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NOUVELLES LOUBATIÈRES Laboratoires du noir

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Douze auteurs de romans policiers ont répondu à l’appel des organisateurs de la Novela, festival des savoirs partagés, qui se tient chaque automne dans la Ville rose. Leur mission : rencontrer un des douze chercheurs toulousains, hommes et femmes en parité, de toutes disciplines, de tous âges, et écrire ce que cette rencontre leur inspirait. Les douze nouvelles noires qui en sont nées, préfacées par Patrick Raynal, sont à lire sous la signature de Jean-Pierre Alaux, Laurence Biberfeld, Jean Songe, Serguei Dounovetz, Christophe Guillaumot, Daniel Hernandez, Hervé Jubert, Marin Ledun, Elena Piancentini, Benoît Séverac, Romain Slocombe et Marie Vindy.

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NOUVELLES LOUBATIÈRES

Laboratoiresdu noir

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ISBN 978-2-86266-682-2

© Nouvelles Éditions Loubatières, 201210 bis, boulevard de l’Europe – BP 50014

31122 Portet-sur-Garonne Cedexwww.loubatieres.fr

Photographie de couverture : Nicolas Jouveneaux

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Table des matières

Enigma DômeHervé Jubert ............................................................................... 13

Mission « Couronne du Christ »Jean-Pierre Alaux ...................................................................... 25

Ma petite entreprise ne connaît pas la criseLaurence Biberfeld .................................................................. 35

MartingaleMarie Vindy ................................................................................. 49

Cocorico ! Monsieur GèneJean songe..................................................................................... 63

Dead lineMarin Ledun ................................................................................ 75

Le gang des PyralesBenoît Séverac ........................................................................... 89

L’alpha et l’omégaChristophe Guillaumot ....................................................... 101

Killer beesSerguei Dounovetz ................................................................ 115

NanotechnologiesRomain Slocombe ................................................................... 131

Le mystère de l’observatoire du pic du MidiDaniel Hernandez .................................................................. 145

PassagesElena piacentini ..................................................................... 159

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Préface

Je n’étais pas installé depuis deux mois dans mon fauteuilde directeur de la Série Noire qu’un ami vint déposer surmon bureau un roman américain, dont il m’assura qu’il étaitsi dingue, si drôle et si déjanté, que seule la Série Noire étaitdigne de l’héberger. Je l’ai lu et sans barguigner, j’ai choisid’en faire le premier des romans publiés sous ma responsa-bilité. Écrit par un certain Allan C. Weisbecker, Cosmix ban-didos raconte les hauts faits d’un trafiquant de cocaïne,recherché par plusieurs agences gouvernementales nord etsud-américaines pour trafic d’armes et de drogues et sansdoute d’autres crimes et délits, qui vit dans la jungle colom-bienne avec son chien, un serpent amateur d’armes à feu, etJosé, un bandido local. Sa vie change le jour où José, aprèsune expédition avec ses collègues, lui ramène le fruit del’agression d’une famille américaine dépouillée à l’aéroport :les cartes postales des enfants, un appareil photo sans pelliculeet des livres sur la physique quantique. Dès lors, notre hérosva entreprendre deux missions : avertir de son infidélité lesdifférents petits amis auxquels la fille adolescente de la familleavait prévu de poster ses cartes, et se remémorer son histoirepersonnelle à la lumière de la physique quantique. Ce dernierobjectif nécessitant d’ailleurs d’approfondir le sujet et donc,entre autres, d’attaquer à l’arme lourde une bibliothèqueuniversitaire.

