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Droit, déontologie et soin Mars 2004, vol. 4, n° 1 4 C HRONIQUES La suspension de peine pour raison médicale Une parenthèse de la peine contre une parenthèse de la santé Brice DE SANDOL-ROY Juriste spécialisé en droit de la santé, co-animateur de l’émission de radio, « Le droit dans la ville », sur Lyon première. « La peine d’emprisonnement subsistera mais sera conçue comme un traitement. On regardera le crime comme une mala- die et cette maladie aura ses médecins qui remplaceront vos juges, ses hôpitaux qui remplaceront vos bagnes. » Victor HUGO Résumé L’étude de l’article 720-1-1 du code de procédure pénale relatif à la suspension de peine revêt un intérêt certain en ce qu’elle oblige à s’interroger sur le sens de la peine, et sur le sens de l’incarcération. Aux termes de l’article 720-1-1 du code de procédure pénale 1 : « La suspension peut également être ordonnée, quelle que soit la nature de la peine ou la durée de la peine restant à subir, et pour une durée qui n’a pas à être déterminée, pour les condamnés dont il est établi qu’ils sont atteints d’une pathologie engageant le pronostic vital ou que leur état de santé est durablement incompatible avec le maintien en détention, hors les cas d’hospitalisation des personnes détenues en établissement de santé pour troubles mentaux. La suspension ne peut être ordonnée que si deux expertises médicales distinctes établissent de manière concordante que le condamné se trouve dans l’une des situations énoncées à l’alinéa précédent. 1. Inséré par la Loi nº 2002-303 du 4 mars 2002 publiée au Journal Officiel du 5 mars 2002.

La suspension de peine pour raison médicale

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Droit, déontologie et soin Mars 2004, vol. 4, n° 14

C H R O N I Q U E S

La suspension de peine pour raison médicaleUne parenthèse de la peine contre une parenthèse de la santé

Brice DE SANDOL-ROY

Juriste spécialisé en droit de la santé, co-animateur de l’émission de radio, « Le droit dans la ville », sur Lyon première.

« La peine d’emprisonnement subsisteramais sera conçue comme un traitement.On regardera le crime comme une mala-die et cette maladie aura ses médecinsqui remplaceront vos juges, ses hôpitauxqui remplaceront vos bagnes. »

Victor HUGO

Résumé

L’étude de l’article 720-1-1 du code de procédure pénale relatif à lasuspension de peine revêt un intérêt certain en ce qu’elle oblige às’interroger sur le sens de la peine, et sur le sens de l’incarcération.Aux termes de l’article 720-1-1 du code de procédure pénale1 : « Lasuspension peut également être ordonnée, quelle que soit la nature de lapeine ou la durée de la peine restant à subir, et pour une durée qui n’a pasà être déterminée, pour les condamnés dont il est établi qu’ils sont atteintsd’une pathologie engageant le pronostic vital ou que leur état de santé estdurablement incompatible avec le maintien en détention, hors les casd’hospitalisation des personnes détenues en établissement de santé pourtroubles mentaux. La suspension ne peut être ordonnée que si deuxexpertises médicales distinctes établissent de manière concordante que lecondamné se trouve dans l’une des situations énoncées à l’alinéa précédent.

1. Inséré par la Loi nº 2002-303 du 4 mars 2002 publiée au Journal Officiel du 5 mars 2002.

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Lorsque la peine privative de liberté prononcée est d’une durée inférieureou égale à dix ans ou que, quelle que soit la peine initialement prononcée,la durée de détention restant à subir est inférieure ou égale à trois ans, cettesuspension est ordonnée par le juge de l’application des peines selon lesmodalités prévues par l’article 722. Dans les autres cas, elle est prononcéepar la juridiction régionale de la libération conditionnelle selon lesmodalités prévues par l’article 722-1.Le juge de l’application des peines peut à tout moment ordonner uneexpertise médicale à l’égard d’un condamné ayant bénéficié d’une mesurede suspension de peine en application du présent article et ordonner qu’ilsoit mis fin à la suspension si les conditions de celle-ci ne sont plusremplies. Les dispositions de l’article 720-2 ne sont pas applicableslorsqu’il est fait application des dispositions du présent article. »Comme le relatait Mme Herzog-Evans2 la suspension de peine est unemesure de nature judiciaire qui permet de reporter l’exécution de la peine3

et ne concerne que les peines privatives de liberté.

