17
1 L’ABC : une fausse innovation managériale ? The ABC: a false managerial innovation? Boniface BAMPOKY 1 Alain BURLAUD 2 Geneviève CAUSSE 3 Résumé L’examen des travaux publiés depuis plusieurs décennies sur les techniques de calcul des coûts a permis de constater que la méthode ABC est généralement considérée comme une innovation managériale révolutionnaire par rapport à la méthode des centres d’analyse (CA). Cette affirmation est-elle fondée ? L’objectif de cet article est de répondre à cette question et de mettre en relief les confusions sémantiques et conceptuelles contenues dans les fondements de l’ABC, et les dérives bureaucratiques voire institutionnelles qui en ont découlé. Ainsi la lumière est désormais faite sur les vertus de la méthode de CA. Abstract The study of the published work during several decades regarding the cost calculation techniques has enabled us to notice that the ABC method is generally considered as a revolutionary managerial innovation compared to the Analysis center (AC) method. Is it a true assertion? The objective of this work is to answer this question and to highlight the semantic and conceptual confusions in the ABC fundamentals and the bureaucratic and even institutional deviations arising from it. So, light is shed on the virtues of the AC method. Mots-Clés : ABC - Coût à base d’activités Centres d’analyse Inducteurs de coût Unités d’œuvre. Keywords : ABC - Activity Based Costing –– Analysis Centers Cost driver Units of work. 1 Professeur agrégé de l’Ecole Supérieure Polytechnique de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Laboratoire Entreprise et Développement (LAED) 2 Professeur émérite du Conservatoire national des arts et métiers, LIRSA 3 Professeur émérite de l'Université Paris Est Créteil et ESCP-Europe

L’ABC : une fausse innovation managériale … · Selon ses promoteurs4, la méthode ABC est bien une innovation managériale. Elle vise une plus grande pertinence en matière de

  • Upload
    others

  • View
    5

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: L’ABC : une fausse innovation managériale … · Selon ses promoteurs4, la méthode ABC est bien une innovation managériale. Elle vise une plus grande pertinence en matière de

1

L’ABC : une fausse innovation managériale ?

The ABC: a false managerial innovation?

Boniface BAMPOKY1 Alain BURLAUD2 Geneviève CAUSSE3

Résumé L’examen des travaux publiés depuis

plusieurs décennies sur les techniques de

calcul des coûts a permis de constater que

la méthode ABC est généralement

considérée comme une innovation

managériale révolutionnaire par rapport à la

méthode des centres d’analyse (CA). Cette

affirmation est-elle fondée ? L’objectif de

cet article est de répondre à cette question

et de mettre en relief les confusions

sémantiques et conceptuelles contenues

dans les fondements de l’ABC, et les

dérives bureaucratiques voire

institutionnelles qui en ont découlé. Ainsi

la lumière est désormais faite sur les vertus

de la méthode de CA.

Abstract

The study of the published work during

several decades regarding the cost

calculation techniques has enabled us to

notice that the ABC method is generally

considered as a revolutionary managerial

innovation compared to the Analysis center

(AC) method. Is it a true assertion? The

objective of this work is to answer this

question and to highlight the semantic and

conceptual confusions in the ABC

fundamentals and the bureaucratic and even

institutional deviations arising from it. So,

light is shed on the virtues of the AC method.

Mots-Clés : ABC - Coût à base d’activités

– Centres d’analyse – Inducteurs de coût –

Unités d’œuvre.

Keywords : ABC - Activity Based Costing ––

Analysis Centers – Cost driver – Units of

work.

1Professeur agrégé de l’Ecole Supérieure Polytechnique de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar,

Laboratoire Entreprise et Développement (LAED) 2Professeur émérite du Conservatoire national des arts et métiers, LIRSA 3Professeur émérite de l'Université Paris Est Créteil et ESCP-Europe

Page 2: L’ABC : une fausse innovation managériale … · Selon ses promoteurs4, la méthode ABC est bien une innovation managériale. Elle vise une plus grande pertinence en matière de

2

Introduction

Les changements dans l’environnement économique et social conduisent à rechercher de

nouvelles techniques managériales. Les consultants se mobilisent pour mettre au point des

outils afin de répondre aux besoins nouveaux de leurs clients. C’est ainsi que de nombreuses

innovations ont vu le jour (BBZ, DPO, …). C’est également ainsi que l’on a vu apparaître la

méthode ABC (Activity Based Costing). S’il revient aux enseignants-chercheurs en gestion de

« coller » à la réalité du terrain, d’actualiser leurs enseignements, il leur revient également de

discerner ce qui se révèle être une véritable innovation et ce qui n’est qu’une apparence.

Selon ses promoteurs4, la méthode ABC est bien une innovation managériale. Elle vise une plus

grande pertinence en matière de calcul des coûts et vient pallier certaines limites jugées

irréductibles de la manière traditionnelle de calcul des coûts complets par la méthode des

centres d’analyse (méthode des CA) en offrant la possibilité d’opérer un management des

activités. Toutefois, selon d'autres auteurs, les promoteurs de l'ABC ne se sont pas replongés sur

les racines de la méthode des CA et ne se sont pas intéressés à son adaptabilité. En conséquence,

on constaterait des confusions et des incompréhensions sémantiques et théoriques entre ces

deux techniques. Cet article se propose d'étudier et présenter les arguments des uns et des autres

en procédant à leur analyse théorique et contextuelle. L’intérêt est de pallier les dérives

bureaucratiques des organisations.

Après un rappel des origines de ces deux méthodes et du contexte dans lesquelles elles ont été

élaborées (§ 1), ainsi que des objectifs et de la mise en œuvre de chacune d’elle (§ 2), nous

examinerons les confusions que l’on peut relever, ainsi que les conséquences doctrinales (§ 3)

et nous nous interrogerons sur l’identité des deux méthodes (§ 4).

1. Origine et contexte de la méthode des CA et de l’ABC.

Les deux méthodes ont pour objet de calculer le coût complet des matières achetées, des

produits fabriqués ou des services vendus. Elles tentent toutes les deux de résoudre le problème

posé par l'affectation puis l’imputation des charges indirectes. Mais elles ont été élaborées à des

périodes différentes, par des personnes ayant un profil très différent, et dans un contexte

également différent, ce qui n’est pas sans incidence sur les caractéristiques de chacune de ces

méthodes, sur leurs objectifs respectifs et sur leur mise en œuvre.

Replaçons les d’abord dans leur contexte, en commençant par la plus ancienne.

1.1. La méthode des CA

Grâce à plusieurs auteurs 5 qui se sont penchés sur l’histoire de la méthode des sections

homogènes (nom initial de la méthode) nous connaissons ses origines.

