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La Tribu Bannie de Roland Vartogue

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Plusieurs mois se sont écoulés depuis que Leïnorankyrome a ressurgi des eaux, révélant au monde son plus noir secret : une créature monstrueuse, douée de raison, cachée entre les murs de la cité divine. Alors qu’ils tentent de découvrir son origine, Joris, Perval et Darien voient leurs recherches perturbées par l’intervention d’un culte clandestin, une secte dont l’intérêt pour l’Émissaire des dieux ne peut présager que de funestes événements. Et voilà que la rumeur se répand en Orbiviate : la montagne immuable, que nos héros ont cherchée en vain, a finalement été retrouvée. Trois navires sont affrétés afin de l’explorer, et Joris et ses amis comptent bien être du voyage. Mais ce qui les attend au terme de leur traversée n’est pas le paisible sanctuaire qu’ils pensaient découvrir.

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Illustration de couverture : Bruno LaurentIllustrations intérieures : Roland Vartogue

Maquette : Mathieu CoudrayRelecture et corrections : Vanessa du Frat, Mélanie Bost-Fievet

© éditions des Mille Saisons 2010Dépôt légal : février 2010

ISBN : 978-2-918287-04-9Tous droits réservés pour tous pays

éditions des Mille Saisons564 montée des vraies richesses

04100 Manosquehttp://www.millesaisons.fr

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éditions des Mille saisons

Roland VaRtogue

La Fortune de l’OrbiviateTome II

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L’ourlet de sa cape traînait au sol, laissant derrière lui la trace sanglante de son cheminement. Le conquérant marchait dans la cité tombée. Une pâle lumière s’écoulait des murs de Leïnorankyrome, éclairant ses pas, balayant les corps sans vie, amphibiens et humains mêlés. Lui écrasait les cadavres, sans la moindre pitié, ni le plus infime remords.

Il était né jadis au sein de la cité, dans ses parties les plus profondes, oubliées de tous sauf de son maître. Là il avait grandi, là il avait appris à tuer, à semer la terreur parmi une humanité affaiblie, débile. Enfin la ville était sienne ; il l’arpentait avec orgueil, se dirigeant vers son but, inexorablement. Le Vétorbe, le plus grand trésor des hommes, serait bientôt à lui.

Une arche s’ouvrit et la lumière du jour fit place à celle que prodiguait Leïnorankyrome. Une brise matinale caressant son visage sans relief, l’amphibien déboucha à l’air libre. Il était presque arrivé à destination, mais il s’attarda quelques instants sur les remparts, afin d’apprécier pleinement le spectacle de sa victoire.

Les hauteurs de la cité étaient le théâtre de l’ultime résistance d’une humanité désemparée, vaincue avant même que ne commence le combat. Une poignée d’hommes luttait encore, vaillamment certes, mais ce n’étaient que les derniers soubresauts d’un animal à l’agonie. La seconde race les surpassait en nombre et en férocité.

Malgré son mépris des hommes, il devait admettre que l’un d’eux se défendait avec une vaillance remarquable. Cerah, frère cadet d’Hygua. Il le reconnaissait : plus d’une fois il l’avait suivi dans les couloirs de la cité, sans jamais pouvoir serrer ses doigts autour de son cou. Sa lance faisait des ravages parmi ses ennemis, fendant l’air comme un vent porteur de mort, elle perçait et déchirait la chair. C’était une merveille à contempler.

À cet instant, comme un fait exprès, Cerah élimina un de ses adversaires et, se retournant, fit face au conquérant. Les traits cruels de l’amphibien se déformèrent, esquissant l’ombre d’un sourire narquois.

— Te voilà donc devant moi, cria l’homme. Tu te montres enfin au grand jour. As-tu eu ton comptant de lâcheté ou bien tes meurtres isolés ne te suffisaient-ils plus ? Sur mon âme, je fais serment que tu mourras de main humaine.

Le conquérant ne daigna pas répondre, pourtant un frisson parcourut son échine. Il sut dès cet instant que la malédiction de Cerah n’avait pas

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été proférée en vain, que quelqu’un l’avait entendue. Cependant, l’heure de rejoindre ses créateurs n’était pas venue pour lui.

Deux soldats barrèrent le passage à Cerah. Délaissant alors la scène, le conquérant s’éloigna, songeant qu’il accorderait à l’homme un combat s’il était encore en vie à son retour.

Traversant les remparts avec rapidité, il pénétra de nouveau dans la cité. En un instant, il eut rejoint le temple principal au centre duquel s’élevait la Tour aux mille portes, comme un pilier colossal. Et, à sa base, faisant face à son entrée principale, le Vétorbe reposait sur son autel. Même du temps de l’insouciance des humains, avant qu’ils n’apprennent à redouter son ombre meurtrière, il n’avait pu s’en emparer : le temple était toujours empli d’une foule abondante, le peuple s’y rassemblait, allait et venait sous les portes de lumière. Leur visage irradiait le bonheur, et chaque rire le torturait comme une aiguille empoisonnée, plantée dans sa chair.

Le conquérant enjamba la balustrade et descendit à la verticale le long de la paroi du temple, se dirigeant vers l’autel du Vétorbe. Mais alors qu’il approchait du but, il constata avec stupeur que l’objet divin ne s’y trouvait plus.

Il poussa un effroyable cri de rage et sauta de la paroi verticale sur laquelle il se tenait, franchissant en un bond prodigieux les vingt mètres qui le séparaient encore du sol. Il atterrit souplement devant le seuil, face à l’autel vide.

— Nektur ? fit une voix derrière lui.Il comprit que ce nom inconnu était le sien.Il fit volte-face. La porte principale de la tour déversait son éclat. Au

milieu des lumières tournoyantes qui y refluaient se dressait une silhouette humaine resplendissante, aux traits indiscernables. La peur étreignit le conquérant, il fit mine de s’éloigner.

— Le Vétorbe est sous ma protection, tu ne pourras t’en emparer.Il se sentit faiblir. Alors les voix de son maître lui parlèrent, comme

elles l’avaient déjà fait bien souvent. La lumière parut décroître.— Ne crains pas celui qui se dissimule dans la Tour. N’as-tu pas

conquis la cité de tes mains ? Qui, parmi ceux qui se sont dressés contre toi, est encore debout pour s’en vanter ? Celui qui se terre en ces lieux n’a rien pu contre toi. Entre, sers-nous dignement et tu connaîtras ô ! tant de douceurs…

Rasséréné, l’amphibien avança. L’homme resplendissant leva alors deux doigts. Une autre réalité se substitua au présent.

Il vit la cité, fanée, plus vieille de maintes années. Un être humain se tenait devant la tour, vêtu de façon inhabituelle. Une porte étrange apparut devant lui, et il pénétra dans le lieu interdit à tout autre. La tour s’ouvrirait

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pour les hommes lorsque le temps serait venu. Ils parcourraient la cité, fouillant ses chambres, récoltant les vestiges de leur passé lointain.

La vision s’évanouit, le conquérant tressaillit. L’humanité survivrait aux pièges de son maître, elle reprendrait la cité. Ce jour de gloire se transformait en une amère défaite.

