination cratrice et de la place que l'uvre occupe entre la fidlit (banale) au rel et la ngation (originale) du rel. On ne peut l'oublier quand on s'engage dans le dbat thorique sur le fond et la forme, qui est vieux comme Aristote et qui, dans notre sicle, a donn naissance aux points de vue extrmes de Croce et de Valry (*). Tout en dfendant des thses contraires, ces deux matres penser en arrivent nier l'opposition fond-forme, l'un au profit du contenu, l'autre au profit de l'expression. Valry ira jusqu' dire que le fait de distinguer dans les vers le fond et la forme est un symptme de non-comprhension ou d'insensibilit en matire potique (2). Sans doute Valry songeait-il, en particulier, aux explicateurs de texte . Car lui-mme, proccup comme il l'est par les relations fascinantes entre le son et le sens (3), ne manque pas de distinguer ce qui fait le fond et la forme. Pour autant qu'une uvre possde fond et forme, la distinction s'impose d'elle-mme, mais elle ne saurait tre que provisoire : elle permet, en dfinitive, au critique de montrer le caractre original du lien qui unit les lments constitutifs de l'uvre et qui fait sa structure cohrente. Concluons avec Wellek et Warren : It now seems clear that ... form and content ... must be kept apart, provisionally and in precarious suspense, till the final unity : only thus are possible the whole translation and rationalization which constitute the process of criticism (4).

    Nous postulons donc, avec beaucoup d'autres (5), qu'il n'y a pas de divorce possible entre la vision et l'expression d'un grand auteur. S'il est vrai pour un linguiste, comme S. Ullmann, que tout systme linguistique renferme

    (1) Cf. R. Wellek, Concepts of Form and Structure in 20th Century Criticism, in Neophilologus, XLII, (1958), p. 2-11.

    (2) Varit, III, Paris, 1936, p. 54. (3) Le pome, hsitation prolonge entre le son et le sens , a-t-il dit, in Tel quel II,

    Rhumbs, Pliade II, p. 637. (4) Theory of Literature, p. 188. (5) Les critiques dits on ne sait trop pourquoi nafs, comme G. Poulet et J.

    P. Richard, croient mme l'adquation totale de l'objet au langage qui le nomme. Cf. P. De Man, Impasse de la critique formaliste, in Critique, 1956, pp. 483-500.

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    une analyse du monde extrieur qui lui est propre ... [et que] dpositaire de l'exprience accumule des gnrations passes, il fournit la gnration future une faon de voir, une interprtation de l'univers, il lui lgue un prisme travers lesquel elle devra voir le monde non linguistique (1), ce sera, a fortiori, le cas pour un pote, voyant gnial.

    Des deux tches qui devront tre accomplies par le critique, l'tude du systme expressif est dcisive (2) . Si la pense constitue une matire abstraite et fuyante, le langage auquel il est demand de la saisir, de la porter et de la transporter pour reprendre les termes chers G. Guillaume (3) peut faire l'objet d'une analyse qualitative et mme quantitative des plus objectives. En aucun cas le critique ne pourra se soustraire une confrontation avec ce que Valry appelait le Saint Langage (4).

    Le plus souvent, on le sait bien, le langage potique diffre non par la forme, mais seulement par la valeur du langage commun. Cela afflige bien des potes, qui ont insist sur leur destin amer et paradoxal : ils doivent, en effet, pratiquer un instrument de l'usage courant des fins exceptionnelles et non pratiques ; ils doivent emprunter des moyens d'origine statistique et anonyme pour accomplir [leur] dessein d'exalter et d'exprimer [leur] personne en ce qu'elle a de plus pur et de plus singulier (5) .

    La posie implique ncessairement la dcision d'adapter le langage brut une fin particulire, de le pourvoir d'une dimension nouvelle, tout additionnelle, bien que le pote ne puisse pas se permettre n'importe quel cart. Dans le domaine de la phonologie et de la morphologie, il ne pourra innover que peu, dans le domaine de la syntaxe et' du vocabulaire, il pourra innover dans la mesure o ses apports sont acceptables pour la langue. Tout agent d'carts (6) qu'il soit pour certains, le pote doit avoir une ide prcise des lois majoritaires du langage (7), exactement comme le critique. Peu

    (1) Prcis de smantique franaise, Berne, 1952. (2) II n'est, certes, pas indispensable de suivre l'ordre propos ici ; il y a des critiques

    qui font prcder l'analyse thmatique par l'analyse verbale, tel C. Bousofio, in La poesia de V. Aleixandre, Madrid, 1950, et dans certains cas cela est indispensable. Le plus souvent, toutefois, l'uvre est, comme le langage dont elle est faite, la liaison d'une construction opre en pense ... et de l'invention (de la trouvaille), parmi ce qui se prsente de moins disconvenant, d'un signe auquel il est demand d'assumer la saisie, le port et le transport de ce que la pense a pralablement difi au dedans d'elle-mme (G. Guillaume, Psychosystmatique et psychosmiologie du langage, in Le Franais Moderne, 1953, p. 127). Il y a l un certain ordre que nous aimons respecter.

    (3) Voyez la note prcdente. (4) J'ai gar la rfrence exacte. (5) P. Valry, Propos sur la posie, Paris, 1930, pp. 24-5. (6) P. Valry et A. Meillet, Les droits du pote sur le langage, in Revue de Philologie

    franaise, 1928, p. 61. (7) Ibid.

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    importe, en dfinitive, que le pote respecte les lois du langage ou qu'il les enfreigne, il cherchera, chaque fois que c'est ncessaire, donner la signification effective et constitutive de l'expression potique une valeur de puissance essentiellement variationnelle qu'il ne nous faut pas deviner, mais que l'on peut connatre raisonnablement travers la structure d'ensemble de l'uvre. Les vrais potes savent choisir, par travail ou par bonheur, dans le trsor informe de la langue les lments qui signifient et qui valorisent leur thme vital. Au critique des les reconnatre et de les tudier en leur fonction particulire et surtout en rapport les uns avec les autres. Quel mot pourrions-nous rserver ce langage particulier, qui s'carte de la langue commune, qui repose sur un choix tourment, qui se caractrise par une valeur singulire, qui est affaire de technique et de vision, sinon le mot style ? Nous avons renonc collectionner les dfinitions de ce mot que l'on a compar, non sans raison, un polydre (x) . Si nous nous en tenons l'acception officielle du terme, donne par J. Marouzeau, le style est la qualit de l'nonc, rsultant du choix que fait des lments constitutifs d'une langue donne celui qui l'emploie dans une circonstance dtermine (2) . Mais il nous semble que cette dfinition est bien large : elle s'applique autant la parole d'une mnagre qu'au style de Saint John Perse ; or il y a l deux choses trs diffrentes, pour lesquelles il existe, on le voit, des termes diffrents (3) . tant donn le caractre littraire de notre enqute, nous pouvons rserver le terme style au seul style de l'crivain (et viter ainsi un problme de terminologie qu'il appartient aux matres de rsoudre).

    A partir d'ici, nous ne saurions plus viter la grande question : comment tudier le style ? Comment ne pas se perdre dans la fort touffue de la stylistique (4) ? Si la stylistique signifie communment aujourd'hui P tude scientifique des procds constitutifs du style (5), on n'en est pas pour autant d'accord ni sur les tches ni sur les mthodes de la stylistique ni mme sur la place qu'elle occupe dans le cadre des disciplines philologiques. Peut- on distinguer, comme se l'est demand P. Imbs, une analyse linguistique, une analyse philologique et une analyse stylistique ? Pour les deux premires analyses, l'on est gnralement d'accord. Le linguiste peut s'intresser soit la langue, soit la parole, mais le linguiste de la parole ne procde pas comme le philologue qui s'intresse, lui aussi, mais exclusivement la paro-

    (1) S. Ullmann, Psychologie et stylistique, in Journal de Psychologie, 1953, p. 133. Ailleurs, in Style in the French Novel, Londres, 1957, pp. 1-5, l'auteur a rassembl des dfinitions trs diffrentes les unes des autres.