Dans mon ignorance crasse de tout ce qui touche à laphysique, qu’elle soit quantique ou classique, je n’ai vu danscette histoire qu’un délire hilarant où notre héros, puissam-ment soutenu par le mezcal, la cocaïne, la marijuana et autres

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substances hallucinogènes, affronte et tourne en ridiculetoutes les polices du continent américain. Le sous-titre del’édition originale, la quête de contrebandiers à la recherchede la signification de la vie, aurait dû me mettre la puce àl’oreille, mais, en praticien avisé du polar et de la littératurenoire, j’avais l’habitude des études de milieu et des sous-textes qu’utilisent les bons auteurs pour insérer leur fictiondans la réalité. Ce fut Jean-Marc Lévy-Leblond, vieux copainet physicien de renom, qui me déniaisa. Il écrivait un articlesur le livre et voulait en savoir plus sur l’auteur : « Ne me dispas que tu ne sais pas ce que tu as publié… Ben, c’est toutsimplement une illustration du bouquin de Niels Bohr, Phy-sique atomique et connaissance humaine. »

Jamais aucun ouvrage de la Série Noire ne reçut autantde recensions de magazines scientifiques. Cosmix Banditosdevint illico un roman doublement culte. Pour les aficionadosde la S. N., il rejoignit le pinacle des quelques textes uniquesqui émaillent la collection depuis sa création, et pour lesscientifiques, il reste une curiosa absolue, un exemple uniquede l’irruption de la fiction dans le champ le plus abstrait dela science moderne.

L’édition littéraire française aime que les choses soientbien rangées. Il existe déjà une catégorie où ranger les œuvresde fiction qui font leur lit de la science et de l’explorationdu futur, et la science-fiction aligne suffisamment de chef-d’œuvre pour que le titre de genre littéraire lui soit sansconteste accordé. En toute logique, un roman traitant de lafameuse controverse qui opposa Einstein et Bohr sur Dieuaurait dû être rangé dans le rayon science-fiction par les cri-tiques, les libraires et les lecteurs. Pourtant, personne ne s’ytrompa, c’était indiscutablement un polar. Aussi indiscuta-blement polar que les douze nouvelles de ce recueil qui,toutes mettent la science au cœur de leurs intrigues et qui,toutes, ont été conçues en collaboration avec des scientifiquespatentés. Nul doute que si l’on avait demandé à ces auteurs

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d’écrire une nouvelle de science-fiction, ils l’auraient fait in-discutablement et avec le même talent. Mais c’est un polarqu’on leur a demandé et, tout en respectant la contrainte,c’est l’amour, la haine, la jalousie, le lucre et la corruptionqu’ils ont tous mis en scène. Parce qu’elle est totalement bra-quée sur le futur, la science-fiction fait peu de cas de ceuxqui se débattent dans un présent souvent lourdement obérépar le passé. À l’inverse, c’est parmi ces derniers que le polaraime à trouver ses protagonistes. Nos auteurs l’ont bien com-pris, qui se sont servi d’un cadre imposé – la science en l’oc-currence – pour mieux parler d’eux, de nous, de nos viceset de nos grandeurs. Ce faisant, ils inscrivaient leurs textesdans les fondamentaux du polar, car, quelles que soient lesdéfinitions que l’on cherche à lui donner, c’est toujours surl’homme que l’on finit par retomber, l’homme et sa fichuehabitude de suivre jusqu’au bout ses instincts. On m’objecteraque ces propos peuvent s’appliquer à la quasi-totalité dugenre romanesque. C’est parfaitement exact. C’est mêmepour ça que ma passion pour le roman est indissociable demon amour pour le polar. D’ailleurs, si Cosmix banditos estun aussi sacré bon roman, ce n’est pas à cause des Quarks,mais grâce à l’empathie que je ressens pour ses personnages.

Patrick Raynal

préface

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Hervé Jubert

Birgit inaugura le massacre.L’axe de motorisation d’un des télescopes était tombé en

panne. L’opération de pure routine consistait à sortir de lastation, à parcourir cinq cents mètres aller, à démonter l’axeet à parcourir cinq cents mètres retour. Le thermomètre indi-quait moins cinquante degrés Celsius. Plutôt doux pour lasaison.

