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Med Pal 2005; 4: 146-151 © Masson, Paris, 2005, Tous droits réservés EXPÉRIENCES PARTAGÉES Médecine palliative 146 N° 3 – Juin 2005 La transversalité en équipe mobile de soins palliatifs (EMSP) : essai d’élaboration d’un concept Alain Derniaux (photo), UMSP des Hautes-Alpes, CH d’Embrun. Josyane Chevallier, Service UMSP, CHU de Montpellier Mireille Perineau, Service UMSP, CH d’Avignon. Summary The transversality of mobile palliative care teams: an attempt to elaborate a concept Introduction: A mobile palliative care team is much more than a palliative care unit. Mobile teams, which usually develop out- side controlled frameworks, have to cope with the difficult prob- lems of reality using their own, often out-of-phase, idealism. While sharing our experiences and our difficulties, we attempted to develop specific tools useful in the transversal environment of our activities. Development: Transversality, commonly using to describe our daily practice, is curiously absent from the dictionary. Transver- sal alone is properly defined and refers to two essential notions: violence (to cross, to section), and recovery (ethymologically to palliate). When searching the literature, we discovered the work of René Barbier, a sociologist specialized in the science of edu- cation. His book on the transversal approach is based on gene- ralized empathy which appears to correspond directly to our sit- uation. This author examined the question of listening to terminally ill patients and emphasized three major concepts: the complexity of living beings, the sometimes opposing levels of reality, and the included third-party who alone can merge dif- ferent levels of reality. The work of a mobile palliative care team consists in working constantly with these different concepts in order to elaborate practices and propositions in an active and formalized pluri- and interdisciplinary environment. This leads us to a three-way approach integrating transdisciplinarity. Conclusion: Mobile palliative care teams working in vast terri- tories with limited missions are weakened by their necessary transversality, requiring the acquisition of high-performance conceptual tools. These tools should allow the teams to continue and develop their work while protecting them against deviations and suffering so they can approach with greater serenity the deep feeling of humanity uniting us all. Key-words: mobile teams, transversality, sensitive listening, transdisciplinarity, complexity, level of reality, included third-party. Résumé Introduction : La création d’EMSP dépasse de beaucoup la créa- tion d’USP (291 pour 91 d’après les données du ministère). Ces créations se sont faites le plus souvent en l’absence de toutes normes, de tout cadrage précis, laissant ces équipes disparates affronter une réalité difficile, armées d’un idéalisme trop décalé ! Notre réflexion est née du constat partagé de nos difficultés et vise à nous doter d’outils spécifiques, en lien avec l’approche transversale qui nous caractérise. Développement : Curieusement, le mot « transversalité » n’est pas défini dans la langue française, alors que nous nous y réfé- rons au quotidien. Seul le mot transversal est défini. Il contient deux notions essentielles : celle de violence (couper, traverser) ; celle de recouvrir (étymologiquement prise dans le sens de pallier). La recherche bibliographique nous a fait découvrir l’œuvre de René Barbier, sociologue spécialisé dans les sciences de l’éducation. Son livre consacré à l’approche transversale contient des concepts qui nous ont paru essentiels pour nos pratiques cliniques ; son appro- che est basée sur l’empathie généralisée et nous paraît en tout point correspondre à la nôtre – il aborde lui même (pages 304 et 305) la question de l’écoute des patients en fin de vie. L’écoute sensible qu’il revendique s’appuie sur trois concepts majeurs : la complexité de tout ce qui vit ; les niveaux de réalité différents qui s’opposent parfois ; le tiers-inclus qui seul, peut permettre le rapprochement de deux niveaux de réalité différents. Le travail en EMSP consiste précisément à articuler en perma- nence tous ces concepts, toutes ces notions, afin d’élaborer nos conduites et nos propositions en pluri et en interdisciplinarité active et formalisée ; tout ceci nous conduisant sur le chemin d’une approche ternaire, intégrant la transdisciplinarité. Conclusion : La transversalité, imposée à des EMSP fragiles, aux missions illimitées, sur des territoires trop vastes, impose à ces mêmes équipes l’acquisition d’outils conceptuels performants. Cela leur permettra de poursuivre, de développer leur travail en s’épargnant de nombreuses dérives, de nombreuses souffrances, et ainsi, d’accéder alors plus sereinement, au plus profond de l’humanité qui nous compose et nous réunit. Mots clés : équipes mobiles, transversalité, écoute sensible, transdisciplinarité, complexité, niveaux de réalité, tiers – inclus. Derniaux A et al. La transversalité en équipe mobile de soins palliatifs (EMSP) essai d’élaboration d’un concept. Med Pal 2005; 4: 146-151. Adresse pour la correspondance : Alain Derniaux, UMSP des Hautes-Alpes, Centre hospitalier, Rue P. et M. Curie, 05200 Embrun. e-mail : [email protected]