Selon Lemarchand (1999) « le point de départ du processus se situe en 1927, lorsque la

Commission d’Etude Générale d’Organisation Scientifique (Cégos) 6 confie au lieutenant-

colonel Rimailho la responsabilité d’un comité chargé de réfléchir à une méthode de calcul des

coûts applicable à toutes les industries ». Deux rapports signés de Rimailho seront publiés par

ce comité (1927 et 1928) dans lesquels est exposée la méthode dite des sections homogènes.

4 Les promoteurs dont il est question ici sont ceux des pays dans lesquels la méthode des centres d’analyse est

implantée. 5 Citons Lauzel (1958, 1973), Cibert (1968), Bouquin (1995), Lemarchand (1999). 6 Organisme patronal qui venait de remplacer la Confédération générale de la production française (CGPF) créée

en 1926.

Page 3: L’ABC : une fausse innovation managériale … · Selon ses promoteurs4, la méthode ABC est bien une innovation managériale. Elle vise une plus grande pertinence en matière de

3

Pour élaborer la méthode, Rimailho s’est inspiré de ses expériences dans les ateliers de

l’Artillerie du Ministère de la Défense.

L'origine de la méthode des CA est bien particulière. Elle est née dans un contexte militaire,

proposée à un organisme regroupant des patrons d’entreprises industrielles, puis rapidement

institutionnalisée puisque reprise dans le PCG de 1947 et dans les plans comptables successifs.

Elle a donc été conçue par des professionnels disposant d’une expérience avérée et appliquée

dans des entreprises dont l’organisation était très hiérarchique, d’où la terminologie utilisée. La

section était surtout un atelier. Mais comme le note Bouquin (1995) : « c’est l’homogénéité que

revendique Rimailho, pas l’idée de section ».

La comptabilité, telle que présentée, était une « comptabilité de fabrication », convenant à un

univers peu concurrentiel. Le modèle a cependant évolué rapidement lorsque, à la faveur de la

sous-traitance, s’est développée la production à la commande, le regroupement de charges

pouvant alors avoir lieu par commande.

Dans les décennies suivantes la terminologie a évolué : de sections homogènes on est passé à

centres d’analyse. Le terme homogène a disparu mais l'idée est restée. Puis, lors de l’arrivée de

l’ABC la méthode est devenue « la méthode traditionnelle ». Ces changements ont sans doute

une incidence sur la vision que l’on peut avoir de la méthode ; on a oublié les objectifs qui lui

étaient assignés et surtout le potentiel de la méthode, que nous rappellerons après avoir examiné

le contexte dans lequel est né l’ABC.

1.2. La méthode ABC

Aux États-Unis, comme dans les autres pays, jusque dans les années 80, les charges indirectes

(appelées encore frais généraux) ne représentaient pas une part importante des coûts dans les

entreprises industrielles. Ils étaient essentiellement composés du coût des matières et de la main

d’œuvre directe. En conséquence, les entreprises américaines se satisfaisaient d’une répartition

« à la louche » des charges indirectes, le plus souvent en fonction des coûts de main d’œuvre

directe. Mais le développement de l’automatisation, le progrès technique, ont contribué à la

diminution de la part relative de la main d’œuvre. Du fait de la diversification et du

développement des services, le mode simple de répartition appliqué à une activité unique ne

convenait plus. Les grandes entreprises, comme General Electric, dès 1960, ont mis au point

des méthodes plus ou moins sophistiquées pour mieux cerner le coût de leurs produits dans un

univers concurrentiel.

Comme l’indique Zelinschi (2009), dans un article relatif à la genèse de l’ABC, c’est alors que

R. Kaplan, professeur à Harvard, s’intéresse à un sujet d’actualité, celui de la manière de

calculer les coûts dans un environnement qui avait évolué. Selon cet auteur : « L’importance

qu’il accorde à la recherche de terrain place Kaplan en marge du courant quantitatif qui

prédomine à l’époque dans la communauté scientifique américaine ». Il faut noter que Kaplan

était à la fois universitaire et consultant d’où son intérêt pour mettre au point une méthode de

calcul des coûts dans un marché porteur. C’est finalement le réseau CAM-I (Computer Aided

Manufacturing International) composé d’industriels, de cabinets d’audit et de conseil,

d’institutions académiques (dont la Harvard Business School qui représentait le réseau des

universitaires) qui fera connaître la méthode en 1988.

La double profession de Kaplan et son insertion dans les réseaux professionnels, expliquent la

stratégie mise en place pour diffuser la méthode7 au niveau mondial et la présenter comme une

innovation par rapport aux pratiques précédentes.

7 Kaplan (1998, p. 102) : « Nous avons fait une alliance stratégique avec un grand cabinet de conseil

(KPMG), nous avons formé leurs consultants aux États-Unis et à l’étranger et nous avons participé

comme consultants et observateurs dans les projets ABC qu’ils mettaient en place pour leurs clients »

(repris dans Zelinschi, p. 7)

Page 4: L’ABC : une fausse innovation managériale … · Selon ses promoteurs4, la méthode ABC est bien une innovation managériale. Elle vise une plus grande pertinence en matière de

4

Elle explique également, face au déclin de l’intérêt pour la méthode dans les années 90, la

nécessité de la différencier, de l’améliorer, de créer des méthodes dérivées 8 susceptibles

d’intéresser les entreprises et les cabinets de consultants, donc le marché. Cette stratégie a

d’ailleurs été perçue comme telle9.

On peut penser également que la modification du produit de base, l’ABC, est le signe d’un

manque de rigueur scientifique et traduit le fait qu’elle peut donner lieu à différentes

interprétations, comme nous le verrons dans le paragraphe suivant.

2. Objectifs et mise en œuvre des deux méthodes

Nous présentons dans cette partie les objectifs et les principes de mise en œuvre des deux

méthodes.

2.1. Objectifs et mise en œuvre de la méthode des CA

La méthode des CA repose sur un découpage fonctionnel de l’entreprise et le coût est calculé

de façon séquentielle et cumulative. Il est ainsi créé des centres d’analyse qui regroupent des

charges indirectes de façon homogène (sections homogènes) afin de choisir un facteur de

causalité explicatif et cohérent (unité ou assiette de frais) pour leur imputation aux coûts des

produits.

D’après Levant et Zimnovitch (2013), les méthodes de coûts complets (méthodes des « cost

numbers » et du « point méthode », méthode française des sections homogènes, …) furent

créées, comme nous l’avons évoqué dans l’historique, dans la première moitié du XXe siècle

(entre 1914 – 1950) en complément des méthodes d’imputation des charges indirectes dans les

centres d’analyse regroupés au moyen d’équivalences. La méthode des sections homogène a

accompagné le développement industriel en France. Le calcul des coûts de revient est rendu

nécessaire dans la sidérurgie de la Seconde Guerre mondiale à la nationalisation, et a permis de

négocier le niveau des prix de vente à l'armée (Meyssonnier, 2001).