Birgit insista pour y aller seule.Gunther observait le site d’AstroEuropa aux jumelles

depuis la chambre attenante à l’hôpital lorsqu’il repéra laforme allongée sur la glace. Il donna l’alerte. Jipé (le mécano)y fonça en ski-doo. Il ramena Birgit, inconsciente. On latransféra direct au bloc. Les six autres membres de la stationse pressèrent autour de son corps comme des vautours surun cadavre. Gunther fut obligé de les mettre à la porte pourtenter de sauver l’astronome dont le cœur s’était arrêté debattre.

Il la choqua. Il pratiqua un massage cardiaque pendantdix bonnes minutes. Il la choqua encore. En vain.

Gunther n’autopsia pas Birgit mais il analysa son sang.Il conclut à un empoisonnement alimentaire. Du moins,c’est ce qui apparaît dans son rapport. Les conserves de croco-dile et de kangourous furent bannies des cuisines. De toutefaçon, la viande australienne était dégueulasse.

Avant de continuer dans les réjouissances, je vous plantele décor.

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Le dôme E désigne une station d’études scientifiques fran-co-allemande installée au milieu du continent antarctique,un des environnements les plus hostiles de la planète. Ledôme n’en reste pas moins très confortable.

Il est constitué de deux tours de trois étages chacune.Dans la tour « silencieuse », de bas en haut on trouve : l’hôpi-tal, les chambres, les labos et les salles de communication.Dans la tour « bruyante » : au premier les locaux techniques ;au second la salle de sport, de vidéo et les magasins ; autroisième les cuisines, le resto et les bibliothèques.

Ces espaces de vie se dressent au milieu d’une plaineblanche à perte de vue. Les modules scientifiques se concen-trent au sud, d’où viennent les vents dominants. Vous avezla galerie de stockage des carottes glaciaires, les sheltersd’études géomagnétiques, la plate-forme MacDonald pourles observations astronomiques (elle ressemble à un M géant),le World Trade Center, pylône de trente mètres de hautauquel sont accrochés divers instruments. Au nord, des tenteset des containers abritant les réserves de fuel et de vivres,plus le camp d’été.

Le dôme bourdonne de la présence d’une cinquantainede résidents de novembre à février. Le reste du temps, unedizaine d’hivernants seulement vit ici.

Ils ont pour mission de mener les expériences scientifiques,d’entretenir la station, de survivre sans s’entre-tuer dans unenvironnement confiné et sans secours possible. Au plus pro-fond de la nuit polaire, le vent aidant, la température peuttomber à moins 90 degrés. La base la plus proche se trouveà mille kilomètres. Aucun avion ne peut voler jusqu’au dômeE avant le début du mois de novembre.

Qui sont les cinglés qui signèrent pour cet hivernage ?Birgit, astronome associée à l’université de Dortmund,

quarante-trois ans.Jipé, le mécano. Un furieux du tournevis. Toujours à dé-

monter, remonter, réparer.

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Marc, l’électrotechnicien, affecté à la centrale de sécurité,responsable des groupes électrogènes. Discret. Une femmeet un bébé l’attendaient en France. Sa disparition est cellequi m’a le plus peinée.

Régis le plombier. Régis le déconneur. Jamais le dernierpour organiser une soirée déguisée, un dîner thématique,une chasse aux œufs de Pâques en extérieur… Un vrai boute-en-train.