I – Les dispositions de la loi

Depuis la loi du 4 mars 2002 qui a introduit l’article 720-1-1 au Code deprocédure pénale, une suspension de peine peut être accordée d’une part auxdétenus ayant une pathologie engageant un pronostic vital, d’autre part auxpersonnes dont l’état de santé est durablement incompatible avec la détention.

« Le pronostic vital » est à distinguer de la notion de « fin de vie » ou dela mort à très brève échéance4. Selon le professeur Barlet, on peut parler depronostic vital lorsque la vie du patient est menacée certainement dans un délaide 2 à 3 ans5.

C’est un délai qui peut paraître un peu long, mais cette loi n’a pas vocationuniquement à permettre à des détenus de passer leurs derniers instants hors deprison. Ainsi, en raison de son caractère humanitaire cette loi n’est pas ancréedans des situations d’urgence.

Toutefois, il peut y avoir des imprécisions dans le diagnostic, notammentsur l’espérance de vie des personnes malades ce qui est particulièrement difficileà gérer pour les juges d’application des peines.

2. Maître de conférence à l’Université de Nantes.3. La suspension de peine a été créée par la loi n° 75-624 du 11 juillet 1975. Elle a été judiciarisée par laloi n° 2000-516 du 15 juin 2000.4. Pour Martine Herzog-Evans « l’humanité ne consiste pas uniquement à éviter la mort en prison. Elle sup-pose que le mourant puisse passer un temps suffisant auprès des siens ou dans un environnement acceptable ».5. Concernant un autre détenu, les experts ont reconnu que le « pronostic vital était engagé », mais ontconclu qu’il pouvait vivre encore au moins cinq ans ! « C’est pourtant un mort-vivant, un cadavre ambu-lant », assure son avocate Catherine Lienard. «Il faudrait que les experts s’entendent sur leur définition dela “fin de vie”. Beaucoup continuent à penser qu’elle commence quand on a déjà un pied dans la tombe. »

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Le second critère, l’incompatibilité avec le maintien en détention, s’entendsous deux aspects. Le législateur désigne tout d’abord les personnes qui nepeuvent recevoir des soins de manière appropriée dans l’univers carcéral. Il viseensuite celles qui, bien que traitées adéquatement en détention endurent, du faitde leur réclusion, des souffrances particulières.

Selon un médecin inspecteur de la DDASS, un état de santé est durablementincompatible avec le maintien en détention lorsque la personne détenue ne peutplus vivre dignement et sans souffrance excessive là où elle est incarcérée. End’autres termes, il s’agit de situations dans lesquelles on constate une inadéqua-tion entre l’état de santé du détenu et le lieu de détention.

Ainsi il ne s’agit pas d’un état de santé qui serait d’une manière générale,in abstracto, incompatible avec la vie en détention, mais d’un état de santéincompatible avec un lieu particulier.

Cette position peut à première vue sembler difficilement acceptable. Eneffet, selon le lieu de sa détention, un détenu pourrait ou non bénéficier d’unemesure de suspension de peine pour raison médicale. Cependant, il faut recon-naître à cette mesure le mérite d’envisager la situation de façon concrète et prag-matique, et d’éviter ainsi une trop grande théorisation de cette loi qui, nel’oublions pas, a une vocation humanitaire.

Une telle loi ne peut s’appliquer qu’au cas par cas. Elle retient donc deuxhypothèses :

• soit le détenu est transféré dans une autre prison dans laquelle son étatde santé serait compatible avec les conditions de détention,

• soit il faudrait suspendre sa peine en raison de cette incompatibilité

Pour mettre en perspective le problème de l’adéquation entre état de santéet lieu de détention nous rappellerons que sur la région pénitentiaire il n’existequ’une seule cellule pour personne handicapée en fauteuil roulant !6 Effective-ment le professeur Barlet avait fait aménager une cellule à la maison d’arrêt deVillefranche sur Saône.

Ainsi la question de l’architecture des prisons est particulièrement impor-tante concernant le second point d’ancrage de la loi, un « état de santé dura-blement incompatible avec le maintien en détention (…) »7.

