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UE2 – CM NOTIONS DE LITTÉRATURE LA VALEUR DE L’ŒUVRE LITTÉRAIRE UB – 2019-2020 SEMESTRE 1

LA VALEUR DE L’ŒUVRE LITTÉRAIREscolin.lycee-carnot.synology.me/IMG/pdf/poly.pdf · 2020. 10. 19. · Texte 1 : Roman Jakobson, Essais de linguistique générale (1963) La visée

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  • UE2 – CM

    NOTIONS DE LITTÉRATURE

    LA VALEUR DEL’ŒUVRE LITTÉRAIRE

    UB – 2019-2020

    SEMESTRE 1

  • PROLOGUE : Nathalie SARRAUTE, Les Fruits d’Or (1964) :

    […] Tenez, en ce moment... pour Les Fruits d’Or... Il y a encore peu de temps, vous vousrappelez ce qui se passait? Je me souviens qu’un jour, j’avais à peine cillé, même pas cillé —comment aurais-je osé? — j’avais dû faire à mon insu un de ces mouvements intérieursimperceptibles... mais les autres, pour peu qu’ils soient sur le qui-vive, les sentent, je ne saiscomment... et aussitôt une brave dame m’a rappelé à l’ordre, très sûre d’elle, soutenue par tous :Vous n’aimez pas Les Fruits d’Or? Je me suis récrié. Elle m’a regardé d’un air menaçant : Parceque vous savez, si vous n’aimiez pas ça, c’est vous que cela jugerait, pas Les Fruits d’Or, ce chef-d’œuvre...

    L’autre qui écoute sans rien dire, l’autre saisi par-derrière et maintenu serré, n’essaie pas dese débattre. Parfaitement immobile, comme insensible, il se laisse griffer, pincer, bourrer de coups,il fait le mort.

    « Et puis, il me semble, hein? que ces derniers temps, c’est en train de changer. Il y a commeun revirement... On n’insiste pas, on glisse à un autre sujet... il y a dans l’air comme des réticences.Pourquoi, tout à coup? Que s’est-il passé? Ne me dites pas qu’on s’est aperçu de quelque chose. Ceserait trop beau. Qui relit? Qui va y regarder de près? Mais c’est comme si on s’était donné le mot.Pour quelle raison? Comment? Où? Alors qu’il n’y a aucun critère de valeur. Aucun, Vous avez vul’exposition des toiles célèbres de 1900? Hein? Quelle leçon! C’est atterrant... De toutes ses forcesque tendent l’indignation, la fureur, une joie féroce de destruction, il secoue l’édifice entier, Quetout croule et les écrase tous, qu’il périsse, lui aussi avec eux... On en vie à se demander si mêmeceux-là... ses lèvres sacrilèges prononcent des noms sacrés... si même eux tiendront. Si ce n’est pasde la frime, tout ça, hein? Qu’en sait-on? »

    Et voilà que la masse inerte en face de lui se met à remuer, se soulève : « Mais dites-moiqu’est-ce que ça peut bien vous faire, au fond tout ça? »

    L’énorme remous l’entraîne, il roule, perdant pied. Il se débat comme un insecte qu’unsouffle a renversé et qui bat l’air de ses petites pattes affolées, cherchant à se raccrocher... « Mais...mais comment... comment qu’est-ce que ça me fait? »

    On le prend, on le pose sur un doigt et on l’inspecte de près : « Vous êtes drôle. Vous nevieillissez pas. Vous avez les exigences, les indignations des adolescents. Leur goût de l’absolu.Vous tenez absolument à savoir. Est-ce bon? Est-ce mauvais ? Il vous faut des règles impérieusesqu’il serait obligatoire d’appliquer. Vous voulez à toute force qu’il y ait une vérité à laquelle on soitcontraint de se soumettre coûte que coûte. Le terroriste — c’est vous, mon cher... L’Art, commevous dites, une œuvre d’art n’est jamais une valeur sûre. C’est bien connu, c’est évident. On setrompe beaucoup, c’est naturel. Comment savoir? Qui peut dire qu’il sait? Même pour les valeursles plus éprouvées, les chefs-d’œuvre du passé, on voit tout à coup des revirements, on assiste à debrusques engouements... Stendhal, Vous vous rappelez, il n’y a pas si longtemps... Et puis ça secalme. Pourquoi? Les goûts changent. Il y a à certains moments certains besoins. Et après on veutautre chose. Comment voulez-vous empêcher les gens de suivre la mode, ici comme en tout? Qui setrompe? Qu’en restera-t-il? Mais que veut dire restera? Restera pour qui? Jusqu’à quand? Commentprévoir? Voyez l’art grec classique tant adoré... Quelle éclipse il a subie... Et peut-être qu’un jour, ilsera de nouveau porté aux nues... » Inquiétants clapotis... On s’enfonce... C’est vers ces terresspongieuses qu’il s’était élancé, c’est elles qu’il avait voulu défricher, la hache, la torche à la main...« Les Fruits d’Or, puisque vous m’en parlez... Vous avez l’air de ne pas l’aimer... Moi, je l’aitoujours soutenu. J’ai peut-être eu tort. Bien sûr, ce n’est pas parfait, on peut y trouver desfaiblesses, mais je crois, pour ma part, que c’est un livre de valeur. Eh bien, vous-même, peut-être,dans quelques années, vous reviendrez là-dessus, vous vous direz que vous vous étiez montré tropintransigeant... »

    A perte de vue l’on ne perçoit que de grises étendues bourbeuses. Des formes inertes enémergent, tournant mollement au gré d’invisibles remous... « En tout cas, à un certain moment, bonou mauvais, il aura compté pour bien des gens... et des meilleurs… A tort? A raison? qu’en savons-nous?... Durera-t-il? comment savoir?... Et, entre nous, quelle importance? »

  • PREMIÈRE PARTIE : QU’EST-CE QU’UNE ŒUVRE LITTÉRAIRE ?

    Texte 1 : Roman Jakobson, Essais de linguistique générale (1963)

    La visée (Einstellung) du message en tant que tel, l’accent mis sur le message pour sonpropre compte, est ce qui caractérise la fonction poétique du langage. Cette fonction ne peut êtreétudiée avec profil si on perd de vue les problèmes généraux du langage, et, d’un autre côté, uneanalyse minutieuse du langage exige que l’on prenne sérieusement en considération la fonctionpoétique. Toute tentative de réduire la sphère de la fonction poétique à la poésie, ou de confiner lapoésie à la fonction poétique, n’aboutirait qu’à une simplification excessive et trompeuse. Lafonction poétique n’est pas la seule fonction de l’art du langage, elle en est seulement la fonctiondominante, déterminante, cependant que dans les autres activités verbales elle ne joue qu’un rôlesubsidiaire, accessoire. Cette fonction, qui met en évidence le côté palpable des signes, approfonditpar là même la dichotomie fondamentale des signes et des objets. Aussi, traitant de la fonctionpoétique, la linguistique ne peut se limiter au domaine de la poésie.

    «Pourquoi dites-vous toujours Jeanne et Marguerite, et jamais Marguerite etJeanne!Préférez-vous Jeanne à sa sœur jumelle ? » «Pas du tout, mais ça sonne mieux ainsi.» Dans unesuite de deux mots coordonnés, et dans la mesure où aucun problème de hiérarchie n’interfère, lelocuteur voit, dans la préséance donnée au nom le plus court, et sans qu’il se l’explique, la meilleureconfiguration possible du message.

    Une jeune fille parlait toujours de «l’affreux Alfred». «Pourquoi affreux?» «Parce que je ledéteste.» «Mais pourquoi pas terrible, horrible, insupportable, dégoûtant ?» «Je ne sais paspourquoi, mais affreux lui va mieux.» Sans s’en douter, elle appliquait le procédé poétique de laparonomase.

    Analysons brièvement le slogan politique I like / Ike: il consiste en trois monosyllabes etcompte trois diphtongues /ay/, dont chacune est suivie symétriquement par un phonème conso-nantique, /..l..k..k/. L’arrangement des trois mots présente une variation; aucun phonèmeconsonantiquc dans le premier mot, deux autour de la diphtongue dans le second, et une consonnefinale dans le troisième. [...]Les deux colons1 de la formule I like/ Ike riment entre eux, et le second des deux mots à la rime estcomplètement inclus dans le premier (rime en écho), /layk/ -/ayk/, image parono-mastique d’unsentiment qui enveloppe totalement son objet. Les deux colons forment une allitération vocalique,et le premier des deux mots en allitération est inclus dans le second : /ay/ - /ayk/, imageparonomastique du sujet aimant enveloppé par l’objet aimé. Le rôle secondaire de la fonctionpoétique renforce le poids et l’efficacité de cette formule électorale.