Gunther le toubib, la petite cinquantaine.Enzo le cuisinier. Français par sa mère, allemand par son

père et né en Calabre. Un numéro à lui tout seul.Svéa, la glaciologue, dont c’était le second hivernage. Bril-

lante. Jolie. Drôle. Trop jolie et trop drôle.Thierry qui portait la double casquette d’informaticien

et de météorologue, le vétéran de la bande.En tout huit personnes. Deux filles et six garçons. Trois

Allemands et cinq Français. Et autant de façons de mourir.Revenons à nos hivernants, trois jours après la mort de

Birgit.Ils envoyèrent un mail pour signaler le décès à Paris et

Berlin. Le corps avait été rangé par Gunther dans le congé-lateur de l’hôpital. Les patrons français et allemands pro-posèrent d’installer une cellule de soutien psychologique àdistance. Mais les communications Internet étaient vraimentpourries cette année-là et cela s’avéra rapidement impossible.Les hivernants ne disposaient que de cinq minutes deconnexion par jour, à 64 kbps en plus. Juste de quoi envoyerdu texte et en recevoir. La vidéo, on pouvait faire une croixdessus.

Nous étions aux alentours du 21 juin, près du solsticed’été, en pleine nuit polaire. Le soleil ne réapparaîtrait pasavant la mi-août mais sa promesse de retour était censéeréchauffer les cœurs. En temps normal, cette période spécialedu mid-winter était consacrée à la fête. La cave à biture était

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bien fournie. On levait un peu le pied sur les missions scien-tifiques. On se lâchait sept jours pleins.

La mort de Birgit plomba évidemment l’ambiance. Thier-ry, qui avait été désigné chef de station par nos huiles, proposade réduire les sept soirées de réjouissances à une qui fut, ilfaut le dire, mémorable. Quelle beuverie ! J’en ai rarementvu de telle. Même durant l’oktoberfest. Jipé mit trois jours às’en remettre.

Les semaines passèrent. La routine relégua la mort de l’as-tronome au second plan. Marc surveillait ses capteurs et sesalarmes. Régis bricolait la blonde, comme il appelait le sys-tème de traitement des eaux grises. Svéa étudiait ses carottesde glace et menait d’autres expériences dans des fosses,creusées ici et là par Jipé, toujours prêt à bêcher pour sesbeaux yeux. Thierry envoyait sa sonde météo chaque jour à19h30. Gunther, en chômage technique (personne n’étaitmalade) lui filait un coup de main pour dégivrer les instru-ments du World Trade Center. Enzo accomplissait des mir-acles en cuisine.

Dans mon souvenir, c’était un 27 juillet. Un clair de lunemagnifique baignait la station dans une atmosphère ouatée,crépusculaire. Thierry était accroché avec son harnais vingt-cinq mètres au-dessus du sol lorsqu’il remarqua quelquechose près de la piste d’atterrissage : un gros caillou noir. Levent avait bien soufflé la semaine précédente. Il avait rabotéquelques congères.

Thierry le signala dans sa radio. Ses derniers mots furent« … truc bizarre ». Il perdit l’équilibre. Son harnais céda. Ils’écrasa à deux pas de Gunther qui ne put rien pour le sauver.Le chef avait la nuque brisée.

Rebelote. Gunther alerta la station. Jipé déboula avec leski-doo. Thierry fut ramené à l’hôpital. On étudia son harnaissous toutes les coutures. Un des mousquetons avait cassénet. Fragilisé par le gel ou saboté ? S’agissait-il d’un accidentou d’un…

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– Meurtre.Svéa osa lâcher le mot interdit. Elle avait l’habitude de

dire tout haut ce que les autres pensaient tout bas. L’und’entre eux avait tué Birgit puis Thierry.

– Raconte pas de conneries, rétorqua Marc. Peut pas yavoir de passager clandestin dans la station. Ou alors tusonges à une créature venue d’un autre monde ?

– Un de nous a tué Birgit et Thierry, s’obstina Svéa avantde se servir un scotch bien tassé.

Un de nous.Dans un roman ou dans un film, ce genre d’annonce

génère des jeux de regard sans fin, des alliances et destrahisons, une tension palpable comme on dit (expressionqui m’a toujours tapée sur les nerfs). On aurait pu s’attendreà un pétage de plombs généralisé. Il n’en fut rien.