6. D’autre part, il n’existe, pas à ce jour, de statistiques déterminant le nombre de personnes qui devraienten bénéficier, or nous sommes à l’aube de la construction de nouveaux établissements pénitentiaires.7. Comme le soulignait le rapport du sénat Prison, une humiliation pour la République : « Parmi eux,certains sont physiquement dépendants, alors même que les établissements pénitentiaires ne sont pas faitspour accueillir un telle population. Non seulement les cellules ne sont pas adaptées, mais l’architecturedes établissements n’a pas été conçue pour des personnes invalides. Ainsi, il n’existe pas d’ascenseur etles distances à parcourir pour aller, au cours de promenades, aux parloirs ou encore aux unités de soinssont souvent importantes. Par ailleurs, dans les établissements spécialisés pour les personnes dépendantes,ces dernières bénéficient d’une personnel formé pour donner des soins. En prison, les détenus dépendants,impotents ou incontinents doivent se débrouiller tous seuls. »

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Il est intéressant de comprendre l’architecture des prisons, d’autant plusqu’elle semble être prise en compte par les magistrats. Effectivement, lors del’affaire Papon, les magistrats de la cour d’appel de Paris ont motivé leur décisionpar le fait qu’il « n’existe aucun établissement pénitentiaire spécialisé susceptibled’accueillir des détenus en fin de vie ou présentant de lourdes pathologies ».

Il est important de noter que la suspension de peine pour raison médicalene remet en rien en cause la condamnation ; il s’agit simplement d’une mesured’application des peines.

Il s’agit bien sûr d’une mesure particulière, parce que non limitée dans letemps. Mais la suspension de peine est révocable et le détenu devra respecter cer-taines obligations8 permettant aux autorités de vérifier que les conditions prévuespar le premier alinéa de l’article 720-1-1 demeurent remplies9. Ainsi, la suspensionde peine peut être remise en question si des expertises médicales déterminent quel’état du patient n’est plus contraire à son maintien en milieu carcéral.

L’individu bénéficiant d’une suspension de peine doit toujours pouvoir êtreen mesure de se soumettre à des contrôles et examens. Cette possibilité n’est pasun cas d’école et fut très médiatisée lorsque Maurice Papon fut convoqué ino-pinément le 23 janvier 2003 par le juge d’application des peines (JAP)10.

Cependant, on notera qu’il n’est pas mentionné que ces contrôles doiventavoir lieu de façon automatique et à des dates déterminées. Ils sont à la libreappréciation du JAP. C’est là une des spécificités de ce texte. Estime t-on qu’ilest incontestable que l’état de santé des personnes qui bénéficient de ces mesuresest incompatible avec leur maintien en prison, et cela au point de ne pas avoirà le vérifier de façon automatique ?

II – Les détenus concernés par les dispositions de la loi

Un élément important doit ici être précisé pour combattre une confusionsouvent faite : la loi ne prévoit aucune condition d’âge. Et contrairement à ce quela notoriété publique laisserait entendre, la mesure de suspension de peine pourraison médicale a essentiellement bénéficié à des détenus relativement jeunes.

8. On peut en donner trois exemples :– Établir sa résidence ou être hospitalisé dans un lieu ou un établissement déterminé par la juridiction ;– Se soumettre à toutes expertises médicales ordonnées par le juge de l’application des peines ;– S’abstenir d’entrer en relation, de quelque manière que ce soit, avec les victimes de l’infraction pourlaquelle il est condamné9. On retrouve ces obligations énoncées dans le décret n° 2002-619 du 26 avril 2002 modifiant le codede procédure pénale et complétant les dispositions relatives à l’application des peines.10. Ce dernier refusant de se rendre à la convocation pour raison de santé, le magistrat a désigné troisexperts médicaux pour examiner son état de santé dés le 24 janvier, et ce, quatre mois après sa remise enliberté pour raisons de santé.

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Pour ne parler que des premiers dossiers, en dix mois, seize personnes11

ont bénéficié de cette suspension de peine ; selon l’administration pénitentiaire,parmi ces seize détenus, six avaient plus de 60 ans. Ainsi, cette loi n’est pas faitepour répondre au problème particulier des personnes âgées en prison, ou toutau moins pas exclusivement. Le plus jeune détenu à avoir pu en bénéficier estune femme de 23 ans.

