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Au xii e siècle, le géographe al-Idrîsî, établissant un atlas pour le roi de Sicile Roger II, écrit à propos de la mer bordant les côtes de la Bretagne : « La profondeur est considérable et l’obscurité y règne continuellement. La navigation y est difficile, les vents impétueux, et, du côté de l’occident, les bornes en sont inconnues… On y trouve aussi des animaux marins d’une grosseur tellement énorme qu’ils ne peuvent être décrits… » Les océans, tant qu’ils sont restés inconnus, ont constitué pour les hommes un univers inquiétant, peuplé d’êtres étranges, hybrides, plus ou moins monstrueux. À notre époque, à l’heure où les grands fonds marins sont bien connus et même filmés, où l’on répertorie les poissons des abysses, la mer conserve cependant son mystère. La croyance en l’existence de poissons ou animaux marins monstrueux se perpétue, peut-être parce que toutes les espèces n’ont pas été inventoriées. Ainsi, on ne sait pas quelle taille peuvent atteindre les calmars géants des grands fonds : au large des Asturies, des pêcheurs ont récupéré des individus de plus de 12 mètres de long… En janvier 2003, le voilier d’Olivier de Kersauson traversant l’Atlantique aurait été attaqué et endommagé par un poulpe géant… Les encyclopédies médiévales, dont le but était de dresser l’inventaire de la nature, sont remplies d’images d’êtres fantastiques dessinés d’après d’anciens récits, auxquels se mêlent des réminiscences de la mythologie gréco-romaine. Monstres et divinités de toutes sortes peuplent l’imaginaire collectif. La pieuvre géante Dessin de Victor Hugo Vers 1866 BNF, Manuscrits, NAF 24745, f. 382 Le peuple de la mer : monstres et divinités Une forme grisâtre oscille dans l’eau, c’est gros comme le bras, et long d’une demi-aune environ ; c’est un chiffon ; cette forme ressemble à un parapluie fermé qui n’aurait pas de manche. Cette loque avance vers vous peu à peu. Soudain, elle s’ouvre, huit rayons s’écartent brusquement autour d’une face qui a deux yeux ; ces rayons vivent ; il y a du flamboiement dans leur ondoiement ; c’est une sorte de roue ; déployée, elle a quatre ou cinq pieds de diamètre. Épanouissement effroyable. Cela se jette sur vous. L’hydre harponne l’homme. […] Ses nœuds garrottent ; son contact paralyse. […] Ce monstre est celui que les marins appellent poulpe, que la science appelle céphalopode, et que la légende appelle kraken. Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer

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Au xiie siècle, le géographe al-Idrîsî, établissant un atlas pour le roi de Sicile Roger II,écrit à propos de la mer bordant les côtes de la Bretagne : « La profondeur est considérableet l’obscurité y règne continuellement. La navigation y est difficile, les vents impétueux, et,du côté de l’occident, les bornes en sont inconnues… On y trouve aussi des animaux marinsd’une grosseur tellement énorme qu’ils ne peuvent être décrits… »Les océans, tant qu’ils sont restés inconnus, ont constitué pour les hommes un universinquiétant, peuplé d’êtres étranges, hybrides, plus ou moins monstrueux. À notre époque,à l’heure où les grands fonds marins sont bien connus et même filmés, où l’on répertorieles poissons des abysses, la mer conserve cependant son mystère. La croyance en l’existence de poissons ou animaux marins monstrueux se perpétue, peut-êtreparce que toutes les espèces n’ont pas été inventoriées. Ainsi, on ne sait pas quelle taillepeuvent atteindre les calmars géants des grands fonds : au large des Asturies, des pêcheursont récupéré des individus de plus de 12 mètres de long… En janvier 2003, le voilier d’Olivierde Kersauson traversant l’Atlantique aurait été attaqué et endommagé par un poulpe géant…Les encyclopédies médiévales, dont le but était de dresser l’inventaire de la nature, sontremplies d’images d’êtres fantastiques dessinés d’après d’anciens récits, auxquels se mêlentdes réminiscences de la mythologie gréco-romaine. Monstres et divinités de toutes sortespeuplent l’imaginaire collectif.

