La théorie thomiste de la propriété 02

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  • 7/29/2019 La thorie thomiste de la proprit 02

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    VII.

    La thorie thomiste de la proprit.(Suite *)

    Appuy sur ces considrations, saint Thomas repousse lecommunisme et proclame ncessaire la proprit prive.Quelle valeur attache-t-il cependant aux raisons qui tayentsa conclusion? Suffisent-elles, ses yeux, pour que la propritprive puisse tre dite de droit naturel 1II n'est pas sans intrt de le rechercher. D'autant plus quecertains textes du Docteur angliquo ont t signals commegnrateurs des thories communistes. Albrecht Ritschl, dansun discours acadmique, n'est pas loin de ranger saint Thomasparmi les anctres intellectuels du socialisme. Tout en dfendant la proprit prive, dit-il, saint Thomas ne cache pasque le rgime normal serait la communaut des biens l).

    A dire vrai, certains doutes sont ici concevables. SaintThomas ne rprouve pas absolument l'adage d'Isidore deSeville : De nature tout est commun , secundum jusnaturals omnia sunt communia 2), communis omnium possessioest de jure naturali 3). Lui-mme laisse entendre que laproprit prive, d'origine humaine, est une cration du droitpositif : Secundum jus naturale non est distinctio possessionum,sed magis secundum humanum condictum, quod pertinet ad juspositivum 4). Il n'est pas tonnant qu'une lecture superficielle

    *) Voir la livraison de Janvier, p. 49.!) A. Ritschl, Drei akadetnische Reden, page 56. Bonn, 1887.*) S. Th. lia n*, q. 66 , art. % io.s) S. Th. I II*, q. 94 , art. 5, 3.*) S. Th. IIa 11% q. 66 , art. % ad. \.

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    164 S. DBPLOIGE.de textes dtachs donne croire, qu'au sens de saintThomas, le communisme serait de droit naturel plutt que laproprit prive.

    Mais prcisons bien l'objet du dbat, avant de dgager lefond de la pense du saint docteur.Il ne s'agit pas de savoir s'il est de droit naturel quel'homme fasse un emploi rationnel des biens terrestres pourla satisfaction des besoins de sa nature. Cette question-l estrsolue, sans que place soit laisse au doute. L'homme a undroit naturel d'appropriation sur les biens extrieurs, en tantqu'il peut les utiliser pour son usage. Quantum ad usum ipsiusrei, habet homo naturale dominium exteriorum rerum l).Il ne s'agit point, d'autre part, du rgime de la propritprive tel qu'il se prsente en fait, un moment prcis del'histoire. La proprit prive peut se trouver en ralitdiversement organise ; sa physionomie concrte peut varierdans le temps et dans l'espace; sous l'influence du rgimeconomique, de la lgislation civile, commerciale ou fiscale,le morcellement ou la concentration des biens peuvent treplus ou moins grands. Quand nous demandons si la propritprive est de droit naturel, nous ne considrons point la formeparticulire d'une poque donne, dans un pays dtermin.Moins encore nous demandons nous si Monsieur X ou Monsieur Y est en vertu du droit naturel propritaire de son usineou de son domaine 2). Le bien-fond de son droit dpend immdiatement de ses titres d'acquisition ; or la lgitimit des titresd'acquisition n'est pas en cause pour le moment; c'est unequestion secondaire. Seule, une question de principe nousoccupe ici. Nous l'avons dj dit : avant d'examiner comment onpeut devenir propritaire lgitime, il faut tablir qu'on peut

    1) Voir plus haut p. 63.2) Si consider etur iste ager absolute, dit saint Thomas, non habet undemagis sit huius quatn illius (S . Th. IIa II q. 57 , a. 3).

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    LA THORIE THOMISTE DE LA PROPRIT. 165devenir propritaire et prouver que la proprit prive estune institution licite !).Saint Thomas s'est prononc pour la lgitimit et la ncessit e la proprit prive. Il estime que la gestion et l'administration des biens, potestasprocurandi et dispensandi nepeuvent tre abandonnes la collectivit, mais qu'elles doiventtre confies l'initiative prive. Il s'agit de savoir si, dans lapense de saint Thomas, c'est le droit naturel qui veut cela.D'aucuns, nous venons de le dire, le contestent. Nous allonsexaminer leur opinion.

