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FACULTE DE PHILOSOPHIE <¡b <5.¿) - «F U L·. /??( ΦΨίΙ LA VIE DE LA CONSCIENCE ET LE PHENOMENE DE LA MORT PIERRE DESCÔTE AUX Mémoire présenté pour l'obtention du grade de maître ès philosophie (M.P.) ECOLE DES GRADUES UNIVERSITE LAVAL FEVRIER 1991 @ droits réservés de Pierre Descôteaux 1991

La vie de la conscience et le phénomène de la mort

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Page 1: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

FACULTE DE PHILOSOPHIE

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<5.¿) - «F

U L·.

/??( ΦΨίΙ

LA VIE DE LA CONSCIENCE ET LE PHENOMENE DE LA MORT

PIERRE DESCÔTE AUX

Mémoire présenté

pour l'obtentiondu grade de maître ès philosophie (M.P.)

ECOLE DES GRADUES UNIVERSITE LAVAL

FEVRIER 1991

@ droits réservés de Pierre Descôteaux 1991

Page 2: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

A Suzanne

A Gabrièle

En témoignage de remerciement pour leur encouragement.

Page 3: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

RESUr·-1E

po�;é ,jeu:.: ,je�: 1jrands principes de 1a vie philosophique: le conneissence de

soi-même, ainsi qu·une définition générale de la tâche philosophique L-·r1r1 ·=· 1· c·t ;=,r-,t ,:-11 Dc·t ;=.r-it i e 1 j err-11::int P.1'1 ''"I ;=<n r,rur1 t 1· C-C-;=<171::, 11u 1 ;"< r-r-,r,rt D;1t,-1,::_; 1, ;1 • ·..r I-.) ._I ·- .... ._I ._.. ._I ·- � I • I • t • 1 1 1 .__. f f • ..,, f 1 __ ,. i ..., ,..,. ,... • .,,. ,. ._,-.,,/, ... ::, ..... . ... '-· 1 -.., j i I J ... . - - -

présente recherche, nous nous proposons d'ei•:arniner sous un anqle

i::,hénornénolo,jique les rapports entre ces ,jeux assertions fon,jarnentales. La

consc1ence de soi impliquerait. la conscience de notre propre finitude, ae

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Page 4: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

AVANT-PROPOS

Depuis Socrate, la philosophie occidentale nous a souvent renvoyé aux thèmes de la connaissance de soi, et à ce qui pourrait venir limiter, et peut-

être bien définir ce "soi-rnême": la mort. Parler de connaissance ou de conscience de soi, c'est poser la question de l'être, tout comme parler de la

mort peut nous inciter à poser la question du néant. Mais ces deux thèmes,

traditionnellement en opposition, peuvent être mis transcendantalement en

relation de complémentarité par la conscience que nous en prenons. Il ne peut s'agir ici de n'importe quelle conscience, mais d'une conscience phénoménologique. Au cours de cette recherche, nous avons eu à utiliser

maints auteurs appartenant à divers courants philosophiques, mais nous nous sommes surtout attachés à la pensée phénoménologique à partir de

Husserl et de ses successeurs.

Qu'il nous soit permis d'exprimer nos remerciements à M. Thomas De Koninck qui, en tant que directeur, nous a supporté et encouragé à terminer

cette recherche. Nous tenons également à remercier M. Philippe Knee, de

même que M. Lionel Ponton, lesquels ont eu l'amabilité d'accepter de faire la

lecture initiale de ce mémoire.

Page 5: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

TABLE DES MATIERES

AVANT-PROPOS.....................................................................................................................ii

TABLE DES MATIERES.........................................................................................................Ш

INTRODUCTION......................................................................................................................... 1

CHAPITRE I: L’ETRE CONSCIENT ET L’ETRE MONDAIN.................................................3

CHAPITRE II: LE MOI REFLEXIF........................................................................................10

CHAPITRE III: CONSCIENCE PROPRE ET REALITE DE L’ETRE-AUTRE....................17

CHAPITRE IV: LE DOUTE ET L’ALTERITE......................................................................24

CHAPITRE V: TEMPS OBJECTIF ET TEMPORALITE EXISTENTIELLE.......................28

CHAPITRE VI: LE MOI ET LA LIBERTE...........................................................................36

CHAPITRE VII: LA CERTITUDE DE L’EXISTENCE DU MOI ET DE SON

INDESTRUCTIBILITE..............................................................................47

CHAPITRE VIII: VIEILLISSEMENT ET CONSCIENCE DE SOI......................................58

CHAPITRE IX: LA CONSCIENCE ET L’AGONIE............................................................... 67

CHAPITRE X: MORT ET ALTERITE................................................................................... 76

CONCLUSION....................................................................................................... .................81

BIBLIOGRAPHIE....................................................................................................................87

Page 6: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

INTRODUCTION

Notre recherche portera essentiellement sur les modes de relation entre la conscience, et le phénomène de la mort. Il ne peut s'agir ici de

n'importe quelle conscience, mais d'une conscience phénoménologique, qui est caractérisée par sa capacité d'ouverture et de transcendance vers ce qui

lui serait donné comme aporètiquement étranger dans le monde.

On pourrait analyser le phénomène de la mortalité humaine comme un problème objectif, ou comme un drame qui serait vécu intérieurement. Mais

une tentative de faire converger les deux approches ne nous semblerait pas inutile, et ce afin de tenter de faire éclairage sur un événement qui se

soustrait aux lumières de la raison, puisque nous demeurons toujours seuls

quand survient la mort, et que nous savons inducti vernent que nous ne sur­vivrons pas temporellement à cette expérience.

Les philosophies traditionnelles ont bien essayé d'exorciser l'intensité affective de ce moment ultime, et ce à l'aide de systèmes

d'explications d'ordre mythique ou rationnel. Par contre, certaines philoso­phies modernes à tendance phénoménologique ont concentré leurs efforts sur

la conscience, mais Vont tellement identifiée à l'angoisse, qu'ellegen sont venues à ignorer tout véritable repère objectif qui aurait pu être valorisé

par la raison.

C'est pourquoi, une approche philosophique plus englobante pourrait, à ce qu'il nous semble, retenir plus d'éléments valables qui émaneraient des

acquis de la tradition philosophique, même si en cela, elle devrait se situer

dans la perspective d'une métaphysique de l'être. Cette métaphysique

Page 7: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

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constituerait à notre avis, une voie praticable pour les fins de notre chemi­

nement cognitif, ce qui pourrait éventuellement nous permettre de cerner les motifs pouvant expliquer cette crainte de la mort, en identifiant le risque tragique qui en avive le foyer: une disparition totale du corps rendu à

la nature sous la forme cadavérique, et d'autre part, une autre destinée pour

l'être conscient, qui nous permettrait d'appréhender un possible dépasse­

ment de la mort.

Dans un premier effort, nous tenterons de décrire l'être conscient, et

ce qu'il serait en lui-même, c'est-à-dire un être de relation avec lui-même, et ensuite avec l'être indépendant de lui, et que nous nommerons l'être mon­

dain. Ensuite nous chercherons à établir les modes de relation de cette conscience avec ce qui se présente à elle en tant que différence, ou Altérité,

et nous analyserons les modalités de la prise de conscience de cette Altérité, qui peut concourir à la constitution de l'identité singulière de cet

être conscient, ainsi que d’un « nous ». Nous aurons par la suite, à définir

la relation de la conscience avec sa propre temporalité, qui se

différencierait de la conception objective de la durée telle qu'elle se manifeste dans Tordre mondain. Puis suivra une tentative d'élaboration

d'une conception de l'acte libre pour la conscience; acte qui caractériserait la forme particulière de la relation de la conscience ipséiste avec

l'existence, avec l'altérité objective, en plus de donner au cheminement existentiel de cette conscience, sa configuration d'être-vers-la-mort.

Suivra une étude sur le vieillissement, et des rapports qu'impliquent ce

phénomène propre à l'être vivant, avec la vie de la conscience;

vieillissement qui mène à la fin du processus vital, et que nous nommerons Tagonie, où tout pourra être révélé à la conscience, sur l'authenticité de son

cheminement existentiel, et des rapports qu’a entretenus celle-ci avec son inséparable pôle relationnel, et qui serait l’être-autre.

Page 8: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

I, L'ETRE CONSCIENT ET L'ETRE MONDAIN

A chaque fois que nous disons qu'une chose « est » ou qu'elle « n'est pas », nous disons que cette chose nous est donnée en tant que fait de la

conscience, ou bien en tant que chose donnée indépendamment de la

conscience qu'on a d'elle. Il s'agit ici de remarquer que dans ces deux cas, la chose est mise en rapport avec la conscience.

La conscience peut être fermée sur elle-même, et là une question se pose: Comment cette conscience peut-elle s'ouvrir à un objet qui lui est

extérieur? La conscience peut être intentionnelle, et c'est ici la position de la phénoménologie, où la conscience n'est pas entrevue comme une fermeture

qui serait l'opposition à un objet donné qui lui serait étranger. Ici, la

conscience est ouverture ou « transcendance » en regard de l'objet qui se pose en face d'elle comme différence. Cette conscience est intentionnelle, parce que cette intention lui permet d'établir une distinction entre le moi et

les choses qui se posent au sortir de ce moi. Avec cet objet extra­conscient, nous posons quelque chose dont elle est séparée, mais par rapport

à laquelle la conscience peut établir une relation de manière intentionnelle

et transcendantale. Ainsi, quand nous affirmons que la conscience est ou­

verture et transcendance, nous posons aprioriquement quelque chose dont elle est séparée, et à quoi elle tend à s’ouvrir, ou vers quoi elle transcende.

Et si nous précisons que cet objet est hétérogène à cette conscience, nous supposons alors une conscience qui serait capable de pénétrer quelque chose

qui existe « au delà » de cette conscience. La conscience qui s'ouvre et pé­

nètre l'objet hétérogène, fait acte de relation avec cet objet; elle est in­

tention de relation.

Page 9: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

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Le monde constitue un ordre de réalités comprenant un horizon tempo­rel et spatial Infini, il serait cette totalité qui pourrait englober les sujets de notre expérience, ainsi que nous-rnême, et ce, tout en s'étendant au-delà des possibilités de notre conscience. C'est pourquoi il peut être regardé

comme être indépendant de notre conscience. Néanmoins, le monde a besoin

d'un fondement pour pouvoir être cette totalité englobante. Puisque les certitudes que nous pouvons trouver en lui dépassent les possibilités de

notre conscience, nous devons pouvoir les y rattacher de quelque manière, ou

nous les condamnerons à n'être que des vérités conditionnelles, et en aucun

cas des certitudes.

La relation entre ces deux plans d'être s'établit par la réduction de

l'être mondain à l'être comme conscience. Sans fondement, il est impossible

de regarder la conscience comme un être du monde, et ce fondement nous ne

pouvons le trouver que dans la conscience elle-même. Nous ne pourrons po­ser l'indépendance du monde â l'égard de notre conscience, que si nous pre­

nons conscience de cette indépendance dans l'acte rnêrne de cette

conscience. Nous ne pourrons réduire la conscience à une simple chose du monde, puisque ce processus de négation finirait par détruire sa propre idée, et réhabiliterait la conscience comme fondement du monde.

Sur le plan de la pensée, nous ne pouvons en aucun cas partir des

choses, comme si celles-ci étaient déjà données avant même que nous les ayons pensées, sans en cela s'abandonner à un dogmatisme qui poserait ar­

bitrairement les choses en tant que point de départ de cette pensée. C'est à

partir de ce concept: indépendance de la chose à l'égard de la conscience fondée sur la conscience elle-même, que l'on peut conserver à la vérité sa

valeur objective, et sans nier en cela que toute vérité doit pouvoir s'appuyer sur notre expérience. Ainsi, au niveau de l'être conscient, nous appréhen­

dons des choses comme indépendantes de notre appréhension. Mais cet

« être indépendant » n'est reconnu pour tel, que parce que c'est notre

conscience qui lui attribue cette qualité. L'être conscient est ce qui confère

à l'être mondain sa qualité d'être ceci et non pas autre chose.

Page 10: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

5

Tout ce qui se représente à la conscience est en tant que phénomène

de conscience. Nous nous retrouvons ici en face d'un domaine originaire, où

ce qui n’y serait pas inclus, ne pourrait pas se voir attribuer de validité1 .

Ce qui est fondé n’a pas l'autorité de pouvoir détruire son fondement.

C'est à partir de la conscience que se pose la distinction entre le subjectif et l'objectif, entre l'être et le non-être. La conscience est cette unité qui transcende la polarité sujet-objet, être et non-être. Le commen­cement de la pensée se situe dans la conscience, et c'est à partir de ce point

originaire que découlent ces distinctions. Le sujet et l'objet sont avant tout

intra-conscients. Ils sont l'expression même de la relation qu'implique tout

acte de pensée consciente. A l'origine, la conscience est neutre, de manière à pouvoir englober ces notions sans rien exclure, mais en se réservant tou­

tefois la possibilité d'analyser plus avant certains déchirements du vécu. Ce n'est qu'à partir de la conscience qu'il nous est possible de mettre en lu­

mière la notion de réalité2 3; cette lumière étant pour nous ce par quoi

quelque chose se pose comme autre ou différente de moi.

Tout acte de conscience tend au-delà de ce qui lui est donné directe­

ment.

Nous accédons à cette évidence éidétique: toute perception et tout divers de perception sont sus­ceptibles d'être élargis; le processus est donc sans fin; dès lors, nulle saisie intuitive de l'essence de la chose ne peut être si intégrale qu'une perception ultérieure ne puisse plus lui apporter rien de nouveau au point de vue noématiqueS.

1 Cette affirmation ne peut signifier que dans l'être conscient tout soit nécessaire et indubitable. On peut toujours trouver du relatif et du rectifiable.¿ Le passage de la mondanité à la conscience n'est pas une dé réalisation. Le réel ne peut pas être l'apanage exclusif de la mondanité. Ici, nous nous efforçons d'obtenir de la conscience elle-même la notion de réalité.3 Cf. Edmund Husserl. Idées directrices pour une phénoménologie, trad. Paul Ricoeur, Paris, NRF,

Gallimard, 1950, pp. 501-502.

Page 11: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

6

Pour la conscience, chaque donnée apparaît sur un fond d'obscurité. Le travail de la conscience consiste à éclairer cette opacité, afin d'accéder le

plus possible à ce mystère originairement inclus dans cette chose donnée immédiatement. Or, l'une des modalités caractéristiques de cette ampli­

fication du donné au-delà de l'immédiateté opaque de la chose, est celle de

« l'avoir été ». En effet, il est implicite que pour certaines de nos pensées,

leur objet ait déjà été, ou qu'il y ait des choses que nous pouvons saisir

comme ayant été avant d'avoir été saisies, bien que cet « avant » nous était encore difficilement perceptible avec précision1 . La représentation

de ce passé constitue l'une des modalités de cette amplification de la conscience par delà l'acte de saisir la seule immédiatetê.2

Une autre activité de représentation pour la conscience consiste en

l'accès à l'expérience d'autrui. A chaque fois que nous prenons conscience

d'un autre sujet, nous nous trouvons renvoyés à une totalité d'expériences

dont le sujet est cette altérité particulière qui se pose en face de ma

conscience. Ce monde d'une altérité n'existe, en un certain sens, que parce

qu'il participe de notre propre monde, ne fût-ce qu'en qualité d'énigme. Mais

les jugements que nous pourrons porter sur ce « monde » ne reposeront en fait que sur nos seules expériences. Le fait de les tenir comme étrangères impliquera une conscience de leur étrangeté. Alors, l'altérité se pose à

notre conscience en tant que phénomène, mais l'altérité en soi-même de­meure pour notre conscience un mystère.

C'est le phénomène qui apparaît à la conscience qui nous permet d'appréhender la « chose en soi ». Prétendre penser une chose sans phéno­

mène devient une entreprise illusoire. La « chose en soi », dans un tel cas,

deviendrait une qualité qui accompagne certains phénomènes, et qui atteste-

1 La capacité de penser rétrospectivement un temps dans lequel je n'étais pas n'affecte en rien le fait fondamental de ma conscience, pas plus que les certitudes de celle-ci. Ce temps passé existe parce qu'il se manifeste dans mon présent, et ce même si je puis l'appréhender en tant que non vécu par moi.2 Cette représentation prend ici un sens transcendantal, en ce qu'elle vient compléter le sens de ce qui est présenté.

Page 12: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

7

rail qu'ils sont ce qu'ils sont par eux-mêmes, et non par le biais de la

conscience que nous en avons.

Vouloir saisir l'univers de l'être vrai comme quelque chose qui se trouve en dehors de l'univers de la conscience, de la connaissance, de l'évidence possibles, supposer que l'être et la conscience se rapportent l'un à l'autre d'une manière purement extérieure, en vertu d'une loi rigide, est absurde (...). Nais même tout non-sens n'est qu'un mode de sens, et son absurdité peut être rendue évidente1.

La « chose en soi » ne peut être comprise comme telle pour la conscience. Elle ne peut être comprise que comme une chose en soi phéno-

ménique. Il existe des structures historiques que nous pouvons deviner sans

saisir tout à fait leur sens; ou des modes de perception propres à des êtres

appartenant à des espèces biologiques différentes de la nôtre, et que nous pouvons intégrer dans nos propres modalités perceptives. Tout cela est

vrai, et n'accède à la réalité que pour autant que nous ayons conscience de son « pouvoir-être », bien qu'encore ignoré de nous.

Une telle approche, nous le croyons, nous permettra de dépasser la

dualité « être-néant », et quels que soient les jugements que nous aurons à

établir sur l'être, il ne s'établira que sur le mode de l'apparition directe ou indirecte de cet être pour notre conscience. Et cette affirmation vise même

ce qui ne serait pas, ou ne pourrait être donné à la conscience.

(...) Le néant, dira-t-on, est l'opposé de quelque chose; c'est la conscience de l'absence momenta­née de quelque chose. Mais cette conscience n'est pas rien et, en réalité, nous concevons le néant comme la conscience indéfiniment persistante de l'absence de la vie, qui implique bien par ailleurs le sentiment de sa présence. La conscience du néant reste une conscience (...). Le néant pose

1 Cf. Edmund Husserl, Mèdi tati о ns Ca r tési e n nes. trad. Mlle G. Peiffer et ME. Lévinas, Paris,

Vrin, 1969, p. 71.

Page 13: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

δ

comme condition de possibilité un sujet, qui lui confère sa signification de négation1.

Dans un premier temps, nous affirmerons donc que ce qui est donné à

la conscience existe, et que par conséquent, ce qui lui est donné existe

nécessairement; que ce qui ne peut pas ne pas lui être présent ne peut pas ne

pas exister.

Tout ce que nous venons d'élaborer plus haut peut paraître relever de

l'évidence. En effet, n'est-ce pas toujours à partir des données de notre propre conscience que nous pouvons penser? Nous ne le croyons pas... On dé­

couvre dans l'histoire de la pensée une inclination à déserter la conscience, pour en faire quelque chose de « mondain », d'indépendant de la conscience,

en somme de dogmatique. Si mon expérience personnelle n'est que fragmen­

taire vis-à-vis quelque chose de plus vaste dans le temps et dans l'espace,

c'est précisément par cette faculté que possède la conscience d'élargir ses

données, et d'amplifier ce qu'elle saisit dans l'immédiat. On ne peut pas

perdre de vue que cet accroissement appartient à la conscience elle-même,

et croire que celle-ci subisse des limites qu'elle serait impuissante à dé­

passer. Par ailleurs, nous pouvons compléter notre expérience à l'aide de l'expérience des autres sujets qui sont capables d'aller chercher des aspects

du réel qui auraient pu nous échapper2. Il peut s'opérer une intégration de ces diverses expériences dans un plus vaste panorama que celui limité à

notre seule conscience. Prenant pour appui la validité de ces expériences, et

sans en cela renier la validité des données de notre propre conscience, nous pourrons alors opérer des confrontations qui serviront à enrichir celles-ci,

nous donnant ainsi accès à ce que Husserl appelle un « monde inter-sub­

jectif ». C'est ainsi qu'en fin de compte, pour autant qu'une conscience ne se regarde pas elle-même comme inachevée, ou en tant qu'incapable de connaître d'amplification de ses données, il deviendra légitime pour celle-ci

1 Cf. GeorgesSiméon, La naissance et la mort, in Revue de Métaphysique et de Morale, 1920, p.

499.^ Le témoignage des autres peut être affecté de la même insuffisance, puisque la réalité dont il rend compte est aussi fragmentaire.

Page 14: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

9

d’accroître ses données des vues des autres sujets, et par l’intégration de

cette « inter-subjectivité », d'accéder à une conscience renforcée.

Page 15: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

11. LE ΓΙΟΙ REFLEXIF

Il peut nous arriver d'errer quant nous nous prononçons sur les choses du monde, et sur les êtres vivants, mais nous croyons que l’erreur elle- même exprime une activité de la conscience. La conscience peut se tromper,

mais cette erreur exprime un moment dans son cheminement vers le vrai. Un non-être ne pourra être concevable que comme conscience de n’être pas,

mais une conscience de n’être pas implique aussi une conscience.

Il existe au moins une chose sur laquelle la conscience ne saurait er­rer: sa propre existence. Chacun des actes de notre conscience porte sa marque immanente; porte le fait d’être nôtre. L’acte constitue une référence nécessaire à notre existence en tant que sujets. La conscience est un terme

de relation et d’intention face à notre existence personnelle. Sans cette

relation conscience-sujet, il serait impossible de parler d’un « moi

conscient », et si nous ne pouvons parler de « moi conscient », nous ne

pourrons alors affirmer notre « moi existant ».

Prétendre que nous existons, c’est prendre conscience de notre propre

sujétion, et c’est aussi prétendre de nous-même que nous sommes aussi

l’objet d’une conscience réflexive. La condition d’être pour un existant implique un départ et un retour â soi, et ce cheminement constitue une oeuvre d’identité.

Comme il en était question plus haut, la vie de la conscience s’exerce

à deux niveaux: le niveau de la conscience qui est orientée vers les êtres

Page 16: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

11

étrangers au moi, et le niveau de la conscience aperceptive1, où le moi de

manière introvertie, s'appréhende en train d'appréhender les choses. Lorsque

le moi se retourne vers soi, il n'y a plus seulement des choses vues, mais aussi le moi qui se saisit en train de voir. Le premier niveau relève d'une

conscience spontanée, alors que le second relève d'une conscience ré­flexive2.