La transversalité en équipe mobile de soins palliatifs (EMSP) : essai d’élaboration d’un concept

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E X P É R I E N C E S P A R T A G É E S

Médecine palliative

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N° 3 – Juin 2005

La transversalité en équipe mobile de soins palliatifs (EMSP) : essai d’élaboration d’un concept

Alain Derniaux (photo), UMSP des Hautes-Alpes, CH d’Embrun.Josyane Chevallier, Service UMSP, CHU de MontpellierMireille Perineau, Service UMSP, CH d’Avignon.

Summary

The transversality of mobile palliative care teams: an attempt to elaborate a concept

Introduction:

A mobile palliative care team is much more than a palliative care unit. Mobile teams, which usually develop out-side controlled frameworks, have to cope with the difficult prob-lems of reality using their own, often out-of-phase, idealism. While sharing our experiences and our difficulties, we attempted to develop specific tools useful in the transversal environment of our activities.

Development:

Transversality, commonly using to describe our daily practice, is curiously absent from the dictionary. Transver-sal alone is properly defined and refers to two essential notions: violence (to cross, to section), and recovery (ethymologically to palliate). When searching the literature, we discovered the work of René Barbier, a sociologist specialized in the science of edu-cation. His book on the transversal approach is based on gene-ralized empathy which appears to correspond directly to our sit-uation. This author examined the question of listening to terminally ill patients and emphasized three major concepts: the complexity of living beings, the sometimes opposing levels of reality, and the included third-party who alone can merge dif-ferent levels of reality.The work of a mobile palliative care team consists in working constantly with these different concepts in order to elaborate practices and propositions in an active and formalized pluri- and interdisciplinary environment. This leads us to a three-way approach integrating transdisciplinarity.

Conclusion:

Mobile palliative care teams working in vast terri-tories with limited missions are weakened by their necessary transversality, requiring the acquisition of high-performance conceptual tools. These tools should allow the teams to continue and develop their work while protecting them against deviations and suffering so they can approach with greater serenity the deep feeling of humanity uniting us all.

Key-words:

mobile teams, transversality, sensitive listening, transdisciplinarity, complexity, level of reality, included third-party.

RésuméIntroduction :

La création d’EMSP dépasse de beaucoup la créa-tion d’USP (291 pour 91 d’après les données du ministère). Ces créations se sont faites le plus souvent en l’absence de toutes normes, de tout cadrage précis, laissant ces équipes disparates affronter une réalité difficile, armées d’un idéalisme trop décalé !Notre réflexion est née du constat partagé de nos difficultés et vise à nous doter d’outils spécifiques, en lien avec l’approche transversale qui nous caractérise.

Développement :

Curieusement, le mot « transversalité » n’est pas défini dans la langue française, alors que nous nous y réfé-rons au quotidien. Seul le mot transversal est défini. Il contient deux notions essentielles : – celle de violence (couper, traverser) ;– celle de recouvrir (étymologiquement prise dans le sens de pallier).La recherche bibliographique nous a fait découvrir l’œuvre de René Barbier, sociologue spécialisé dans les sciences de l’éducation. Son livre consacré à l’approche transversale contient des concepts qui nous ont paru essentiels pour nos pratiques cliniques ; son appro-che est basée sur l’empathie généralisée et nous paraît en tout point correspondre à la nôtre – il aborde lui même (pages 304 et 305) la question de l’écoute des patients en fin de vie.L’écoute sensible qu’il revendique s’appuie sur trois concepts majeurs :– la complexité de tout ce qui vit ;– les niveaux de réalité différents qui s’opposent parfois ;– le tiers-inclus qui seul, peut permettre le rapprochement de deux niveaux de réalité différents.Le travail en EMSP consiste précisément à articuler en perma-nence tous ces concepts, toutes ces notions, afin d’élaborer nos conduites et nos propositions en pluri et en interdisciplinarité active et formalisée ; tout ceci nous conduisant sur le chemin d’une approche ternaire, intégrant la transdisciplinarité.