La pieuvre géante Dessin de Victor HugoVers 1866BNF, Manuscrits, NAF 24745,f. 382

Le peuple de la mer : monstres et divinités

Une forme grisâtre oscille dans l’eau, c’est gros comme le bras,et long d’une demi-aune environ ; c’est un chiffon ; cette formeressemble à un parapluie fermé qui n’aurait pas de manche. Cetteloque avance vers vous peu à peu. Soudain, elle s’ouvre, huit rayonss’écartent brusquement autour d’une face qui a deux yeux ; cesrayons vivent ; il y a du flamboiement dans leur ondoiement ; c’estune sorte de roue ; déployée, elle a quatre ou cinq pieds de diamètre.Épanouissement effroyable. Cela se jette sur vous. L’hydre harponnel’homme. […] Ses nœuds garrottent ; son contact paralyse. […]Ce monstre est celui que les marins appellent poulpe, que la scienceappelle céphalopode, et que la légende appelle kraken.

Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer

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À la Renaissance, on redécouvre les textesanciens que l’on compile et auxquelson associe l’observation. Les premièrescosmographies dessinent la Terre et endonnent une représentation approchant laréalité, et, en même temps, elles sont encorepleines d’images de monstres marinsimaginaires simplement recopiés d’ouvragesantérieurs. À cette époque, le milieu marin esttrès mal connu. Certains phénomènes, étantinexplicables, effraient et laissent courirl’imagination. Ainsi, on ne sait rien duvolcanisme, les représentations de dragonscrachant le feu peuvent donc fleurir. On penseque la haute mer n’a pas de fond. « On a vusortir des abîmes et gouffres de la mer,grosses flammes de feu au travers de l’eau,choses fort monstrueuses comme si grandequantité d’eau ne suffoquait le feu. En celaDieu se montre incompréhensible commeen toutes ses œuvres », écrit Ambroise Paré,chirurgien du roi, dans ses œuvres publiéesen 1585.L’homme de la Renaissance a une conceptionassez floue de l’espace et du temps. Mytheset légendes de l’Antiquité s’épanouissent,réactivés par les aventures maritimeslointaines et l’élargissement de l’horizon.Les nouvelles découvertes font rêver etressuscitent l’Atlantide et les îlesmerveilleuses abordées par le moine irlandaissaint Brandan, dont les récits de navigationsont très en vogue. Réel et imaginaire semêlent.En 1410, l’Imago mundi de Pierre d’Aillyprésentait des serpents de mer de 100 mètresde long, que l’on va retrouver avec d’autresanimaux fabuleux, comme des crustacésgéants, sur la Carta Marina de l’évêque suédois

Persistance des êtres fabuleux dans l’univers marin

Olaus Magnus (1539). André Thevet,cosmographe de la cour et grand voyageur quifit œuvre d’ethnologue sur l’Amérique du Sud,fait état d’un poisson monstrueux vivant dansl’océan, le long des côtes africaines, « espècede licorne de mer », « qui a comme une scie surle front, longue de trois pieds ou plus et largede quatre doigts », redoutable pour lesbateaux. Cette description évoque le narval.Ces monstres de la Renaissance recoupenten fait des catégories animales réelles, pasencore bien identifiées. Lorsque ces espècessont aperçues en mer, elles sont regardéesavec les yeux de la superstition et de la peuret interprétées dans le sens des vieillescroyances. Les sirènes elles-mêmes neseraient pas le pur fruit de l’imaginationde l’homme : le fondement de leur inventionserait un mammifère herbivore aquatique,le lamantin.Ambroise Paré fait état de sa croyanceen l’existence de ces individus mi-hommes mi-poissons : « Il ne faut pas douter, écrit-il,qu’ainsi qu’on voit plusieurs monstresd’animaux de différentes façons sur la terre,qu’il n’y en ait aussi en la mer d’étrange forme,desquels les uns sont hommes jusqu’à laceinture en haut, nommés Tritons, les autresfemmes nommées Sirènes qui sont couvertesd’écailles. » Encore au xviiie siècle, lapublication de deux récits, « D’une espèced’Homme-Marin pêchée au Conquet en 1703 »et « De l’Homme-Marin apparu sur la côtede Brest en août 1720 », témoigne de lapersistance d’une croyance en l’existenced’hommes-poissons.La Cosmographie de Sébastien Münster(1550), moine cordelier allemand convertià la Réforme, enseignant en théologie, est une

