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1 La vie religieuse en Afrique, signe prophétique de la miséricorde divine Jean-Marie Hyacinthe QUENUM, 1 SJ Les diverses formes de la vie religieuse approuvées par l’Église, à travers les âges, ont été des manières de vivre radicalement la foi en un Dieu proche, libérateur et miséricordieux se penchant sur l’humanité pour la sauver de toutes les formes de misères. Saisis par l’esprit du Christ, des religieuses et religieux consacrés au Dieu proche, libérateur et miséricordieux ont contribué à répandre la « mémoire évangélique de l’Église 2 »en imitant fidèlement le sauveur de l’humanité par la pratique radicale des conseils évangéliques et le service de l’humanité au sein de l’Église. 3 Née au IVème siècle, la vie religieuse, avec la fin des persécutions et la « paix constantinienne » 4 , valorisa l’ascèse et la pratique des vœux comme des moyens pour vivre le grand commandement de l’amour de Dieu et du prochain. Sous l’impulsion des saints Pacôme, Basile et Benoît, la vie religieuse s’organisa autour des monastères, lieux du « martyre non sanglant ». Pendant les derniers siècles du Moyen Age, la vie religieuse, à travers saint Dominique et ses frères prêcheurs, saint François d’Assise et ses frères mineurs et sainte Claire, se fit le témoin critique d’une société marquée par l’accumulation des biens temporels et l’avidité au gain. Dans les temps de la renaissance et du début de la modernité, la vie religieuse, à travers saint Ignace de Loyola, sainte Thérèse d’Avila et autres grands missionnaires de l’Église, prend ses distances par 1 Jean-Marie Hyacinthe QUENUM est Docteur en Théologie et Maître des novices de la province Jésuite de l’Afrique de l’Ouest à Bafoussam au Cameroun. 2 Cette expression « la vie religieuse est la mémoire évangélique de l’Église » est du Père Jean-Claude Guy, Jésuite, historien de la vie religieuse. 3 Vatican II, PERFECTAE CARITATIS, n°1, 1965. 4 L’Église acquiert une reconnaissance légale.

La vie religieuse, signe prophétique de la miséricorde divine

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La vie religieuse en Afrique, signe prophétique de la miséricorde divine

Jean-Marie Hyacinthe QUENUM,1 SJ

Les diverses formes de la vie religieuse approuvées par l’Église, à travers les âges, ont été des manières de vivre radicalement la foi en un Dieu proche, libérateur et miséricordieux se penchant sur l’humanité pour la sauver de toutes les formes de misères.

Saisis par l’esprit du Christ, des religieuses et religieux consacrés au Dieu proche, libérateur et miséricordieux ont contribué à répandre la « mémoire évangélique de l’Église2 »en imitant fidèlement le sauveur de l’humanité par la pratique radicale des conseils évangéliques et le service de l’humanité au sein de l’Église.3

Née au IVème siècle, la vie religieuse, avec la fin des persécutions et la « paix constantinienne »4, valorisa l’ascèse et la pratique des vœux comme des moyens pour vivre le grand commandement de l’amour de Dieu et du prochain.

Sous l’impulsion des saints Pacôme, Basile et Benoît, la vie religieuse s’organisa autour des monastères, lieux du « martyre non sanglant ».

Pendant les derniers siècles du Moyen Age, la vie religieuse, à travers saint Dominique et ses frères prêcheurs, saint François d’Assise et ses frères mineurs et sainte Claire, se fit le témoin critique d’une société marquée par l’accumulation des biens temporels et l’avidité au gain.

Dans les temps de la renaissance et du début de la modernité, la vie religieuse, à travers saint Ignace de Loyola, sainte Thérèse d’Avila et autres grands missionnaires de l’Église, prend ses distances par rapport à une intériorité aliénante pour être au service de l’annonce de l’évangile à travers les œuvres culturelles et caritatives.

En ce 21ème siècle, la vie religieuse, est appelée dans le sillage du jubilée extraordinaire de la miséricorde du 8 décembre 2015 au 20 novembre 2016, à devenir l’un des signes prophétiques de la miséricorde divine par ses œuvres de miséricorde corporelle et spirituelle.