Conclusion :

La transversalité, imposée à des EMSP fragiles, aux missions illimitées, sur des territoires trop vastes, impose à ces mêmes équipes l’acquisition d’outils conceptuels performants. Cela leur permettra de poursuivre, de développer leur travail en s’épargnant de nombreuses dérives, de nombreuses souffrances, et ainsi, d’accéder alors plus sereinement, au plus profond de l’humanité qui nous compose et nous réunit.

Mots clés :

équipes mobiles, transversalité, écoute sensible, transdisciplinarité, complexité, niveaux de réalité, tiers – inclus.

Derniaux A et al. La transversalité en équipe mobile de soins palliatifs (EMSP) essai d’élaboration d’un concept. Med Pal 2005; 4: 146-151.

Adresse pour la correspondance : Alain Derniaux, UMSP des Hautes-Alpes, Centre hospitalier, Rue P. et M. Curie, 05200 Embrun. e-mail : [email protected]

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Alain Derniaux, Josyane Chevallier, Mireille Perineau

Introduction

La création d’EMSP a largementpris le pas sur la création d’unités desoins palliatifs, donc disposant de« lits » (291 pour 91 environ) depuisla circulaire d’août 1986.

Quels sont réellement les modesde fonctionnement de ces équipesdisparates, à l’autonomie limitée, auxstatuts trop souvent précaires, à lafois isolées et dispersées

dans des éta-blissements en pleine restructuration,au fonctionnement pyramidal et dé-pourvu de régulation ? Y a-t-il cohé-rence entre la nature des missions quileur ont été confiées et les moyensdont elles disposent ? N’y aurait-ilpas là un décalage, une mission im-possible, une position intenable, uneforme

d’injonction paradoxale

? Quel-les limites ont été définies ? Quelssont précisément les outils dont ilfaut disposer ? Sont-ils seulementdéfinis, listés et assortis d’un réelmode d’emploi ?

Sommes-nous dans le contretemps, le contre-pied ou le contrepoint ? Sommes-nous à contre em-ploi ? Quels sont les enjeux cachés ?Quelles sont les finalités des équipesmobiles ?

Sont-elles donc condamnées àdisparaître comme il y était fait allu-sion dans le « discours fondateur » desEMSP [1] ? Sont-elles un recours, un

« palliatif » à moindre coût, pour lut-ter contre la perte des rituels etdes liens symboliques [1] ? Sont-ellesdans un ailleurs indéfini, perduesentre limites et dérives [2] ?

Toutes cependant travaillent et sedéveloppent depuis plus de quinzeans au carrefour des institutions et dela société. Cette place, cette expé-rience et ses répercussions, les nom-breux échanges entre équipes mobileset avec toutes les autres équipes, nousont amenés à nous interroger sur laquestion de la transversalité.

Nous sommes dans une transver-salité de fait qui nous transforme entémoins privilégiés de l’histoire d’unesociété qui nous a impliqués à uneplace tout à fait singulière et unique.

Nous sommes aussi dans uneécoute sensible

1

de nos contempo-rains et, si nous partageons l’écoutedes patients en fin de vie avec noscollègues travaillant en unités d’hos-pitalisation, notre écoute se doit d’al-ler au delà, vers les soignants, les ins-titutions, le monde de la santé et lasociété. Notre rapport aux autres ausujet de la mort à venir ouvre la voieà l’imaginaire des uns et des autres.

Il s’agit là d’une approche qui, fi-nalement nous touche, nous dépasseet nous réunit. C’est peut-être aussi unoutil et à ce titre, on comprend l’uti-lité pour chacun d’en partager une dé-finition et les principes d’un bonusage.

Poursuivre notre travail en toutesérénité nécessite qu’un certain nom-bre de notions soient élaborées, à lalumière de l’analyse de nos pratiques.

Une analyse approfondie desconcepts et des valeurs que nous véhi-culons, est indispensable. Nous espé-

rons qu’à la lumière de ces réflexions,les équipes pourront s’approprier cesnotions nouvelles et s’affirmer, dans lerespect d’elles-mêmes comme dans lerespect des équipes qu’elles rencontrent.

