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Le Prisonnier Olivier Mesly 1 Le Prisonnier LE PREMIÈRE FUT JOUÉE EN FÉVRIER 2009 PIÈCE EN UN ACTE Le prisonnier Le garde Le prisonnier est un fervent religieux. Il ne porte pas de barbe et tient ses vêtements et sa cellule propres. Ses vètements et son sous-vêtement sont orange. Le garde a un sous-vêtement aux couleurs rouges, bleu et blanc, avec des étoiles. Toute la pièce se déroule à l'intérieur d'une cellule de prison. La pièce est vide de personnages. SCENE 1 : Entre le garde, qui ressemble étrangement au prisonnier, et qui traîne celui-ci par les aisselles, car le prisonnier est inconscient, visiblement victime de mauvais coups. On entend des cris de joie au loin. On entend aussi un air de Léo Ferré sur un poème de Verlaine, musique qui s’éteindra peu à peu. L'atmosphère est étouffante. Il n'y a pas de fenêtres. Un lit. Une petite table avec deux chaises. Un bol de toilette. Un évier. Une seule porte, avec une toute petite fenêtre qui laisse passer un rayon de lumière. Le garde traîne donc le prisonnier jusqu’au pied du lit, lui donne un petit coup de pied pour vérifier s’il est encore inconscient, puis se dirige vers la porte restée ouverte. De loin, on entend : LA VOIX : Tu viens ? LE GARDE : Partez sans moi !...Je vérifie que toutes les cellules sont belle et bien vides et je ferme la prison….pour de bon. LA VOIX : Tu veux qu’on t’attende ? LE GARDE : impatient Partez sans moi, vous dis-je ! Je veux faire comme le capitaine du bateau qui coule : je veux être le dernier à quitter ce navire du diable. UNE AUTRE VOIX : Tu es sûr ? LE GARDE : Partez, partez ! Laissez-moi seul quelques instants. Cinq minutes, pas plus.

La Table de Travail - Olivier Mesly · silence. Le garde, resté à l’intérieur de la cellule, en sort maintenant. Il revient quelques instants plus tard avec une ... monde et

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Le Prisonnier Olivier Mesly

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Le Prisonnier

LE PREMIÈRE FUT JOUÉE EN FÉVRIER 2009

PIÈCE EN UN ACTE

Le prisonnier Le garde

Le prisonnier est un fervent religieux. Il ne porte pas de barbe et tient ses vêtements et sa cellule propres. Ses vètements et son sous-vêtement sont orange. Le garde a un sous-vêtement aux couleurs rouges, bleu et blanc, avec des étoiles. Toute la pièce se déroule à l'intérieur d'une cellule de prison. La pièce est vide de personnages.

SCENE 1 :

Entre le garde, qui ressemble étrangement au prisonnier, et qui traîne celui-ci par les aisselles, car le prisonnier est inconscient, visiblement victime de mauvais coups. On entend des cris de joie au loin. On entend aussi un air de Léo Ferré sur un poème de Verlaine, musique qui s’éteindra peu à peu. L'atmosphère est étouffante. Il n'y a pas de fenêtres. Un lit. Une petite table avec deux chaises. Un bol de toilette. Un évier. Une seule porte, avec une toute petite fenêtre qui laisse passer un rayon de lumière. Le garde traîne donc le prisonnier jusqu’au pied du lit, lui donne un petit coup de pied pour vérifier s’il est encore inconscient, puis se dirige vers la porte restée ouverte. De loin, on entend : LA VOIX : Tu viens ? LE GARDE : Partez sans moi !...Je vérifie que toutes les cellules sont belle et bien vides et je ferme la prison….pour de bon. LA VOIX : Tu veux qu’on t’attende ? LE GARDE : impatient Partez sans moi, vous dis-je ! Je veux faire comme le capitaine du bateau qui coule : je veux être le dernier à quitter ce navire du diable. UNE AUTRE VOIX : Tu es sûr ? LE GARDE :

Partez, partez ! Laissez-moi seul quelques instants. Cinq minutes, pas plus.

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L’AUTRE VOIX : Cinq minutes, pas plus, parce qu’il y a la consigne. Et tu les aimes les consignes, toi ! (On entend des rires moqueurs)

LE GARDE : Partez fêter ! On a vidé la prison, il n’y a plus de prisonniers, il n’y a plus rien. Je veux être seul...pour me recueillir. LA PREMIÈRE VOIX : Comme tu voudras. Tiens, on te laisse des bouteilles de bourbon. Amuse-toi, solitaire à la con ! Les voix s’éloignent et en riant de lui. On entend des bouteilles qui cassent. Bientôt, le silence. Le garde, resté à l’intérieur de la cellule, en sort maintenant. Il revient quelques instants plus tard avec une bouteille de bourbon, qu’il commence à boire en regardant le prisonnier avec dépit.

SCENE 2 :

Long monologue en regardant le prisonnier, et le tapant du pied une fois de temps en temps pour vérifier s’il est réveillé, et en buvant du bourbon à pleines gorgées. LE GARDE :

Je veux juste cinq minutes, c’est tout ce que je demande. C’est pas trop demandé, non ? (au prisonnier inconscient) Toi, tu te réveilles, je te laisse partir, je te plante un couteau dans le gosier sous prétexte de légitime défense…tu cherchais à t’échapper. Un tout petit cinq minutes de plaisir. (Il rit) Je vaux bien ça, non ? Ca fait quatre ans que

tu m’en fais baver, obstiné comme tu es. Pas moyen de rien t’arracher. Tu es seul au monde et ta solitude te rend invincible. Et bien moi aussi, fripouille, je suis seul au monde. Je n’ai personne, personne ! J’ai passé une enfance minable à devoir réciter des poèmes romantiques pour satisfaire ma mère. (Il chante) « Voici venir les temps, où

vibrant sur sa tige, chaque fleur lalala…et langoureux vertige…mon âme est triste et noire, comme un cœur qui se fige, lalala ». Mon père alcoolique, garde tout comme moi, s’est tranché les veines pour se venger du monde. Ah ! Quel homme, oui ! Il se croyait un dur ; il m’écrasait dès que je versais une larme d’enfant. Et lui, du haut de son autorité suprême, s’est puni sans demander son reste. Allez savoir ! Tu crois que je suis devenu garde de prison pour le bonheur d’une petite famille ? Détrompe-toi ! C’est le hasard qui m’a entraîné ici, rien d’autre. Il fallait bien que je gagne ma vie. J’ai répondu à une annonce classée, dans le journal. Comment veux-tu que je fasse autre chose ? J’ai quitté l’école à treize ans. Garde, c’est un rôle, du reste, qui me va à merveille. J’obéis aux ordres, je ne me pose pas de questions. Je fais ce qu’on me dit de faire. Je suis les directives à la lettre ; je ne m’écarte jamais d’une consigne, d’un plan de travail. Je suis l’employé idéal. Le garde parfait ! Le hasard fait bien les choses ! Et de tous les hasards, c’est sur toi qu’il a fallu que je tombe. Un guerrier sans but, un combattant sans attaches, un mordu d’un Dieu qui te fait accepter les souffrances comme du pain béni. Je vais te faire payer cher ta désinvolture. Tu m’entends ? (il se penche et crie à l’oreille du prisonnier, toujours inconscient) TU M’ENTENDS ? Ordure. Qu’est-ce que tu m’en as fait baver. Oh ! Mais on ne s’est pas gêné non plus : privation de sommeil, humiliations, séances de torture, et tout le bataclan. Et combien tu as souffert lorsque, pendant des

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nuits entières, j’ai fait jouer dans ta cellule des chansons sur des poèmes de Verlaine et d’Aragon. Combien je t’ai torturé de musiques et de mots ! (Il rit) Tu es tellement mêlé dans ta petite tête de mordu de Dieu que tu crois fermement que tu es ici depuis huit ans. Huit ans ! Imbécile ! Ça fait quatre ans seulement, tu m’entends ? Espèce de comédien. On ne sait jamais si tu dis la vérité ou si tu ments. On ne sait jamais si tu joues un rôle ou si tu es sincère. On ne sait jamais à quoi s’en tenir avec toi. Tout va changer maintenant. Je vais faire de toi ce que je veux. Je peux faire de toi ce que je

veux. Cinq petites minutes de bonheur ultime : ma vengeance. Pouf ! Tu reviens à tes sens, je te dis que tu es libre, tu pars, je te coupe la gorge en légitime défense, dans le couloir qui mène à la liberté. C’est bien ça, le concept de légitime défense, non ? Un cadeau pour moi. Un couloir de liberté qui mène à la mort, oui ! (il boit à pleines gorgées, puis, dégouté de lui-même, s’assoit sur le lit.) Je ne suis rien. Je suis sans amis, sans famille. Je ne suis qu’un garde parmi d’autres. Et ces ivrognes sont partis sans avoir fait leur devoir, sans avoir vérifié chaque cellule, sans avoir fait le tri des prisonniers, trompés qu’ils sont tant par l’effet de l’alcool que par l’idée de quitter cette île maudite. Tu vois bien qu’on est semblable ? Tu es seul, je suis seul. Et pourtant, nous sommes dans la même cellule ; nous formons une même cellule. Mais voici : moi, je sais la vérité, et toi, tu n’en sais rien. Tu n’as pas besoin de le savoir que la prison a été vidée, que les « hautes autorités gouvernementales » (il dit ces mots avec sarcasme) ont changé

d’idée ! Qu’elles ont décidé de faire libérer tous les prisonniers, enfermés, paraît-il, depuis trop longtemps, sans justice adéquate. Je les encule toutes ces « hautes autorités gouvernementales », tu m’entends ? Ce ne sont pas elles qui, depuis quatre ans, pourissent dans cet enfer et torturent des mecs comme toi, sans jamais savoir si ce qu’ils disent, au bout du compte, est vérité ou mensonge, si ce qu’ils font est pour se foutre de ma gueule ou sincère. Quelle abomination tout de même ! C’est vraiment là la pire des tortures, la pire des impuissances : nous ne savons jamais si ce que nous vous extirpons par la violence est fabulation, et si, de ce fait, nous serons entraînés plus loin encore dans la débâcle. Car c’est bien cela une guerre : une débâcle. Alors, de ce point de vue, c’est toi qui a gagné, ordure. Nous avons gagné la bataille ; certes, mais tu gagnes la guerre. Regarde : je n’ai rien obtenu en quatre ans- pas une promotion, pas un aveu qui vaille la peine qu’on y croit, pas de lumière au bout du tunnel. Rien ! Chanceux va ! Toi, au moins, tu as mangé des baffes et tu m’as tenu tête. Moi, je n’ai tenu tête à personne : j’ai suivi les ordres à la lettre. Et bien aujourd’hui, tout ça, c’est fini. Je te liquide. Attention ! En bonne et due forme. « Légitime défense » pour satisfaire les « hautes autorités gouvernementales ». LA VOIX : du fond du couloir Tu viens, gringalo ? LE GARDE : sans se lever, criant LAISSEZ-MOI TRANQUILLE. PARTEZ ! (On entend des voix qui rient de lui et qui s’éloignent. À lui-même) À défaut d’avoir choisi d’être muté ici, sur cette île de malheur, il y a quatre ans, au moins j’aurai le plaisir de décider d’y rester. Je ferai ma bonne action : je libèrerai le dernier prisonnier, celui dont on avait perdu la trace par erreur, dans l’euphorie du moment. Mais moi, patriote ultime, je fais le tour des cellules, je vérifie chaque recoin, et découvre la bête noire, me défend, lui coupe la gorge. Bravo ! Bravo ! Médaille d’honneur ! Honte à tous ces gardes qui m’ont abandonné ici, et qui n’ont même pas vérifié la liste des prisonniers tant ils étaient saoul. Honte à eux ! (il boit profusément, puis jette la bouteille au pied de la porte, côté corridor, qui s’y fracasse ; il

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referme et barre ensuite la porte derrière lui. Il fait maintenant face au prisonnier, toujours étendu. Le prisonnier semble revenir à ses sens.) LE GARDE : Debout ! Le prisonnier se retourne, faisant dos au garde.