— Le Vétorbe a quitté les murs de Leïnorankyrome, fit l’homme de la tour. Il est à l’abri, maintenant.

Sous les yeux du conquérant, la porte se referma. À ce signal, depuis sa base jusqu’à son sommet, chaque accès fut condamné. La cité tout entière fut prise de tremblements, et la panique s’empara de l’amphibien tétanisé. Dans son crâne, les voix de son maître hurlaient leur colère et leur frustration. Le sol lisse de l’esplanade, rendu fou, s’agitait, se soulevait et se fracassait. Seul le parvis de la Tour demeurait stable et constant.

Une pluie drue tomba sur l’amphibien. Levant la tête, il vit les fenêtres de la cité vomir les eaux du lac dans lequel elle s’enfonçait, inondant le temple et les couloirs alentour.

— Tu ne mourras pas tant que la cité restera immergée, susurra une voix.

Mais venait-elle de son maître ou de l’intérieur de la Tour ?Vaincu, comprenant que sa victoire n’était qu’une illusion, il tomba

à genoux et laissa les flots l’écraser.En dehors de la cité, les Terres éphémères étaient nées.

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Livre I

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Chapitre 1 La Vallée des chats

La carriole avançait dans un grincement continu accompagné d’un concert de miaulements. Assise sur le banc du cocher, une vieille femme dépenaillée encourageait les bœufs par ses cris inintelligibles. À l’arrière s’empilaient par dizaines des cages dans lesquelles remuaient des formes au pelage fauve, gris ou noir.

La femme poussa un soupir de contentement lorsque la route cessa de grimper et s’élargit brusquement sur un plateau rocailleux où ne poussaient que de rares touffes d’herbes desséchées. Au-delà d’une falaise à pic, un vide immense marquait la présence sinistre de la Vallée des chats. Sur le surplomb avait été dressée une potence d’où partait une petite plate-forme actionnée par un palan. La conductrice arrêta sa charrette à côté.

On l’appelait Sora, et il y avait quarante ans qu’elle accomplissait ce travail de convoyeuse de chats. Si elle avait ressenti autrefois un soupçon de pitié pour ces animaux maudits, elle était désormais bien loin de telles considérations. L’une après l’autre, elle déchargea les cages et les empila sur la plate-forme, ignorant les plaintes des félins à l’intérieur.

Sous ses pieds s’étendait la vallée. Entre les falaises couleur de rouille, la végétation d’un vert sombre formait un contraste saisissant. On ne trouvait aucun cours d’eau dans ces profondeurs, seulement des mares et des bourbiers alimentés par les pluies d’automne. Les arbres y étaient tourmentés, leurs troncs tordus comme des ceps de vigne.

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Ce triste recoin du monde avait été choisi bien des siècles auparavant pour sa position isolée. C’était là que l’on acheminait toutes sortes de créatures indésirables : les chats, mais aussi les chimères dangereuses capturées en Orbiviate. Enfermées dans cette prison à ciel ouvert, les bêtes pouvaient survivre et - pour certaines - proliférer sans causer de tort aux humains. Le seul accès visible vers le fond de l’abîme était le rudimentaire monte-charge dont se servait Sora. La rumeur prétendait également qu’il existait un sentier secret, connu seulement des routiers. Cela dit, la vieille femme avait peine à y croire, car les falaises semblaient infranchissables.

Les cages étaient en place. À l’intérieur, les chats miaulaient à l’unisson, percevant le danger qui les guettait. Loin en contrebas, des cris leur répondirent, épouvantables et hideux. Sora réprima difficilement un frisson. Jamais elle ne s’était habituée aux hurlements.

— Allez, finissons-en, maugréa-t-elle.Elle alla se placer près du palan et jeta un dernier regard aux chats

prisonniers. C’étaient là des créatures affiliées à Vycali la Sournoise. Ils partageaient donc la malédiction de leur déesse pour l’éternité. Ainsi allait le monde.

Le mécanisme fut actionné, les cages descendirent vers les profondeurs. Tandis que la corde se dévidait, Sora entama une ritournelle de sa voix chevrotante. Elle venait de reprendre le refrain pour la deuxième fois quand un choc annonça que le monte-charge avait touché terre et déversé son contenu au sol. Les miaulements des chats éclatèrent de plus belle, bientôt couverts par les rugissements des autres habitants de la vallée.

Il n’y eut guère de combat.Sora attendit encore près d’une minute avant de remonter laborieusement

la plate-forme. Cette partie du travail était la plus fatigante. Elle s’échina un moment sur le palan, peinant à le faire tourner, et remercia les dieux lorsqu’elle en eut terminé. La manœuvre n’était pas sans risques, car certaines chimères se montraient suffisamment agiles pour s’agripper à la machine, même en position verticale. Alors qu’elle n’était encore qu’une jeune convoyeuse, Sora avait commis l’erreur de mal évaluer le poids de son engin. Une chimère de petite taille s’y était accrochée et avait pu sortir de la vallée. Il ne s’agissait pas d’un carnivore ; seule raison pour laquelle Sora avait eu la vie sauve. La bête lui avait malgré tout lacéré la jambe avant de disparaître en direction de la côte. Le poison contenu dans ses épines avait causé une fièvre maligne qui avait duré près d’un mois. Sora n’avait repris son travail qu’un an plus tard. Jamais elle n’avait su ce qu’il était advenu du monstre qu’elle avait libéré…

Ne souhaitant pas s’attarder davantage, la vieille femme grimpa sur son chariot et s’empara des rênes. Une fois que les bêtes eurent fait demi-tour, elle aperçut un deuxième attelage remontant la route dans sa

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direction. Elle s’en étonna. Les voyageurs se rendant à la Vallée des chats étaient plutôt rares.

Il s’agissait d’un clan de routiers. Sora ralentit, curieuse de voir ce que contenait le chariot. D’ordinaire, les clans ne venaient à la Vallée des chats que pour y transporter des chimères. Les routiers firent halte près du monte-charge et descendirent de voiture. Cinq d’entre eux sortirent par l’arrière pour décharger. Lorsqu’ils ouvrirent toutes grandes les portes de toile, ce fut pour découvrir, non pas une créature en cage, mais un vieux prêtre de Barhab vêtu d’une tunique de Formateur. Il était assis sur un fauteuil massif, en pleine lecture d’un roman tandis qu’un poêle fournissait un peu de chaleur à son réduit. Surpris par la lumière, il cligna des yeux un instant avant de se lever, troquant son livre contre une canne ouvragée.

Sora scruta le vieil homme avec intensité. Son visage brun et ridé ne lui était pas inconnu. Elle l’avait vu officier lors des cérémonies du solstice et pour la fête de la sole. C’était le protecteur de la cité d’opale : le père éphane Rivat.

Que venait-il faire dans un endroit pareil ?Les routiers l’aidèrent à mettre pied à terre ; après quoi, il s’avança

jusqu’à la falaise pour contempler la vallée. Un des plus jeunes membres du clan lui apporta une épée glissée dans un fourreau, qu’il accrocha avec soin à sa ceinture. Rivat salua ensuite chacun de ses compagnons comme s’il prenait congé d’eux. Si tous affichaient une mine des plus sombres, le prêtre était pour sa part rayonnant. Ayant achevé ses adieux, il se jucha sur la plate-forme et prit place sur un petit tabouret qui avait été apporté pour lui.

