Lacan Et La Politique

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    http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=CITE&ID_NUMPUBLIE=CITE_016&ID_ARTICLE=CITE_016_0105

    Lacan et la politique

    par Jacques-Alain MILLER, Jean-Pierre CLERO et Lynda LOTTE

    | Presses Universitaires de France | Cit s

    2003/4 - n 16

    ISSN 1299-5495 | ISBN 2130534570 | pages 105 123

    Pour citer cet article :

    Miller J.-A., Clero J.-P. et Lotte L., Lacan et la politique, Cits 2003/4, n 16, p. 105-123.

    Distribution lectronique Cairn pour Presses Universitaires de France .

    Presses Universitaires de France . Tous droits rservs pour tous pays.

    La reproduction ou reprsentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorise que dans les limites desconditions gnrales d'utilisation du site ou, le cas chant, des conditions gnrales de la licence souscrite par votretablissement. Toute autre reproduction ou reprsentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manireque ce soit, est interdite sauf accord pralable et crit de l'diteur, en dehors des cas prvus par la lgislation en vigueuren France. Il est prcis que son stockage dans une base de donnes est galement interdit.

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    Lacan et la politiqueENTRETIEN AVEC JACQUES-ALAIN MILLER

    PROPOS RECUEILLIS PARJEAN-PIERRE CLRO ET LYNDALOTTE

    JEAN-PIERRE CLRO, LYNDALOTTE. Lacan est mort il y a un peu plus de vingtans, en 1981 ; il semble que sa prsence,pour ne pas dire son rgne, nait jamaist aussi clatante. Il faut toutefois se m-fier de ce qui parat vident et peut-tre y

    a-t-il eu de profonds changements aucours de ces deux dernires dcennies oson uvre est apparue comme la rfrenceoblige, mme aux contradictions de sesthses. Peut-tre cause de la pit deceux qui ont entour son uvre et qui,comme vous lavez fait, ont permis dinnombrables leons du Sminaire depasser de lenseignement oral une su-perbe forme crite, Lacan na pas connule passage par le purgatoire que subis-sent le plus souvent les grands auteursaprs leur mort. Sa figure est devenuecelle dune sorte de pre de la psychana-lyse, en passe de se substituer celle deFreud, et rayonnant sur la famille desanalystes, tantt dchire, tantt rcon-cilie ; comme toutes les familles.

    Cette occultation de Freud nest passans importance pour le sujet qui nousoccupe ; en effet, dans la premire partiedu XXe sicle mme si nous en avonsparfois un peu perdu le sentiment, en d-pit de lexistence dune littrature fine et

    importante sur la question , Freud lui-mme et de nombreux psychanalystes deson entourage ont pris des positions poli-tiques quils ont souvent payes de lexil.Il y a eu des freudiens de gauche (Gross,Fnichel, Marcuse, Fromm, Reich) etdes freudiens de droite (Jung, Grod-deck), des faons dtre de gauche etdtre de droite en se rclamant de lapsychanalyse.

    Limportance tout fait extraordi-naire prise par Lacan en France de-puis 1945, et sans doute aussi hors deFrance quoique dans une moindremesure dans les pays anglo-saxons pa-rat avoir beaucoup chang les choses.Quel a t, quel est, limpact politiquede Lacan jentends aussi bien en phi-

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    Entretien avec J.-A. MillerPropos recueillispar J.-P. Clro

    et L. Lotte

    Cits 16, Paris, PUF, 2003

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    losophie politique que dans la pratiquepolitique ?

    Curieusement cet impact est difficile

    mesurer, sen tenir Lacan lui-mme ; mais on ne se facilite pas la tcheen prenant en compte les lacaniens :un certain nombre dentre eux ne rpu-gneraient sans doute pas tre classs gauche, voire lextrme gauche la-quelle Lacan ne saurait tre directementrattach ; en revanche, un nombre nonngligeable dautres analystes, qui se r-clament de Lacan, ne sont pas sans

    prendre des positions que lon classeraitvolontiers droite, quoique peut-tre tort, comme celles quils prennent sur lafamille et par lespce de primat accordau phallus, quand bien mme le phallusne conciderait pas avec lhomme mleen chair et en os. J. Derrida, il y a long-temps, lui avait dj adress ce reproche.

    Il est peut-tre temps de regarder dunpeu plus prs ce quil en est ; dautant

    que, dune part, il nest pas si facile dedmler une littrature qui coule pleinbord sur cette question, et que, dautrepart, les annes 1980 et 1990 ont tfertiles en vnements majeurs : leffon-drement de la coupure Est-Ouest delEurope et, presque du monde, avec desredistributions idologiques et politiquesspectaculaires, une menace dextrmedroite qui se prcise nouveau dans destats dmocratiques et qui accompagneune grande dsaffection politique de leurpopulation.