LE GARDE : Debout, crapule ! Le prisonnier l’ignore et commence à ronfler pour énerver le garde. Le garde s’approche et le frappe du pied. LE GARDE :

Je sais que tu es revenu à tes sens, l’agent orange. C’est ton jour de gloire. Va-t-en ! Le prisonnier cesse de ronfler, mais reste couché. LE GARDE : en tenant la tête du prisonnier Tu es libre, comédien à la con. Le prisonnier se retourne lentement et fixe le garde du regard.

LE GARDE : Prends tes choses… que dis-je ? Tu n’as rien ! (Il rit) Prends tes souvenirs et fous le camp. Il ne reste que cinq minutes, pas plus. Le prisonnier reste étendu et fixe le garde. LE PRISONNIER :

Libre ? LE GARDE : en tenant la tête du prisonnier entre ses mains Libre. Le prisonnier se retourne et se recouche sur le sol. LE PRISONNIER :

Vous ne pouvez pas me libérer. Seul mon Dieu peut me donner la déliverance. LE GARDE : reculant un peu Tu es libre. Tu quittes ce guêpier. Finie ta pénitence. En plus, ta femme t’attend. LE PRISONNIER : se retournant encore une fois Ma femme ? LE GARDE :

Elle a amené une bouteille de bourbon.

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LE PRISONNIER : Une bouteille de bourbon ? LE GARDE : Oui, alors on se dépêche, on ne fait pas attendre les bonnes dames. LE PRISONNIER : Ici, dans cet enfer … ma femme…avec une bouteille de bourbon ? Ça paraît incroyable, non ? LE GARDE : Un petit spécial, juste pour toi. (Il rit) Le prisonnier s’assied sur le lit et se gratte la tête. LE PRISONNIER : Ma femme… LE GARDE : se retournant, découragé, à lui-même Il m’agace. LE PRISONNIER :

… avec une bouteille de bourbon. LE GARDE : se retournant et faisant face au prisonnier, en criant et montrant la sortie du doigt

SORS FAINÉANT ! LIMACE ! Le prisonnier se recouche, sur le lit cette fois. LE PRISONNIER : Qu’est-ce qui presse ? Votre Dieu ne vous a-t-il pas donné du temps ? LE GARDE :

Ma journée finit dès que je te libère, voilà ce qui presse. J’ai un rapport à écrire ! LE PRISONNIER : Je ne me rapporte qu’à mon Dieu. LE GARDE : en s’approchant de façon menaçante du prisonnier Un coup de pied au derrière, c’est ça que tu veux ? LE PRISONNIER : se rasseyant Il faudrait vraiment que vous trouviez quelque chose d’autre, Monsieur le Garde. Les coups de pied au derrière, vous m’en avez tellement donné depuis huit ans que je m’en ennuie comme on s’ennuie dans un cimetière. LE GARDE : rêvassant

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Huit ans de coups de pied au cul ! LE PRISONNIER :

Huit ans vous dites? Et pas une accusation, pas de procès. Rien. Que des coups de pied au derrière… Ça se fête ça, non, Monsieur le Garde ? LE GARDE :

Comment « ça se fête » ? LE PRISONNIER : Je ne vais pas quitter mon tortionnaire sans festivités. Ce serait indécent. Allez chercher la bouteille de bourbon pendant qu’il est encore temps, si elle existe vraiment. On se l’ouvre entre amis, en vrais complices du bagne. LE GARDE : qui est sur le point de sortir et se retourne vers le prisonnier

Et ta femme, l’agent orange, qu’est-ce qu’elle va dire, ta femme ? LE PRISONNIER : Elle peut bien faire preuve de patience. Cinq minutes, ce n’est rien face à huit ans d’abstinence. LE GARDE : Abstinence mon oeil. Tu crois, ordure, qu’elle ne s’en est pas tapé des mecs, un après l’autre ? LE PRISONNIER : Raison de plus pour fêter. Je suis un guerrier, moi. Je n’ai pas de femme. Je vous ai menti. Je disais ça pour vous faire plaisir. Je suis seul. Vous le savez très bien. Je vous ai inventé cette histoire de femme pour vous donner de quoi tenter de me torturer. Je n’ai pas de femme. Je suis seul. Vous ne connaîtrez de moi jamais qu’une seule chose certaine : mon Dieu. C’est tout. Pourtant, vous êtes la seule personne au monde en qui je peux avoir confiance. Vous, je vous connais. Ça fait huit ans que je vous vois, chaque jour. Huit ans, vous dites… 96 mois, plus de 2 380 jours, plus de 69 000 heures…Pourquoi ne pas festoyer ? LE GARDE : en regardant sa montre Je termine ma journée dans deux minutes. Je te prie de sortir. Pars ! LE PRISONNIER : en se recouchant, faisant dos au garde

Pas sans NOTRE bourbon ! C’est mon dernier désir. Après tout, si le bourbon coule dans les cellules, c’est qu’il y a une intervention divine. C’est étrange, ça, du bourbon dans une prison. Ça se fête, non ? LE GARDE : Ce n’est pas du bourbon que je vais aller chercher, c’est du renfort. LE PRISONNIER : Ce serait bien triste.

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LE GARDE : s’approchant du prisonnier, le tenant par la tête Quoi ? Qu’est-ce qui serait bien triste ? LE PRISONNIER : Vous voulez finir votre carrière dans la risée de vos confrères ? Ils en dresseraient toute une liste de vos bévues, de vos désirs, de vos misères ! LE GARDE : ne comprenant pas La risée ? LE PRISONNIER : se retournant, se levant et parlant au nez du garde

Vous ne voudriez tout de même pas que tout un chacun sache qu’il vous faut du renfort pour mettre un prisonnier dehors ? Ça ne serait pas tellement bien vu. Ça ne se fait pas ! Pourquoi détruire huit ans de coups de pied au cul ? Il en faut du courage pour s’en prendre aux innocents ! Pensez un peu à votre carrière, « Mooonsieur le Garde ». Ils sont tous là, dehors, comme des requins, qui n’attendent que l’un d’entre vous s’embrouille pour se divertir. LE GARDE : sur la défensive Tu te fous de ma gueule ? (Saisissant le prisonnier par le bras). Allez ! On sort ! LE PRISONNIER: résistant Je ne vous laisserai pas…. (Se détachant de l’emprise du garde) Non ! Ça ne se

passera pas comme ça. Vous êtes devenu, au fil des ans, mon seul lien humain, ma seule bouée de sauvetage, ma seule fenêtre sur le monde- un monde sauvage. Vous êtes mon moi, mon tout, tout à la fois. LE GARDE : confus Qu’est-ce que tu racontes ? Tu te fous de ma gueule, c’est ça ? LE PRISONNIER : toujours debout, en sentant l’haleine du garde, puis en tournant le dos au garde Ça vaut bien un petit verre de bourbon. Pouah ! Vous êtes déjà à moitié ivre. LE GARDE : impatient

Tu commences à m’énerver. SORS ORDURE ! LE PRISONNIER : criant et rétorquant JE NE SORTIRAI PAS. C’est MA cellule, ce sont MES murs ! C’est MA liberté. Je peux en faire ce que je veux. À quoi bon la liberté si on est obligé de répondre à l’appel des autres ? Je garde mon indépendance, gardez la vôtre. LE GARDE : criant, en regardant sa montre

Tu m’emmerdes. SORS ! J’ai un rapport à écrire. J’ai un plan à respecter. Il me reste une minute ! LE PRISONNIER : se retournant, se penchant vers l’avant et baissant ses pantalons Allez, un coup de pied au derrière ! C’est bien cela mon sort, que d’être un martyr !

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LE GARDE : insulté, en sortant Tu vas me le payer. Soit ! (Il sort puis réapparaît dans le cadre de porte) Cinq minutes, pas plus. (Il sort et ferme la porte de la cellule).

LE PRISONNIER : Dieu soit avec vous, geôlier, car il voit tout et a tout vu.

SCÉNE 3

Le prisonnier installe les deux chaises face à face autour de la petite table. Il s’assied sur une des chaises et attend. LE PRISONNIER: C’est vrai à la fin, quoi. C’est tout ce qui me reste, ici, jouer sur la confusion, lui faire croire que je sais quand je ne sais pas, que je ne sais pas quand je sais, que je suis ici depuis huit ans et que j’ai une épouse, que je le crains quand je ne le crains pas, que je n’ai pas peur quand je tremble d’effroi. C’est tout ce qu’il me reste : la comédie humaine, la grande tragi-comédie humaine. Il en est confus, il m’obéit sans le savoir. Il change d’idée comme de chemise, sans même s’en rendre compte. Après tout, je suis ici par erreur. On m’a pris comme prisonnier par erreur, là-bas, dans les montagnes de l’Asie centrale : j’ai eu la malchance d’être au milieu d’une bataille alors que je n’étais qu’un étudiant sans histoire. Mais lui faire comprendre la vérité ! C’est une tâche impossible. Il faut bien qu’il se justifie. Alors je joue le jeu. Je vais lui faire payer sa violence physique par une violence de l’esprit. Ainsi Dieu l’aura voulu, et il n’y a rien de plus grand que Dieu. Je vais jouer son jeu jusqu’au bout, car il ne sait pas que je sais. Il ne sait pas que j’ai tout entendu : je suis le dernier prisonnier ici, certes, mais lui aussi le sera. Nous mourrons ensemble- ce sera là la plus fantastique des revanches. Le garde entre avec une bouteille de bourbon et deux verres. Le garde ne dit pas un mot, mais regarde le prisonnier d’un air de reproche. Le prisonnier ne dit rien non plus. Il attend que le garde s’assoie. Les deux se regardent les yeux dans les yeux. Le garde flanche et parle le premier. LE GARDE : Tu la voulais ta bouteille de bourbon, la voici. LE PRISONNIER : Et ma femme ? Qu’est-ce qu’elle a dit, ma femme ? LE GARDE : Ne fais pas le con. Tu es seul. Tu n’as pas de femme. Tu as perdu tous tes amis quelque part dans des montagnes lointaines. Ta vie accuse un interminable retard. LE PRISONNIER : En ouvrant la bouteille de bourbon Je suis loin d’être seul, Monsieur le Garde. LE GARDE : Huit ans à moisir dans ce coin maudit entre la Terre des espoirs et celle du communisme d’un vieil âge, sans une seule lettre, sans un cri, sans un seul coup de

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téléphone, sans une requête du monde extérieur pour savoir où tu en es avec ta vie d’otage. Ah ! (il rit) Elle est bien bonne ! LE PRISONNIER : en versant du bourbon dans le verre du garde Vous voyez bien que je ne suis pas seul. Regardez : nous partageons une bouteille de bourbon. LE GARDE : de mauvaise humeur, en tenant la main du prisonnier C’est bien pour te faire plaisir, l’agent orange. Je me l’étais réservée, cette bouteille, juste pour moi, pour célébrer ta remise en liberté. J’ai un plan pour toi. Il va te faire plaisir. (Il rit) Je te jète dehors, je te mets à la porte, sans lendemain et sans aucun

vêtement de rechange ! LE PRISONNIER : Buvez. LE GARDE : Il faut dire que tu nous en as fait baver avec ta tête dure...Je me suis attaché à toi, en quelque sorte. LE PRISONNIER : en levant le verre, mais sans boire Tout ça, c’est du passé ! LE GARDE : Avec tous ces règlements internationaux, c’est nous, les hommes de loi qui avons les mains liées, qui portons les chaînes, pas vous, les prisonniers de Terres étrangères. LE PRISONNIER : Allez, buvez. Videz-vous le coeur ! LE GARDE : en buvant beaucoup

Si c’eut été de moi, ton cas aurait été réglé depuis longtemps. On en est rendu où il faut remplir un rapport pour chaque ecchymose, chaque coupure, même invisible, chaque ligament déchiré et chaque os brisé. C’est d’un risible odieux ! LE PRISONNIER : C’est mon seul plaisir, ici…de savoir que ma misère vous en fait baver. Dieu m’a donné la force de résister comme l’eau défie les coups de marteau. (Silence, puis à voix basse) Votre impuissance est en quelque sorte mon paradis. LE GARDE : Et il faut que tu fasses une scène avant de sortir. Qu’est-ce que tu m’en fais baver ! (court silence) Dis-moi, le bourbon, c’est permis dans ta religion ?