    Selon quel critère linguistique reconnaît-on empiriquement la fonction poétique? Enparticulier, quel est l’élément dont la présence est indispensable dans toute oeuvre poétique? Pourrépondre à cette question, il nous faut rappeler les deux modes fondamentaux d’arrangement utilisésdans le comportement verbal: la sélection et la combinaison1. Soit «enfant» le thème d’un message:le locuteur fait un choix parmi une série de noms existants plus ou moins semblables, tels queenfant, gosse, mioche, gamin, tous plus ou moins équivalents d’un certain point de vue; ensuite,pour commenter ce thème, il fait choix d’un des verbes sémantiquement apparentés - dort,sommeille, repose, somnole. Les deux mots choisis se combinent dans la chaîne parlée. La sélectionest produite sur la base de l’équivalence, de la similarité et de la dissimilarité, de la synonymie et del’antonymie, tandis que la combinaison, la construction de la séquence, repose sur la contiguïté. T.afonction poétique projette le principe d’équivalence de l’axe de la sélection sur l’axe de lacombinaison. L’équivalence est. promue au rang de procédé constitutif de la séquence.

    Roman Jakobson, « Linguistique et poétique », 1960, dans Essais de linguistique générale, © Ed.de Minuit, 1963 ; coll. «Points», p. 218-219 et 220.

  • Texte 2 : Roland Barthes, Essais critiques (1964)

    Il y a un statut particulier de la littérature qui tient à ceci, qu’elle est faite avec du langage,c’est-à-dire avec une matière qui est déjà signifiante au moment où la littérature s’en empare : ilfaut que la littérature se glisse dans un système qui ne lui appartient pas mais qui fonctionne malgrétout aux mêmes fins qu’elle, à savoir: communiquer, il s’ensuit que les démêlés du langage et de lalittérature forment en quelque sorte l’être même de la littérature : structuralement, la littérature n’estqu’un objet parasite du langage; lorsque vous lisez un roman, vous ne consommez pas d’abord lesignifié* «roman»; l’idée de littérature (ou d’autres thèmes qui en dépendent) n’est pas le messageque vous recevez ; c’est un signifié que vous accueillez en plus, marginalement; vous le sentezvaguement flotter dans une zone paroptique1 ; ce que vous consommez, ce sont, les unités, lesrapports, bref les mots et la syntaxe du premier système (qui est la langue française); et cependantl’être de ce discours que vous lisez (son «réel»), c’est bien la littérature, et ce n’est pas l’anecdotequ’il vous transmet; en somme, ici, c’est le système parasite qui est principal, car il détient ladernière intelligibilité de l’ensemble: autrement dit, c’est lui qui est le «réel». Cette sorted’inversion retorse des fonctions explique les ambiguïtés bien connues du discours littéraire : c’estun discours auquel on croit sans y croire, car l’acte de lecture est fondé sur un tourniquet incessantentre les deux systèmes: voyez mes mots, je suis langage, voyez mon sens, je suis littérature.

    Les autres «arts» ne connaissent pas cette ambiguïté constitutive. Certes, un tableau figuratiftransmet (par son «style», ses références culturelles) bien d’autres messages que la «scène» elle-même qu’il représente, à commencer par l’idée même de tableau; mais sa «substance» (pour parlercomme les linguistes) est constituée par des lignes, des couleurs, des rapports qui ne sont passignifiants en soi (à l’inverse de la substance linguistique qui ne sert jamais qu’à signifier); si vousisolez une phrase d’un dialogue romanesque, rien ne peut a priori la distinguer d’une portion dulangage ordinaire, c’est-à-dire du réel qui lui sert en principe de modèle; mais vous aurez beauchoisir dans le plus réaliste des tableaux, le plus vériste des détails, vous n’obtiendrez jamais qu’unesurface plane et enduite, et non la matière de l’objet représenté: une distance substantielle demeureentre le modèle et sa copie. Il s’ensuit un curieux chassé-croisé ; clans la peinture (figurative), il y aanalogie entre les éléments du signe* (signifiant et signifié) et disparité entre la substance de l’objetet celle de sa copie ; dans la littérature, au contraire, il y a coïncidence des deux substances (c’esttoujours du langage), mais dissemblance entre le réel et sa version littéraire, puisque la liaison sefait ici, non à travers des formes analogiques, mais à travers un code digital (binaire au niveau desphonèmes), celui du langage. On est ainsi ramené au statut fatalement irréaliste de la littérature, quine peut «évoquer» le réel qu’à travers un relais, le langage, ce relais étant lui-même avec le réeldans un rapport institutionnel, et non pas naturel. L’art (pictural), quels que soient les détours et lesdroits de la culture, peut, toujours rêver a la nature (et il le fait, même dans ses formes ditesabstraites); la littérature, elle, n’a pour rêve et pour nature immédiate que le langage.

    Roland Barthes, Essais critiques, © Éd. du Seuil, 1964, p. 262-264.

    Texte 3 : Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser (2007)

    Que dit donc la nouvelle de Maupassant1? D’abord, ce fait trop massif pour être évoqué,mais qui mérite cependant d’être explicité ici, dans la droite ligne de la citation de Diderot sur la«disette de signes1»: Maupassant écrivait en français et je comprends une variété du français trèsproche de la sienne. Malgré tout ce qui a pu se passer en plus d’un siècle d’histoire, un certainpartage du sensible structuré en un ensemble de normes linguistiques et de conventions lexicaless’est perpétué depuis lui jusqu’à moi. Au sein de ces conventions, la disette des signes fait que lemot possession a (conservé) une variété d’acceptions distinctes mais superposées, avec lesquelles jepeux jouer comme l’auteur de la nouvelle. Que dit donc ce récit, au-delà de cette persistance de la

    1 La Chevelure.

  • langue (et de la grande masse des connaissances dont elle est le reflet et le médium)? Rien de fixe(au sens d’historiquement invariant), puisqu’elle ne fait que proposer une histoire sans réfèrent«réel», qui ne vaut que par les liens que les mots employés permettent de tisser entre différentsdomaines d’expérience (habituellement séparés dans nos pratiques fonctionnalisées). Que me dit-elle, à moi aujourd’hui? Rien d’informatif, d’injonctif, non plus, même si elle me propose un moyende concevoir les liens qui unissent, dans mon expérience de mon monde actuel, l’acquisitiond’objets de consommation avec un sentiment de dépossession de soi: les trois couches de(dé)possession superposées par le récit m’aident à percevoir et peut-être à comprendre la passion àla fois érotique et morbide qui hante nombre des comportements consuméristes que j’observe enmoi et en mes contemporains. Je vois dans l’image conclusive du propriétaire de la chevelure aliénédans son étreinte finale avec un objet de désir insaisissable (mais qu’il a pourtant cru pouvoirs’approprier par l’achat2), une représentation suggestive à la fois des aliénations multiples dontparticipent certaines compulsions consuméristes et d’une réappropriation de soi par l’entremised’histoires qu’on apprendrait à se raconter (sur des Mortes ou des neiges d’antan) pour redonnersens (et plaisir) aux objets inanimés que nous croyons voir briller tout autour de nous.

    Une telle réflexion constitue-t-elle une propriété inhérente au texte, inscrite en son cœur parla sensibilité propre à son auteur? Après tout, Maupassant écrit au moment où la société françaisecommence à prendre la mesure des enjeux d’un ethos consumériste appelé à se répandre vers descouches de plus en plus larges de la population, comme en témoignent Au bonheur des dames deZola ou les analyses sociologiques que Gabriel Tarde regroupera scrus le titre de Psychologieéconomique1, Il ne serait nullement absurde d’imaginer que Guy de Maupassant ait pu partagercette sensibilité avec ses contemporains, et qu’il l’ait traduite à sa façon, plus ou moinsconsciemment, dans «La Chevelure». La sollicitation des propriétés connotatives des motsemployés pour raconter une histoire ferait alors partie d’un projet artistique. [...]

    On peut toutefois préférer situer la sensibilisation à la connotation au cœur d’une pratique delecture et d’interprétation, plutôt que de production, des objets textuels. Conformément à ce qui aété mis en place dans les chapitres r à m, je préférerai donc situer la «littérarité» dans une certainefaçon d’accommoder l’attention sur les virtualités connotatives présentées par un texte, que celui-ciait été intentionnellement ou non produit comme un texte «littéraire». En effet, comme la figuralitédiscursive, dont ils ne sont qu’une sous-partie, a) les phénomènes de connotation peuvent aussi bienêtre sollicités dans la lecture d’un texte philosophique ou d’un discours politique que dans celled’un poème ou d’un roman; par ailleurs, b) les phénomènes de connotation relèvent souvent d’effetsincontrôlés, ou dont il est sans pertinence réelle de se demander s’ils sont «voulus» ou non parl’auteur (Maupassant a-t-il joué volontairement de l’écho entre le ver dans la tête du fou et les versde Villon? Je ne le sais pas et peu m’importe); enfin, e) l’entre-deux (chronologique, idiolectal, ousociolectal) qui sépare les consciences linguistiques de l’auteur et du lecteur peut amener unerecomposition des liens tissés par les phénomènes connotatifs : il est évident que les signifiés demots comme «possession», «possédé» ou «jouissance» ne se recoupent pas exactement dans laconscience linguistique de Maupassant et dans la mienne, qui est imprégnée des traitements que desauteurs comme Bataille, Baudrillard ou Lacan ont imposés à ces vocables.

    Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, © Éd. Amsterdam, 2007,p. 127-129.