Si la première appellation de la comptabilité de gestion fut « comptabilité industrielle », cela

est dû à son premier champ d’application. Et quand les entreprises de services se sont

intéressées à la connaissance des coûts, on est passé de la « comptabilité industrielle » à la

« comptabilité analytique d’exploitation » ou « comptabilité de gestion voire stratégique ». La

méthode des CA s'est ainsi appliquée à tous les secteurs.

Les vertus du coût complet par les CA sont ainsi multiples : explication des résultats, mise en

œuvre d’une politique tarifaire, évaluation des stocks et des immobilisations, connaissance et

maîtrise des coûts par fonction avec une flexibilité permettant de passer aux coûts par activités,

à la prise en compte de l’inflation dans les coûts, aux choix d'investissements et à l'éclairage de

la politique des prix par le calcul des coûts.

Les situations de sous-activité et de suractivité peuvent être traitées par la méthode des CA avec

imputation rationnelle des charges fixes, et ceci en procédant à un autre reclassement des

charges incorporables en fixes et variables. Pour pallier la situation de sous-activité, le malus

de sous-activité indique le montant de charges fixes qu’il faudrait « variabiliser » (sous-

traitance, location, intérim) pour s’ajuster au niveau d’activité normal. Le bonus de suractivité

indique l’enveloppe à concurrence de laquelle on peut procéder à de nouvelles embauches ou

investir dans la capacité ou dans d’autres créneaux pour rentabiliser davantage la capacité de

production. La méthode des CA peut être utilisée ex ante dans une logique de prévision pour la

8 C’est ainsi que sont nés : « The Time Driven ABC », « Feature Costing », « Management By Means ». 9 Gervais M., Ducrocq C. et Levant Y. (2009), « Le Time driven Activity Based Costing (TDABC) :

New Wine, or Just New Bottles? », Comptabilité – Contrôle - Audit, mai.

Page 5: L’ABC : une fausse innovation managériale … · Selon ses promoteurs4, la méthode ABC est bien une innovation managériale. Elle vise une plus grande pertinence en matière de

5

mise sous tension de l’entité (méthode des coûts préétablis, gestion budgétaire des centres de

responsabilité).

L’évolution du contexte (charges indirectes plus importantes, taux horaire de main-d’œuvre

moins significatif par exemple, …) a fait que la méthode, telle qu’elle était utilisée, devenait

moins pertinente. Le manque de pertinence vient également du fait que les unités d’œuvre

choisies ne sont pas toujours elles-mêmes pertinentes. Il peut également s’expliquer par le fait

que le calcul des coûts relève désormais davantage des comptables que des responsables sur le

terrain. Les unités d’œuvre choisies sont celles dont dispose le comptable.

Ce qui paraît décisif pour sa revitalisation est le fait que son manque de pertinence, lié à sa

mauvaise utilisation par bien des acteurs et qui ne remet pas en cause ses qualités intrinsèques,

a été levé par le Plan Comptable Général (PCG) français de 1982 qui prévoyait déjà que les

sections puissent être des activités, puis par bien des auteurs français (Burlaud et Simon, 2003 ;

Bouquin, 2003 ; Lemarchand, 1999). A partir de ce moment rien n’empêche d’intégrer une

approche transversale dans leur conception pour une homogénéité dans le regroupement des

activités ou des charges. Selon ces auteurs, naturellement la méthode des sections homogènes

a ensuite évolué, ou plutôt le schéma étant établi, on pouvait définir comme on voulait ce que

représentait une section. Mais ce choix n’a pas toujours été fait, sans doute parce que l’on reste

marqué par les origines de la méthode conçue dans un univers très hiérarchique/vertical. Si le

PCG de 1982 précise que les sections peuvent être des activités, il y a une transversalité dans

la conception des sections ou centres d’analyse qui ne correspondent pas forcément à des

subdivisions réelles dans l’organigramme de l’entreprise.

Le PCG de 1982 nous montre à l’aide d’un schéma illustratif (cf. p. 263 du PCG 82) tout ce

que l’on peut faire avec la méthode des CA.

Page 6: L’ABC : une fausse innovation managériale … · Selon ses promoteurs4, la méthode ABC est bien une innovation managériale. Elle vise une plus grande pertinence en matière de

6

Figure 1.12

2.2. Objectifs et mise en œuvre de la méthode ABC

La méthode développée par Kaplan au sein du CAM-I part du principe que ce ne sont pas les

produits qui consomment les ressources mais les activités qui sont elles-mêmes utilisées par les

produits, selon le schéma suivant.

consomment qui consomment

On part de l’idée selon laquelle les activités consomment des ressources, et les produits

consomment les activités. Le coût d’un produit ou d'un service est alors la somme des activités

nécessaires à sa production et à sa commercialisation. Les facteurs de causalité qui expliquent

la consommation des ressources par les activités et qui permettent de transférer les coûts des

activités aux coûts des produits sont appelés « inducteurs de coûts ». Les inducteurs ont pour

mission le regroupement homogène des activités. Les coûts des activités sont alors imputés aux

coûts des produits proportionnellement au volume des inducteurs de chaque produit

Les produits

Des ressources Des activités

Page 7: L’ABC : une fausse innovation managériale … · Selon ses promoteurs4, la méthode ABC est bien une innovation managériale. Elle vise une plus grande pertinence en matière de

7

Faute de précisions de certains concepts la méthode a donné lieu à plusieurs aménagements.

Très vite sa mise en œuvre a posé des problèmes : « L’ABC traditionnel ne parvient pas à

appréhender la complexité de l’entreprise…La solution à toutes ces difficultés serait le nouvel

ABC (The new ABC) que Kaplan et Anderson (2004) opposent à l’ABC traditionnel »

(Zelinschi, 2009).

Finalement, c’est lors de sa promotion en Europe, et plus particulièrement en France, que la

méthode sera développée et précisée10. C’est alors que l’on voit apparaître les schémas bien

connus de description de la méthode dans les manuels français de comptabilité analytique (Voir

la figure 2 ci-dessous).

Il y a donc deux phases dans la vulgarisation de la méthode ABC :

La conception de la méthode aux États-Unis, dans un contexte où la méthode des CA

n’est pas connue des concepteurs de l’ABC.

La promotion de la méthode dans le contexte européen, ou plus exactement français.

Elle va être promue comme une innovation révolutionnaire par rapport aux méthodes

« traditionnelles » de coût complet.

Les promoteurs hors Amérique de l’ABC présentent celle-ci comme venant pallier les

prétendues limites organisationnelles (nouvelle vision de l’organisation par l’ABC) de la

méthode des CA et les difficultés de son application en cas d’apparition d’autres activités à

l’intérieur du centre d’analyse, rendant ainsi difficile le choix des unités d’œuvre ou assiettes

de frais. Mais on ne s’interdit pas dans la méthode des CA d’améliorer les traditionnels centres

d’analyse en les éclatant en autant d’activités que nécessaire et en procédant à la création de

nouvelles sections regroupant des charges de façon homogène et selon une vision transversale.