La redécouverte d’un Dieu proche et libérateur, sensible aux misères de l’humanité rend possible une autre approche de la vie religieuse en Afrique comme une réponse au drame de la pauvreté socio-économique5 et une manière de vivre la fraternité humaine sous le signe prophétique de la miséricorde divine.

1 Jean-Marie Hyacinthe QUENUM est Docteur en Théologie et Maître des novices de la province Jésuite de l’Afrique de l’Ouest à Bafoussam au Cameroun. 2 Cette expression « la vie religieuse est la mémoire évangélique de l’Église » est du Père Jean-Claude Guy, Jésuite, historien de la vie religieuse. 3 Vatican II, PERFECTAE CARITATIS, n°1, 1965. 4 L’Église acquiert une reconnaissance légale. 5 A. GELIN, Les pauvres que Dieu aime, Paris, Cerf. 1967.

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Quel serait dans le contexte de l’Afrique d’aujourd’hui et de demain, le projet fondamental d’une vie religieuse centrée sur un Dieu proche, libérateur 6et miséricordieux ?

En quoi, suivre le Christ de plus près, devient en Afrique, un comportement religieux qui offre la vie en plénitude du sauveur à tous ceux qui sont exclus du banquet de la vie ?

Comment les religieuses et religieux consacrés au Dieu proche, libérateur et miséricordieux pourraient-ils rejoindre en Afrique le Christ substitué aux pauvres assistés selon saint Matthieu 25,31s. ?

Nous nous proposons de fonder l’approche de la vie religieuse comme signe prophétique de la miséricorde divine en Afrique sur le geste d’amour désintéressé et gratuit des personnes consacrées envers les nécessiteux et les indigents manquant du minimum vital pour une vie décente.

Dans cette perspective, la vie religieuse en Afrique devient une option libre d’accomplir à la suite du Christ les œuvres de miséricorde corporelle et spirituelle.

La religieuse et le religieux consacrés à Dieu annoncent par leur vie prophétique, la bonne nouvelle de la libération des pauvres en leur révélant le cœur miséricordieux de Dieu7.

1. La vie religieuse en Afrique d’aujourd’hui et de demain

Le contexte historique de la vie religieuse en Afrique d’aujourd’hui est celui de sociétés périphériques dépendant des grands centres de décisions de l’Amérique du Nord et de l’Europe.

La vie religieuse se développe en Afrique dans des situations politiques, économiques et sociales marquées par la pauvreté structurelle, les injustices sociales et les violences de tous genres.

L’analyse socio-historique des situations africaines signale la violation des droits fondamentaux de la personne humaine traumatisée et appauvrie, le sous-développement8, la mal gouvernance, la corruption et la misère matérielle, morale et spirituelle des masses.

Le projet de la vie religieuse en Afrique doit s’insérer dans cette réalité sociale complexe et dramatique dans un esprit de responsabilité et de fidélité à la manière de vivre du Christ avec les pauvres et pour les pauvres.

Ce projet de vie religieuse en Afrique ne peut se fonder que sur un Dieu qui voit à travers la personne consacrée la misère du peuple.

Si quelqu’un voit son frère dans la nécessité et lui ferme ses entrailles, comment l’amour de Dieu demeurerait-il en lui ? 9

6 Albert Nolan, Jésus avant le Christianisme, L’évangile de la libération, trad. Par J.M. DUMORTIER, Paris, Éditions Ouvrières, 1979. 7 Isaïe 61, 1-2 ; Luc 4, 18-19. 8 Albert TÉVOÉDJRÈ, La pauvreté, richesse, des peuples, Paris, Éditions ouvrières, 1978.9 (1 Jean 3, 7)

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Le projet de vie religieuse en Afrique doit inspirer des gestes de miséricorde aux affamés, aux assoiffés, aux migrants, aux personnes déplacées, aux mal-vêtus, aux malades, aux prisonniers, aux enfants de la rue et aux analphabètes.

C’est en nourrissant les affamés, en abreuvant ceux qui ont soif d’eau potable, c’est en habillant les mal-vêtus et en accueillant et en réconfortant les affligés de la vie que la vie religieuse dans sa fonction caritative de solidarité évangélique peut révéler l’amour miséricordieux de Dieu à ceux qui souffrent de la paupérisation anthropologique, de la pauvreté structurelle et des injustices sociales.