Tout comme il y a interdépendance entre la conscience orientée vers la mondanité et celle axée vers soi-même, il y a relation entre la conscience

spontanée et la conscience réflexive. Je suis conscient de moi-même et aussi conscient de l'autre. La réflexion consisterait en un détachement

d'une subjectivité qui serait requise par quelque chose qui lui serait étran­

ger. En fait, nous ne pouvons parler vraiment de conscience réflexive, sans une réflexion préalable qui nous avertirait qu'il y a un moi conscient de choses étrangères.

L'essentiel de la subjectivité réside dans le fait qu'elle peut être si­multanément actrice et spectatrice d'elle-même. L'unité profonde de ces

deux aspects réside dans le fait que le moi ne peut être constitué comme

tel, que s'il se sait en tant qu'être pour soi. Sans cette particularité, le moi

s'effacerait pour ne se présenter à une autre conscience que comme objet, et non plus en sa qualité de sujet.

Le moi appréhende le processus de la conscience spontanée comme antérieur au processus de la conscience réflexive. Le moi n'est tel que par

la conscience réflexive, et ce même si en tant que moi, il pourrait appréhen­

der une modalité de l'être où il n'était pas encore lui-même, où il n'était que

l'un des termes de la conscience spontanée, c'est-à-dire encore ignorant de lui-même, ou simplement tourné vers les choses extérieures. Le mode ré­

flexif de la conscience nous apparaît donc comme un achèvement de la

conscience spontanée, ou mieux, comme une seconde naissance de la

1 La perception est cet état intérieur du sujet qui se représente les choses externes, tandis que Ta percepti on est cette conscience ou la connaissance réflexive de cet état intérieur.2 Remarquons qu'il s'agit toujours de la même conscience, mais perçue dans deux attitudes différentes.

Page 17: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

12

conscience qui ne viendrait pas anéantir l'état initial. Le moi se reconnaît par et dans la réflexion en tant qu'être indépendant et antérieurement donné à cette même réflexion qui le constitue comme tel.

Nous décelons deux moments principaux dans le processus réflexif: la séparation et la réintégration. Dans le premier, le moi se dédouble. A ce ni­

veau de la spontanéité, il demeure dans l'aveuglement de lui-même, et dans

le second, il est tourné vers lui-même ou occupé de soi. Dans ce second ni­

veau, le moi se reconnaît comme étant lui-même un seul moi, c'est-à-dire

sujet et objet de la réflexion. Mais le moi demeure toujours sur le mode de la présence en regard de notre conscience, puisque celle-ci ne se manifeste

que par la réflexion. Si nous écartons la conscience réflexive, le moi et la conscience séparée disparaissent simultanément. Dans un tel cas, il ne

resterait plus que les autres êtres dont la conscience se substituerait à

notre conscience. La conscience réflexive deviendrait une conscience irré­

flexive, et nous deviendrions distraits de nous-mêmes, et ce jusqu'à ce que

nous prenions à nouveau conscience de cette distraction.

La conscience spontanée peut paraître opaque pour la conscience ré­flexive. Tout en elle ne se donne pas dans la lumière à la réflexion. Nous

pourrions associer la conscience spontanée à un « sur-moi » ou encore à un « inconscient », et ces expressions révéleraient un certain décalage entre

le Moi réflexif et la conscience spontanée. C'est avec l'effort réflexif

qu'émerge cette conscience dont les états vécus lui sont révélés, ou atten­

dront de l'être. Le doute quant à notre identité concerne ce que nous

sommes, mais il n'atteint pas notre existence en tant que sujets. Nous pou­vons errer quant à notre perception de nous-mêmes, mais cela n'affecte en

rien l'évidence que nous sommes. Sans cette évidence de notre existence, il

ne pourra s'effectuer aucune construction de nous-mêmes.

En outre, la réflexion peut altérer ou métamorphoser la conscience

spontanée. Par la réflexion, nous prenons un recul vis-à-vis des choses, de

manière à établir toute la distance nécessaire à la reconnaissance de l'objet

par le sujet. La conscience réflexive problématisé les impulsions origi­

naires, et ainsi suspend la permanence qu'elle pourrait leur accorder. Par

Page 18: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

13

rapport à la vie spontanée, la réflexion a tous les caractères d'une maladie

des impulsions. Il peut nous sembler qu'il y aurait quelque chose d'anti-na- turel dans celle-ci. La nature humaine se révèle dans cette condition

contre-nature qu’est la réflexion, puisque c'est par elle que nous pouvons

nous distinguer des êtres qui ne savent rien d'eux-mêmes. La conscience de

soi implique une distanciation entre le sujet réflexif et l'objet donné im­médiatement, et c'est cette distance qui indique un dédoublement. Le sujet se définit lui-même en établissant cette distance avec le milieu de la spontanéité. Le sujet serait comme l'animal de Hegel qui tient à aller au-

delà de lui-même afin de pouvoir s'extirper de son lieu naturel. « L'animal

meurt. (Mais) la mort de l'animal (est le) devenir de la conscience

(humaine)"1.

Jusqu'à présent la mondanité nous a renvoyé à l'être comme conscience, mais là le sujet s'est révélé en tant que centre d'activités diri­

gées vers ce qui n'était pas lui, posant ainsi le problème de la possibilité de

connaître un tel sujet, et celui de savoir s'il peut y avoir encore sujet dans

le cas que nous n'en sachions rien. Ceci nous a ensuite amené à découvrir la

structure de la réflexion, à partir de laquelle le moi peut se constituer. Il nous est apparu possible de saisir à la fois une conscience spontanée et les

choses qu’elle peut saisir, incluant l'univers indépendant de la conscience

que nous en avons. Nous avons découvert par la suite que l'être mondain s'appuie sur l'être comme conscience, et ce dernier sur la structure de la réflexion qui servirait de base à l'ensemble. Voyons maintenant ce qu'il en

est de ce Moi réflexif.

Le moi n'est pas seulement une synthèse temporelle, ni une unité his­

torique, il est surtout le sujet par qui les concepts de temps et d'histoire prennent un sens. Le moi est la condition d'être du temps et de l'histoire. Le temps n'est pas ce cadre vide qui préexisterait au sujet qui n'aurait plus alors qu'à le remplir. Le moi n'est pas situé dans un temps qui serait indé­

1 Cf. Friedrich Hegel. Conférences d’lena 1805-1806, cité par Alexandre Kojève, Introduction à

la lecture de Hegel: Leçons sur la Phénoménologie de l'Esprit, revues et corrigées par Raymond Queneau, Paris, NRF, Gallimard, 1947, (2èmeédition), p. 552.

Page 19: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

H

pendant de lui; il est le fondement de la temporalité. L'expérience d'existence du sujet est apriorique de tout jugement porté sur la tempora­lité. C'est à partir du moi qui est essentiellement présence ici et non pas ailleurs, que se constitue un « avoir été » et un « pouvoir être ».

Les faits que le sujet a à vivre sont diversifiés et multiples, mais

nous les vivons comme les nôtres, comme adhérant à notre ipséité. Nous

demeurons le même sujet qui est amené à vivre des états parfois contradic­

toires et changeants. C'est d'ailleurs ici l'une des principales caractéris­

tiques de la temporalité, que d'être associée à un mouvement (le nôtre), qui lui implique du changement. Le propre de la réduction phénoménologique du

sujet consiste en révolution grandissante de sa conscience, et bien que par

la variabilité des expériences de conscience, nous ne puissions pas toujours

savoir ce que nous sommes, nous ne cesserons pas pour autant de constater que nous sommes. « J'étais devenu moi-même une grande question pour

moi »l.

Le moi peut être dispersé dans ses états, mais non dans « l'être-en

eux ». Le moi est substantiel, parce qu'il soutient en sa qualité de sujet,

les états, les expériences, les facultés, les épreuves, etc., qu'on lui attribue.

En somme, le moi fonde sur lui-rnêrne et en lui-mêrne son existence; il n'a besoin que de lui-même pour exister, et c'est précisément ce que

« substance » signifie.

Mais le moi « substantiel » n'est pas séparé à l'égard de ses états

vécus: il ne constitue pas une abstraction de ses états. Ces états changent

dans le temps, et le moi aussi change à mesure de ses expériences. Mais ce moi changeant ne perd pas son identité, qui, elle, reste la même. Ici, l'idée

de changement renvoie à l'idée que la chose qui change demeure toujours la même.

Tout comme on ne peut pas séparer le moi de ses états, on ne pourra

concevoir d'état sans un moi. Le moi et ses états sont deux termes pour dé-

^ Cf. Augustin, cité par Paul-Louis Lands be rg. Essai sur l'expérience de la mort, préface de Jean

Lacroix, Paris, Edition du Seuil, 1951, p. 61.

Page 20: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

15

signer le même être quand il change selon les modes de la diversité ou de

l'identité. Le moi ne peut pas non plus être présenté en tant que résultat de

l'addition de ses états. Lui refuser la substantialité, pour ne regarder en lui qu'une somme d'états ou de propriétés, équivaudrait à substantialiser ces

états, et éviter toute référence au « sujet » qui « est dans tous ses

états ». 11 se produirait une confusion du sujet avec ses attributs, qui ré­

sulterait en une défiguration du sujet par ses états.

Le moi est sujet de transition. Il se pose essentiellement sur la ver- balité contenue dans les propositions « se faire soi-même »; « d'être pré­

sent à soi-même ». Substantialiser le moi, c'est faire de lui le sujet sur

qui se greffent les énigmes que sa liberté comporte. Le moi est donc au­

thentiquement le sujet par qui l’action a lieu, et c'est cette action qui est transformatrice du moi. Le moi peut changer, mais il n'en perd pas pour au­tant son identité fondamentale, qui elle se définit par le fait de prendre conscience de soi et des autres sujets qui sont indépendants de lui.

La certitude que nous existons constitue une donnée immédiate de la

conscience. Le moi peut être objet de sa connaissance et,dans un même

mouvement, se reconnaître dans cet objet en tant que subjectivité.

Si l'on comprend ontologiquement le sujet comme existence, dont l'être se fonde dans la temporalité, alors on doit avouer que le monde est subjectif. Ce monde subjectif est toutefois en tant que ternpo- rellement transcendant plus objectif que tout ob­jet possible1.

La connaissance de nous-mêmes est une expérience unique et privilé­

giée, qui présente une spécificité qui la distingue de la connaissance des

choses « extérieures » en général. Une théorie de la connaissance ne peut

1 Cf. Martin Heidegger, Etre et Temps, cité par Jules Vuillemin.in Essai sur la signification de la mort, Paris, P.U.F., 1948, p. 199. Il n'est pas question ici du moi « naturalisé » dont se préoccupe la psychologie, mais bien du sujet de la conscience fondamentale, qui demeure antérieure à toute psychologie, qui elle, d'ailleurs, doit travailler avec ses données. Une psychologie qui ne serait pas dogmatisante, exigerait un fondement premier quelle ne pourrait trouver que dans une conscience qui précéderait sa recherche.

Page 21: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

16

précéder une ontologie. Bien que l'expérience de la connaissance puisse

amplifier, voire même parfaire les virtualités du sujet, celui-ci, en tant qu'être substantiellement transitif, bien que soumis au changement, n'en demeure pas moins essentiellement le fondement â l'origine de toute prise

de conscience de changement. Le moi est ce qui transite, évolue ou ré­

gresse; ce qui connaît. Mais il demeure toujours plus que ce que nous en sa­

vons. Le moi est l'être conscient de soi-même, et de l'évidence de sa propre

existence. L'être qui nous préoccupe est avant tout autre chose, celui que nous sommes, et qui peut se définir par réflexion, où le moi se reconnaît

lui-même en tant qu'être de relation, d'intention, comme être transcen­

dantal.

Si nous pouvons nous perdre dans le monde, nous tenir pour une chose parmi d'autres choses, c'est en raison de la division de notre moi. En effet,

il y a un moi conscient des choses, et un autre qui est conscient de soi, et devant qui le premier peut revêtir l'apparence d'un objet. C'est cette dis­tance intérieure de notre être subjectif qui fait à la fois notre savoir et

notre éloignement de nous-mêmes. La conscience réflexive nous différencie

des choses, et nous y apparente. De fait, le moi qui se tourne vers les choses et le moi réflexif ne font qu'un. C'est le moi qui a conscience

d'exister en tant que moi. A la dissociation du moi, nous pourrons opposer une intégration dans un moi-même, afin de pouvoir émerger parmi les

choses, face auxquelles le moi doit se différencier, et ce de manière à re­connaître parmi les autres êtres dont il prend conscience, des êtres qui

comme lui seront susceptibles d'être « réflexifs », c'est-à-dire, des êtres

qui peuvent savoir aussi qu'il existent.

Page 22: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

Ill, CONSCIENCE PROPRE ET RÉALITÉ DE L'ETRE-AUTRE

Étymologiquement « exister » (existere, ex-stare) signifierait:

« être en dehors », « être-là ». Dans la mesure où la relation spatiale peut être perçue comme un signe de la relation ontique, (« l'être ici » que

je suis, et « l'être ailleurs » qu'est l'autre sujet), il semble que l'expression pourrait être appliquée aux choses dont le « moi ici » prend conscience, et qui sont reconnues comme « êtres différents » de la conscience qui peut les saisir.

Mais le terme « existence » peut emprunter une signification plus large, en pouvant être identifié à l'être. « J'existe » peut être entendu

comme un équivalent de « je suis ». En effet, tout phénomène qui surgit

sous le mode de l'apparition en regard de la conscience, possède une exis­

tence véritable. Même si l'objet de cette apparition peut, après examen de la conscience, se révéler illusoire, et que cet objet appréhendé n'existe pas réellement, l'illusion n'en avait pas moins existé, en tant que phénomène se

donnant à la conscience. L'acte de la conscience n'était pas une illusion.

La conscience est un tout rempli d'existences, et si l'on peut arriver à

pouvoir prétendre que quelque chose n'existe pas, ce n'est que subséquem­

ment à une confrontation avec notre conscience, face à laquelle la chose extérieure est encore exclue, inconnue, ou n’existant effectivement pas du

tout. Mais, comment dans ce monde, pourra-t-on fonder l'existence d'êtres

autres, qui seraient indépendants de notre conscience?

Pour fonder l'existence de ce monde, il faut d'abord démontrer qu'il y a

des autres qui sont susceptibles de composer avec le moi un « nous ». La

Page 23: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

ΐδ

concordance des expériences des « autres » avec la propre expérience du

moi sert de fondement à la constitution du monde. Mais nonobstant cela, il est nécessaire de pouvoir constituer è partir de la sphère de l'expérience du moi. Vidée d'un autre différent et indépendant de moi, avec qui je pourrais

entrer en relation, afin de constituer un « nous ». Par la suite, avec la coïncidence partielle des expériences de ces autres et l’expérience propre du

moi, on passera à l'intersubjectivité, et ensuite au monde objectif avec ses

spécificités: temps commun et espace commun. Mais à chacun des degrés du

cheminement vers la constitution du monde, on assistera toujours à l'appa­

rition de nouvelles strates de sens venant s'ajouter aux couches que nous aurons déjà explicitées, qui viendront s'appuyer sur elles, en raison de la multiplicité des éléments inaperçus chez l'autre, celui-ci renfermant en lui infiniment plus qu'il ne nous en laisse voir. « (...) l'autre, premier en soi (le

premier "non-moi") c'est l'autre moi. Et cela rend possible la constitution

d'un domaine nouveau et infini de 1 "'étranger à moi”, d'une nature objective et d'un monde objectif en général (,..)»1.

Il est impossible d'affirmer qu'il y a des autres en face de moi, si nous ne savons pas en quoi consiste cet « être-autre » dont les autres doi­

vent nécessairement participer pour être tels. Il n'est possible de percevoir cet « être-autre », que si l'on a préalablement pris conscience de notre

« être soi-même » ici, ou de notre existence dans ce monde, et que pour au

moins une certaine mesure, l'on puisse savoir en quoi celui-ci consiste. La connaissance que nous avons de nous-mêmes ne peut nous révéler d'emblée,

en quoi consiste la nature intime et subjective de l'autre, mais au moins pourra-t-elle nous aider à appréhender une nature subjective différente de la nôtre.

Je n'appréhende pas "l'autre" tout simplement comme mon double, je ne l'appréhende ni pourvu de ma sphère originale ou d'une sphère pareille à la mienne, ni pourvu de phénomènes spatiaux qui m'appartiennent en tant que liés à Vici" (hic) —

1 Edmund Husserl, Méditations cartésiennes. éd. citée, p. 90.

Page 24: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

19

avec des phénomènes tels que je pourrais en avoir si j'allais "là-bas" (illic) et si j'y étais1.

La réflexion consciente sur nous-mêmes doit être établie préalable­

ment à une connaissance que nous pouvons prendre d'une autre subjectivité

qui serait posée en face de nous. C'est là précisément le sens du mot

« com-prendre ».

Il est nécessaire d'avoir un critère pour pouvoir établir une distinc­

tion entre l'objectif et le subjectif. Et ce critère nous serait fourni par la concordance des expériences des « autres » avec la nôtre. La notion

d'existence objective doit être constituée préalablement, afin de pouvoir in­voquer ces expériences concordantes qui formeraient le monde où ma sub­

jectivité a à évoluer avec d'autres subjectivités. Et sans cette notion préalable de l'objectivité, on ne pourra présumer de la réalité de la subjec­tivité d'autrui. Nous avons besoin d'une confirmation de l'autre pour établir une distinction entre notre subjectivité et les objets qui existent indépen­

damment d'elle. Si nous regardons l'existence d'autrui comme une existence objective vis-à-vis de notre existence subjective, nous ne pourrons plus re­

garder cette existence d'autrui comme une simple possibilité d'existence, mais bien comme une effectivité. L'autre doit être apri ori quement perçu par

notre moi en tant qu'existence objective et ce, de manière à ce que celle-ci

puisse fonder sa propre réalité ainsi soustraite à notre regard de l'illusion où nous pourrions être tenté de la tenir. Ce processus s'applique

réciproquement de la conscience présumée de l'autre en regard de ma propre

réalité existentielle, fiais rien n'est moins certain en effet, que nous

puissions rendre compte d'une expérience en l'assimilant à une autre, qui, elle, pour être vraiment autre, peut refuser cette identification.

C'est une donnée de la conscience qu'il y a toujours de l'étrangeté qui

se pose en face de moi; qu'il y a face au sujet de l'expérience, quelque chose

qui n'est pas lui et dont il a l'expérience. Autrement dit, dans la conscience

1 Cf. Edmund Husserl, Méditations cartésiennes, éd. citée, p. 99. L'être-autre se pose toujours

en face de nous en tant qu'étrangeté, ou subjectivité insaisissable. Il ne peut s'agir de récuser cette étrangeté, mais bien de tenter d'établir des rapports avec notre propre ipséité.

Page 25: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

20

qu’il prend de soi-même, le moi apparaît comme l’un des termes d'une rela­

tion, c’est-à-dire, dans son contact avec quelque chose d’hétérogène qui peut le définir ou le limiter par ce qui n’est pas lui. Si nous pouvons parler de l’existence d’un moi, c'est seulement parce qu'il y a un être qui se pose ail­

leurs, et qui n’est pas lui. Pour pouvoir parler d’un « ici », l’on doit suppo­ser l’existence d'un « ailleurs ». Le critère de distinction entre le sub­

jectif et l’objectif doit être appuyé sur cette donné immédiate de la

conscience, selon laquelle l'être se manifeste à nous partagé en deux

espaces contigus: le propre et l’étranger.

Mais si une expérience particulière est étrangère au moi, d’où alors obtient-elle cette altérité? Nous errerions en prétendant qu'elle la tient

d’elle-rnême, comme une qualité propre de son mode d’existence, car nous

voyons qu’elle peut lui être donnée ou retirée. En effet, une chose que nous avons cru objective peut se révéler, par la suite, illusoire. L’existence de

choses se présentant au moi comme étrangères, nous renvoie à un centre de

toute prise de conscience d’altérité, à un être qui serait l’altérité même, et

que les choses objectives ne feraient que représenter. Cet être nous l’appellerons « L’Altérité ».

L’Altérité ne saurait être confondue avec les choses autres. Il ne se­rait pas une hypostase de ce que les autres ont d’étranger au moi. Les

choses étrangères ne pourraient être telles, que par leur participation à

cette altérité fondamentale. Cette « Altérité » serait ce qui permettrait

d'affirmer qu'il y a des êtres qui sont étrangers au moi. Donc, les choses dont nous avions reconnu l’objectivité ne seraient telles que parce qu’elles

dériveraient de cette Altérité, puisque sans celle-ci leur objectivité ne

pourrait être concevable. Il est donc clair, qu'étant donné que les choses

peuvent participer ou non à l’existence objective, l'Altérité leur sera

toujours transcendante. L’Altérité peut se manifester à moi en ce moment même, et sous telle ou telle forme, mais elle se manifeste surtout en tant

que milieu auquel ces formes réfèrent marginalement. L’Altérité se présente au moi sous le mode spatial de l'ailleurs, et sous le mode temporel

du « pas encore » et du « avoir été », en somme sous le mode de

Page 26: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

l’étrangeté. Le sentiment qu'une chose déterminée nous inspire se détache

toujours sur fond d’un sentiment plus diffus qui se rapporterait à ce milieu

que nous appelons « l'Altérité ».

Il nous faudra insister désormais sur le fait que le moi n’existe pas

sans l'Altérité; qu’il ne peut être question d’un moi seul, ou lié à l’Altérité

par accident. Le moi et VAutre existent ensemble, et c'est cet « être-en­

semble » qui constitue la conscience. « L’esprit n’est donc ni ma

conscience ni la somme des consciences, mais l’acte extra-conscient qui fonde tout conscience »V

La conscience n'est pas un des termes qui entrent dans la relation, pas

plus qu’elle n'est intentionnelle: elle est la relation, elle est l’intention même. Même dans la conscience réflexive, la relation ê l’Altérité ne fait

pas défaut, puisque le moi s’y révèle en tant que conscience de quelque chose

qui lui est étranger. La conscience est cette relation dont le sujet et l’objet

constituent les pôles qui forment avec elle une unité existentielle. Le sujet et l’objet se définissent l’un par l’autre, mais se perçoivent dans un seul et même acte de pensée dans leur relation intime. Etre soi-même n’est pas

« je ne sais quelle racine de l’activité spirituelle, mais cette activité elle- même »2.