Par ce canal, on rend plus aisé un contrôle des coûts qui ne peuvent être générés que par des

activités.

En somme, l’ABC est présenté comme une nouvelle vision managériale (approche transversale

de l’organisation), une méthode conduisant, selon Meyssonnier (2008), à la création de la valeur

pour le client (Activity Based Management – ABM), et une méthode qui vient pallier les limites

irréductibles de la méthode des CA notamment dans l’affectation des charges indirectes aux

coûts des produits. L’ABC permet également de voir les subventionnements entre produits.

L’effet de subventionnement est interprété en comparant les résultats de la méthode des CA à

ceux de l’ABC. Ce que l’on considère jusque-là comme effet de subventionnement vient du fait

que l’on considère que la méthode des CA peut aboutir à une mauvaise répartition des frais

indirects, car les unités d’œuvre ou les assiettes de frais sont toujours volumiques (le produit

fabriqué en grande quantité reçoit toujours plus de frais).

Toutes ces précisions nous permettent de faire l’inventaire des confusions sémantiques entre

l’ABC et la méthode des CA, et les conséquences au plan doctrinal qui en découlent.

3. Confusions et conséquences

La confusion consistant pour certains auteurs à considérer que la méthode ABC est un remède

à la méthode traditionnelle des CA vient tout d’abord d’une lecture aveugle de l’ABC, puis de

la non actualisation de la méthode des CA. Cette confusion n’est pas sans conséquences

doctrinales et managériales.

10 Paradoxalement certains travaux nord-américains expliquent le fonctionnement de la méthode en se référant

aux travaux des auteurs français, comme Mévellec et Lorino (cf. Avelé, Robichaud et McGraw, 2017).

Page 8: L’ABC : une fausse innovation managériale … · Selon ses promoteurs4, la méthode ABC est bien une innovation managériale. Elle vise une plus grande pertinence en matière de

8

3.1. Une lecture aveugle de l’ABC

Lorsque la méthode ABC a été connue et diffusée aux Etats-Unis, par les différents réseaux

universitaires et professionnels, à l’initiative de Kaplan, les sciences de gestion avaient encore

un peu de mal à se faire une place au sein des universités françaises. La gestion n’était qu’une

composante des facultés d’économie, voire de droit et d’économie. La comptabilité n’était pas

une discipline noble dans l’enseignement supérieur ; elle avait toujours l’image d’une technique

enseignée aux teneurs de livres.

C’est dans ce contexte que, dans la décennie 1970, la Fondation Nationale pour l’Enseignement

et la Gestion des Entreprises (FNEGE) a envoyé outre-Atlantique des boursiers pour être

formées au « management » afin de revenir en France pour développer l’enseignement de la

gestion dans l'enseignement supérieur. La plupart des boursiers, des ingénieurs, des jeunes

diplômés en économie, en droit, quelques cadres d’entreprises, ne connaissaient pas toujours la

méthode des sections homogènes. En conséquence, à leur retour, ils ont fait connaître, à un

public français, ce qui leur avait été enseigné aux Etats-Unis et au Canada, c’est-à-dire que la

méthode ABC est la panacée en matière de calcul des coûts par rapport à la méthode ancienne.

Pour les étudiants ayant quelques notions en comptabilité, la méthode à la fois complexe et

présentée comme révolutionnaire ne pouvait être qu’un remède permettant de combler le

management gap qui distinguait les entreprises américaines des entreprises françaises et était

supposé expliquer le retard de ces dernières en termes de compétitivité.

A la faveur du développement des enseignements en gestion, les jeunes professeurs français,

ainsi que leurs étudiants se sont mis à lire les revues américaines prônant la méthode ABC

comme étant la révolution en matière de calcul des coûts. Cela était exact dans le contexte

américain. De plus, la méthode faisait le lien entre l'information et la décision. L'ABC était un

outil de gestion, présenté comme tel, par opposition à une technique à finalité comptable.

La méthode a eu d’autant plus de succès que les stratégies de promotion/diffusion avaient été

mises en œuvre (conférences, logiciels, études de cas) par les concepteurs et les cabinets de

conseils qui en étaient les prescripteurs. Zelinschi (2009) fait état d’une recherche11 sur les

articles publiés sur le sujet entre 1987 et 2000 dans les revues comptables professionnelles et

scientifiques aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. Ils représentent 89 % du nombre total des

articles publiés dans ces revues.

3.2. Une méthode des CA assez ancienne

Comme nous l’avons précisé, les méthodes ont été élaborées dans des contextes différents. La

méthode des CA (sections homogènes à l’époque) a été élaborée par des ingénieurs qui avaient

une bonne connaissance des consommations respectives de matières et de main d’œuvre selon

le type de produit. Ils connaissaient bien ce qui « induit » les coûts, d’où la pertinence des unités

d’œuvre (UO). Puis, du fait de la diversification, de l’augmentation des charges indirectes, la

répartition de ces charges est devenue un problème important. Le coût de production calculé au

niveau d’un atelier n’avait plus autant d’importance. Les comptables chargés de calculer les

coûts de revient complets, restant fidèles au modèle de calcul, pour procéder à la répartition des

charges indirectes ont dû choisir les UO les plus pertinentes dont ils disposaient, généralement

les heures de main d’œuvre directe. Ces dernières sont devenues de moins en moins pertinentes.

Aucun effort n’a été effectué pour améliorer la méthode. Du moins si certaines entreprises ont

procédé à des ajustements, par exemple en donnant plus d’importance à la première étape du

calcul, c’est-à-dire aux coûts directs12, ces ajustements n’ont pas fait l’objet de recherches

académiques. C’est la méthode traditionnelle qui est considérée comme étant en vigueur dans

11 Bjornenak et Mitchell (2002), « The development of activity-based costing journal literature », 1987-2000, The

European Accounting Review, 11, 3. 12 Les charges indirectes étant considérées comme devant être couvertes par l’ensemble des produits.

Page 9: L’ABC : une fausse innovation managériale … · Selon ses promoteurs4, la méthode ABC est bien une innovation managériale. Elle vise une plus grande pertinence en matière de

9

la plupart des entreprises. C’est celle qui sera en conséquence considérée comme dépassée lors

de la promotion de l'ABC.

Pour certains chercheurs la seule méthode de calcul des coûts est désormais l’ABC quelle que

soit la situation de l’entreprise, bien qu’elle soit également mise en cause (concepts flous,

complexité, non prise en compte du niveau d’activité). Mais, comme nous l’avons indiqué, les

concepteurs qui sont également consultants, n’ont pas manqué de mettre sur le marché des

méthodes dérivées (le Time Driven ABC, le Feature Costing et le Management By Means

(MBM)) dont chacune est développée par chaque membre des réseaux d’origine (Kaplan, 2008 ;

Brimson, 1998 ; Johnson, 2002).

3.3. Les Conséquences

L’arrivée de l’ABC a-t-elle fait changer les choses d’une part dans les entreprises, d’autre part

dans les milieux académiques ?