    Texte 4 : Wolfgang Iser, l’Acte de lecture (1976)

    C’est au cours de la lecture que se produit l’interaction, fondamentale pour toute œuvrelittéraire, entre sa structure et son destinataire. C’est pourquoi la phénoménologie de l’art a attirél’attention sur le fait que l’étude de l’œuvre littéraire doit viser la compréhension du texte au-delàde sa forme. [...] On peut dire que l’œuvre littéraire a deux pôles: le pôle artistique et le pôleesthétique. Le pôle artistique se réfère au texte produit par l’auteur tandis que le pôle esthétique se

  • rapporte à la concrétisation réalisée par le lecteur. Cette polarité explique que l’œuvre littéraire ne seréduise ni au texte ni à sa concrétisation qui, à son tour, dépend des conditions dans lesquelles lelecteur l’actualise, quand bien même elles seraient partie intégrante du texte. Le lieu de l’œuvrelittéraire est donc celui ou se rencontrent le texte et le lecteur. Il a nécessairement un caractèrevirtuel, étant donné qu’il ne peut être réduit ni à la réalité du texte ni aux dispositions subjectives dulecteur.

    De cette virtualité de l’œuvre jaillit sa dynamique qui constitue la condition de l’effetproduit par elle. De ce fait, le texte n’existe que par l’acte de constitution d’une conscience qui lareçoit, et ce n’est qu’au cours de la lecture que l’œuvre acquiert son caractère particulier deprocessus. Désormais on ne devrait plus parler d’œuvre que lorsqu’il y a, de manière interne autexte, processus de constitution de la part du lecteur. L’œuvre est ainsi la constitution du texte dansla conscience du lecteur. [...]

    Mais la lecture est interaction dynamique entre le texte et le lecteur. Car les signeslinguistiques du texte et ses combinaisons ne peuvent assumer leur fonction que s’ils déclenchentdes actes qui mènent à la transposition du texte dans la conscience de son lecteur. Ceci veut dire quedes actes provoqués par le texte échappent à un contrôle interne du texte. Cet hiatus fonde lacréativité de la réception.

    Cette conception est attestée par des productions littéraires relativement anciennes. LaurenceSterne déclarait déjà dans Tristram Shandy (II, 11): «[...] aucun auteur, averti des limites que ladécadence et le bon goût lui imposent, ne s’avisera de tout penser. La plus sincère et la plusrespectueuse reconnaissance de l’intelligence d’autrui commande ici de couper la poire en deux etde laisser le lecteur imaginer quelque chose après vous». L’auteur et le lecteur prennent donc unepart égale au jeu de l’imagination, lequel de toute façon n’aurait pas lieu si le texte prétendait êtreplus qu’une règle de jeu. La lecture tic devient un plaisir que si la créativité entre en jeu, que si letexte nous offre une chance de mettre nos aptitudes à l’épreuve. Il est certain qu’il y a des limites àcette productivité, et celles-ci sont transgressées si tout nous est dit trop clairement ou pas assezprécisément. L’ennui et la fatigue désignent les points limites psychologiques qui nous mettenthors-jeu.

    Wolfgang Iser, L’Acte de lecture (1976), trad. fr. © Éd. Mardaga, 1985, p. 48-49 et 198-199.

    Texte 5 : Michael Riffaterre, La Production du texte (1979)

    Considérons les caractéristiques de l’acte de communication littéraire : alors que l’acte decommunication normal met en présence cinq éléments (pour simplifier, je ne compte pas l’élémentcontact, que je considère présupposé par la simultanéité des cinq autres), la communication littérairen’en a que deux qui soient physiquement présents comme choses, le message et le lecteur. Les troisautres n’existent que comme représentations. Le code linguistique est, en effet, représenté sous laforme et dans les limites de sa réalisation dans le texte (laquelle peut être conforme outransgressive). Quant à la réalité et à l’auteur, ils sont soit verbalement présents (il y a alorsmimèsis1’, c’est-à-dire décodage simple), soit déduits de l’énoncé, reconstitués par le lecteur (il y aalors rationalisation, c’est-à-dire décodage, plus extrapolation à partir du décodage en fonction demodèles - d’idéologies, par exemple - que le lecteur a en lui). Le contact est assuré, non par uneréception passive comme dans la communication normale, mais par l’exécution (dans le sensmusical du mot), l'exécution active de la partition que représente le texte.

    Ces particularités de la communication littéraire ont trois conséquences :- premièrement, la communication est un jeu, ou plutôt une gymnastique puisque c’est un jeuguidé, programmé par le texte. L’explication devra montrer comment ce contrôle est assuré par lesmots ;- deuxièmement, le jeu étant joué selon les règles du langage (conformément outransgressivement), le lecteur perçoit le texte en fonction de son comportement habituel dans la

  • communication ordinaire : un texte non figuratif sera reconstitué, rationalisé comme figuratif. Parlerde la vérité ou de la non-vérité d’un tel texte n’a donc aucune pertinence: nous ne pouvonsl’expliquer qu’en évaluant, son degré de conformité au système verbal, en nous demandant s’il obéitaux conventions du code ou s’il les transgresse ;- troisièmement, la réalité et l’auteur sont des succédanés du texte. [...] Le lexle est un code limitatifet prescriptif. L’énonciation du texte, étant l’exécution d’une partition, n’est pas libre, ou plutôtliberté et non-liberté d’interprétation sont également encodées l’une et l’autre dans l’énoncé. Dansla communication non littéraire, le décodage laisse une latitude considérable au récepteur dumessage, en raison même des probabilités grammaticales que chaque segment de l’énoncé permetd’évaluer (puisque la séquence verbale est une série stochastique1). Si la situation était la même encommunication littéraire, le texte ne serait pas un monument, car il ne serait plus capable depermanence. Il ne pourrait pas non plus jouer son rôle de programme ou de partition. Il ne pourraitpas forcer le lecteur à faire l’expérience d’un dépaysement, d’une étrangeté.

    Nous devons donc supposer que le texte littéraire est construit de manière à contrôler sonpropre décodage, c’est-à-dire que ses composantes n’ont pas le même système de probabilitéd’occurrence que dans la communication ordinaire. Pour les décrire, il faut avoir recours à unesegmentation de la séquence verbale autre que celle qu’utilise la linguistique. Aussi est-on justifié àconsidérer le style d’un texte comme un dialecte ou sous-code. Comme tout dialecte, le style dutexte emprunte à la langue, au code, sa syntaxe et môme sa phonologie. Mais il emploie d’autres«mots», c’est-à-dire des unités lexicales et sémantiques différentes: elles ne correspondent pas auxmots du dictionnaire.

    Michael Riffaterre, La Production du texte, ©Éd. du Seuil, 1979, p. 9 à 11.

    DEUXIÈME PARTIE : LES CRITÈRES DE VALEUR

    Texte 6 : Marcel Proust, La Prisonnière (1923)

    Cette qualité inconnue d’un inonde unique et qu’aucun autre musicien ne nous avait jamaisfait voir, peut-être était-ce en cela, disais-je à Albertine, qu’est la preuve la plus authentique dugénie, bien plus que le contenu de l’œuvre elle-même. Même en littérature? me demandaitAlbertine. - Même en littérature.» Et repensant à la monotonie des œuvres de Vinteuil, j’expliquaisà Albertine que les grands littérateurs n’ont jamais fait qu’une seule œuvre, ou plutôt réfracté àtravers des milieux divers une même beauté qu’ils apportent au monde. « S’il n’était pas si tard, mapetite, lui disais-je, je vous montrerais cela chez tous les écrivains que vous lisez pendant que jedors, je vous montrerais la même identité que chez Vinteuil. Ces phrases types, que vouscommencez à reconnaître comme moi, ma petite Albertine, les mêmes dans la sonate, dans leseptuor, dans les autres œuvres, ce serait, par exemple, si vous voulez, chez Barbey d’Aurevilly, uneréalité cachée, révélée par une trace matérielle, la rougeur physiologique de l’Ensorcelée, d’Aiméede Spens, de la Glotte, la main du Rideau cramoisi, les vieux usages, les vieilles coutumes, les vieuxmots, les métiers anciens et singuliers derrière lesquels il y a le Passé, l’histoire orale faite par lespâtres du terroir, les nobles cités normandes parfumées d’Angleterre et jolies comme un villaged’Écosse, la cause de malédictions contre lesquelles on ne peut rien, la Vellini, le Berger, une mêmesensation d’anxiété dans un passage, que ce soit la femme cherchant son mari dans Une vieillemaîtresse, ou le mari, dans L’Ensorcelée, parcourant la lande, et l’Ensorcelée elle-même au sortir dela messe. [...] Je ne peux pas vous parler comme cela en une minute des plus grands, mais vousverriez dans Stendhal un certain sentiment de l’altitude se liant à la vie spirituelle: le lieu élevé oùJulien Sorer est prisonnier, la tour au haut de laquelle est enfermé Fabrice, le clocher où l’abbéBlancs s’occupe d’astrologie et d’où Fabrice jette un si beau coup d’œil. Vous m’avez dit que vousaviez vu certains tableaux de Ver Meer, vous vous rendez bien compte §j que ce sont les fragments

  • d’un même monde, que c’est toujours, H quelque génie avec lequel elle soit recréée, la même table,le I même tapis, la même femme, la même nouvelle et unique beauté, énigme à cette époque où rienne lui ressemble ni ne jt l’explique, si on ne cherche pas à l’apparenter par les sujets, § mais àdégager l’impression particulière que la couleur produit.

