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Lire tous les textes de la série «Traductions infidèles» TRADUCTIONS INFIDÈLES (1 DE 5) La traduction n’est pas toujours une histoire d’amour 6 septembre 2014 | Louis Hamelin | Livres Photo: Domaine public « He was an old man who fished alone… », écrivait Ernest Hemingway en ouverture de son chef-d’œuvre Le vieil homme et la mer. Dans une traduction française, cette formulation devint « Il était une fois un vieil homme… ». Un de mes profs, au cégep, nous parla un jour du Vieil homme et la mer (Folio) de Hemingway. Je ne sais plus si c’est lui ou un autre qui, autour de 1978, nous fit aussi l’éloge de l’expérience sociale que représentait à ses yeux le Kampuchéa démocratique de Pol Pot : « Quelque chose de neuf est en train de se passer là-bas… » Tu parles. En tout cas, il enseignait la philo. « Hemingway, parvenu à l’âge mûr, nous confia-t-il, après une éclipse romanesque de dix ans et un mauvais roman raillé par la critique, le coeur et le dos réduits en compote par une comtesse italienne et deux accidents d’avion, commence son meilleur livre, le sommet de son oeuvre, par la formule la plus naïve, la plus usée en apparence, l’éternel début des La traduction n’est pas toujours une histoire d’amour | Le Devoir http://www.ledevoir.com/culture/livres/417640/traductions-inf... 1 of 3 3/16/15 3:29 PM

La traduction n’est pas toujours une histoire d’amour | Le Devoir

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    TRADUCTIONS INFIDLES (1 DE 5)

    La traduction nest pas toujours une histoiredamour6 septembre 2014 | Louis Hamelin | Livres

    Photo: Domaine public He was an old man who fished alone , crivait Ernest Hemingway en ouverture de son chef-duvre Le vieilhomme et la mer. Dans une traduction franaise, cette formulation devint Il tait une fois un vieil homme .

    Un de mes profs, au cgep, nous parla un jour du Vieilhomme et la mer (Folio) de Hemingway. Je ne sais plussi cest lui ou un autre qui, autour de 1978, nous fitaussi lloge de lexprience sociale que reprsentait

    ses yeux le Kampucha dmocratique de Pol Pot : Quelque chose de neuf est en train dese passer l-bas Tu parles. En tout cas, il enseignait la philo. Hemingway, parvenu lge mr, nous confia-t-il, aprs une clipse romanesque de dixans et un mauvais roman raill par la critique, le coeur et le dos rduits en compote parune comtesse italienne et deux accidents davion, commence son meilleur livre, le sommetde son oeuvre, par la formule la plus nave, la plus use en apparence, lternel dbut des