Les phénomènes dont nous prenons conscience sont susceptibles d’une

double référence. Ils peuvent être référés au moi ou à l’Altérité. Ce qui ici a valeur de fondement, c’est la relation du moi avec l’Altérité, et

l’application de ce fondement ê l’ensemble des phénomènes. De cette application dérive la distinction du propre et de l’étranger. Étant donné que

ces termes sont définis dans leur opposition, le moi pourra être appelé le

« non-Autre », « le non-étranger »3, ou le soi-même; à son tour, l’Altérité

conçue comme négation deviendra le « non-propre », le « non-moi ».

1 Cf. Georges Simeon, La naissance et ia mort, éd. citée, p. 513.2 Cf. Jules Yuillemin, Essai sur la signification de la mort. Paris, P.U.F., 1948, p. 69.3 Cf. Edmund Husserl. Méditations cartésiennes, éd. citée, p. 79.

Page 27: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

La distinction entre l'objectif et le subjectif est opérée dans le pro­cessus d'appréhension consciente, qui sépare ce qui apparaît à la conscience sous le mode de l'altérité, de ce qui apparaît en tant que propriété. L'erreur serait la définition de l'objectivité par l'élimination de la subjectivité. Une

conscience qui serait privée de sa détermination objective, deviendrait une conscience « subjectivée ». Elle n'apparaîtrait que comme un cadre fermé

en fonction d'un monde qu'elle ne pourrait atteindre.

Le moi prend conscience de la réalité même, et non d'images vagues ou

d'ombrages du réel. Ce qui doit lui faire face, ce sont des choses vraies. Mais ceci ne nous empêchera pas de reconnaître que notre expérience va en

s'amplifiant, et qu'il y a des choses qui peuvent se présenter à la conscience sous le voile, et que nous pourrons quand même parvenir à comprendre,

jusqu'à y découvrir des sens que nous n'avions pas soupçonnés. On ne peut transcender la conscience. Vouloir atteindre un monde qui serait situé au-

delà de l'expérience de la conscience serait une expérience qui dépasserait

les virtualités de la conscience phénoménologique1.

Dans ce qui nous apparaît comme un simple objet, nous pouvons trou­

ver un sujet, un point de vue réflexif, et ainsi, toute une vision par laquelle

nous pourrions aussi être objet, mais objet qui est sujet. Cette vision ra­joute toujours comme une dimension nouvelle à notre connaissance. Le

monde dans lequel nous vivons est donc ouvert à l'apparition des autres subjectivités qui nous sont ressemblantes, et qui nous amènent à la cons­

cience de l'existence commune.

L'altérité n'est pas le monde. Le monde perçu comme ordre de réalité

indépendant de notre conscience, et dont l'horizon spatial et temporel est infini, et où se situe toute chose qui existe2, ne coïncide pas avec l'Altérité

que nous avons définie en tant que fondement de toute altérité. L'Altérité

est cet « autre » fondamental par rapport auquel toutes altérités sont re­

1 Si jamais nous parvenions à ce monde situé au-delà de notre conscience, ce monde deviendrait alors un monde de notre expérience.2 Qui contiendrait par conséquent notre moi et ses expériences vécues.

Page 28: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

23

présentées. L'Altérité est l'autre par qui dérivent toutes altérités que je

suis en mesure de percevoir en tant qu'objets-sujets. L'Altérité constitue

une constante de notre expérience, et nous pensons que « l'être mondain »

est caractérisé par son manque d'appui sur celle-ci, qu'il dépasse dans

toutes les directions.

La conscience immédiate de l'Altérité, ou ce sur quoi s'établit l'existence objective, nous renvoie à une perspective où l'Altérité apparaît

incommensurable, en tant qu'opacité face au moi. Le monde de la

conscience, de l'intelligible, qui nous apparaît clair et distinct, n'est, de fait, que la pointe visible qui surgit de cette nuit que le moi réussit à

conceptualiser. Mais au-delà de cette « clairière », l'on se retrouve devant une altérité radicale qui interdit toute conceptualisation; altérité dont

l'essence reste pour nous un mystère.

Page 29: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

IV. LE DOUTE ET L'ALTÉRITÉ

Le doute est une suspension de tout jugement qui serait fondée sur la possibilité d’erreur1 . Mais comment pouvons-nous arriver à une constata­tion d’erreur? L'activité d'errance qui est le propre d’un cheminement,

n'invalide une croyance qu’en regard d'une autre qui vient la contredire. On assisterait donc à une « restauration » de l’appréhension; restauration qui viendrait rétablir la certitude.

Une chose objective qui se présenterait à notre appréhension, et qui,

suite à un examen apparaîtrait comme fausse, instaurerait le doute dans l’esprit. La restauration de la certitude face à l’existence objective détrui­rait cette croyance dans l'objectivité des choses qui se présentent à notre

conscience. Mais comment trouver la certitude de l’existence objective, en nous appuyant dans notre recherche sur les seules données de notre

conscience? Si nous sommes les perpétuels leurrés de nos sens, quel moyen aurions-nous d’éliminer la possibilité d'une erreur radicale, en ce qui a trait

à la vérité de l’existence objective?

Si l’Altérité était constituée par l’ensemble des choses perceptibles,

le doute subsisterait, puisque la somme que serait cet ensemble, demeure­rait aussi sujette à l’incertitude qui affecterait chacun de ses termes. Or, nous croyons que l’Altérité ne peut s’appréhender comme ensemble des choses perceptibles, mais en tant qu'être découlant d’une donnée immédiate

de la conscience, et duquel ces choses obtiendraient leur réalité objective.

1 Soit se tromper nous-mêmes dans une appréhension du réel, ou être trompés par autrui.

Page 30: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

25

L'être-Autre échappe-t-il à Taction corrosive du doute? Chaque cas,

où le « tromper » est suivi d'un « se détromper », affirme encore une re­

lation entre le moi et l'Altérité, où un nouveau phénomène apparaît à

l'investigation de la conscience. Nous pouvons nous tromper en attribuant l'objectivité à tel phénomène, mais cette erreur sera soulignée par une nou­

velle relation du moi et de l'Altérité. Ainsi, la suppression de la relation d'un phénomène avec la conscience qui a instauré le doute dans cette rela­tion, n'affecte pas l'Altérité, pas plus que l'existence de ma conscience. Si

nous partons d'une notion d'un existant qui se fonde sur les données immé­

diates de la conscience, la distinction sceptique entre existence « apparente » et existence « réelle » s'avère non fondée, puisque tout ce

qui apparaît à la conscience existe réellement, et que seul peut devenir

problématique ce que nous référons au moi ou à l'Altérité. Le doute n'inter­

viendra alors que dans le choix des phénomènes qui appartiendront à

l'Altérité ou à moi-même1. On ne peut invoquer les cas où nous sommes victimes d'une erreur, pour invoquer en bloc l'objectivité de notre expé­

rience. Je réalise que je me suis trompé, parce que je me suis par la suite détrompé. Entre deux expériences contradictoires, une seule correspond le

plus à la réalité objective, et l'autre expérience qui apparaît comme moins

fondée devra être sacrifiée.

Afin de pouvoir corriger nos jugements en ce qui a trait à l'appréhension objective, il sera nécessaire d'entreprendre une expérience nouvelle et davantage concluante de l'objectivité. Si en passant du rêve à la

veille, nous faisons la preuve que ce que nous considérions d'abord comme

objectivement réel n'était en somme qu'une image formée par le moi, c'est

parce que dans le « détromper » du réveil ont surgi face à notre conscience des phénomènes nouveaux, qui se rapportent à l'Altérité, et dont l'opposition

avec les précédents, nous a démontré que ces derniers relevaient des ima­

geries du moi, et non de l'Altérité.

1 L'illusion est le fait d'une carence de la conscience vis-à-vis ce qui s'offre à elle comme Altérité. Ce n est pas nécessairement TAItérité qui est illusoire, mais la « manière »qu'aie moi de la percevoir qui est dans Terrance.

Page 31: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

La ligne de démarcation entre le propre et le non-propre est sujette a de constantes modifications. Le doute affecte chaque phénomène quand ce

dernier est regardé dans sa relation soit avec l'Altérité, soit avec le moi. Ce qui échappera toujours au doute, c'est la relation moi-Altérité. L'expé­

rience du doute, ainsi que toute expérience, s'appuieront toujours sur cette

relation.

Un phénomène qui a servi d'horizon è notre appréhension, peut ensuite

s'avérer douteux. Il n'existe aucun phénomène particulier dont on peut

affirmer l'existence objective avec une évidence apodictique, parce que la particularité consiste en ce que d'autres phénomènes pourront surgir pour la contredire. « (...) il est toujours possible que le cours ultérieur de l'expérience contraigne d'abandonner ce qui antérieurement a été posé sous

l'autorité de l'expérience »1.

Si l'existence objective de tous les phénomènes particuliers peut être

mise en doute, l'existence de ce qui permet à ces phénomènes d'exister ob­jectivement ne pourra l'être, puisque sans elle, le doute regardé comme

désabusement éventuel, ne saurait apparaître.

L'Altérité n'est pas l'essence de l'existence objective, parce que dans

un tel cas nous considérerions que ce type d'existence pourrait se retrouver

dans les choses particulières elles-mêmes, lesquelles choses seraient alors déclarées comme objectivement existantes, de manière à ce que de

l'intuition de cette existence nous devrions tirer sa structure essentielle. Mais, l'existence de ces choses objectives peut être mise en doute. Nous ne

pourrons décider que les choses particulières existent objectivement, qu'en fonction de leur participation à toute existence objective. L'Altérité serait

alors cette essence de l'existence objective, qui, en tant que telle, implique nécessairement l'existence. L'Altérité serait donc l'essence existante, ou

l’existence objective essentielle qui pourrait se manifester dans une plu­ralité de choses. Admettre que l'Altérité soit l'essence objective, et qu'elle

n'existe pas serait un non-sens.

1 Cf. Edmund Husserl. Idées directrices pour une Phénoménologie· éd. citée, p. 150.

Page 32: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

27

Nous ne pourrons pas ne pas reconnaître l'existence dans quelque

chose qui serait étranger au moi. Un moi pour être tel sous-tend une rela­

tion avec ce qui n’est pas lui. L'Altérité se présente indissociablement du

moi, vis-à-vis duquel elle serait comme la face cachée. Le moi implique en

lui-même une altérité nécessaire, et si nous mettons celle-ci dans les

choses particulières qui se présentent en tant que phénomènes objectifs, l'Altérité ne sera plus alors qu'une simple essence. Mais le fait que l'on puisse douter de ces phénomènes objectifs, et nier par la suite cette objec­

tivité; que l'existence de ces phénomènes objectifs ait besoin par consé­

quent d'être fondée, nous oblige à chercher l'altérité au-delà d'elle, c'est-à-

dire dans un être qui leur serait transcendant.

Tout en conservant la nécessité d'une existence objective, en tant que

condition même de la possibilité de notre moi, nous rendons cette existence

invulnérable aux négations que comportent la déception. Nous pouvons maintenant affirmer, qu'en face de moi, l'Altérité est ce qui essentiellement

existe, qu'en face de cette Altérité fondatrice de l'existence objective, le

moi apparaît réciproquement en tant qu'essentialité existante.

Page 33: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

V. TEMPS OBJECTIF ET TEMPORALITÉ EXISTENTIELLE

Le temps est une modalité de la conscience: il appartient au Moi et à l'Altérité. Il y a une essence dans le temps qui nous rend aptes à établir une

distinction entre le temporel et ce qui ne l'est pas.

Le temps peut se concevoir sous le mode de la persistance d'un objet

qui serait saisi par la conscience. C'est ce qu'on appellerait « durer ».

Nous disons d'une chose qu'elle dure, afin d'indiquer qu'elle ne cesse pas, qu'elle évolue mais ne s'absente pas de nous. Nous pourrions même affirmer

que le temps constitue une dimension de l'existence , dans la mesure où les

dimensions spatiales d'une chose exigent qu'on leur ajoute une certaine du­rée pour pouvoir prétendre que cette chose existe.

Si le temps peut être tenu pour une prolongation d'existence, il sera

naturel qu'on lui attribue une direction. L'existence actuelle pourrait alors être perçue comme une continuation d'une existence passée qui l'aurait en­

gendrée.

En somme, ce « temps-durée » dont on parle ici, se réfère aux objets

de la conscience: c'est conséquemment d'un temps « objectif » qu'on parle ici, et son écoulement se vérifierait suivant la direction du passé allant

vers un présent, qui lui-même filerait vers un futur, ce qui nous ferait

constater que le passé « pré-céderait » le futur, et que celui-là est

« antérieur », et celui-ci « postérieur ».

Mais prendre conscience de la durée d'une chose, présuppose une ex­périence plus fondamentale du temps que celle du temps-durée: à savoir

Page 34: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

29

l'étonnement que la chose perçue soit là, en face de nous, ce qui nous renvoie

à l'idée qu'elle pourrait ne pas y être. La durée ne serait une dimension de

l'existence que pour ces choses qui sont contingentes à la conscience. Mais

elle ne le serait plus pour les existences nécessaires de tout être conscient:

le Moi et l'Altérité, et par suite de la conscience qui les implique et les met

en rapport. Cette potentialité de ne pas parvenir à être, ou de disparaître,

implique que la chose peut être donnée selon certains modes, qui par rapport au présent perceptif, nous apparaissent comme « absences ». Or, parmi les

modalités de l'absence, certaines entrent en relation avec la présence pour

constituer la temporalité. Ces modalités peuvent générer le présent, ou être engendrées par lui. Ces modes sont le futur et le passé. Le futur et le passé

constituent deux modes temporels hétérogènes, qui se rencontrent dans le présent. C'est la relation de ces deux dissemblables qui définit le présent.

Le futur est l'horizon où la possibilité s'établit pour le soi-même. Il

s'agit ici d'un pouvoir-être-présent, et l'expérience orientée vers le futur est déterminée essentiellement par l'attente. Le passé serait l'horizon où

aboutit ce qui a été futur, et se détermine en regard du présent, en tant que souvenir, ou comme objet de la conscience remémorative. Le passé n'est

certes pas un présent rendu plus pauvre.

Seul un préjugé sensualiste peut tendre à affirmer que le souvenir doit être toujours plus pauvre que la perception qui lui correspond (...). De fait, le souvenir de cela même que nous avons perçu est un progrès vers la plénitude intégrale de l'intuition de l'objet1.

Le passé se définit par ce qui a été auparavant un futur et un présent,

et qui maintenant ne l'est plus.

Entre ces deux modes temporels — le futur et le passé — se situe le présent vécu, qui n'est pas seulement une simple ligne de démarcation, mais

plutôt une zone limitrophe dans le futur qui le nourrit, et dans le passé dans

1 Cf. Max Scheler, Mort eî Survie, Paris, Aubier, Editions Montaigne, p. 73.

Page 35: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

30

lequel il débouche. Le présent, qui est évanescence, se trouve inséré entre l'une et l'autre de ces modalités temporelles: le futur qui engendre

l'appréhension qui est source de toute angoisse et de toute énigme1 , et le passé où tout objet abouti à sa conceptualisation. Mais l'appréhension qui

précède la conceptualisation ne pourra être que par ce lieu de coincidence

qu'est le présent.

La direction de cette temporalité existentielle est donc un dévale-

rnent du futur vers le présent et vers le passé.

La temporalité originale et propre se tempore à partir de l'avenir propre de telle sorte que, ouvrant l’avenir à ce qui n'a cessé d'être, elle éveille avant tout le présent. Le phénomène primitif de la temporalité originale et propre est l'avenir. (...) La primauté de l'avenir se changera pour correspondre â la temporation modifiée de la temporellité impropre mais, même dans le ''temps" dérivé, elle émergera encore2.

Il ne s'agit plus d'une persistance des choses dans le présent percep­tif. Le présent devient ici une des phases du développement du réel qui,

partant du futur le traverse pour achever son cours dans le passé.

Ainsi, une chose perceptible peut ne pas être présente, parce que nous

la vivons seulement comme perception future, en tant que possibilité, ou bien en tant qu'elle a déjà été présente et qu'elle s'est retirée dans le passé.

Mais le fait que notre conscience soit temporelle, indique quelle possède les trois expériences temporelles.

Telle est la temporalité de la conscience, et celle-ci prévaut sur le temps objectif. Un temps relatif aux objets ne peut être conçu qu'en rela­

tion avec un temps de la conscience â laquelle ces objets se présentent. Ce

1 Encore que l'énigmatique n'est pas totalement exempt du passé. Regarder le passé lointain peut devenir aussi obscur que l'anticipation d'un avenir rapproché.2 Cf. Martin Heidegger, Etre et temt>s, traduit par Françcois Vézin, Paris, NRF, Gallimard, 1986, pp .389-390.

Page 36: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

31

n'est qu'avec cette confrontation avec ce qui est fugitif, que nous pouvons

dire de quelque chose qu'elle dure; c'est en fonction de ce qui passe, que la durée de ce qui demeure prend un sens.

L'expérience que nous avons d'objets qui durent, permet de concevoir que nous-mêmes nous durons, dans la mesure où nous pouvons être l'objet

d'une observation. Mon corps est une réalité intermédiaire entre mon temps

« existentiel » et le temps objectif. J'ai conscience de mon corps comme action, ou en tant qu'instrurnent de ma volonté, et d'autre part, mon corps

est l'objet perceptible que je suis pour les autres, et qui dure ou s'anéantit

dans leur temps. Cette double participation, en tant que sujet dans le temps originaire, et objet dans le temps objectif, appartient à l'essence de la cor-

poréité1.

L'observateur étranger qui perçoit notre corps qui dure et s'anéantit,

nous saisit comme un objet, et il est pour nous aussi un objet mis en rapport avec notre conscience, et comme tel, il est susceptible de durer ou de pas­ser. D'où il s'en suit qu'il s'avère inexact de représenter le temps propre en

tant que durée, comme le fait Bergson2 . La durée implique un risque de

passer, et notre moi comme sujet de l'être comme conscience, assiste au

passage des choses, mais ne passe pourtant pas avec elles. La conscience ne peut être absence d'elle même: elle demeure.

Un temps amputé de son futur et de son passé, réduit à un milieu privé des dimensions qui lui sont propres, et à une série de présences sans pré­

sence, se révèle sans enracinements dans notre expérience temporelle. En

fait, toutes les conceptions du temps, qu'il soit question du temps durée des

objets, ou de ce temps abstrait de la science, nous ramènent inévitablement

1 Le moi subjectif en chacun de ses actes: percevoir, se souvenir, attendre, vouloir, pouvoir sentir, dépasse ce qui lui est donné en tant que limite du corps, celui-ci ne cessant pas pour autant de se signaler à la conscience dans l'expérience vécue. Cette expérience consiste en ce que les contenus de ces actes sont toujours plus riches et variés que les états corporels qui leur correspondent.2 Cf. Henri Bergson, Durée et simultanéité : A propos de la théorie de Einstein, Paris, P.U.F., 1968.

Page 37: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

32

au temps originaire de notre authentique existentialité, que nous vivons en

tant que perte du futur et accroissement du passé.

Ce temps originaire de la conscience est à la base de toute conception

du temps. Mais il est aussi à la base du concept d'espace.

Penser« espace », c'est référer la conscience à des mouvements, soit

de notre corps, soit des choses extérieures. Quoique notre expérience de la

temporalité exige une mutation, cette expérience ne peut être regardée comme un mouvement, mais bien comme un changement dans l'immobilité. Il

est possible de concevoir un temps sans espace, mais il sera impossible d'imaginer un espace sans temps, puisque tout mouvement implique néces­

sairement une temporalité. Dans l'expérience de l'espace, ce qui se meut est ajouté â l'expérience temporelle originaire, quoique la motilité de cette

chose elle-même ne peut se concevoir sans temps.

(...) Tout le long de ce sentier l'homme fait l'expérience de la séparation que le temps intro­duit en lui, séparation entre le jamais plus, le maintenant et le pas encore, qui est comme une naissance de la mort car l'homme qui marche est un homme qui passe. Le long du sentier l'homme fait l'expérience de la séparation de Vici où il se trouve et l'ailleurs qu’il quitte ou vers lequel il se dirige: l'homme qui marche abandonne l'autre, le cherche ou va à sa rencontre1.

Nous sommes situés dans l'espace, et celui-ci constitue le milieu où

notre existence s'insère. On peut le concevoir sans choses mouvantes, voir même sans nous, mais un tel espace n'est rien d'autre que le produit d'une hypothèse de notre conscience.

On ne peut concevoir le néant en dehors de l'expérience de l'absence. Mais un néant n'est concevable qu'en relation avec l'être, et plus précisé- * 7

1 Cf. Jean Brun, Les conquêtes de l'homme et la séparation ontologique, Paris, P.U.F., p.7.

Page 38: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

33

ment en tant que négation d'un mode d'être1. De même, l'absence ne peut

être définie qu'en relation avec la présence, vis-à-vis de laquelle elle serait

comme un mode de déficience.

Les deux négations fondamentales de l'être sont relatives à la tempo­ralité. Elles sont le futur et le passé. Le futur serait l'absence dans notre présent de ce que nous attendons ou espérons. Mais il nous paraît impos­

sible de réduire l'être au présent, ou d'identifier le présent à l'être. Il nous semble que l'être absent est aussi un être par le fait que nous prenons

conscience de son absence. Le futur et le passé sont, mais sous d'autres modes que le présent. Le futur nous apparaît sous le mode du « pouvoir-

être-présent », tandis que le passé est sous le mode « ne-plus-être-pré-

sent ». Nous avons conscience et du futur et du passé, et ceux-ci manifes­

tent ce qu'il y a d'inachevé dans le présent.

C'est avec le changement de sens qu'a pour nous notre passé, que nous

abordons le futur, et que nous pouvons l'imaginer comme le domaine de nos possibilités à réaliser.