LE PRISONNIER : Ma religion, c’est le respect mutuel, nulle autre chose, (Il pose son verre plein sur la table) car mon Dieu est conscient de tous les gestes que l’homme pose. Il est omniscient et accepte le repentir. (Court silence) Sachez que son coeur est comme une

immense citadelle.

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LE GARDE : en buvant à grandes gorgées Ah ! Quelle blague ! Alors, monsieur respecte les autres en faisant exploser des bombes parmi les civils innocents ? LE PRISONNIER : en se levant Je ne crois pas qu’aucune accusation ait été portée contre moi, encore moins que des preuves irréfutables aient été soumises à qui que ce soit. Oui, sur moi vous avez main mise, mais rien ne m’enlèvera ma foi. C’est par la foi que je brise la solitude, c’est par elle que je résiste aux coups. LE GARDE : en se levant lui aussi Peu m’importe ! Ce n’est pas tes petites attaques minables qui comptent. Ce n’est pas toi qui comptes (Au nez du prisonnier). Tu es retenu ici, tu es mon prisonnier ; c’est ça le message. LE PRISONNIER : surpris Le message ? Quel message ? LE GARDE : en se retournant, bouteille à la main, enjoué Le message qu’on envoie à tous ceux qui sont là, dehors, remplis de rage, et qui, comme toi jadis, complotent contre notre démocratie, contre notre liberté fondamentale. LE PRISONNIER : en riant avec sarcasme Ah ! Quel genre de message comptez-vous véhiculer? Vous l’avez dit vous-même : je ne suis rien. Je ne connais personne et personne ne me connaît. Je suis un pur étranger. Qu’est-ce que ça peut bien faire à monsieur Tout-le-Monde ou au président du Tourloutoutan que je périsse sous la torture ? Je ne vaux pas plus que de la moisissure. LE GARDE : en riant avec sarcasme Très bien, alors écoute-moi : dans ce cas, ce n’est pas ce que ça leur fait à eux, c’est ce que ça me fait à moi. Qu’est-ce que tu en dis de celle-là ? Qu’est-ce qu’en dit ton Dieu minable ? LE PRISONNIER :

Et qu’est-ce que que ça peut bien vous faire ? LE GARDE : Ça me fait du bien, voilà ce que ça me fait. J’obéis aux ordres, moi, monsieur. J’ai un plan à suivre, un plan dont je ne dérogerai pas. Je suis un garde exemplaire, moi. Voilà ! LE PRISONNIER : Autant frapper le vent à coups de balai ! LE GARDE : menaçant Tu veux que je t’en donne toute une ? LE PRISONNIER : se retournant, baissant ses pantalons

Allez-y ! Bottez-moi le derrière ! Vous avez à ce jeu tant d’adresse !

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LE GARDE : à demi- ivre, se retournant Tu n’en vaux pas la peine. LE PRISONNIER : insistant ALLEZ-Y ! Je m’ennuie. Je tends même l’autre fesse. LE GARDE : qui s’apprête à le botter, mais s’arrête au tout dernier moment, en trébuchant Tu ne me diras pas quoi faire, fripouille. LE PRISONNIER : en remontant ses pantalons Rasseyons-nous…après tout, nous étions sensés fêter, non ? LE GARDE : En se rasseyant péniblement

Quel minable tu es, l’agent orange, tu en es réduit à quémander des coups de pied au cul. Tu me fais pitié. Tu me fais honte. LE PRISONNIER : en souriant

Il n’y a pas de sot métier. LE GARDE : en regardant sa montre Il est temps que tout ça finisse. Je dois écrire mon rapport. Il était dû hier et…je dois rentrer à la maison. LE PRISONNIER : Des enfants ? LE GARDE : se calmant, plutôt mélancolique De quoi je me mêle ? (Silence. Il boit) Disons trois. LE PRISONNIER: Vous vous rendez compte ? LE GARDE:

De quoi ? LE PRISONNIER : C’est un peu inégal, non ? LE GARDE : en se levant et titubant, impatient Quoi donc, diable ? LE PRISONNIER : Vous pensez que savez tout de moi- mon nom, mes études, ma nationalité, mes défauts, mes goûts, mes heures de repos. Tout. Il n’y a, de moi, que mon Dieu que vous n’avez pu atteindre, car il est inatteignable. Vous savez que j’habitais un hameau de l’Asie centrale. Vous savez que j’ai joins les forces de résistance pour faire valoir l’indépendance de mon peuple, ou du moins, c’est là votre conviction, la raison de tout

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ce non-sens. Vous savez que je vous déteste plus que tout. Vous savez que je suis seul, que mes parents ont été massacré par vos forces militaires, sous mes yeux, alors que j’avais quatorze ans. Vous savez que je n’ai aucune éducation, ou du moins le croyez-vous. Vous savez tout de moi. LE GARDE : C’est normal. Tu es ma proie. LE PRISONNIER : Et seulement aujourd’hui, après huit ans de cachot, huit ans à vous fréquenter presque chaque jour ou presque chaque nuit, seulement aujourd’hui, j’apprends que vous avez trois enfants. C’est bizarre, j’avais l’impression que vous étiez seul, vous aussi. Je perds tout ici : la notion du temps, la suite des événements. Mais plus je me perds, plus je me rapproche de mon Dieu. LE GARDE : impatient, toujours ivre, bégayant plus que jamais Qu’est-ce que ça peut bien te faire que je sois marié ou pédé, que j’aie trois enfants ou un crapaud, un chien et quatre tortues ? LE PRISONNIER : Vous auriez quand même eu plus de plaisir à me faire souffrir en comparant votre vie dodue à la mienne ! LE GARDE : en buvant et en sortant une autre bouteille de l’intérieur de sa chemise, qu’il se met à boire allègrement Ce n’est pas bête du tout, ça. On devrait peut-être tout recommencer du début. LE PRISONNIER : Pourquoi m’avoir caché cela ? Nous sommes en quelque sorte des amis après tout. Nous sommes des amis dans la haine. Nous sommes des amis de la haine. LE GARDE : se voulant rigolo, en levant son verre Faut pas exagérer, l’agent orange. Faut pas exagérer. LE PRISONNIER :

Qui avez-vous d’autres ? Une femme, trois enfants, et puis ? Vos parents ? LE GARDE : se calmant, mélancolique Ce n’est pas de tes affaires. (Silence. Il boit) Disons qu’ils sont décédés.

LE PRISONNIER : Des amis ? LE GARDE : Fous-moi la paix ! Il est temps que tu partes. LE PRISONNIER :

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C’est formidable quand même ! Vous passez plus de temps ici qu’avec votre famille et vous ne voulez pas tisser des liens- partager, vous ouvrir. Craignez-vous que l’on vous aime ? LE GARDE : en s’asseyant, un peu débouté Qu’est-ce que ça peut bien te faire ? Tu m’emmerdes. LE PRISONNIER : tournant autour du garde Vous vous entendez avec votre femme ? LE GARDE : la tête basse Quand je suis ici, en prison, oui. (il rit nerveusement, aux trois quarts ivre) Quand j’ai une femme, oui ! LE PRISONNIER :

Je parie que vous avez très peu de patience pour vos enfants. Vous n’aimez pas votre rôle de père. LE GARDE :

Les enfants appartiennent à leur mère et comme tu le dis si bien, j’appartiens à mon Dieu à moi. Tu as ton Dieu à toi, j’ai mon Dieu à moi. Il est temps que tu partes. Tu m’emmerdes. Les cinq minutes sont écoulées. LE PRISONNIER : en constatant Alors, vous préférez être ici que là, dehors, avec vos proches ? LE GARDE : vraiment saoul, en tenant les cheveux du prisonnier de la main droite

C’est toi, mon proche, le reste me pèse. Je n’aime pas la liberté…c’est à la peur que je m’accroche. LE PRISONNIER : versant le reste du bourbon dans le verre du garde

Vous voyez bien qu’on est des amis. Nous sommes unis par le destin. Nous partageons la même demeure, nous partageons presque les mêmes pleurs. Je mange la soupe que vous m’apportez. Je dors aux heures que vous me dictez. Je dis les choses que vous voulez entendre, surtout sous les coups de poing que la colère engendre. Je partage tous les moments importants de votre vie. Je suis votre frère dans l’âme, je suis votre inséparable ami. LE GARDE : prêt à s’endormir

Il ne faut pas exagérer. Tu es mon prisonnier, l’agent orange, ne l’oublie pas. LE PRISONNIER : Je suis votre proie. LE GARDE : en s’endormant tranquillement dans sa chaise… …oui, exactement…ma proie…tu es ma proie, tu m’entends ?...ma proie… LE PRISONNIER :

Votre famille est votre proie.

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LE GARDE : Ma …famille…ma proie… LE PRISONNIER : Vos enfants sont votre proie. LE GARDE : Mes… enf…mon rapport admin… (il s’endort, complètement saoul, et tombe à terre) Le prisonnier regarde le mur où sont inscrites de multiples barres traversées de lignes obliques. LE PRISONNIER: Huit ans ? C’est pourtant ce que ces barres disent. 96 mois. Est-ce possible ? Comment vraiment savoir ? En quelle année sommes-nous ? (En riant de lui-même) Qui suis-je pour douter de la course du temps ? Un fou ? Dieu seul le sait... Huit ans tout de même. Un an… sans doute. Quatre… très possiblement. Huit ans ? Je me doute bien que ça fait quatre ans que je suis retenu ici, contre mon gré, sans explication aucune. Mais comment vraiment savoir ? Je n’ai même pas de miroir. Je ne suis plus que ce que ces quatre murs me disent que je suis. Mon âme est tapissée là, avec de la suie, en forme de barres droites et obliques. Elle s’étend à nu, sans rien avoir à cacher, à la fois forte et mélancolique. Et puis, peu importe. Au jour de ma mort, mon âge n’aura aucune importance. Je frapperai à la porte d’un univers d’opulence. Je ne serai que ce que je suis au moment du transfert entre l’inconnu de ce monde et l’inconnu d’un autre monde, sûrement un jardin béni. Un autre milieu plus certain que celui qui m’entoure, qui me ceinture de quatre murs gravés de mon sang, un milieu plus vivant que ces tortionnaires philosophes qui se présentent à moi comme des vautours. Tous et chacun se prétendent de l’ultime savoir (Il place la bouteille de bourbon sur la petite table avec les deux verres). Peu m’importent les heures, les jours et les années. Voici mon cercueil qui se referme lentement sur moi. Voici mon terroir dont j’ai pris la terrible habitude. Mon corps s’affaiblit, usé par la vieillesse et la violence, mais au jour du jugement dernier, je connaîtrai la délivrance et serai lavé de toute décrépitude. C’est ici que je mourrerai- c’est écrit dans la palme de la main de Dieu. C’est ici que se terminera ma vie, et j’emmènerai avec moi cet homme décadant, gonflé par sa misère et son désespoir d’être. Je le punirai pour l’éternité ! Et moi, je resterai l’étranger parfait, à tout jamais, à la grâce de Dieu. La lumière se tamise, puis après un long moment, renaît, comme si c’était le lever du jour.