    (2) J. Marouzeau, Lexique de la terminologie linguistique, Paris, 1933, sous style. (3) Voyez le Lexique. (4) P. Imbs, Analyse linguistique, analyse philologique, analyse stylistique, in Centre de Philo

    logie romane et de Langue et de Littrature franaises contemporaines, Strasbourg, 1957, p. 61 et ss.

    (5) J. Marouzeau, Lexique, sous stylistique.

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    le (x). Le premier a pour programme l'analyse linguistique de la phrase, ou plus exactement des options grammaticales, smantiques et stylistiques au sens o Ch. Bally prenait le mot : expressives dont elle rsulte. S'il vise une exacte apprciation de la signification, de la valeur et de la porte de chaque lment et ... de toute la phrase (2), c'est pour aboutir la typologie de la phrase dans une langue donne, une poque donne. La linguistique de la parole se situe donc dans le prolongement de la linguistique de la langue, et cela contrairement la philologie. Le philologue n'entend pas connatre une forme vide. Par l'analyse d'une phrase concrte, il cherche obtenir l'image fidle d'une pense concrte . Il nous semble que la critique littraire en tant qu'tude d'une structure cratrice en tant qu'analyse de la forme verbale en fonction de la pense gnratrice se situe dans le cadre de la philologie, qu'il ne faut plus encombrer de recherches qui se sont avres inoprantes (8) . Pourquoi une bonne tude philologique comporterait-elle, comme le prconise Imbs, un rsum de l'uvre (*) ou s'attacherait-elle tout ce qui n'a jamais pu clairer l'uvre, savoir, la bibliographie, le contexte historique et gographique, le public (5) ? Elle doit avant tout s'occuper du style, qui n'est que la parole littraire, objet d'tude du philologue. A cela Imbs semble rpliquer que la stylistique s'en occupe. Et ici, il importe de rectifier, croyons-nous, son point de vue. Car il n'y a pas de bonne tude philologique sans une tude stylistique ; sparer les deux analyses philologique et stylistique serait appauvrir la philologie et donner la stylistique une indpendance illusoire. Celle-ci fait partie soit d'une analyse de type littraire soit d'une analyse de type linguistique. Le tout est de s'entendre sur le sens prcis du terme.

    C'est tort, croyons-nous, que P. Imbs distingue, ct des procds de style, des styles au niveau de la parole et au niveau de la langue (6). Nous voudrions distinguer, au dpart, non deux mais trois niveaux : celui de la langue, celui de la parole et celui du style. Alors que le linguiste, comme Bally, par exemple, tudie les faits et les moyens d'expression sur le plan de la parole dans un contexte donn et de la langue en rapport avec les catgories formelles de la langue (7) le philologue tudie les procds

    (1) A la parole littraire, s'entend, donc au style. Cf. J. A. Verschoor, Parole, langue et les deux stylistiques. Questions de terminologie, in Neophilologus, XXXIX (1555), p. 184 et es.

    (2) P. Imbs, op. cit., p. 67. (3) Cf. S. Etienne, Dfense de la philologie, Bruxelles, 1947. (4) P. Imbs, op. cit., p. 71 : prsenter ce rsum, c'est dans le langage de la philo

    logie procder l'analyse. (5) Ibid. N'est ce pas l expliquer la fleur par l'engrais, comme dit G. Bachelard,

    in La potique de V espace, Paris, 1957, p. 12 ? (6) Ibid., pp. 76-77. (7) D'aprs Ch. Bally, Trait de stylistique franaise, I, p. 252, toutes les fois qu'un

    groupe de faits quelconques sont relis par un trait commun de leur forme extrieure

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    de style proprement dits, qui tous ensemble font le style. Le linguiste et le philologue stylisticiens peuvent donc faire ensemble un bout de chemin en tudiant les proprits phonologiques, lexicales ou grammaticales des faits expressifs ou des procds de style. Mais l'essentiel, pour l'un et pour l'autre, ne commence qu'aprs ce nettoyage prparatoire du terrain, aprs ce travail prliminaire de comprhension ou, si l'on veut, d'identification, et alors leurs voies se sparent.

    Bien que P. Imbs admette que le style (conu par lui au niveau de la parole et de la langue) comporte une sorte de plus-value, il ne nous dit pas clairement en quoi elle consiste. En ce qui concerne l'uvre d'art, on ne saurait plus admettre que la catgorie suprme y est l'effet de la beaut formelle (1). Quant au style non littraire pour autant qu'il se conoive sa plus-value rsiderait dans des catgories stylistiques qui restent dfinir ...

    Au niveau plus modeste des procds , P. Imbs estime que l'analyse stylistique doit parcourir les tapes par lesquelles le procd de style acquiert le relief qui lui permet de produire l'effet vis en d'autres mots, elle s'informe de la norme en cherchant l'expression de base la plus neutre , elle reconstitue le mcanisme par lequel le fait de style s'est dtach de la norme et a t pourvu du relief voulu et elle dfinit ainsi l'effet ou l'cart observ. Car entre le procd de style et la norme il y a ncessairement un minimum d'cart. Il ne nous appartient pas de montrer si une telle dmarche est valable pour les moyens d'expression (non littraires) : nous avons toutes les raisons de croire qu'elle l'est. Nous doutons, toutefois, que les tapes terminales de l'analyse stylistique littraire soient la norme et l'cart. Il existe, certes, et notamment chez Gongora, des carts caractriss des nolo- gismes sonores, des hyperbates acrobatiques, des figures de toutes sortes. Bien que tous ces carts ne soient pas ncessairement des procds de style (2), il faudrait trouver pour tous une norme. Mais qu'est-ce la norme (3) ? Serait-elle ce que nous aurions dit la place de Gongora ou ce que Gongora aurait dit s'il avait parl comme tout le monde ? Une telle norme est toute ngative et ne peut que nous distraire de l'uvre. Chez Salinas, par contre, il n'y a apparemment pas d'

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    valeurs diffrentes ? Pourquoi lo -f adjectif est-il chez Guilln un lment constitutif du style ?

    Ces questions sont souvent laisses sans rponse et la norme ne nous aide gure les rsoudre. S'il est vrai qu'un procd de style valable, c.--d. fonctionnel, repose sur un choix irrversible, l'analyse doit tudier sa valeur toute spcifique dans la perspective du contexte immdiat, certes, mais aussi de toute la structure verbale et thmatique de l'uvre, qui n'est rgie par aucune norme. La stylistique ainsi conue est littraire et elle se situe dans la dpendance de la philologie.

    Cela n'empche qu' ct de la stylistique littraire ou philologique, qui tudie le fait de style en tant que moyen d'expression principalement littraire (1), P. Imbs et beaucoup d'autres distinguent une stylistique linguistique tudiant le fait de style, en tant que fait linguistique, situ tour tour au niveau de la langue et celui de la parole (2).

    Les deux stylistiques ne sauraient tre confondues, pas plus que la philologie et la linguistique ne sauraient l'tre, ces disciplines voisines et complmentaires mais distinctes dont elles relvent. L'on comprendra, ds lors, qu'il est prilleux de parler de stylistique sans plus (3). Il en est, d'ailleurs, rsult une confusion qui et pu tre vite a plusieurs conditions et, nota- ment, si un linguiste n'avait pas t le premier explorer le champ stylistique, ou si, du moins, il n'avait pas dsign du nom de stylistique le nouveau systme de valeurs qu'il oppose au vieil ensemble des formes.

    Pour Ch. Bally, le fondateur de la stylistique moderne, la stylistique (linguistique) consiste rechercher quels sont les types expressifs qui, dans une priode donne dans le langage commun parl servent rendre les mouvements de la pense et du sentiment des sujets parlants, et tudier les effets produits spontanment chez les sujets entendants par l'emploi de ces types (4). Ainsi il exclut radicalement l'tude de l'expression littraire ce qu'il appelle d'ailleurs le style rgie par des valeurs esthtiques tout individuelles. Pour lui le langage est avant tout une institution sociale qui suppose qu'on sacrifie toujours quelque chose de sa propre pense celle de tout le monde ; le style est une drivation de la langue commune dont il ne diffre que par degr. L'effort d'expression ne peut tre diffrent dans

    (1) P. Imbs, op. cit., p. 78. (2) Ibid. (3) II nous semble que l'on ne parle pas lgitimement du style d'une langue (cf.