Définitions et développement

Le mot transversalité n’apparaîtpas encore dans les dictionnaires.

En revanche, selon le dictionnaireLarousse, « est transversal ce qui estdisposé en travers ou ce qui coupe entravers ». Selon le petit Robert, trans-versal se définit aussi, au sens propre,comme « celui qui traverse une choseen la coupant perpendiculairement àsa plus grande dimension ». Au sensfiguré, « est transversal celui qui uti-lise, prend en compte, recouvre plu-sieurs domaines ou techniques ». Onpeut retrouver dans ces définitionsdeux notionsqui interpel-lent, celle de« violence »dans les sensde couper,traverser etcelle de re-couvrir ausens de l’éty-mologie depallier, couvrir d’un manteau. Ces no-tions nous ramènent à des situationsque nous vivons au quotidien enéquipe mobile.

Le sociologue René Barbier [3-5] aconsacré une importante partie de sesrecherches à l’approche transversale,dans l’éducation et la recherche ensciences humaines. Il définit l’éduca-tion transversale comme une éduca-tion transdisciplinaire qui soutient lafonction essentielle de l’imaginairedans les actions humaines. Il démon-tre le statut scientifique de l’imagi-naire. Il subdivise l’imaginaire en pul-sionnel, social (ces deux formant lecollectif), et en sacral. Cette capacitéimaginaire de l’humain lui permet

TRANSITUDE

Entre, à travers et par-delàle loin et le près, le sans-où,hier et demain, l’instant pérenne,le mouvant et l’axe, la danse.Entre, à travers et par-delàla vitre et l’air, le transparent,syllabe et souffle, la saveur,le dit et le tu, la présence.Entre, à travers et par-delàvide et plein, complicité,l’amphore et l’argile, une main,l’être et le rien, le sens

Jean BIES

1. « il s’agit alors de sortir de soi et de partir del’autre, de ses pratiques, de ses discours, de sesproduits, en fin de compte de son propre universsymbolique et imaginaire. On comprendra que cetteattitude nouvelle implique de faire “le vide” plutôtque d’avoir la “tête bien pleine”. Nous devons de-venir réceptifs à l’autre et tenter d’être “disponi-bles” et “impressionnables” par des catégories depensée, de faire et de sentir qui ne sont pas dansnotre habitude. » [3]

« Est transversal celui qui utilise, prend en compte, recouvre plusieurs domaines ou techniques ».

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La transversalité en équipe mobile de soins palliatifs (EMSP) : essai d’élaboration d’un concept

d’improviser sa vie, il l’appelle « im-provisation éducative ». Mais pourqu’une approche soit transversale, ilfaut une sensibilité réciproque desprotagonistes. Il définit cette sensibi-lité comme « une empathie généraliséeà tout ce qui vit et à tout ce qui est ».

La transversalité permet le décloi-sonnementdes structu-res verticalesmurées dansleur savoir,leur « auto »-suffisance, ettrop souvent

soumises à des impératifs de produc-tivité. La tarification à l’activité ris-quant fort d’amplifier encore ce phé-nomène.

Il peut paraître présomptueux deparler d’« éducation » dans le rôle pro-pre des équipes mobiles, mais il s’agitbien d’une transmission de réflexionsdans les champs philosophiques etéthiques, et d’expériences, fruits de re-cherche validée, pour une « redéfini-tion » des principes de la médecine.

La médecine moderne s’est pro-gressivement « cloisonnée » pour abou-tir à la formation de spécialistes àhaute valeur technologique ajoutée,mais perdant alors une vision plusglobale du malade. Les malades en finde vie viennent témoigner des limitesde ce système. Les soins palliatifs ontredonné une dimension humaine auxsoins en permettant au malade « ob-jet » de reprendre sa place de « sujet »,acteur de sa vie et en quête de sens.Comme le dit Catherine Perrotin, aucours de ses enseignements « naîtremortel et mourir vivant », c’est réali-ser à un moment sa finitude, le faitque nous sommes mortels et que nouspassons notre vie à intégrer cette as-sertion même si notre propre mortreste irreprésentable.