Car le Dieu de la tradition spirituelle chrétienne est un Dieu qui n’est qu’amour.

Ce Dieu de la tradition biblique manifeste son tendre amour en étant avec l’humanité et pour l’humanité.

Ce Dieu trois fois saint est sensible aux misères humaines et accompagne l’humanité qu’il bénit et à qui il fait abondamment grâce à travers les œuvres de miséricorde de l’Église.10

La révélation de Dieu dans l’histoire montre sa promptitude à aider et à secourir l’humanité souffrante. Ce Dieu est proche de ceux qui l’invoquent dans leur détresse et il tend constamment sa main puissante pour délivrer du mal et sauver sa créature fragile et blessée.

Dieu de la vie et de l’histoire, le Dieu des chrétiens à l’image du Bon Samaritain est un Dieu compatissant qui se fait proche, vêt, soigne, nourrit, abreuve, accueille, visite et sauve.

Ce Dieu inspire l’amour, l’hospitalité et la solidarité. Soucieux du bien-être physique, mental et social de l’homme concret situé dans le temps et dans l’espace, le Dieu Judéo-chrétien inspire les œuvres de miséricorde spirituelle en suscitant les prophètes d’espérance qui conseillent, corrigent, enseignent, consolent, pardonnent, supportent et prient.

Religieuses et religieux peuvent devenir en Afrique les prophètes d’espérance qui révèlent le visage miséricordieux du Dieu par leurs œuvres de miséricorde spirituelle.

C’est en ouvrant leur cœur à ce Dieu libérateur, miséricordieux et compatissant, que les femmes et les hommes consacrés au service de Dieu manifestent l’amour de Dieu pour leurs semblables à travers les œuvres de miséricorde corporelle et spirituelle.

La vie religieuse devient la célébration de la miséricorde de Dieu en créant des conditions de vie digne et heureuse pour les pauvres, les affamés, les assoiffés, les mal-vêtus, les malades, les prisonniers, les exclus, les marginalisés et les handicapés de la vie.

En prenant en charge les blessés de la vie, en enseignant et en accompagnant ceux qui sont exposés aux ténèbres de l’ignorance et en consolant les affligés d’une existence de misères matérielles, morales et spirituelles, la vie religieuse pourra offrir l’espérance à une humanité enveloppée de la tendresse intime du Dieu proche, libérateur et miséricordieux.

10 Yves CONGAR, L’Église et Pauvreté, Paris, 1965.

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2. Suivre le Christ de plus près : un comportement religieux qui offre la vie en plénitude du sauveur à tous

Suivre le Christ de plus près, est un comportement religieux qui consiste à vivre la relation au Dieu proche, libérateur et miséricordieux en imitant son Fils incarné dont la vie et le ministère annoncent le règne de Dieu dans l’histoire humaine.

Le règne de Dieu dans l’histoire humaine est l’appel à combattre les causes du mal et de la souffrance humaine selon la pédagogie de Jésus de Nazareth, le prophète de Galilée, confronté aux situations déshumanisantes du Judaïsme du Second Temple.

Le souci historique de Jésus fut de se rendre proche des pauvres, des malades, des marginaux et des affligés de la vie pour leur donner l’espérance d’un monde plus miséricordieux, plus fraternel et plus ajusté au projet originel de Dieu.

La solidarité de Dieu avec l’humanité souffrante à travers la pratique pastorale de Jésus entraîna un conflit qui se solda par la mort par crucifixion de l’envoyé par excellence de Dieu.

Ceux qui suivent Jésus de plus près, dans la vie religieuse, sont des femmes et des hommes qui s’identifient aux pauvres, aux faibles et aux opprimés pour mener le combat contre leur déshumanisation et leur paupérisation anthropologique11.

La vie religieuse est une manière de vivre l’option fondamentale pour le règne de Dieu en suivant la pratique pastorale de Jésus.

En imitant et en suivant Jésus, les religieuses et religieux deviennent les signes prophétiques du règne de Dieu qui fraie son chemin dans les cœurs épris de miséricorde, de compassion et de communion fraternelle.

En servant la cause du règne de Dieu, les religieuses et religieux se consacrent à l’avènement d’une cité terrestre juste, pacifique et fraternelle.