    Remarquons d'abord qu'ils ne peuvent se rclamer des passages o saint Thomas parle de la communaut naturelle desbiens; les dveloppements qu'il y donne sa pense, ne permettentpas de lui imputer une tendance communiste. Il ne dit pas, eneffet, que la nature s'oppose la rpartition des biens et leurappropriation par les individus : Communitas rerum attrbui-lur iuri naturali non quia ius naturale dictet omnia essepossidenda communiter et nihil esse quasi proprium possiden-dum... Proprietas possessionwn non est contra ius naturale2).Il est seulement vrai que les hommes ne trouvent pas cettedivision naturellement tablie. Tandis que le mle et lafemelle sont adapts l'un l'autre pour l'uvre de la gnrationt que le pre est tout dsign pour l'ducation de ses-enfants, les biens terrestres n'ont pas t cadastrs parla nature : Masculus ex sui ratione habet commensurationemad fminam ut ex ea gner et et par ens ad filiwn ut euinnutriat 3J... Distinctio possessionwn non est inducta a naturaA).

    1) Voir plus haut, pages 68-69. Saint Thomas, que je sache, n'a pointsoulev la question des modes d'acqurir la proprit. C'est peine si, enpassant, il signale l'occupation comme un titre d'acquisition : " Quaedam suntqu nunquam fuerunt in bonis alicuius; sicut lapilli et gemme, quae inve-niuntur in litore maris : et talia occupanti conceduntur ; et eadem ratio estde thesaiiris antiquo tempore sub terra occultatis, quorum non extat aliquispossessor... (S. Th. IIa II*, q. 66 , art. 5, ad 2.)2) S. Th. II* II*, q. 66 , art. 2, ad 1.s) S. Th. II* II*, q. 57 , art. 3.*) S. Th. I" II* q. 94, art. 5.

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    166 S. DEPLOIGE.La Providence les a mis, dans leur originelle indivision, ladisposition des hommes, afin qu'ils s'en servissent pour subvenir aux ncessits de leur existence. L'appropriation titrepriv, stable et exclusif, en vue d'exploiter (procurare et dis-pensare) les biens, a t leur uvre : Proprietas possessionumiuri naturali superadditur per adinventionem rationis huma-nae. l)

    De ce que la proprit prive est une institution d'originehumaine, suit-il que non pas dans son organisation concrte,mais dans son principe elle participe de la mobilit descrations du droit positif, essentiellement variable et instable ?Non pas. Car le droit positif renferme deux catgories dedispositions : Dividitur ju s posilivum in jus gentium et juscivile 2) . Or la proprit prive est une institution du jusgentium et celui-ci diffre du jus civile par des caractresessentiels, quoique l'un et l'autre drivent du droit naturel.

    Le ju s civile consiste en applications particulires, endterminations spciales du jus naturale. Chaque tat, dansles limites de ses frontires, fait ces applications comme ill'entend, en s'inspirant des considrations d'utilit et d'opportunit qui doivent guider un bon lgislateur. C'est, parexemple, une exigence de droit naturel que le crime soit puni ;tous les tats l'admettent, mais ils organisent trs diffremmentleur systme de rpression. Qu derivantur a lege naturper modum particularis determinations, pertinent ad juscivile, secundum quod qulibet civitas aliquid sibi accomodedtermint 3J Lex natur habet quod ille qui peccat puniatur ;sed quod tali pna vet tali puniatur, hoc est qudam deter-minatio legis natur 4) Principia communia legis natur non

    1) S. Th. II II1, q. 66 , art. % ad 1.2) S. Th. I II*, q. 95 , art. 4.3) S. Th. I II', q. 95 , art. 4.4) S. Th. Ia II1', q. 95 art. 2. On voit que l'expression jus civile n'a pas chezsaint Thomas le mme sens troit que chez les modernes. lus civile c'est ledroit propre la cit, le droit spcial d'un Etat particulier, quel qu'en soitl'objet.