Sora avait suivi toute la scène, pétrifiée. En le voyant s’installer à l’endroit même où elle avait déposé sa cargaison de chats, elle sentit une étreinte glacée se refermer sur elle. Précipitamment, elle descendit de voiture.

Rivat ajusta sa cape derrière son siège et fit signe aux routiers. Plusieurs d’entre eux s’approchèrent du palan.

Sora se mit à courir aussi vite que le lui permettaient encore ses vieilles jambes.

— Ne faites pas ça ! hurla-t-elle d’une voix aiguë.Certains routiers se tournèrent vers elle. Les autres commencèrent

à dévider le cordage sans lui prêter attention. Depuis son tabouret, Rivat leva sa canne d’un air rassurant.

Avec horreur, Sora le vit disparaître.— Non ! Non ! Par tous les dieux, arrêtez !Le chef de clan se plaça sur son chemin et la retint avec fermeté.

Les hurlements des créatures de la vallée éclatèrent à l’unisson. Elles aussi avaient vu le monte-charge entamer sa descente.

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— Remontez-le tout de suite ! s’époumona Sora.— Il n’en est pas question, répondit le routier en la maintenant à

l’écart.— Mais, au nom des Sept, que faites-vous ?— Nous ne faisons que respecter la volonté du prêtre, madame.— Vous l’envoyez à la mort… gémit Sora.Un instant, le chef de clan blêmit. Puis, d’une voix résignée, il

conclut :— Nous verrons.Sora le regarda comme s’il était dément avant de reculer de quelques

pas. Après une dernière hésitation, elle retourna à son chariot, se hissa sur son banc et repartit à toute allure. Les routiers la virent s’en aller avec un certain soulagement.

Dans un bruit sec, le palan s’arrêta. La plate-forme avait touché le fond. Les cris en contrebas redoublèrent, et une soudaine agitation dans les arbres indiqua que des dizaines de bêtes s’étaient mises en chasse.

Le père Rivat venait d’arriver dans la Vallée des chats.

** *

Le petit voilier n’avait jamais filé à une telle vitesse. Mettant à mal sa voilure dans les vents traîtres propres à cette région, Magla serrait les dents, agrippée au gouvernail. À l’avant, Joris guettait, telle une figure de proue, cherchant un quelconque signe de vie. Elle voyait déjà la route cahoteuse qui serpentait depuis la côte avant de se perdre entre les montagnes ténébreuses dominant la vallée.

— Il doit avoir une bonne avance sur nous ! cria-t-elle parmi les embruns. Nous ne le rattraperons pas à temps.

— Peut-être que Perval et Darien auront plus de chance, répliqua sa cousine. Ils venaient de dépasser Carlec quand ils nous ont contactées. Par la route, ils ont pu arriver avant nous.

Joris opina sans conviction.Rivat était parti la veille, et elle n’avait rien vu venir. C’était Perval

qui l’avait prévenue par diapason. Comment était-il au courant des plans du père Rivat alors que lui-même était en voyage à l’Immuable ? Joris l’ignorait. Elle avait simplement reçu ce message, le matin même, sur l’un des trois instruments de communications que Perval lui avait laissés en cas d’urgence.

« Rivat est parti à la Vallée des chats pour je ne sais quelle folie. Tentez de l’arrêter avant qu’il ne soit trop tard. Je prendrai par la route avec Darien. »

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Joris était restée figée un moment, incapable de réaliser. Le vénérable père Rivat, un prêtre qu’elle n’avait rien vu faire de plus dangereux que d’accompagner ses ouailles à la capitale. Qu’avait-il derrière la tête ?

Joris n’avait guère eu le temps de tergiverser. Elle avait aussitôt prévenu Magla et transmis à Perval sa réponse.

« Nous prenons l’Abeille pour rejoindre la Vallée des chats par la mer. »Elles étaient parties aussitôt, sans équipement d’aucune sorte, avec

le bateau de Magla. Elles n’avaient échangé que peu de mots pendant leur traversée, mais l’inquiétude qu’elles éprouvaient toutes deux était palpable.

Depuis son retour à Monhod, Joris s’était sentie plus proche de Rivat que jamais. Le vieux prêtre avait semblé en savoir beaucoup plus long qu’il ne voulait bien le dire sur le rôle qu’elle avait joué l’an passé. Entre Perval, Darien, Magla et lui, une sorte de réseau s’était créée pour aider Joris à glaner davantage de renseignements sur sa tâche d’émissaire. Ils avaient étudié ensemble des manuscrits anciens et enquêté à la recherche d’un quelconque signe de la présence du Vétorbe en Orbiviate. Les deux garçons étaient partis pour l’Immuable en quête de renseignements. Rivat avait consacré ces dernières semaines à interroger Barhab, se plongeant dans des méditations sans fin…

Un homme tel que lui n’agissait pas à la légère. Il devait chercher quelque chose d’essentiel à la Vallée des chats. S’il risquait sa vie pour Joris, le moins qu’elle pût faire était de l’aider, si elle en avait encore le temps.

Sur la côte déchirée apparut un vieux ponton qui devait faire office de débarcadère pour les convoyeurs de chats.

L’Abeille accosta.

** *

Rivat goûtait toute l’ironie de sa situation. Lui qui autrefois avait participé à la capture d’innombrables chimères se trouvait maintenant relégué au même rang qu’elles. Par un curieux retour des choses, on l’acheminait comme un morceau de viande au fond de la tanière du Mal.

Les monstres qui attendaient le monte-charge reconnurent l’odeur de l’Homme et se mirent à gronder de plus belle. La plate-forme atteignit les premières branches des arbres. La lumière décrut autour de Rivat. Il parvenait dans une clairière envahie par une masse grouillante et avide.

Il y en avait des dizaines, de toutes tailles, de toutes sortes. Des crêtes osseuses, des cornes acérées, des dos épineux se redressèrent. Des pupilles fendues ou unies le fixèrent. Des pattes griffèrent la terre, des

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sabots martelèrent le sol, des queues fouettèrent l’air. Tous les cauchemars du monde rassemblés en un seul endroit.

Les chimères erraient au milieu d’une multitude de cages brisées qui formait une colline amassée là au fil des siècles. L’espace d’un instant, Rivat pensa davantage au sort des malheureux chats acheminés en ces lieux qu’au danger qui le guettait.

Une abomination au corps efflanqué le rappela aussitôt à l’ordre. Elle se déploya comme un ressort et bondit si haut qu’elle racla de ses griffes le fond du monte-charge. La plate-forme oscilla dans les airs, mais Rivat ne perdit pas l’équilibre. Il se leva au contraire de son siège comme pour défier les bêtes qui l’attendaient… Puis il se laissa tomber dans le vide.