    Le problme qui se pose quiconquesintresse conjointement la politique et la psychanalyse est le suivant : com-ment la psychanalyse peut-elle intervenirthoriquement et pratiquement dans le

    champ politique ? Est-ce en crivant desouvrages thoriques : ds lors, quelle al-lure peuvent-ils prendre ? Est-ce en in-

    tervenant s qualit dans le domaine po-litique pour conseiller le prince ou lescitoyens, les mettre en garde, voire pourdtourner ceux-ci de la politique en leurintimant de mener un destin essentielle-ment personnel et priv ?

    coup sr, de mme que la psycha-nalyse rend un peu moins inintelligentsur sa vie prive, on peut sattendre cequelle rende un peu moins aveugle

    lindividu au sein des groupes, des fou-les, des masses, des tats ; mais on ren-contre une difficult particulire dans lesecond cas : sur quoi faut-il sappuyer pour avoir une influence politique etdans quel sens faut-il la dvelopper ? Ilest difficile de ne pas avoir dans loreilleici la plainte de Fnichel qui disait sondsespoir de navoir pu aider que cinq dix personnes par an. La psychanalyse

    peut-elle tre conue autrement quecomme un immense projet dducationprive ?

    Jacques-Alain Miller On ne sau-rait mieux dire. Un immense projetdducation prive ! Cest ainsi en effetque la psychanalyse doit apparatrequand on considre sa pratique en po-litologue. Elle ne prend pas lhommeen masse, si je puis dire, mais un parun. Elle le retire de la scne publique,

    elle le soumet une exprience singu-lire, qui reste dans la confidence desdeux partenaires. Elle lui promet de lesoulager de certains maux intimes enles lucidant. Et nous en sommesau point o cette pratique, et cellesquelle inspire, lesdites psychothra-

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    pies, sont videmment passes unechelle de masse, au moins dans les so-cits occidentales. Donc, cest une

    ducation, elle est prive, et elle est d-sormais immense. Voil qui vrifietous les termes de la formule. Cela vatout seul. Nous pourrons rviser cepoint de dpart en avanant dansnotre entretien.

    Reste encore le projet . Ce quisest droul sous nos yeux dans laseconde moiti du sicle dernier r-pondait-il un projet ? Projet de qui ?

    de Freud ? Il est certain quil avaitvoulu, et anticip, lexpansion de lapratique quil avait invente. Il avaitcherch en faciliter laccs, il avaitencourag louverture de dispensairespar ses lves, et ceux dentre euxque portaient des idaux progressistesont servi ce projet. Mais cela va au-del. Il avait prvu demble que deproche en proche il se produirait

    terme dans la socit ce quilnhsitait pas appeler une Aufkl-rung psychanalytique, et quil en r-sulterait une tolrance sociale indite jusqualors lendroit des pulsions.Cest bien ce quoi nous assistonstous les jours.

    Prenons lexemple le plus rcent,qui est pass inaperu en France, la d-cision de la Cour suprme des tats-Unis du 27 juin dernier. Depuis

    quelle avait interdit de recompter lessuffrages de Floride et donn la prsi-dence Bush, on glosait sur lorien-tation ractionnaire de la Cour. Voiciquelle accepte dexaminer le cas sui-vant : la police de Houston, alertepar le voisinage pour une affaire

    darmes, pntre dans lappartementde M. Lawrence, constate quil se livre une activit homosexuelle avec un

    partenaire, adulte et consentant, em-barque les deux hommes, qui sontcondamns en vertu de la loi anti-sodomie en vigueur au Texas. Il ny apas si longtemps, 1960, il ny avait pasun tat des tats-Unis qui nait euune telle loi, et il en restait encore 13.Eh bien, la Cour a invalid toutesles lois jusqualors traditionnellescontre le deviant sex, les dviations

    sexuelles. La dcision historique, r-dige pour la majorit par le jugeAnthony Kennedy, lev pourtant laCour suprme par Reagan, sexprimeen termes chaleureux propos deshomosexuels, et stipule que ltat nepeut ni ravaler (demean) leur exis-tence, ni contrler leur destin encriminalisant leur conduite sexuelleprive .

    La Cour suprme na fait quesaligner ainsi sur la Cour europennedes droits de lhomme, mais ce fut, etcest encore, un tremblement de terreaux tats-Unis. La droite religieuseenrage, annonce louverture de gran-des cultural wars: si lon admet main-tenant que lactivit sexuelle sinscritdans une dimension qui lui estpropre, si la responsabilit du sujetny est pas engage au sens juridique,

    va-t-on maintenant lgaliser la bestia-lit, la pdophilie, voire linceste, etmme le mariage homosexuel, etc. ?Eh bien, cest le progrs des Lumirespsychanalytiques prophtis parFreud ! Il a fini par changer lespritdes lois !

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    CITS. Linconscient nous achang le monde , disait Lacan au d-but des annes 1960. Peut-tre.