SCÈNE 4 LE GARDE : se réveillant, mais toujours confus, au prisonnier Qu’est-ce que tu fais là ? Le prisonnier se moque de lui, fait semblant d’avoir peur, court de façon désordonnée à l’intérieur de la cellule comme une poule à qui on a coupé la tête, puis se terre dans un coin, en feignant d’être apeuré, en tremblant.

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LE GARDE : s’approchant de façon menaçante du prisonnier Je t’ai posé une question. Arrête de faire le con ! LE PRISONNIER : jouant toujours le jeu de l’apeuré Il y a eu des erreurs de documents. Vous ne pouvez pas me laisser partir. Tout doit être réglé demain si c’est la volonté de Dieu, car Dieu est l’ultime responsable de mon destin. LE GARDE : en regardant la bouteille de bourbon Qu’est-ce que… ? LE PRISONNIER : Du bourbon. LE GARDE :

Qu’est-ce que ça fait là ? LE PRISONNIER : Vous l’avez laissé sur la table. LE GARDE : Laisser une bouteille de bourbon vide dans une cellule !… (il s’approche du prisonnier et sent son haleine) Tu as bu ? LE PRISONNIER : apeuré Non, non ! LE GARDE : qui sent l’haleine du prisonnier et lui flanque une gifle violente Tu as bu ! LE PRISONNIER : qui reste à terre

Allez-vous faire voir ! LE GARDE : en frappant le prisonnier encore une fois Tu en veux une autre ? LE PRISONNIER : étendu à terre Oui, frappez-moi si vous en avez envie ! LE GARDE : Je vais le régler, ton compte. LE PRISONNIER : le défiant

FRAPPEZ-MOI ! Le prisonnier et le garde s’examinent, comme deux bêtes traquées, prêtes à l’attaque. Le prisonnier tremble de peur et s’échappe vers un autre coin. LE GARDE : en pointant vers la bouteille de bourbon

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Qu’est-ce que c’est que ça ? (revenant lentement à la réalité) Qu’est-ce qui s’est passé ? Je suis en train de perdre la boule. LE PRISONNIER : Vous vous êtes endormi. LE GARDE :

C’est un monde de guignols, ici : les gens dorment, les gardes sont soumis aux procédures administratives et les prisonniers sont libres de boire de l’alcool. LE PRISONNIER :

Le monde est à l’envers depuis que des étrangers comme vous les gardes du monde libre, ont décidé de nos avenirs, à nous, les prisonniers des Terres lointaines. LE GARDE : en s’asseyant, tentant de se réveiller pleinement

Il est temps de t’en aller, je ne te veux plus près de moi. Va-t-en. Tu es libre. Tu me dégoûtes. LE PRISONNIER :

Je reste. Les autres prisonniers ont besoin de moi. Oui, il y a entre vous et moi deux Dieux qui nous séparent à l’infini, mais il y a entre eux et moi un Dieu qui nous unit pour toujours. LE GARDE : Il est temps de partir, tu m’entends ? Je n’aurais jamais dû accepter de partager le bourbon avec toi. Revenons à notre relation initiale. Tu le dis si bien depuis des semaines entières : je suis puissant car je suis inhumain et tu es puissant car tu crois à une force surhumaine; tu te crois Dieu là où je suis animal. LE PRISONNIER : Les choses ont beaucoup trop changé, Monsieur le Garde. LE GARDE : se levant presque, revenant à ses sens Qu’est-ce que tu veux insinuer, petit impertinent ? LE PRISONNIER : Tout le monde vous croit parti. Personne ne s’attend à ce que vous vous trouviez ici. LE GARDE : en s’opposant et montrant la porte

Je n’ai qu’à partir ! LE PRISONNIER : Tout le monde vous croit parti ! (en montrant l’heure sur la montre du garde) Vous avez

vu l’heure qu’il est ? Partir, à présent, c’est recevoir la foudre de vos collègues et de vos supérieurs. Comment expliqueriez-vous votre présence, ici, à cette heure ? Votre tour de garde est terminé depuis longtemps. LE GARDE :

Pars. J’en ai assez de cette rigolade. Si tu savais ! J’ai un plan à respecter. Pars !

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LE PRISONNIER : Vous êtes coincé ici. LE GARDE : Je ne suis pas coincé. Je suis libre. Tu es libre. Dieu est libre. Nous sommes libres.Tu pars. LE PRISONNIER : lentement, en s’approchant du garde Vous êtes mon prisonnier. LE GARDE : se levant, allant regarder par la petite fenêtre de la porte de la cellule Laisse-moi tranquille. Silence. LE PRISONNIER : Combien d’années ai-je vraiment passé ici ? LE GARDE : se retournant et faisant face au prisonnier Huit. LE PRISONNIER : se fâchant

Je ne vous crois pas. Combien ? Combien d’années ? LE GARDE : se fâchant lui aussi HUIT ! LE PRISONNIER : JE NE VOUS CROIS PAS ! …Regardez-vous, vous n’avez pas vieilli de huit ans, vous avez vieilli de cent ans. Le temps qui passe nous trompe tous les deux, je vous l’assure, le temps qui stagne est un terrible jeu. LE GARDE : Huit, te dis-je. Qu’est-ce que ça peut bien faire ? J’en ai ras le bol de toute façon. LE PRISONNIER : se rapprochant du garde En quelle année sommes-nous ? En quelle saison ? Il n’y a dans cette cellule aucune fenêtre qui puisse me donner accès au monde extérieur; je ne connais le temps que par la suie des murs. LE GARDE ; esquivant le prisonnier Qu’est-ce que ça peut bien faire ?...Je suis si fatigué. LE PRISONNIER : insistant En quelle année sommes-nous ? LE GARDE : en tournant son dos au prisonnier

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Je n’en sais rien. J’ai perdu le fil du temps. (se retournant) C’est moi qui pose les questions, tu m’entends ? LE PRISONNIER : MENTEUR ! Dites-moi la vérité ! LE GARDE : se défendant

Du respect, pauvre abruti, tu m’entends ? Tu crois qu’on s’amuse ici, sur une île pauvre grugée tout à la fois par l’envie animale et l’abandon ? Tu crois que j’en ai une vie de famille ? Tu crois que je passe mes soirées à me prélasser au soleil tropical ? Tu m’exaspères. Laisse-moi, laisse-moi tranquille ! Tu es en train de bousiller mon plan ! LE PRISONNIER : lentement, presque sadiquement L’île de la solitude n’est pas autour de vous, elle est en vous, monsieur le Garde. C’est une île au milieu du néant, une île de sable mouvant, une île sans oasis, qui vous assèche de l’intérieur, une île qui vous prive de tout, même de candeur. Long silence. LE PRISONNIER : en s’asseyant sur le lit Puisque nous sommes condamnés à vivre ensemble, ne serait-ce qu’une nuit, autant apprendre à nous endurer. Venez vous asseoir. (Le garde hésite) Venez ! (Le garde s’assoit lentement près du prisonnier) LE GARDE: Je n’ai pas à recevoir d’ordres de toi. LE PRISONNIER : Dites-moi, quel âge avez-vous ? LE GARDE : Je n’ai pas à te le dire…(Silence) Cinquante et un, peut-être, si ça te fait plaisir. LE PRISONNIER : enjoué Et moi j’ai vingt deux ans bien tapés. On me penserait peut-être juste passé l’adolescence ! LE GARDE : Les coups de pieds au derrière et les cris de douleur ont dû faire remonter la potion de Jouvence. LE PRISONNIER : En quelle année sommes-nous ? C’est tout ce que je demande. Après, je sors, c’est promis ! Dites-moi simplement en quelle année nous sommes. LE GARDE : Les questions, c’est moi qui les pose, tu m’entends ? Le prisonnier se lève et s’approche de la porte de la cellule.

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LE PRISONNIER : Alors, crions-le bien tout haut, sans hésiter pour que tous nous entendent : « Tortionnaire trappé dans cellule d’agent orange après avoir vidé bouteilles de bourbon cherche désespéremment chemin de la liberté. Tortionnaire incapable de prendre des décisions, cloîtré qu’il est dans ses consignes et ses plans meurtriers.» LE GARDE : s’approche du prisonnier, en colère Je t’emmerde. LE PRISONNIER : posant la main sur l’épaule du garde

Allons, entre amis… LE GARDE : réagissant violemment Ne me touche pas ! C’est moi qui touche. C’est moi qui blesse. C’est moi qui torture. LE PRISONNIER : se détachant du garde Soit ! Alors faites comme chez vous. Tenez-vous en à votre armure. Je suis déjà chez moi. Je sais où sont mes choses - mon lit, ma table, ma couverture. J’ai mes habitudes. Pour vous, c’est une autre affaire. Il y a tout à découvrir dans cette cellule. Moi, j’en connais chaque recoin. Elle ne recèle aucun mystère. Je connais les moeurs des coquerelles. Je les ai même affublées de noms. Vous, vous avez trois enfants que vous voyez à reculons, une femme qui, lors du marriage, avait dit « oui, je t’épouse » et qui ne sait plus comment dire « non, je ne te veux plus, mari ingrat ». Elle ne veut plus de vous, « vous m’entendez » ? C’est pour ça que vous pourrissez ici, à nier son existence, à nier celle de votre progéniture. Vous vivez dans le mensonge. C’est vous qui blessez (il s’esclaffe), c’est bien vrai, mais la blessure vous appartient, elle est la vôtre et non pas

la mienne. Ah ! Ce qui est à moi est ce que je choisis qui est à moi. Vous l’avez dit vous-même : je suis libre. Je suis libre à l’intérieur, car j’appartiens au Dieu suprême. LE GARDE : insulté

C’est MOI le tortionnaire. Tu ne me prendras pas ce qui m’appartient. Tu m’appartiens ! Tu es à moi ! Tu mourras entre mes griffes. Je te couperai la gorge avec joie. LE PRISONNIER :

Ce serait bien dommage. LE GARDE : Et pourquoi ? LE PRISONNIER : Vous n’avez pas de documentation appropriée pour les décès sous les coups, les gifles ou le couteau. C’est contre les conventions de Genève. LE GARDE : qui n’a pas très bien compris, en colère. ET TU SAIS CE QUE JE LUI DIS À GENÈVE ? LE PRISONNIER :

MERDE !

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LE GARDE : MERDE, VOILÀ CE QUE JE LUI DIS ! MERDE GENÈVE, MERDE ! Le garde frappe impulsivement le prisonnier à la tête de sa matraque. Le prisonnier s’éffondre sur le lit, inconscient. Le garde répète sa phrase de moins en moins fort, en tournant en rond dans un sens puis dans l’autre. Le garde se retrouve seul, face à l’auditoire.