    P. Imbs, op. cit., p. 77) ni de la langue d'un auteur. G. Antoine, La stylistique franaise, Sa dfinition, ses buts, ses mthodes, in Revue de l'Enseignement Suprieur, 1949, I, p. 60, crit juste titre que c'est vraiment jouer avec trop de difficult. Disons plus clairement avec lui les caractres d'une langue ou les types d'expression d'un groupe et le style d'un crivain.

    (4) Cf. Ch. Bally, Le langage et la vie, Genve-Lille, 1952, p. 59.

  • 890 E. DEHENNIN

    sa source qu'il s'agisse de la vie ou de l'art (x) estime Bally ; c'est donc l'effort d'expression naturel qu'il faut tudier en premier lieu, et cela implique qu'on s'en tienne au langage spontan, naturel, parl, manation de la vie relle (2), et, par consquent, une stylistique linguistique. Il n'empche, nanmoins, que Bally situe sa stylistique interne (3) entre la grammaire (qui est la logique applique au langage) et l'tude de l'expression littraire. Il admet mme qu'elle s'efforce de mettre nu les germes du style et qu'elle est oriente vers les choses de littrature (4). Et ce qui est plus, il conoit une stylistique littraire qui s'en occuperait et qu'il a dfendue contre Crce (5). On comprend mal, ds lors, pourquoi stylistique et style seraient deux mots qui s'appellent et qui s'opposent (6). Il existe aujourd'hui, et n'en dplaise aux linguistes, une stylistique qui tudie raisonnablement le style. Il est vrai qu'elle n'y est pas parvenue sans provoquer des discussions et des heurts parfois violents.

    Aprs Bally, c'est surtout J. Marouzeau qui a insist, en tant que thoricien, sur la possibilit d'une tude scientifique des procds et des effets par lesquels se dfinit le style. On se souviendra que pour Marouzeau le style et la stylistique ne relvent pas exclusivement de la littrature (7). Quand il s'interroge sur le mot qui pourrait dfinir la qualit propre du style, il songe expressivit ou affectivit, tout comme Bally, et non a valeur cratrice (8). Il ira jusqu' dire que P tude du style ne peut tre entreprise utilement en fonction des uvres (9). Il prfrerait qu'elle s'en tienne des monographies de procds qui auraient pour base et pour guide la langue elle- mme, dont l'tude se rpartit traditionnellement selon les diffrentes disciplines grammaticales c.-.-d. qu'elle passerait en revue les lments constitutifs de la langue ... pour observer non plus l'usage qu'on en fait en vue d'exprimer un sens ... mais le parti qu'on peut en tirer pour confrer la langue une qualit (10). Marouzeau admet cependant que la stylistique

    (1) Ibid., p. 29. (2) Ibid., p. 74. (3) Ibid., p. 53 et ss. La stylistique interne s'oppose la stylistique externe de l'cole

    allemande (des Ries et Strohmeyer),qui tudie le style d'une langue , c.-.-d. les caractres de cette langue qui refltent les caractres psychiques de la collectivit parlant cet idiome.

    (4) Ibid., p. 60 et 61. (5) Ibid., Bally a, d'ailleurs, trouv des arguments valables qui rfutent les thses de

    Croce. (6) Ibid., p. 62. (7) Voyez supra, p. 886. (8) Cf. Prcis de stylistique franaise, Paris, 1941, p. 7 : qui dit qualit dit jugement,

    dit esprit qui juge, individu, personnalit, pas ncessairement valeur. (9) Comment aborder l'tude du style, in Le Franais Moderne, XI (1943), p. 6.

    (10) Ibid., p. 3.

  • LA STYLISTIQUE LITTERAIRE EN MARCHE 891

    est ainsi transpose sur un plan qui n'est pas le sien et que sa mthode propre consisterait observer chez l'auteur de l'nonc les mobiles qui inspirent son choix et chez le destinataire les impressions qui dterminent le jugement .

    Nous voyons mal, toutefois, pourquoi l'tude du style devrait s'occuper des impressions que se fait le lecteur. Le jugement de valeur ne peut pas reposer sur des impressions : il doit correspondre trs exactement ce que l'auteur a non pas voulu mais ralis. Il doit tre le rsultat d'une analyse concrte des choix stylistiques qui n'ont videmment pas de valeur dtermine en soi, mais qui tirent leur spcificit de la vision structurante de l'auteur, qu'ils actualisent fatalement. Il importe toujours, comme l'a trs bien dit A. G. Juilland, de transposer les jugements de valeur en jugements d'existence (}).

    Nous avons appris, d'autrepart, nous mfier de l'tude pralable des mobiles de l'auteur, du moins si celui-ci ne les a pas rvls clairement : elle revient faire ce que Marouzeau appelle, dans son Prcis, la psychologie de l'auteur de l'nonc (2). Si l'on entend par psychologie la science de l'me ou de l'esprit (3), la stylistique, appele d'ailleurs stylistique des attitudes de l'esprit humain par Bruneau (4), devra tudier toute la vie intrieure de l'auteur au risque de se perdre dans un abme de conjectures. Car elle devra se pencher sur des nigmes et des donnes contradictoires, sur tout un jaillissement de penses et de sentiments dont il est impossible de connatre avec certitude ni la gense ni la dduction intime. En somme, Marouzeau veut bien concevoir une stylistique qui tudie les moyens d'expression et mme les procds de style mais non une stylistique littraire qui s'attache au style lequel, rptons-le, est plus que la somme arithmtique des procds de style. Marouzeau est, en dfinitive, solidaire de Ch. Bruneau quand celui-ci affirme que la stylistique la pure est une des sciences dont l'ensemble constitue la linguistique (5).

    Bruneau est, en effet, obsd par une stylistique scientifique qui soit absolument objective la manire des sciences exactes. Il cite en exemple le travail de A. Lombard sur Les constructions nominales en franais moderne. Cette tude syntaxique et stylistique a pour but d'tudier la tendance du franais moderne favoriser dans bien des circonstances l'emploi des constructions nominales (6). Elle est base sur des dpouillements relativement

    (1) Cf. Language, 1954, p. 321. (2) Op. cit., p. 6. (3) A. Lalande, Vocabulaire ... de la philosophie, op. cit., p. 833. (4) La stylistique, in Romanic Review, V, 1951, p. 6. (5) Ibid., p. 1. Il situe, d'ailleurs, avec G. Mator, la stylistique entre la sociologie,

    la psychologie sociale, la psycho-physiologie et la linguistique statistique, la lexicologie. (6) L'tude, dont le sous-titre est tude syntaxique et stylistique, a t dite Upsalla,

    1930. Voyez l'Introduction. 57

  • 892 E. DEHENNIN

    complets (x) et elle vite dessein tout jugement sur la valeur esthtique de tel ou tel fait de langue. Il s'agit donc d'tudier, pour une priode donne, un fait de syntaxe d'aprs les milieux stylistiques essentiels d'une langue que sont la langue parle et la langue crite (la prose) . Du fait, toutefois, que les textes littraires servent toujours de guide parmi les autres crits, ils sont envisags ici, mais seulement en tant que parole expressive. L'cart stylistique que Lombard est amen tudier se dfinit par rapport la norme linguistique et nullement en rapport avec l'cart que constitue en soi la vision cratrice de l'auteur.