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    LA THORIE THOMISTE DE LA PROPRIT. 167eodem modo applicari possunt omnibus, propter multarn varie-totem rerum humanarum ; et ex hoc provenu diversitas legispositiv apud diversos 1).Le jus gentium au contraire drive du droit naturel parvoie de conlusion directe. Ainsi la dfense de l'homicide peuttre dduite du principe qui interdit de faire du mal autrui.Ad jus gentium pertinent ea qu derivantur ex lege natursicut conclusiones ex principiis 2). Sicut hoc quod est nonesse occidendum v> ut conclusio qudam derivari potest abeo quod est nulli esse faciendum malum 3). Il s'ensuit queles dispositions du jus gentium ne sont pas propres un Etatparticulier, mais qu'elles jouissent d'une relle universalit,quoique les diffrentes nations ne se soient pas mises d'accordpour les formuler. Jus gentium, derivatur a lege naturali permodum conclusionis qu non est multum retnota a principiis ;unde de facili in hujusmodi homines consenserunt 4). Quia eaqu sunt juris gentium naturalis ratio dictt, puta expropinquohabentia quitatem, inde est quod non indigent aliqua specialiinstitutione sed ipsa naturalis ratio ea instituit D) .

    A l'encontre des dispositions du ju s civile auxquellesle lgislateur donne immdiatement force obligatoire, lesprincipes du ju s gentium ont une valeur propre, indpendantede toute promulgation Derivantur qudam a principiiscommunibus legis natur per modum determinationis ; et eaex sola lege humana vigorem habent. Fa qu derivantur aprincipiis communibus legis natur per modum conclusionumhabent etiam aliquid vigoris ex lege naturali 6) .

    1) S. Th. I II*, q. 95 , art. 2 ad 3.2) S. Th. I II*, q. 95 , art, 4.3) S. Th. I II*, q. 95 , art. 2.i) & Th. I" II*, q. 95 , art. 4, ad 1.5) & Th. IIa II*, q. 57 , art. 3, ad 3. Saint Thomas rappelle ce proposla dfinition des juristes romains: " Quod naturalis ratio inter omnes hominesconstituit, id apud omnes peraeque custoditur, vocaturque jus gentium .(S . Th. II" II, q. 57 , art. 3).e) S. Th. I II\ q. 95 , art, 2.

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    168 S. DEPLOIGE.Et nanmoins saint Thomas distingue le ju s gentium du

    droit naturel ! Pour le comprendre, il faut avoir gard au sensspcial qu'il donne au ju s natur, dans sa Somme thologique.A l'exemple des juristes romains, il englobe dans le ju snaturae les principes directifs de la vie et de l'activit nonseulement des hommes mais de tous les tres anims ,raisonnables ou non. Jus quod dicitur naturale commune est

    nobis et aliis animalibics l). Pas n'est besoin de recourir auraisonnement pour connatre les exigences du droit naturelainsi entendu. Jus, sive justum, naturale est quod ex sutnatura est adquatum vel comniensuratum alteri. Hoc autempotest cording ere. . secundum, bsolulam sui consideralionem .. .Absolute autem apprehendere aliquid non solum convertithomini sed etiam aliis animalibus 2) .Les principes du jus gentium qui sont le rsultat de dductions rationnelles , sont au contraire propres l'espcehumaine. A jure naturali sic dicto recedit jus gentium quiaillud omnibus animalibus, hoc solum hominibus inter secommune est 3). Jus gentium est quidem aliquo modo naturalehomini secundum quod est rationalis 4).

    1) S. Th. II" II*. q. 57 , art, 3.2) S. Th. IIa II*, q. 57 , art. 3.s) S. Th. II", II*, q. 57. art. 3.4) S. Th. Ia, IIa>, q. 95 , art. 4, ad J. -- La distinction entre le jus naturet le jus gentium est encore mise en relief par saint, Thomas dans son commentaire sur les sentences de Pierre Lombard : " Quia natura contra rationemdividitur, a qua homo est homo, ideo strictissimo modo accipiendo jus naturale, illa quae ad hommes tantum pertinent, etsi sint de dictamine naturalisrationis, non dicuntur esse de jure naturali, sed illa tantum quaa naturalisratio dictt de his qute sunt homini aliisque communia. Et sic datur istadefinitio : scilicet jus naturale est quod natura omnia animalia docuit,,. (Inl. IV. Sent. dist. 33 , q. J, a. 1, ad4umj.En distinguant, dans la Somme thologique, le jus gentium du jus natur,saint Thomas a suivi les juristes romains et non Aristote qui ne fait pointcette distinction. Le passage suivant du Commentaire de saint Thomas surla Morale d' Aristote est intressant ce point de vue : " Justum naturale estad quod hominem natura inclint. Attenditur autem in homine duplexnatura : Una quidem secundum quod est animal , quae sibi et aliis animalibusest communis. Alia autem natura est hominis, prout scilicet secundum