On retrouve dans les travaux deRené Barbier des termes qui nous sontchers en soins palliatifs, comme em-pathie, sens social, spirituel

(sacral),

pulsionnel. Les équipes mobiles de

soins palliatifs, grâce à leur activitétransversale, ont pour mission la dif-fusion et la « généralisation » de cetteculture palliative dans le système bio-médical. L’équipe Mobile transmet laculture palliative mais aussi s’enrichitau passage d’éléments de la culturebiomédicale qui vont pouvoir complé-ter la prise en charge des patients enfin de vie. C’est la dynamiqued’acculturation que décrit DonatienMallet [1] ; elle se fonde sur l’empa-thie généralisée et l’écoute sensibledont parle René Barbier [3-5]. Celles-ci nous amènent à la notion de trans-disciplinarité dont il nous dit [3]« qu’elle n’est pas le cumul des man-dats disciplinaires, qu’elle ne s’ensei-gne pas mais fleurit au cœur de l’in-tuition la plus vive. Elle fait fondretous les absolus disciplinaires, elle re-lativise l’interdisciplinarité qui reste,vaille que vaille, malgré sa pertinence,dans un seul niveau de réalité, celuide la bande moyenne. La transdisci-plinarité se situe plus au-delà des dis-ciplines qu’en deçà. Dans le meilleurdes cas, elle réside également au mi-lieu, pour y mettre un beau chaoscréateur. Elle n’est plus sur les rails dela science établie »

;

elle nous ouvre àl’imaginaire et à la création. RenéBarbier cite Bernard d’Espagnat :« Partir pour la transdisciplinarité,c’est ouvrir l’espace-temps. Reconnaî-tre, dans l’expérience humaine sensi-ble, la transversalité multiple du réelvoilé ».

Quelques mots clés sont à définir.

La complexité

« On prête à la réalité appréhendéepar les sens et par l’intellect un cer-tain degré de complexité c’est-à-dired’interactions, d’inter-relations entredes éléments distinguables mais nonséparés et dont le système globalforme une totalité dynamique relati-vement cohérente » [3]. La complexitén’est pas la complication (une simpleamibe est bien plus complexe que leplus compliqué des ordinateurs ; l’un sedémonte et se remonte, l’autre pas…).

Dans notre pratique, les demandesreçues par les EMSP cachent souvent,au-delà de leur simplicité apparente,une haute complexité en lien avec lasingularité de chaque situation (sin-gularités du malade, de l’entourage,des équipes, de l’EMSP, de l’institu-tion et de la société).

Les niveaux de réalité

« Deux niveaux de réalité sont dif-férents si, en passant de l’un à l’autre,il y a rupture des lois et des conceptsfondamentaux… » [6]. Dans notre pra-tique, on observe des niveaux de réa-lité différents entre : malade et bienportant, famille et soignants, idéal desoin et réalité du soin… et la rencontreentre deux niveaux de réalité diffé-rents est source de conflit potentiel.

Le tiers inclus

«

Il se réalise lorsque nous ren-controns, dans l’interprétation néces-saire d’un phénomène, des couples decontradictoires mutuellement exclu-sifs (A et non-A) : onde et corpuscule,continuité et discontinuité, séparabi-lité et non séparabilité, vie et mort,etc. » [3].

La compréhension de la notion detiers inclus s’éclaire complètementlorsque la notion de « niveaux de réa-lité » est introduite, ce qui légitime laplace que nous occupons, lorsquenous intervenons auprès du patient,entre patient et famille, et entre pa-tient famille et équipe de soins, afinbien souvent de restaurer un dialoguepréalablement rompu ou en voie derupture. Cette notion est une aidemajeure, nous semble t-il, dans leprocessus de résolution de dilemmeéthique.

Le soin palliatif, dans sa dimen-sion d’accompagnement (du malade,de ses proches mais aussi des équipesde soins) intègre nécessairement cesconcepts de transversalité et de trans-disciplinarité ; ils sont le socle de laphilosophie de soin que nous sommessi nombreux à partager.

« Partir pour la transdisciplinarité, c’est ouvrirl’espace-temps ».

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Alain Derniaux, Josyane Chevallier, Mireille Perineau

Exportation des valeurs et des pratiques

Il s’agit là de la mission essentielledes équipes mobiles donc en lienavec cette fameuse « injonction para-doxale » que l’on peut illustrer par cespropos de Gilbert Desfosses : « tout sepasse comme si les soignants atten-daient de notre part une réponse.Aidez-nous à trouver une issue hu-mainement acceptable ! Disposez-vous d’un savoir opérant pour tousces cas ? » [2].