Le « Vtelif »La Cosmographie universelle d’André Thevet… illustrée de diverses figuresdes choses plus remarquables vues par l’auteurAndré Thevet, 1575BNF, Cartes et Plans, Ge DD 1397, f. 147 v°

« Le poulpe colossal »Histoire naturelle, générale et particulière desmollusques, animaux sans vertèbres et à sang blanc…Denys-Montfort, 1801-1802BNF, Sciences et Techniques, S 10232

véritable encyclopédie sur les différentesparties de la Terre et marque les débutsde la géographie moderne, en dépit dereprésentations fantaisistes. Elle eut beaucoupde succès au xvie siècle, puisqu’elle donna lieuà quarante-six éditions. Dans un inventairedes curiosités de la Terre, Münster réunit tousles monstres et merveilles relevés de récitset écrits antérieurs, de façon exhaustive etsans vérification quelconque. Il localise lesmonstres marins (calmar géant à collerette deflammes, baleines énormes, chevaux marinsgigantesques) dans les régions nordiquesencore inexplorées.On trouve à nouveau tous ces êtres fabuleuxdans l’atlas mondial, pourtant scientifique,du cartographe anversois Abraham Ortelius,Theatrum orbis terrarum, paru en 1570.Cet ouvrage, préfacé par Mercator, célèbregéographe flamand inventeur d’un systèmede projection cartographique, présente descartes souvent exactes, décorées de scènesde navigation où se côtoient des êtresmythologiques et mythiques (Neptune entouréde sirènes, animaux fabuleux menaçant lesnavires…).Dans l’esprit des hommes de la Renaissance,ces monstres, créations de Dieu, sont despreuves de son existence, mais ce sont enmême temps des dérèglements de la nature,symboles du désordre du monde, avant-goût

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d’érudition – il recense quelque deux centspoissons de mer – mais aussi de crédulité(ou d’ironie ?) en reproduisant des créaturesextraordinaires comme le poisson en habitde moine. La Nature et diversité des poissons(1555) de Pierre Belon, premier écrivainscientifique en langue française, grandnaturaliste, reprend cependant les principes declassification de Pline (qui rangeait les cétacésparmi les poissons) et, à côté d’observationsanatomiques rigoureuses, apparaissent encoredes images drolatiques comme « le monstremarin ayant façon d’un moyne », le même quechez Rondelet.Dans le contexte de la Réforme, il est possibled’interpréter ce goût du fantastique, ce recoursau merveilleux comme une façon d’échapperà l’emprise du pouvoir et même de le tourner endérision (le poisson en habit de moine). Quantaux terrifiantes histoires de poulpes géants oude serpents de mer attaquant les navires, ellesont pu être propagées pour effrayer des peuplesconcurrents et les dissuader de s’aventurer enhaute mer…Ces monstres aquatiques, bien qu’ils ne soientplus pris au sérieux, résistent au temps etdemeurent dans l’imaginaire. Ils traversent les