SCÈNE 5 LE GARDE: Nommer des coquerelles ! Tiens, voici Carlos, et là, Don Juan, et là encore, Diégo ! Quel imbécile. Il ne vaut même pas la peine que je le persécute. Je perds mon temps avec un nigaud comme celui-là. Je sais bien qu’il tente de se jouer de moi ! C’est la nature humaine : tout le monde se joue de tout le monde. Cette vie de merde en est une de comédie satirique. Je suis aussi tordu que lui. Je tente de le déjouer ; il tente de me déjouer. Je n’ai rien à perdre ; il n’a rien à perdre. J’ai avantage à ce qu’il coopère avec moi ; il a avantage à ce que je coopère avec lui. Je tiens à ce qu’il tombe dans le piège de mes mensonges ; il tient à ce que je tombe dans le sien. Et au bout du compte, nous sommes exactement les mêmes, tout aussi menteurs et malhonnêtes l’un que l’autre. Quelle vie de chien ! Toutes ces années à tenter de le faire parler (chuchotant ) Quatre ans, imbécile, quatre ans…tu m’entends ? (à vive voix) Parler à un mur eut été plus

facile. Alors me voici, je me retrouve seul- l’agent orange a raison; un curriculum vitae qui me fait honte et qui se résume à un mot : tortionnaire. Pas joli côté promotion. J’ai frappé du vide et rempli des feuilles de rapport vides pendant toute ma carrière. (Il s’arrête un moment et semble voir des apparitions d’outre-tombe ; jeux de lumières pour créer cet environnement surréaliste) Regarde-moi, papa, regarde-moi. Tu vois que j’ai réussit ? Je suis garde, tout comme toi. Je vais bientôt avoir une promotion. Oui ! Tu seras fier de moi. Mais non, je ne récite plus de poèmes, je suis comme un soldat maintenant. Droit, fier ; je suis les ordres. Je ne démords pas des consignes. Tu verras que j’aurai des décorations. Tu seras fier de moi. (musique du début de la pièce qui s’éteint lentement) Maman ? Maman ? Tu entends mes paroles, tu m’entends réciter ces poèmes qui te font tant plaisir ? (il pleure) Comme un vaisseau qui prend le large, Et dans mon coeur qu'ils soûleront Tes chers sanglots retentiront Comme un tambour qui bat la charge ! Ne suis-je pas un faux accord Dans la divine symphonie, Grâce à la vorace Ironie Qui me secoue et qui me mord ? Tu m’entends ? Reviens maman ! Comme un vaisseau qui prend le large, tes chers sanglots retentiront. Tes chers sanglots, maman. Tes sanglots et les miens. (Soudain, il a une idée. Il s’approche du prisonnier toujours inconscient. Il le déshabille et lui enfile ses propres vêtements, tandis qu’il enfile les vêtements du prisonnier. Durant ce

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changement, il continue de monologuer, en larmoyant.) Rien n’a changé. Le monde n’a pas bougé. Sept mille ans d’histoire axée sur la logique humaine m’ont amené ici, dans un cachot où je n’ai rien à faire, où je ne peux rien faire, où ce que je fais ne compte pas et où ce qui compte ne se fait pas. Je vais lui donner sa liberté ! Il se pensera coincé ici, le pauvre imbécile tandis que moi, je sortirai libre d’avoir été prisonnier et lui, prisonnier pour s’être prétendu libre, couvert de marques indélébiles. La voilà ma version de la démocratie. Voilà ce que j’ai protégé durant toutes ces années : le droit de décider de mon habit, de mon sort. Je pourrai changer d’identité, tout oublier, me refaire une vie à mon goût. Ah ! Tu ne veux pas sortir ? Bien ! Alors tu restes, mais tu prends mon rôle. Le rôle ingrat. Le rôle de la honte. La vie des hommes est interchangeable. Il n’y a rien qu’un homme fasse, même de plus ignoble, qu’un autre ne saurait répéter dans les mêmes circonstances. C’est ça l’égalité des hommes. Nous sommes tous interchangeables ! Il termine de s’habiller. La lumière venue de la petite fenêtre de la porte se tamise, de sorte que la cellule est considérablement assombrie. LE GARDE : au prisonnier Debout, mauviette ! Debout ! LE PRISONNIER : se réveillant, étourdi, faisant semblant de ne reconnaître le garde Ma tête…ouch… Mon Dieu ! Où est le garde ? LE GARDE : qui, théoriquement, ne réalise pas que le prisonnier n’a pas encore compris le changement de rôle Va-t-en, va ! Prends tes clés et pars, tu es libre ! LE PRISONNIER : hésitant, en se tenant le crâne Tu l’as tué ! Tu as tué le garde ? LE GARDE :

Mais non, crétin. Cesse de jouer la comédie. Je te connais à présent. Tu veux te foutre de ma gueule. Je me suis rendu ma liberté, tu comprends ? Toi, je t’ai piégé dans un univers que je connais trop bien : le mien. LE PRISONNIER : qui tâte le garde comme pour vérifier qu’il est réel Tu l’as tué ! Tu as tué le garde ! Ça va nous coûter cher. (Il court de tous les côtés, envahi par la peur, puis se jette à la porte, en frappant dessus) Laissez-moi sortir, laissez-moi sortir ! LE GARDE : Mais prends tes clés si tu veux partir ! LE PRISONNIER : qui se retourne et fait semblant de trembler de peur Tu l’as tué ! (il se précipite sur le garde déguisé en prisonnier et le tient par le collet) Avoue ! Avoue que tu l’as tué ! Ne me mêle pas à tes complots. Dis-leur la vérité ! Je ne veux pas de tes sales histoires (Il retourne vers la porte). Laissez-moi sortir, par pitié ! LE GARDE :

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Mais tu es dingue, ma parole, puisque je te dis que tu es libre ! LE PRISONNIER : le dos appuyé contre la porte Il est fou ! Il est fou ! (Il court dans tous les sens, puis s’appuie contre la porte)…fais semblant que je ne suis pas ici. Dis-leur que je suis parti. Ce n’est pas moi qui l’ai tué. C’EST TOI ! Où est-il? Où as-tu mis son corps ? Où as-tu mis le corps du garde ? LE GARDE : qui réfléchit face à l’auditoire Jamais je n’ai fait aussi peur à un prisonnier. C’est comme il disait : tant qu’il voyait le mal que je me donnais à le faire souffrir, il en jouissait à satiété. À présent, je suis devenu le prisonnier et il me craint plus que tout. La voilà la liberté du captif ! LE PRISONNIER qui va se cacher sous le lit Jamais je n’ai accepté de partager une cellule. Qu’on me laisse seul ! Qu’on me brûle ! Je veux être l’esclave éternel de mes tortionnaires, pas le partenaire d’un prisonnier, d’un meutrier. Je veux être l’esclave dont ils ont besoin pour se sentir rassurés ! Laisse-moi seul dans mon esclavage, je veux être yeux, bouche et nez sans visage ! LE GARDE : en s’esclaffant, fier Me voici tout puissant ! (il s’approche du prisonnier) Debout, crétin ! Le prisonnier se tient toujours sous le lit. LE GARDE : Debout, crapule ! Le garde s’approche et frappe le lit du pied.

LE GARDE : C’est MON jour de gloire. Le prisonnier reste caché. LE GARDE : Je suis libre. Ah ! Je me donne une liberté toute spéciale ! À moi ! JE SUIS LIBRE ! Tu voulais te foutre de ma gueule, et bien je me fous à présent de la tienne ! Le prisonnier sort quelque peu la tête de sous le lit. LE GARDE : Je prends tes choses… Que dis-je ? Tu n’as rien ! Je prends tes souvenirs et je m’en vais. Je te prends ce que tu es : je te prends ton identité. Le prisonnier reste étendu et fixe le garde. LE PRISONNIER : faisant semblant de réaliser finalement que le « prisonnier » en face de lui est le garde Vous…vous êtes le garde !...Avec mes vêtements ? Qu’est-ce que vous faites avec mes vêtements ?

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LE GARDE : Je suis libre. LE PRISONNIER : Vous êtes libre ? LE GARDE : fièrement LIBRE ! Le prisonnier reste sous le lit. LE PRISONNIER: Je ne veux pas participer à votre liberté. LE GARDE: Je suis libre. Tu comprends ? Je te vole ta liberté ! Je déguerpis. (Silence) Ta femme m’attend. Le prisonnier sort, s’assied sur le lit et se gratte la tête en regardant son habit de garde, pendant que le garde répète : « ta femme m’attend, tu m’entends ?» LE PRISONNIER :

Ma femme… LE GARDE : se retournant, découragé, à lui-même Il m’agace. LE PRISONNIER : Qu’est-ce que… LE GARDE : se retournant et faisant face au prisonnier, en criant et montrant le ciel du doigt JE SORS, ESPÈCE DE LIMACE ! Le prisonnier se couche sur le lit. LE PRISONNIER : en examinant ses nouveaux vêtements Qu’est-ce qui presse ? Dieu vous a-t-il mis en dehors de son royaume ? LE GARDE : Tes journées de revanche finissent dès que je me libère. Voilà ce qui presse. J’ai changé mon plan. J’ai eu le courage de changer mon plan et c’est moi qui pars. LE PRISONNIER : La liberté, ici, dans cet enfer ? LE GARDE : en s’approchant de façon menaçante du prisonnier

Tu veux un coup de pied au cul ?

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LE PRISONNIER : Vous avez bien raison. Allez-y ! Sortez ! Échappez-vous en prisonnier digne d’être coupable de rien. Pas une accusation, pas de procès. Rien. Que des coups de pied débonnaires. LE GARDE : en riant

Et ta femme, qu’est-ce qu’elle va dire en me voyant ! LE PRISONNIER : en criant Elle ne dira rien. Car elle n’existe pas ! Je n’ai pas de femme ! Je suis seul ! Je suis seul avec vous ! Nous sommes tous les deux seuls. C’est ça le miracle ! Nous sommes dans la même cellule, nous partageons le même désespoir. Quel antagonisme : NOUS sommes SEULS ! La solitude n’existe qu’en fonction des autres. LE GARDE : Peu m’importe. (Il le saisit par le collet et le soulève). J’ai un nouveau plan, tu m’entends ? C’est moi qui m’en vais. Toi, tu fais tes devoirs de tortionnaire. C’est le métier le plus sot qui soit. LE PRISONNIER : Ce serait bien triste. LE GARDE : délaissant le prisonnier Quoi ? Qu’est-ce qui serait « bien triste » ? LE PRISONNIER :

De finir une carrière irréprochable dans la risée de ses confrères. LE GARDE : ne comprenant pas Quelle risée ? LE PRISONNIER : se retournant, parlant au nez du garde Vous ne voudriez tout de même pas que tout un chacun sache qu’il vous faut des astuces pour vous sortir de votre propre prison ? C’est votre centre de détention, ici ! C’est à vous ! Vous en êtes le maître. Il vous habite en dehors comme en dedans. LE GARDE : sur la défensive Tu te fous de ma gueule ? Je n’en ai plus rien à faire de mes compatriotes. (Saisissant le prisonnier par le bras, confus) Allez ! Tu restes ici et moi…(hésitant ) je…je sors ! LE PRISONNIER : résistant Je ne vous laisserai pas…. (Se détachant de l’emprise du garde) Ah non ! Vous auriez

tort ! Ça ne se passera pas comme ça. Vous êtes devenu, au fil des ans, mon seul lien humain, ma seule bouée de sauvetage, ma seule fenêtre sur le monde, mon paysage, mon moi, mon tout, tout à la fois (Se jetant à ses genoux, jouant un jeu). Restez ! Restez, je vous en supplie. LE GARDE : confus

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Cesse tes conneries ! (Il le repousse du pied) Je sais très bien que tu te fous de ma gueule. Je suis libre à présent, tu m’entends ? J’ai pris TA liberté. J’ai volé ton identité, et je sors. Suis-moi si tu en as le courage. LE PRISONNIER : toujours à genoux Ce n’est plus une question de qui est quoi, ce n’est plus une question de qui a quoi, c’est une question… comment dire ? C’est une question d’être, c’est une question de point de mire. Je suis par vous, et vous êtes par moi. Nous sommes une symbiose. Je ne peux pas partir. Vous ne pouvez pas partir. Nous sommes enchaînés par notre stupidité. N’est-ce pas là une grande chose ? LE GARDE : impatient, mais sans bouger Tu commences à m’énerver. Je ne suis pas stupide. JE SORS ! LE PRISONNIER : criant et rétorquant

VOUS NE SORTIREZ PAS. C’est MA cellule, c’est MA liberté. Je peux en faire ce que je veux. Vous restez ici ! Je suis le garde ! Je vous l’ordonne ! LE GARDE : immobile, savourant l’effet qu’il croit dévastateur sur le prisonnier

Je ne reçois d’ordres de personne ! Tu m’emmerdes. JE SORS ! LE PRISONNIER : se retournant, se levant, se penchant vers l’avant et baissant ses pantalons

Allez, un coup de pied au cul ! LE GARDE : C’est fini les coups de pied au cul ! Ce n’est pas moi qui les donne (il se retourne et baisse ses pantalons), c’est toi, tu es à présent le tortionnaire suprême ! Silence. Chacun attend un coup de pied au derrière.