    Marcel Proust, La Prisonnière, 1923, Éd. Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», p. 375-377.

    Texte 7 : Haans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception (1978)

    La façon dont une oeuvre littéraire, au moment où elle apparaît, répond à l’attente de sonpremier public, la dépasse, la déçoit ou la contredit, fournit évidemment un critère pour le jugementde sa valeur esthétique. L’écart entre l’horizon d’attente et l’œuvre, entre ce que l’expérienceesthétique antérieure offre de familier et le «changement d’horizon» (Hurizontwandd) requis parl’accueil de la nouvelle œuvre, détermine, pour l’esthétique de la réception, le caractère proprementartistique d’une œuvre littéraire : lorsque cette distance diminue et que la conscience réceptricen’est, plus contrainte à se réorienter vers l’horizon d’une expérience encore inconnue, l’œuvre serapproche du domaine de l’art «culinaire», du simple divertissement. Celui-ci se définit, selonl’esthétique de la réception, précisément par le fait qu’il n’exige aucun changement d’horizon, maiscomble au contraire parfaitement l’attente suscitée par les orientations du goût régnant: il satisfait ledésir de voir le beau reproduit sous des formes familières, confirme la sensibilité dans seshabitudes, sanctionne les vœux du public, lui sert du «sensationnel» sous la forme d’expériencesétrangères à la vie quotidienne, convenablement apprêtées, ou encore soulève des problèmesmoraux - mais seulement pour les «résoudre» dans le sens le plus édifiant, comme autant dequestions dont la réponse est connue d’avance. Si, au contraire, le caractère proprement artistiqued’une œuvre se mesure à l’écart esthétique qui la sépare, à son apparition, de l’attente de sonpremier public, il s’ensuit de là que cet écart, qui, impliquant une nouvelle manière de voir, estéprouvé d’abord comme source de plaisir ou d’étonnement et de perplexité, peut s’effacer pour leslecteurs ultérieurs à mesure que la négativité originelle de l’œuvre s’est changée en évidence et,devenue objet familier de l’attente, s’est intégrée à son tour à l’horizon de l’expérience esthétique àvenir. C’est, de ce deuxième changement d’horizon que relève notamment le classicisme de cequ’on appelle les chefs-d’œuvre; leur beauté formelle désormais consacrée et évidente et leur«signification éternelle» qui semble ne plus poser de problèmes les rapprochent dangereusement,pour une esthétique de la réception, de l’art «culinaire», immédiatement assimilable et convaincant,de sorte qu’il faut faire l’effort tout particulier de les lire à rebours cle nos habitudes pour ressaisirleur caractère proprement artistique.

    Hans Robert Jauss, Hour une esthétique de la réception (1975), trad. fr. de C. Maillard, © Éd.Gallimard, 1978, p. 53-54.

    Texte 8 : Michel Butor, Répertoire II (1964)

    L’auteur d’un manuel scolaire écrit pour la classe de seconde, ou pour l’Écolepolytechnique, conformément à des programmes ; lorsque ceux-ci auront changé, il adaptera sesouvrages.

    C’est ce qui se passe pour toute littérature «commerciale».Il arrive que des faiseurs de livres préparent selon certaines recettes éprouvées une

    marchandise destinée à un milieu auquel ils n’appartiennent nullement, n’ont pas envied’appartenir, méprisent au contraire. Ce sont les grands défenseurs de l’exclusion, car ils n’aimentpas tellement voir traîner leurs ouvrages sous les yeux de ceux qu’ils estiment. Désirant marquerleurs distances, ils vont souvent tenter d’écrire, à côté de leurs livres «commerciaux» des livres

  • «sérieux», c’est-à-dire destinés à ceux qu’ils fréquentent, ou qu’ils rêvent de fréquenter; mais cettetentative sombre en général dans le ridicule, et ne fait que les lier plus encore à cela même qu’ilsméprisaient, c’est-à-dire non point à leur public, mais à ce qui était méprisable dans ce public etqu’ils exploitaient, plus encore car, incapables de concevoir d’une façon dynamique ce public autre,incapables sinon ils détruiraient leurs propres œuvres, écraseraient leur ancien moi vil, n’enfiniraient plus de l’écraser, ils abordent ceux dont ils se croient les «pairs» par un ensemble derecettes et de conventions tout aussi préétablies, et donc, cherchant à montrer ce qu’ils croient être«en réalité», démontrent qu’ils ne le sont point. Il apparaît enfin que, contrairement à leur illusion,ce n’est pas eux qui ont choisi, mais qu’ils se sont laissé choisir par ce méprisable à quoi désormaisils appartiennent.

    C’est que, dans la mesure où cette «adresse», cette visée, cette destination ne comporte pointde mensonge ou tricherie, où l’auteur s’efforce bien de parler «en réalité», il faut bien se rendre àcette évidence que le destinataire ne peut jamais être entièrement connu par avance, que c’est letexte lui-même qui va le révéler. On pourrait dire: l’auteur d’un manuel scolaire pour la classe deseconde ne peut considérer celui-ci comme une œuvre au plein sens du terme que dans la mesure oùil n’est pas seulement destiné aux élèves de seconde, où il a l’impression d’apporter «quelquechose» qui peut intéresser quelqu’un d’autre.

    Kafka sait bien dans son Journal que c’est à lui-même qu’il s’adresse, mais qui ne voit àquel point ce lui-même futur est au jour de la rédaction un inconnu ? Il écrit pour savoir ce que celapourra lui dire ; s’il le savait déjà, justement parce qu’il ne se suppose point d’autre public, quelbesoin aurait-il d’écrire?

    Il demande à ce frère lointain: «Qui suis-je?», c’est-à-dire : «Qui es-tu?», si incroyablementlointain dont il ne peut presque rien dire si ce n’est qu’il sera vraisemblablement perdu comme lui,et que cette trace laissée sur le papier pourra peut-être l’aider à se reconnaître, à s’«y» reconnaître.

    Michel Butor, Répertoire II, © Éd. de Minuit, 1964, p. 128-129.

    Texte 9 : Vincent Jouve, Pourquoi étudier la littérature ? (2010)

    Raisonnons simplement: si les œuvres traversent les siècles en dépit du caractère culturel dela forme, c’est qu’elles possèdent d’autres propriétés. Ces dernières ont une importance décisivepuisque leur impact n’est pas conjoncturel. Lorsque la séduction de l’écriture (inévitablement)s’étiole, demeurent ces propriétés, qui s’imposent donc comme le vrai critère de la valeur d’uneœuvre. Si ces propriétés ne tiennent pas à la forme, ne reste qu’une solution: elles relèvent ducontenu. De fait, avec le temps, ce qui fait la valeur d’une œuvre n’est pas dû à son écriture, mais ausens qu’elle véhicule. On notera d’ailleurs que la notion d’«œuvre d’art» évoque spontanément celled’« objet culturel», comme si les œuvres d’art importantes, celles qui restent, tiraient leur valeur dece qu’elles expriment ou signifient plus que de l’émotion esthétique qu’elles suscitent encoreparfois.

    N’en déduisons pas que la forme n’a plus d’intérêt; mais cet intérêt se déplace-, il ne tient,plus à son éventuelle dimension esthétique, mais aux relations étroites qu’elle entretient avec lecontenu. C’est pourquoi l’on peut apprécier les tragédies de Racine ou les sonnets de Baudelaire1sans désirer pour autant que ces formes d’écriture reviennent au premier plan de la vie littéraire.L’important, c’est la façon particulière - porteuse d’enjeux spécifiques - dont Racine a exploité lesressources du genre tragique et Baudelaire celles du sonnet. Ainsi, même si l’on n’est plus sensibleà l’esthétique racinienne (dans l’absolu, cela doit bien arriver), on peut apprécier 1’ « effet desourdine» qui se dégage de ses pièces (autrement dit, un phénomène formel) pour ce qu’il exprime.Comme l’a montré Léo Spitzer, les divers procédés d’atténuation que l’on trouve dans la tragédieracinienne (désindividualisation par l’article défini, pluriels estompant les contours, expressionspériphrastiques, etc.) témoignent, au-delà de leur éventuelle valeur esthétique, d’une conception du

  • Moi qui reste encore très actuelle: le refoulement des sentiments (dont l’atténuation est la traductionstylistique), non seulement coexiste avec la violence intérieure qui habite le héros racinien, mais enest probablement à l’origine. Dans un autre registre, 1’*organicité» des fables de La Fontaine(chacune se présente comme un tout autonome) témoigne, sur le plan du contenu, de la synthèseentre la vision du monde héritée du Moyen Âge et le renouveau culturel incarné par la Renaissance:elle s’explique par «la rencontre de la modeste idée médiévale du macrocosme et du microcosme,où l’homme est l’image de la création, et la fière idée de la Renaissance où l’artiste, semblable àDieu, imagine un monde |...]». Même lorsqu’un texte n’a pas vraiment de sens, il exprime quelquechose par son énonciation. Ainsi, la poésie lettriste - où les signes de l’alphabet sont combinés defaçon «instinctive» sans reproduire les mots de la langue - peut être interprétée comme un refus dela règle et des traditions, une révolte contre un monde rigide et utilitaire, ou encore une valorisationde l’élémentaire, renouant avec l’humanité originelle.