L’ABC dans les entreprises

S’il est difficile d’avoir des statistiques sur le nombre d’entreprises utilisant la méthode des CA,

il en est de même de l’implantation de l’ABC quel que soit le pays.

Une enquête intéressante sur le bilan de l’adoption de la méthode dans les entreprises

canadiennes a été effectuée par trois chercheurs canadiens auprès de 800 entreprises (Avelé,

Robichaud et McGraw, 2017). Le résultat est le suivant : 300 ont répondu ne pas comprendre

le concept d’activité et parmi les 500 autres entreprises, seules 110 ont répondu, 40 réponses

étaient exploitables. Parmi les 40 réponses :

25% n’ont pas entendu parler de la méthode,

57,5 % ont entendu parler de la méthode mais n’envisagent pas de l’appliquer,

12,5 % l’ont mise en œuvre,

5 % envisagent de la mettre en œuvre.

Si on retient les entreprises qui l’utilisent, le pourcentage est de 12,5 % mais cela ne représente

que 5 entreprises sur les 40. Seules 5 entreprises sur 800 avouent utiliser la méthode ABC. Il

faut ajouter que déclarer utiliser la méthode ne permet pas de connaître la manière dont elle est

utilisée.

La Villarmois et Tondeur (1996), à partir d’un échantillon de 79 entreprises, ont étudié en

France les déterminants de la mise en place de la méthode ABC. Les éléments suivants ont été

retenus : l’environnement de l’entreprise, l’activité, la technologie, la structure

organisationnelle, les systèmes de contrôle et les stratégies. Ces facteurs de contingence sont

pris en compte par le PCG 82 dans le cadre de la mise en œuvre de la méthode des CA.

Moalla (2007), dans une étude réalisée en Tunisie a montré que le choix de la méthode de calcul

des coûts est généralement expliqué par l’intervention du consultant (l’effet mode) ou de la

société mère (la sélection forcée).

On ne peut donc pas affirmer que la méthode ait remporté un grand succès dans les entreprises.

Ceci est certainement dû à la complexité de la méthode et au manque de clarté de certains

concepts. Les ambiguïtés n’ont pas été levées par les promoteurs de la méthode en France. Dans

un article intitulé « Les fondements conceptuels de l’ABC ‘à la française’ » Alcouffe et Malleret

(2002) constatent que la plupart des auteurs n’ont pas défini clairement ce qu’était une activité,

qu’ils ne sont pas unanimes sur ce qu’est un processus, de même sur la notion de ressources,

ainsi que sur le mécanisme de calcul.

L’ABC dans les milieux académiques

La méthode n’a pas eu le succès attendu dans les entreprises, par contre elle a fait l’objet de

beaucoup de travaux académiques.

Page 10: L’ABC : une fausse innovation managériale … · Selon ses promoteurs4, la méthode ABC est bien une innovation managériale. Elle vise une plus grande pertinence en matière de

10

Dans l’éditorial du numéro spécial de la revue CCA consacré aux innovations managériales,

Bouquin (2003) considérant que les techniques de gestion sont devenues des marchandises,

distribuées par les entreprises spécialisées, les cabinets de consultants, suggère que « le rôle des

chercheurs pourrait être comparé à celui d’une organisation d’experts, voire de défense des

consommateurs, testant ces méthodes en les passant au crible de la critique scientifique ». Cette

remarque s’applique tout à fait à la méthode ABC mais les chercheurs n’ont pas tous joué le

rôle souhaité.

Certains chercheurs en ont fait leur thème privilégié de recherche, c’est leur choix. Ce que l’on

peut toutefois regretter c’est de n’avoir pas fait le lien avec la méthode des CA, de l’avoir

ignorée comme étant une méthode dépassée, et surtout d’avoir pu engager des doctorants dans

ce thème à la mode qui peut se révéler être une impasse si, à leur tour, ils ne prennent pas le

recul nécessaire.

Se plaçant dans le contexte africain où l’activité économique est essentiellement du ressort des

très petites entreprises, faut-il s’engager dans des recherches sur pourquoi la méthode ABC n’est

pas utilisée dans les entreprises locales ? Il faut au moins que le terrain de recherche soit

uniquement les grandes entreprises, ou que l’on examine le rôle que peuvent jouer les

consultants13.

4. L'ABC est-il contenu dans la méthode des CA ?

Une des caractéristiques essentielles de la comptabilité, qu'elle soit financière ou de gestion, est

qu'elle n'évolue pas du fait des apports des chercheurs mais du fait des expériences que les

praticiens mènent sur le terrain. La comptabilité est une science humaine et non une science de

la matière et de la vie, ni une science expérimentale, ni une science dure. Elle n'existe pas en

dehors des pratiques alors que les astres n'ont pas attendu les astronomes pour exister ou les

corps chimiques, les chimistes, etc. Son caractère de science peut d'ailleurs être mis en doute.

A notre avis, il s'agit plutôt d'un « savoir d'action » pour reprendre le titre d'un ouvrage publié

sous la direction de Jean-Marie Barbier.14

La comptabilité est un miroir de la société. Certes, elle ne peut jamais donner une image fidèle

de la réalité. Si le miroir ne restitue que deux dimensions d'un objet, la comptabilité se limite à

restituer la seule dimension économique. En fait, même pas toute la dimension économique car

tout n'est pas quantifiable. De plus, le miroir est déformant. En ne disant pas tout, il cache, par

exemple... les coûts cachés !15 En déformant la réalité, le miroir induit des comportements

puisque l'on ne gère (facilement) que ce que l'on mesure. What you see is what you get. Étant

performative, la comptabilité n'est pas neutre. Elle n'est donc pas seulement un miroir qui reflète

un état de la société mais elle interagit avec la réalité dans une relation dialectique.

La comptabilité est un savoir d'action qui est produit dans et par l'action, donc par des praticiens

pour les besoins de leurs prises de décisions dont la rationalité économique est nécessairement

limitée (on ne peut pas prendre en compte tous les paramètres) et décision qui sont aussi

fortement influencées par des phénomènes de mimétisme, par le besoin de se justifier, de limiter

sa responsabilité, par des intuitions, des jeux de pouvoir, etc.

La méthode des CA a été développée en Europe et, plus particulièrement, en France et la

méthode ABC est née aux États-Unis comme nous l'avons vu ci-dessus. Mais des deux côtés de

l'Atlantique, les dirigeants ont rencontré les mêmes problèmes car ils ont utilisé les mêmes

13 Cf. la communication de Diop et Dieng à la 4ème JEACC 14 Barbier J.-M., sous la direction de (2004) : Savoirs théoriques et savoirs d'action. PUF, 305 p. et, plus particu-

lièrement dans cet ouvrage, l'article de Bernard Colasse : « La comptabilité : un savoir d'action en quête de théo-

ries » (p. 73-89). 15 Cf. à ce sujet : Savall H. & Zardet V. (1991) : Maîtriser les coûts et les performances cachés. Le contrat d'activité

périodiquement négociable. Economica, 351 p.