SCÈNE 6 LE GARDE : qui se dégonfle et revient à la réalité Nous faisons des fous de nous-mêmes ! Le prisonnier et le garde remontent leurs pantalons. LE GARDE : Je me prends les culottes baissées ! (Il se retourne vers le prisonnier de façon menaçante.) Tu vas me payer pour tes bêtises ! LE PRISONNIER : qui semble délirer

Ce n’est pas moi, ce n’est pas moi ! Je vous le jure sur tous les Saints ! LE GARDE : surpris Mais de quoi parles-tu ? LE PRISONNIER :

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Je n’ai rien fait (Il se jette aux pieds du garde, en feignant des pleurs, en tremblant) Je vous le jure. Je n’ai rien fait, ni gestes ni bruits. LE GARDE : ennuyé, dégoûté et fâché Debout ! Cesse ta comédie. Tu vas me rendre fou à la fin. Je ne sais plus où j’en suis. Le prisonnier reste à ses pieds, lui tenant la cheville.

LE GARDE : Debout, crapule ! Le prisonnier l’ignore et recommence à « pleurer à chaudes larmes ». Le garde le frappe du pied. LE GARDE :

Dis-moi, crétin, en voilà un jour de gloire ! Le prisonnier se calme, mais reste à terre, comme s’il était apeuré. On n’est plus certain s’il joue un jeu ou s’il est vraiment apeuré.

LE GARDE : Tu m’exaspères. Va-t-en ! Tu es libre. Le prisonnier s’accroupit lentement et fixe le garde du regard. LE GARDE : Prends tes choses… que dis-je ? Tu n’as rien ! Prends tes souvenirs et va-t-en. Le prisonnier reste étendu. LE PRISONNIER :

Libre ? LE GARDE : Libre. Finalement ! Le prisonnier se retourne et se recouche à terre, étendu en forme de croix, le visage vers le ciel. LE PRISONNIER : Je ne veux pas être libre. C’est un guêt-apens, j’en suis sûr. Libérez les autres prisonniers. Je ne veux pas partir ; je sais très bien que c’est un guêt-apens. LE GARDE : Tu es libre. Tu t’en vas, tu déguerpis. Ma femme t’attend, non, ta femme m’attend, non, ta femme t’attend. Voilà : elle t’attend, la pauvre. LE PRISONNIER : levant la tête

Ma femme ?

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LE GARDE : se retournant, découragé, à lui-même Il m’agace. LE PRISONNIER : Ma femme ? LE GARDE : se retournant et faisant face au prisonnier, en criant et montrant la sortie du doigt SORT LIMACE ! LE PRISONNIER : Ne me laissez pas sortir ! Je vous en supplie. Je sais….Je sais très bien que vous complotez quelque chose….Et puis… qu'est-ce qui presse ? LE GARDE : Ma journée finit dès que je te libère, voilà ce qui presse et j’ai à régler ton cas, abruti. Les cinq minutes sont passées, tu m’entends ? LE PRISONNIER : C’est un traquenard, je le sens. LE GARDE : en s’approchant de façon menaçante du prisonnier

Tu veux un coup de pied au derrière ? LE PRISONNIER : Je savais bien que vous maniganciez quelque chose. Je ne sortirai pas ! Il en faudrait des milliers de coups de pied pour me faire sortir. Faites sortir les autres prisonniers, moi, je reste ici. Je veux être votre esclave. LE GARDE :

Coups de pied au derrière et bergers allemands enragés, c’est ça que ça te prend ! LE PRISONNIER : Quatre ans-oui, quatre ans, je le sais bien ! Quatre ans que je moisis ici, pas une accusation, pas de procès. Rien. Que des coups de pied au derrière. Ne me laissez pas partir. Vous pensez que je suis bête à ce point ? Je sais que je ne suis ici que depuis quatre ans, et non huit. Je sais très bien que vous me tournez le fer dans la plaie avec cette histoire d’épouse, pour accentuer ma solitude. Existe, existe pas, plus personne ne le sait à présent. Je ne suis pas dupe. Vous pensez vous jouer de moi mais je me joue de vous ! Je suis un comédien dans l’âme ! Et j’ai décidé que je ne sortirais pas. LE GARDE :

Tu me tiens tête ? LE PRISONNIER : nerveusement Je ne vais pas quitter mon tortionnaire sans accusation. Ce serait indécent. Je ne sortirai pas tant qu’il n’y aura pas d’accusations formelles contre moi. Je veux être

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accusé, je vous le somme. Je suis coupable devant Dieu, certes, mais je veux aussi être coupable devant les hommes. LE GARDE : qui est sur le point d’exploser, se retourne vers le prisonnier C’est un ordre : tu vas sortir…J’ai d’autres chats à fouetter. J’ai la tête qui tourne. Je veux en finir avec toi. LE PRISONNIER : en se jetant à ses pieds, incohérent Non ! Non, je vous en prie ! LE GARDE : en l’empoignant par le collet

Tu vas sortir, oui ? LE PRISONNIER : Mais lâchez-moi ! Lâchez-moi ! Je veux rester ici ! LE GARDE : confondu Il veut rester ici ! LE PRISONNIER : Je veux rester ici. LE GARDE : pour reprendre contrôle

Très bien, on reste tous ici alors. On reste tous ici. C’est décidé. On reste tous ici. Point à la ligne. Tous…ici. C’est MA décision. On reste tous ici. LE PRISONNIER : surpris

On reste tous ici ? LE GARDE : confirmant On reste tous ici. LE PRISONNIER : surpris On reste tous ici ! LE GARDE : hors de lui, saisissant sa matraque et frappant le prisonnier Sors ! Sors, te dis-je ! LE PRISONNIER : en se couchant à terre, faisant dos au garde

Pas sans les autres ! LE GARDE : qui continue de frapper violemment le prisonnier Tu pars, sinon je vais chercher du renfort ! LE PRISONNIER : Laissez-moi ! LE GARDE : continuant de frapper le prisonnier

Tu me résistes ? Tiens, prends ça !

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LE PRISONNIER : Laissez-moi mourir ici ! Laissez-moi ! Tout en se défendant, le prisonnier pousse le garde, qui tombe à terre, et gît immobile. Le prisonnier s’avance lentement et se penche au-dessus du corps inerte du garde. LE PRISONNIER : Réveillez-vous ! (Il le gifle à quelques reprises) Réveillez-vous ! De toute façon, je ne peux pas m’enfuir seul de cette île. J’ai besoin de vous ! C’est terrible à dire. J’ai même besoin de vous pour mourir. Je veux vous faire mourir à ma façon, sans violence, par l’épuisement de nos deux solitudes. Faites-le pour moi : revenez à vous-même. (Il pleure presque et rit en même temps de nervosité. Il tient la tête du garde) Ne comprenez-vous donc pas que Dieu me donne le courage de tout pardonner, mais que je suis seul au monde, et que dans la mort, il me faut un complice ? Vous m’accompagnerai, c’est là ma vengeance et mon désir secret. Ne comprenez-vous donc pas que je suis d’accord avec vous, que nous formons un : oui, c’est vrai- je suis seul au monde et personne ne tient à moi. Il n’y a que vous qui teniez à moi, même si pour cela je dois souffrir. Je n’ai jamais rien eu dans mon existence, et je m’en remets à Dieu à chaque seconde. Mais Dieu est parfois cruel, combien plus cruel que vous ne les serez jamais ! Votre cruauté est une accompagnatrice féconde à côté de ma douleur d’être, de mon néant. Je ne ris pas de vous, au fond, je ris de moi-même. Nous mourrons ensemble, proprement, car je ne suis pas meurtrier. LE GARDE : au prisonnier, en le saisissant par le collet, puis de peine et de misère Tu m’as presque tué ! LE PRISONNIER : tremblant de peur C’était un accident!... C’était un accident ! LE GARDE : Tu te fous de ma gueule ? (se levant et saisissant le prisonnier par le cou) Tu m’as frappé volontairement ! Tu as failli gâcher mon plan ! LE PRISONNIER : résistant

Je ne vous laisserai pas m’accuser…. Ah non ! Ça ne se passera pas comme ça ! LE GARDE : impatient, accusateur Tu as voulu me tuer ! C’est moi qui établit la route à suivre, pas toi. LE PRISONNIER : criant et rétorquant JE N’AI VOULU TUER PERSONNE ET JE NE SORTIRAI PAS. C’est MA cellule, et c’est certainement MA liberté. Je peux en faire ce que je veux. C’est vous les assassins. C’est vous les meurtriers. LE GARDE : Tu m’emmerdes. SORS ! Il faut qu’on en finisse.

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LE PRISONNIER: se retournant, se penchant vers l’avant et baissant ses pantalons, devenant insolent Allez, un coup de pied au derrière ! LE GARDE : insulté, en s’attaquant au prisonnier, fou de rage TU VAS ME LE PAYER. LE PRISONNIER : en reculant pour se défendre C’est le monde à l’envers ! Mais qui est l’ennemi de qui ? LE GARDE :

Assassin ! Tu n’es qu’un assassin. Tu ne mérites pas de mourir dans un corridor, tu mérites que je te coupe en morceaux ici même ! Ils se poussent et se battent. Le garde assène un coup de couteau au prisonnier, qui s’effondre, mais qui n’est que légèrement blessé au bras.

SCÈNE 8 LE GARDE : toujours, donc, habillé en prisonnier C’est malin ! LE PRISONNIER :toujours, donc, habillé en garde, qui tient sa blessure, à genoux

C’est du propre ! LE GARDE : Je vais me retrouver avec un mort sur les bras sans pouvoir prouver la légitime défense…tu as l’habit du garde et la blessure du prisonnier tout à la fois. Je ne pourrai jamais prouver la légitime défense. Tu as tout foutu en l’air. LE PRISONNIER :

Je suis votre compatriote des souffrances, depuis le premier jour où nos chemins se sont croisés… LE GARDE :

C’est ridicule ! C’est comme si nous devenions complices… LE PRISONNIER : qui joue le jeu … unis… LE GARDE : Les ordres étaient formels: des coups, oui, mais pas de morts ! La légitime défense ne tient plus. Aide-moi, fais quelque chose ! Tu as tout gâché ! LE PRISONNIER : Que faire ? Regardez-moi ce sang qui coule. Long silence. Ils se regardent.