Svéa, avec ses yeux de chat et son joli petit cul, prit leschoses en main. Jipé aurait pu s’y coller. Ou Marc. Non.Svéa était la nouvelle alpha, la boss. Et elle prit les choses enmains avec un sang-froid exemplaire. Je dois le reconnaître.

Birgit occupant déjà le frigo de la salle d’op, il fut décidéde déposer le cadavre de Thierry dans un des abris, à l’ex-térieur. À moins cinquante, on le retrouverait intact à l’arrivéedes estivants. Les chefs furent avisés de ce second décès. Ilsse révélèrent aussi désarmés que la première fois. Puis Svéaréunit tout le monde dans la salle vidéo.

– Qui croit à la thèse de l’accident ? demanda-t-elle.Gunther leva la main. Une voix contre cinq.– Okay. On va partir du principe que quelqu’un se cache

dans la station. On va la fouiller par équipes de deux. L’in-térieur et l’extérieur. Camp d’été inclus. On laissera nosradios ouvertes.

Les équipes se dispatchèrent aux quatre coins d’Europa.Cinq heures plus tard, elles se réunirent, bredouilles. Chaqueplacard, chaque abri avait été inspecté. Même le fondoir qui

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servait à transformer la neige en eau potable. Il n’y avait per-sonne d’autre qu’eux. Chacun était forcé de l’admettre.

Le ballon-sonde ne s’envola pas ce jour-là. Le mail quo-tidien avec les données polaires ne fut pas envoyé aux scien-tifiques tranquilles pépères, bien au chaud, dans leurs labos,à vingt mille kilomètres de là. Les chefs de projets râlèrent.Ces deux morts ne devaient pas remettre en question lesmissions dont nous étions responsables. L’entretien de la sta-tion coûtait des millions d’euros.

Les six tapèrent la réponse ensemble : « Allez vous fairevoir chez les Grecs. » Puis ils se réunirent autour d’une bou-teille de brutal.

– Thierry avait vu un truc bizarre, rappela Jipé, un peupété (il l’avait entendu dans sa radio). Faudrait qu’on aillejeter un œil. Croyez pas ?

– On ira mon vieux, promit Marc. On ira.Les hivernants gagnèrent leurs chambres en titubant. Sauf

Jipé qui sauta Svéa dans la tour A censée être calme…Le réveil fut difficile. D’autant plus que Gunther était le

seul à avoir pris du citrate de bétaïne. On rassura les patronsqui pétaient les plombs. Un nouveau planning fut établi.Avec deux plein-temps en moins cela relevait du numérod’équilibriste.

Priorité fut donnée aux sondes et aux instruments demesure. Les télescopes seraient bâchés. Tant pis pour le projetde l’université de Dortmund. (Je ne rentrerai pas dans lesdétails. Sachez seulement qu’il s’agissait de traquer le rayon-nement fossile de l’univers.) On décida aussi de se rendredans la zone repérée par Thierry, derrière le pylône. Maispour cela, il fallut attendre plusieurs jours.

Le vent s’était levé. Pas aussi violent que le catabatique,sur la côte du continent, qui souffle à cent cinquante kilo-mètres-heure en permanence et peut dépasser les trois centsquand il s’énerve vraiment. Mais il interdisait quiconque desortir plus d’une demi-heure. Le ski-doo risquait de péter sa

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courroie. Quant à la chargeuse, il fallait compter une journéeentière pour la réchauffer et dégeler l’essence dans le réser-voir.

Le train-train se réinstalla. Un jour. Deux jours. Troisjours. Enzo décida de rationner l’alcool. Se mettre minablene ferait pas avancer le schmilblick. Le vent ne tombait pas.Une puis deux semaines. On en oublia presque l’objet aperçupar Thierry. Lorsque l’atmosphère se calma enfin, on était àla mi-août. Le moment pour le soleil de réapparaître.