Il avait sauté en direction de buissons épais. Après une chute spectaculaire, son corps disparut dans un grand craquement. Plusieurs prédateurs se jetèrent dans les fourrés et secouèrent les branchages avec fureur, se déchirant entre eux dans leur rage.

Le vieil homme était introuvable.Rivat n’avait pourtant pas disparu. Il ressurgit du sol à quelques

dizaines de mètres de là, caché derrière le tronc d’un arbre abattu. Pour un Formateur de Barhab, il n’était pas difficile de traverser une terre argileuse comme celle de la vallée afin de s’y frayer un chemin. Seules les racines les plus épaisses et les roches riches en métaux lui étaient infranchissables.

Le danger était toutefois loin d’être écarté. D’une seconde à l’autre, les chimères allaient retrouver sa trace. Il se mit en marche sous le couvert des bosquets, écartant de sa canne les branches les plus gênantes. Autour de lui s’élevait la clameur des bêtes qui le traquaient.

L’atmosphère qui régnait d’ordinaire dans la vallée avait changé. De loin en loin, des plaintes se répondaient les unes aux autres. Des créatures ailées planaient entre les arbres à la recherche de l’intrus. Des combats éclataient dans les fourrés lorsque deux prédateurs se disputaient la même piste. Les arbres gémissaient sur le passage de monstres si massifs qu’ils en faisaient trembler la terre…

Rivat ne s’attendait pas à provoquer une telle effervescence en pénétrant dans le sanctuaire de Vycali. Il réalisait soudain qu’il avait sous-estimé la haine des chimères exilées à l’encontre des humains. La présence d’un homme au sein même de leur prison les mettait dans une fureur sans pareil.

Il avait espéré se glisser parmi elles en évitant le combat ; il savait désormais que c’était impossible. Il ne pourrait atteindre le tréfonds de la vallée qu’à l’issue d’une bataille. Sans s’arrêter un instant, il puisa de nouvelles forces au sein de la terre elle-même, ancrant sa volonté dans le sol et poussant son corps fragile en avant. Il y avait des semaines qu’il se

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préparait à ce défi, nourrissant ses journées de méditations et d’exercices de l’esprit. Il ne laisserait pas sa faiblesse physique prendre le pas sur lui. L’enjeu était trop grand.

Sous ses pieds, de subtiles vibrations lui indiquaient l’approche des chimères. Le cercle de la chasse s’agrandissait, menaçant de le rattraper. Il allait falloir ruser.

D’une brève invocation à Barhab, il créa une forme dans la terre et la laissa émerger du sol : une effigie de lui-même, aussi fidèle que possible, malgré sa couleur ocre. Dans la pénombre des bois, un tel subterfuge pouvait lui faire gagner de précieux instants. Il sema des dizaines de ces statues sous les frondaisons obscures, aussi loin que possible de son chemin. Très vite, il entendit les chimères qui, en ayant aperçu une, croyaient avoir cerné leur proie. Peu après retentirent des grondements de colère lorsque la supercherie fut découverte. Les bêtes s’éparpillaient, perdant sa piste.

Pourtant, il en était une qui ne déviait pas de sa route.Rivat la sentait approcher de loin. Elle marquait un rythme sourd en

marchant, comme si chacune de ses foulées était un coup de poignard dans la terre. Il fit des tours et des détours dans l’espoir de la semer, retourna le sol sur ses pas pour lui faire perdre sa piste, mais cette bête se montrait plus intelligente que les autres. Elle ne se laissait pas tromper par les leurres.

Rivat finit par en avoir assez. Arrivé au sommet d’une pente rocailleuse, il perçut la présence d’un rocher tout prêt à se détacher d’une paroi. D’une brève invocation, il détecta des fissures dans la pierre et les élargit brutalement. Libéré dans une déflagration sourde, le bloc se mit à rouler vers le fond de la vallée. Rivat le guida pour qu’il se dirige tout droit vers la créature.

Il y eut un choc violent et un grand cri. Sous l’impact, deux arbres s’abattirent sur le sol avec fracas. Puis le calme revint.

Le prêtre n’aurait su dire s’il avait atteint la chimère ou si elle s’était enfuie. Tout ce remue-ménage allait toutefois attirer sur lui ses autres poursuivants. Il devait se hâter.

Il continua son chemin à travers les rochers. Devant lui, les rayons du soleil couchant firent étinceler une forme cristalline dans la falaise sud. Le signe que Rivat attendait.

Il se trouvait tout près des Chutes pétrifiées de Plarède. Là où jaillissaient autrefois d’immenses cascades, une brève déstabilisation survenue dix siècles plus tôt n’avait laissé qu’un ouvrage de cristal, aussi magnifique que stérile. Les Terres Ephémères avaient radicalement changé le paysage de la vallée puis s’étaient retirées au loin.

À l’intérieur de la brillante cataracte de quartz, on pouvait voir plusieurs formes de plantes et d’animaux parfaitement conservés : de

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malheureuses créations des dieux qui avaient achevé leur voyage dans le torrent avant d’être figées pour l’éternité. Parmi ces figures d’un lointain passé se trouvait également un homme : Plarède l’ancien, grand sage de son temps, qui avait disparu mystérieusement quelques jours avant que la vallée n’ait connu sa transition. Nul ne savait comment son corps s’était retrouvé dans cet endroit perdu. Des routiers l’avaient aperçu au cours d’un de leurs pèlerinages sur place et l’avaient reconnu. Ils n’avaient pas le pouvoir de l’arracher à sa prison de roche toutefois. Plarède était resté là depuis lors, parfaitement intact, et inaccessible à tous. Les années passant, il avait donné à l’endroit son nom.

Et c’était pour le délivrer enfin que Rivat était venu.

** *

— Qui êtes-vous ? demanda Dhole en se plaçant devant les nouveaux arrivants.

— Je vous le répète, nous sommes des amis du père Rivat. Nous savons qu’il est dans la vallée en ce moment, et nous devons le rejoindre sur-le-champ.

Le routier détailla les intrus. Si l’un d’eux montait un cheval à robe sombre, l’autre était juché sur un moa, un de ces gigantesques oiseaux aptères qui avaient connu un engouement soudain suite au retour de l’expédition du père Calad. On disait que le prêtre et ses compagnons avaient découvert un endroit fabuleux. Dhole avait entendu citer les noms des jardins de Colalyra, du mausolée de Zeïj et même de la mythique ville morte : la nécropole d’Azlar.

Oubliant les rumeurs, il s’intéressa davantage aux cavaliers eux-mêmes. À voir leurs tenues, ils pouvaient être des Formateurs, bien qu’ils parussent un peu jeunes. Le voyageur au moa n’avait en outre pas dû avoir affaire à un peigne depuis des temps immémoriaux, ce qui semblait au routier tout à fait inapproprié pour un serviteur des dieux.

Caracal s’avança à son tour, pendant que le reste du clan restait en retrait près du palan.

— Jeunes gens, le père Rivat reviendra ici dans une heure. Il me l’a promis. Je vous propose de l’attendre.