Mais pour celui qui cherche à dominer son futur, Virnaginer ne suffit pas; il lui faut le connaître. Pour ce faire, il doit détacher, recueillir des

formes du passé, qu'il vide de toutes singularités, de manière à ce que ces

formes s'ouvrent au futur, qui alors deviendrait identique au passé. Ces formes seraient les instruments qui pourraient nous rendre aptes à saisir le futur en tant que possibilité. Plus grande sera l'extension de la possibilité,

plus elle se fera opaque à la compréhension. Par conséquent, nous trouve­

rons à la limite, la possibilité qui est la forme vide et primordiale, c'est-à-

dire la mort, qui ici serait préfigurée dans notre passé par la naissance, en tant que limites de notre existence temporelle. Cette possibilité serait

alors « intemporelle », et ce non parce qu'elle se situerait hors du temps, mais surtout parce qu'elle se présenterait dans toutes les directions tempo­

relles; qu'elle régirait tout ce qui pourrait survenir, et ce faisant ne pour­

rait jamais survenir objectivement pour notre conscience.

1 Henri Bergson.. La t-ensée et le mouvant. Paris, PJJ F., 1966, pp. 107-109.

Page 39: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

34

Afin de saisir le possible, nous formons des concepts à partir de ce que nous savons, et le savoir est, quant à nous, essentiellement une virtua­lité du passé. Mais sitôt cette appréhension vers la possibilité réalisée,

cette dernière manifeste ses relations d'attraction ou d'exclusion avec

d'autres possibilités, et ce de manière tout à fait indépendante des faits

concrets qui nous ont été utiles pour la saisir. « Etre fini (...) c'est choisir,

c'est-à-dire se faire annoncer ce qu'on est en se projetant vers une possi­bilité, à l'exclusion des autres1.

La possibilité est non seulement la source du présent et du passé qui se réalisent ou s'accomplissent, mais aussi de tous les faits que nous pou­

vons imaginer. L'imagination est ce qui permet de rendre les concepts plus adéquats avec la possibilité. La connaissance tend à apaiser l'incertitude, la

crainte que le futur pourrait nous inspirer, et à la conjurer en la nommant.

Mais il reste toujours une marge où le futur ne se laisse pas

« naturaliser » par la connaissance, et où il est saisi comme angoisse,

sans contenu et comme innommable.

(...) comme si le temps était la transcendance (...) pensée comme “dia-chronie", où le Même est non- in-différent à l'Autre sans l'investir aucunement - pas même par la coïncidence la plus formelle avec lui dans une simple simultanéité, où l'étrangeté du futur ne se décrit pas d'emblée dans sa référence au présent où il aurait à-venir et où il serait déjà anticipé dans une pro-tention2.

Considérées dans la perspective du futur, les choses s'ajustent à des formes de plus en plus inconnues. Mais dans la perspective du passé, c'est le

sens qui relie les choses entre elles, ce qui nous renvoie au sens dernier où

elles obtiennent leur « être-pour-nous-signi fi catives ». Nous pouvons

alors définir le temps de la conscience en tant qu'agent qui tire des possi­bilités les faits, et des faits le sens. Avec le sens, nous pourrons concep­

1 Cf. Jean-Paul Sartre, L'être et le néant, Paris, Gallimard, Collection Tel, 1982, p. 604.2 Cf. Emmanuel Lévinas, Ethique et Infini: Dialogues avec Philippe Nemo. Paris, Librairie Arthème Fayard, Radio France, 1982, p. 56.

Page 40: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

35

tualiser pour tenter de reconnaître le futur en tant que tel et ce, sans

intention de prévoir, afin de pouvoir obtenir la compréhension de notre

présent en ce qu'il est essentiellement. Le passé donne un contenu au moi conscient qui est présence. Mais le futur remet en question mon être, et

signifie qu'il est possible de modifier rétrospectivement mon passé, et qu'à

chaque instant je peux changer ma route pour une destinée nouvelle. Tant que je vis temporellement, je peux rectifier mon itinéraire existentiel. Dans le temps, le moi est souvenir, mémoire, mais mémoire créatrice qui

est projetée vers le futur.

Le futur, le présent et le passé, et la négation mutuelle que chacun de

ces termes implique sont donnés dans la relation Moi-Altérité qui, rappe-

lons-le, représente les termes indissociables qui sont nécessaires à

l'avènement de notre conscience, et qui forme notre unité existentielle. Dans chacune des phases temporelles, nous découvrons le Moi et l'Altérité.

Vivre temporellement signifie ne pas avoir de vision directe de l'Altérité

qui est l'absence, ne la saisir que comme la double perspective irréalisée du

futur et du passé, et assumer ce déchirement soi-même.

Le moi porté vers le futur se révèle comme action possible. Quand il

se porte vers le passé, il est responsabilité. Ce qui peut surpasser notre possibilité et ce qui échappe à notre responsabilité, et ce de manière à re­couvrer totalement son sens propre, c'est l'Altérité. Lorsque le Moi et l'Altérité en viennent à former un nous, possibilité et responsabilité devien­

nent un axiome propre à notre existence.

Page 41: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

VL LE И01 ET 1Д LIBERTE

Nous nous représentons le futur à partir d'éléments saisis dans notre

passé. Telle serait Tune des application du principe de causalité dans une

acceptation phénoménologique, c'est-à-dire en tant qu’affirmation d'un lien temporel de conséquence qui nous permettrait de prévoir le futur.

Si nos prédictions ne se réalisent pas, et si un événement ne se réa­

lise pas selon ce que nous avions prévu, cela n'infirmera pas la relation temporelle plus haut énoncée. Nous pourrions en corriger les termes de

manière à modifier l'événement qui démentirait nos prévisions. Un fait ne

saura être regardé en tant que cause, qu'une fois que sera survenu l'effet,

puisque c'est ce dernier qui définit rétrospectivement la cause. La relation causale ne pourra ainsi être définie que sous le mode du passé, et elle ne

permettra donc pas de prévoir.

Si nous supposons que toute réalité peut être prévue causalement dans

sa succession concrète, et que nous considérons comme une thèse établie

que le futur est identique au passé, le futur sera alors conçu en tant que ré­pétition indéfinie du passé. Ainsi, la pensée causale qui aspirait à l'origine

à la prévision du changement, finira pas en nier l'existence.

Mais rien dans notre expérience ne peut justifier cette opinion. Nous

penserons plutôt que le futur reste essentiellement un inconnu. Outre les

faits dans lesquels on distingue certains caractères d'autres plus anciens, il en est qui surviennent pour notre conscience comme radicalement nouveaux.

Page 42: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

Le temps ne pourra être ce qu’il est avec une telle homogénéité, où le futur

apparaîtrait comme étant complètement réductible au passé. Le temps ne

pourra être cette succession d’événements ou de faits identiques les uns par

rapport aux autres.

Cette conception, qui réduit le monde de la cause à l'effet, comporte le sentiment que notre pouvoir se serait brusquement amplifié, et que nous

serions capables de provoquer les faits à notre guise, puisqu’il suffirait de

trouver des causes qui soient à notre portée pour en susciter les effets escomptés. Ces causes nous serviraient d’instruments avec lesquels nous

pourrions agir afin que le monde marche selon notre volonté. Au fond du

naturalisme mécaniste se dissimule l’aspiration à la domination du monde,

de ne plus voir en lui qu’un instrument, un ensemble objectif entièrement

manoeuvrable pour notre profit.

Cette conception finit par devenir très dangereuse pour celui qui s’en

fait le promoteur. Celui qui rêvait de conduire la machine se voit réduit à ne

devenir que l’un de ses rouages. Finalement sa conduite ne serait l’effet que

d’un ensemble de causes historiques, sociales, psychologiques, physiques, etc.. Nous assisterions à l’avènement d’un être humain entièrement prédé­

terminé, « désapproprié » de lui-rnême, « réifié », à ce que Jean-Claude Beaune appelle un « spectre mécanique »l.

Dans l’expérience, certains faits en déterminent d’autres. Mais cette détermination ne peut être exhaustive, et tout le futur ne peut pas être

prévisible. Notre conduite se situerait dans une zone d’indétermination.

Nous vivons dans le présent le conflit des possibles entre lesquels il faut

que nous prenions une décision. Nous avons agi de telle manière, mais nous

savons que nous aurions pu faire autrement. Nous avons choisi telle possibilité, et par ce fait nous nous sommes fermés à d’autres ouvertures

qui auraient pu se présenter. Choisir, opter pour une possibilité implique

que nous aurions pu en élire une autre. Une décision implique une liberté de

1 Cf. Jean-Claude Beaune, Lea a pect res mécaniques. Essai sur lea relations entre la mort et lea tec h ni о ues. Le t r oi si è me mo nde. Mâcon, Champ Vallon, Collection milieux, 1988, 347 pages.

Page 43: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

за

choisir, et nous croyons qu’un acte libre ne peut être tel sans la conscience.

Le choix implique un moment unique où se présente la conscience d’un ou

bien ou bien. Cette capacité de faire un choix conscient entre diverses options, c’est ce que nous appelons la liberté.

En affirmant la liberté, nous ne voulons pas éliminer toute motivation

qui peut l’orienter; un acte libre n'est pas dépourvu de raison. La motivation n'est pas étrangère à la structure dynamique que représente la décision.

Tout détermination ou pression préalable qui s'exerce sur un sujet, et qui

exclut la possibilité de reconnaître le fait comme sien, comme son propre acte, suffit pour dénier la liberté à ce sujet. L’affirmation de la liberté

nous révèle que dire d’un moi qu'il est libre, revient è dire qu'il existe des

faits qui sont ses actes.

Mais nous ne rejetterons pas totalement toute détermination dans le

cheminement de la conscience. Rejeter totalement toute détermination si­

gnifierait que l’acte concret que nous regardons comme libre, ne peut inter­venir spécifiquement dans une relation causale comme effet, ou qu’il ne peut être l’effet d’une cause qui ne soit la décision d’un moi. Cet acte peut inter­

venir dans une relation causale en tant que cause de certains faits que nous désirerions voir réalisés. Ainsi, la liberté n’exclut pas tout à fait la cau­salité, et même, dans un certain sens, la liberté s’appuie sur la pensée

causale en ce que celle-ci a pour objet de découvrir derrière les faits nous

intéressant, mais échappant à notre décision, d'autres faits qui les

précèdent normalement et qui sont les nôtres.

L’évidence de notre liberté se réfère à l’expérience que nous avons de

nous-mêmes dans la réflexion. Si nous nous appuyons sur une simple relation conceptuelle, étrangère à notre expérience, nous pourrons bien

prétendre qu’il y a effectivement liberté, mais nous ne saurons pas si

effectivement nous sommes libres. Les convictions relevant de la pure logique, et manquant d'appui sur l’expérience de notre conscience réflexive,

dans la mesure où elles ne sont pas référées à nous-mêmes, ne nous servent absolument à rien quand il s'agit de décider si nous sommes libres ou non. « On sépare (...) le sens transcendantal et la réalité empirique de la vie

Page 44: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

39

humaine. Or cette coupure a pour effet (...) d’exténuer la philosophie de toute réalité et de la rendre purement formelle »l.

Par ailleurs, la certitude de notre liberté ne peut pas se fonder ex­

clusivement sur des faits, et pas même sur ceux dont pourrait rendre compte notre conscience réflexive. Tant que nous resterons attachés à la

perspective des faits, nous ne pourrons rien conclure, car bien que nous puissions être conscients d'être libres dans les faits, nous ne pourrons ac­quérir l’assurance que des faits postérieurs ne viendront pas démentir cette

liberté. Ainsi, à la conscience de l’acte libre peut s’ajouter la conscience que cette conscience antérieure était une illusion, et que là où nous avions

cru voir un acte libre, il est survenu un événement déterminé par un

ensemble de facteurs extérieurs que nous avions préalablement négligés.

Tant que nous nous appuyons sur des faits, nous pourrons dire : « ici » et « maintenant », je pense agir librement, mais l’impossibilité d’une

rectification reste a démontrer. Sur ce plan, tout ce dont nous pouvons nous prévaloir afin de résoudre notre problème consiste en une présomption

étayée par une absence de preuve contre la conscience de sa propre liberté. Mais cette présomption nous laissera dans l’insatisfaction, parce que ce â

quoi la philosophie doit aspirer, c'est a une évidence apodictique, c’est-a-

dire à cette sorte d’évidence qui n’est pas seulement la certitude de l’existence de choses ou de faits évidents, mais qui apparaîtrait simultanément â la réflexion critique en tant que « inconcevabilité absolue

de leur non existence, et qui, partout, exclut d’avance tout doute comme dépourvu de sens. »2.

La liberté ne peut accéder è l'évidence apodictique que si des faits

peuvent intervenir en tant que pistes dirigées vers une relation essentielle. Cette évidence devra donc s’appuyer sur notre auto-expérience, afin de l’élever jusqu'au plan « eidétique », où se découvrira la parenté nécessaire

de multiples essences. Il est nécessaire, afin de parvenir à cette certitude.

1 Cf. Jules Vuillemin, Essai sur la signification de la mort, éd. citée, p. 89.2 Cf. Edmund Husserl. Méditations cartésiennes, éd. citée, p. 13.

Page 45: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

40

que nous puissions saisir, derrière les faits, une relation essentielle de la

liberté et de notre être-comme-sujet.

Un moi agit dans la mesure où il vit le temps, dans la mesure où il

peut se projeter vers un futur, afin de pouvoir concevoir un passé selon son

choix. L'exercice de la liberté est fondamentalement temporel, et cette

temporalité n'est pas n'importe quelle temporalité; elle est la temporalité

existentielle. « (...) Au fond de l'être, il y a un acte: l'affirmation de soi- même (...) qui implique la tendance à dépasser le temps »l.

Dans son acception la plus large, le terme « acte » ne comprend pas seulement « l'action » c'est-è-dire ce que les autres sont à même de

percevoir de notre conduite, mais ce qui par nature échappe à cette perception, par exemple notre pensée, notre imagination, notre désir, etc., et

qui n'en constitue pas moins une manifestation de notre volonté. La différence la plus remarquable entre l'acte qui a lieu dans notre intimité et

l'action perçue parles autres de manière extérieure, réside dans le fait que la rectification est plus facile à réaliser pour cette dernière. Pour l'action,

d'autres la saisissent, et de ce fait, elle entraîne des successions causales et effectives qui échappent à notre volonté, et par conséquent une volonté

qui serait immanente de notre for intérieur, ne peut suffire à la rectifier.

L'action a eu lieu, et a produit des conséquences extérieures qui sont

devenues inextinguibles. La rectification la plus concluante d'un acte ne pourra se faire que par un second acte qui appartiendrait au même niveau

d'extériorisation que le premier.

La conscience que nous avons de vivre le temps, nous apprend que nous pouvons agir à chaque moment d'une manière ou d'une autre. A la conscience

du possible est impliqué un « je puis » et un « j'agis », un « je puis agir autrement que je n'agis en fait »2. A l'intérieur des limites de mes

possibilités, projetées sur l'horizon du possible en général, se trouve aussi

1 Cf. Paul-Louis Lands be rg. Essai sur l'Expérience de la Mort. Préface de Jean Lacroix, Parie,

Seuil, 1951, p. 51.2 Cf. Edmund Husserl, Méditations Cartésiennes, éd. citée, p. 38-59.

Page 46: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

41

la possibilité que je demeure inactif, possibilité qui viendrait s'ajouter aux

actes possibles en tant que potentialité supplémentaire. Dans ce sens, si

notre « acte » est cette conduite qui découle de notre décision, nous nous apercevrons que la passivité, en tant qu'acte possible que nous choisissons

de ne pas réaliser, demeure malgré tout un « acte ». Un moi contemplatif qui assisterait passivement à la conversion du futur en passé, doit être re­

gardé comme responsable de cette attitude, dans la mesure où elle est la conséquence de son propre choix. En dernier recours, un moi passif est aussi

un moi actif. Nous n'obtiendrons ce résultat paradoxal, que si nous pouvons

attribuer au terme « acte » deux sens différents. Si le moi est qualifié de

« passif », nous réduirions « acte » à « action », cette dernière définie

comme action corporelle, et de ce fait rendue perceptible par un autre. Si nous déclarons que le moi est « actif », nous étendrons le sens de notre

« acte » à notre intimité qui implique que nous pensons, imaginons, déci­dons, désirons, etc..

¡1 nous faudra admettre que le moi prend conscience de la sollicita­tion du réel objectif, et qu'il y répond nécessairement, puisque même dans le cas d’une passivité de sa part, cet état constituera une réponse. Si nous di­

sons que le moi est libre, et s'il possède cette capacité de répondre á la

sollicitation extérieure, et si nous croyons que le moi ne peut perdre cette

capacité de réponse, non plus que de cesser d'en faire usage, nous affirme­rons alors que la liberté appartient à la définition du moi en tant que moi.

Mais l'acte ne peut se concevoir que dans le temps, alors que le moi peut être entendu en tant que sujet d'une expérience totale et immédiate de

l'être. Donc, nous pouvons affirmer que le problème de la liberté n'a de sens

qu'en relation avec l'expérience vécue du temps, mais cette expérience

n’appartient pas toujours à la définition du moi, qui ainsi n'est pas entière­ment réductible à la liberté.

La liberté est la marque de notre participation au temps, dans l'indéfectible mesure où nous décidons du mode de transformation du futur

en passé. Etre libre, c'est constituer un moi engagé dans une expérience

temporelle, qui se situe dans la conjonction futur-présent-passé. Dans une

Page 47: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

42

expérience supra-temporelle comme dans celle de l'éternité, on ne peut

parler de la liberté du moi, non parce que ce dernier serait devenu objet

d’une détermination, mais parce que dans une telle expérience, l'alternative déterminisme-liberté perd toute signification, parce que Von ne peut plus

parler de temps.

Nous pouvons concevoir un temps qui serait régi par un déterminisme

absolu, mais ce déterminisme n'est possible qu'en éliminant hypothétique­

ment le sujet. La liberté ne saurait être conçue en tant que qualité ajoutée è mon acte. Elle ne consiste pas à faire ce que je veux, ou à ne pas faire ce

que je ne veux pas, mais à « faire », à « vouloir ». Si c'est le moi qui fait

et qui veut, cet agir et ce vouloir relèveront de la liberté. Dans ce sens, la liberté ne sera plus de vérifier si parmi nos actes, il y en aurait qui sont

libres, étant donné que tout acte qui est vraiment « nôtre » atteste de ce

fait notre propre liberté.

Nous pouvons nous tromper en décidant qu'un fait est nôtre ou ne l'est pas. Mais de telles erreurs ne se révéleront à nous que subséquemment à une

rectification de notre part. Quand nous décidons qu’un fait qu'on avait d'abord attribué à nous-même relevait de quelqu'un d'autre, nous ne faisons

que réaffirmer l'existence d'un domaine de faits qui sont les nôtres, et à

quel domaine appartient cette décision. Les jugements que nous pourrons

porter sur l'absence de notre liberté à l'égard d'un certain fait, manifestent notre liberté à l'égard d'autres faits. Notre jugement sur l'existence de

l'Altérité s'appuiera sur l'expérience que nous existons en tant que non-

autres, c'est-à-dire en tant que nous-mêmes.

La certitude de notre propre existence implique donc nécessairement notre propre liberté. Si nous existons pour nous-mêmes, nous somme libres pour nous-mêmes et ce du moment que nous savons qu'il y a dans le temps

des faits qui sont nos actes. La liberté appartient à la définition du moi

dans l'horizon de la vie temporelle. Il ne s'agit pas ici d'une définition ar­bitraire, mais bien d'une structure essentielle qui s'impose à nous, et que nous devons nécessairement reconnaître. Il s'avère impossible de concevoir

un moi en tant que sujet temporel, et qui s'accommoderait du déterminisme.

Page 48: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

4.3

Si nous tentons de concevoir un moi comme déterminé, nous remarquerons

qu'il cesse d'être un moi, et qu'il se convertit en chose du monde. Dire moi, c'est opposer ce moi à sa réification; c'est nous reporter à notre intimité de

sujet; c'est dire l'être que je suis pour moi-même et pour ma conscience

réflexive.

Tout comme pour la conscience, la liberté constitue un acte de rela­tion. En agissant nous découvrons une altérité, sans laquelle l'acte ne sau­

rait être délimité en tant qu'acte. On exerce un choix à partir d'une situa­

tion qui délimite le champ de l'élection. La quantité d'actes qui peut être

insérée dans ma possibilité de choisir ne peut être infinie. Si quelqu'un

exerce sur moi une pression extérieure dans le but de me faire obéir, je peux

agréer à cet ordre, ou bien offrir une résistance. Il ne peut être dans mes possibilités d'agir en ignorant cette conduite étrangère. Attenter à la li­berté d'autrui ne consiste pas à la supprimer1, mais à soumettre ce sujet-

autre à une alternative qu'il n'aurait pas voulue, et qui ainsi le limiterait lui-rnême et ses possibilités. Aussi, favoriser la liberté d'autrui, consis­

tera à ouvrir l'horizon des possibilités qui sont les siennes.

Si l'exercice de la liberté se présente à chaque moment en relation

avec l'expérience de l'étrangeté, on peut se demander où finira la situation objective, et où commencera notre liberté.

On doit distinguer dans ce qui apparaît à la conscience, ce qui apparaît

comme nanti d'un certain degré d'altérité. On doit aussi distinguer la si­tuation initiale à partir de laquelle on choisit, et la situation consécutive où

le choix aboutit.

Le première situation se présente sous la forme de circonstance,

tantôt permanente2 3,, tantôt comme fugacité particulière^. Une autre

situation peut se retrouver sous la forme d'un choix passé qui se pré­

senterait à nous en tant que point de départ pour de nouveaux choix. Quand

1 Ce ne serait possible qua la condition de supprimer ce sujet-autre lui-même.2 Milieu historique, économique, culturel, naturel, etc..3 Re neo nt re, occasi ο η, ri sq ue, é p re uve, etc..

Page 49: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

44

nous disons que le temps est irréversible, nous pensons au fait que le choix

passé ne se reproduira pas à nouveau en tant que tel, mais qu'il est

cristallisé en tant que situation qui exige de nouveaux choix fondés sur lui.

La situation de conséquence est ce qui donne sa signification au choix

initial. On choisit à partir d'une situation afin d'en provoquer une autre, ou pour conserver la même. Ce qui a été choisi peut ne plus dépendre au­

jourd'hui de notre choix, et alors nous ne ferons plus que subir. « La notion même de liberté exige que notre décision s'enfonce dans l'avenir, que quelque chose ait été fait par elle, que l'instant suivant bénéficie du précé­

dent et, sans être nécessité, soit du moins sollicité par lui »t.

Entre la situation initiale que le moi saisit en tant que noeud aporé­tique, et la situation finale qu'il imagine en tant que dénouement, d'autres

peuvent se poser en tant qu'obstacles.