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    LA THORIE THOMISTE DE LA PROPRIT. 169Au jus gentium appartiennent spcialement les institutionsqui sont la base de la vie sociale, par exemple l'observationde la justice dans les contrats. Ad ju s gentium pertinent...

    justae emptiones, venditiones et alia hujusmodi, sine qubushomines ad invicem convivere non possunt : quod est de legenatur, quia homo est naturaliter animal sodabile l).La proprit prive, proprietas possessionum, est une de cesinstitutions. Si consideretur per respectum ad opportunitatemcolendi et ad pacifcum usum agri, secundum hoc habetquamdam commensurationem ad hoc quod sit unius et nonalterius 2). La raison humaine est force de reconnatre sa

    haute utilit sociale. Distinclio possessionum est inducta perhominum rationem ad utilitatem human vit 3). Saint Thomaslui-mme, nous l'avons vu plus haut 4) la considre commencessaire, si l'on veut que les conditions d'existence del'homme s'harmonisent avec sa nature : Quantum ad potestatemprocurandi et dispensandi licitum est quod homo propriapossideat ; est etiam necessarium ad humanam vitam.Nous croyons avoir tabli par ces explications que lereproche, fait saint Thomas, d'avoir donn, ne ft-cequ'indirectement, un encouragement aux thories communistes,n'est pas fond. ** *

    II arrive souvent que saint Thomas, en dmontrant qu'uneinstitution est de droit naturel, signale, sous forme d'objection, es cas particuliers o cette institution, organise enrationem discernit turpe et honestum. Juristae autem illud tantum dicuntjus naturale, quod consequitur inclinationem naturse communis homini etaliis animalibus. Illud autem jus, quod consequitur propriam inclinationemnatur humanse, scilicet ut homo est rationale animal, vocant juristae jusgentium. Utrumque autem comprehenditur sub justo naturali, prout hic aPhilosopho accipitur . (In X Ubros ethicorum ad Nicomachum. L. V 1. 12.)1) S. Th. I* II*, q. 95 , art. 4.2) S. Th. IIa II*, q. 57 , art. 3.a) S. Th. I II, q. 94 , art. 5, ad. 3.4) Page 68.

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    170 S. DBPLOIGE.dehors des exigences de droit et dvie de sa norme, a pourtant t admise chez certains peuples. Je ne sache pas qu'il sesoit demand si les donnes de l'observation et celles del'histoire ne diminuent pas la valeur de son opinion sur lancessit de la proprit prive. Tout au plus mentionne-t-il,en passant, que le vol n'a pas toujours t rprouv partout. Ill'explique par le fait que la raison humaine, sous l'influencedes prjugs et des passions, verse parfois dans l'erreur *),en formulant les conclusions des principes gnraux du droitnaturel.

    De nos jours on s'est livr de nombreuses recherches surle pass de la proprit et sur son organisation actuelle chezles diffrents peuples. Les dcouvertes archologiques aussibien que les rcits des voyageurs ont t largement mis contribution. A la suite de ces investigations, on a conclu qu'ilest erron de * parler de la proprit comme si c'taitune institution ayant une forme fixe et toujours la mme,tandis qu'en ralit, elle a revtu les formes les plus diverses 2).Quoique cette conclusion s'appuie sur des donnes de trsingale valeur, il ne nous rpugne pas de l'admettre.L'appropriation prive des biens revt videmment desmodalits diffrentes ; la richesse nationale se trouve tanttrpartie entre un grand nombre de propritaires, tantt concentre entre les mains de quelques-uns, faisant valoir leursbiens par le travail des autres.Une partie de la richesse nationale peut mme tre soustraite l'appropriation individuelle.

    La proprit du sol notamment dont l'histoire a surtoutattir l'attention des sociologues n'a pas toujours t et n'estpoint partout prive. Elle a t et elle est encore parfois collective. oyez par exemple l'allmend suisse, le mir russe. La con-

    1) S. Th. I=>, H*, q. 94 , art. 4 et 6.2) E. De Laveleye. De la proprit et de ses formes primitives. 4me dition,Paris 1891, page 543.

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    LA THORIE THOMISTE DE LA PROPRIT. 171elusion de saint Thomas sur la ncessit de la proprit prives'en trouve-t-elle infirme ? Nous ne le pensons pas.