L’on pourrait citer plusieurs situations dans lesquelles l’application de cetteloi pourrait être envisagée. Des détenus qui ont des âges, des vies, des années dedétention, des raisons de détention différents mais pour qui une même question sepose : leur détention a-t-elle encore un sens ? On évoque souvent l’acharnementmédical mais ici il s’agirait davantage d’un « acharnement carcéral ».

Le premier exemple que nous donnerons est celui d’un grabataire de 85 ansqui ne quitte jamais son lit et est nourri par une sonde. Son corps est couvertd’escarres, il est décharné. Son unique occupation, aux dires du journaliste quia pu le rencontrer, est de fixer la porte de sa cellule, les yeux vides.

Le deuxième exemple est celui d’un homme de 43 ans, hémiplégique, sidéenet mutique. Les médecins comme les gardiens ont perdu tout contact avec lui.

Le troisième exemple concerne un homme sourd et sénile de 91 ans. Depuisla libération de Maurice Papon, il est aujourd’hui l’un des deux nonagénairesqui restent emprisonnés en France. Il se déplace en fauteuil roulant.

Enfin, un homme de 75 ans hurle. Il ne voit plus, ne sait pas où il est, nice qu’il fait là.

Ces quatre cas sont représentatifs de ce que Véronique Vasseur12 appellela « Cour des miracles ».

Il serait intéressant pour comprendre l’application concrète de cette loid’étudier la décision de la première suspension de peine.

Le 23 mai 2002, le JAP de Toulouse a accordé une suspension de peine àun détenu gravement malade du centre de détention de Muret, considérant quela détention ne saurait perdurer sans porter gravement atteinte à la dignité dela personne humaine.

Ce détenu était incarcéré depuis février 2000, c’est-à-dire deux ans avantcette mesure du JAP. Il souffrait d’une infection HIV13 au stade C. En raison de

11. Ainsi, comme le souligne le journal Le Monde du 4 novembre 2002 les magistrats ont commencé àfaire une application discrète, de la suspension de peine pour raison médicale (fin mai 2003, seuls 22 déte-nus en avaient bénéficié).12. Auteur du livre « Médecin chef à la Santé », Le Cherche-Midi Éditeur 2000.13. En 1999, selon un rapport, 1 003 détenus étaient atteints par le VIH, séropositivité et sida déclaré.Rapport de la direction générale de la santé, enquête à un jour donné, 1999.

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cette infection, il souffrait d’une atteinte cérébrale, pulmonaire et générale, etd’une paralysie de la jambe droite causée par un accident vasculaire survenu aucours de sa détention.

Dès le 28 mars 2002, il a demandé à bénéficier de la loi nouvelle.

Peu de temps après, deux expertises médicales étaient rendues. Selonl’Observatoire International des Prisons (OIP)14, les experts ne se sont pas éten-dus sur le pronostic vital, en revanche ils se sont accordés sur la lourdeur et lasévérité de la pathologie et sur l’incompatibilité entre l’état pathologique relevéet le maintien en détention en raison de la complète dépendance du détenu15.

Effectivement, et selon les dires de la direction du centre de détention deMuret, il se trouvait dans l’impossibilité de pourvoir seul aux actes minimauxde la vie quotidienne. Ainsi, une tierce personne lui était indispensable pourprocéder à ses ablutions, se rendre aux toilettes ou encore prendre ses repas.

L’incompatibilité résultait, en l’espèce, de la nécessité constante pour lemalade de bénéficier d’un auxiliaire de vie, service impossible à obtenir dans unétablissement pénitentiaire. Cette aide ne pouvait lui être apportée que par uncodétenu16.

L’une des difficultés est de savoir précisément combien de détenus en Francesont en « fin de vie », Combien sont impotents, aveugles, ou tétraplégiques ?