du chaos infernal (voir le Jugement dernierde Van Eyck ou La Tentation de saint Antoinede Jérôme Bosch).Par ailleurs, les ouvrages comportant desreprésentations de monstres remportaientbeaucoup de succès. Cela peut expliqueren partie la persistance de ces images dansles traités géographiques ou scientifiques.Les récits de voyages sont agrémentés deréférences aux figures mythiques sans doutepour ne pas décevoir un public avide deprodiges. Les encyclopédies zoologiques, bases de lazoologie moderne, n’échappent pas à cettehabitude, bien que l’observation prenne deplus en plus le pas sur la compilation quidevient plus critique. Ainsi en est-il d’uneHistoire des animaux, publiée en latin (1551-1587) par Conrad Gesner, médecin et grandsavant suisse, qui inventorie les monstresmarins et reproduit les figurations fantaisistesparues dans les livres de la même époque.L’ouvrage Libri de piscibus marinis… (1554-1555), de Guillaume Rondelet, professeur demédecine et d’anatomie, savant qui attacheplus d’importance à l’expérimentation et à ladescription qu’à la compilation, fait preuve

Monstres marins dans la Cosmographiede Sébastien Münster1556BNF, Cartes et Plans, Ge FF 3058, p. 1056-1057

siècles sous forme de décoration, à l’âgeclassique, dans les pièces d’eau des jardins deVersailles, par exemple, ou en figures de prouedes navires. Le romantisme du xixe siècle lesvoit renaître dans des ouvrages comme La Mer,de Michelet, ou des romans comme LesTravailleurs de la mer, de Victor Hugo, qui faitsurgir des profondeurs des océans une pieuvregéante et un peuple bizarre, mi-humain mi-animal, les Auxcriniers, ayant à leur tête un roimonstrueux… Dans Vingt Mille Lieues sous lesmers, de Jules Verne, c’est un poulpegigantesque que les marins du Nautilus doiventaffronter en un effroyable combat.Aujourd’hui, si l’on ne croit plus beaucoup auxmonstres (bien que celui du Loch Ness fassetoujours recette) ou aux êtres hybrides quiséduisent de leur voix enchanteresse les marinset les entraînent au fond des mers, certainsanimaux marins n’en demeurent pas moinsfascinants. Ainsi les calmars géants, les requins,les mégalodons (requins géants) nourrissent-ilsles fantasmes, encouragés par l’annoncerégulière de faits divers relatant des accidentsprovoqués par ces animaux, et par les filmsd’horreur ou de science-fiction.

Source : Françoise Péron, « Des monstreset merveilles de la mer », in cataloguede l’exposition.

Serpent de mer attaquant un navireCoupure de presse, milieu du xixe siècleBNF, Estampes et Photographie, Jz-23-Fol.Cette gravure témoigne des vieillescroyances qui persistaient encoreau xixe siècle.

Monstre marin en habit de moineLa Nature et diversité des poissons avec leurs pourtraictsreprésentez au plus près du naturel, Pierre Belon, 1555BNF, Réserve des livres rares, S-12491, p. 32

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Jonas avalé par la baleineDiurnal de René II de Lorrainexve siècleBNF, Manuscrits, latin 10491, f. 166 v°

Jonas et la baleineJonas était un prophète hébreu. Selonla Bible, Dieu lui confia la missiond’annoncer aux Ninivites la destructionde leur ville pour les punir de leurmauvaise conduite. Mais Jonas eut peurde la réaction des Ninivites et n’obéit pasà Dieu. Pensant disparaître du regardde Dieu, il s’embarqua pour Tarse.Une terrible tempête s’éleva et le naviremenaçait de faire naufrage. Les marinstirèrent au sort pour connaître celui quiavait déclenché la fureur de Dieu. Le sorttomba sur Jonas qui avoua avoir désobéià l’Éternel. Il fut alors jeté par-dessusbord et la mer s’apaisa aussitôt. Dieuenvoya un « grand poisson » qui engloutitJonas. Le prophète resta dans le ventrede la baleine trois jours et trois nuits,priant Dieu. « L’Éternel parla au poisson,et le poisson vomit Jonas sur la terre. »Jonas se rendit alors à Ninive etparcourut la ville, proclamant qu’elleserait détruite dans quarante jours.Les habitants, pris de terreur, se mirentà croire en Dieu et tous firent pénitence.Alors, Dieu les épargna. Jonas, craignantde passer pour un faux prophète, s’irritacontre Dieu qui l’avait obligé à répandreune fausse prédiction. Mais Dieu lui fitcomprendre son erreur.