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LE GARDE : Que vais-je faire de ton corps si jamais tu crèves ? LE PRISONNIER : Le cacher ? LE GARDE :

Sous le lit ? LE PRISONNIER : Sous le lit, il n’y a pas d’autre choix. LE GARDE : Comment vais-je décrire cela dans mon rapport ? LE PRISONNIER : en tentant de rejoindre la porte, titubant un peu Il est peut-être temps que je parte après tout. LE GARDE : qui se positionne entre le prisonnier et la porte

Ah non ! Tu me rends mon habit. C’est mon habit. LE PRISONNIER : Cet habit, je le garde. LE GARDE : Je dois reprendre mon habit. Donne-moi mon habit ! LE PRISONNIER : reculant, saisissant le couteau ensanglanté du garde par une manoeuvre rapide Ne vous avisez pas de m’approcher ! LE GARDE : Réfléchis, crétin ! Sois raisonnable! C’est toi le prisonnier. Il faut que j’écrive mon rapport. Tu meurs tranquille, ici, d’hémorragie, de faim, d’indigestion de coquerelles ou de ce que tu voudras ; je m’occupe des détails. LE PRISONNIER : Je suis garde et je le reste. LE GARDE : Diable ! Je suis foutu ! Si tu pars et que je reste ici, c’est mission impossible : tu ne peux quitter cette île sans ma complicité. Si je pars et que tu restes ici, on verra bien qu’il y a anguille sous roche : tu as la blessure du prisonnier et l’habit du garde. Je n’aurai jamais ma promotion que tu partes ou que je parte. Si nous partons tous les deux, je risque de faire un con de moi- la risée des autres comme tu dis, et si nous restons ici tous les deux, rien ne sera accompli. LE PRISONNIER :

Il faudra trouver une solution, Dieu l’aura voulu ainsi.

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LE GARDE : Une solution ? Quelle solution ? Il n’y a pas de solutions- tu as foutu mon plan à l’eau. Maintenant, il va falloir que je brûle ta carcasse ou que je te fasse disparaître à tout jamais. Finie ma promotion tant espérée. Je suis foutu. LE PRISONNIER :

Nous sommes tous les deux coincés ici, ne comprenez-vous donc pas ? Nous sommes coupables d’être, nous sommes coupables de ne pas être qui nous sommes. Vous êtes moi et je suis vous. Nous sommes complices sans le vouloir, nous sommes coincés l’un contre l’autre, l’un envers l’autre, l’un avec l’autre. Nous sortons d’ici et vos compatriotes douteront de qui est qui. Nous sommes interchangeables. LE GARDE : Mais comment diable vais-je écrire cela dans mon rapport ? « Le prisonnier était interchangeable ! » LE PRISONNIER : Nous sommes séparés par nos Dieux, mais unis par les humains. LE GARDE : Complices, nous ? Tu es ma proie, rien d’autre. Je te réciterai un petit poème au moment de ta mort, sans plus. Un beau poème « mon âme est triste et noire…» LE PRISONNIER : l’interrompant Notre liberté est contingente à celle de l’autre, que je sois tortionnaire ou prisonnier. Je dépend de vous, et vous dépendez de moi. Nous n’avons pas le choix. LE GARDE : C’est horrible tout ça…je devrais simplement te trancher la gorge et en finir une fois pour toutes. LE PRISONNIER : Oui, en effet… (Regardant le vide qui l’entoure) Où est ma femme ? LE GARDE : Tu n’as pas de femme. LE PRISONNIER :

Et ma bouteille de bourbon ? LE GARDE : Tu n’as plus de bouteille de bourbon... nous l’avons bue. Tu n’as plus rien, tu m’entends ? Tu n’es rien qu’un pauvre mec au bord du gouffre, au chevet de la mort. LE PRISONNIER : Complices. LE GARDE :

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On viendra te chercher tôt ou tard. On trouvera tôt ou tard ton corps pourrissant. Pourri ; c’est un monde pourri !Tu as raison : il n’y a que la fuite en avant qui soit la solution à notre prison mutuelle. Finis les rapports. (Silence, puis impulsivement) J’en ai ras-le bol des rapports. (Il brise la bouteille de bourbon contre le mur puis renverse la table dans un excès de frustration). RAS-LE-BOL ! JE VAIS TOUS LEUR FAIRE PAYER A CES IMBECILES ! JE ME LIBERE DU CARCAN DES UNIFORMES, DES ORDRES, DES ROUTINES, DES CONSIGNES, DES AUTRES. Je deviens moi, véritablement, j’affirme mon être, comme toi tu le fais ! LE PRISONNIER : Bravo ! Nous sommes complices ! LE GARDE : Très bien, alors échappons-nous ensemble. C’est ça que tu veux ? Très bien. Échappons-nous, soit, mais restons ensemble, comme des frères…Voilà la collusion suprême ! Ils devront nous trouver coupables tous les deux, ces crétins ! Long silence. LE GARDE : Et si je te donnais la moitié de mes vêtements et que tu me donnais l’autre moitié ? LE PRISONNIER :

Pourquoi donc ? LE GARDE : Pourquoi faut-il une raison à tout ? Tu es ici sans raison, après tout ! On ne pourra nous accuser puisque qu’on ne saura pas qui est qui ! Tu veux jouer un jeu avec moi? Très bien, jouons ton jeu. Tu l’as répété toi-même : nous sommes interchangeables ! LE PRISONNIER : perplexe

C’est bien vrai, nous sommes interchangeables ! Il s’ensuit un jeu où ils changent de vêtements pour finir avec le garde portant la chemise orange du prisonnier et le prisonnier portant la chemise grise du garde, et chacun ayant un soulier de l’autre. LE GARDE : fièrement, serrant curieusement le prisonnier dans ses bras Je suis moitié toi et moitié moi ! Tu vois ? LE PRISONNIER : se détachant maladroitement, en regardant ses vètements On ne pourra jamais nous trouver coupables ! Nous sommes à la limite l’un de l’autre. Quel destin effroyable que d’être de l’inconnu, l’apôtre. LE GARDE : Et qui va les recevoir ? LE PRISONNIER :

Quoi donc ?

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LE GARDE : Les coups de pieds au cul ! Toi qui es si brilliant, tu dois bien avoir une réponse. LE PRISONNIER : Ah, mais c’est encore moi qui les reçois ! LE GARDE : Jamais ! J’ai droit à ma moitié. On partage. On est des frères. C’est ça que tu veux, non ? Les deux se retournent et baissent leurs pantalons. Leur postérieur se faisant face. LE GARDE, LE PRISONNIER : à l’unisson Vas-y, frappe ! Chacun attend. LE GARDE : toujours penché

Vas-y ! LE PRISONNIER : toujours penché Frappe ! Ils se rangent à l’évidence, remontent leurs pantalons, se retournent et se font face. LE PRISONNIER :

C’est terrible…. LE GARDE : … on ne peut même plus se torturer…. LE PRISONNIER : Où le monde s’en va-t-il ? LE GARDE : C’est la fin de la civilisation. Tout effort de torture est futile. Silence.

LE GARDE : en s’asseyant sur le lit, débouté Des années à pratiquer la torture pour me retrouver ici, entre quatre murs, incapable d’infliger un tout petit coup de pied, incapable d’en recevoir un, même léger. Quelle honte ! LE PRISONNIER : en s’asseyant près de lui À quoi bon ces sempiternelles discordes ? Nous voici coincés, réduits à nous entendre, forcés de devoir nous comprendre.

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LE GARDE : s’approchant du prisonnier Tu n’es même pas foutu de tenter de t’échapper tout seul. LE PRISONNIER : J’exerce ma liberté, tout simplement. LE GARDE : mettant la main sur l’épaule du prisonnier

C’est ça que tu veux me dire, avec toutes tes comédies à la con : l’humanité à sa plus simple expression ? Nu à demi de moi-même et nu à demi de toi-même, à la limite de toute raison ? LE PRISONNIER : Nu dans l’âme jusqu’à ce que Dieu vienne nous sauver, car Dieu est notre berger. LE GARDE : qui s’attendrit

Je n’en peux plus de me battre contre toi, de ne pas te comprendre. Je n’en peux plus de jouer des rôles sans fin, de ne pas me comprendre. Tu es devenu mon frère de sang, du sang que j’ai fait couler de mes propres mains, tu m’entends ?. LE PRISONNIER : Et c’est moi qui, à présent, ai votre arme et vous tiens ! (il met la main sur le couteau du garde et le met sous la gorge du garde) LE GARDE : Achève-moi si tu le desires. Vas-y ! Fais de moi un martyr. Tu n’en as certes pas le droit, mais tu en as le pouvoir. J’en ai marre de tout ça. J’aime autant que tout finisse…que ce soit toi ou moi ne fait aucune différence. Tu as raison et j’ai raison. Nous sommes « interchangeables » ! Tue-moi et part. LE PRISONNIER : Je ne suis pas un meurtrier. C’est justement pour ça que je suis ici, dans cet enfer moderne, sinon, je serais quelque part en face d’un juge. Je serais le prisonnier qu’on expuge, je serais quelque chose aux yeux du monde; des vrais terroristes, je ferais l’envie. Non, en vérité, je suis innocent, aussi innocent que les enfants victimes des guerres qui divisent nos deux peuples. Je suis ici à cause de mon innocence, je suis ici par un acte de malchance, je suis ce qui vous permet de vous justifier.

SCÈNE 9 LE GARDE : qui va faire face à l’auditoire Que faire maintenant ? Je te veux mort- tu vis. Je te veux dehors- tu restes. Je te frappe- tu en redemandes ! Je te veux moi- tu ne l’es qu’à demi. LE PRISONNIER : s’approchant du garde Alors partons ! Échappons-nous pendant qu’il en est encore temps. Vous suivrez alors votre route et je suivrai la mienne. Notre salut nous attend. LE GARDE : se retournant, tenant la tête du prisonnier entre ses mains

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Je ne veux pas partir. Si nous nous échappons, je crains le pire. Nous divergerons inévitablement vers des chemins opposés. Tu comprends, imbécile ? J’en ai marre d’être seul, sans raison, j’en ai marre d’être ici, au gré d’un hasard cruel. Voilà la seule vraie pensée de toute mon existence, je te le jure : lassé de la solitude, enlassé par elle. La seule vraie pensée de toute ma damnée existence, la voici : je ne veux pas être seul. LE PRISONNIER : Partons ! Trouvons chacun notre voie. LE GARDE : qui se met à supplier

Tu n’y comprends rien. Tu n’y comprends strictement rien. Le sang que j’ai fait couler, le sang qui est le tien, ce sang s’est fondu au mien. Chaque nuit, je rêve et revois sans fin les séances de torture. Je me tourmente moi-même à tenter de me convaincre de mon efficacité et même de ma droiture. Je me veux plus puissant que mon père, je crée la poésie de la douleur, rien d’autre ! LE PRISONNIER : se détachant de l’emprise du garde C’est du passé ! Laissez-moi partir ! Je peux maintenant être accusé d’un méfait- je vous ai frappé ! Je peux enfin être véritablement coupable ! Il y a dehors ce qu’il y a de plus redoutable : la vraie liberté, le plus lourd des fardeaux. Mais il est temps que je parte ! Vous ne serez jamais de toute façon autre chose qu’un bourreau. LE GARDE : s’approchant du prisonnier Je ne suis rien, tu m’entends ? J’ai subi une transfusion de sang et ta mémoire est incrustée dans la mienne. Je n’en peux plus de tes faux sentiments, de tes astuces, de tes pièges. Je ne sais jamais si tu bluffes, si tu me crains réellement ou veux me faire éclater. J’aime autant ne plus rien savoir. Ma vie est une sorte de persienne qui se ferme au coulis du temps. Depuis des années, je vis de la même rengaine. Je ne suis plus qu’un sombre monument. Je ne peux pas partir, je ne peux me séparer de ta peau. Tu es mon repentir. Il me faut ta présence. Tu m’as convaincu : nous sommes à présent comme des jumeaux. LE PRISONNIER : avançant d’un pas pour se distancer du garde Taisez-vous et partons ! Je suis prêt à partir, maintenant. Je suis enfin prêt ! Je sais parfaitement bien que le chemin est libre ! LE GARDE : dans toute sa faiblesse Ne m’écoutes-tu donc pas ? Je me suis perdu moi-même dans l’océan de ton désespoir. Ce que je t’ai fait, je l’ai aussi reçu. Ne vois-tu donc pas ? Je suis victime de moi-même. Je suis la misère que j’ai créée dans le noir et celle que je me façonne, éperdu. Je souffre deux fois plutôt qu’une. Ne pars pas …j’ai besoin de toi. Tu m’entends ? C’est la première fois que je suis sincère, alors écoute-moi, diable ! LE PRISONNIER : Ce que vous m’avez fait, Dieu l’a perçu. Ne blessez pas votre prochain, car ce que vous lui faites, Dieu l’accueille aussi en son sein. La violence est une défaite. Vous vous êtes condamné vous-même, monsieur le demi-garde.