Le ministère de la justice s’en remet, pour les données médicales, au minis-tère de la Santé. Mais, Elisabeth Rousseau, l’une des responsables du service encharge de l’organisation des soins en milieu pénitentiaire, reconnaît qu’aucuneétude spécifique n’a été réalisée sur cette population. Ainsi, ce service ne disposed’aucune estimation relative au nombre de décès hors les cas de suicide. Aussiextraordinaire que cela puisse paraître, on ignore combien de personnes meurentà la suite de maladies en prison !

Certains estiment cependant ce chiffre à cent vingt décès17 par an, mais ceschiffres sont à prendre avec une extrême prudence. Pour Véronique Vasseur,l’absence de statistiques sur cette question en dit long sur l’intérêt qu’on luiporte en haut lieu, pourtant, selon elle, « il suffirait de contacter les unités médi-cales de chaque établissement pour avoir une liste précise de ces détenus ».

14. Journal de l’OIP Mars 2003 n° 30.15. L’article 720-1-1 prévoit qu’un détenu peut bénéficier de cette suspension de peine, soit en raison d’unepathologie pouvant engager son pronostic vital, soit que son état de santé est durablement incompatible avecle maintien en détention. Ces deux acceptions ne sont pas cumulatives. Une seule de ces conditions est suffisante.16. Effectivement cette prise en charge ne relève ni du rôle du personnel pénitentiaire ni du personnelmédical.17. Un malade pourra souvent bénéficier d’une grâce présidentielle lorsqu’il est en phase terminale et qu’ilne lui reste plus que quelques jours à vivre. Ce malade n’apparaît pas dans les évaluations du nombre dedécès en prison.

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Concernant les prisonniers dont « l’état de santé est incompatible avec ladétention » selon le ministère de la Santé, toujours aussi imprécis dans ses sta-tistiques, de 100 à 300 personnes seraient concernées. Elles sont incarcérés dansles différentes prisons de l’hexagone et sont prises en charge par les unités deconsultations et de soins ambulatoires (UCSA), implantées au sein de chaqueétablissement pénitentiaire. Ces unités ne peuvent pas gérer les cas les pluslourds. Ainsi, les détenus sont transférés en permanence dans les hôpitaux leplus proches.

III – Appréciation de la prise en charge médicale des détenus en prison

En 1993, le Haut comité de la santé publique publia un rapport18 sur lasanté en milieu carcéral.

Ce rapport insistait sur la nécessité de reconnaître la santé des personnesincarcérées comme un objectif de santé publique et soulignait la gravité des pro-blèmes de santé en prison. Il a été décidé, à la suite de ce rapport, de transférerla prise en charge sanitaire des détenus, du service public pénitentiaire au servicepublic hospitalier ; la prise en charge des détenus est à présent confiée à despersonnels hospitaliers marquant ainsi un changement d’acteurs.

L’objectif étant que les détenus puissent accéder de façon satisfaisante auxsoins, de la même façon qu’en milieu libre, grâce à une volonté politique à lahauteur du défi, ce transfert s’est concrétisé par la loi du 18 janvier 1994 relativeà la santé publique et à la protection sociale19. Cette loi est la manifestationd’une volonté politique appuyée par des moyens financiers importants20.

Ainsi l’offre de soins aux personnes incarcérées a été profondément remo-delée par la loi du 18 janvier 1994.

Les conditions matérielles et éthiques ainsi que la qualité des soins ont étéaméliorées. Il est désormais unanimement reconnu et admis que les personnesincarcérées ont un droit d’accès et de continuité des soins, identique à celui dureste de la population. Le détenu malade est considéré comme un patient à partentière21.

Cette loi a constitué une véritable révolution sanitaire dans le milieupénitentiaire.

18. Rapport Chodorge.19. Décret du 27 octobre 1994, circulaire du 8 décembre 1994 et son guide méthodologique.20. Notamment par une augmentation des personnels de soins et l’affiliation des détenus à l’assurancemaladie.21. Il est à noter que le livre de Véronique VASSEUR relate des faits antérieurs à cette loi. La situation adonc passablement changé depuis la publication de cet ouvrage.

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Selon le professeur Marc Gentilini22, elle a amélioré de façon spectaculairela prise en charge sanitaire de la population pénale, même si de nombreusesquestions, générales et ponctuelles, demeurent sans réponses ou nécessiteraientd’être précisées.