La légende de saint BrandanBrandan était un moine irlandais, abbéd’un monastère, qui aurait accomplien 535, avec quelques compagnons, unvoyage d’Irlande vers les Açores, auraitdécouvert les îles Fortunées (Canaries),puis les Antilles et même l’Amérique, etserait revenu par le nord, en passant parles îles Féroé et le Groenland. Vers 565,il aurait effectué un deuxième voyageen sens inverse.Récit d’un périple au terme duquel seproduit la découverte d’un ailleurs idéal,la Navigation de saint Brandan prend placedans la littérature utopique. Tiré de la

tradition orale, le plus ancien texte connude la légende, Navigatio sancti BrendaniAbbatis, écrit en latin par un moineirlandais, date du ixe siècle. Il fut copié,adapté, traduit dans diverses languesvernaculaires jusqu’au xiiie siècle.La version la plus célèbre, succès dela littérature médiévale, est Le Voyagede saint Brandan, poème composé parBenedeit en 1120, qui fait une large placeau merveilleux. Brandan s’embarque avecquatorze autres moines, dont saint Malo,à la recherche du paradis. Ils vont d’île enîle, glorifiant Dieu qui les guide, pourvoità leurs besoins (ils sont toujours

Saint Brandan célèbre la messe de Pâques sur le dosd’une baleineNova typis transacta navigatio novi orbis Indiæoccidentalis…Honorius Philoponus, 1621BNF, Réserve des livres rares, Rés. Fol. P-29 Alpha

miraculeusement approvisionnés) etécarte d’eux tous les périls. Après avoirséjourné dans un riche palais, avoiréchappé à un monstre marin, puis à unaffreux griffon, avoir fui l’île des Forgeronsd’où jaillissent les flammes de l’Enfer, ilsaccostent, au bout de sept ans, au paradis.Mais là, ils ne sont pas autorisés à rester ;le messager de Dieu leur promet queleur esprit y reviendra et y attendra leJugement dernier. Trois mois plus tard,avec les vents favorables, ils sont deretour en Irlande où Brandan fera le récitde son voyage. L’épisode le plus illustre,et qui est le plus souvent représenté,est celui de l’île-baleine. Quittant l’île desBrebis en emportant un agneau, l’équipagese met en quête d’un lieu pour procéderau rite de Pâques. Avisant une île aride, leshommes débarquent, célèbrent la messe etsacrifient l’agneau, puis ils s’apprêtent aufestin pascal. Un feu est allumé, mais voilàque l’île se met en mouvement et plonge ;les flots la recouvrent. Les moinesregagnent en toute hâte leur bateau ets’aperçoivent alors qu’ils s’étaient installéssur une baleine… Chaque année durantleur périple, ils reviendront le jourde Pâques dire la messe sur le dosdu monstre.

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Poséidon et quelques autres divinités

Amphore au décor de PoséidonCéramique attique à figures rouges,ve siècle av. J.-C.BNF, Monnaies, Médailles etAntiques, 363

Après eux [les dauphins] venaient destritons, qui sonnaient de la trompette avecleurs conques recourbées. Ils environnaientle char d’Amphitrite, traîné par des chevauxmarins, plus blancs que la neige, et qui,fendant l’onde salée, laissaient loin derrièreeux un vaste sillon dans la mer. […]Le char de la déesse était une conqued’une merveilleuse figure : elle était d’uneblancheur plus éclatante que l’ivoire, et lesroues étaient d’or. Ce char semblait volersur la face des eaux paisibles. Une troupede nymphes couronnées de fleursnageaient en foule derrière le char, leursbeaux cheveux pendaient sur leurs épaules,et flottaient au gré du vent.