    Avec le temps, la valeur de la forme émigre donc du plan esthétique vers le plan sémantique.On remarquera, à cet égard, que les thèses de littérature (symptomatiques de la postérité d’uncorpus) portent la plupart du temps sur la question du sens (les études thématiques et historiques,même si elles utilisent la poétique et la narratologie comme instruments, restent, quoi qu’on en dise,largement dominantes). Quand les travaux universitaires s’intéressent prioritairement à la forme, cen’est pas pour montrer en quoi on a affaire à un «beau» texte (cela provoquerait certainement lesourire amusé du jury), mais pour identifier ce qu’elle exprime: étudier le naturalisme huysmansienou la phrase proustienne, ce n’est jamais en rester au seul plan esthétique ; c’est se demander enquoi des choix d’écriture témoignent d’un regard sur le monde et sur l’existence. Bref, dans lesétudes littéraires, la non-séparation fond/forme se fait toujours au profit du fond. Si lire une œuvrecontemporaine, c’est d’abord (par la force des choses) se demander en quoi elle nous plaît, recevoirune œuvre du passé (au sens large d’œuvre sanctionnée par la postérité), c’est s’interroger sur cequ’elle signifie.

    Vincent Jouve, Pourquoi étudier la littérature ?, © Éd. Armand Colin, 2010, p. 55-57.

    TROISIÈME PARTIE : QU’EST-CE QU’UN CLASSIQUE ?

    Texte 10 : Paul Valéry, « Victor Hugo créateur par la forme » (1924)

    Mais quel est donc, ce principe de durée, cette qualité singulière qui préserve les écrits del'effacement total, qui les assure d’une valeur analogue à celle de l’or, car, par elle, ils opposent auxeffets du temps je ne sais quelle incorruptibilité merveilleuse?

    Voici la réponse, dont j’emprunte la formule excellente à Mistral : «Il n’y a que la forme», adit le grand poète de Provence ; «la forme seule conserve les œuvres de l’esprit».

    Pour rendre évidente cette sentence si simple et si profonde, il suffit d’observer que lalittérature primitive, celle qui n’est pas écrite, celle qui ne se garde et ne se transmet que par desactes de l’être vivant, par un système d’échange entre la voix articulée, l’ouïe et la mémoire, est unelittérature nécessairement rythmée, parfois rimée, et pourvue de tous les moyens que peut offrir laparolé pour créer le souvenir d’elle-même, se faire retenir, s’imprimer dans l’esprit. Tout ce quiparaît précieux à conserver est mis en forme de poème, dans les époques qui ne savent pas encore secréer des signes matériels. En forme de poème, c’est-à-dire qu’on y trouve rythme, rimes, nombre,symétrie des figures, antitheses, tous les moyens qui sont bien les caractères essentiels de la forme.La forme d’une œuvre est donc l’ensemble des caractères sensibles dont l’action physique s’imposeet tend à résister à toutes les causes de dissolution très diverses qui menacent les expressions de lapensée, qu’il s’agisse de l’inattention, de l’oubli, et même des objections qui peuvent naître contreelle dans l’esprit. Comme la pesanteur et les intempéries exercent perpétuellement l’édifice del’architecte, ainsi le temps travaille contre l’œuvre de l’écrivain. Mais le temps n’est qu’une

  • abstraction. C’est la succession des hommes, des événements, des goûts, des modes, des idées, quiagissent sur cette œuvre et qui tendent à la rendre indifférente, ou naïve, ou obscure, ou fastidieuse,ou ridicule, Mais l’expérience montre que toutes ces causes d’abandon ne peuvent abolir une formevraiment assurée, bile seule peut défendre indéfiniment une œuvre contre les variations du goût etde la culture, contre la nouveauté et les séductions des œuvres qui se produisent après elle.

    Enfin, aussi longtemps que le jugement dernier des ouvrages par la qualité de leur formen’est pas intervenu, existe une confusion des valeurs, fiait-on jamais qui durera? Un écrivain peut,de son temps, connaître la plus grande faveur, exciter le plus vif intérêt, exercer une immenseinfluence : son destin définitif n’est pas le moins du monde scellé par cet heureux succès. Il arrivetoujours que cette gloire, même légitime, perd toutes les raisons d’existence qui ne tiennent qu’àl’esprit d’une époque. Le neuf devient vieux; l’étrangeté s’imite, et est dépassée; la passion changed’expression; les idées se répandent, et les mœurs s’altèrent. L’œuvre qui n’était que neuve, quepassionnée, que significative des idées d’un temps peut et doit périr. Mais au contraire, si un auteura su lui donner une forme efficace, il aura fondé sur la nature constante de l’homme, sur la structureet le fonctionnement de l’organisme humain, sur l’être même. Il aura ainsi prémuni son ouvragecontre la diversité des impressions, l’inconstance des idées, la mobilité essentielle de l’esprit.

    Paul Valéry, « Victor Hugo créateur par la forme», Variété (1924), clans Œuvres I, © Éd.Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1957, p. 584-585.

    Texte 11 : Italo Calvino, La Machine littérature (1984)

    Les classiques: quatorze définitions, plus une...1) Les classiques sont ces livres dont un entend toujours dire: •Je suis en train de le relire... » etjamais: «Je suis en train de le lire... »2) Sont dits classiques les livres qui constituent une richesse pour qui les a lus et aimés; mais larichesse n’est pas moindre pour qui se réserve le bonheur de les lire une première fois dans lesconditions les plus favorables pour les goûter.[...]3) Los classiques sont des livres qui exercent une influence particulière aussi bien ens’imposant comme inoubliables qu’en se dissimulant dans les replis de la mémoire par assimilationà l’inconscient collectif ou individuel.[...J4) Toute relecture d’un classique est en réalité une découverte, comme la première lecture.5) Toute première lecture d’un classique est en réalité une relecture.[-]6) Un classique est un livre qui n’a jamais fini de dire ce qu’il a à dire.[...]7) Les classiques sont des livres qui, quand ils nous parviennent, portent en eux la trace deslectures qui ont précédé la nôtre et traînent derrière eux la trace qu’ils ont laissée dans la ou leslectures qu’ils ont traversées (ou, plus simplement, dans le langage et dans les mœurs).[...]8) Un classique est une œuvre qui provoque sans cesse un nuage de discours critiques, dont ellese débarrasse continuellement.[...]9) Les classiques sont des livres que la lecture rend d’autant plus neufs, inattendus, inouïs,qu’on a cru les connaître par ouï-dire.[...]10) On appelle classique un livre qui, à l’instar des anciens talismans, se présente comme unéquivalent de l’univers.[...]

  • 11) Notre classique est celui qui ne peut pas nous être indifférents et qui nous sert à nous définirnous-même par rapport à lui, éventuellement en opposition à lui.[...]12) Un classique est un livre qui vient avant d’autres classiques; mais quiconque a commencépar lire les autres et lit ensuite celui-là reconnaît aussitôt la place de ce dernier dans la généalogie.[...]13) Est classique ce qui tend à reléguer l’actualité au rangde rumeur de fond, sans pour autant prétendre éteindre cette rumeur.14) Est classique ce qui persiste comme rumeur de fond, là même où l’actualité qui en est la pluséloignée règne en maître.[... et 15] “les classiques nous servent à comprendre qui nous sommes et où nous en sommesarrivés.»

    Italo Calvino, La Machine littérature, © Éd. du Seuil, 1984, p. 103-109.

    Texte 12 : Marcel Proust, « Journées de lecture » (1905)

    Les ouvrages anciens [...] n’ont pas seulement pour nous, comme les ouvragescontemporains, la beauté qu’y sut mettre l’esprit qui les créa. Ils en reçoivent une autre plusémouvante encore, de ce que leur matière même, j’entends la langue où ils furent écrits, est commeun miroir de la vie. Un peu du bonheur qu’on éprouve à se promener dans une ville comme Beaunequi garde intact son hôpital du XVe siècle, avec son puits, son lavoir, sa voûte de charpentelambrissée el peinte, son toit à hauts pignons percé de lucarnes que couronnent de légers épis enplomb martelé (toutes ces choses qu’une époque en disparaissant a comme oubliées là, toutes ceschoses qui n’étaient qu’à elle, puisque aucune des époques qui l’ont suivie n’en a vu naître depareilles), on ressent encore un peu de ce bonheur à errer au milieu d’une tragédie de Racine oud’un volume de Saint-Simon. Car ils contiennent toutes les belles formes de langage abolies quigardent le souvenir d’usages ou de façons de sentir qui n’existent plus, traces persistantes du passé àquoi rien du présent ne ressemble et dont le temps, en passant sur elle, a pu seul embellir encore lacouleur.