    En dehors de rares mrites en des cas exceptionnels, l'observation rvle, dans des proportions variables, les inconvnients es exploitations agricoles, soumises un rgime plusou moins collectiviste ]).

    Le mir russe ne justifie par les loges enthousiastes decertains crivains. Il ne peut comporter qu'une exploitationmauvaise. Le joug de la culture uniforme carte l'espritde progrs ; la frquence des partages enlve chaquepaysan cette sorte de tendresse qu'il a pour la terre qui estbien lui. Les amliorations permanentes et coteuses sontempches par la possession temporaire. Ajoutez-y que le mirne supprime pas l'ingalit des conditions et ne fait pointdisparatre le proltariat agricole.Quand l'allmend suisse, sa partie arable n'a qu'une trsfaible importance ; les vieux habitants seuls sont admis aupartage des lots ; les trangers et les nouveaux venus en sontexclus. L'allmend ne cre pas non plus l'galit ; au contraireil perptue l'ingalit : plus grande est la proprit prive del'usager, plus forte doit tre sa part dans la proprit collective.

    La conclusion qui se dgage de l'tude de ces formes deproprit est que le collectivisme rural ne convient gurequ'aux peuples pasteurs ; il n'est possible que sous sa formerudimentaire et primitive qui exclut toute production intensive.La proprit prive s'harmonise mieux avec la civilisationmoderne, la libre expansion de l'individu, l'accroissement del'initiative prive, la varit et le progrs des cultures. DeLaveleye en fait l'aveu : Les procds d'exploitation se sontmodifis mesure que la proprit s'est dgage de la communaut.D'extensive, la culture est devenue intensive, c'est--dire que le capital a contribu produire ce que l'on nedemandait originairement qu' l'tendue... Progrs parallle

    J) P. Leroy-Beaulieu, Le collectivisme. Paris, 1885.

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    172 S. DEPLOIGB.de la proprit et de l'agriculture, voil le fait important queles dernires recherches mettent de plus en plus en relief * r).

    Si De Laveleye s'tait born signaler que les formesconcrtes de la proprit ont vari dans le temps et dans l'espace, nous aurions pu admettre cette observation sans rserve.Mais il est all plus loin en crivant que par une volutionlente et partout identique, la proprit foncire, collective audbut, est devenue, par des transformations successives, individuelle et hrditaire . C'est une induction au moins prmature, car l'auteur avoue lui-mme que l'histoire de laproprit est encore faire. Plus systmatiques que De Laveleye, d'autres estiment l'encontre de la thorie thomiste, qu'il n'y a rien de fixe nid'essentiel dans la constitution de la proprit. Ils la prtendentsoumise aux lois fatales de l'universelle volution, dans unperptuel devenir, s'adaptant incessamment aux conditionsmobiles que lui impose l'instabilit du milieu.D'aprs eux, au communisme primitif a succd la communaut e village, laquelle a t remplace par la communautfamiliale. La proprit individuelle ne s'est constitue qu'aprsune longue srie de modifications successives 2). Elle-mmed'ailleurs n'est pas une forme dfinitive ; elle n'est qu'une catgorie historique 3), un stade provisoire dans l'incessantetransformation des choses. La loi du progrs qui l'a faitprvaloir pour un temps, permet d'en prvoir la chute etd'annoncer l'apparition d'une forme, nouvelle.Les adeptes de cette thorie croient la loi de l'volution 4)comme un dogme : Tout ce qui existe, les organismes et lesinstitutions, est sorti, par une diffrenciation graduelle, dela primitive matire homogne. Mais admettre cela, c'est

    1) De Laveleye, De la proprit et de ses formes primitives, p. 5.2) Voir la description de ces formes duns De Laveleye, op . cit. page 8.3) F. Lassalle, Capital et travail, page 270. Bruxelles, 1881.4) Spencer : Les premiers principes. Chap, XIV XV1L Paris, 1888.

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    LA THORIE THOMISTE DE LA PROPRIT. 173admettre un effet sans cause, un progrs sans direction, unordre sans ordonnateur, un devenir qui procde du nant, et la raison s'y refuse.

    Elle se refuse aussi accepter la mthode laquelle onrecourt, pour faire entrer la proprit dans le courant de l'universelle volution. Le procd employ cette fin n'est rienmoins que scientifique.