— Nous devons le suivre dans la Vallée des chats, expliqua celui qui montait le moa. Rivat aurait dû nous attendre pour s’y rendre, mais il a fini par s’impatienter, je crois. Il est parti de Monhod sans nous. Nous nous sommes ensuite efforcés de le rattraper par la route et nous voici.

— Il n’a fait aucune allusion à des personnes devant l’accompagner.

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Le jeune homme eut un sourire désarmant.— Ça ne m’étonne pas vraiment. Le père Rivat est quelqu’un

d’assez secret.— Il nous a dit qu’il partait chercher le corps de Plarède l’ancien

afin de lui offrir de justes funérailles, rétorqua Caracal. Il n’en a pas fait de mystère.

— Et c’est pour ça que nous sommes là ! Nous devions l’aider à extraire le corps de la roche. Les pouvoirs du père sont remarquables, mais il aura besoin d’aide et il le sait.

Les routiers ne paraissaient pas dupes un seul instant.— Quel est votre nom ? s’enquit le chef de clan.— Ernec Balbouk.— Ernec Balbouk… Voilà qui sonne curieusement. Et votre ami ?— Il s’appelle…— C’est à lui que je le demande. Pas à vous.Tous les regards se tournèrent vers le cavalier.— Da… Danol Frène.— Je vois.Il y eut encore quelques secondes de silence tendu.— écoutez, fit le soi-disant Ernec Balbouk d’un air moins patient,

le père Rivat met sa vie en danger en ce moment. Nous allons le rejoindre, que cela vous plaise ou non.

— Je ne peux pas vous laisser passer de toute façon. Seuls les routiers ont le droit de pénétrer dans la Vallée des chats pour le pèlerinage. Le père Rivat fut autrefois l’un de nôtres, mais vous n’avez rien à faire ici.

— Si. Car nous sommes des routiers justement !Caracal leva les yeux au ciel.— Balbouk, vous ne me convaincrez pas. Vous n’avez pas la tenue

d’un routier, vous n’en avez pas le nom. Pas question de vous laisser passer.— Nous venons à peine de rallier le clan de l’Orignal. Je vous assure

que nous sommes des routiers. Nous serons intronisés dans l’année.— Qui est votre chef de clan ?— Mangouste de Gordolle.Pendant un instant, Caracal parut douter. Il s’approcha d’Ernec

Balbouk au plus près, puis inspira profondément comme pour percevoir une odeur. Ce faisant, il ressemblait étrangement au fauve dont il portait le nom.

— Vous n’êtes pas des routiers.Cette conclusion ne souffrait plus le moindre argument. Le chef de

clan avait parlé. Balbouk mit pied à terre, imité par son compagnon.— Très bien, dit-il avec une voix soudain très différente. Je vais

être honnête avec vous, routiers. Je suis Perval de Rhiden, et voici Darien

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de Doloram. Je connais personnellement le père Rivat. L’un de ses amis m’a contacté par diapason pour me dire ce qu’il s’apprêtait à faire. Nous pensons qu’il va trouver la mort dans la Vallée des chats si nous ne l’aidons pas. Laissez-nous passer sinon il est perdu.

Caracal parut enfin se détendre. Il s’assit sur un rocher et regarda les deux jeunes gens d’un air compatissant.

— Croyez-vous que je n’aie pas déjà dit au père ce qu’il risque ? Croyez-vous qu’il ne le sache pas lui-même ? Ni vous ni moi n’avons le droit de l’arrêter. S’il souhaite ramener le corps de Plarède l’ancien, je le laisse faire. Il a promis de revenir, et je ne l’ai jamais vu manquer à sa parole.

Le visage de Perval avait perdu en couleur à ces mots.— Vous n’avez aucune intention de l’aider ?— Aucune.Un bruit de cailloux piétinés indiqua que des gens remontaient la

route en courant. Caracal regarda par-dessus l’épaule de Perval pour voir Magla et Joris arriver.

— Il est déjà dans la vallée ? s’écria cette dernière.Contrairement à sa cousine, elle n’était pas même essoufflée.— Oui, fit Perval la mine sombre. Les routiers ne nous laissent pas

passer.— Il le faut pourtant.Sans ralentir le pas, Joris passa au milieu du clan médusé et prit pied

sur la plate-forme qui se balançait dans le vide. Magla, Perval et Darien l’imitèrent aussitôt. Les routiers ne firent pas mine de les arrêter. Caracal avait encore la main sur le palan, et le monte-charge ne descendrait que s’il le voulait bien.

— C’est inutile, mademoiselle. Le père Rivat va revenir. Patience.Joris posa ses yeux sur la vallée. Son regard se perdit.— Il ne reviendra pas.En bas, des hurlements de toutes sortes éclatèrent en une horrible

cacophonie. C’étaient des cris de triomphe lancés depuis une combe encaissée.

— Rivat est tombé dans un piège, ajouta Joris d’une voix éteinte. Il combat à un contre cent.

— Qu’en savez-vous au juste ?— Je le sais. Je ne peux rien vous dire de plus.Un trouble envahit le visage de Caracal. L’attitude de la jeune fille

l’intriguait. Derrière lui, les membres du clan se rapprochaient les uns des autres ; des murmures inquiets parcouraient les rangs.

— Rivat va réussir, s’entêta-t-il.

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— Vous le dites déjà avec moins d’assurance, nota Perval. Vous ne pensiez pas qu’il allait devoir affronter la vallée tout entière, n’est-ce pas ? C’est bien pire que ce que vous aviez imaginé.

Le vent du sud amenait depuis peu les échos d’un violent combat. Le son de la terre en furie grondait dans l’air, semblable au tonnerre. Il n’était pas assez puissant toutefois pour couvrir la rumeur des chimères, toujours plus nombreuses.

— Laissez-nous y aller, reprit Perval.Caracal hésita encore un instant avant de consulter du regard ses

compagnons. Ce qu’il vit dans leurs yeux parut enfin le décider.— Vous n’irez pas seuls, jeunes gens. Pas sans un clan…

** *

Rivat était encerclé.Comme il s’y attendait, les chimères l’avaient rattrapé après qu’il

eut quitté le couvert des bois. Elles étaient plus nombreuses que lors de son arrivée, comme si la nouvelle de sa venue s’était répandue. Les prédateurs ne chassaient pas ensemble. Au contraire, ils se défiaient entre eux tout en se déployant sur les buttes qui dominaient le vieillard.

Une meute de quadrupèdes aussi gros que des chevaux s’élançait déjà pour l’attaque. La réaction de Rivat fut à la mesure du danger. Il fendit la terre sur leur passage en une profonde tranchée. Suivant sa volonté, le glissement de terrain progressa jusqu’à engloutir le gros de la horde.

Dans le gouffre, les chimères avaient sombré par dizaines et grimpaient les unes sur les autres en poussant des hurlements furieux. Rivat contourna l’obstacle avec peine, agrippé à sa canne.