    Il n'est, pourtant, pas sans intrt de rappeler ici que pour Flaubert le style est lui seul une manire absolue de voir les choses (2). Bruneau ne l'ignore certes pas. A ct de la stylistique dite pure, il distingue une stylistique applique la langue littraire . Sous cette rubrique, Bruneau classe les travaux qui s'inspirent de la mthode dfinie plus haut par Marou- zeau (3) : ce sont des travaux d'approche , bass sur des relevs complets de faits de style classs de sorte qu'ils parlent d'eux-mmes. Bruneau propose, e.a., d' aligner sur deux colonnes des sries d'images choisies parmi les plus caractristiques des deux auteurs , de Hugo et de Lamartine, par exemple. Ces images auraient de prfrence un caractre commun soit qu'elles portent sur les mmes objets ou qu'elles expriment des sentiments analogues. Le contraste des deux potentiels Imaginatifs serait sensible (4). On se demande, toutefois, comment on choisit objectivement les images les plus ca

    ractristiques. Ce ne sont pas ncessairement ce que Devoto appelle des cas cliniques , que les linguistes affectionnent parce qu'ils s'imposent d'eux- mmes. Comment reconnatre la valeur singulire de ascendiendo, par exemple, dans La Voz a ti debida de Salinas, si on ne connat pas dj le potentiel thmatique de l'uvre, parfaitement observable ? Comment, de mme, savoir que pur, chez Valry, n'a ni l'acception ni la valeur qu'il a chez son matre Mallarm ? Comment, en assemblant et en ordonnant les matriaux, les tudier en dehors du contexte global o se justifie leur raison d'tre ? Il ne faut d'ailleurs pas oublier ce que disait Valry : Nous avons beau compter les pas de la desse, en noter la frquence et la longueur moyenne, nous n'en tirons pas le secret de sa grce instantane (5), ni, ds lors, la spci-

    (1) L'auteur reconnat, ibid., qu'un recensement complet comme celui-ci devra toujours demeurer incomplet. Par ailleurs, des 8.200 exemples relevs, il n'en cite que 1 .600. Il a donc fait, lui aussi, un choix qui ne peut tre que subjectif.

    (2) Cf. S. Ullmann, Style in French Novel, op. cit., p. 2. (3) Cf. M. Cressot, La phrase et le vocabulaire de J. K. Huysmans, Contribution l'histoire

    de la langue franaise pendant le dernier quart du XIXe sicle, Paris, 1938. (4) Ch. Bruneau, La stylistique, op. cit., p. 10. (5) Varit, III, p. 42. Prcisons, afin d'viter tout malentendu, qu'il ne nous appart

    ient pas d'expliquer l'effet d'une ralisation artistique ; l'tude de la ralisation elle- mme suffit amplement.

  • LA STYLISTIQUE LITTRAIRE EN MARCHE 893

    fi cit de sa dmarche particulire. La stylistique applique la littrature a beau numrer les procds de style, elle n'explique pas le style. Elle ignore la thorie des valeurs.

    Nous ne contestons cependant pas que l'on puisse parfois s'enqurir utilement de la frquence relative ou absolue des faits de style, mais condition de s'informer au paravant du sens et de la porte de l'uvre et de s'en rfrer non la norme commune d'emploi o l'cart ne saurait faire de doute mais aux autres faits de style, qui peuvent se rpter souvent, tre rares ou mme faire dfaut. Les procds de style tant lexicaux, grammaticaux que rhtoriques sont solidaires les uns des autres et du style tout entier qui saisit, porte et transporte la vision cratrice de l'auteur.

    Il est indispensable d'expliquer la singularit du style ce que l'on appelle parfois la griffe de l'auteur et cette explication, qui n'est rgie par aucune mthode dfinitive, ne saurait suffire une simple description grammaticale (x). Si, dans ces conditions, elle ne peut satisfaire le linguiste, c'est qu'il faut rpondre non la grande question pose par Devoto : non, il n'y a pas de linguistique qui soit en relation avec le style (2). Quant elle s'occupe du style, elle devient de la philologie.

    La stylistique applique la littrature que conoit Bruneau ne se distingue pas fondamentalement de la stylistique dite pure ; l'une et l'autre relvent d'une linguistique stylistique qui cherche chez les crivains les moyens expressifs dont elle a besoin pour mener bien l'tude du franais littraire, pour tablir une sorte de grammaire littraire du franais tout court. D'aprs Devoto, le linguiste ne fait que rassembler les matriaux destins la collectivit de la langue (3). Son but c'est la traduction de la parole mme littraire (4). Aussi les auteurs qui font pour lui l'objet d'une tude stylistique sont-ils comme les htes illustres d'un sanatorium, o ils sont enregistrs avec des numros, o ils sont soigns dans la ralit de leur corps (5), et non de leur pense.

    Pourtant, Bruneau est loin de nier l'existence du style qui a tant passionn les Spitzer, Alonso et Hatzfeld. Il distingue non sans quelque mpris une neostylistique, une stylistique littraire, appele parfois criticisme sty-

    (1) Pour M. Cressot, op. cit., pp. xv-xvi, la stylistique est une partie de la grammaire descriptive.

    (2) G. Devoto, Introduction la stylistique, in Mlanges de Philologie, de Littrature et d'Histoire anciennes offerts J. Marouzeau, Paris, 1948, pp. 127-139. Voyez, en particulier, p. 128 : II se pose alors un problme capital : s'il y a une stylistique qui doit tenir compte des intentions de l'auteur, c.-.-d. qui est en relation avec les problmes de la parole, se trouve-t-elle de ce fait dans une relation nouvelle avec l'activit du lecteur ou du critique, ou bien ... cesse-t-elle d'tre de la linguistique pour devenir de l'esthtique?

    (3) Ibid., p. 133. (4) Ibid., p. 139. (5) Ibid., p. 133.

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    listique, qui serait dpourvue de tout caractre scientifique et qui a fait la gloire conteste de Spitzer.

    Quelles que soient les controverses suscites par la mthode de Spitzer, on est d'accord pour reconnatre qu'elle a donn des rsultats valables. Nous ne l'examinerons pas en dtail : elle est trop connue et elle a fait l'objet d'un examen complet et objectif de la part de J. Hytier (1). Rappelons simplement qu'elle est conue en forme de cercle (non vicieux) ce qui signifie, d'aprs Spitzer, lui-mme, qu'il faut partir d'un dtail bien observ, ensuite en induire une vue d'ensemble hypothtique (d'ordre psychologique) qui ensuite devra tre contrle par d'autres observations de dtail (2). Ainsi, il tudie le rythme saccad , bgayant , dans un passage caractristique de Diderot, qu'il reconduit un rythme intrieur (d'ordre erotique) dans l'me de cet crivain tape inductive de l'investigation , pour ensuite vrifier [1'] hypothse l'aide de beaucoup d'autres passages tape deductive (8). La mthode critique de Spitzer est donc base sur la conviction absolue que l'uvre d'art constitue une parfaite cohsion interne et que la cration verbale reflte intimement la cration mentale (*). Elle a abouti une critique immanente aux uvres, aux grandes uvres, une critique de sympathie, qui, tout en visant l'essentiel, tient compte de toutes les donnes : de l'me cratrice, du style en gnral et des procds en particulier, des circonstances accidentelles historiques, culturelles et autres.

    Quel que soit le mrite de Spitzer, l'on ne saurait nier qu'il a parfois pch par idalisme, si l'on peut dire. Il croit presque religieusement that the mind of an author is a kind of solar system into whose orbit all categories of things are attracted : language, motivation, plot are only satellites of this mythological entity ... mens (5). Il lui faut donc toujours essayer de dcouvrir the life-giving center, the sun of the solar system (6), appel aussi tymon psychologique ou racine de l'me (7). C'est Ptymon qui explique la Weltanschauung de l'auteur, le fond mme de son inspiration. Pour arriver jusqu' lui, il faut se fier l'intuition qui sera garantie par un sentiment interne d'vidence et confirme par une analyse deductive. Malgr tout le systme de contrle mis en place par Spitzer, le danger initial persiste toutefois : si l'intuition d'origine est fausse, toute l'tude est gauchie, et cela est arriv Spitzer (8).

    (1) J. Hytier, La mthode de L. Spitzer, in Romanic Reviev, 1950, p. 42 et ss. (2) Cf. Le Franais Moderne, XX (1952), pp. 166-7. (3) Ibid. (4) Cf. Linguistics and Literary History, Essays in Stylistics, Princeton, 1948, pp. 15 et 18. (5) Ibid., p. 14. Dans le texte, on lit mens philippina ; il s'agit, en effet, d'une tude

    sur Ch. L. Philippe. (6) Ibid., p. 19. (7) Ibid., p. 14. (8) J. Hytier, op. cit., p. 54. Il s'est sans doute tromp sur le Baroque.