Certaines améliorations ne relèvent pas exclusivement des ministères de lajustice et de la santé, mais concernent également les ministères de l’intérieur etde la défense nationale, avec la mobilisation de policiers et de gendarmes (trans-ferts, surveillances des hospitalisés…).

D’autres, en revanche se rapportent exclusivement aux deux ministères(santé et justice) parmi lesquelles, notamment, les modalités d’organisation dessoins et les missions de prévention, les distributions de médicaments dans lescellules23, les conduites de patients menottés et/ou entravés aux consultationshospitalières, les relations nouvelles à promouvoir entre hôpitaux et prisons,l’amélioration de la situation sanitaire et sociale des détenus utilisateurs de dro-gues et/ou atteints d’une affection somatique grave, et la fin de vie.

Malgré ces points à améliorer, le premier bilan de la réforme, dressé enseptembre 1997 par la direction des hôpitaux, reste très positif.24

La loi du 18 janvier 1994 énonce cinq grands principes25 dont, notamment,le fait que :26

– les personnes incarcérées ont droit à la même qualité de soins que lapopulation générale ;

– et qu’elles doivent bénéficier d’une continuité de soins équivalente à celledont dispose l’ensemble de la population.

Ainsi, cette loi a intégré une nouvelle conception des soins aux personnesdétenues. L’équipe soignante hospitalière devient indépendante de l’administra-tion pénitentiaire. La mission du médecin auprès des détenus est celle d’un méde-cin traitant. La confidentialité de la relation médecin/patient relevant du strict

22. Problèmes sanitaires dans les prisons, sous la direction du professeur Marc GENTILINI, Flammarion. 23. Cette distribution de médicaments pose encore de nombreux problèmes, notamment en fin de semaineet les jours fériés dans les petits établissements.24. Bilan de la mise en œuvre des protocoles de soins conclus entre les établissements publics de santé etles établissements pénitentiaires dans le cadre de la réforme instituée par la loi du 18 janvier 1994.25. En outre, cette loi a déterminé les objectifs d’une politique de santé en prison, à savoir : améliorerl’accessibilité et la qualité des soins primaires, assurer la continuité des prises en charge dans toutes lesétapes du parcours carcéral, améliorer l’accès aux soins spécialisés en ambulatoire et en hospitalisation,développer la prise en charge des troubles psychiatriques, développer la prise en charge des adductions,dépister et traiter les infections VIH et les hépatites, prévenir l’aggravation des risques qui pourraientrésulter de l’incarcération.26. Autres principes : les programmes de santé publique doivent être mis en œuvre en milieu carcéral. Lapériode de l’incarcération doit permettre aux personnes incarcérées de préparer leur réinsertion sociale.La prévention et les soins qui contribuent au maintien de la santé participent de cette mission. Les autoritéssanitaires et les services de santé ont la responsabilité de la mise en œuvre des politiques de santé et del’organisation des soins dans les établissements pénitentiaires implantés dans leur aire géographique.

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secret médical est assurée, les règles de déontologie médicale s’appliquent plei-nement même si les impératifs de sécurité s’imposent à tous. Les personnels sani-taires et pénitentiaires ont des missions complémentaires. La santé des personnesdétenues implique une étroite collaboration entre ces derniers afin qu’une priseen charge globale puisse être assurée à chaque étape de la détention.

IV – La prise de décision de la suspension de peine

Ce seront évidemment les juges qui prendront in fine la décision. Mais ilsne peuvent prendre cette décision que conformément à deux expertises médicales.

Effectivement, le JAP ne peut accorder cette suspension en cas de contra-diction des expertises ou de conclusions négatives de celles-ci. En cela,l’article 720-1-1 du CPP est une entorse au principe de la liberté d’appréciationpar les magistrats des résultats d’expertises27.Car, même s’il est vrai que les jugesfont de plus en plus confiance aux expertises, ils ne sont généralement pas liéspar celles-ci.