Un couple de reptiles jaillit brusquement des fourrés. Dans leur sillage traînaient des queues lourdes pourvues de massues osseuses. Rivat constitua devant lui un mur de terre compacte, que les créatures percutèrent de plein fouet. La paroi s’écroula ensuite sur elles, les enterrant vivantes. Un monstre à la peau marbrée de rouge surgit à son tour. Rivat découpa le sol sous ses pattes en un pavé grossier qu’il lança dans les airs. La bête poussa un cri de terreur avant d’être projetée loin dans les profondeurs de la vallée. Puis ce fut une nuée de créatures ailées qui fondit sur le prêtre. Une mitraille de pierres les déchiqueta sur place comme une grêle mortelle. Rivat élimina une demi-douzaine d’autres chimères avant de réaliser qu’il ne viendrait jamais à bout de la masse. Les horreurs tapies dans la Vallée des chats étaient innombrables, et il avait encore trop à faire pour gaspiller inutilement ses pouvoirs.

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Une chimère gigantesque approchait par le nord, si immense que son échine émergeait au-dessus de la cime des arbres. Rivat songea à disparaître dans le sol comme il l’avait déjà fait, mais il sentit alors sous ses pieds une nouvelle menace. Un groupe de créatures progressait vers lui à vive allure, creusant au moyen de leurs mandibules.

Il clopina vers une falaise proche dans laquelle il voyait sa seule échappatoire. Sitôt qu’il eut atteint la paroi, il la traversa.

Dans la pierre, toute sensation disparaissait. Le souffle manquait, il n’y avait nulle chaleur, seulement le contact froid du cœur de la roche et un silence sans pareil. Pas celui gorgé de bruissements du fond de l’eau, mais bien le véritable silence, aussi oppressant qu’au seuil de la mort. Les prêtres de Barhab traversaient aisément un mur, mais ils évitaient de s’y attarder. S’ils n’y prenaient garde, une léthargie s’emparait alors d’eux, qui pouvait entraîner leur fin.

Les quelques pas que Rivat fit à travers la falaise lui parurent durer une éternité. L’air revint ensuite, chargé d’humidité et d’une odeur insoutenable. De l’eau imprégna la robe du prêtre. Il chancela l’espace d’un instant pour retrouver son équilibre.

Il se trouvait à l’intérieur d’une grotte plongée dans le noir. Il n’y était pas seul.

Autour de lui brillaient des yeux ambrés l’observant avec attention. Des chats, par centaines, tapis dans cette caverne qui leur servait de cachette. Quelques rais de lumière indiquaient la présence de minuscules accès par lesquels les félins entraient et sortaient. À l’extérieur, les chimères cherchaient toujours Rivat, dans une frénésie vorace. Plusieurs d’entre elles n’hésitaient pas à s’attaquer à la roche avec leurs griffes.

Le prêtre se préoccupait davantage des chats dans l’immédiat. Ils étaient innombrables, et l’accumulation de leurs excréments causait une puanteur si violente que la tête lui tournait. En s’avançant parmi cette sombre assemblée, Rivat sentait sur lui le poids du regard des félins. Le haïssaient-ils autant que les chimères ? En tout cas, ils n’attaquaient pas. Ils s’écartèrent sur son passage en feulant, mais aucun d’eux ne le toucha.

À moitié rassuré, Rivat s’efforça de retrouver son chemin dans le dédale de boyaux qui partait de cette caverne. Il venait de choisir une direction lorsqu’il réalisa que quelque chose l’avait suivi dans les grottes. À la sensation des griffes écorchant la pierre, il reconnut la chimère qui l’avait traqué un peu plus tôt dans les bois. Les chats l’avaient perçue aussi. Leurs cris courroucés n’étaient plus dirigés vers l’humain à présent, mais vers une galerie obscure du fond de laquelle monta bientôt un bruit d’exhalaison rauque.

Il y eut comme un claquement de fouet, puis deux autres, très rapprochés.

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Une poignée de félins ressortit précipitamment du passage, en proie à la plus grande terreur. Quatre yeux apparurent alors. Deux étaient couleur d’or avec de minuscules pupilles brûlantes de haine. Les autres, plus effrayants encore, étaient blancs et sans vie.

Rivat n’attendit pas d’en voir davantage. Lorsqu’il se fut suffisamment éloigné, il plongea derechef à travers la paroi. La sensation d’étouffement revint, puis le vent souffla sur son visage, et il se retrouva dans la vallée.

Au-dessus de lui luisaient d’un éclat crépusculaire les chutes de Plarède.

L’endroit avait une tout autre allure une fois le soleil couché. Sous le ciel sombre, le quartz ressemblait à du marbre. Des plaques de mousse le recouvraient en partie, et de longues tiges de lierre l’étouffaient patiemment

Rivat tendit l’oreille, redoutant d’entendre les chimères revenir. Son détour par les falaises les avait éloignées un moment, mais cela ne suffirait pas.

C’était le monstre dans la grotte qui l’inquiétait le plus. Cette créature avait échappé à son attaque dans la forêt. Elle était parvenue à le suivre jusque dans la tanière des chats. L’opiniâtreté dont elle faisait preuve sortait de l’ordinaire, et Rivat se demandait ce qui pouvait motiver une telle obstination. L’instinct de territorialité peut-être, ou bien une raison plus obscure.

Il leva les yeux vers le sommet des chutes. Prise dans le quartz, une silhouette humaine était suspendue, ignorée du temps. Même à cette distance, Rivat la distinguait sans mal par le don de Barhab. Il observa la dépouille de Plarède un instant puis, animé d’une nouvelle résolution, il s’approcha de la paroi.

Ce n’était pas tout à fait du quartz, mais une matière voisine née du domaine des dieux. Cela demeurait malgré tout un ouvrage de Barhab. Rivat se trouvait donc en mesure de le manipuler. Il accrocha sa canne à sa ceinture, puis posa une main sur la surface froide. Calmement, il laissa ses doigts la traverser sur quelques centimètres. Il fit ensuite de même avec ses pieds et commença son ascension.

Il avait économisé ses forces des dernières semaines pour ce moment. Malheureusement, les chimères l’avaient épuisé bien plus qu’il ne l’aurait imaginé. Sa mission était compromise.

Rivat effaça le doute de son esprit. Il ne faisait qu’un avec la roche, et la volonté de Barhab le soutenait. Son corps de vieillard réagirait selon ses désirs, aussi longtemps qu’il garderait le contact avec son élément de prédilection.

Au fil de l’escalade, il pouvait voir les formes étranges révélées à travers le quartz. Il y avait surtout des plantes et des pierres, comme flottant

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dans un fluide. Parfois, un animal en était prisonnier, immobile en plein saut, la gueule encore ouverte en un insaisissable cri.

À l’arrière-plan, la vallée faisait retentir sa colère. De loin en loin, les chimères se répondaient, plus nombreuses qu’auparavant. Les prédateurs nocturnes s’éveillaient à leur tour, excités par la perspective de dévorer un humain.

L’ascension devenait vertigineuse. Rivat multipliait les efforts pour maintenir sa concentration malgré les nombreuses menaces qui planaient sur lui. Une ombre le frôla, manquant de le faire tomber. Il crut avoir affaire à un oiseau, mais la chimère en question était un mammifère albinos auquel deux voiles de peau entre les pattes permettaient de planer. En apercevant Rivat, elle émit un sifflement strident qui résonna à des kilomètres à la ronde. Elle replia ensuite ses membres et plongea sur le prêtre, toutes dents dehors. Ce dernier n’eut que le temps de tirer son épée pour la pointer vers son agresseur.