Il y a gradation entre le Moi et l'Altérité. Le corps fournit une réalité

qui oscille entre le Moi et l'Altérité. Je suis mon corps. Mon corps est la représentation physique de mon expression, et il se situe à l'origine même

de mes possibilités d'action dans le monde. Toutefois, mon corps est alié­

nable; il est objet par rapport au sujet, et c'est ce qui nous permet de parler du corps comme de quelque chose que l'on possède. Dès que j'ai le sentiment

de l'inertie corporelle, du fait que mon corps peut être sujet à des processus

biologiques qui échappent à ma volonté ou à l'action du moi, il passe au do­maine de l'Altérité. A ce niveau, mon corps atteint une certaine densité; il

se fait davantage « corps ». Ainsi, l'expérience corporelle révèle une cer­

taine ambiguïté: le corps est « mien »; il est moi-même en action, et il

est à la fois susceptible de devenir étranger. Mais, il reste possible que ce soit nous qui décidions d'une aliénation du corps, ou que celle-ci nous soit

imposée. Dans l'expérience de la pornographie, par exemple, c'est le sujet

qui dépersonnalise l'image de son corps, et le convertit en simple objet de

convoitise pour autrui. Mais dans la maladie, c'est une partie de la corpo-

^ Cf. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception. Paris, N.R.F., Collection Tel,

1983, p. 499.

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45

rei té soumise habituellement è notre décision, qui se détache, et existe

conquise par une norme étrangère à notre moi.

Mais si le moi peut subir une aliénation de sa corporéité, il pourra

trouver en guise de compensation le pouvoir de s'approprier des fragments plus ou moins larges de ce qui lui était initialement étranger.

Toute notion de propriété, sur le plan juridique, rend compte de ce

pouvoir et simultanément d'un non-pouvoir des autres. Etre propriétaire

d'une chose signifie l'usage et la jouissance de cette chose, mais aussi

l'exclusion des autres de cet usage et de cette jouissance. S'il n'y a aucune

exclusion de l'usage de la chose, et que tous les sujets peuvent en faire usage et en jouir, la notion juridique de propriété perd son sens.

A l'origine de la propriété, on retrouve le pouvoir d'appropriation; pou­

voir qui a en vue l'utilisation de certaines choses, qui pour se plier à nos désirs, sont appelées: outils, machines, biens, etc.. Sur ce fond

d'instrumentalité, la rareté fait apparaître des relations de propriétés ju­

ridiques. Mais abstraction faite de ces relations, ou avant elles, les choses nous apparaissent comme utilisables.

L'identité du moi avec lui-même est ce qu'il y a de primordial dans

l'expérience de la corporéité, mais le corps présente comme caractéristique, la possibilité de s'aliéner. Quant à l'outil, il est originaire de l'étrangeté, c'est-à-dire d'un rapport avec Tailleurs qui poursuivrait l'idéal de la

suppression des distances, il est avant tout outil, parce que nous pouvons en faire usage. Le caractère fondamental de l'outil, est une étrangeté que notre action conjure1. Avant d'être utilisé comme « mon » outil, il était une chose étrangère. L'apprivoiser pour en faire un instrument est un des fruits

du travail de la technique. Dès que la technique le fait servir, l'outil ne renvoie plus à son étrangeté initiale, mais à notre action sur lui. Il devient

alors une extension, un accroissement de notre corps. La technique réalise

1 Le vent, avant d'être cet outil qui fait tourner lea ailea du moulin, était vécu dana l'expérience de ce qui diaperaait ce que noua avions tenté de rassembler.

Page 51: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

46

une « incorporation » de ce qui nous était étranger1. Si la comparaison du

corps avec un outil est artificieuse, parce qu'elle renvoie à la possibilité

d'un corps sans moi, d'un mécanisme sans âme, l'assimilation de certains

outils avec le propre corps peut traduire une correspondance réelle2 3. Mais,

tout comme le corps peut devenir malade, l'outil peut retrouver sa condition naturelle, et alors il n'est plus qu'une accumulation de matière inerte. Il ré­

cupère, ce faisant, tout son potentiel originaire de naturalité ou d'étrangeté.

En somme, nous pourrons repousser les limites de notre subjectivité

au-delà de notre corps, soit par la conversion des choses en outils, soit par l'exercice de l'autorité, mais nous nous retrouverons toujours en face de

quelque chose qui viendra limiter notre liberté. Le « Je » se définit par sa relation à ce qui n'est pas lui. Si dans la temporalité, ma liberté est moi-

même, il devient nécessaire de percevoir quelque chose qui puisse lui échap­

per, car on ne peut tout nous imputer, ni tout nous attribuer en tant que bien ou en tant qu'instrumenté.

1 Cf. Jean-Claude Beaune, Les spectres mécaniques.·· éd. citée, p.29.2 Ainsi, dans l'exemple du malade et de son fauteuil roulant, où l'outil se révélerait pour le malade plus propre que son corps.3Cf. Emmanuel Lévinas, Ethique et Infini, éd. citée, p. 63. « (...) le temps n'est pas une simple expérience de la durée, mais un dynamisme qui nous mène ailleurs que vers les choses que nous possédons ».

Page 52: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

VII. LA CERTITUDE DE L'EXISTENCE DU MOI ET DE SON

INDESTRUCTIBILITÉ

Comment s'élabore la pensée que nous sommes promis á un avenir qui

anéantit? Nous pourrons croire qu'elle puisse se fonder sur notre expérience

en regard d'autres êtres et d'autres sujets qui cessent pour toujours de nous être présents. Si ces sujets n'existent plus pour nous par le fait qu'ils meurent, et si nous avons la certitude qu'ils sont de même nature que nous, qu'ils sont humains1, il nous apparaîtra alors certain que nous cesserons à

notre tour d'exister, puisque le « concept » humain nous inclut nécessai­

rement, et que nous savons inductivement que tous les humains sont

mortels.

Nous nous prévalons de la possibilité de la mort, que nous observons et vérifions dans la réalité d'autrui, en vertu d'une « aperception assimi­

lante »2. Je saisis consciemment ce qui arrive à un autre, comme quelque chose qui appartient à mes possibilités d'expérience, conformément à la

certitude de sa similarité en tant que sujet. Dans cette assimilation de l'expérience d'autrui, sa mort ne représente une mort pour moi que parce qu'elle m'est étrangère, et que je ne peux penser à l’éventualité de ma propre

mort, que parce que je suis moi aussi une altérité au regard d'autrui.

1 11 est évident que ce ne sont pas seulement les humains qui sont mortels, mais nous nous préoccupons ici des êtres qui sont conscients de leur existence, ainsi que de leur finitude.2 Edmund Husserl, Méditations cartésiennes, éd. citée, p. 93.

Page 53: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

L'assimilation existentielle signifie que la manière qu'a un autre

d'être étranger à mes yeux, équivaut â ma façon de l'être pour lui. L'autre

qui est ailleurs, et moi qui suis ici, sommes réciproquement « autres », ce qui implique que l'identification complète est impossible. Malgré la res­

semblance ontologique apparente, il reste entre l'autre et moi une hétérogé­

néité oriti que dont il faut absolument tenir compte dans la recherche onto­

logique de la mort, il y a un abîme entre la sphère de mon « ego » qui est pour moi originale, et la sphère d'autrui qui n'est pour moi qu'apprésentée.

Les monades existent en communauté temporelle liée à la constitution d'un

monde et d'un temps commun.

(...) elles sont pourtant réellement séparées de ma monade, en tant qu'aucun lien réel ne conduit de leurs expériences aux miennes, de ce qui leur appartient à ce qui m'appartient. A cette séparation correspond dans la "réalité", dans le “monde", entre mon être psychophysique et l'être psychophysique d'autrui, une séparation qui se présente comme spatiale à cause du caractère spatial des organismes objectifs1.

Si je meurs avant l'autre, ma mort se présentera à sa conscience comme un « disparaître », c'est-à-dire d'une manière similaire à ce que je

me représenterai de la sienne, si c'est lui qui meurt le premier. Ce que sera

pour moi la mort de l'autre ne signifie aucunement que je pourrai comparer

ou identifier ce que sera pour les autres ma mort et inversement. Il est im­possible de supprimer cette différence radicale: dans un cas le point de vue

adopté est celui du sujet lui-même qui meurt, et dans l'autre cas, celui d'un

autre.

Vis-à-vis celui dont nous disons qu'il est mort, on peut se demander

pour quelle conscience il l'est. Le mort est un mort pour ceux à qui il cesse

définitivement d'apparaître.

1 Ibidem, p. 109.

Page 54: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

49

(...) l'existence même de la mort nous aliène tout entier, dans notre propre vie, au profit d'autrui.Etre mort, c'est être en proie aux vivants. Cela si­gnifie donc que celui qui tente de saisir le sens de sa mort future doit se découvrir comme une proie future des autres1.

Mais si la mort est définitive pour qui l'observe extérieurement, nous

ne pouvons prétendre qu'elle le soit pour celui que nous disons mort, parce

que nous croyons qu'il ne peut pas parvenir à enregistrer, et à retransmettre

son propre état mortel. Ou bien nous pensons par nous-mêmes en appuyant

nos jugements sur nos propres évidences inaliénables, ou bien nous pensons

par l'intermédiaire d'un hypothétique observateur étranger.

De l'extérieur, c'est-à-dire à partir de la conscience hypothétique­ment étrangère, nous apparaissons comme des êtres vivants en sursis. Mais

le problème ne peut être envisagé de la même manière à partir de nous- mêmes, puisqu'il s'agit du même être dont la mort est en question, et qui

doit en prendre conscience pour que ce soit une mort pour lui.

Voilà pourquoi l'homme s'indigne d'avoir été créé mortel, sans voir que dans la mort véritable, il n'y aura pas d'autre lui-même, qui, demeuré vivant, puisse déplorer sa propre perte, et reste debout à gémir de se voir à terre en proie aux bêtes et aux flammes2.

L'« être-mort » ne peut constituer une expérience possible pour

notre moi. Pour cet être là, il ne saurait exister d'anéantissement.

Ainsi, celui des maux qui fait le plus frémir n'est rien pour nous, puisque tant que nous existons la mort n'est pas, et quand la mort est là nous ne sommes plus. La mort n'a, par conséquent, aucun rapport ni avec les vivants ni avec les morts, étant

1 Cf. Jean-Paul Sartre, L'être et le néant, éd. citée, p. 601 -602.2 Cf. Lucrèce. De Natura Rerum, traduit par A. Erneut, III, 884-887, in Jules Vuillemin, Essai

sur la signification de la mort, éd. citée, p. 41.

Page 55: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

50

donné qu'elle n'est rien pour les premiers et que les derniers ne sont plus1.

Ne pas pouvoir être étrangers à nous-mêmes implique que notre état

de mort constitue une impossibilité radicale pour notre conscience. Les

conceptions de « mort » et d'« homme » sont compatibles, mais celles-ci disparaissent pour se transformer en incompatibilités qui excluent toute

union dans un jugement véritable; jugement qui serait fondé sur l'homme que

je suis, fondé à partir de l'être comme conscience. Et une fois prouvée

l'impossibilité d'union entre ces concepts contradictoires, le jugement « je

suis » dans le sens de non-mortel prend toute sa signification.

Nous ne pouvons pas nous laisser persuader par le syllogisme: « Tous les hommes sont mortels; je suis un homme, donc je suis mortel »2. Dès

que j'admettrai l'implication nécessaire de ma propre subjectivité dans mes

pensées, cette mortalité que nous attribuons à tous les hommes ne pourra

valoir pour eux, qu'en tant qu'ils sont autres pour moi, et non en tant que chacun est lui-même pour soi.

On peut se demander si chaque chose qui existe est non-mortelle, à

partir du moment où nous nous plaçons au point de vue de la chose elle- même. Il existe des êtres qui ont de particulier de pouvoir se considérer

eux-mêmes intérieurement, parce qu'ils ont conscience d'eux-rnêmes. Il

existent pour soi, parce qu'ils sont réflexifs, et qu'ils apparaissent pourvus

d'intériorité. Tel serait notre cas, si nous nous en tenions aux données de

notre expérience, ainsi qu'à celle de tous les êtres humains. Par contre, les

animaux paraissent vivre entièrement tournés vers l'extérieur, et comme

1 Cf. Epicure, Lettre à Ménécée, in Lettres et Maximes, texte établi et traduit, avec introduction

et notes par Marcel Conche, P.U.F., Paris, 1987, p. 125.2 Cf. Pierre-Philippe Druet, Pour vivre sa mort, Paris, Lethielleux, 1981, p.82, « "Caïus est

un homme; tous les hommes sont mortels; donc Caïus est mortel ". Ce raisonnement lui paraissait tout à fait juste quand il s'agissait de Caïus mais non quand il s'agissait de lui-même... Lui, il n'était pas Caïus, ni l'homme en général, il était un être à part ».

Page 56: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

51

dépourvus de réflexion1. L'animal vivrait dans l'ignorance de lui-même, et

c'est pourquoi nous disons de lui qu'il n'atteint pas à la qualité de sujet.

Il est légitime de se demander ce qu'est la mort « vécue »2 3

intérieurement, que pour les êtres qui participent de la même structure de

conscience que la nôtre. De manière assez large, nous pouvons distinguer trois principaux groupes d'êtres: ceux qui n'existent que pour d'autres, dans

lequel groupe nous pourrions inclure le règne minéral qui n'accéderait pas à

la conscience; ceux qui existeraient pour d’autres et pour qui les autres existeraient à leur tour, mais qui n'accéderaient pas à la conscience réflexive; et ceux qui, outre tous ces caractères, existent pour eux-mêmes,

ou savent consciemment qu'ils existent.

On ne peut affirmer la mort que de ce qui a vécu3, et de ce fait, les êtres inanimés, par le fait qu'ils ne vivent pas, échappent à l'éventualité

d'une mort, et sont par conséquent tout à fait étrangers à l'idée de mort.

Pour ceux qui existent pour l'autre qui est conscient d'eux, ils meurent quand ils cessent d'apparaître au sujet étranger. Mais pour ceux qui sont conscients d'eux-mêmes, le critère d'existence est intériorisé, ou référé à

la propre subjectivité. Ces êtres vivent jusqu'à ce qui est considéré par les

autres comme leur mort. Mais, en eux-mêmes, l'observateur étranger ne pourra jamais affirmer avec certitude qu'ils sont morts. « (...) c'est ma

1 Le psychisme animal n’atteint pas à la conscience de la mort. En même temps que l'animal ignore la mort, il connaît et redoute une mort qui l'atteindra de l'extérieur. 11 craint une mort « qui serait la mort-agression, la mort-danger, la mort-ennemie ». L’animal connaît la mort, mais seulement de manière instinctive. Or, l’instinct n’est qu'une forme spécifique de l’intelligence; il constitue un système de protection contre le danger de mort. A ce niveau de pré­conscience, la mort n'atteint pas de signification pour l’être instinctif. Cf. Edgar Morin, L'Homme et la Mort, éd. du Seuil. Collection Point, Paris, 1976, p. 67.2 Cf. Philippe Ariès. L'homme devant la mort. Seuil. Paris. 1977. p.424.3 Au sens biologique, ce que nous appelons vie soffre è nous comme un seul et même fait. Ce fait se présente d'abord comme un groupe de phénomènes morphologiques que nous présente la perception extérieure d'hommes, d'anirnaux et de plantes. Deuxièmement, la vie se présente comme un processus donné à la conscience et qui se déroule sur la base d'une constante essentiellement présente. Le corps en tant que fondement de toutes les impressions organiques est objet d'une modalité de la conscience.

Quelle que soit la durée objective du processus vital, il possède une forme et une structure propre, qui appartiennent à son essence, et qui doivent être les mêmes non seulement pour l'homme, mais pour tous les être vivants.

Page 57: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

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subjectivité (...) qui fait de ma mort un irremplaçable subjectif et non la mort qui donnerait Vipséité irremplaçable à mon pour-soi »f.

L'être inanimé est non mortel parce qu'il ne vit pas. Les êtres ré­

flexifs ne sont pas mortels pour eux-mêmes, parce qu'ils vivent pour la

conscience des autres, mais aussi pour leur propre conscience. Ce qui signifie que ce que les autres se représentent comme leur mort, sera pour

les êtres réflexifs un état de conscience, dont le contenu reste évidemment

à préciser* 2.

liga des êtres qui manquent de vie, et par conséquent de mort, liga

des êtres doués de vie et de mort pour les autres, et des êtres qui par et en

eux-mêmes ont vie, mais non pas de mort, bien que pour les autres ils vivent

et meurent. L'immortalité de ces derniers constituerait donc un a priori qui serait fondé sur l'essence du moi et de la mort, et qui serait valable pour l'être humain, ainsi que pour tout être participant de la structure psgchique

réflexive.

Qu'entendons-nous par immortalité? Pour le sens commun, parler

d'immortalité ou de mortalité humaine, c'est poser la question de savoir si

l'homme est pourvu ou non d'une âme qui doit survivre a la transformation du corps en cadavre. Pour nous, le sujet de l'immortalité n'est pas un principe

vital qui serait distinct de la corporêité, et qui pourrait s'en détacher à

l'instant de la mort, afin d'émigrer vers un « autre » temps, vers une « autre » vie. Le sujet auquel nous pensons, est « l'être que je suis », moi-même avec tous mes attributs, tel que je me représente dans la

conscience que j'ai de moi-même. Le dualisme « âme » et « corps »,

« esprit » et « matière », est ici remplacé par une double possibilité de

points de vue que l'on peut avoir sur la mort: celui de la propre conscience du sujet dont la mort est en question, et celui d'une conscience étrangère

^ Cf. Jean-Paul Sartre, L'être et le néant, éd. citée, p. 592-593.2 Cet état de conscience ne peut être déduit de la non-mortalité des êtres qui ne sont que physiques.

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prétendument impartiale1. La certitude de ma nécessaire immortalité

s'accorde avec ma mortalité évidente pour ceux qui me survivront

temporellement. Mais moi, je n'aurai pas d'expérience postérieure à ce que

sera pour les autres ma mort. La possibilité de ma mort est liée au point de

vue de l'observateur qui me survivra. Dans l'ordre mondain, je mourrai, puisqu'un tel ordre est constitué par un temps infini qui se poursuivra au-

delà de ma temporalité de sujet. Mais nous croyons que cette mortalité

n'existe que pour l'être mondain, et comme telle ne peut détruire ni affecter ma nécessaire immortalité2.

Le moi est une substance simple. Il est substance parce qu'il tient de lui-même son existence. Il est simple parce qu'on ne peut séparer en lui son

être et sa conscience d'être.

(...) quand l'âme s'applique par elle-même et avec ses propres forces à l'examen, elle s'élance là-bas vers ce qui est pur, qui existe toujours, qui ne meurt point, qui reste identique à soi-même; et comme elle s'apparente à cette réalité, elle s'attache toujours à elle quand, se trouvant isolée en elle-même, il lui est possible de le faire; elle cesse d'errer, et dans le voisinage de ces réalités- là elle demeure identique à elle-même, du fait de son contact avec des objets qui ont le même caractère. (...) ce qui (...) immortel, intelligible, ce dont la forme est une, ce qui est indissoluble et

1 Nous pouvons prendre conscience du phénomène de la mort, en prenant conscience de la mort d'autrui. Mais si ce constat ne vient que de l'observation extérieure de la mort des autres êtres vivants, nous prétendons que sur le plan de la connaissance, l'être humain ne saurait rien de la mort en elle-même, et a fortiori de la signification de sa propre mort. L'observateur impartial n'aurait en fait rien remarqué d'autre qu'au bout d'un certain intervalle de temps donné, les organismes cessent de donner des signes de vie, pour se transformer par la suite en cadavres, et se décomposer. A ce moment qui coïncide avec ce que nous nommons la mort, la matière vivante perd un certain nombre de ses propriétés. Elle cesse alors d'être vivante, et ne devient plus que matière. Ses co m posa ntes sont libé rées, et Télé me nt« vie »disparaît.

Dans cette perspective d'observation du phénomène de la mort, l'observateur étranger n'aurait en fait rien remarqué du phénomène en lui-même, et ne serait attaché qu'à « un concept générique empiriquement extrait d'une multitude de cas particuliers ». Cf. Max Scheler, Mort et Survie, éd. citée, p. 17-18.2 Immortalité lion dans la sans da parpé tuita, mais Man, immortalité soustraita à la temporalité.

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demeure toujours identique à soi-même, c'est ê cela que l'âme ressemble le plus; en revanche, ce dont la forme est multiple, ce qui est sujet ê se dissoudre, ce qui ne demeure jamais identique à soi-même, c'est à cela, d'autre part, que ressemble le corps1.

La mort suppose qu’une distinction puisse être établie. Il se produit

une division entre l'être qui meurt et la conscience pour laquelle il meurt.

S'il est essentiel pour le moi d'être pour soi, de tirer de soi son principe, jamais il ne pourra être atteint par la mort puisqu'il ne peut se délaisser soi-même.

(...) Plus nous avons vécu, plus le moi se signale résolument comme l'unité et la continuité au sein de toutes les oscillations pendulaires du destin et de la représentation du monde; et cela, non seulement au sens psychologique, où la perception du même et du durable, dans les phénomènes par ailleurs différents, est facilitée et assurée par leur argumentation en nombre; le moi se signale aussi également au sens objectif, à telle enseigne qu'il se rassemble plus purement en soi, se dégage de tout le flux des contingences encourant les contenus vécus, se développe de plus en plus sû­rement, de plus en plus indépendamment de ceux- là, vers son propre sens et son propre concept.

Ici intervient la pensée de l'éternité. De même que, (...) la mort submerge la vie comme pour libérer l'intemporalité de ses contenus, de même,(...) elle met un terme à la série des contenus vécus déterminés, sans que pour autant soit interrompue l'existence du moi: se perfectionner éternellement ou continuer d'exister, qui est le pendant de cette intemporalité. L'immortalité, cette nostalgie an­crée au plus profond de nombreux humains, signifie que le moi pourrait réussir entièrement ê se

1 Cf. Platon, Phédon ?9b à 80b, notice de Léon Robin, texte établi et traduit par Paul Vicaire,

Paris, Société d'édition « Les belles Lettres », 1983.

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dégager de la contingence des contenus par­ticuliers1.