Même si les experts rendent un rapport positif en vue de la suspension depeine, le juge n’est pas dans l’obligation de l’accorder. En effet, il va prendre enconsidération tout un ensemble d’éléments et appuiera sa décision sur des exper-tises psychiatriques et sur le dossier individuel du détenu. Il consulte certainsdocuments dont, notamment :

• Les certificats d’hospitalisation existants.• La décision de justice :

– Durée de la peine.– Jugement de condamnation.– Fiche d’écrou.– Rapport de détention.– Expertise psychiatrique

À travers ces documents, le juge cherche à évaluer la dangerosité de l’indi-vidu ; s’il présente le moindre risque pour la société il est peu probable qu’ilpuisse bénéficier de cette suspension de peine. L’analyse de la jurisprudence per-met de constater que le juge ne retient qu’une définition a minima de l’ordrepublic : « ne pas présenter un danger pour la société ».

Cela posera des difficultés notamment pour des détenus condamnés pourpédophilie. Même s’ils sont très malades ils peuvent toujours reproduire leuragissement. Le JAP appliquera donc avec parcimonie cette loi à leur égard.

Et, pour lui faciliter la tâche, les conclusions des experts doivent être trèsclaires dans la mesure où elles répondent par oui ou par non à l’existence d’une

27. Cour de cassation, chambre criminelle, 11 mars 1964.

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pathologie engageant le pronostic vital ou à un état de santé durablement incom-patible avec le maintien en détention.

De plus, les deux expertises doivent être concordantes, ce qui ne veut pasdire qu’elles doivent être identiques comme l’a montré le jugement du JAP deToulouse du 23 mai 2002. La concordance peut concerner l’une ou l’autre desdeux conditions, pronostic vital et incompatibilité.

V – La place de cette loi dans la société

On voudrait que certaines personnes n’aient jamais existé, on voudrait leséliminer. Mais désigner un être humain, peu importe sa qualité, son inconduite,son style de vie, comme un « déchet social » dont on pourrait se débarrasser,est passablement grave car ce phénomène est à l’origine de toutes les dérives, etpourtant c’est précisément la façon dont certains individus et certains groupessont définis et traités par l’opinion publique.

Cette attitude les transforme en victimes légitimes. Au lieu de susciterl’indignation, la sympathie et la compassion, leur victimisation évoque un soupirde soulagement exemplifié dans l’expression populaire « bon débarras ! » EzzatFattah28 dit de ces personnes qu’elles sont « socially expandable » c’est-à-dire« socialement inutiles ».

Dans les États totalitaires, ce sont les dissidents, les fauteurs de troubles, lesopposants au régime. Dans les sociétés capitalistes ce sont les « improductifs », ceuxqui sont des parasites et qui constituent un fardeau social mais, en premier lieu,ceux qui commettent des crimes29 et remettent ainsi en cause notre pacte social.Dans ce contexte, les détenus âgés ou malades sont les derniers des derniers.30

C’est sans doute pour cette raison que Dostoïevski écrivait : « on voit ledegré d’humanité d’une nation en regardant ses prisons ». C’est en s’interro-geant sur ce que la société arrive à conserver et à reconnaître d’humain danscelui qu’elle considère être le dernier des derniers que l’on peut voir la grandeurd’une nation.

La société française, après avoir supprimé le bagne ou la peine de mortaccepte d’assumer ces individus. En cela, l’article 720-1-1 dans le code de pro-cédure pénale est une réelle évolution du respect des droits de l’homme.

Assumer et respecter le dernier des derniers, c’est peut être cela la civilisa-tion ! Il ne s’agit pas de faire de l’angélisme, ni d’accorder les yeux fermés cettesuspension, mais la peine doit se retirer face à celui qui perd la vie.

28. Victimologue et criminologue.29. Sens de la peine et droit de l’homme. Actes du colloque international de l’ENAP, p. 42.30. La société doit-elle être généreuse avec celui qui la rejette. Doit-elle le réintégrer pour qu’il puissecontinuer d’exister. La société doit-elle amender ?

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VI – La place accordée à la victime

Cette problématique nous oblige à nous poser la question suivante « pourqui punit-on ? »

En fonction de la réponse, il est plus simple de comprendre quelle doit êtrela place de la victime dans notre système pénal.

S’agit-il seulement de la société s’exprimant par la voie du législateur pénalou s’agit-il de la victime qui instrumentalise le procès pénal pour obtenir ladimension symbolique de la réparation ?