Comment insuffler dans notre sys-tème de soins une culture palliative etpermettre à tous les soignants d’ac-quérir des compétences dans le do-maine des soins palliatifs ?

Cela implique 3 dispositions ;– la première est une écoute sen-

sible. Accompagner, c’est être avanttout conscient qu’on a près de soi unepersonne en fin de vie. Chaque négli-gence de cette dimension dans le soin,chaque entorse à la priorité de l’ac-compagnement, chaque oubli du res-pect de l’autonomie du malade pren-dront en défaut les besoins du patientet, à terme, produiront de la souf-france pour tous les protagonistes dela scène de la mort [7]. Notre écoutesensible doit s’élargir aux autres pro-fessionnels et acteurs de santé quenous côtoyons quotidiennement ;

– l’articulation de l’interdiscipli-narité et de l’écoute sensible nousouvre la voie de la transdisciplina-rité ; ainsi cette jeune interne habitéepar l’effroi d’entendre un patient par-ler de sa peur de la mort et demanderà ce qu’on l’aide à mourir. Il s’agit là,précisément d’entendre et de proposerune autre alternative plutôt que fuirou prescrire par défaut une sédation,parfois même à l’insu du patient.Ces situations imposent à l’évidence,l’alliance d’une médecine scientifiqueet technique avec une médecine rela-tionnelle et humaniste ;

– notre préoccupation d’ordreéthique est permanente ; il s’agit làdu socle, des valeurs contenues dans

l’approche palliative, dorénavant re-layées par des textes de loi [8, 9]. Dif-fuser cette culture à travers nos pro-positions et nos pratiques est difficile,et cela exige de notre part une matu-rité qui s’acquiert essentiellementavec l’expérience, la formation et larecherche. La reconnaissance de cesvaleurs par les sociétés savantes,scientifiques, l’université et la cité,paraît indispensable pour la poursuitede ce lent travail de partage, d’ensei-gnement et de réconciliation avecl’humain.

Les limites et les revers

« Les équipes mobiles ont généra-lement vocation à intervenir dans unephase précoce d’anticipation par rap-port à l’agonie, elles peuvent être ap-pelées dès la phase initiale et/ou dansles phases aiguës de la maladie. L’ap-pel pour une première interventiondoit toujours être programmé dansl’intérêt du patient, des proches et dessoignants. Le suivi ultérieur est orga-nisé en accord avec les deux équipes,concernant en particulier les modali-tés d’interventions et leur fréquence.Le projet médical de l’équipe mobile,connu de tous les services, précise lescaractéristiques des interventions deces consultants extérieurs fondées enparticulier sur le compagnonnage en-tre l’équipe mobile et l’équipe réfé-rente » [10].

Par rapport à ce schéma idéal, dif-ficultés, limites, conflits et dérivessont le lot quotidien des équipes « enmouvement » chez les autres. Pour ceséquipes, rien ne semble jamais acquis,chaque jour apporte son lot de surpri-ses, bonnes et/ou mauvaises. Ceséquipes transversales ont en réalitébesoin d’un ancrage solide dans leursconvictions et leurs compétences, toutsimplement pour rester en vie.

Les difficultés liées aux équipesmobiles elles-mêmes sont inhérentesaux caractéristiques abordées dans

cet article (composition disparate,effectifs insuffisants, territoire tropvaste, etc.). La confrontation avec lesautres est empreinte de complexité :celle de l’humanité et de ses para-doxes. On nous renvoie parfois quenous aurions une vision décalée, voirerétrograde, véritable obstacle à la mo-dernisationde notre so-ciété. La dé-sinformationengagée parune pressetrop souventengagée dansdes débatsbinaires donc stériles ne nous sert pas.L’opposition à l’euthanasie ne peutêtre que le fait d’esprits réactionnai-res. Les équipes référentes sont sou-vent prises par leur logique biomédi-cale, « l’imaginaire biomédical », et larencontre avec une équipe mobile desoins palliatifs et son « imaginairepalliatif » pourrait être comparée à un« choc d’imaginaires sociaux » diffé-rents.

Penser que nous pourrions toutmaîtriser est illusoire. Ces limites-là,nous devons les avoir à l’esprit, nousconstruire en les respectant ; il fautrester inquiets, lucides et vigilants.C’est précisément là que compétenceet expérience ont toute leur place etsont incontournables.