En face du problème de la mort, on adopte l'une de ces deux solutions:

« Nous sommes immortels, la mort n'est qu'une illusion ». « L'hommemeurt et la survie n'est qu'une illusion ». Mais la mort et l'immortalité ne

sont pas vraiment des contradictions. La réalité de la première hypothèse

pour un observateur « impartial » n'implique pas réellement le caractère illusoire de celle-ci du point de vue du sujet qui meurt. Sur le plan de l'être

comme conscience, l'intégration des deux hypothèses est vraisemblable,

puisque la possibilité même des autres sujets s'appuie sur mon être

conscient; ce qui pour les autres sera ma mort change de sens et devient pour moi un état vécu. La négation de la vie est absorbée par la vie elle- même.

Edmund Husserl affirme que l'existence du sujet échappe à toute

contingence. « (...) il devient clair que l'être de la conscience et tout flux

du vécue en général, serait certes nécessairement modifié si le monde des

choses venait à s'anéantir, mais qu'il ne serait pas atteint dans sa propre existence »2 3.Et encore: « Un vécu ne peut cesser sans que l'on ait la conscience qu'il cesse et qu'il a cessé: et cette conscience est un nouveau

maintenant rempli »3.

Même un total anéantissement du monde ne suffirait pas à détruire le

moi, parce que de toute manière, le moi devrait assister à cet anéantisse­

ment pour être ce qu'il est, et sa présence même constituerait une expé­

rience qui exigerait l'existence de ce moi. Mais l'évidence que le moi existe est affirmée par Husserl sur un plan « dé-réalisé ». La vraie réalité est

alors celle que le phénoménologue aspirerait à reconstituer en tant que « réalité commune », avec le secours de l'harmonie intersubjective ou in-

terrnonadologique, dont Husserl était si fortement préoccupé. Cependant,

1 Cf. Georg Simmel, La tragédie de la culture et autres essais, traduit de l'allemand par Sabine

Cornille et Philippe I ver nel, Paris, Petite bibliothèque Rivages, 1988, p. 176.2 Edmund Husserl. Idées directrices pour une phénoménologie, éd. citée, chap. Ill, § 49.3 Ibidem,chap. Il,§82, p. 278.

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cet horizon de la « réalité commune » suppose une notion de l'existence, et

une telle notion nous ne pourrons la trouver que dans le fait que le moi existe pour lui-même. Si de cette certitude de l'existence du moi on ne peut

obtenir celle de sa non-mortalité, nous ne pourrons pas non plus obtenir d'ordres de réalités qui en dérivent, et par conséquent, pas de « réalité

commune ». Les consciences étrangères sont celles pour qui je meurs par

le fait qu'elles me survivent; ce sont celles-là mêmes qui rendent possible mon état de mort. Phénoménologiquement, ma non-mortalité ne pourra se

fonder que sur la conviction que mon existence est constitutive par rapport à tout ce que les consciences étrangères peuvent en saisir. Mais tout comme

mon existence subjective, ma mort est au regard de l'autre, ce que le contenu de sa mort est pour moi, c'est-à-dire essentiellement un mystère.

En conséquence, ce qui pour ces consciences étrangères sera ma mort, ne le

sera pas nécessairement pour moi.

Nous pouvons situer le problème de l'existence au niveau de l'être

mondain, ou au niveau de l'être comme conscience. Mais, « subjectivement

la mort ne concerne (...) que la seule conscience »l. Ce n'est qu'en situant

l'aporie de l'existence du côté de l'être-conscient, que pourra nous appa­raître la conviction évidente de la propre non-mortalité de l'être-moi

comme conscience2.

1 Arthur Schopenhauer, Métaphysique de la mort. De la Mort et de son rapport avec l'indestructibilitéde notre être en soi. Introduction de Martial Guerouit, traduction nouvelle par Marianna Simon, Collection 10/18, Paris, 1964, p. 104.2 Dans Etre et Temps (§43). Heidegger décrit la mort comme « fin et entièreté du Dasein ».

Mais, il n'existe pas chez Heidegger d'affirmation de l'immortalité de notre conscience. Le Dasein, ou l'être qui en chaque cas est nous-mêmes (§2, §63 et §64), arrive à sa fin, comporte pour Heidegger un « n'être plus là » (§48), c'est-à-dire, un « ne plus exister ». La mort est évoquée en tant que non-être absolu du Dasein (§ 62). Alors, que signifierait l'affirmation que la mort est « l'être total »du Dasein ? Le Dasein réaliserait la plénitude de son être en assumant son inévitable non-être, c'est-à-dire, sa mort. En prenant sur lui de « n'être plus là », le Dasein conférerait à la mort son caractère de puissance qui domine l'existence et supprime toute fuite ou dissimulation de soi (§62). Le Dasein existerait sous la forme de « destin individuel », se gardant de la distraction mondaine et refusant les possibilités du contentement de soi-même, et de la légèreté ontologique (§47). Ce que Heidegger réaliserait, constituerait une analyse de la pensée de la mort et de ses incidences sur l'existence temporelle, plutôt qu'une analyse ontologique de la mort elle-même telle quelle peut se présenter au sujet mortel. De cette manière, le problème de l'incidence de la mort sur la vie de notre conscience n'est pas abordé. Tant que nous vivons, cette mort à venir aura une signification différente, selon que nous y verrons un non-être.

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l’accès à une « autre vie », ou bien une synthétisât!on de notre vécu, et « Tassumation de sa mort » n'aura pas le même sens selon que nous choisissons l'une oui 'autre de ces alternatives.

Heidegger n'exclut pas la possibilité d'une « autre vie », d'une perpétuité pour le Dasein (§49). La mort ne sera pas nécessairement la fin du Dasein (§62), comme la possibilité absolue d'être-là; mais apparaîtra plutôt comme la possibilité d'être dans un autre-là, et ne pourra alors avoir la signification d'une mort.

D'autre part, nous ne voyons pas pourquoi la seule possibilité de « n'être pas dans le monde »serait notre possibilité la plus propre, c'est-à-dire, celle qui nous constituerait comme nous-mêmes, si une modalité d'être indépendante du monde ne nous est pas démontrée, c'est-à- dire si le «n'être pas dans le monde » est identifié au simple « non être ». Le fait de prendre conscience de sa finitude, ou d'un manque, ne signifie pas nécessairement avoir accès à une totalité. La mort du point de vue de la conscience mondaine, est un anéantissement, mais ne signifie pas nécessairement un anéantissement pour nous. Dans cette optique le « ne pas être dans le monde » n'est possible que si nous concevons le monde, comme indépendant de nous-mêmes, c'est-à-dire si nous brisons la relation entre le « moi »et « son monde », pour en faire « le monde ». Selon la conception de cet « être-dans-le-monde », il s'avérerait possible de ne pas être, mais cette possibilité ne pourra nullement affecter l'impossibilité radicale d'un « ne-plus-être » par rapport à la conscience propre.

Page 63: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

Vili. VIEILLISSEMENT ET CONSCIENCE DE SOI

Il est évident que nous existons et que nous ne pourrons pas cesser d'exister pour nous-mêmes, ce qui signifie que sur le plan de l'être comme

conscience, nous serons non-mortels. Mais face à cette évidence, comment se présentera cette autre évidence, qu'il existe face au moi quelque chose

qui n'est pas lui: l'Altérité.

Sur le plan de l'être comme conscience, si deux êtres existent néces­

sairement — le Moi et l'Altérité, cela pourra vouloir dire que le moi

n'échappe pas seul à la mort, et qu’il est accompagné de cet interlocuteur

inéluctable de son expérience. Non seulement le moi ne peut périr pour soi- même parce qu'il est nécessairement pour soi, mais l'Altérité aussi ne peut

mourir.

Précédemment dans le cours de ce mémoire, nous nous sommes attar­

dé à une analyse de la temporalité, et à notre expérience du temps. L'exis­

tence pouvait y être définie pour l’un de ses aspects, en tant que durée d'un

objet en regard de la conscience. C'est ainsi, disions-nous, que le sens commun concevrait l'existence, en tant que durée dans un temps objectif.

Dire d'une chose qu'elle existe reviendrait à dire quelle serait un objet qui

dure pour la conscience d'un observateur impartial. Cette « chose » conce­vable pourrait durer ou ne pas durer. En admettant que la chose dure, nous

dirons alors qu'elle existe, et dans le cas contraire nous conciuerons que cette chose n'est qu'un néant ou une inexistence. A supposer que pour la

conscience de cet observateur, il puisse n'y avoir rien, le temps se

Page 64: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

59

présenterait comme un cadre vide où les choses en venant à l'existence

viendraient se situer.

De ce point de vue, on pourrait envisager pour le moi deux destinées

après la mort: ou bien la prolongation indéfinie de notre durée personnelle,

durée qu'on pourrait qualifier de perpétuité; ou bien le néant, le non-être. On

pensera que si le moi est immortel, c'est parce qu'il va perdurer indéfini­

ment dans le temps situé au-delà de la mort. Mais si le moi ne perdure pas

dans un tel temps, son existence se terminera, parce que le moi échappera à

ce cadre temporel qui définirait l'existence. Dans la première supposition,

la perduration temporelle d'un sujet entre en contradiction avec l'expérience

présente que nous aurions de son cadavre. Le temps nous fait percevoir la

forme corporelle en tant que fluidité changeante qui un jour deviendra

cadavre. On suppose alors que cette perduration trouve son lieu dans un autre monde.

Mais si le corps en tant qu'il est ce qui se donne à la perception

d'autrui, constitue justement ce qui dans la mort devient cadavre, nous de­vrons admettre qu'il existe un « je ne sais quoi », un être rationnel ou vital

qui se détache du corps afin d'érnigrer vers ce monde de l'au-delà où perdu­

rera sa durée, pour peu cependant qu'on veuille définir ce qu'est cet « autre

monde », on tombera invariablement dans des explications analogiques avec notre expérience actuelle1 * * * * &, de telle manière que ce « monde » risquera de

n'être jamais rien d'autre que notre propre monde mythiquement,

fictivement transformé en cet « ailleurs » mystérieux. Le naturalisme pourra alors objecter à cette hypothèse , que nous refusons l'évidence du

cadavre afin d'affirmer une survivance temporelle sur laquelle notre expérience ne nous donnerait aucune information. Il nous objectera que nous

1 Pour décrire cet « autre monde » on utilise le langage analogique ou celui de la négation. Lediscours analogique est teinté d'un anthropomorphisme trahissant le contenu de cette expérience decet « autre monde », de cette « autre vie ». Ce ne serait là que des reflets de cet « in­dicible », et une marge demeurerait toujours entre le reflet sensible et le contenu de cette expérience religieuse qui passerait le sens et transcenderait l'expérience. Cf. Paul G re net. Lesorigines de l'analogie philosophique dans les dialogues de Platon. Editio ns co nte mporai nés, Boi vin& Cie, Paris, 1948.

Page 65: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

60

éludons la certitude de notre mort par crainte, parce que nous ne pouvons

nous résigner à mourir.

Si nous ne nous en tenons qu'aux seules données de notre conscience et

ce, en oubliant les suppositions et les analogies, nous nous apercevrons que

non seulement il y a des choses qui durent pour nous, mais que nous aussi en tant que sujets, nous durons pour d'autres êtres conscients. Comme ces êtres n'existent qu'en tant qu'il durent pour notre conscience, il s'en suivra

que le temps devra offrir un caractère d'intimité, axé sur notre intériorité

existentielle et constitutive à l'égard de notre conscience de durer dans le

monde. Sous cet angle, l'essence de la temporalité est la mutation de notre expérience, laquelle, émergeant de la dimension du futur qui est la sienne en

propre pendant que nous l'attendons ou la craignons, traverse le présent pour

aboutir au passé. D'après cette expérience, nous ne sommes pas situés dans

le temps, comme ce point dans la ligne imaginaire du temps physique; nous ne concevons plus un temps qui nous serait extérieur, et où nous ne

durerions qu'en tant qu'objet, dans lequel temps nous ne ferions qu'éventuellement apparaître que pour disparaître . Ici, le moi se présente

en tant que fondement de toute temporalité, et le temps que nous vivons,

limité par ce que les autres perçoivent comme notre naissance et notre mort, n'est un temps pour nous que parce que le moi en est affecté.

Cette conscience que nous avons de ce mouvement temporel qui va du futur au passé, est de fait accompagnée du sentiment d'une décroissance or­

ganique progressive. A force de vivre, le futur perd pour nous de sa substance, de ses possibilités, pendant que le passé s'enrichit de nos ex­périences vécues

Pour l'enfant, le présent est une surface large et claire de la plus grande variété. Mais cette sur­face décroît avec chaque pas en avant du processus vital. Elle devient de plus en plus étroite, de plus en plus compressée entre la pesée du passé et l'action anticipée du futur. Aux yeux de l'adolescent, son avenir s'offre comme un chemin large, clair, brillant, s'étendant à perte de vue:

Page 66: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

61

c'est un champ immense où se déploient librement les "possibilités d'expérience" et où le désir et l'imagination représentent mille formes. Mais avec chaque fragment d'existence qui est vécu et qui est donné comme tel en son retentissement immédiat, cette "marge" de la vie qu'on peut encore vivre se rétrécit sensiblement. Le champ de ses possibilités de vie diminue en richesse et en plénitude, et la pression qu'exerce immédiatement le passé sur le présent devient plus grande. (...) Il s'agit donc d'un accroissement du volume du passé aux dépens de celui de l'avenir, et d'une conscience progressive de ce changement de rapport. Or l'expérience du sens de ce changement -- expé­rience donnée dans la structure essentielle de chaque moment vécu — nous pouvons la nommer aussi expérience intime de notre orientation vers la mort1.

Si la totalité vécue à chaque moment est divisible de telle manière

que l'extension du futur tend à s’annuler,

on aurait là précisément la révélation de ce que doit être la mort naturelle. (...) La révélation de la mort naturelle est nécessairement contenue en chaque expérience possible de la vie personnelle.(...) Cette expérience est (...) indépendante de l'espoir et de la crainte de la mort2.

La mort est en quelque sorte déjà implicite dans chaque phase de la

vie, si limitée fût-elle, ainsi que dans la structure dynamique que celle-ci offre à l'expérience réflexive. Le « se tromper » et le « se détromper »

dont nous avons déjà fait mention, trouvent leur place dans ce processus.

[Nous pouvons croire à l'exiguïté de notre avenir, et prendre conscience que

l'horizon que nous avions cru d'abord fermé, s'ouvre à des possibilités inat­

tendues pouvant transformer les limites de cet horizon. Et au contraire.

1 Cf. Max Schaler, Mort et Survie, ed. citée, p. 24-25.2 Ibidem, p. 25.

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62

nous pouvons former maints projets sur ce que nous ferons demain, et subitement nous apercevoir que nous nous étions trompés, et que ces projets

sont devenus pour nous irréalisables, faute de temps.

Chaque décision, chaque événement rétrécit davantage l'horizon de

notre avenir, et nous rapproche de son épuisement définitif. Même dans le

cas de notre inactivité, ou bien dans celui de l'indécision, la perte de notre

futur ne s'en décide pas moins.

Mais, ce que le vieillissement peut nous soustraire en possibilités, il

nous le redonne en enrichissement du passé.

A un corps qui naît, grandit, accède à sa poten­tialité maximale et dépérit ensuite pendant une période s'étendant sur de longues années, s'oppose une conscience qui assume les fonctions essen­tielles de l'auto-interprétation du moi et du monde. Son destin est non seulement différent du destin du corps, il est carrément inverse: alors que, dès la vingtième année de l'individu, com­mence le ralentissement progressif du renouvel­lement cellulaire, qui conduit à la catastrophe fi­nale, la conscience, au même moment, entame sa progression ascensionnelle1.

L'adolescent vit dans le désir et égare dans l'action les éléments qui

pourraient conférer une signification à son action. L'homme « mûr », nous

devrions dire « expérimenté », quant à lui, s'il a pu relativiser les projets

qui allaient de pair avec les habitudes d'un âge révolu, découvre que la cir­constance actuelle contient la virtualité de ranimer le passé. Son action

apparaîtra alors chargée du poids que lui remet ce passé dont il reste soli­

daire. Apprendre à vieillir signifierait apprendre à se servir de cette réso­

nance du « jadis » dans le présent; à se servir de cette communication constante qui s'établit entre ces deux modalités de la temporalité.

Cf. Jean Ziégler, Lea Vivants et la Mort, Editions du Seuil, Paris, 1975, p. 270.

Page 68: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

63

Il appartient à l'essence du vieillissement de nous appauvrir en futur,

et de nous enrichir en passé. Si cet aspect du temps vécu venait à manquer,

le vieillissement serait alors une illusion. Le passé ne serait plus le passé,

puisqu'il pourrait réapparaître comme un futur. Le temps vécu ne serait plus

alors ce dynamisme tripartite qui exprime la tendance à aller du futur au présent et au passé. Il ne serait plus qu'un éternel recommencement qui

supprimerait notre liberté et nos possibilités créatrices.

Le temps passe parce qu'il se transmue en passé. Le temps est une

transformation authentique. Le futur se compose de possibilités encore diffuses en regard du présent. L'événement prend sa réalité à la lisière du

futur et du présent, pour apparaître dans le passé avec sa physionomie

propre, bien qu'il puisse être encore modifié par les perspectives qui ouvri­

ront sur lui des faits nouveaux. Pendant que nous vivons le temps, le passé ne demeure pas fixe; il nous apparaît plutôt comme formant un tout pouvant être malléable, et dont l'aspect définitif reste encore ouvert à un dénoue­

ment.L'incapacité de notre être temporel à déployer notre nature, è épuiser ce qui s'offre à notre pouvoir d'accueil, et notre impuissance à le rassembler en notre possession, montre que «T'être authentique » dont nous sommes capables dans la temporalité - l'être dégagé de la « dé­chéance » dans le quotidien « résolu », obéissant à l'appel de la conscience - n'est pas notre être en ultime vérité. (...) Heidegger n'entend pas le « souci » au sens d'un état d'âme, et non plus au sens d'une « estimation idéo-logico-éthique de la vie humaine (...), « mais purement comme une priorité de l'être de l'homme: que dans son être il y va, pour l'homme, de son être ». Ce n'est pourtant pas par hasard que, pour dire cela, il a choisi le terme « souci », ni d'autre part que ses analyses n'accordent aucune place à ce qui fait la plénitude de l'être humain: la joie, le bonheur, l'amour. Le Dasein selon Heidegger se réduit à une course du néant au néant. Et c'est pourtant la

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64

plénitude qui permet de comprendre pourquoi, pour l'homme « il y va de son être ».

(...) Joie sans fin, bonheur sans ombre, amour sans borne, vie infiniment intense, sans relâchement, acte au sommet de la force qui soit en même temps paix profonde et parfaite détente - telle est la « béatitude éternelle ». Voilà « l'être qui, dans le Dasein, est en jeu »! .

Vivre, c'est vieillir; c'est pressentir un manque, que quelque chose nous fait défaut, que quelque chose doit s'accomplir en nous.

Je vis une subjectivité incomplète. Mais en même temps ma subjectivité finie est potentiellement infinie puisque je pense, je vis, je désire et j'aime comme si j'étais immortel. Ma volonté (...), mes projets débordent constamment ma subjectivité (...) aucune vie humaine n'épuise la totalité des “possibles"* 2.

Si nous examinons cette expérience du vieillissement, nous voyons qu'elle nous renvoie à une expérience où la temporalité cessera, parce qu'elle n'aura plus de futur pour la nourrir. « (...) l’action présente transmet

l'avenir au passé, lequel s'accroît de tout ce que perd l'avenir, jusqu'au mo­

ment où, l'avenir étant épuisé, tout n'est plus que passé »3.

L'importance d'un fait se mesure par sa capacité de modifier notre passé, et par conséquent, établit un lien entre ce passé et le futur. A me­

sure que l'on vieillit le passé devient plus défini, et aussi plus lourd. Nous nous approchons d'un arrêt du temps, d'un moment où il sera définitivement achevé pour nous.

1 Cf. Edith Stein, Phénoménologie et philosophie chrétienne, présenté et traduit par Philibert Secretan, Paris, Les Editions du Cerf, 1987, p. 105.^ Cf. .Jean Ziéqler. Les Vivants et la Mort, éd. citée, p. 15.5 Cf. Augustin, Confessions. Livre XI, ШН, texte établi et traduit par Pierre de Labriolle, tome

2, Les Belles Lettres, Paris, 1926.

Page 70: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

65

Mais nous pouvons mourir prématurément. Le vieillissement nous

fournit l'expérience de notre précarité essentielle dans le monde, comme

horizon sur lequel la possibilité de la mort se précise. Sous l'angle du vieillissement, la mort nous apparaît sous le jour d'une nécessité ontolo­

gique. Elle ne peut être regardée comme un « accident » que nous pourrions

toujours retarder.

Passer de la vie à trépas est encore en quelque fa­çon une action de l'être vivant lui-même. "Mourir" sa mort est encore un acte qui rentre dans la série des actes de vie, quoiqu'il puisse être déterminé par des causes externes de nature catastrophique.(...) il appartient à l'essence de la mort que l'être vivant accomplisse lui-même l'acte de mourir1 .

Notre vie personnelle s'oriente vers une fin. Mais cette fin ne peut avoir le sens d'un « ne plus être », si ce n'est qu'en rapport avec notre désir

de continuité dans ce monde. La mort est une expérience où il n'y aura plus

de temps, où il n'y aura plus d'avenir, mais seulement un passé qui rassem­

blera tout ce que nous avons vécu. Dans cette expérience, les choses nous

présenteront leur vrai visage; elle seront alors dévoilées, et prendront leur

véritable signification, car il n'y aura plus de faits nouveaux, non plus que

de perspectives pouvant venir les altérer.

La limite de notre temps vécu correspondra pour notre expérience, à

ce qui pour les autres constituera la fin de notre durée en tant qu'objets de leur perception; fin de notre durée qui sera précisément notre mort.

Je mourrai pour d'autres hommes qui me survivront dans ce monde, tout comme d'autres hommes meurent présentement alors que je leur survis.

C'est une donnée de l'expérience et de notre structure intime d'êtres vivants

1 Cf. Max Scheler, Mort et Survie, éd. citée, p. 31. Noua penaona que l'appellation “ être vivant" q u ' uti li ae i ci Max. Sc hei e r eat e neo re t ro p vag ue. Noua p réfé ro na, q ua nt à no ua "Têt re vi va nt do ué de conscience" . De plua, noua croyona que cet acte de mourir ne se produit pas seulement de manière arbitraire, mais en stricte conformité avec les lois de la nature, ce qui n'a rien è voir avec un acte volontaire.