Il y eut un choc, et du sang entacha le pelage blanc. Le corps de la chimère tomba dans la combe en tourbillonnant. Rivat rengaina son épée avant de reprendre son escalade, le bras endolori.

À une pareille hauteur, la vallée ressemblait à une miniature. Rivat n’avait aucune affinité pour le vide, mais sa concentration ne laissait de place à aucune autre pensée… Enfin, il put contempler face à face l’homme qui l’avait conduit en ce lieu. Le spectacle en était aussi fascinant que perturbant. Plarède avait les yeux mi-clos et semblait guetter au loin le jour déclinant. C’était un homme d’âge mûr, à la barbe soigneusement taillée, portant une robe de voyage.

Comment était-il arrivé là ? Rivat s’était posé cette question maintes fois depuis l’époque où il avait lui-même accompli le pèlerinage à la Vallée des chats, en tant que routier. Ce mystère, et d’autres avec lui, serait bientôt dissipé. Plarède allait enfin retourner en Orbiviate.

Rivat ne pouvait arracher le corps à la pierre tout en usant de ses pouvoirs pour grimper. Il se hissa donc jusqu’au sommet et poussa un soupir de soulagement lorsqu’il parvint tout en haut des chutes. Il se releva avec prudence, gardant ses distances avec le vide. Le vent soufflait par violentes bourrasques à ces hauteurs.

Le moment était venu. Rivat ferma les yeux pour s’abandonner à son élément. Sous ses pieds, Plarède attendait sa délivrance. Il ressentit son corps et l’espace qu’il occupait, fixa son esprit sur les lignes qu’il pouvait tracer autour de lui, puis se mit à l’ouvrage. Le quartz commença à se fendre selon la volonté du prêtre, crissant et grondant. D’abord, il convenait d’ouvrir un passage pour Plarède. Rivat découpa une forme rectangulaire de la taille d’un sarcophage dans la paroi. Après quoi, il fit progresser les lignes de fracture jusqu’au corps.

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C’était un travail délicat. La moindre erreur pouvait endommager la dépouille et rendre tous ses efforts inutiles ; aussi prenait-il tout son temps. Il n’ignorait pas que les chimères se rassemblaient en masse au pied des chutes pétrifiées, que certaines déjà escaladaient les falaises, bien décidées à le rejoindre. Et il sentait par-dessus tout que son poursuivant le plus acharné surviendrait le premier : le monstre de la grotte. Celui-ci avait des griffes assez puissantes pour grimper plus vite que les autres, écorchant le quartz de sa masse. Chaque seconde le rapprochait un peu plus de Rivat.

Un premier bloc de quartz se détacha de la cascade pour livrer passage à Plarède. Entre les mains d’un Formateur de Barhab, cela constituait une arme de choix. Rivat le brisa en plusieurs projectiles acérés qui fauchèrent quelques chimères dans leur progression.

Rivat dégagea Plarède tout en conservant autour de lui une gangue de quartz. Il lui restait encore à le faire léviter jusqu’en bas pour le mettre à l’abri. Le front baigné de sueur, il s’attela à cette ultime tâche. En voyant un autre bloc surgir de la paroi, les chimères en contrebas crurent à une nouvelle attaque. Le monolithe descendit toutefois en douceur jusqu’au sol comme si Rivat le portait au bout d’une corde invisible.

Il avait pratiquement terminé lorsque la première chimère atteignit le sommet des chutes. Rivat posa ses yeux sur elle et la reconnut soudain. Sa stupeur fut telle qu’il relâcha son emprise sur Plarède. Le corps chuta de quelques mètres sur une butte sans que son enveloppe ne se brise pour autant.

— Nédros, gémit Rivat.La créature émit un feulement comme si ce nom avait aussi une

signification pour elle.Elle avait gardé le même corps de sauterelle et les mêmes armes

redoutables : ses pattes interminables terminées par trois griffes noires, sa double queue en forme de fouet épineux, mais surtout, ses deux têtes identiques aux crocs étincelants.

Nédros.Avec ce nom, Rivat retrouvait le souvenir d’une longue traque dans

les catacombes de Storile. La bête avait terrorisé la population un mois durant avant que l’on ne parvienne enfin à l’acculer dans les bas-fonds du temple de Qaôzer. L’esprit vif et dotée d’une bonne mémoire, Nédros savait tirer parti de son environnement comme aucune autre chimère. Rien d’étonnant à ce qu’elle ait survécu dans la Vallée des chats après sa capture et son exil. Toutefois, Rivat ne s’attendait pas à ce qu’elle ait pu tenir aussi longtemps, surtout après la blessure qu’il lui avait infligée.

Nédros et lui s’étaient affrontés des heures durant avant que Rivat n’en sorte victorieux. Lorsque la fatigue et la rage avaient fait commettre

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une erreur à la bête, le prêtre avait transpercé l’une de ses têtes avec son épée. Le cri qu’avait alors poussé la deuxième avait résonné sur toute la ville, causant une telle émotion à Storile qu’on en parlait encore avec crainte.

La tête terrassée était toujours là, desséchée, ses yeux couleur ivoire, sa peau se craquelant comme une feuille morte : un trophée momifié au côté d’une tête bien vivante.

Rivat avait peine à imaginer la haine que cette chimère devait éprouver pour lui. Nédros avait retrouvé son bourreau. Rien ne pourrait l’arrêter dans sa quête de vengeance.

La double queue se mit en mouvement, menaçant de balayer Rivat. Celui-ci roula sur le côté pour l’éviter. Avant même de se relever, il se taillait une arme dans le quartz. Un cristal de deux mètres de long jaillit dans les airs et fila sur Nédros. D’un coup de queue, elle le brisa en plein vol.

Puis l’une des pattes se déploya pour écraser Rivat. Celui-ci se créa un énorme bouclier de roche qu’il plaça sur le chemin des griffes. Des éclats de roc sautèrent sous le choc. Nédros poussa un cri étrangement exalté.

Elle était vieille à présent, sans nul doute. Ses poils avaient blanchi, et sa peau se tendait sur des muscles plus noueux qu’autrefois. Néanmoins elle était encore d’une puissance terrifiante. La dernière fois que Rivat l’avait affrontée, il était un Formateur de Qaôzer, dans la force de l’âge, et le combat avait été difficile. Devenu un vieillard chenu, il doutait de pouvoir lui tenir tête bien longtemps.

Les autres chimères se rapprochaient, impatientes de se disputer la proie. Nédros n’avait d’yeux que pour Rivat. Celui-ci reculait devant elle, incapable de lancer ses attaques efficacement tout en se défendant contre les crocs, les griffes et la double queue. Harcelé, il se terrait derrière sa protection de cristal. Une paire de monstres insectoïdes fit mine de l’attaquer par-derrière. Rivat brisa son bouclier en deux morceaux qui volèrent vers eux comme des oiseaux de pierre. L’une des créatures fut empalée, l’autre repoussée dans le vide.