    Je me suis inspir, dit un auteur de l'cole volutionniste,d'une fconde mthode, la seule qui puisse clairer les originessociologiques ; j'entends parler de la mthode ethnographique,consistant tenir les races infrieures de l'humanit actuelle,comme les vivants reprsentants de nos primitifs anctres. Jen'ai point ici justifier cette manire de procder ; elle est labase mme de la sociologie volutive puisqu'ellepermet d'tudierde visu la srie des tapes sociales, englouties dans l'abme dupass. Grce , elle et par la plus scientifique des incantations,les sicles les plus lointains ressuscitent en chair et en os, lepass devient le prsent et l'observateur peut scruter simultanment les phases successives, que les peuples les plus civilissont mis des cycles chronologiques parcourir 1).Ainsi donc, persuad d'avance qu'une institution a subipartout une volution identique, on recherche la physionomieparticulire qu'elle revt dans les diffrents groupementshumains. On classe les types observs chez les sauvages aussibien que chez les civiliss. De ces formes coexistantes dansl'espace, on fait une srie progressive et on affirme que lesformes de la srie se sont succd dans le temps, plus rapidement ici chez les civiliss, plus lentement ailleurs chezles sauvages. Les civiliss actuels ne seraient que des sauvagesprimitifs, la loi de l'volution le veut. Et c'est ainsi qu'onreconstitue l'histoire d'une institution, de la proprit dansl'espce.Que d'arbitraire dans cette supposition d'un tat originaire-

    J) Ch. Letourneau, L'volution de la proprit. Prface, p. 5.

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    174 S. DEPLOIGE.ment identique de tous les groupements humains ! Et danscette autre : l'identit des phases traverses plus ou moinsrapidement par tous ! Et encore dans cette assimilation duprogrs et de l'volution, comme si les prtendues formesprimitives ne pouvaient pas tre des formes rgressives,dgrades, dchues ; comme si l'volution tait toujours unemarche en avant dans la voie du progrs, et ne pouvait pastre parfois un retour en arrire vers la dcadence.

    L'histoire ne s'invente pas par ces procds arbitraires. Elles'difie par l'tude des documents authentiques, par l'analysedes institutions relles du pass. Et les enseignements de l'exprience historique sont tout autres que ceux de cette construction fantaisiste }).

    L'volutionnisme n'a pas seulement ses chercheurs quirdifient l'histoire du pass, il a aussi ses prophtes quiarrangent l'histoire future. L'heure de la proprit capitaliste sonn, crit Karl Marx. Les expfopriateurs seront leurtour expropris. Cette expropriation s'accomplira par le jeudes lois immanentes de la production capitaliste avec lafatalit qui prside aux mtamorphoses de la nature 2) . Ainsi donc le rgime conomique d'aujourd'hui porte dansses lianes le rgime conomique de demain. La socit capitaliste engendrera la socit collectiviste. C'est l'inluctablefatalit des choses. Il n'y a qu' laisser saigner les blessuresdu peuple ; la Rvolution sera un accident de l'Evolution ethtera l'avnement de la phase collectiviste.

    Je ne crois pas ce fatalisme conomique, cette philosophieatrialiste de l'histoire. J'ai foi en la libert humaine ;je crois que l'homme peut agir sur les vnements et qu'il n'estpas condamn les subir passivement.

    *) Voir par exemple, De Lantsiieere, Le Droit Babylone. Bruxelles, 1894.Page. 50 : " Si loin que nous remontions, dit Lon de Lantsheere, noes trouvons Babylone la proprit prive en honneur, et jusqu'ici nulle (racen'est apparue d'une communaut primitive des biens. ,,2) Karl Marx, Le Capital, chapitre 32.

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    LA THORIE THOMISTE DE LA PROPRIT. 175Le rgime conomique prsent n'est sans doute pas lemeilleur ; mais certes celui que promet Marx serait cent

    fois pire. Le systme actuel, dans le domaine de la grandeindustrie tout au moins, est caractris par la sparation ducapital et du travail : les instruments de production sont laproprit d'un petit nombre qui les font valoir par le travaildes salaris non-propritaires. Le collectivisme, c'est la gnralisation de cet tat de choses. Quelles que soient lesressources du vocabulaire socialiste, les thoriciens du collectivisme n'empcheront pas leur rgime d'tre l'universalisationdu salariat avec, en moins, la libert relative dont jouit aujourd'hui le salari.

    ( suivre.) Simon Deploige.