Page 71: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

66

doués de conscience, qu’eux et moi participions d’une destinée commune,

d’une essence commune et propre à l'être humain.

Quand pour d’autres aura lieu le passage de la présence à l’absence

qu’ils nommeront ma mort, je devrai atteindre moi-rnême à l’horizon de ma

temporalité de sujet; à la certitude de ma mort pour les autres qui me sur­vivront en ce monde, et à la certitude inéluctable de ma propre non-morta­

lité en tant qu’être de conscience. Ce que les autres percevront comme une

fin, et que moi aussi je vois chez l’autre comme un terme, ne constitue pas la finale de rna propre existence pour moi-même, mais celle de ma propre et

intime temporalité.

Page 72: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

IX. LA CONSCIENCE ET L'AGONIE

A la fin de notre temps, nous nous retrouverons en position de face à

face avec ce qui avait constitué dans notre existence temporelle, l'être dont

les choses obtenaient leur altérité: l'Altérité.

Quand nous serons parvenus à l'instant où notre mort se présentera, devant cette dernière possibilité où s'écoulera notre ultime avenir, il ne restera plus pour notre conscience que notre passé qui englobera toute l'expérience que nous avons vécue dans le temps. Notre passé constituera la

structure totale de notre existence, où l'Altérité s'était manifestée à notre conscience. De cette expérience, nous conserverons le souvenir de ce qui en

fut la signification. L'Altérité se dévoilera comme la signification même,

que nous tentions de déchiffrer à travers la succession de nos expériences. Elle ne se présentera plus sous la forme de cette distension éparse dans la

multiplicité des choses, mais sous une forme hypostasiée.

Le temps est ce qui néantise quelques-unes de nos expériences, ce qui introduit dans l'être le néant. Par le fait que nous avons une expérience temporelle, passé et futur sont perçus comme des modalités de l'absence,

qui s'introduisent entre le Moi et l'Autre. Mais cette absence est déterminée en relation avec une présence que manifeste notre conscience temporelle. « (...) le substrat, ou le contenu, ou la matière du présent, est au fond iden­

tique à travers la totalité du temps »1.

1 Cf. Arthur Schopenhauer, Métaohusioue de la Mort, éd. citée, p. 121.

Page 73: La vie de la conscience et le phénomène de la mort

Le néant est la négation d‘un être qui est. Mais, cette négation ne peut

affecter ni le Moi, ni l'Altérité, qui constituent les constantes de toute ex­

périence possible, mais affecte nécessairement une ou plusieurs expé­riences particulières, dont nous disons qu'elles ne sont plus dans notre pré­

sent, parce que reléguées au passé, ou pas encore parce que futures et non

encore manifestées. « La mort est plus qu'un simple négation de

l'existence: elle la pénètre, et “en réalité", l'existence meurt tant qu'elle

existe »f.

Chacun des termes temporels renvoie aux autres. Si quelque chose aura à être, cela implique que dans le temps, cette chose sera un jour pas­

sée, et qu'entre ces deux absences subsiste un « est maintenant ». Ce

« maintenant » inséré à l'étroit entre deux absences, implique que celui-ci ne peut englober tout l'être comme conscience. Ainsi le présent, en tant

qu'il est regardé comme « zone » de coïncidence et de passage entre deux « néants », ne saurait être envisagé par nous comme étant une plénitude.

Le « n'etre-pae-présent » de l'avenir est la condition du « n'être-pas présent » du passé. C'est à la condition d'avoir un futur, que notre présent

peut se transformer en un passé, et que peut s'effectuer en nous cette fis­sure nécessaire, afin que certaines de nos expériences puissent nous pa­raître sous le mode du passé. C'est parce que nous portons attention è ce qui

n'est pas encore, qu'il se constitue pour nous un « ne-pi us-être ». Lorsque

le moi se rapproche de la fin de son temps, lorsqu'il n'a plus de futur vers lequel se pro-jeter, le passé n'est alors plus confronté à un à-venir, et ainsi cesse de se convertir en passé pour devenir un présent.

Tant que nous vivons dans la crainte et l'angoisse des risques que comporte le futur en tant qu'inconnu1 2, nous demeurerons incapables de frei-

1 Cf. Martin Heidegger. Was ist Metaphysik, 6e édition, Francfort, 1960, p.38., cité par Jacques Choron, La Mort et la Pensée occidentale, traduit de l'américain par Monique Manin, Editions Payot, Paris, 1969, p. 204.2 « (...) l'inconnu de la mort signifie que la relation même avec la mort ne peut se faire dans la lumière, que le sujet est en relation avec ce qui ne vient pas de lui ». Cf. Emmanuel Lévinas, Le temos et l'autre, P.U.F., Collection Quadrige, Paris, 1983, p. 56.

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ner la fuite des choses vers le néant que nous suggère le temps. Le néant

serait le sens de l'indétermination du temps. « Le néant (...) n'est point une

absence, mais une abondance d'images; ce qui nous angoisse, ce n'est pas ce qui manque à la réalité, mais ce que nous lui ajoutons »l.

Mais, bien qu'éloigné de nous par la distance que révèle le souvenir,

nous conservons néanmoins quelque chose de ce qui fut notre présent de ja­

dis, c'est-à-dire sa signification. Dans le passé, le sens n'est plus la pro­

priété exclusive de notre moi; il est aussi en contact avec le non-moi qui

est l'Altérité. Subséquemment à la perte des choses dans leur « facticité », il reste un résidu de sens, qui une fois parvenu à la fin de

notre temps, là où nous ne pourrons plus ni prévoir, ni projeter, deviendra

proprement un présent.

Il n'y a pas seulement un développement objectif, du passé qui fut au présent qui est, et pas seule­ment une reconstruction subjective de ce dévelop­pement à partir de nos volontés présentes, mais encore, entre le passé et le présent, des liens vagues, des contanriinations, des identifications qui croisent les rapports de filiation donnés ou volontaires, une sorte d'effacement ou d'amor­tissement du passé réel2.

La signification de notre existence se fera coïncidence avec notre conscience, en regard de laquelle, elle se fera immédiate. Le passé comme non-être deviendra présence fulgurante dans l'ultime expérience de la mort.

Il y aura l'avenir du futur qui consistera en sa transformation de présent en passé, et d'autre part, il y aura l'avenir du passé qui deviendra son actuali­

sation, son devenir-présent. Le temps ne sera plus lorsque tout futur transformé en passé aura disparu.

Notre vie n'est qu'une longue attente: attente de la réalisation de nos fins (...), attente de nous-mêmes

1 Cf. Jules Vuillemin, Essai sur la signification de la mort, éd. citée, p. 132.

¿ Cf. Maurice Merleau-Ponty, Les Aventures de la dialectique, Gallimard, Paris, 1955, p. 295.

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surtout (même si cette entreprise est réalisée, même si j'ai su me faire aimer, obtenir telle dis­tinction, telle faveur, reste à déterminer la place, le sens et la valeur de cette entreprise même dans ma vie). Cela ne provient pas d'un défaut contin­gent de la "nature" humaine (...), mais de la nature même du "pour soi" qui "est" dans la mesure où il se temporalise. Aussi faut-il considérer notre vie comme étant faite non seulement d'attentes, mais d'attentes d'attentes qui attendent elles-mêmes des attentes. C'est là la structure même de l'ip- séité: être soi, c'est venir à soi. Ces attentes (...) comportent toutes une référence à un terme ultime qui serait "attendu" sans plus rien attendre. Un repos qui serait "être" et non plus attente d'être. Toute la série est suspendue à ce terme ultime qui n'est jamais "donné" par principe et qui est la valeur de notre être, c'est-à-dire (...) une plénitude du type "en-soi, pour-soi". Par ce terme ultime, la reprise de notre passé serait faite une fois pour toutes; nous saurions "pour toujours" si telle crise de puberté était caprice ou réelle préformation de mes engagements ultérieurs, la courbe de notre vie serait fixée pour toujours. (...) on est enfin ce qu'on "a été", irrémédiablement1.

1 Cf. Jean-Paul Sartre, Cetre et le néant, éd. citée, p. 595-596.La thèse que Jean-Paul Sartre nous expose ici est du R.P. Boi sel ot, que ce dernier lui confiait lors d’une conversation privée, et que Sartre a retranscrite dans « L'être et le néant ». Elle ne reflète pas la pensée de Sartre sur la mort, du moins celle qu’il a développée dans l’ouvrage cité, et qui défendrait ce que nous appelons une subordination du moi du mourant à celui du survivant, et du présent au futur. Mais, dans un article paru dans « Les temps modernes », Sartre défend l’absoluité que chaque présent contient. Il écrit que le jugement des survivants à notre propre vie, ne bénéficie d’aucun privilège, « puisque d’autres viendront après eux qui les jugeront à leur tour ». Et il ajoute: « Que le jugement des siècles à venir nous soit favorable ou hostile, rien n'em pêchera jamais que vous ayez aimé passionnément ce tableau, cette cause, cette femme, ni que cet amour ait été vécu au jour le jour: vécu, voulu, entrepris; ni que vous soyez entièrement engagé en lui (...). Aucun relativisme. Ni non plus le "cours éternel de l’histoire". Ni la dialectique du sensible. Ni les dissociations de la psychanalyse. C’est un événement pur, et nous aussi, au plus profond de la relativité historique et de notre insignifiance, nous sommes des absolus, inimitables, incomparables, et notre choix de nous-mêmes est un absolu ». Cf. Jean- Paul Sartre, Écrire pour son époque. In Les temps modernes. No 33, juin 1943, p. 2114.

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A la lueur d'une réflexion surgit un doute que suggère une expérience

quotidienne: la mort ne serait-elle pas un « s'endormir », semblable à ce­

lui de toutes les nuits; expérience quotidienne et répétitive, et qui ne nous amène d'aucune façon vers le terme de notre temps, pas plus que vers une

récupération ultime de la quintessence significative de notre passé?

On a souvent rapproché les expériences du mourir et du sommeil, en

raison peut-être de la similitude que présente le corps endormi et celui du

cadavre, mais surtout parce que le sommeil et le rêve forcent l'être humain à quitter l'univers cohérent des significations et des fins de la vie éveillée,

tout en le soustrayant à la durée mondaine.

Nous nous endormons, « nous nous désintéressons »l, pour la seule raison que nous comptons sur le futur que constituera le réveil. Dans le

sommeil, nous évitons les pressions qu'impose l'idée d'un temps fini. Mais

devant la certitude de notre mort, comment pourrons-nous nous désintéres­

ser de ce qui pourrait se présenter à nous, comme l'événement qui répondra peut-être à la question de la signification même de notre existence? La

mort sera-t-elle la perte définitive des êtres qui nous entourent, ou le seuil

qui donnera accès à un nouveau cycle temporel, ou encore assisterons-nous à cette récupération synthétique de notre passé? Dès lors, peut-on comparer

l'abandon du dormeur à cette concentration intime de l'agonisant?

En outre, le sommeil est presque toujours référé à certains faits dé­terminés. « Une mère qui dort à côté de son enfant pourra ne pas entendre

des coups de tonnerre, alors qu'un soupir de l'enfant la réveillera. Dormait- elle réellement pour son enfant? Nous ne dormons pas pour ce qui continue à

nous intéresser »2.

Mais l'agonisant ne partage plus les soucis des « veilleurs » qui l'entourent^ . Ceux-ci pourront prétendre que le moribond dort, que dans la

1 Cf. Henri Bergson, L'énergie spi rituelle. Genève, Skira éditeurs, 1946, p. 100.

¿ Ibidem, p. 100-101.0 Cf. Elizabeth Kübler-Ross, On Death and Duinq. Chicago, Tavistok publication, 1969. E. K ü GTer-Ïoss'est 7nédeciT'ët ' dì ri ge dé pïli s 19 6 ÉT à T hô pi tal Billings de Chicago, un séminaire

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fréquenté par des sociologues, des médecins, des théologiens et des infirmières Le livre quelle a publié en 1969. contient la codification de deux-cent interviews d'ago ni sa nts "desi re uxleparTer 'de leur expérience^, « Ni les i nterviews, ni le choix dés i nterviewés n'obéit aux règles sTRctes de la sociologie empirique. D'abord les personnes interrogées n'ont pas été choisies selon la technique de l'échantillonnage. Ensuite, l'entretien ne se déroule pas à l'aide d'un questionnaire classique. Enfin, la codification n'essaie nullement de déterminer des variables du comportement et des mobiles de conduite. Par contre, le séminaire de Kübler-Ross réussit une chose admirable: il parvient à respecter totalement la dignité des agonisants désireux de parler de leur expérience et à apporter une aide réelle aux hommes et aux femmes interrogés » (Cf. Jean Ziégler, Les Vivants et la Mort, éd. citée, p. 253). E. Kübler-Ross assistée d'un aumônier et parfois du médecin traitant, cherche à identifier des malades en phase terminale (terminally ill), puis leur demande de l'aider à comprendre l'expérience qu'ils vivent, en répondant à ses questions, et en participant au sémi nai re.

La presque totalité des malades reproduisent malgré une extraordinaire diversité d'appartenance sociale, raciale, religieuse et sexuelle, et malgré la différence d'expériences passées, caractères et formation, une même et unique trajectoire. Tous les interrogatoires reproduits dans le livre de Kübler-Ross, démontrent que le mourant passerait successivement par sept stades de conscience différents: choc, dénégation, colère, dépression, marchandages, acceptation et décat hexis. Deux grands temps so us-tendent l'ensemble du processus: le premier est le temps du corps, commençant par la mince différence qui sépare la maladie et l'agonie, et se terminant par la catastrophe physiologique qu'est la mort. Un deuxième temps montre un type d'évolution ascendante. C'est le temps de la conscience. « Il s'articule à chaque stade de l'agonie et à travers des formulations toujours nouvelles comme l'espoir permanent d'une survie autonome de la conscience après la mort » (Cf. Jean Ziégler, Ibidem, p. 256).

Le premier stade est celui du choc à durée variable, qui succède à l'annonce par le médecin que la maladie du malade devrait le conduire à la mort. « Il provoque des effets psychologiques différents selon la formation, l'âge, la foi religieuse ou la structure de caractère du sujet » (Cf. Ziégler, Ibidem, p. 258). Le malade ressentirait le passage soudain d'une existence normale à un face à face avec la mort. Les malades perdent confiance en une structure cohérente de l'existence, et des liens sociaux. L'ordre mondain est démantelé. Pour la première fois de son existence, l'être entrevoit sa solitude et sa nudité. « Je peux reconstituer les pensées de toute l'humanité sur la mort avant la mienne propre; mais mourir, je dois le faire seul, individuellement » (Cf. Fritz Zorn, Mars, Edition Gallimard, collection Folio, 1982, p. 298). La personne humaine vit l'expérience de la séparation avec le monde.

Le deuxième stade de l'agonie est caractérisé par la transformation de la personnalité du mourant par cette réalité nouvelle qui a envahi sa conscience. Le traumatisé cherche à surmonter son choc psychique, et è trouver un sens à sa rencontre avec la mort. Son identité change, et il se perçoit lui-même comme différent de son entourage. Alors, très rapidement débute le second stade: celui de la rationalisation de l'événement, qui prendrait presque toujours la forme de la dénégation, et qui générerait des comportements très diversifiés: recherche de démentis de la part des autres médecins, odyssée hospitalière, etc., jusqu'à ce que peu à peu l'inévitable s'installe en eux.

Cette acceptation serait doublée d'une révolte, souvent intense. Le malade se sépare graduellement du monde des vivants; il devient agressif ou désespéré. Le mourant refuse de partir; il peut en nier la nécessité et ensuite se révolter contre son évidence.

Le refus initial total, la colère doublée du refus partiel provoquent à un stade ultérieur une dépression sérieuse, pouvant prendre des formes les plus variées. L'intérêt pour le traitement diminue. « Le malade ne croit plus les dénégations du personnel soignant (...). Méfiance, apathie, solitude en sont les conséquences (Cf. Jean Ziégler, Ibidem, p. 261 ).

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mesure où cette agonìe présentera l'aspect du « désintéresser » des

éléments successifs composant la continuité temporelle que forment la du­

rée mondaine.

Dans la maladie grave qui mène aux portes de la mort, toute préoccupation cesse, toutes les affaires de ce monde, dont jusque-là on avait souci, perdent de leur importance, voire s'effacent.Cela signifie en même temps une séparation des

Puis c'est la brusque interruption de cette dépression. La conscience entre dans une phase d'insurrection. Le malade se voit comme un sujet combattant de plein-front une mort personnalisée, menaçante, et cherche à conclure des pactes avec lui-même, avec Dieu (ex-voto), avec la mort. « Ce marchandage habite une région de la pensée qui est déjà très éloignée de la rationalité ordinaire qui gouverne la vie des vivants. Plusieurs mourants le vivent d'ailleurs dans une sorte d'état second, de dédoublement dont ils sont (...) capables de se rendre compte par moments » (Cf. J. Ziégler, Ibidem, p. 261 ).

Puis l'insurrection cesse et l'agonisant entre dans une zone de paix. Il prend congé des siens, règle ses affaires, suit les instructions des médecins, des infirmières, etc., « comme s'il ne s'agissait plus de lui, de sa propre maladie et de son propre corps, mais d'un être étranger dont il n'habiterait que passagèrement la demeure » (Cf. Jean Ziégler, Ibidem, p. 262). Cette acceptation de la mort marque un double passage. D'abord le mourant s'éloigne du monde des vivants, et s'intéresse à sa propre vie, qui pour une bonne part appartient déjà au passé. En même temps, il attend la mort; attente souvent caractérisée par une intense curiosité. « Quelques-uns ont la conviction (...) de retrouver de l'autre coté de la mort des êtres perdus et de connaître enfin l'énigme cachée de leur existence passée » (Cf. Jean Ziégler, Ibidem, p. 262). L'acceptation serait une étape de la progression de la conscience vers un moment d'existence autre. Pour le mourant, l'acceptation ne signifierait pas le renoncement de sa volonté de vivre, mais le franchissement d'un seuil de perception nouveau et inconnu. Toute agonie à travers ses différents stades, impliquerait une progression de la conscience, par le dépassement successif de seuils, vers des perceptions toujours nouvelles dont elle n'a jamais connu l'équivalent intelligible.

L'avènement du dernier stade, appelé « décathexis », met un terme à toute communication. L'agonisant est encore présent et vit encore, mais sa conscience semble envahie par une réalité que nul vivant ne peut plus partager. « Un moment arrive, dans la vie du malade, où les douleurs cessent; où le malade sombre dans un état de conscience lointaine, où il ne mange presque plus, où tout ce qui l'entoure devient vague. (...) C'est le moment de la thérapie du silence envers le malade et de la disponibilité envers les parents » (Cf.E. Kübler-Ross, Ibidem, p. 246, in J. Ziégler, Ibidem, p. 265).

« A cet instant, l'inversion des rôles devient éclatante. C'est l'homme vivant, le prêtre, le médecin, le parent assis au bord du lit qui ne sait rien, et c'est l'agonisant qui sait tout. Il jouit (...) soudainement, d'une perception extraordinaire. Toute sa vie passée lui est restituée en un fraction de seconde. Son regard sur les êtres et sur lui-même est d'une extraordinaire lucidité » (Cf. Jean Ziégler, Ibidem, p. 266).

Une expression inconnue des vivants apparaît sur le visage du mourant. « Ceux qui ont le courage et l'amour nécessaires pour s'asseoir à côté d'un mourant dans un silence qui dépasse les mots savent oue cet instant n'est ni effrauant ni douloureuxr qu'il est l'arrêt possible des fonctions du corps » (Cf. E. Kübler-Ross, Ibidern, p. 246, in Jean Ziegler , Ibidem, p. 266).

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autres hommes encore pris dans leurs occupations: on ne vit plus dans leur monde. (Dans une note (...),Heidegger cite la nouvelle de Tolstoï, La mort d'Ivan Ilitch. On n'assiste pas seulement à l'effondrement du On meurt (qu'indique Heidegger), mais on y trouve magistralement dépeint le profond abîme qui s'ouvre entre le mourant et les vivants.)* 1.

Finalement, que la mort soit inattendue, ou qu'elle présente les carac­tères d'une mort subite, de manière à ce qu'elle ne pourrait faire « vivre »

cette synthèse du temps vécu en elle, elle ne peut devenir une certitude pour

celui qui T« observe » extérieurement. Jamais le temps intime de la mort

« vécue » ne pourra être mesurable à la manière du temps objectif de la mondanité. Il est possible, qu'en raison d'une distension de la temporalité

propre, et peut-être en ceci analogue à celle des rêves, que tout un proces­sus de récupération du passé surgisse dans le temps qu'il faut à l'eau d'une

cruche pour se répandre.

Même si nous avons tenté de récuser le point de vue du

« spectateur » de la mort, et le droit dont il s'arroge de comparer le

« mourir » et le « s'endormir », ainsi que son estimation du temps de la mort « vécue », il n'en demeure pas moins possible, que pour nous, notre

avenir puisse parvenir à son épuisement sans que nous en prenions conscience2 . Or, nous tenons ici fortement à le souligner: la récupération

de notre passé et le sens de notre mort « vécue », c'est l'état de l'être

conscient de n'avoir plus de futur, et non pas un carence du futur comme tel.

La récupération du passé dans la mort vécue ne constitue nullement

une application mécanique de la loi naturelle: « Nous somme tous rnor-

1 Cf. Edith Stein. Phénoménologie et philosophie chrétienne, éd. citée, p. 97.

1 Quelqu'un pourrait mourir durant son sommeil. On s'endormirait dans l'illusion d'un réveil, soucieux d'un futur lendemain, et avec l'absence de conscience de n'avoir plus de futur. Si nousmourons durant notre sommeil, ou victimes d'un accident soudain, nous serons arrêtés dans nos projets qui n'aurons alors plus de sens, parce que nous manquerons du temps où ils auraient pu se concrétiser.