Fénelon, Les Aventures de Télémaque

PoséidonFils de Cronos – lui-même fils d’Ouranos(le Ciel) et de Gaïa (la Terre) – et de Rhéa,Poséidon (Neptune pour la mythologieromaine) reçut l’empire des eaux lors dupartage du monde entre lui et ses frères Zeuset Hadès. Il bâtit son palais au fond de la meret revendiqua des terres supplémentairescomme l’Attique, où il se trouva enconcurrence avec Athéna. Il tenta égalementde prendre la ville d’Argos à Héra et Corintheà Hélios, sans plus de succès.Il épousa Amphitrite, une Néréide, qui luidonna trois enfants, dont Triton. Mais il connutbien d’autres amours et engendra denombreux enfants : Polyphème (avec Thoosa),Pégase (avec Méduse), Thésée, Orion, Protée,etc.Dieu de la mer et des tremblements de terre,Poséidon sort de son palais sur un char atteléde chevaux, escorté des Néréides et destritons, pour diriger les flots, apaiser ouprovoquer des tempêtes en frappant les eauxde son trident, don des Cyclopes enremerciement de son aide dans leur combatcontre les Titans. Outre le trident, il a pourattributs le taureau, le dauphin et le chevalqu’il aurait domestiqué.

Cortège marinPierre Brébiette BNF, Estampes et Photographie, Sa-8-Fol.

Les NéréidesFilles de Nérée, le « vieillard de la mer » – dieubienveillant pour les marins – et de Doris, elle-même fille d’Océanos, les Néréides sont aunombre de cinquante, dont les plus célèbressont Amphitrite – épouse de Poséidon et reinede la mer –, Thétis – mère du héros Achille –et Galatée.Après l’avoir vainement courtisée, Zeusordonna à Thétis d’épouser un mortel, Pélée,roi de Thessalie. Les nombreux enfants nés decette union moururent tous : Thétis, voulant lesrendre immortels, les jetait dans le feu. QuandAchille naquit, sa mère le plongea dans le Styx,le fleuve qui mène aux Enfers, en le maintenantpar le talon. Son corps devint invulnérable,sauf au niveau du talon. Ainsi, au momentde la guerre de Troie, c’est une flèche fichéedans son talon qui le tua.Quant à Galatée, elle filait le parfait amouravec le berger Acis, près de la côte ioniennede Sicile. Mais l’affreux cyclope Polyphème,qui se trouvait dans les parages, la convoitait,lui chantant son amour en s’accompagnantde sa lyre. Galatée le méprisait. Un jour,Polyphème trouva Acis et Galatée enlacés,endormis sous un arbre. Furieux de douleur,il lança un rocher sur le berger et l’écrasa.Galatée, inconsolable, transforma le sangde son amant en un fleuve qui, s’écoulant versla mer, la rejoindrait.Les Néréides sont des nymphes très belles,souvent représentées avec des perles dansleur longue chevelure. Elles vivent au fond dela mer dans le palais de leur père et passentleur temps à filer, tisser, chanter et s’amuserdans les vagues. Bienfaisantes et généreuses,elles aident les marins en danger. Leur nomfait référence à la beauté et à la mer, pourcertaines à la vitesse et à la puissance de lavague, pour d’autres à l’apaisement des ventset des flots ou encore à l’abondance offerteaux hommes. Une seule fois, elles firent preuvede cruauté : Cassiopée, reine d’Éthiopie,ayant prétendu qu’elle était plus belle queles Néréides, elles protestèrent auprès dePoséidon qui envoya un monstre marin ravagerle pays.

PolyphèmeFils de Poséidon et de la nymphe Thoosa,le Cyclope Polyphème est un monstre qui senourrit de chair humaine. Il habite une cavernesur la côte de la Sicile, près de l’Etna. Ulysse yaborda avec quelques hommes et lui demandal’hospitalité. En réponse, Polyphème tua etdévora deux des hommes et enferma lesautres. Le lendemain, il mangea deux autresprisonniers et le soir deux autres encore ; maisil but du vin offert par Ulysse et s’endormit.Ulysse et ses compagnons profitèrent de sonsommeil pour enflammer l’extrémité d’un grostronc d’arbre qu’ils plantèrent dans l’uniqueœil du Cyclope, l’aveuglant définitivement. Ilssortirent ensuite de la caverne en s’accrochantsous le ventre des brebis, trompant ainsi lavigilance de Polyphème qui contrôlait sesbêtes une à une en leur tâtant le dos. LeCyclope s’adressa alors à son père, implorantsa vengeance, et Poséidon déclencha unesérie de tempêtes contre le bateau d’Ulysse.