La croissante prise en compte des victimes a fait apparaître l’importancede l’une des fonctions du procès pénal qui est de rompre le lien unissant l’auteurde l’infraction à sa victime en lui restituant son intégrité, dès lors que la sociétéla reconnaît précisément comme victime et en tire les conséquences à la foismatérielles et symboliques.

Symétriquement et dans un même mouvement, le procès pénal reconnaîtl’auteur de l’infraction comme délinquant en mettant en jeu sa responsabilitépénale. Il lui est ainsi restitué une capacité civique que la commission de l’infrac-tion niait d’une certaine manière et qu’il peut retrouver en assumant cetteresponsabilité. Cette prise de conscience de la nature de son acte et de sesconséquences constitue le préalable nécessaire au retour vers la loi commune etvers le contrat social.31

Mais le procès pénal ne se tourne pas uniquement vers ces deux acteursdu procès32. Les intérêts de la société et de la victime sont loin de coïncidernécessairement, d’où des incertitudes et des contradictions croissantes sur lafonction de ce procès.

Le processus répressif suppose que se succèdent deux temps.

• Celui de la séparation (non seulement de l’auteur et de la victime maisaussi du délinquant par rapport au corps social à travers sa condamnation).

• Celui de la réinsertion, de la réintégration du condamné par la prise deconscience de son acte qui lui permet d’assumer sa responsabilité pénale parl’effectuation de la peine qui n’a d’intérêt social que si elle assure le dépassementde la situation initiale de mise à l’écart.

Ainsi, il y a un temps pour la condamnation et un temps pour l’exécutionde la peine et l’on ne peut faire l’économie de l’un de ces deux temps, ni sou-mettre le second aux seules considérations qui affectent le premier.

31. De cela, la commission nationale consultative des Droits de l’Homme tire la conséquence que l’appli-cation de la répression pénale à des personnes que leur âge ou leur état médico-psychologique ne rend pasaccessibles à l’assomption de leur responsabilité est non seulement inique mais dépourvue de toute efficacité.32. Paul FAUCONNET : « Le procès est une cérémonie qui va permettre de purger l’émotion sociale ».

Page 12: La suspension de peine pour raison médicale

Brice DE SANDOL-ROY

Mars 2004, vol. 4, n° 1 Droit, déontologie et soin 15

Par conséquent, la sanction pénale ne doit jamais être définie initialementmais au contraire elle doit être susceptible de redéfinition permanente en fonc-tion de l’évolution du condamné. Tout détenu à vocation à sortir un jour deprison ce qui suppose une gestion de cette perspective dès le début de l’exécutionde la peine33. Le JAP reconsidère la peine du détenu en fonction de l’évolutionde sa personnalité et de son comportement tout au long de la détention. Cetterupture de lien entre victime et application de la peine est importante à men-tionner, car elle permet de regarder différemment la question de la suspensionde peine pour raison médicale34.

Cette rupture est nécessaire car, comme nous le disions antérieurement, lesobjectifs des victimes et de la société ne sont pas les mêmes. Lorsqu’un détenubénéficie d’une libération anticipée, au titre d’une réduction de peine35 pourbonne conduite, personne ne s’élève contre. Pourtant, il s’agit de récompenserun individu de son comportement en lui permettant de « régler son ardoisesociale » plus rapidement que prévu. Pour la victime, de telles congratulationset félicitations pourraient apparaître plus insupportables que celles de la libéra-tion pour raison médicale.

Par ailleurs comme le soulignait Alain Boulay36, pour que les victimespuissent tourner la page, elles ne doivent pas se préoccuper du sort de l’individuqui est en prison. C’est de la compétence de la justice.

La loi du 4 mars 2002 permet de faire prévaloir l’humanité sur le crime37.

33. Et cette gestion ne peut être qu’individualisée.34. Il existe de nombreuses mesures d’application de peine qui peuvent être prononcées au regard de lasanté d’un détenu, telles que : la libération conditionnelle, la semi liberté, la suspension de peine (défini àl’article 720-1 du CPP), la grâce présidentielle.35. Article 721 du Code de procédure pénale relative à la réduction de peine pour bonne conduite.36. Alain BOULAY président de l’association « Aide aux parents d’enfants victimes ».37. Expression de Robert BADINTER.