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    Quoi qu'il en soit, la distance entre le soleil et les satellites, entre la mens saliniana et le pronom dmonstratif ese, est grande et il faut le talent parfois acrobatique de Spitzer pour la franchir l'aise. Il nous semble qu'il serait pour le moins prudent de ne pas reculer si loin les limites d'une tude critique. Pourquoi aller au del de la Weltanschauung ? Si l'on veut s'interroger sur l'esprit ou l'me, sur toute la vie intrieure qui s'agite au del de la Weltanschauung et qui la dtermine, il faudrait aussi s'informer de la vie interne des cellules, des glandes, des hormones ou de la matire grise qui influence, son tour, la vie spirituelle. L'uvre de Spitzer ne prouve- t-elle pas que la critique doit avant tout rendre compte de la cohsion immanente de l'uvre, faite de Motiv et de Wort ? Les raisons psychiques et biologiques d'une russite littraire ne la concernent pas. Laissons cela aux psychanalystes ou aux mdecins et vitons des reproches superflus. La symphyse d'un compos qui invite la rflexion abstraite et d'un composant qui s'offre l'observation concrte doit nous suffire et nous aider ne surfaire ni l'un ni l'autre, les tudier corrolairement l'un en fonction de l'autre.

    Il ne saurait cependant faire de doute que l'enseignement de Spitzer a port ses fruits. Dans le monde hispanique, les principaux philologues forment front avec lui : H. Hatzfeld, A. Alonso, D. Alonso. Chacun d'eux a mis au point une mthode particulire, mais tous acceptent les grands principes critiques de Spitzer.

    La position de Amado Alonso est simple et nette. A ct d'une stylistique de la langue, il y a une stylistique de la parole qui tudie la parole non en tant que signification (intellectuelle ou affective) mais en tant que expression . De ce fait, la stylistique est l'tude du systme expressif d'une uvre, d'un auteur et d'une poque. Le systme expressif, il faut le considrer 1 comme produit cr, comme une structure interne , comme une vision du monde , c.--d. comme la materia de la vida reducida a una forma in- tencional creada (x), 2 comme activit cratrice verbale. Que l'on s'occupe de 1' ergon ou de 1' energia , il faut avoir dcouvert 1' almendra potica (2), sans dpasser, toutefois, ce qui a t objectivement ralis. Ainsi l'uvre littraire apparat comme une forme crite qui objective une forme pense et qui se situe non plus sur le plan du signe, mais de ce que Husserl appelle P expression : une expression est le signe de l'objet signifi et une indication (ou connotation) de tout ce qui est implicitement signifi par 1' expression (entendons toute la ralit intrieure dont elle relve) (3) . Nous apprcions beaucoup le raisonnement et les travaux de A. Alonso et nous n'avons aucune objection formuler contre eux. Nous regrettons seule-

    (1) La interpretacin estilstica de los textos liter arios, in Materia y forma en poesia, Madrid, 1955, p. 113.

    (2) Ibid., p. 108. (3) The stylistic interpretation of literary texts, in Modern Language Notes, LVII, (1942),

    p. 495 .

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    ment l'emploi quelque peu abusif du terme esthtique. Le plaisir esthtique aussi rel et important qu'il soit dpasse l'uvre objective qu'Alonso entend tudier.

    A ct de l'Amricain Amado Alonso, l'Espagnol, Dmaso Alonso, est all beaucoup plus loin dans la dfense, mais non dans l'illustration d'une stylistique littraire. C'est surtout lui qui a rendu Bruneau mfiant l'gard du criticisme stylistique (1), et cela bien qu'il soit l'auteur de plusieurs travaux de haute prcision philologique, voire linguistique. A vrai dire, ses dclarations n'ont rien de trs rassurant pour un linguiste : no existe una tcnica estilistica , dclare-t-il, el ataque estilistico es siempre un problema de los que los matemticos llaman de feliz idea . Es decir que la unica manera de entrar al recinto es un afortunado salto, una intuicin. Toda intuicin es querenciosa, es acto de amor, o que supone el amor . En plus, la tche de la stylistique ha de detenerse ante la cima (la ultima unicidad del objeto literario solo es cognoscible por salto ciego y oscuro) (2). Avant cette limite extreme, il y a, toutefois, l'objet potique ou mieux la forme potique, que l'on peut analyser par des procds qui ne sont pas seulement quasi-scientifiques ; son tude de la langue potique de Gongora , notamment, le prouve (3). Il faut croire que D. Alonso, dont les travaux se distinguent par une orthodoxie toute linguistique, se complat dans des prises de position non-conformistes.

    C'est ainsi qu'il rejette la formule gnralement accepte de F. de Saussu re, selon laquelle le signe = un signifiant (image acoustique) + un signifi (concept). Pour D. Alonso, le signifiant est le son physique + son image acoustique (psychique) et le concept transmet, beaucoup plus qu'un signifi aseptique et pauvre, de dlicats complexes fonctionnels (4). On observera cependant que G. Guillaume a signal que le signifiant n'est pas insignifiant puisqu'il correspond la symphyse du signifi de puissance et du signe (5) et que Husserl, pour sa part, a montr qu'en posie le signe est expresin avec tout ce que cela comporte pour les phnomnologues.

    (1) Poesia espanola, Madrid, 1952, pp. 11-12. (2) Ibid., p. 197, il crit mme : explicar cmo se establece el vinculo o puente entre

    ambos (le chaos prexistant et le pome achev), iluminar el momento portentoso en que lo amorfo se vitaliza en organismo, se es, para mi, el objeto de la investigacin estilistica .

    (3) La lengua potica de Gngora, Madrid, 1950. (4) Poesia espanola, op. cit., pp. 20-22. (5) On connat la querelle qui a surgi autour de l'arbitraire du signe. Il nous semble

    utile de rappeler ici le point de vue de G. Guillaume, qui fait cette distinction reste inaperue : celle du signifi de puissance attach en permanence dans la langue au signe (qui en devient un signifiant) et du signifie' d'effet dont le signe se charge momentanment, par l'emploi qui en est fait dans le discours. Voyez Le Franais moderne, 1953, op. cit., p. 127.

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    II n'empche que l'on peut regretter qu'un matre comme D. Alonso en arrive donner signifiant le sens de tout ce qui est expressif : aussi bien une syllabe heureusement accentue dans un vers que toute la Divine Comdie. Cela ne peut qu'accrotre l'arbitraire et la confusion dans lesquels se perd la terminologie de nos disciplines (1).

    En tant que stylisticien, D. Alonso insiste beaucoup sur la complexit (affective, imaginative et intellectuelle) de l'uvre littraire. Pour l'interprter correctement, il se veut successivement lecteur, critique et homme de science et il songe mme riger une vritable science de la littrature, qui donnerait une sorte d'interprtation smantique (2) de l'uvre sur tous les plans, en tudiant de prs les relations non conventionnelles existant entre les signifiants et les choses signifies ; bien qu'il importe peu que l'on parte de la forme extrieure ou de la forme intrieure, D. Alonso prfre partir des procds expressifs qu'il dcrit d'ailleurs trs minutieusement et avec matrise. Contrairement A. Alonso, il ne se proccupe pas fond de ce qui toffe la signification : de la vision du monde. Cependant, il conoit et il prconise mme une tude de la forme intrieure , qui constitue pour lui l'objectif vritable mais encore impossible de la stylistique (3), d'une stylistique qui sera singulirement proche, malgr tout, de la stylistique des attitudes de l'esprit humain, chre Marouzeau.

    Quels que soient les mrites des divers philologues que nous avons numrs, des esprits soucieux d'objectivit et de rigueur ont trouv dans leurs crits trop de raisons subjectives d'erreur (4). Citons parmi eux les structuralistes anglo-saxons, adeptes d'un new criticism, et plus particulirement, un critique assez indpendant, M. Riffaterre, qui a essay de concilier les vues de Spitzer et ce qu'il appelle l'tude mthodique, terre terre mais sre des procds, telle que la conoit l'cole franaise (5). Contrairement

    (1) Poesla espanola, op. cit., p. 31. D.A. remplace le signifiant unique par des signifiants partiels. Ainsi si l'on dit Es

    una muchacha encantadora , tout en voulant dire le contraire, les signifiants partiels (ton, intonation, rapidit de dbit, etc) pueden adquirir, en ocasiones de gran afectividad, tal predominio, que lleguen a perturbar gravemente el valor conceptual de una palabra {ibid., p. 26). On remarquera qu'il n'y a qu'une pertubation possible : celle de vouloir dire, par ironie, le contraire de ce que l'on dit. Dans ce cas, ce n'est pas le signifiant partiel qui appelle un concept oppos ; c'est tout le contexte de la phrase ou toute la situation dans laquelle le mot a t prononc qui nous renseigne sur les intentions de l'auteur, exprimes, certes, l'aide de divers moyens expressifs ; mais, parmi ceux-ci, l'intonation ne peut tre considre comme une partie de signifiant. En soi, tout comme le son, elle est in-signifiante.