TritonFils de Poséidon et d’Amphitrite, Triton estfiguré avec un buste et une tête d’homme etune queue de poisson, armé d’une conquedans laquelle il souffle pour apaiser les flotsdéchaînés. Avec les Néréides et les tritons,ses frères ou ses fils, il accompagne le chard’Amphitrite. On situe son séjour traditionnelprès des côtes de Libye.Triton contribua à la victoire des dieux contreles Géants qu’il terrifia avec le son de saconque. Il aida également les Argonautes,échoués par une énorme vague jusqu’en Libye,à reprendre la mer : transformé en jeunehomme, il leur indiqua le chemin et remit unemotte de terre à Euphémos. Lorsque celui-cilança, plus tard, la motte de terre du bateau,elle donna naissance à l’île de Callisté, au nordde la Crète. On dit aussi que c’est à Tritonque Zeus demanda de faire reculer les eauxdu déluge.

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Les sirènesC’est chez le poète Homère que l’on trouveles plus anciennes traces des sirènes. DansL’Odyssée, Homère raconte qu’Ulysse, quittantCircé pour poursuivre son voyage, fut mis engarde par la magicienne contre le charme fataldes sirènes : celui qui écoute leurs chants estperdu. Elle lui conseilla de boucher les oreillesde ses compagnons à la cire et, s’il voulaitmalgré tout entendre ces tentatrices, de sefaire attacher au mât de son navire. Ce que fitUlysse en approchant de l’île où se tenaientces êtres merveilleux, située, selon Homère,au large de la côte tyrrhénienne d’Italie, prèsde Sorrente. Il entendit alors des voixenchanteresses l’inciter à venir les rejoindre,lui promettant de lui transmettre leur savoir.Cédant à son désir, il ordonna à ses marins dele délivrer. Ceux-ci, obéissant aux instructionsdonnées auparavant, resserrèrent au contraireles liens, et le bateau s’éloigna de l’île sansdommage. Les Argonautes, dans leur quête de la Toisond’or, ont, eux aussi, su triompher des chantsirrésistibles : Orphée joua sur sa cithare unemusique qui couvrit les voix des sirènes etretint l’équipage. La légende raconte encoreque, très fières de leurs dons musicaux, ellesdéfièrent les Muses. Vaincues, elles furentalors dépouillées de leurs plumes et seréfugièrent pour cacher leur honte dansles rochers de la côte méridionale de l’Italied’où elles attiraient les navigateurs.Les sirènes sont les filles du dieu-fleuveAchéloos et de la muse Calliope. Compagnesde Perséphone, elles furent transforméesen femmes-oiseaux par Déméter, mèrede Perséphone, qui leur reprochait de ne pass’être opposées à l’enlèvement aux Enfersde sa fille par Hadès. Ces femmes à corpsd’oiseaux, accompagnant de leur musiquele défunt à sa dernière demeure, évoquentl’épervier à tête humaine qui incarnait l’âmedes morts en Égypte. On retrouve leur imagegravée sur des tombes grecques ou sousforme de statuettes funéraires. Dans lesbestiaires du Moyen Âge, elles sontreprésentées avec un buste et une tête defemme, tenant une lyre, une flûte ou unetrompette dans les mains, et le bas du corpsen forme d’oiseau, les pattes terminées pardes serres puissantes. Parfois, elles sontfigurées avec une queue de poisson. Il sembleque la sirène à queue de poisson soit apparuedans la littérature vers le viiie siècle. Les deuxtypes coexistent au Moyen Âge et ont lesmêmes fonctions : elles attirent les marins parleur beauté et les envoûtent par leurs chantsmélodieux ; les ayant endormis, elles se jettentsur eux et les dévorent.L’image de la sirène varie selon les époques.Symbole de la connaissance dans l’Antiquité,elle personnifie au Moyen Âge la luxure ; celuiqui lui cède est puni du châtiment suprême. Àla Renaissance, elle représente l’éloquence etl’érudition. Les romantiques la peignent encoresous les traits d’une belle jeune fille, assisesur un rocher, coiffant ses longs cheveux etentraînant par ses douces chansons les marinsà la mort, telle la Lorelei de Heine. Mais cetteimage de séductrice maléfique va s’estomperavec le conte d’Andersen : sa Petite Sirène estune victime de l’amour. Voulant vivre parmi les