Page 11: L’ABC : une fausse innovation managériale … · Selon ses promoteurs4, la méthode ABC est bien une innovation managériale. Elle vise une plus grande pertinence en matière de

11

modèles économiques. Les outils de production (machines, robots, ordinateurs, logiciels, etc.)

sont à peu près identiques. Les produits fabriqués incorporent les mêmes technologies. Les

techniques de production ont suivi la même évolution (taylorisme, fordisme, automatisation,

juste-à-temps, etc.) et les techniques de vente n'ont pas non plus de frontières. Il est donc logique

que les praticiens aient développé les mêmes concepts de coûts pour prendre les mêmes

décisions ou tout au moins choisi le même éclairage pour faire des choix économiques aussi

rationnels que possible avec les mêmes contraintes. Ce ne sont évidemment pas les seuls critères

de choix. La décision finale peut aussi intégrer des considérations extra-économiques, peut

laisser la place à l'affect et à l'intuition. Mais nous nous éloignons de notre sujet.

4.1. Un vocabulaire différent pour les mêmes réalités ?

La méthode ABC se présente comme mettant en œuvre une technique plus pertinente

d'imputation des charges indirectes que ce que propose la méthode des CA, conduisant donc à

de meilleures décisions. Cette affirmation s'appuie sur deux différences de vocabulaire.

La première différence de vocabulaire porte sur la différence entre unité d’œuvre et inducteur

de coût.

La méthode des CA utilise les unités d’œuvre (UO). Une UO est « une unité de mesure dans un

CA servant notamment à imputer le coût de ce centre aux coûts des produits. (…) Une UO est

choisie en raison du lien de causalité qui lie la variable qu'elle mesure avec le niveau des charges

du CA. Une « bonne » UO est un inducteur de coût. »16

La méthode ABC utilise les inducteurs de coûts (IC). Un IC est un « événement (une activité,

un produit fabriqué, etc.) associé à un coût par un lien de causalité. Traduction du terme anglais

cost driver. Le concept est plus large que celui d'UO dans la mesure où il s'applique également

aux charges directes. »17

Les deux définitions montrent que l'UO est incluse dans l'IC. Mais si on compare les UO aux

IC appliqués aux seules charges indirectes, les deux concepts se confondent.

La seconde différence de vocabulaire porte sur l'analyse puis le regroupement des charges

indirectes en activités et non en centres d'analyse (autrefois, sections homogènes comme cela a

été dit ci-dessus).

Le PCG donne la définition suivante d'une section homogène : « Subdivision ouverte à

l'intérieur d'un centre de travail lorsque la précision recherchée dans le calcul des coûts de

produits conduit à effectuer l'imputation du coût d'un centre de travail au moyen de plusieurs

unités d'œuvre (et non d'une seule). » « Un centre de travail correspond à une unité de

l'organigramme, comme par exemple un atelier. Mais son activité peut ne pas être homogène

en ce sens que certaines opérations peuvent être très mécanisées (l'unité d'œuvre idéale serait

alors l'heure/machine) alors que d'autres ne le sont pas du tout (l'unité d'œuvre devrait alors être

l'heure de main-d'œuvre). Dans ce cas, le centre de travail doit être scindé en deux (ou plus)

sections afin qu'elles soient homogènes. Le centre de travail sert un objectif de

responsabilisation alors que la section permet une meilleure précision des calculs. »18 Un centre

d'analyse est une « division de l'unité comptable (c'est-à-dire en général de l'entreprise) où sont

analysés des éléments de charges indirectes préalablement à leur imputation aux coûts des

produits intéressés. »19

16 Burlaud A., Eglem J.-Y. & Mykita P. (2004) : Dictionnaire de gestion. Comptabilité, finance, contrôle. Foucher,

p. 332. 17Ibid. p. 200. 18Ibid. p. 298. 19Ibid. p. 59.

Page 12: L’ABC : une fausse innovation managériale … · Selon ses promoteurs4, la méthode ABC est bien une innovation managériale. Elle vise une plus grande pertinence en matière de

12

L'ouvrage de Johnson et Kaplan20, qui a fait connaître l'ABC dans le monde académique, ne

donne aucune définition du concept d'activité. Un manuel, cosigné par Kaplan21, en donne une

définition très succincte : « une activité est une unité de travail, ou tâche, ayant un objectif

spécifique. Exemple : préparer un hamburger dans un restaurant, interroger un client dans un

bureau d'aide sociale ou assembler une machine dans une usine. »22 Les auteurs précisent

ensuite qu'ils distinguent quatre catégories d'activités :

1. l'acquisition des moyens de production (les ressources) ;

2. la fabrication du produit (ou du service) ;

3. la commercialisation ;

4. et les autres activités de soutien aux trois activités précédentes.

Il n'y a là rien de bien original.

Sachant qu'une section est en principe homogène pour pouvoir être imputée aux coûts des

produits ou services, et constatant que les activités sont définies de façon aussi peu précise par

les promoteurs de l'ABC, rien n'interdit de faire coïncider les sections ou CA et les activités.

En conclusion, il y a bien peu de différences entre les deux méthodes au-delà des différences

de vocabulaire et d'une présentation de l'ABC comme étant en lien plus étroit avec les décisions

de gestion. Mais là encore, il ne faut pas reprocher à la méthode des CA le fait que certains

praticiens l'aient dévoyée.

4.2. L'ABC : inducteur d'une meilleure compréhension de la méthode

des CA ?

La méthode des CA, c'est-à-dire le coût complet, n'est sans doute pas la meilleure pour apporter

un éclairage stratégique et rendre une organisation plus « agile » pour utiliser une expression

qui fait aujourd'hui fureur. En effet, les CA se sont souvent identifiés à des cellules de

l'organigramme, à des services d'une organisation. On produit donc une information qui ne

bouscule pas la structure, la répartition des pouvoirs. Elle correspond à des centres de

responsabilité et rend compte de leur performance en s'articulant sur l'architecture budgétaire.

Le coût complet permet aussi une mise sous tension pour réduire les coûts à défaut d'encourager

l'innovation.

Pour autant, la méthode des CA n'est pas figée et peut combiner ses avantages avec ceux de

l'ABC. Comme nous l'avons vu ci-dessus, on peut définir les centres d'analyse à partir des

activités et indépendamment des responsabilités du personnel d'encadrement. On peut aussi,

dans le cas d'un centre qui aurait plusieurs activités (par exemple, un atelier d'entretien qui fait

des réparations pour les clients mais aussi pour les équipements de l'entreprise elle-même ou

un guichet de La Poste qui fait à la fois des opérations postales et des opérations bancaires, etc.)

découper ce centre en deux parties ou plus traitées comptablement séparément. Enfin, on peut

ajouter une étape supplémentaire dans la cascade des imputations comme le montre le schéma23

ci-dessous.