    (2) Cf. S. Ullmann, Psychologie et stylistique, in Journal de Psychologie, 1953, pp. 152-3. (3) Poesla espanola, pp. 412-13. (4) Id., Rponse L. Spitzer, in MLN., op. cit., p. 475. (5) M. Riffaterre, Le style des Pliades de Gobineau, Paris, Genve, 1957, p. 17.

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    Bruneau, Riffaterre n'entend pas faire de relevs complets ; il n'entend tudier que les points de la squence verbale qui dessinent la structure caractristique et cela en se basant sur V effet produit. La tche de l'analyste du style sera donc de relever ces effets, d'identifier ce qui dans la structure du message leur est pertinent, d'analyser les segments ainsi identifis et de dduire de cette analyse la liste des conditions auxquelles un effet de style se produit Q-) effet de rupture par rapport au contexte environnant. Mais la mme question revient toujours : comment savoir qu'un procd est pertinent , expressif et rvlateur du style ? La rponse de Riffaterre a au moins le mrite d'tre originale : en usant d' informateurs , estime-t-il, en lisant l'uvre tudier avec des lecteurs moyens, cultivs de prfrence, et en enregistrant leurs ractions ou, plus exactement, en notant les lments formels de chaque segment du discours qui ont dclench leur raction (2) . C'est ainsi que M. Riffaterre entend purifier , c'est dire objectiver, les jugements de valeur : il veut les vider de leur contenu y voir des points de repre, indices de la prsence dans le style d'un ingrdient actif (3). C'est que pour lui il n'y a de style que dans ce qui est peru, dans ce qui produit de l'effet immdiat et la stylistique devient, par consquent, la partie de la linguistique qui tudie la perception du message (*). S'il n'adopte donc plus le point de vue de l'auteur, il n'adopte pas non plus celui de l'uvre : il s'intresse avant tout au destinataire et aux stimulus stylistiques dont la perception s'impose celui-ci. Il y a l une conception linguistique du style et de la stylistique qui ne saurait suffire. Ce que nous ne dtectons pas tout de suite comme un effet mergeant n'en existe pas moins et ce que nous dtectons tout de suite n'est pas ncessairement un lment fonctionnel et valoris du style. Comme Bruneau, M. Riffaterre a tort de sparer forme et valeur : il en est rsult une dconsidration de la valeur qui s'appuie sur la partie signifie.

    Riffaterre n'ignore pas, bien sr, certains dsavantages de sa mthode essentiellement heuristique : mme si l'on peut disposer d'informateurs, l'enqute dpend toute de leurs connaissances, et la multiplicit des faits signals par eux risque de pulvriser le texte. Malgr ces rserves, il estime que l'essentiel est atteint : l'analyste du style peut travailler dans l'objectivit ; il n'aura plus, comme Spitzer ou comme D. Alonso, juger lui-mme de la prsence des faits de style ; PA(verage) R(eader) les lui a signals, coupant ainsi son imagination cette libert que permet le fait isol, libert dont prfrences personnelles et talent pourraient abuser (5). Nous

    (1) Cf. Vers la dfinition linguistique du style, in Word, 1961, p. 337. (2) Ibid., p. 320. (3) Cf. Romanic Review, 1952, p. 135. Voyez aussi Criteria for Style Analysis, in Word,

    XV (1959), p. 163. (4) Op. cit., in Word, 1961, p. 340. (5) Rponse L. Spitzer, op. cit., p. 476.

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    nous demandons, toutefois, comment l'informateur qui doit tout de mme tre inform peut faire abstraction de son moi. Il reste, par ailleurs, prouver que plusieurs avis moyens forcment subjectifs peuvent faire un bon avis objectif. Nous en doutons.

    Mais revenons l'uvre littraire dont l'unit cratrice, que Riffaterre entend respecter, nous semble menace. Mme si elle destine ce que l'on aime appeler aujourd'hui, en Espagne, la inmensa mayoria et que des potes stylistes comme Gongora ou J. R. Jimnez dtestent, il est vident que ceux qui ont l'ambition de l'tudier doivent relever plus et mieux qu'un lecteur moyen (*) ; il leur importe avant tout de relever les procds de style, qui ne peuvent pas tre confondus avec de simples anomalies expressives ou littraires, qui font converger une forme parfois trs normale avec un rel besoin crateur de l'auteur et non seulement avec une intention visible (2) qui sont donc marqus par une valeur interne, qui chappe au lecteur moyen. Riffaterre ne l'ignore pas et il objectera que ce n'est pas l la vritable tche de P informant ni mme de l'analyste (linguistique) du style. Mais dans ce cas, tout le travail important reste faire. Peu importe, en dfinitive, qui dtecte les faits expressifs, l'essentiel est de reconnatre et d'expliquer leur spcificit et leur cohrence harmonieuse. On ne pourra le faire objectivement que si l'on est un lecteur inform, pour qui, et cela Spitzer l'a trs bien dit, lire, c'est avoir lu, comprendre, avoir compris, qui, en d'autres termes, a reflchi au pralable la structure interne de l'uvre (3). Il y a l, bien sr, un risque et un danger que l'on a maintes fois reproch Spitzer de ne pas avoir vit : il ne faut pas retenir les seuls procds expressifs qui semblent confirmer les premires donnes (thmatiques) de l'enqute et il ne faut pas ngliger comme faits de langue ceux qui les infirment. C'est une question de lucidit et d'honntet qui vaut pour toute analyse j^mme linguistique ; on devra ncessairement slectionner les faits en prsense, distinguer l'essentiel, agencer, puis expliquer, les faits accidentels en fontion d'un principe ou d'une thse directrice. En littrature on risque,

    (1) M. R. ne le sait que trop. Cf. Le style des Pliades, p. 21. (2) Ibid., p. 20. (3) Les fameuses objections de M. Riffaterre contre les analyses des Spitzer et autres

    stylisticiens tombent alors d'elles-mmes. (Voyez Criteria for Style Analys, op. cit., p. 169). 1 Un fait de langue a une fonction stylistique s'il permet au pote d'actualiser ses aspirations profondes, vitales.

    2 Une style dpouill, comme celui de Guilln, a certes une valeur stylistique propre. Il actualise une vision sereine mais enthousiaste d'un monde bien fait.

    3 Un mme cart peut tre considr tantt comme un procd de style, tantt pas parce que les procds n'ont pas de valeur intrinsque. (Bally l'a suffisamment montr). Il tire son effet particulier du contexte immdiat et du contexte global qui nous est donn par l'ensemble de l'uvre.

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    d'ailleurs, moins de se tromper parce que l'uvre est une structure fixe o tous les lments se relient les uns aux autres.

    Les critres tablis par Riffaterre pour reconnatre objectivement les faits de style sont, nanmoins, valables : ce sont le contexte (), qui a heureusement remplac la norme (2), souvent imaginaire et destructrice du style, et la convergence des faits stylistiques. Ainsi dans le vers de Corneille :

    Cette obscure clart qui tombe des toiles {Le Cid, I, 1273)

    obscure clart forme un contraste smantique et, de ce fait, the least probable unit (3) ; clart est, en effet, un lment imprvisible ; il s'oppose au contexte obscur qui est confirm par d'autres lments convergents. Voil qui est juste et utile l'explication de texte, par exemple, mais qui nous laisse sur notre faim, si nous voulons savoir quelque chose du style cornlien.

    Quand Lorca crit : Sobre el olivar hay un cielo hundido ry una lluvia oscura de luceros jrios. Tiembla junco y penumbra a la orilla del rio.