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  • contes : Il tait une fois un vieil homme Fort bien. Sauf que Hemingway na jamais crit a. Le texte original dit : He was anoldmanwhofished alone Repensant cet incipit dont sest servi le traducteur franais Jean Dutourd pour inventer unconte (ou une intention parodique)compltement tranger la bonne grosse prose dePapa, jignorais la petite controverse franco-franaise de 2012 autour de la nouvelletraduction mise en ligne par Franois Bon, et les dmls de ce dernier avec Gallimard,dtentrice des droits sur le chef-doeuvre. En allant jeter un coup doeil la retraduction deBon, jai prouv un certain soulagement : au moins, les bas blancs de la grossemachine laver hexagonale y sont redevenus les White Sox de Chicago. Opacit et transparence Ce pouvoir de la traduction mintresse. Depuis quinze ans, jai vcu, au Devoir, une formeparticulire de schizophrnie linguistique. Appel couvrir le domaine des littratures desAmriques en traduction, jai fait lexprience du cruel paradoxe qui caractrise le travail detout traducteur : la bonne traduction est transparente ;onneremarque donc que lesmauvaises Difficile de tomber plusmalquesur lpouvantable traduction de Duane est dpressif, legros romandeLarry McMurtrytraduit chez Sonatine. Il est, dans le ratage des traductions,un seuil au-del duquel les dfauts de construction et les quivalents douteux deviennentdu pur divertissement. Exemple : utiliser lexpression coucher ensemble pour dcrireles rapports sexuels dun couple qui partage le mme lit depuis quarante ans. Moins embarrass, le romancier texan, pour voquer le mme acte, a probablementemploy un de ces bons gros fuck qui fleurissent lidiome tasunien. Mais la pudeur nest pas le seul problme de madame Sophie Aslanides, traductrice deDuane est dpressif. Lusage des conjonctions et des prpositions ne semble pas videntchez elle ( Non seulement parce quelle se retrouvait dans un endroit o il ny avait pas deplage, mais aussi sans le moindre rayon de soleil. ). Lamateur de ces constructionsdficientes quon appelle janotismes y trouve son compte. Sansquilsache comment,avant davoir fini de raconter trs brivement sa vie,lheurestait coule. (Moi : uneheure qui raconte sa vie, a ne doit pas prendrebeaucoup plus quune heure) unbraconnier avec un silencieux dont il avait aperu les feux arrire. (Je vais en fort depuislongtemps, mais une carabine quipe de feux arrire, cest du nouveau). Comme lecteur et critique, on a alors le choix : ou bien on estime que notre lecture de cegros et passionnant roman est irrmdiablement gche par la traduction ; ou bien ondcide de samuser malgr tout, remplaant un plaisir de lecture par un autre. Remonter,en pense, lintention premire de lauteur, qui nous parvient dfigure par une mauvaisecomprhension ou la simple maladresse, devient alors un jeu susceptible de rendre un peumoins assommants tous ces tas de pages couverts dune prose approximative. La traduction boiteuse de Duane est dpressif constitue un cas extrme : celui dune

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  • professionnelle qui, de toute vidence, ne matrise ni la langue daccueil ni celle de lditionoriginale. Autre explication : tout a est dbit trs vite et pass la moulinette dunanglais de faade avec pour principal souci de faire bouillir la marmite. Ce nest pas toujours la faute des traducteurs. La rue vers lAmrique des diteursparisiens nous vaut dtre, chaque anne, envahis par des tombereaux douvrages defiction dont la qualit littraire varie de banale bancale. Une traduction bcle peuttorpiller un bon livre. En revanche, aucun traducteur na le pouvoir de sauver un trsmauvais livre. Lire dans le texte? Je parlais de schizophrnie. Forc, depuis quinze ans, de me taper tous ces bouquinsrcrits dans une langue au mieux franchouillarde, cest--dire locale la manire duseptime arrondissement de Paris, lorsquelle nest pas tout simplement impropre (fruitdune opration commerciale htive, plombe par trop de prsupposs culturelserrons, etc.), mon premier rflexe a souvent t de dire aux lecteurs du Devoir : sil vousplat, allez donc lire a dans le texte, en anglais amricain. Je le pense, mais me retiens de lcrire. Car que faudrait-il penser du chroniqueur delittrature dun quotidien francophone qui, semaine aprs semaine, enverrait ses lecteursdpenser leur argent chez Chapters et Indigo ? Le milieu du livre qubcois dessinerait unX sur ma photo. la forme dcartlement mental que je ressens alors, je vois trois solutions : 1. unechronique portant sur les oeuvres en traduction, mais seulement celles dont le passage lautre langue ne pose, en apparence, aucun problme ; 2. une chronique sur les livres enanglais dans Le Devoir trs logique, mais que rpondre au puriste pidermique quime peindra en alli objectif de la franglicisation du Qubec ? ; 3. une chroniquesurlatraduction comme telle qui traite expressment de ce voyage dun texte entre leslangues, dun sens lautre. En attendant, ce constat : les Qubcois devraient tre, idalement, les traducteurs delAmrique en franais. Dans les faits, nous sommes une colonie de ldition qui subitlhgmonie langagire et commerciale de la France.

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