Les six montèrent sur la terrasse de la tour B et, serrés lesuns contre les autres, eurent la larme à l’œil en voyant lasource de toute vie. Ils étaient épuisés, physiquement,nerveusement, moralement. De véritables loques.

Enzo proposa un jour de relâche. Gunther composa uncocktail vitaminé foudroyant qui fila la patate à tout lemonde. La randonnée jusqu’au mystérieux caillou aperçupar Thierry fut décidée au débotté.

Seuls Marc et Enzo restèrent à la station. Svéa, Gunther,Jipé et Régis se rendirent, d’une démarche d’astronaute, àl’endroit visé. La chaleur que le soleil leur apporta était pure-ment psychologique. Par cette température, il suffisait d’ex-poser un morceau de peau et, cinq minutes plus tard, elleétait brûlée par le froid. La brûlure mettrait deux semainesà se soigner.

Un caillou les attendait. Pas n’importe quel caillou. Unemétéorite.

Des empreintes de pas apparaissaient dans la neige toutautour. Ainsi que d’autres traces d’impacts, dans un cercled’une vingtaine de mètres. Les empreintes appartenaient àune seule et même personne. Jipé eut la présence d’espritd’en photographier un spécimen avec un marqueur à côté.La petite troupe retourna au dôme, avec son fragment deciel.

Il suffit de quelques analyses (Svéa avait des compétencesen minéralogie) pour se rendre compte que cette météorite

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venait de Mars. Elle était dans un état de conservation re-marquable. Quant aux empreintes, elles correspondaient àun bon quarante-quatre. Une seule personne présentait detelles palmes.

Birgit. Elle avait forcément découvert la météorite.– Pourquoi elle ne l’a pas ramenée ? demanda Enzo.– Elle a ramené les fragments qui étaient autour, affirma

Jipé. Suffit de regarder les traces. Ils doivent être quelquepart dans la station.

Chacun s’interrogea du regard. Les météorites martiennesse vendaient dix fois plus cher que l’or. Mille euros le gramme.Le morceau posé sur la table pesait quatre-vingt-cinqgrammes. Faites le calcul. Et s’il y en avait d’autres…

– On l’aurait tuée pour ça ?La thèse du meurtre venait de repasser devant celle de

l’accident. Forcément, quand on tient un mobile… Marcsouleva une question intéressante.

– Pourquoi buter Thierry ?Nul ne sut répondre. Mais le malaise était évident.Mes petits camarades vécurent les deux mois suivants

comme un pur cauchemar. Je ne vous infligerai pas un récitjour par jour, un journal de cette descente aux enfers. Je nevous assommerai pas avec une analyse psychologique détaillée.Je préfère vous livrer un simple rapport des faits.

J’avais tué Birgit. Pour Thierry, il s’agissait d’un accident.Mais la série était lancée et la mort dans la place.

La troisième sur la liste fut Svéa. On la retrouva, un matin,dans sa chambre. Son radiateur était fermé. Elle avait ouvertla fenêtre de son module. Le froid l’avait saisie dans son som-meil.

Les pontes exigèrent que Gunther analyse son sang. Il netrouva aucune trace d’empoisonnement. Le cadavre de Svéaalla tenir compagnie à celui de Thierry, dans l’abri extérieur.

Meurtre. Accident. Suicide. La Faucheuse testait son cata-logue Passage à trépas.

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Deux semaines plus tard, Jipé tira le mauvais numéro. Ilvirait pochtron. (Il avait réussi à se fabriquer un double dela clé du magasin d’alcool.) On le croisait bourré du matinau soir. Il enduisait un ballon météo de kérosène, procédurehabituelle pendant l’hiver austral. Il s’alluma une cigarette.Le ballon s’enflamma et lui avec. Il se transforma en torchehumaine et faillit foutre le feu à l’une des tours. Heureuse-ment, Gunther, Enzo, Marc et Régis étaient rompus aux ex-ercices incendies.