    (Cante Jondo, Poema de la Siguirya gitana, v. 5-8)

    il y a un contexte et une convergence de faits stylistiques ; un AR signalerait srement lluvia oscura, unit peu probable , relie, selon un procd bien connu, en tant que dtermin imag un dterminant plus rel (luceros frios) mais tout aussi peu probable . A vrai dire, chacun de ces lments est imprvisible et tous tendent donner une sensation particulire d'un paysage obscur et par del lui d'un tat d'me, sensation complexe et synthtique que les hypallages successifs et le syntagme dterminatif mixte (du type b de a) orientent vers le mythe ; car c'est un paysage vrai et, la fois, de rve (4) qui s'ouvre nous et qui participera au drame imminent. Il faudrait montrer que le continuel surgissement dralisateur d'lments inattendus et tranges et leur agencement savant font partie de toute une technique eruptive (5), de tout le style lorquien que Salinas qualifiait a'agres-

    (1) Ibid., p. 171, The stylistic context is a linguistic pattern suddenly broken by an element which was unpredictable, and the contrast resulting from this interference is the stylistic stimulus.

    (2) Ibid., p. 167, Irrelevance of the linguistic norm. (3) Id., Stylistic Context, in Word, 1960, pp. 207-18. (4) Cf. Teorla y juego del duende, in Obras compltas, d. A. Del Hoyo, Madrid, 1955,

    p. 36 et ss. (5) A. Henry, Les grands pomes andalous de Frederico Garcia Lorca, Gand, 1958.

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    sion lyrique () et qui est assorti sa vision tragique de la vie. Il ne suffit pas de dcrire les faits de style tangibles il faut aussi les situer dans l'ensemble transcendant du style, forme extrieure d'une forme intrieure, o se justifient leur fonction et leur valeur. Cette dmarche proprement stylistique n'est cependant pas mene jusqu' son terme par Riffaterre, qui n'est pas encore parvenu concilier les deux stylistiques. A force de craindre l'approche subjective d'un texte, de se mfier du cercle philologique, dit vicieux, de Spitzer et de vouloir faire de la stylistique littraire une science strictement objective, limite aux seuls faits perceptibles, il en est arriv vouloir dlimiter that area of linguistics which will treat the literary use of language (2). Aussi la structure vraiment cratrice a-t-elle t laisse pour compte. Dans des articles plus rcents elle est confie une sorte de mta- stylistique, qui doit encore tre dfinie.

    Il n'en va pas autrement pour les coles structuralistes qui ont, sans aucun doute, le mieux uvr l'tablissement d'une science de la littrature, disposant d'une terminologie approprie et prcise. Parmi elles, il faut citer, en premier lieu, celle des formalistes russes qui triomphait dj au dbut du sicle. Ses adeptes entendaient tablir une science de l'tude littraire, qui tudierait essentiellement les procds de base d'aprs la fonction qu'ils jouent dans le grand mcanisme de l'uvre. Ils taient convaincus de prouver ainsi la vraie valeur artistique, qui est ncessairement plus que la somme des seuls procds. Sur le plan thorique, on n'a pas dit mieux depuis lors, nous semble-t-il, et leurs tudes, que nous ne connaissons pas, pourraient bien tre encore valables (3). En 1930, le formalisme, qui n'attache qu'un minimum d'intrt la ralit, tait en contradiction avec une politique qui, elle, ne faisait pas grand cas de la forme ; il fut condamn mais il ne disparut pas pour autant. Ses principes prvalurent Prague et en Pologne, puis aux tats-Unis, o un certain nombre de savants s'taient exils. Citons parmi eux R. Jakobson, dont un grand nombre d'articles viennent d'tre traduits et runis par notre compatriote N. Ruwet sous le tire de Essais de linguistique gnrale (4) . Pour Jakobson, le langage doit tre tudi dans toute la varit de ses fonctions (5). Aussi avant d'aborder la fonction potique a-t-il dtermin avec beaucoup de rigueur quelle est sa place parmi les autres fontions du langage. En rapport avec les six facteurs qui interviennent dans l'exercice du langage et qui sont les

    (1) Ensayos de literatura hispnica, Madrid, 1958, p. 350. (2) Criteria f or Style Analysis, op. cit., p. 174. (3) Cf. C. Stief, Russian formalism, in Orbis Litterarum, Suppl. 2, 1958, p. 153. (4) Paris, 1963. (5) Ibid., p. 213.

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    contexte message

    destinateur destinataire contact code

    il relve six fonctions correspondantes : referentielle potique

    motive conative phatique mtalinguistique (x)

    II en rsulte que la vise (Einstellung) du message en tant que tel, l'accent mis sur le message pour son propre compte, est ce qui caractrise la fonction potique du langage. Cette fonction potique, qui s'impose en posie, se fait aussi sentir en dehors de la posie et il faut l'tudier partout o elle se manifeste ; elle est ainsi tudie intgralement par une discipline qu'il appelle poetics et qu'il dfinit as that part of linguistics whith treats the poetic function in its relationship to the other functions of language (2). La posie est un phnomne verbal qui relve de la linguistique et bien qu'il n'ignore pas les caractres non-linguistiques de la posie, Jakobson veut les analyser par des mthodes linguistiques. Thoriquement cela nous semble impossible. A un caractre non-linguistique il faut une mthode non-linguistique. Nous sommes, d'ailleurs, toujours nouveau stupfie par la terminologie de plus en plus sophistique dont les adeptes amricains de l'analyse structurale linguistique se servent et dont on trouvera un exemple classique dans Linguistic Structures in Poetry de S. R. Levin (3). Tout en tant pleine d'admiration pour leurs analyses savantes, qui sont, toutefois, plus difficiles a comprendre que les uvres analyses, nous devons constater qu'elles nous laissent sur notre faim, tout comme les travaux de l'cole de Bruneau, par exemple. Les structuralistes ramnent aussi les faits potiques des niveaux linguistiques abstraits. Ils rvent, en somme, de composer des grammaires partir des uvres d'art en laissant dans l'ombre l'lan vital et le thme gnrateur, qui ont donn naissance prcisment cette grammaire et qu'ils ignorent parce qu'on ne peut pas les saisir en des formules gnrales (du type la fonction potique projette le principe d'quivalence de l'axe de la slection sur l'axe de la combinaison (4)). Jakobson a raison quand il affirme que the time when both linguists and literary historians eluded questions of poetic structure is now safely behind us (5), mais, jus-

    (1) Ibid., p. 218. (2) Cf. Style in Language, d. par Th. A. Sebeok, New- York, 1960, p. 359. (3) 's Gravenhage, 1962. Cf. le compte-rendu par . Ruwet, in Linguistics, dec.

    1963, pp. 38-59. (4) R. Jakobson, Linguistique et potique, in Essais de linguistique gnrale, p. 222. (5) Id., Style in Language, p. 377.

  • LA STYLISTIQUE LITTRAIRE EN MARCHE 903

    qu' prsent, les linguistes n'ont pas encore prouv qu'ils peuvent donner une analyse intgrale d'un texte littraire : qu'ils peuvent rendre compte de la cohsion savante entre une vision cratrice du monde et son expression potique.

    Poetics signifie une stylistique linguistique applique la littrature avec tout ce que cela implique.

    Ce n'est que pour l'cole de Copenhague que la stylistique est vraiment une science littraire. Il ne faut, toutefois, pas s'tonner de lire chez les structuralistes danois que la stylistique reprsente l'tude linguistique de l'uvre littraire. Il faut s'entendre sur le terme de linguistique. H. Srensen, qui l'emploie, voudrait en revenir la thorie de la basse antiquit et du haut moyen ge, quand la linguistique tait la science des langues et des littratures Q-) ; l'on pourrait donc le remplacer par philologique, la Philologie pouvant tre le terme unitaire (2). Il n'y a pas de raison pour ignorer cet usage, d'autant moins que les structuralistes exigent une tude stylistique des particularits verbales (dites linguistiques), double par l'tude de tout ce que la forme actualise. Il s'agit donc bien d'une tude philologique, dlivre du psychologisme, de Phistoricisme ou du sociologisme, qui furent un temps la mode, et axe entirement sur le rapport fondamental qui unit ce qu'ils appellent encore la langue littraire, c.--d. le plan d'expression et le plan de contenu artistique (3). A. Stender Petersen, en particulier, a observ le rapport de commutation que tout analyste du fait de langue est amen dcouvrir et qui correspond au rapport d'interdpendance tabli par Hjelmsev (4) pour l'E(xpression) et le C(ontenu) de la langue courante ; le choix d'lments verbaux emprunts par un auteur la langue est, nanmoins, domin par un principe de slection extralinguistique (ou artistique), qui est motiv l'intrieur du monde du contenu. Il se produit, de ce fait, une instrumentalisation sur le plan de l'expression tant lexicale, syntaxique que rhtorique accompagne, dans le contenu, d'un phnomne d'motionalisation (5) ; la langue fictive qui en rsulte exprime autre chose et plus que ce qui est du ressort du plan de son propre contenu (6). Tout texte littraire est donc domin par un

    (1) Littrature et linguistique, in Orbis Litterarum, suppl. 2 (1958), p. 186. (2) D'aprs J. Marouzeau, Lexique de la terminologie linguistique, p. 141, le mot dsigne

    l'tude des documents crits et de la forme de langue qu'ils nous font connatre, et plus spcialement encore, l'tude des textes et de leur transmission, l'exclusion de l'tude de la langue, rserve la linguistique.