3. Le Christ substitué aux pauvres assistés, un chemin pour redécouvrir le visage miséricordieux de Dieu

Servir les pauvres et contribuer à leur progrès culturel et spirituel se fonde sur la conviction que le Christ substitué aux pauvres assistés est l’un des chemins pour redécouvrir le visage miséricordieux de Dieu selon Matthieu 25, 31 s.

Les gestes modestes de miséricorde de religieuses et religieux aux pauvres rejaillissent sur le Christ ressuscité identifié aux pauvres.

11 Paupérisation anthropologique est le terme inventé par l’historien Jésuite ENGELBERT MVENG pour qualifier la pauvreté en Afrique caractérisée par la précarité, la fragilité, le mépris, l’oppression et l’annihilation de l’être ontologique et culturel de l’homme noir qui a perdu dans les périodes du commerce transatlantique et de la colonisation, ses langues, ses traditions, ses arts et l’initiative de son histoire.

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Le vœu de pauvreté des religieuses et religieux cesse d’être en Afrique un exercice ascétique pour être la reconnaissance de la figure du Christ dans le pauvre servi d’un amour désintéressé et gratuit.

La vie religieuse en Afrique, servante des pauvres dans leurs besoins matériels et spirituels est le gage d’une redécouverte du visage miséricordieux de Dieu.

Le soulagement des misères des sociétés africaines, loin d’être seulement un acte de philanthropie et d’humanité doit être la préoccupation essentielle de la vie religieuse qui imite l’amour miséricordieux du Christ pour les pauvres.

La vie religieuse en Afrique doit avoir le monopole des œuvres de miséricorde corporelle et spirituelle. C’est en multipliant des institutions pour l’enfance délinquante, pour les orphelins, pour les veuves, pour les migrants, pour les réfugiés, pour les déscolarisés, pour les prisonniers, pour les malades et pour les sans-emploi que la vie religieuse par son dévouement évangélique enracinerait dans les sociétés africaines l’esprit du service social de l’Église.

Ce service social de l’Église ne s’adresse pas seulement aux individus mais à l’ensemble des peuples africains manipulés par des tyrans sanguinaires et des affairistes véreux.

Les religieuses et religieux sont appelés dans la perspective d’une compréhension contextuelle de leur rôle à développer des ministères de prières, d’instructions civiques et morales et de guérisons de traumatismes pour éliminer dans les consciences les effets de la paupérisation anthropologique.

Conclusion :

Une vie religieuse contextuelle en Afrique doit tenir compte de la situation des pauvres et des faibles.

Le Dieu des pauvres et des faibles est le Dieu proche, libérateur et miséricordieux de la tradition Judéo-chrétienne.

Ce Dieu incarné en Jésus-Christ a inspiré à l’Église, les sept œuvres de miséricorde corporelle12 et spirituelle13.

Les religieuses et religieux d’Afrique consacrés au Dieu proche, libérateur et miséricordieux continueront l’œuvre du Christ en libérant les pauvres de la misère matérielle, morale et spirituelle.

Une vie religieuse pauvre et servante de l’humanité souffrante est un chemin pour inaugurer et faire advenir le règne de Dieu en Afrique.

Ainsi le jubilé extraordinaire de la miséricorde du Pape François ouvre l’espérance à toute l’humanité d’une vie en plénitude qui passe par la reconnaissance de sa misère matérielle, morale et spirituelle.

12 Nourrir, abreuver, accueillir, vêtir, soigner, visiter, ensevelir.13 Conseiller, corriger, enseigner, consoler, pardonner, supporter, prier.

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C’est en implorant le Dieu de miséricorde que l’humanité souffrante pourra faire l’expérience de sa libération de la tyrannie du péché qui produit dans la bonne création de Dieu l’injustice et les pauvres.

Les religieuses et religieux en s’identifiant aux pauvres par leurs ministères en faveur des pauvres vivront avec eux une solidarité évangélique, la vie religieuse étant la « mémoire évangélique de l’Église ».

Loin d’être des œuvres de philanthropie paternaliste, les œuvres de miséricorde corporelle et spirituelle des religieuses et religieux doivent opérer la libération totale des pauvres.

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