On posa la dépouille carbonisée de Jipé à côté de cellesde Thierry et de Svéa.

Mi-septembre. Encore deux longs mois avant que les sec-ours arrivent. Personne ne se déplaçait sans une arme quel-conque. On ne se parlait plus que par monosyllabes. Leshommes régressaient à l’état d’animaux piégés.

La réaction du cuisinier et du mécano ne manqua pas depanache. Ils se mirent d’accord, en secret. Ils quittèrent lenavire, purement et simplement, à bord de la chargeuse quiservait à remplir le fondoir. Ils partirent en tirant derrièreeux un traîneau chargé d’essence, de vivres et d’un abri defortune. Ils piquèrent le fragment de météorite. Elle ne leurporta pas chance.

Plus tard, beaucoup plus tard, la première caravane desestivants tomberait sur leurs cadavres à environ cent kilo-mètres du dôme E, pétrifiés. La chargeuse avait cassé une deses chenilles.

Restaient Régis et Gunther. Pendant des jours, ils setournèrent autour comme des loups. Régis était plus jeuneque Gunther qui avait à portée de main une armoire pleined’anesthésiants. Le toubib fut le plus rapide.

Il voulait juste neutraliser le plombier qu’il sentait de plusen plus menaçant, au bord de la folie. La dose d’anesthésiquequ’il injecta à Régis le tua sur le coup. Allergie au curare.Gunther ne pouvait pas prévoir.

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Le dernier homme ne pouvait plus communiquer avecle reste du monde. Les ordinateurs, sensibles à l’air trop sec,avaient pété les uns après les autres. Impossible de les réparersans Marc ou Jipé. Côté eau douce, Gunther vécut sur lesréserves et sur la neige qu’il allait chercher dehors. Deuxgroupes électrogènes rendirent l’âme mais le troisième tintbon. Ce qui lui sauva la vie jusqu’à ce jour de novembre oùle Twin Otter passa en rase-mottes au-dessus des tours. Gun-ther courut à l’extérieur pour montrer qu’il y avait encorequelqu’un de vivant au dôme Europa. Le pilote effectuaplusieurs passages et repartit vers la côte. La piste n’avait pasété dégagée. Il ne pouvait pas se poser.

Les véhicules terrestres mirent dix jours de plus pour re-joindre la station. Lorsque le raid parvint enfin dans ce boutde monde, Gunther ne vint pas à sa rencontre. On le dé-couvrit face à la télévision, dans la salle vidéo où il avait con-centré radiateurs et couvertures chauffantes. Il regardaitShining.

Un représentant de la loi avait accompagné le raid. Il fitles premières constatations, enregistra le récit de Gunther,compta les cadavres. Une fois la piste damée, le Twin Otterput se poser. L’avion rapatrierait les corps et le médecin sur-vivant en Europe via la Nouvelle-Zélande. Là il serait à nou-veau interrogé et on verrait quelle suite donner à cette affaire.

Les autorités néo-zélandaises, tatillonnes au possible, re-tardèrent le transfert des dépouilles. Les analyses avaient déjàété effectuées sur celui de Birgit. Gunther proposa qu’ellesoit incinérée dans un crématorium de Christchurch. Ellen’avait pas de famille. Personne ne la pleurerait. Cette for-malité accomplie, le toubib put continuer son voyage, sousbonne escorte, avec les corps des scientifiques, du cuisinier,du plombier, du technicien qui avaient été victimes de ceque les journaux avaient baptisé la malédiction du dômeEnigma.

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À Berlin, Gunther fut interrogé, encore et encore. Tousles paramètres possibles furent analysés. La station subit unexamen minutieux. Au bout d’un an d’enquête, on conclutà une « succession malheureuse d’accidents ». Des psycho-logues brillants se penchèrent sur cet hivernage hors normeet éclairèrent de leurs lumières ceux qui préparaient l’expédi-tion martienne dont le maillon faible est l’être humain.