Caractéristiques et conditions requisesà l’exercice de la transversalité

En tant que structures (EMSP) :– cohérence des effectifs et du ca-

dre juridique [10] ;– cohésion de l’équipe et interdis-

ciplinarité formalisée ;– identité forte, donc reconnue ;– perméabilité et tolérance aux

autres systèmes (capacité d’échan-ges) ;

L’oppositionà l’euthanasie ne peut être que le fait d’esprits réactionnaires.

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La transversalité en équipe mobile de soins palliatifs (EMSP) : essai d’élaboration d’un concept

– supervision psychanalytiquerégulière ;

– rigueur de l’organisation interne.En tant que membre d’une EMSP :– l’empathie, l’écoute sensible ;– la connaissance des spécificités

de sa fonction ;– la connaissance des limites de

sa fonction ;– la très bonne connaissance du

soin palliatif ;– la capacité à s’affirmer dans un

groupe ;– la capacité au lâcher prise rela-

tionnel ;– l’aptitude au compagnonnage ;– la capacité à être un lieu de pro-

jection et d’identification.Le lâcher prise relationnel est pro-

bablement spécifique du travail enéquipe mo-bile. Il s’ins-crit dans lecadre d’unecollabora-tion à la priseen charge despatients et deleur entou-rage. Il s’ap-

puie sur le souci de respecter la placede l’autre, en l’occurrence l’autreéquipe de soins et sa place de réfé-rente dans l’accompagnement de cespatients et de leur entourage.

Analyse et discussion

L’approche transversale qui carac-térise les EMSP semble pouvoir s’ap-puyer sur une pensée conceptualiséedans le cadre des sciences humaines.Ce rapprochement ne paraît pas intem-pestif. En effet, les concepts dévelop-pés par René Barbier entrent véritable-ment en résonance avec nos pratiques.

Les concepts de complexité et deniveaux de réalité, articulés avec lalogique du tiers inclus permettent decomprendre la notion de la transdis-ciplinarité : elle concerne ce qui est à

la fois entre les disciplines, à traversles disciplines et au-delà de toute dis-cipline. Sa finalité est la compréhen-sion du monde présent.

Il s’agit d’une nouvelle approchescientifique, culturelle, spirituelle etsociale, qui par son objectif de globa-lité se rapproche des objectifs conte-nus dans la définition même des soinspalliatifs.

Dès lors, comme le dit RenéBarbier, on se situe dans une appro-che ternaire, qui accepte la logique dutiers inclus et des niveaux de réalité.Rappelons-nous ce que disait Balintau sujet de la relation médecin – ma-lade : « c’est une relation à trois per-sonnages : le malade – le médecin –la relation médecin malade. Cette ap-proche envisage l’être humain dans satotalité de « corps » – physique etmental –, d’âme et d’esprit ».

René Barbier fait lui-même réfé-rence à Jean Bies qui dit que cette« anthropologie ternaire

»

s’ouvre surune éducation qui la reprend à soncompte, « en ne se contentant pas deréduire l’hypertrophie cérébrale, maisen rendant aux plans corporels, psy-chique et pneumatique leur dignitéperdue. Elle est de nature holistique ».

Le soin palliatif, tel qu’il est dé-fini, se situe lui-même dans une ap-proche transversale. Le respect de lacomplexité humaine dans toutes sesdimensions est au centre de notretravail clinique. Nous acceptons cequelque chose qui nous dépasse, etnous englobe. Nous acceptons laprésence constante d’une dimensionà nos yeux irrationnelle, que l’onpeut nommer transcendance ou pro-fondeur [3], en lien avec l’inconnuqui nous entoure et nous habite.La reconnaissance de la présence« sourde » de cette profondeur nouscaractérise et nous distingue. C’estprobablement cette reconnaissance-là qui est à la fois portée et désiréepar les équipes mobiles, auprès dumonde de la santé et au cœur de lasociété.

La demande de reconnaissance decette dimension, ainsi sollicitée, tantpour le patient, sa famille que pourle travail effectué par l’équipe mo-bile, peut alors être source de réac-tions de défense de la part des soi-gnants, des familles, des patientseux-mêmes et de l’institution. Ellevient rappeler notre solitude qui,comme le dit René Barbier, se trans-forme en silence lorsque la mortnous emporte.