    Une tragédie de Racine, un volume des Mémoires de Saint-Simon ressemblent à de belleschoses qui ne se font plus. Le langage dans lequel ils ont été sculptés par de grands artistes avec uneliberté qui en fait briller la douceur et saillir la force native, nous émeut comme la vue de certainsmarbres, aujourd’hui inusités, qu’employaient les ouvriers d’autrefois. Sans doute dans tel de cesvieux édifices la pierre a fidèlement gardé la pensée du sculpteur, mais aussi, grâce au sculpteur, lapierre, d’une espèce aujourd’hui inconnue, nous a été conservée, revêtue de toutes les couleurs qu’ila su tirer d’elle, faire apparaître, harmoniser. C’est bien la syntaxe vivante en France au xvnc siècle- et en elle des coutumes et un tour de pensée disparus - que nous aimons à trouver dans les vers deRacine. Ce sont les formes mêmes de cette syntaxe, mises à nu, respectées, embellies par son ciseausi franc et si délicat, qui nous émeuvent dans ces tours de langage familiers jusqu’à la singularité etjusqu’à l’audace et dont nous voyons, dans les morceaux les plus doux et les plus tendres, passercomme un trait rapide ou revenir en arrière en belles lignes brisées, le brusque dessin. Ce sont cesformes révolues prises à même la vie du passé que nous allons visiter dans l’œuvre de Racinecomme dans une cité ancienne et demeurée intacte. Nous éprouvons devant elles la même émotionque devant ces formes abolies, elles aussi, de l’architecture, que nous ne pouvons plus admirer quedans les rares et magnifiques exemplaires que nous en a légués le passé qui les façonna: telles queles vieilles enceintes des villes, les donjons et les tours, les baptistères des églises ; telles qu’auprèsdu cloître, ou sous le charnier de l’Aitre, le petit cimetière qui oublie au soleil, sous ses papillons etses fleurs, la Fontaine funéraire et la Lanterne des Morts.

    Marcel Proust, «Journées de lecture» (1905), dans Pastiches et Mélanges (1919), Éd. Gallimard,coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 189-191.

  • Texte 13 : Antonin Artaud, « En finir avec les chefs-d’oeuvre » (1938)

    Les chefs-d’œuvre du passé sont bons pour le passé; ils ne sont pas bons pour nous. Nousavons le droit, de dire ce qui a été dit et même ce qui n’a pas été dit d’une façon qui nousappartienne, qui soit immédiate, directe, réponde aux façons de sentir actuelles, et que tout lemonde comprendra.

    Il est idiot de reprocher à la foule de n’avoir pas le sens du sublime, quand on confond lesublime avec l’une de ses manifestations formelles qui sont d’ailleurs toujours des manifestationstrépassées. Et si, par exemple, la foule actuelle ne comprend plus Œdipe roi, j’oserai dire que c’estla faute à Œdipe roi et non à la foule.

    Dans Œdipe roi il y a le thème de l’Inceste et cette idée que la nature se moque de lamorale ; et qu’il y a quelque part des forces errantes auxquelles nous ferions bien de prendre garde ;qu’on les appelle destin ces forces, ou autrement.

    Il y a en outre la présence d’une épidémie de peste qui est une incarnation physique de cesforces. Mais tout cela sous des habits et dans un langage qui ont perdu tout contact avec le rythmeépileptique et grossier de ce temps. Sophocle parle haut peut-être mais avec des manières qui nesont plus d’époque. Il parle trop fin pour celte époque et on peut croire qu’il parle à côté.

    Cependant une foule que les catastrophes de chemins de fer font trembler, qui connaît lestremblements de terre, la peste, la révolution, la guerre; qui est sensible aux affres désordonnées del’amour, peut atteindre à toutes ces hautes notions et ne demande qu’à en prendre conscience, maisà condition qu’on sache lui parler son propre langage, et que la notion de ce s choses ne lui arrivepas à travers des habits et une parole frelatée, qui appartiennent à des époques mortes et qu’on nerecommencera jamais plus.

    La foule aujourd’hui comme autrefois est avide de mystère: elle ne demande qu’à prendreconscience des lois suivant lesquelles le destin se manifeste et de deviner peut-être le secret de sesapparitions.

    Laissons aux pions les critiques de textes, aux esthètes les critiques de formes, etreconnaissons que ce qui a été dit n’est plus à dire; qu’une expression ne vaut pas deux fois, ne vitpas deux fois; que toute parole prononcée est morte et n’agit qu’au moment où elle est prononcée,qu’une forme employée ne sert plus et n’invite qu’à en rechercher une autre, et que le théâtre est leseul endroit, au monde où un geste fait ne se recommence pas deux fois.

    Si la foule ne vient pas aux chefs-d’œuvre littéraires c’est que ces chefs-d’œuvre sontlittéraires, c’est-à-dire fixés; et fixés en des formes qui ne répondent plus aux besoins du temps.

    Loin d’accuser la foule et le public nous devons accuser l’écran formel que nous interposonsentre nous et la foule, et cette forme d’idolâtrie nouvelle, cette idolâtrie des chefs-d’œuvre fixés quiest un des aspects du conformisme bourgeois.

    Ce conformisme qui nous fait confondre le sublime, les idées, les choses avec les formesqu’elles ont prises à travers le temps et en nous-mêmes, - dans nos mentalités de snobs, de précieuxet d’esthètes que le public ne comprend plus.

    Antonin Artaud, «En finir avec les chefs-d’œuvre» (1938), dans Le Théâtre et son double, © Hd.Gallimard, 1964. p. 113-116.

    ANNEXE : DIVERS

    Texte 13 : Henriot, Le Monde du 13 novembre 1957, à propos de La Modification de MichelButor :

    « Sa Modification, à lire, à faire lire et à discuter, à relire si on en a le temps pour enapprécier les richesses profondes, est un des livres les plus attachants et les plus importants de

  • l’année, l’un des importants de ces années-ci. J’aurai des réserves à faire sur la nourriture compacteque cette sorte de roman nous apporte. Amateurs de gaufrettes et de petits-fours, les estomacs légersne s’accommoderont pas encore de ce robuste et massif kougelhopf. (…) J’ai dit qu’il contenaitquelque chose d’irritant, dans son caractère en quelque sorte mécanique, dans ses répétitions, saminutie, ses retours d’images identiques, ses formules ; dans ses alinéas commandés par de simplesvirgules, un bon truc pour mettre ses incidentes à la ligne ; dans la place excessive donnée à laméticuleuse description des choses médiocres, qui n’éclairent rien, qui n’ajoutent rien. Ces pesantsdéfauts sont d’autant plus sensibles et plus regrettables que dans l’analyse des sentiments et despassages d’états d’âme Michel Butor se révèle ici un romancier de premier ordre et un psychologuehors de pair. »

    Texte 14 : Pierre Henri Simon, Le Monde du 9 novembre 1968, à propos de Belle du Seigneurd’Albert Cohen :

    On trouve tout cela dans Belle du Seigneur, y compris des trucs contestables, des traînées deprose de dix, vingt pages et plus, où le romancier se met à supprimer ponctuation et majuscules, àfaire jargonner une bonne dans sa cuisine en monologue intérieur, de vieilles perruches dans unsalon d’hôtel en parleries idiotes, et ça passe difficilement, il faut l’avouer, malgré un crépitementde trouvailles de plume. Les morceaux oratoires sont aussi servis largement : Solal, pour séduireAriane, parlera sans arrêt pendant quarante pages, et c’est d’ailleurs un des sommets du roman ; onaura aussi des monologues téléphoniques à lourdes surtaxes, et un télégramme d’amour de quelquemille mots !

    Donc, ami lecteur, patience ! Patience non dans l’azur valéryen d’un discours élégammentdominé, mais dans la noire fourmilière des mots qui se pressent sur les vastes pages, grande pousséede vie verbale qui court dans tous les sens, le grotesque et le lyrique, le comique bourgeois et latragédie des seigneurs, la puissance orgueilleuse de l’esprit ivre d’ironie solitaire et l’extase desamants descendant affolés vers la mort. C’est long, c’est inégal, il y a du mauvais goût et quelquessteppes de prose sableuse qu’on aurait envie de traverser en hélicoptère. Mais, une fois engagé, prisdans le récit, on lit, on veut lire encore, aller jusqu’au bout. Pour deux raisons simples et fortes :Albert Cohen a, comme écrivain, un style qui impose son rythme et, comme romancier, uneimagination qui impose ses personnages et leur histoire.

    Texte 15 : MOLIÈRE, Le Misanthrope, acte I, scène 2 :

    ORONTEJe viens, pour commencer, entre nous, ce beau nœud,Vous montrer un sonnet, que j’ai fait depuis peu,Et savoir s’il est bon qu’au public je l’expose.

    ALCESTEMonsieur, je suis mal propre à décider la chose,Veuillez m’en dispenser.

    ORONTE Pourquoi ?

  • ALCESTEJ’ai le défautD’être un peu plus sincère, en cela, qu’il ne faut.

    ORONTEC’est ce que je demande, et j’aurais lieu de plainte,Si m’exposant à vous, pour me parler, sans feinte,Vous alliez me trahir, et me déguiser rien.

    ALCESTE Puisqu’il vous plaît ainsi, Monsieur, je le veux bien.