20Johnson H. Thomas & Kaplan Robert S. (1987) : Relevance lost. The rise and fall of management accounting.

Havard Business School Press, 269 p. 21Atkinson Anthony A., Banker Rajiv D., Kaplan Robert S. & Young S. Mark (1995); Management accounting.

Prentice Hall International, p. 44. 22Traduit par nous BB, AB, GC 23 Schéma emprunté à Michel LEBAS, « Comptabilité analytique basée sur les activités, analyse et gestion des

activités », Revue française de comptabilité, n° 226, septembre 1991, p. 51.

Page 13: L’ABC : une fausse innovation managériale … · Selon ses promoteurs4, la méthode ABC est bien une innovation managériale. Elle vise une plus grande pertinence en matière de

13

Nous voyons que l'imputation des charges indirectes aux différentes sections se fait de façon

« classique ». Mais au sein de chaque section ou CA, on distingue plusieurs activités

élémentaires. Par exemple, s'il y a plusieurs ateliers, en plus de leur activité de production, ils

peuvent chacun avoir une activité d'approvisionnement ou de gestion du personnel, etc. L'étape

supplémentaire consiste à ne pas affecter directement le coût des sections aux produits mais à

agréger les activités élémentaires des sections en activités homogènes ayant une signification

en termes de prise de décision. Par exemple, les activités d'approvisionnement des différentes

sections sont regroupées en une seule activité d'approvisionnement globale qui est ensuite

affectée aux différents produits (ou services rendus aux clients).

Il faut toutefois vérifier que le coût engendré par une complexité accrue n'excède pas les

avantages résultant d'une information plus détaillée. Créer une bureaucratie n'est pas

nécessairement la solution pour créer de la valeur pour les clients d'une entreprise ou les usagers

d'un service public.

En conclusion, l'idée que l'ABC serait une innovation managériale est sans fondement. Il y a

une méthode de calcul des coûts complets qui peut se concevoir de différentes façons :

les CA sont des centres de responsabilité ;

les CA sont des activités combinant des ressources ou des facteurs de production issus

de différents centres de responsabilité ;

le dispositif peut renseigner les flux de charges à la fois par centres de responsabilité et

par activité.

Aucune de ces méthodes n'est supérieure aux autres. Seul compte la pertinence de la réponse

aux besoins d'information des dirigeants. Un système de calcul des coûts est un outil de mise

sous tension d'une organisation qui ne peut se concevoir que « sur mesure ».

Page 14: L’ABC : une fausse innovation managériale … · Selon ses promoteurs4, la méthode ABC est bien une innovation managériale. Elle vise une plus grande pertinence en matière de

14

Conclusion : L’ABC une « fausse » innovation managériale ?

Pour répondre à la question, la définition de l’innovation de Rogers (1995), qui laisse perplexe,

nous met sur la voie : « Une innovation est une idée, une pratique ou un objet qui est perçu

comme nouveau par les acteurs, peu importe s’il l'est vraiment ». Il en ressort que l’ABC est

une innovation puisqu’elle a été perçue comme telle par certains acteurs. Mais cela signifie

également qu’elle ne l’est peut-être pas vraiment. La définition de Rogers a une dimension très

marketing qui convient à beaucoup d’opérations lancées à grand renfort de marketing, ce fut le

cas de l’ABC.

L’innovation managériale a donné lieu à de nombreuses définitions 24 , ce qu’elles ont de

commun est de mettre l’accent sur les éléments nouveaux introduits : des pratiques, des

techniques, des méthodes, des structures, etc. dans le domaine du management. C’est à ce titre

qu’elle a pu être considérée comme une innovation puisqu’elle a été présentée comme une

nouvelle technique de calcul des coûts par certains auteurs.

Les développements précédents ont montré qu’il ne s’agissait pas d’une nouvelle technique.

Comme l’a écrit Bouquin (1995) lorsqu’il précisait que c’est à chacune des activités qu’exerce

la section qu’il faut faire correspondre une UO, et non à la section entière : « Il n’est donc pas

exagéré d’affirmer que, sur le plan technique, seul examiné à ce stade, ce que Rimailho a

pratiqué et conceptualisé, ce n’est pas tant la méthode des sections homogènes que la méthode

dite maintenant ABC (Activity-Based-Costing) ».

Il n’en reste pas moins que l’avènement de la méthode devrait conduire à considérer les

situations dans lesquelles un objectif doit être privilégié : coût des centres, puis des produits,

ou coût des activités, c’est-à-dire des processus, des commandes. Elle devrait surtout faire

évoluer la méthode des CA. Il convient en effet de ne pas regrouper en un seul centre des

opérations qui consomment différemment des charges, et de choisir de véritables unités

d’œuvre.

Grâce aux stratégies de communication l’ABC a bien été perçue comme une innovation

managériale mais elle ne l’est pas vraiment. Son créateur Robert Kaplan, qui rappelons-le était

universitaire et consultant, considérant sans doute que l’ABC ne parvenait pas aux résultats

attendus, crée en 199225 avec David Norton le Balanced Scorecard qui sera également considéré

comme une innovation managériale. L’est-il vraiment ? Le chantier suivant est ouvert.

24 Cf. F. Le Roy, M. Robert et P. Giuliani (2013), « L’innovation managériale. Généalogie, défis et perspectives »,

Revue Française de Gestion 2013/6, n° 235. 25 Kaplan R.S. et Norton D.P., (1992), « The Balanced Scorecard – Measures that Drive Performance », Harvard

business Review, January-February.

Page 15: L’ABC : une fausse innovation managériale … · Selon ses promoteurs4, la méthode ABC est bien une innovation managériale. Elle vise une plus grande pertinence en matière de

15

Références bibliographiques

Alcouffe, S., Berland, N. et Levant, Y. (2003), « Les facteurs de diffusion des innovations

managériales en comptabilité et contrôle de gestion : une étude comparative », n°

spécial Comptabilité – Contrôle – Audit, vol. 3, tome 9, p. 7-26.

Alcouffe, S. et Malleret, V. (2002), « Les fondements conceptuels de l’ABC « à la

française » », Technologie et management de l’information : enjeux et impacts de la

comptabilité, le contrôle et l’audit, mai, halshs-00584419.

Atkinson, A. A., Banker, R. D., Kaplan, R. S. & Young, S. M. (1995); Management account-

ing. Prentice Hall International, 633 p.

Ayoub, S. et Djerbi, Z. (2012), « Le modèle ABC face aux mutations des fonctions

opérationnelles », Recherche en Sciences de Gestion, vol. 4, n° 91, p. 107-127.

Bampoky, B. (2019), « Les difficultés de normalisation comptable dans l’espace OHADA »,

ACCRA, vol. 2, n° 5, mai, p. 25-59.