Une fierté ancienne poussait Rivat à affronter cette horde jusqu’à son dernier souffle. Peu importait qu’il ait été déchu de son rang de Régisseur. Il était resté le même homme, celui qui avait combattu et vaincu des menaces que des légions entières n’avaient pu arrêter, celui qui avait autrefois tué le puissant cocatrix et livré bataille à un Vigilant en personne. La Vallée des chats était son dernier défi, trop grand pour lui sans doute, mais il devait en être ainsi au terme d’une pareille vie.

Nédros interrompit son attaque tandis que de nouvelles chimères se hissaient au sommet des chutes. Par dizaines, elles se rassemblaient sur le promontoire, toisant l’humain qui les avait conduites jusque-là, savourant leur victoire imminente.

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Rivat ne faisait que retarder l’inévitable. Renonçant alors à combattre, il s’agenouilla.

Les monstres se jetèrent sur lui d’un seul mouvement.Avant qu’ils n’aient pu l’atteindre toutefois, il plongea tout

entier dans le quartz. La roche diaphane était accueillante. Le froid et le silence revinrent abruptement, interrompant les cris et les grondements qui régnaient un instant plus tôt. Rivat goûta cette paix comme une bénédiction.

Au cœur de la pierre, il se sentait libéré des contraintes de son corps, de son âge vénérable et même des soucis qui accablaient son esprit. Il comprit aussitôt comment user ses ultimes forces de la manière la plus honorable qui soit.

Il ne mesura pas l’effort qu’il fit. Puisant dans la puissance absolue de Barhab, il manipula l’ouvrage de cristal qui l’entourait pour en augmenter la température. La roche se fit incandescente. Dans le rougeoiement qu’il produisit ainsi, il vit de nouveau son ennemie. Nédros le cherchait à travers le quartz. Ses griffes étincelaient d’un éclat de sang, et sa double queue s’acharnait à ébrécher la pierre coup après coup. Rivat oublia bien vite sa présence.

Un tremblement parcourut l’immense concrétion de quartz. Des sections entières commencèrent à fondre et à se détacher de la masse. Les chutes pétrifiées de Plarède devinrent une cataracte de lave.

Par tonnes entières, la roche en fusion se déversa dans la vallée, emportant avec elle des chimères terrorisées. Rivat se tenait au milieu de ce déluge, tout en maintenant une sphère de pierre froide autour de lui. Tendant son esprit vers Plarède, il déplaça le bloc contenant son corps et la repoussa à l’abri. Le phénomène gagnait en ampleur.

Les chimères bondissaient en tous sens. Dans leur panique, elles se jetaient dans le vide avant de retrouver la lave au terme de leur longue chute. Nédros fut parmi les derniers survivants. En proie à une terreur incontrôlable, elle finit par glisser de son perchoir.

Le Fléau de Storile sombra dans un grand cri.Tandis que les chutes fondaient, le magma se répandait, suivant le

lit de l’ancienne rivière. Les chimères restées en bas fuyaient devant lui, totalement épouvantées. Des incendies éclataient partout, dévorant la végétation desséchée.

Puis se passa ce que Rivat lui-même n’avait pas imaginé. Comme le quartz ne bouchait plus l’ancienne rivière, de l’eau jaillit avec une pression écrasante, et une nouvelle cascade se forma.

La lave refroidit aussitôt pour laisser place à une onde glacée. Pour la première fois depuis dix siècles, la Vallée des chats fut irriguée à nouveau.

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Rivat ne résista qu’une minute de plus. Face à cet élément qu’il n’avait jamais contrôlé, il finit par s’effondrer. La protection de quartz qui l’entourait éclata, et il plongea dans un bassin d’eau où il coula comme une pierre.

Du fond de l’obscurité, des mains jeunes l’empoignèrent, le firent remonter vers la surface. En vain il essaya de les aider. Il ne pouvait plus bouger un seul membre, comme si ses os s’étaient brisés sous l’effort. Subjugué un instant par le pouvoir de Barhab, il en avait oublié ses limites. Il venait d’accomplir un exploit remarquable, il le savait. Il était redevenu l’égal d’un Régisseur en allant aussi loin sur la voie du Pacifique.

Un vertige le gagna, et il crut tomber. Il venait de sortir de l’eau. De nouveau, ces mains le soutenaient.

Perval, Darien.Des appels au loin. Des torches qui venaient vers eux.— Oh, par les dieux, mon père !— Est-il mort ?— Je crois qu’il respire encore.Rivat fut déposé sur une pièce d’étoffe. Quelqu’un se précipita sur

lui et l’étreignit. Il sentit sur son visage des cheveux soyeux, et des larmes au goût salé coulèrent sur ses lèvres.

— Joris, murmura-t-il. Te voilà toi aussi.— Je suis là, mon père. Je vais m’occuper de vous.La chaleur qui régnait était insupportable. Les herbes brûlaient

comme de la paille, enflammant tout ce qui passait à leur portée.— Plarède… gémit Rivat. Il faut le retrouver. Il est…— Nous l’avons, mon père. Soyez tranquille, dit une voix grave.Caracal était venu également. Ils étaient tous venus, en dépit de ses

consignes. Il ne les en blâmait pas.On le porta à travers la vallée. La forêt était devenue une

fournaise envahie par une fumée opaque. Pourtant une poche d’air frais entourait mystérieusement le groupe et le feu se retirait sur leur passage. Rivat devinait l’effort qu’il devait en coûter à Joris pour parvenir à ce résultat.

Les chimères s’étaient réfugiées dans leurs tanières pour échapper aux flammes. Le domaine de Vycali était pacifié… pour quelques heures tout du moins. En ouvrant un œil vitreux, Rivat aperçut toutefois une créature vivante au milieu d’une clairière que le brasier avait épargnée. Sur la berge de la rivière qui coulait comme autrefois dans la vallée, un jeune chat buvait, sa langue rose plongeant dans l’eau pure.

Le prêtre sombra dans l’inconscience ; il ne se réveilla que pour se trouver en sécurité, allongé sur une carriole. Très vite, la voiture se mit en

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route. Rivat perçut la présence du quartz à ses côtés. Plarède cheminait en sa compagnie. Sa mission était couronnée de succès.

Joris était penchée sur Rivat, lui insufflant de la force en imposant les mains. Il avait su qui elle était dès qu’il l’avait revue un an plus tôt, ce jour où le crocodile l’avait désignée en pleine cérémonie. Il n’en était pas sûr alors. Il avait douté jusqu’à ce qu’elle revienne de sa quête, tellement différente. Désormais, il savait.

On le souleva à nouveau pour le porter à bord d’un bateau. Plarède fut déchargé et placé non loin de lui. Ses compagnons n’oubliaient pas que c’était pour ramener le corps de cet homme que Rivat avait mis sa vie en danger.

— Je ne vous laisserai pas mourir, mon père, murmura Joris d’une voix éteinte. Je vais empêcher ça.

— Je n’en doute pas, lui répondit-il faiblement. Qui pourra me sauver si ce n’est l’émissaire des dieux ?

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