    ORONTESonnet... C’est un sonnet. L’espoir... C’est une dame,Qui, de quelque espérance, avait flatté ma flamme.L’espoir... Ce ne sont point de ces grands vers pompeux,Mais de petits vers doux, tendres, et langoureux.

    À toutes ces interruptions il regarde Alceste.

    ALCESTENous verrons bien.

    ORONTEL’espoir... Je ne sais si le stylePourra vous en paraître assez net, et facile ;Et si, du choix des mots, vous vous contenterez.

    ALCESTENous allons voir, Monsieur.

    ORONTE Au reste, vous saurez, Que je n’ai demeuré qu’un quart d’heure à le faire.

    ALCESTEVoyons, Monsieur, le temps ne fait rien à l’affaire.

    ORONTEL’espoir, il est vrai, nous soulage,Et nous berce un temps, notre ennui :Mais, Philis, le triste avantage,Lorsque rien ne marche après lui !

    PHILINTEJe suis déjà charmé de ce petit morceau.

    ALCESTE, bas.Quoi ! vous avez le front de trouver cela beau ?

  • ORONTEVous eûtes de la complaisance,Mais vous en deviez moins avoir ;Et ne vous pas mettre en dépensePour ne me donner que l’espoir.

    PHILINTEAh ! qu’en termes galants, ces choses-là sont mises !

    ALCESTE, bas.Morbleu, vil complaisant, vous louez des sottises ?

    ORONTES’il faut qu’une attente éternellePousse à bout, l’ardeur de mon zèle,Le trépas sera mon recours.

    Vos soins ne m’en peuvent distraireBelle Philis, on désespère,Alors qu’on espère toujours.

    PHILINTELa chute en est jolie, amoureuse, admirable.

    ALCESTE, bas.La peste de ta chute ! Empoisonneur au diable,En eusses-tu fait une à te casser le nez.

    PHILINTEJe n’ai jamais ouï de vers si bien tournés.

    ALCESTEMorbleu...

    ORONTEVous me flattez, et vous croyez, peut-être...

    PHILINTENon, je ne flatte point.

    ALCESTE, bas.Et que fais-tu, donc, traître ?

    ORONTEMais, pour vous, vous savez quel est notre traité ;Parlez-moi, je vous prie, avec sincérité.

    ALCESTEMonsieur, cette matière est toujours délicate,Et, sur le bel esprit, nous aimons qu’on nous flatte :Mais un jour, à quelqu’un, dont je tairai le nom,Je disais, en voyant des vers de sa façon,

  • Qu’il faut qu’un galant homme ait toujours grand empireSur les démangeaisons qui nous prennent d’écrire ;Qu’il doit tenir la bride aux grands empressementsQu’on a de faire éclat de tels amusements ;Et que, par la chaleur de montrer ses ouvrages,On s’expose à jouer de mauvais personnages.

    ORONTEEst-ce que vous voulez me déclarer, par là,Que j’ai tort de vouloir...

    ALCESTEJe ne dis pas cela :Mais je lui disais, moi, qu’un froid écrit assomme,Qu’il ne faut que ce faible, à décrier un homme ;Et qu’eût-on, d’autre part, cent belles qualités,On regarde les gens, par leurs méchants côtés.

    ORONTEEst-ce qu’à mon sonnet, vous trouvez à redire ?

    ALCESTEJe ne dis pas cela ; mais, pour ne point écrire,Je lui mettais aux yeux, comme dans notre temps,Cette soif a gâté de fort honnêtes gens.

    ORONTEEst-ce que j’écris mal ? et leur ressemblerais-je ?

    ALCESTEJe ne dis pas cela ; mais, enfin, lui disais-je,Quel besoin, si pressant, avez-vous de rimer ?Et qui, diantre, vous pousse à vous faire imprimer ?Si l’on peut pardonner l’essor d’un mauvais livre,Ce n’est qu’aux malheureux, qui composent pour vivre.Croyez-moi, résistez à vos tentations,Dérobez au public, ces occupations ;Et n’allez point quitter, de quoi que l’on vous somme,Le nom que, dans la cour, vous avez d’honnête homme,Pour prendre, de la main d’un avide imprimeur,Celui de ridicule, et misérable auteur.C’est ce que je tâchai de lui faire comprendre.

    ORONTEVoilà qui va fort bien, et je crois vous entendre.Mais ne puis-je savoir ce que dans mon sonnet...

    ALCESTEFranchement, il est bon à mettre au cabinet ;Vous vous êtes réglé sur de méchants modèles,Et vos expressions ne sont point naturelles.Qu’est-ce que nous berce un temps, notre ennui,

  • Et que rien ne marche après lui ?Que ne vous pas mettre en dépense,Pour ne me donner que l’espoir ?Et que Philis, on désespère,Alors qu’on espère toujours ?Ce style figuré, dont on fait vanité,Sort du bon caractère, et de la vérité ;Ce n’est que jeu de mots, qu’affectation pure,Et ce n’est point ainsi, que parle la nature.Le méchant goût du siècle, en cela, me fait peur,Nos pères, tous grossiers, l’avaient beaucoup meilleur ;Et je prise bien moins, tout ce que l’on admire,Qu’une vieille chanson, que je m’en vais vous dire. Si le Roi m’avait donnéParis sa grand’ville,Et qu’il me fallût quitterL’amour de ma mie ;Je dirais au roi Henri« Reprenez votre Paris,J’aime mieux ma mie, au gué,J’aime mieux ma mie. »

    La rime n’est pas riche, et le style en est vieux :Mais ne voyez-vous pas, que cela vaut bien mieuxQue ces colifichets , dont le bon sens murmure,Et que la passion parle là, toute pure ?

    Si le Roi m’avait donnéParis sa grand’ville,Et qu’il me fallût quitterL’amour de ma mie ;Je dirais au roi Henri,"Reprenez votre Paris,J’aime mieux ma mie, au gué,J’aime mieux ma mie." Voilà ce que peut dire un cœur vraiment épris.

    (À Philinte)Oui, Monsieur le rieur, malgré vos beaux esprits,J’estime plus cela que la pompe fleurieDe tous ces faux brillants, où chacun se récrie.

    ORONTEEt moi, je vous soutiens que mes vers sont fort bons.

    ALCESTEPour les trouver ainsi, vous avez vos raisons ;Mais vous trouverez bon, que j’en puisse avoir d’autresQui se dispenseront de se soumettre aux vôtres.

  • ORONTEIl me suffit de voir que d’autres en font cas.

    ALCESTEC’est qu’ils ont l’art de feindre ; et moi, je ne l’ai pas.

    ORONTECroyez-vous, donc, avoir tant d’esprit en partage ?

    ALCESTESi je louais vos vers, j’en aurais davantage.

    ORONTEJe me passerai bien que vous les approuviez .

    ALCESTEIl faut bien, s’il vous plaît, que vous vous en passiez.

    ORONTEJe voudrais bien, pour voir, que de votre manièreVous en composassiez sur la même matière.

    ALCESTEJ’en pourrais, par malheur, faire d’aussi méchants ;Mais je me garderais de les montrer aux gens.

    ORONTEVous me parlez bien ferme, et cette suffisance...

    ALCESTEAutre part que chez moi, cherchez qui vous encense.

    ORONTEMais, mon petit Monsieur, prenez-le un peu moins haut.

    ALCESTEMa foi, mon grand Monsieur, je le prends comme il faut.

    PHILINTE, se mettant entre deux.Eh ! Messieurs, c’en est trop, laissez cela, de grâce.

    ORONTEAh ! j’ai tort, je l’avoue, et je quitte la place ;Je suis votre valet, Monsieur, de tout mon cœur.

    ALCESTEEt moi, je suis, Monsieur, votre humble serviteur.

  • Texte 16 : LAMARTINE, Méditations poétiques (1820), Préface :

    Depuis cette lecture de Mérope, je cherchais toujours de préférence les ouvrages quicontenaient des vers, parmi les volumes oubliés sur la table de mon père ou sur le piano de mamère, au salon. La Henriade, toute sèche et toute déclamatoire qu’elle fût, me ravissait. Ce n’étaitque l’amour du son, mais ce son était pour moi une musique. On me faisait bien apprendre aussi parcœur quelques fables de La Fontaine ; mais ces vers boiteux, disloqués, inégaux, sans symétrie nidans l’oreille ni sur la page, me rebutaient. D’ailleurs, ces histoires d’animaux qui parlent, qui sefont des leçons, qui se moquent les uns des autres, qui sont égoïstes, railleurs, avares, sans pitié,sans amitié, plus méchants que nous, me soulevaient le cœur. Les fables de La Fontaine sont plutôtla philosophie dure, froide et égoïste d’un vieillard, que la philosophie aimante, généreuse, naïve etbonne d’un enfant : c’est du fiel, ce n’est pas du lait pour les lèvres et pour les cœurs de cet âge. Celivre me répugnait ; je ne savais pas pourquoi. Je l’ai su depuis : c’est qu’il n’est pas bon. Commentle livre serait-il bon ? l’homme ne l’était pas. On dirait qu’on lui a donné par dérision le nom dubon La Fontaine. La Fontaine était un philosophe de beaucoup d’esprit, mais un philosophecynique. Que penser d’une nation qui commence l’éducation de ses enfants par les leçons d’uncynique ? Cet homme, qui ne connaissait pas son fils, qui vivait sans famille, qui écrivait des contesorduriers en cheveux blancs pour provoquer les sens de la jeunesse ; qui mendiait dans desdédicaces adulatrices l’aumône des riches financiers du temps pour payer ses faiblesses ; cet hommedont Racine, Corneille, Boileau, Fénelon, Bossuet, les poëtes, les écrivains ses contemporains neparlent pas, ou ne parlent qu’avec une espèce de pitié comme d’un vieux enfant, n’était ni un sageni un homme naïf. Il avait la philosophie du sans-souci et la naïveté de l’égoïsme. Douze verssonores, sublimes, religieux d’Athalie m’effaçaient de l’oreille toutes les cigales, tous les corbeauxet tous les renards de cette ménagerie puérile. J’étais né sérieux et tendre ; il me fallait dès lors unelangue selon mon âme. Jamais je n’ai pu, depuis, revenir de mon antipathie contre les fables.