Ce rappel trop voyant de notrefinitude se heurte à notre mode devie actuel, marqué par la technologietriomphante, le matérialisme, la per-formance, le désir de maîtrise et depuissance ainsi que le refus de l’échecet le tabou de la mort.

On pourrait alors penser qu’il y aantinomie entre l’approche transver-sale et l’approche biomédicale, que cesont deux approches contradictoires.En réalité, elles ne sont que le refletde la complexité de la vie. Comme ledisait Pascal, « le contraire d’une vé-rité n’est pas l’erreur mais une véritécontraire ».

« Si les principes éthiques ontune signification indépendante, ilsne sont pas pour autant extérieursles uns aux autres : ils déclinent unseul et même appel à la justice queles soignants découvrent en levantles yeux sur le visage d’autrui. Lesmaximes de chaque principe expri-ment les différentes manières de ré-pondre à la droiture du visage parla droiture de la pensée : “engage-toi à faire participer le patient auprocessus décisionnel”, “accomplis àson profit un bien qu’il puisse re-connaître en tant que tel”, “ne luiimpose pas des préjudices et dessouffrances qui ne feraient pas senspour lui” »

[11].

Conclusion

Si les équipes mobiles ont proli-féré, aujourd’hui il est important que

Le soin palliatif, tel qu’il est défini, se situe lui-même dans une approche transversale.

Page 6: La transversalité en équipe mobile de soins palliatifs (EMSP) : essai d’élaboration d’un concept

EXPÉRIENCES PARTAGÉES

Med Pal 2005; 4: 146-151

© Masson, Paris, 2005, Tous droits réservés

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www.masson.fr/revues/mp

Alain Derniaux, Josyane Chevallier, Mireille Perineau

leur composition leur permette unfonctionnement interdisciplinaire, etque les valeurs qui les soutiennentpuissent être exportées.

Pour que cela soit possible, sanstrop de souffrance, les équipes mobi-les ont besoin de bases solides, fruitd’un travail d’élaboration et de ré-flexion sur le mode de transmissionde ces valeurs. Tel un culbuto,l’équipe mobile est souvent ballottéemais ne doit pas céder dans ses fon-dements.

Le défi de l’approche transversale,qui caractérise la médecine palliative,consiste à faciliter l’intégration dansle soin de l’infiniment grand et del’infiniment petit, c’est-à-dire de laprofondeur qui nous constitue et faitla dimension poétique de l’homme encomplément de sa dimension biomé-dicale.

À suivre…

Références

1. Mallet D, Parent K et al. Équipe mobilede soins palliatifs, structures hospita-lières et ritualisation. Éléments pour undébat, Centre d’éthique médicale, Fa-culté Libre de médecine, Lille, 2002.

2. Desfosses G. Limites et dérives deséquipes mobiles de soins palliatifs.Europ J Palliative Care 1998; 5: 81-5.

3. Barbier R. Sens de l’éducation 2001/2002, cours en ligne de Sciences del’éducation, Université Paris 8.

4. Barbier R. L’approche transversale,l’écoute sensible en sciences humaines.Éditions Anthropos, Paris, 1997 : « sensde l’éducation 2001/2002 ».

5. Barbier R. La transdisciplinaritéentr’aperçue. Bulletin du CIRET enligne, 8 mai 2000. http://perso.club-internet. fr/nicol/ciret/

6. Goldenberg E. Du sens d’une mortéchangée. Partir, l’accompagnement

des mourants. Revue d’éthique et dethéologie morale 1986 ; 159 : 51.

7. Nicolescu B. La transdisciplinarité.Manifeste. Monaco, éditions du Ro-cher, 1996.

8. Loi n

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99-477 du 9 juin 1999 visant àgarantir le droit à l’accès aux soinspalliatifs. parution au journal officielN

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132 du 10 juin 1999 ; NOR :MESX9903552L.

9. Loi n

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2002-303 du 4 mars 2002 : re-lative aux droits du malade et à laqualité du système de santé. parutionau journal officiel N

°

54 du 5 mars2002 ; NOR : MESX0100092L.

10. Le Divenah A. Les équipes mobiles desoins palliatifs : quel avenir ?

in

pers-pectives de santé publique ; DHOS/02-3/10/03.

11. Lecoz P. Le moment philosophique dela décision médicale ». Thèse de doc-torat d’éthique. Marseille : Faculté demédecine, 2004.