Ulysse et les sirènesLe Roman de TroieBenoît de Sainte-More, xive siècleBNF, Manuscrits, français 782, f. 197

humains, elle obtient, au prix de grandessouffrances et du sacrifice de sa voix, latransformation de sa queue de poisson en deuxjolies jambes. Mais elle ne parvient pas à séduirecelui qu’elle aime et, tandis qu’il en épouseune autre, elle disparaît dans la mer.

Charybde et ScyllaCharybde et Scylla sont deux monstres qui viventde part et d’autre du détroit de Messine, entrela Sicile et la Calabre, et qui menacent lesnavigateurs, dévorant tout ce qui passe à leurportée.Charybde, fille de Poséidon et de la Terre, avaitvolé et mangé une partie du troupeau de Géryonemmené par Héraclès (enlever son magnifiquebétail à Géryon et le ramener à Eurysthée, roide Mycènes, est le dixième des douze travauxd’Héraclès). Pour la punir, Zeus la foudroyaet la changea en un gouffre profond qui, selonHomère, engloutissait et rejetait trois fois parjour les eaux du détroit. Ainsi avala-t-elle lebateau d’Ulysse lorsqu’il passa par là, après avoiréchappé aux sirènes. Ulysse en réchappa ens’accrochant à un figuier qui poussait à l’entréedu gouffre. Il récupéra son bateau, recrachéplus tard par le monstre. Mais ce fut pour subir,peu après, l’assaut de Scylla.Scylla, fille de Phorcys, un dieu marin père desGorgones et du dragon des Hespérides, était unenymphe très belle, aimée en vain par Glaucos,autre divinité de la mer mi-homme mi-poisson.Pour obtenir ses faveurs, Glaucos demandaà Circé de lui composer un philtre magique.Mais Circé tomba amoureuse de Glaucos quila repoussa. Elle fabriqua alors un poison qu’ellejeta dans les eaux où Scylla avait l’habitudede se baigner. Dès que celle-ci y entra, elle semétamorphosa en un horrible monstre à douzepieds et six têtes, montées sur six longs couset armées chacune de trois rangées de dents.Six chiens furieux, aboyant sans cesse, sortaientde sa taille. Elle se jeta dans la mer et se réfugiadans une sombre caverne. De là surgissaient sessix têtes pour attraper leurs victimes au passagedes navires. Six des compagnons d’Ulysse furentainsi arrachés de leur bateau et dévorés. Plustard, Scylla fut transformée en rocher et c’est

Sirène ailée à queue de poissonDas Buch der NaturKonrad von Megenberg, 1482BNF, Réserve des livres rares, Rés. S-340, f.139 v°Cette gravure d’un livre d’histoire naturellecomposé vers 1350 témoigne du passagede la représentation d’une sirène à corpsd’oiseau à la figuration d’une belle jeunefemme à queue de poisson.

sous cette forme qu’Énée la verra lorsde son voyage vers l’Italie.Charybde et Scylla personnifient l’une untourbillon, l’autre un récif, dangers redoutéspar les premiers navigateurs grecs quis’aventuraient dans le détroit de Messine.

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