    Texte 17 : Victor HUGO, Les Contemplations (1856) , « Réponse à un acte d’accusation »

    Je fis souffler un vent révolutionnaire.Je mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire.Plus de mot sénateur ! plus de mot roturier !Je fis une tempête au fond de l’encrier, Et je mêlai, parmi les ombres débordées, Au peuple noir des mots l’essaim blanc des idées ;Et je dis : Pas de mot où l’idée au vol purNe puisse se poser, tout humide d’azur !Discours affreux ! — Syllepse, hypallage, litote, Frémirent ; je montai sur la borne Aristote, Et déclarai les mots égaux, libres, majeurs.Tous les envahisseurs et tous les ravageurs, Tous ces tigres, les huns, les scythes et les daces, N’étaient que des toutous auprès de mes audaces ;Je bondis hors du cercle et brisai le compas.

  • Je nommai le cochon par son nom ; pourquoi pas ?Guichardin a nommé le Borgia, TaciteLe Vitellius. Fauve, implacable, explicite, J’ôtai du cou du chien stupéfait son collierD’épithètes ; dans l’herbe, à l’ombre du hallier, Je fis fraterniser la vache et la génisse, L’une étant Margoton et l’autre Bérénice.Alors, l’ode, embrassant Rabelais, s’enivra ;Sur le sommet du Pinde on dansait Ça ira ;Les neuf muses, seins nus, chantaient la Carmagnole ;L’emphase frissonna dans sa fraise espagnole ;Jean, l’ânier, épousa la bergère Myrtil.On entendit un roi dire : Quelle heure est-il ? Je massacrais l’albâtre, et la neige, et l’ivoire, Je retirai le jais de la prunelle noire, Et j’osai dire au bras : Sois blanc, tout simplement.Je violai du vers le cadavre fumant ;J’y fis entrer le chiffre ; ô terreur ! MithridateDu siège de Cyzique eût pu citer la date.Jours d’effroi ! les Laïs devinrent des catins.Force mots, par Restaut peignés tous les matins,

    Texte 18 : RIMBAUD, Lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871, dite « Lettre du Voyant »

    Les premiers romantiques ont été voyants sans trop bien s’en rendre compte : la culture deleurs âmes s’est commencée aux accidents : locomotives abandonnées, mais brûlantes, que prennentquelque temps les rails. — Lamartine est quelquefois voyant, mais étranglé par la forme vieille. —Hugo, trop cabochard, a bien du vu dans les derniers volumes : Les Misérables sont un vrai poème.J’ai Les Châtiments sous la main ; Stella donne à peu près la mesure de la vue de Hugo. Trop deBelmontet et de Lamennais, de Jéhovahs et de colonnes, vieilles énormités crevées.

    Musset est quatorze fois exécrable pour nous, générations douloureuses et prises de visions,— que sa paresse d’ange a insultées ! Ô ! les contes et les proverbes fadasses ! Ô les nuits ! Ô Rolla,Ô Namouna, Ô la Coupe ! Tout est français, c’est-à-dire haïssable au suprême degré ; français, pasparisien ! Encore une œuvre de cet odieux génie qui a inspiré Rabelais, Voltaire, jean La Fontaine, !commenté par M. Taine ! Printanier, l’esprit de Musset ! Charmant, son amour ! En voilà, de lapeinture à l’émail, de la poésie solide ! On savourera longtemps la poésie française, mais en France.Tout garçon épicier est en mesure de débobiner une apostrophe Rollaque, tout séminariste en porteles cinq cents rimes dans le secret d’un carnet. A quinze ans, ces élans de passion mettent les jeunesen rut ; à seize ans, ils se contentent déjà de les réciter avec cœur ; à dix-huit ans, à dix-sept même,tout collégien qui a le moyen, fait le Rolla, écrit un Rolla ! Quelques-uns en meurent peut-êtreencore. Musset n’a rien su faire : il y avait des visions derrière la gaze des rideaux : il a fermé les

  • yeux. Français, panadif, traîné de l’estaminet au pupitre de collège, le beau mort est mort, et,désormais, ne nous donnons même plus la peine de le réveiller par nos abominations !

    Texte 19 : La Fontaine, Épitre à Monseigneur le Dauphin (1668) :

    MONSEIGNEUR,

    S’il y a quelque chose d’ingénieux dans la Republique des Lettres, on peut dire que c’est lamanière dont Esope a débité sa Morale. Il serait véritablement à souhaiter que d’autres mains queles miennes y eussent ajouté les ornements de la Poésie ; puisque le plus sage des Anciens a jugéqu’ils n’y étaient pas inutiles. J’ose, MONSEIGNEUR, vous en présenter quelques Essais. C’est unEntretien convenable à vos premières années. Vous êtes en un âge où l’amusement & les jeux sontpermis aux Princes ; mais en même temps vous devez donner quelques-unes de vos pensées à desréflexions sérieuses. Tout cela se rencontre aux Fables que nous devons à Esope. L’apparence en estpuérile, je le confesse ; mais ces puérilités servent d’enveloppe à des vérités importantes. Je nedoute point, MONSEIGNEUR, que vous ne regardiez favorablement des inventions si utiles, & toutensemble si agréables : car que peut-on souhaiter davantage que ces deux points ? Ce sont eux quiont introduit les Sciences parmi les hommes. Esope a trouvé un art singulier de les joindre l’un avecl’autre. La lecture de son Ouvrage répand insensiblement dans une âme les semences de la vertu, &lui apprend à se connaître, sans qu’elle s’aperçoive de cette étude, & tandis qu’elle croit faire touteautre chose. C’est une adresse dont s’est servi très-heureusement celui sur lequel sa Majesté a jetéles yeux pour vous donner des Instructions. Il fait en sorte que vous apprenez sans peine, ou, pourmieux parler, avec plaisir, tout ce qu’il est nécessaire qu’un Prince sache. Nous eſperons beaucoupde cette conduite ; mais à dire la vérité, il y a des choſes dont nous espérons infiniment davantage.Ce sont, MONSEIGNEUR, les qualités que notre invincible Monarque vous a données avec laNaissance ; c’est l’Exemple que tous les jours il vous donne. Quand vous le voyez former de sigrands Desseins ; quand vous le considérez qui regarde,sans s’étonner, l’agitation de l’Europe, &les machines qu’elle remue pour le détourner de son entreprise ; quand il pénètre dés sa premièredémarche jusques dans le cœur d’une Province où l’on trouve à chaque pas des barrièresinsurmontables, & qu’il en subjugue une autre en huit jours, pendant la saison la plus ennemie de laguerre, lorsque le repos & les plaisirs règnent dans les Cours des autres Princes ; quand non contentde dompter les hommes, il veut triompher aussi des Éléments ; & quand au retour de cetteexpédition où il a vaincu comme un Alexandre, vous le voyez gouverner ses peuples comme unAuguste : avouez le vrai MONSEIGNEUR, vous soupirez pour la gloire aussi-bien que lui, malgrél’impuissance de vos années ; vous attendez avec impatience le temps où vous pourrez vousdéclarer son Rival dans l’amour de cette divine Maitresse. Vous ne l’attendez pas,MONSEIGNEUR, vous le prévenez. Je n’en veux pour témoignage que ces nobles inquiétudes,cette vivacité, cette ardeur, ces marques d’esprit, de courage, & de grandeur d’âme, que vous faitesparaître à tous les moments. Certainement c’est une joie bien sensible à notre Monarque ; mais c’estun spectacle bien agréable pour l’Univers, que de voir ainsi croître une jeune Plante, qui couvrira unjour de son ombre tant de Peuples & de Nations. Je devrais m’étendre sur ce sujet ; mais comme ledessein que j’ai de vous divertir est plus proportionné à mes forces que celui de vous louer, je me

  • hâte de venir aux Fables, & n’ajouterai aux vérités que je vous ai dites que celle-ci : c’est,MONSEIGNEUR, que je suis avec un zèle respectueux,

    Votre très humble, très obéissant & très fidèle serviteur,

    de la Fontaine.