    (3) A. Stender Petersen, Esquisse d'une thorie structurale de la littrature, in Orbis Litterarum, suppl. 2 (1958), pp. 277-287.

    (4) S. Johansen, La notion de signe dans la glossmatique et dans l'esthtique, ibid., p. 288 et ss.

    (5) A. Stender Petersen, op. cit., p. 282. (6) Ibid., p. 285.

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    systme thmatique motivant, foncirement diffrent du systme linguistique ; ce motif peut tre tudi du point de vue de la fiction (terme commun pour Pinstrumentalisation et motionalisation), qui domine les plans de l'expression et du contenu en pleine solidarit, de faon qu'une preuve de commutation montrera qu'un change sur le plan de l'expression ... amnera un change sur le plan du contenu (le systme des motifs) et inversement (x) . Il y a l toutes sortes de possibilits expressives qui seront exploites d'aprs les genres (2).

    Une telle analyse structurale de l'uvre littraire est bien intgrale : elle envisage l'uvre comme une structure autonome et homogne ; mais l'on ne saurait la mener bien selon une mthode dtermine d'application universelle, comme le rclament inconsidrment certains linguistes. L'on peut, nanmoins, avancer que dans tous les cas, mais chaque fois hic et nunc, selon des modalits particulires, on aura envisager la forme de l'expression (les procds de style) et la forme du contenu (la vision cratrice du monde rsultant d'une imagination matrielle ou formelle), la substance du contenu (le thme vital) et la substance de V expression (le style et non la langue) (3) sans que l'on doive pour autant chercher isoler ces diffrents facteurs. Bien au contraire !

    La tche qui s'impose au stylisticien celui qui a soin non d'tablir la grammaire littraire d'une uvre mais d'expliquer sa cohrence structurale propre et incommensurable est des plus complexes. Il doit dpister,

    (1) Ibid., p. 286. (2) A. Stender Petersen propose ce tableau {ibid.)

    reproduction directe

    reproduction indirecte

    instrumentalisation motionalisation maximales

    genre lyrique

    genre pique

    instrumentalisation motionalisation minimales

    genre dramatique

    genre narratif

    (3) Nous modifions ici quelque peu la pense de H. Srensen, op. cit., p. 187 ; pour lui, la substance de l'expression est la langue, la forme de l'expression, les lments stylistiques, la forme du contenu, le motif, qui se particularise dans les thmes, et la substance du contenu, l'ide de l'uvre d'art. Nous avons remplac style par langue, qui ont pour nous des sens trs diffrents. Il serait souhaitable que l'cole structuraliste se mt d'accord sur le sens prcis qu'il convient de donner ces mots. Alors que A. Stender Petersen emploie langue avec le sens de style, H. Srensen emploie les deux termes , et il semble qu'il fait la distinction qui s'impose.

  • LA STYLISTIQUE LITTRAIRE EN MARCHE 905

    quantitativement et qualitativement (1), les procds de style et les interprter selon qu'il s'agit de procds d'expressivit externe ou interne. Alors que ceux-l produisent un effet immdiat qui s'impose de lui-mme, parce qu'ils rompent soit avec l'usage courant tel cultisme chez Gongora soit avec le contexte immdiat telle image chez Corneille , ceux-ci, parfois moins originaux, caractrisent au mieux une uvre parce qu'ils sont rvlateurs d'un monde potique substantiel tel mot-cl ou mieux encore telle constellation verbale chez Valry (2). L'analyse de toute l'expression ne saurait en aucun cas faire dfaut ; elle sera mene bien objectivement si elle se situe dans la dpendance directe du thme gnrateur que l'imagination cratrice du pote fait s'panouir dans une forme particulire de vision telle microvision sensuelle ou telle macrovision lmentaire.

    Ainsi, nous semble-t-il, le fait d'existence littraire est interprt en fonction de sa valeur originelle. L'on ne saurait concevoir de dmarche plus scientifique et moins vicieuse .

    Si nous sommes donc convaincue qu'il importe d'tudier en dernier ressort le style et non la langue, cela n'implique, toutefois, pas que le stylisticien puisse ignorer l'tat de la langue laquelle l'auteur a savamment puis. Loin de l. Il importe, avant tout, de comprendre un texte la lettre. Le stylisticien ne peut pas davantage ignorer l'tat de la pense ou de la potique dont l'uvre relve, ni les conditions historiques d'o elle est ne. Mais il s'agit l d'enqutes qui constituent ce que G. Antoine appelle trs justement une zone loigne d'information. La stylistique se situe dans la zone d'information proche, moins qu'on n'estime avec Cressot (3) qu'il y a dans la stylistique un domaine qui dborde le style et que la stylistique dsigne toute l'tude littraire. Il semble qu'on en soit dj arriv l. Il suffit de parcourir Y Essai de bibliographie critique de stylistique franaise et romane (4), paru en 1961. L'on y trouvera une rubrique de motifs stylistiques groupant des travaux du type Fabulas mitolgicas en Espana de J. M. Cossio (Madrid, 1952), o les procds de style ne sont mme pas dcrits systmatiquement. Il nous semble qu'il y a l une usurpation de sens qui doit mcontenter le stylisticien, qu'il soit linguiste ou philologue.

    Dans l'tat actuel des choses, il n'existe pas de stylistique gnrale ; il s'est cr une stylistique linguistique et une stylistique littraire, voire philologique, qu'il est injuste de qualifier respectivement de pure et d'applique, de scientifique ou de non-scientifique, comme le fait Bruneau. Elles visent des

    (1) II y a l un problme dont nous ne parlons pas ici. (2) Cf. A. Henry, Langage et posie chez Paul Valry, Paris, 1952. (3) Le style et ses techniques, Paris, 1947. Voyez l'Introduction, et La phrase et le vocabulaire

    de J. K. Huysmans, op. cit., p. v, o Cressot se dclare d'accord avec Buffon : le style c'est l'homme mme.

    (4) H. Hatzfeld et Y. Le Hir, Essai de bibliographie critique de stylistique franaise et romane {1955-60), Paris, 1961.

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    buts trs diffrents, opposs mme, et chacune d'elle est scientifique dans la mesure o elle atteint raisonnablement son but. Alors que la stylistique linguistique tudie un tat de langue, la stylistique littraire est au service de la critique littraire et de l'tude de la littrature tout entire. Elle ne peut, toutefois, prtendre se substituer celle-ci. Ce n'est pas parce que l'histoire de la littrature s'est occupe trop longtemps de tout ce qui entoure le texte et que la stylistique a men l'tude littraire vers le noyau, vers la structure du texte, considre indpendamment des mobiles psychologiques ou de l'effet esthtique, que l'on doive, en revanche, ngliger la priphrie des textes : celle-ci garde son importance relative et elle ne peut tre nglige dans une tude littraire complte, dans une tude vraiment philologique.

    Eisa Dehennin.

    InformationsAutres contributions de Elsa DehenninCet article est cit par :J-Cl. Chevalier, P. Kuentz. Bibliographie, Langue franaise, 1969, vol. 3, n 1, pp. 124-128.

    Pagination880881882883884885886887888889890891892893894895896897898899900901902903904905906