Bjornenak, T. & Mitchell, F. (2002), « The development of activity-based costing journal

literature », The European Accounting Review, 11, 3.

Bouquin H. (1995), « Rimailho Revisité », Comptabilité – Contrôle – Audit, vol. 2, tome 1,

p. 5-33.

Bouquin H. (1997), Comptabilité de gestion. Sirey, 580 p.

Bouquin H. (2003), Editorial du n° spécial Comptabilité – Contrôle – Audit, vol. 3, tome 9.

Brimson, J. A. (1998), « Feature costing: beyong ABC », Journal of Cost Management,

January/February, p. 6-12.

Bruggeman, W., Everaert, P. et Levant, Y. (2005), « La contribution d’une nouvelle méthode à

la modélisation des coûts : le Time-Driven ABC. Le cas d’une société de négoce, »

Comptabilité et Connaissances, mai.

Burlaud, A. et Simon, C. (2003), Comptabilité de de gestion – Coût/Contrôle, 3ème édition

Vuibert, octobre, 412 pages.

Burlaud, A., Eglem, J.-Y. & Mykita, P. (2004) : Dictionnaire de gestion. Comptabilité, fi-

nance, contrôle. Foucher, 349 p.

Burlaud, A., Teller, R., Chatelain-Ponroy, S., Mignon, S. et Walliser, E. (2004), Contrôle de

gestion, Vuibert, 361 p.

Burlaud, A. et Simon, C. (2013), Le contrôle de gestion, La Découverte, 125 p.

Burlaud, A., Chatelain-Ponroy, S. et Simon, C. (2015), Le calcul des coûts dans les PME :

connaître et agir, Ordre des experts-comptables, 146 p.

Burlaud, A., Chatelain-Ponroy, S. et Simon, C. (2016), Les budgets et les coûts dans les

PME : prévoir et communiquer, Ordre des experts-comptables, 168 p.

Causse, G. & Lacrampe, S. (1981), Analyse et contrôle des coûts. Principes et systèmes.

Masson, 196 p.

Cauvin, E. (2016), « La comptabilité par les activités : l'évolution du contrôle de gestion est

en marche... », La comptabilité en action. Mélanges en l'honneur du professeur

Geneviève Causse, L'Harmattan, p. 75-84

Colasse, B. (2004) : « La comptabilité : un savoir d'action en quête de théories », in Barbier

J.-M., sous la direction de : Savoirs théoriques et savoirs d'action. PUF, 305 p.

Page 16: L’ABC : une fausse innovation managériale … · Selon ses promoteurs4, la méthode ABC est bien une innovation managériale. Elle vise une plus grande pertinence en matière de

16

Colasse, B. (2009), Encyclopédie de comptabilité, contrôle de gestion et audit, Economica,

1471 p.

Diop, S. (2018), « Les motifs managériaux de non-adoption des nouvelles méthodes de calcul

des coûts : le cas des entreprises sénégalaises », ACCRA, n° 2, p. 25-48.

Gervais, M., Ducrocq, C. et Levant, Y. (2009), « Le Time Driven Activity Based Costing

(TDABC) », Comptabilité – Contrôle – Audit, mai.

Gervais, M. (2011), « Comment vérifier le respect de l'homogénéité dans un calcul de coût

complet », Comptabilité, contrôle et société. Mélanges en l'honneur du professeur

Alain Burlaud, Foucher p. 239-247

Johnson, H. T. et Bröms, A. (2002), La méthode MBM : pour un management de la

performance durable, Editions de l’Organisation.

Kaplan, R.S. et Anderson (2008), La TDABC, La méthode ABC pilotée par le temps, Eyrolles

Johnson, H. T. & Kaplan, R. S. (1987), Relevance Lost: the Rise and Fall of Management

Accounting, Harvard Business School Press, 269 p.

Kaplan, R.S. et Norton, D.P., (1992), « The Balanced Scorecard – Measures that Drive

Performance », Harvard business Review, January-February, p. 70-79.

La Villarmois (de), O. et Tondeur, H. (1996), « Les déterminants de la mise en place d’une

comptabilité par activités », Cahiers de la recherche, IAE de Lille.

Lebas, M. (1991) : « Comptabilité analytique basée sur les activités, analyse et gestion des

activités », Revue française de comptabilité, n° 226, septembre

Lemarchand, Y. (1999), « A propos des origines de la méthode des sections homogènes, retour

sur les mécanismes de l’innovation comptable », in 20ème congrès de l’AFC, mai.

Lemarchand, Y. (1998), « Le lieutenant-colonel Rimailho. Portrait pluriel pour un itinéraire

singulier », Entreprises et Histoire, n° 20, décembre, p. 9-32.

Levant, Y. et Zimnovitch, H. (2013), « L’imputation des charges indirectes en France de 1914

aux années 1950 : l’évolution vers la simplicité », Comptabilité – Contrôle – Audit,

vol. 2, tome 19, p. 13-39.

Lorino, P. (2000), Méthodes et pratiques de la performance. Le pilotage par les processus et

les compétences. Éditions d'Organisation, 551 pages.

Lukka, K. & Granlund, M. (2002), « The fragmented communication structure within the

accounting academia: the case of activity-based costing research genres », Accounting,

Organizations and Society, 27, 1-2, p. 165-190.

Macintosh, N. B. (1994), Management accounting and control systems; an organizational

and behavioral approach, Wiley.

Macintosh, N. B. (1998), « Management accounting in Europe: a view from Canada »,

Management Accounting Research, 9, p. 495-500.

Meyssonnier, F. (2008), « Agir pour réduire les coûts », Revue Française de Comptabilité, n°

407, p. 35-38.

Meyssonnier, F. (2001), « Le calcul des coûts de revient dans la sidérurgie de la Seconde

Guerre mondiale à la nationalisation », Comptabilité – Contrôle – Audit, vol. 1, tome

7, p. 5-21.

Moalla, H. (2007), « Les mécanismes de diffusion, d’adoption et de rejet de la méthode ABC

dans l’environnement tunisien », Communication au 28ème congrès international de

l’AFC, Poitiers, les 23, 24 et 25 mai.

Page 17: L’ABC : une fausse innovation managériale … · Selon ses promoteurs4, la méthode ABC est bien une innovation managériale. Elle vise une plus grande pertinence en matière de

17

Ngongang, D. (2010). « Analyse de la pratique des coûts dans les PMI camerounaises ».

Revue Libanaise de Gestion et d’Economie, volume 5, p. 92-114.

Rogers, E. (1995), Diffusion of innovations, Free Press, New York, 4th Édition.

Savall, H. & Zardet, V. (1991) : Maîtriser les coûts et les performances cachés. Le contrat

d'activité périodiquement négociable. Economica, 351 p.

Zelinschi, D. (2009), « Genèse et évolution d’une innovation: la méthode ABC », La place

de la dimension européenne dans la Comptabilité Contrôle Audit, mai, Strasbourg,

[halshs-00460128].