Mars. On y revient toujours. Comme c’est amusant.Gunther me rejoignit en Tasmanie, comme nous l’avions

prévu dès le début. Nous y vécûmes heureux le temps qu’ilnous restait.

Un cancer de la gorge l’a emporté il y a trois ans. Je vaisbientôt le suivre. D’où cette confession que je confierai àmon notaire pour qu’il l’envoie à mon ancien labo de Dort-mund après ma mort. Ils seront épatés de connaître la vérité.

Lorsque je suis tombée sur cette météorite dont un frag-ment m’échappa – quel gâchis – j’ai tout de suite vu les deuxvoies possibles. La bonne, la juste, la noble : remettre cescailloux exceptionnels à mon pays. La mauvaise, l’égoïste,mais qui me plaisait infiniment plus : les garder pour moi.

Mais comment les ramener ? Comment passer lesdouanes? Comment cacher un tel trésor aux autres hivernantspendant des mois ? Comment tenir ma langue alors qu’onvivait les uns sur les autres ?

C’est à ce moment que j’ai décidé de tuer Birgit. Pas unegrosse perte. Je n’avais jamais aimé cette astronome démotivéeprise à la gorge par des dettes impossibles à rembourser.

Birgit… Elle… Je partageais une certaine intimité avecGunther et le mis dans la confidence. J’aurais besoin d’unallié. Il entra dans mon jeu. Il me déclara morte. Il me cachadans le congélateur, qu’il débrancha bien sûr. Il me cacha etme nourrit pendant des mois. Il me transporta jusqu’àChristchurch, moi et mes trois kilos de météorite dissimulésdans le cercueil. Il graissa la patte d’un employé du créma-

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torium. Je m’embarquais ensuite pour la Tasmanie, muniede faux papiers. Adieu Birgit. Bonjour Sarah.

J’attendis que Gunther soit déclaré innocent et la suiterépondit à mes attentes. Mille euros le gramme… Au coursdes années, nous vendîmes les fragments dans différentessalles de vente. La météorite nous rapporta près de deux mil-lions d’euros. De quoi vivre tranquille. Telle était notre am-bition. Vivre tranquille. Simplement. Jusqu’à ce que la mortnous rattrape.

Quant à mes compagnons d’hivernage…Vous voulez savoir la meilleure ? Je n’ai tué personne à

part mon ancien moi. Thierry : accident. Svéa : suicide (unelettre fut retrouvée plus tard sous sa paillasse). Jipé : alcoolisme.Marc et Enzo : bêtise. Régis : réaction allergique violente.

Je ne les ai pas tués mais je suis sûre que, si j’étais sortiede mon placard au dernier moment, on m’aurait tout collésur le dos. Et si les autres avaient été au courant pour lamétéorite, cela aurait abouti au même résultat. Chacun auraitvoulu la garder pour soi. Ça se serait fini en carnage.

Finalement, j’ai bien fait. J’ai choisi la bonne voie. Vousne pensez pas ?

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Douze auteurs de romans policiers ont réponduà l’appel des organisateurs de la Novela, festival

des savoirs partagés, qui se tient chaque automnedans la Ville rose.

Leur mission : rencontrer un des douze chercheurs toulousains, hommes et femmes en parité, de toutes disciplines, de tous âges, et écrirece que cette rencontre leur inspirait.

Les douze nouvelles noires qui en sont nées,préfacées par Patrick Raynal, sont à lire sous la signature de Jean-Pierre Alaux, Laurence Biberfeld,Jean Songe, Serguei Dounovetz, Christophe Guil-laumot, Daniel Hernandez, Hervé Jubert, MarinLedun, Elena Piancentini, Benoît Séverac, RomainSlocombe et Marie Vindy.

ISBN 978-2-86266-682-2

Dépôt légal : septembre 2012

9 782862 66682216 €