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LE GARDE : mettant ses bras autour du prisonnier, qui lui fait dos Restons ensemble, pour toujours. Je ne veux plus te tuer. J’en ai ras-le-bol des jeux, des hypocrisies, des demi-mesures. Tu m’entends ? Je n’en veux plus de mes collègues, je te veux toi, d’égal à égal. Tu es mon seul repère à présent. LE PRISONNIER : méfiant, se retournant, mettant sa main sur le couteau pour éviter que le garde ne le saisisse

Mais puisque c’est du p… LE GARDE : qui brasse le prisonnier par les épaules Ne me pardonneras-tu jamais ? N’aurai-je jamais le coeur libre ? Car c’est ça qui compte, non ? C’est ça que tu veux, n’est-ce pas ? Que je me sente coupable ? Que je pleure à tes genoux ? C’est ça que tu veux, non ? (Il regarde le prisonnier dans les yeux) Dis-moi qu’un coeur libre est garant de la paix. Dis-moi que je suis de ton calibre, que tu ne m’en veux pas. LIBERE-MOI, FAIS QUELQUE CHOSE ! LE PRISONNIER : tentant de trouver une excuse Ça nous prendrait une bouteille de boub… LE GARDE : Dis-moi que tu es qui tu es, sans moi. Dis-moi que je peux être qui je suis, sans toi. Ne comprends-tu pas que la liberté me fait peur et que je ne vis que pour nourrir cette douleur ? J’aime les règles, la droiture du soldat, j’aime ce qui est prévisible et connu. C’est un plaisir masochiste d’avoir une proie sous sa tutelle, mais telle jouissance est une piste qui mène bientôt à la déroute (Il serre le prisonnier dans ses bras), n’est-ce pas ? Je n’ai plus d’autre plan que de paritr, de partir avec toi. LE PRISONNIER : ne sachant pas comment se détacher du garde Allez retrouver votre femme. LE GARDE : se détachant du prisonnier

Ma femme ! Quelle blague ! Dieu sait ce qu’elle fait, ce qu’elle désire, ce qu’elle connaît de moi, ce qui la rebute, ce qui l’attire. Elle est mon épée, elle est mon glaive (Il se jette encore dans les bras du prisonnier). Je n’ai pas d’épouse. Je suis comme toi, seul. Tu m’entends ? Je suis sincère, pour une fois que je suis sincère, écoute-moi ! Le garde tente d’étreindre le prisonnier, qui le repousse violemment. LE PRISONNIER :

Mais vous êtes fou ! LE GARDE : un peu délirant Vas-y ! Frappe-moi ! C’est ça que tu veux, non ? Tu veux te prendre pour moi ? Tu veux être tout puissant ? Plante-moi le couteau dans le ventre ! Vas-y ! Quel mal à ce que deux êtres s’interchangent ? Le destin est-il un mirage ? Tu l’as dit toi-même Je suis ta bouée de sauvetage. Et bien, figure-toi que tu es aussi la mienne. Je suis ta fenêtre sur le monde. Et bien, figure-toi que tu es aussi la mienne. Je comprends tout à présent de cette ronde : c’est le destin, tu vois, le destin sans règles ni paramètres qui nous unit pour le meilleur et pour le pire. Le destin, et non le hasard, qui fait que nous pouvons

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être l’autre aussi facilement que nous sommes nous-mêmes. Le destin est un odieux satire. LE PRISONNIER : Mais vous délirez ! LE GARDE : se jetant vers le lit, le soulevant et le renversant

Oh non, je ne délire pas ! Ne te laisse pas leurrer, crétin, minable vaurien. Nous courrons tous à notre perte, tu m’entends ? Il n’y a rien d’autre en ce bas monde que son prochain. Même un tortionnaire, même un vilain, te ressemble au trépas (il s’approche du prisonnier) Nous sommes condamnés à vivre et à mourir ensemble. Y a-t-il quelque chose de pire que de devoir nous endurer malgré tout ? J’en tremble ! (il saisit la tête du prisonnier) Au bout du compte, au bout de notre vie, la mort nous unira. Je serai toi et tu seras moi, cher ami… LE PRISONNIER : se libérant Laissez-moi partir ! LE GARDE : délirant (récitant Baudelaire)

Je te frapperai sans colère Et sans haine, comme un boucher, Comme Moïse le rocher ! Et je ferai de ta paupière, Pour abreuver mon Saharah, Jaillir les eaux de la souffrance. Mon désir gonflé d'espérance Sur tes pleurs salés nagera (Il commence à larmoyer) Comme un vaisseau qui prend le large, Et dans mon coeur qu'ils soûleront Tes chers sanglots retentiront Comme un tambour qui bat la charge ! Ne suis-je pas un faux accord Dans la divine symphonie, Grâce à la vorace Ironie Qui me secoue et qui me mord ? Elle est dans ma voix, la criarde ! C'est tout mon sang, ce poison noir ! Je suis le sinistre miroir Où la mégère se regarde. LE PRISONNIER : Il est fou !

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LE GARDE : en s’approchant du prisonnier, continuant de réciter Baudelaire

Je suis la plaie et le couteau !

Je suis le soufflet et la joue !

Je suis les membres et la roue,

Et la victime et le bourreau !

Je suis de mon coeur le vampire,

- Un de ces grands abandonnés

Au rire éternel condamnés,

Et qui ne peuvent plus sourire ! (Il s’esclaffe)

LE PRISONNIER : nerveusement Il est grand temps que je parte. Il se prend peut-être pour Bonaparte ou quelque autre conquérant sénile. Ce n’est pas une prison ici, c’est un asile ! Le garde se précipite vers le prisonnier et tente de le retenir. LE GARDE : Ne pars pas ! Ne pars pas ! J’ai besoin de toi ! J’ai besoin de quelqu'un ! J’ai besoin qu’on m’écoute ! LE PRISONNIER : à son corps défendant Laissez-moi ! Il tente d’insérer une clé du trousseau de garde dans la serrure, mais le garde intervient.

LE GARDE : Reste ! Fais-le pour moi. Je ferai tout ce que tu voudras…Tu pourras….Tu pourras même me torturer si tu veux (Il déchire sa chemise et expose son torse) Torture-moi !

Bats-moi comme le faisait mon père ! « JE SUIS LA PLAIE ET LE COUTEAU ! » LE PRISONNIER : tentant toujours une clé dans la serrure, nerveusement Je pars. Il faut que je parte. Il est fou à lier ! LE GARDE : retenant le prisonnier Reste ! Soyons amis ! Reste ! (il prends sa chemise déchirée se fouette le dos) Reste ! Reste ! Ne me laisse pas seul avec mes péchés ! LE PRISONNIER : Je pars ! Une échauffourée s’ensuit. LE GARDE : s’appropriant le couteau et poignardant encore le prisonnier NON ! Le prisonnier s’effondre. Le garde se précipite à terre, tenant le prisonnier dans ses bras.

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LE GARDE : Mon Dieu, qu’est-ce que j’ai fait ? LE PRISONNIER : mourant, mais ironique Ca va pr… LE GARDE : penchant l’oreille Quoi ? LE PRISONNIER : toujours mourant et balbutiant

Ça va prendre… LE GARDE : paniquant, brassant le prisonnier, l’embrassant Quoi ? Quoi ? Qu’est-ce que ça va prendre ? LE PRISONNIER : Un r… un r… LE GARDE : excessivement nerveux Quoi ! Ne me laisse pas tomber. Dis-moi, dis-moi, écoute ma prière ! Ne me quitte pas pour l’éternité en laissant l’inconnu derrière ! LE PRISONNIER: juste avant de s’éteindre Un rapport en bonne et due forme. Il s’éteint. Le garde le serre contre sa poitrine en pleurant.

LE GARDE :

Mon ami ! Mon ami secret ! Mon ami pudique ! Mon ami idéologique. Ma fraternité et

mon tout, ma trace. Ma voie de liberté et de contingences. Qu’est-ce que j’ai fait ? Mon

Dieu, qu’est-ce que j’ai fait ? Je n’ai plus rien. (il étrangle le prisonnier déjà mort tandis

qu’on entend la musique du début de la pièce) Je ne suis que regrets, que souffrance.

Je suis les membres et la roue, et la victime et le bourreau ! Plus de confrères, plus de

prisonniers, pas de famille. Papa ? Où es-tu ? Je n’ai rien. C’est le désert du coeur qui

brille. Qu’ai-je fait ? (Délirant, embrassant le prisonnier) Ah, ah ah ! Me voici seul, ici,

dans une cellule de prisonnier. Je suis Rimbault, je suis Baudelaire ! C’est vraiment

ironique. Ah ! Quel bonheur ! Pourquoi m’échapper ? Je suis trop bien ici ! Loin des

soucis. Camouflés sous les rapports administratifs. Qu’on ne m’enlève pas ma prison,

car la liberté me fait peur ! Non, je reste ici avec mon passé tranché dans le vif, comme

un carcan interminable. Tortionnaire émérite ! (Il danse en tournant en rond dans la

cellule, en montant debout sur la table.) Vive cet espace confiné ! Vive mon pouvoir de

blesser. Ah ! Que je suis heureux ! C’est tout ce que je mérite. Ah ! Le prisonnier de cet

enfer moderne, c’est moi le prisonnier ! (Il chante en improvisant : « je suis le prisonnier

de cet enfer moderne », puis crie et rit à pleins poumons). Admirez ce fils de la

démocratie qui s’emprisonne lui-même. N’est-ce pas la plus belle scène, de toutes les

fins, la plus tragique ? AH ! C’EST MOI, LE PRISONNIER DE CET ENFER MODERNE

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(il rit de folie) ! JE SUIS LE PRISONNIER DE CET ENFER MODERNE ! JE SUIS LE

PRISONNIER. C’EST MOI, LE PRISONNIER ! (au prisonnier mort) Tu m’entends ?

C’est MOI, le prisonnier. (Il se poignarde dans le ventre à plusieurs reprises. La musique

du début de la pièce est entendue en sourdine)

RIDEAU