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tels ». Cette récupération implique l'exercice de la conscience de la fini-

tude du temps, c'est-à-dire, du terme imminent de notre futur. L'éventualité

d'une mort subite, nous invite donc à vivre en agonie dès à présent, car il se peut que nous ayons à mourir sans la préparation de l'agonie. Puisque notre

passé, tant que nous sommes bien en vie, est inachevé, il s'agit pour nous de

le modifier rétrospectivement avec de nouveaux présents. C'est là faire

acte de liberté et de créativité. Celui qui vit en n'ignorant pas sa fin inévi­

table, devance littéralement son agonie; s'épargne une fin accidentelle, et

impose à sa conscience cet ordre de la mort où tout le réel pourrait trouver

une justification définitive et irrévocable1. Il s'agit de vivre en fonction de

notre récupération à venir du passé et des oeuvres qu'elle nous impose.

L'oubli est nécessaire pour la vie quotidienne. Mais il nous renvoie à

une présence du passé qui en constitue l'horizon. Et c'est l'amplitude de cette présence qui donne un sens à l'oubli, qui l'abroge de manière provi­

soire, afin d'assurer à l'action son efficacité.

Et ce phénomène est sans aucun doute (...) d'une utilité vitale. Seule l'expulsion de cette idée hors du champ de la conscience claire permet aux di­verses activités utiles de l'homme d'avoir ce "sérieux", (...) qui leur manquerait si nous nous re­présentons toujours en toute netteté l'idée de notre fin2 3.

Et plus loin: « C'est seulement un refoulement (...) de l'évidence de la mort

par un instinct de vie qui rend possible ce phénomène que je nommerais "la légèreté métaphysique de l'homme" »3.

1 Cf. Platon, Phédon 67d. éd. citée. « (...) c'est un fait: ceux qui pratiquent la philosophie au droit sens du terme s’exercent à mourir et craignent moins que personne d'être morts ».2 Cf. Max Scheler, Mort et Survie, éd. citée, p. 36.3 Ibidem, p. 37.

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X. HORT ET ALTERITE

Le temps est soit ce cadre vide où toutes choses ne surgiraient que

pour disparaître, et où le passé engendrerait le futur; soit la conversion progressive de notre futur, selon l'expérience intime que nous en avons.

Dans la première hypothèse, le temps ne serait qu'une donnée de la

spatialité qui relèverait de l'extériorité, et qui serait imposée à tous les

sujets. Ce temps étalé de la mesure ne serait qu'une chose parmi d'autres

choses, et ne serait en fin de compte qu'espace. En revanche, nous trouvons dans le temps intérieur ces modalités temporelles que sont notre futur et notre passé, qui se rejoignent dans le présent, où s'exerce notre acte d'être.

« La mort véritable sera le passage intemporel du temps à l'éternité, de la représentation qui est temporelle a l'acte qui est éternel »l.

Donc, ce qui constitue pour une conscience extérieure, le dernier ins­

tant d'une vie humaine, est pour celui sur qui agit cet instant, la conscience que son futur s'épuise, et que son passé cessant d'être ce qu'il est en tant

que passé, devient notre présent.

Dans l'expérience de la mort, l'être que le temps dissimule et dis­

perse, se présente à nous en tant que présence qui ne serait plus altérée par

les autres modes de la temporalité. On ne pourra plus parler dans ce cas de présence fugace dans le temps, mais d'une présence sans déperdition qui

réunira le déjà vécu. Une pareille expérience ne peut être regardée comme

une négation du temps, mais comme un dépassement du temps, qui

Cf. George Siméon. La naissance et la mort, éd. citée, p. 508.

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impliquerait la présence simultanée de ce que le temps peut contenir d'altérité en lui-même. Il serait alors une éternité.

"Vos années sont comme un seul jour et votre “jour" ne se renouvelle pas chaque jour; c'est un "aujourd'hui", et cet aujourd'hui ne fait pas place à un lendemain, pas plus qu'il ne succède à un hier.Votre aujourd'hui, c'est l'Éternité1.

Ce temps que nous « éternisons » dans l'acte de mourir, n'est sûre­

ment pas un temps objectif; il s'agit de notre temps de sujets singuliers.

Tout nous indique que la conscience de la mort qui émerge chez sapiens est constituée par l'in­teraction d'une conscience objective qui reconnaît la mortalité, et d'une conscience subjective qui affirme sinon l’immortalité, du moins une trans­mortalité2 3.

Il y a bien une fin pour nous, que ceux qui nous survivront appelleront

notre « mort ». Cette fin est une fin de notre temps; elle ne peut consti­tuer pour nous un « ne-plus-être », ou un néants . Le temps et l'être ne

sont pas solidaires. Le temps est une restriction de l'être qui finit dans la mort. Ce n'est que dans l'expérience « vécue » de la mort, dans cette « pure actualité » de ce qui est seulement présent, c'est-à-dire dans

1 Augustin, Confessions. Livre XI. XI11. 16. éd. citée, p. 307.2 Edgar Morin, Le Paradigme perdu. Edition du Seuil, Paris, 1973, p. 111-112.3 Du moment que nous pouvons nous concevoir individuellement en tant quit res doués de conscience, nous nous découvrons simultanément en tant que sujets et objets de notre pensée. L'individu se saisit en tant que sujet inaltérable, qui le définit comme personnalité irremplaçable, et en tant qui b jet soumis extérieurement à un devenir. Or, seul ce qui peut encore devenir peut encore mourir. Si « Je »se conçoit comme mort, c'est l'objet (la corporéité, l'instrument) qui change d'apparence, alors que le sujet n'est en rien altéré. Il est possible pour le sujet d'imaginer qu'il est en proie à l'agonie, voire même à la cadavérisation, mais il ne pourra jamais se concevoir lui-même comme n'étant plus. Le sujet « Je » sait bien qu'il y a la mort, mais ce « Je » ne pe ut s‘a p p ré he nde r lui- rnê me comme le « no n - êt re - de - ce - Je ».

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l'éternité, que le moi peut être introduit dans l’être, et que peut s'accomplir

pleinement l'être inachevé qui errait de l’être au non-être dans le temps1.

Notre présent temporel est relatif au souci du futur. Mais si nous avons conscience que nous n'avons plus de futur, notre présent libéré couvre

la totalité de l'expérience vécue, et dans un acte unique, nous pouvons res­

saisir le dialogue avec l'Altérité telle qu'elle s'était manifestée temporel-

1 ement. L'instant mortel serait alors ce point ultime où le doute ferait

place à une certitude, et cette certitude serait l'éternité pour notre être

comme conscience.

L'être est nécessairement référé à la conscience. Nous ne pouvons

avoir conscience d'être morts, parce que notre expérience de sujets

conscients est inséparable de nous-mêmes, et parce qu'en tant que sujets, il

nous est impossible d'être et de ne pas être à la fois. En ce qui nous

concerne, ce n'est que par rapport a nous-mêmes, en tant que sujets

conscients, que l'existence ou l'inexistence peut avoir un sens.

Il y a une valeur attachée à la temporalité, et c'est à cause de cela que

peut naître en nous la répétition de certaines expériences, qui se sont révé­lées précieuses pour nous. Mais ce désir est associable à la valeur de ces

expériences, et non spécifiquement à leur condition temporelle. Pour nous,

cette valeur ne reste pas attachée au temps. Le fait qu'une expérience

sombre dans le passé crée un vide, et afin de le combler, on recherche la ré­

pétition. Mais toute répétition dans le temps est comme ce qui a déjà été,

et comme telle, elle est pourvue du signe négatif. Ni une répétition indéfi­

nie, comme celle qu'annonçait Nietzsche, ni même la croyance aux réincar­nations successives, ne peuvent nous satisfaire, parce qu'elles se poursui­vent dans le temps, et comme telles passent. Le Bouddha lui-même, afin de

répondre à l'exigence de surmonter le temps et la négation qu'il implique né­

cessairement, a dû affirmer au-delà de toutes les vies possibles, et comme moyen d'échapper aux cycles infinis des naissances, une possession non

1 Heraclite, cité par Aristote, Métaphysique I, 4, 1005. b-29-50. traduit par J. Tricot, Vrin, Paris, 1953. « L etre n'est pas plus que le non-être, il n'est pas davantage; être et néant sont la même chose ».

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temporelle de l'être. Cette « possession », cette saisie immédiate de l'être ne peut être qualifiée de désertion de la vie. Elle serait cette vie pos­

sédée sans restriction, dans l'expérience même de la mort, et non au-delà.

Dans la mort « vécue » et acceptée, nous ne perdrons rien, sinon ce qui est

en soi-même une perte: le temps.

La qualité de notre « vie » éternelle dépendrait de notre acceptation,

ou de notre refus dans l'expérience de la mort, de la présence de l'Altérité,

telle qu'elle s'est manifestée dans la totalité de nos expériences tempo­

relles. Accepter équivaudrait à transcender les signes pour atteindre la Si­

gnification qui doit nécessairement les inclure tous. Refuser, équivaudrait à regretter la possession des choses dans leur facti ci té, indépendamment de

leur Signification; regret sans espoir parce que sans futur où le projeter.

« Cette angoisse est le tremblement de la personne devant un abandon mé­taphysique, abandon où elle se voit déjà par une anticipation de la fin de la

vie corporelle. La prison était aussi un abri »l.

Vivre de manière éthique exigerait notre fidélité à la valeur des choses, au-delà d'elles-mêmes; comme signes de l'Altérité. C'est précisé­

ment l'expérience du sens de notre vie dans la mort, qui doit représenter

notre projet fondamental. Ce ne serait que dans l'expérience de la mort, que nous pourrions savoir lesquelles de nos expériences correspondaient à la « réalité objectivement réelle »; lesquelles expériences constituaient le

produit de notre subjectivité.

(...) La vie en elle-même appelle la mort, en tant que son contraire, en tant que V« Autre » en quoi se transforme la chose et sans lequel cette chose ne posséderait absolument pas son sens et sa forme spécifique. Par conséquent vie et mort se trouvent sur le même degré de l'être, comme la thèse et l'antithèse. Mais ainsi s'élève au-dessus d'elle quelque chose de supérieur, des valeurs et des tensions de notre existence qui se situent au- delà de la vie et de la mort et ne sont plus

1 Paul-Louis Landsberg, Essai sur l'expérience de la Mort, éd. citée, p. 66.

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δο

atteintes par leur opposition, mais dans lesquelles seulement la vie parvient â elle-même, à son sens suprême1.

La vérité ne peut être pour nous que notre conscience du vrai. C'est

dans l'agonie que se livre l'ultime combat entre nos fictions et notre vérité

la plus profonde. Reconnaître ces fictions comme telles, c’est faire acte de

libération; c'est nous établir éternellement dans notre relation la plus au­

thentique avec l'Altérité. La vie réaxée vers la mort, consiste à tenter de

devancer consciemment cette ultime reconnaissance. « (...) la relation fon­damentale de l'être (...) n'est-elle pas la relation avec autrui, (...) avec la

mort, où tout ce qu'il y a de non-authentique dans la relation avec autrui se

dénonce, puisqu'on meurt seul »2.

Le présent de la temporalité retrouve en l'éternité une valeur insoup­

çonnée, puisqu'il sert à Tériger, alors que toute conception d'une vie après la mort, dont le rôle serait d'illuminer le sens de notre vie présente, finit par

dévaloriser ce monde, et ce temps. Au contraire, avec cet apprentissage de

la mort, nous acceptons un dégagement de notre être de la facticité, pour

une acceptation du sens que cette vie nous proposerait réellement. Afin de

pouvoir donner â l'existence tout son sérieux, nous devons reconnaître dans notre mort une fin irrévocable.

1 Georg Si romei, La tragèdie de la culture et autres essais, èd. citée, p. 174.¿ Emmanuel Lévinas, Ethique et Infini, éd. citée, p. 59.

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CONCLUSION

Nous nous regardons vivre dans un temps qui nous est extérieur, comme si notre existence était englobée dans cette temporalité commune et

extérieure. Pour nous, la menace que représente la mort tient son origine de

cette indifférence du temps, qui continuera sa marche sans nous. C'est ce que nous appelons une conception mondaine de la temporalité, en ce que ce

monde implique un temps infini qui précède notre naissance, englobe notre vie, et succède à notre mort.

L'attachement à cette conception de la temporalité, résulte d'un mode

d'existence qui n'accorde de valeur qu'à la continuité de notre activité dans

le temps mondain. « Dans sa façon d’être quotidienne, l'existence se dis­

sout pour ainsi dire dans le monde, "c'est pourquoi (...), il n'existe pas de Moi isolé, sans l'existence des autres. (...) être dans (le monde), c'est être avec

(les autres) »l .

Ici, ce qui prend de la valeur, est ce qui peut nous permettre de perdu­rer dans le temps, et la mort signifie dans ce contexte, que la continuité du temps mondain nous abandonne, et nous rend à une solitude à laquelle nous

ne nous étions pas préparés. La mort devient alors pour nous le scandale par

excellence, et l'homme qui avait articulé sa vie sur le mode de la mondanité,

tiendra à refouler la certitude de sa mort. « Dans "la mort d'Ivan lllitch".

^ Cf. Martin Heidegger, Sein und Zeit, 3e éd., Tubingen, 1957, pp.116 et 118, cité par Jacques Choron, La Mort et la pensée occidentale, éd. cité, p. 202.

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Ô2

Tolstoï nous dépeint ce fonctionnaire qui (...) s'aperçoit que sa vie de "vertu"

n'avait été qu'un absurde conformisme »T

Pour l'homme de la mondanité, l'activité est devenue une impulsion

effrénée. Sa vision du monde dépend de la vision qu'il a de l'objet du travail,

ainsi que du comportement pratique qu'il adopte â son endroit. Chez ce type

d'homme moderne, la puissance découle de la richesse. Penser devient cal­

culer, et le corps vivant devient une partie du mécanisme de la machine in­

dustrielle.

Comme les qualités, les formes, les valeurs ne peuvent pas faire l'objet de calculs, et que de par­la structure de son expérience vécue, ce type est porté à définir le réel par le "calculable", par ce qui peut offrir sécurité, garantie, cet homme nou­veau déclare: les qualités, les formes, les valeurs sont "irréelles", "subjectives", arbitraires1 2.

Le monde devient objet de supputation, et domaine de l’application au travail. Il devient objet d'évaluation, qu'il s'agit de dominer et de façonner

pour la seule finalité de la production. Ces tendances se sont immiscées

dans la conscience de l'homme occidental, et sont à l'origine d'un change­ment de disposition intérieure en face de la mort. L'homme moderne refoule

l'évidence de la mort naturelle, et consacre l'illusion d'une continuation in­

définie du temps de la vie, qui devient sa disposition existentielle immé­

diate. La tendance au travail pour le gain illimité scande les valeurs liées à

la notion de progrès sans fin, sans signification véritable, et dans lequel

l'acte même de progresser devient le sens du progrès.

La croyance au progrès éliminant la conscience de la mort, il y a beaucoup à parier qu'à partir du mo­ment où la croyance au progrès fait eau de toutes

1 Cf. Louis-Vincent Thomas, Anthropologie de la mort. Payot, Paris, 1978, p. 243.2 Cf. Max Scheler, Mort et Survie, éd. citée, p. 31.

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part, cette conscience de la mort qui avait été re­foulée réémerge d'une façon ou d'une autre1.

La venue de la mort n'est plus regardée comme un achèvement néces­

saire du cheminement d'une existence; l'homme moderne reste abasourdi de­vant elle, comme s'il eût donné de la tête contre un mur dont il ignorait la

réalité. « Cette vie que nous dépensons à nous rapprocher de la mort, nous

la dépensons à fuir »2 3.

L’homme moderne se définit lui-même en tant que « moi social », identité superficielle où il se sent perdu. Il se définit lui-même par l'image

que se font de lui les autres. Pour lui, c'est l'autre qui meurt. Lui aussi meurt, mais une seule fois, toujours de manière catastrophique, et

constamment pour les yeux des autres. L'homme moderne ne saisit plus la totalité significative de sa vie; il se noie dans l’informalité ambiante avec

laquelle son moi reste confondu. « Le projet de notre temps est l'autonomie du moi, alors qu'il n'existe plus de moi à maintenir »3.

La vie de l'homme moderne s'articule autour de l'impératif du « faire », de « l'être pour le monde ». Ses désirs sont orientés vers la

réalisation mondaine, dans l'espoir d'obtenir une sorte de continuité dans le

monde, en s'employant à tenter de faire survivre sa signification person­nelle dans la conscience de ceux qui lui survivront, faisant de lui-rnême, et

ce même par delà sa mort, un objet de supputation pour les survivants4.

1 Cf. Guy Haarscher, Réflexions sur la mort dans la philosophie contemporaine, in La Mort au pluriel, textes du cycle de séminaire 1983-1984, édité par Darius Razavi et Nicole Delvaux, Bruxelles, Communauté française de Belgique, Centre d'Aide aux Mourants, Groupe de Recherche et de Formation, 1987, p. 40.2 Georg Simmel, La tragédie de la culture et autres essais, éd. citée, p. 173.3 Cf. M. Horkheimer, cité par Jean Ziégler, Les Vivants et la Mort, éd. citée, p. 161.4 П pourrait être instructif de rappeler le point de vue des sciences de la nature, en ce qui a trait à la mort. La mort serait le fait d'une accumulation de détériorations qui affecteraient les combinaisons cellulaires de l'organisme. Pour la science, il existe une raison de tenir la mort pour un fait précis, et de lui assigner un moment déterminé: la perte de la conscience. Et nous hésitons ¿déterminer celui-ci. Cette raison ne réside donc plus en un « quelque chose »que la science pourrait saisir, parce que cette perte de la conscience n'est qu'une conséquence de la destruction de la « machine ». Le psychologue n'aura pas la tâche plus facile, et n'observera pas moins extérieurement le phénomène que la science.

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θ4

« La caractéristique d'une vie morte, c'est que c'est une vie dont l'Autre se

fait le gardien

Vis-à-vis une certaine conception du temps, qui tiendrait à le réduire

à un simple mesurage, selon lequel les mouvements particuliers de chaque

individu d'une société, seraient uniformément réglés, catalogués et classi­

fiés selon les seuls mots d'ordre de production et de comportement civique,

une conception de la temporalité regardée en tant qu'expérience en propre,

et qui se définirait par rapport à notre conscience, pourrait transformer notre situation face au monde. Nous ne serions plus une partie intégrante

d’un monde qui nous écrase, mais nous serions plutôt face à notre monde,

c'est-à-dire face à l'ensemble des choses, des actions, des promesses, et

des menaces que pourraient saisir notre conscience. Ici, apparaîtrait alors

un autre ordre de valorisation, qu'il faudrait opposer à la temporalisation

mondaine. Il ne s'agirait plus pour nous de persister dans le monde, mais de saisir cette expérience de la temporalité de notre monde, entrevue en tant

que préparation à la pleine conscience de la signification unique de notre

vie, qui se manifestera lors de notre mort. Tout être humain, qui de son vi­vant saisit son temps propre, réalise son existence en fonction de

l'impératif d'être, et non de la production mondaine.

Toutefois, une telle disposition n'empêche pas la crainte de la mort,

dans la mesure où celle-ci doit déboucher sur une expérience qui n'est pas encore la nôtre, et qui pourtant sera la synthèse définitive de toutes nos ex­

périences vraiment authentiques. La mort est ce point ultime d'intersection

entre le doute et la vérité. Cette pensée ne consiste pas en une anticipation d'un non-être futur, mais souligne que notre temps est fini, et qu'il s'achève

un peu à chaque jour, pour finalement aboutir à ce moment synthétique où

tout sera accompli pour nous.

Tout homme qui serait quelque peu conscient de la profondeur de l'existence, est amené à faire l'expérience de la facticité du monde. A quoi bon créer, si mes oeuvres finiront par être détruites? C'est seulement

1 Cf. Jean-Paul Sartre. L'être et le néant, éd. citée, p. 599.

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parce que les êtres et les choses sont valorisés par nous, que nous pourrons

souffrir de les perdre. Cette valeur dans VAltérité, est celle qui nous

touche, et qui donne son fondement à l'impératif de nous détacher de la fac-

ticité mondaine, afin d'apprendre è vivre, et par conséquent à mourir. Ainsi,

par cette communauté de destin. Moi et l'Altérité nous nous voyons restau­

rés dans notre dignité. L'homme ne peut être regardé comme un moyen qui

servirait à une finalité qui lui serait étrangère, mais comme un être qui porte en lui-même sa finalité. « L'homme est le remède de l'homme »l. La

mondanité, qui est l'ordre indépendant de la conscience que nous avons de

nous-mêmes, et où nous pouvons nous projeter sans considérer notre mort,

souffrira d'une dépréciation éthique, relevant de la plus fondamentale né­

cessité pour notre conscience. Il faut entrevoir dans cette frénésie de

l'action pour l'action, un inavouable désir de s'éloigner des impératifs qu'impose un effort réflexif sur nous-mêmes. Mais l'évasion elle-même pré­

suppose une certaine connaissance de ce que l'on cherche à fuir, c'est-à- dire, notre plus intime réalité de sujets. Mais la tentative d'évasion vers le

monde se solde invariablement par un échec, parce que nous ne pourrons ja­

mais nous abandonner, et que la mort finira toujours par survenir.

Une telle dévalorisation du monde ne pourra qu'être passagère. Si mon

destin et celui de tous les hommes est d'atteindre ce moment synthétique où

la signification de notre vie s'éclairera, il faudra découvrir, et rendre té­

moignage des valeurs acquises par notre conscience. Il faudra lutter dans notre vie, contre ce qui fait obstacle à l'accomplissement de ces valeurs, et

non seulement pour notre seul avantage, mais pour celui de tous les autres êtres humains.

De ce qui à prime abord, apparaissait comme une éthique individuelle, peut émaner une éthique sociale, et des impératifs historiques. La solida­rité humaine repose sur le fait que l’autre être humain est semblable à moi,

et promis au plein accomplissement par delà la temporalité mondaine, et ce

en dépit et grâce à notre altérité réciproque, qui nous fait ce que nous

sommes, des sujets uniques et irremplaçables, destinés à la même fin.

1 Cf. Jean Ziégler, Les Vivants et la Mort, éd. citée, p. 295.

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L’impératif fondamental d’une telle éthique doit tout d’abord viser â

nous ressaisir nous-mêmes en tant que sujets, afin d’éviter l’aliénation qui

consisterait à nous identifier à ce « moi social », à nous considérer comme de simples engrenages de la machine industrielle, d’où la nécessité de

reconnaître l'Autre en tant qu’Autre, comme sujet voué lui aussi à son plein

accomplissement.

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