    JAM. Cela ne fait pas de doute, sivous glissez entre psychanalyse et po-litique les murs, ce que lon appelledun mot fade les questions de so-cit. Cest par ce biais que la psy-chanalyse a chang le monde, pluttque par une influence directe sur lapolitique, en chuchotant loreille desprinces. Laissons cela lastrologie. Leprsident Reagan ne prenait pas une

    dcision importante, ne fixait pas dedate sans consulter son astrologue, etcela est depuis toujours. Le beaulivre dAnthony Grafton sur Cardan,Cardans Cosmos, comporte un cha-pitre bien divertissant sur lastrologuecomme conseiller politique. Direz-vous pour autant que lastrologie achang le monde ? Aucune grandedcision ne se prenait Rome sans

    que des oprateurs spcialiss ne scru-tent le ciel, ne fouillent les entrailles,ne nourrissent les poulets sacrs : ilfaut lire l-dessus le chapitre Signa etportenta de Dumzil dans sa Religionromaine archaque. Ce beau savoir, cetart si prcieux, finit discrdit autemps des guerres civiles, pour avoir rpondre une trop grande de-mande. Cicron rapporte que Catondj stonnait que deux haruspices

    puissent se regarder sans rire, et que leSnat voulut rserver cette tude auxrejetons de bonne famille pour quellene soit pas lapanage de gens de peu,ne songeant quau gain.

    Si je voulais pousser mon avantage, je demanderais mme : la politique

    change-t-elle le monde tant que a ?Rappelez-vous, on en doutait forte-ment au temps o la nouvelle histoire

    rgnait sur les esprits. Au regard de lalongue dure, la politique ntait quepripties et pisodes, une agitation desurface. Ce ntait pas faute davoir taux prises avec lvnement. Cest lissue de la seconde guerre mondialeque Braudel publia sa Mditerrane.Linfluence politique de la psychana-lyse, je la vois plutt accorde lalongue ou, disons, la moyenne

    dure, et cest pourquoi la rfrence deFreud lAufklrung me semble ap-proprie. Son influence est commeune contagion, une dilatation tran-quille, lexpansion dun parfum, unesprit invisible qui sempare de tou-tes les entrailles, de tous les organes dela vie spirituelle vous aurez reconnules termes de Hegel propos desLumires dans la Phnomnologie de

    lesprit.Cela dit, il nest pas exclu quen ef-fet, au XXIe sicle, ce soit son psy quelhomme politique consulte avant dedcider. Nous en avons peut-tre lesprmices avec la vogue de ces films co-miques qui montrent un mafieux d-pressif en analyse. Le thme a touchune corde puisquil a t repris dans lasrie tlvise des Sopranos, qui fait untabac aux tats-Unis. Entre une extor-

    sion et une excution, le sympathiquegangster va sa sance, parle de sa ma-man, qui, aprs lavoir nglig dansson enfance, a voulu le faire des-cendre, et recueille les avis que sa th-rapeute lui dlivre avec componction.Cest trs diffrent de lhomme poli-

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    tique, bien sr, car tout indique quelon devrait plutt le reprsentercomme chri par sa mre. Ce nest pas

    aussi loufoque quil peut paratre, carce qui est psy est dsormais pass ltat de sagesse. Il y a encore besoindun oprateur spcialis pour encommuniquer les enseignements, maison peut imaginer que ce ne sera plusun jour que du bon sens. Le transfertira se faire voir ailleurs.

    Jen ai assez fait dans le registre dri-sion de la politique, et ne craignez pas

    que je my maintienne. Cest assezpour marquer que la fonction deconseiller du prince na rien pourblouir. Cest plutt une certaine im-puissance du pouvoir qui apparat auregard du mouvement de la civilisa-tion, un on ny peut rien . Lhistoiredes murs donne le sentiment dequelque chose dirrpressible se frayantson chemin. Irrpressible, le mot qui

    mest venu dit bien ce dont il sagit,quon a touch au refoulement. Quel-que chose a t lev du refoulement, et lchelle sociale. Cest lvnementFreud. Aprs un temps dincubation, ilapparat maintenant que ses effets sesont dverss dans le monde. Ne nousarrtons pas dire quici il a triomphet que l on y rsiste, car cest bien cela que lon rsiste. L o lon rsiste,on ne rsiste pas tant la dmocratie et

    au capitalisme qu limpudeur et ladbauche, si je puis dire, cest--dire lmancipation des femmes et la lib-ration des murs.

    Faut-il limputer Freud ? son projet ? Est-il le dmiurge de lamodernit ? Vais-je attribuer la psy-

    chanalyse le pouvoir que jai soustrait la politique ? Essayons dtre prcis.Quelque chose a eu lieu avec Freud,

    qui est de lordre du consentement etnon pas seulement de la confession.Lglise demandait certes que lonavoue sa sexualit, mais dans ll-ment de la culpabilit, sous lgidedu refus de la chair, pour reprendre letitre de Peter Brown. Ce refus esttoujours l. Cest encore lency-clique Humanae vitae que les socio-logues attribuent les principales dif-

    ficults de lglise catholique dansle mouvement de reconqute quellea entam depuis leffondrement ducommunisme rel.

    Freud a inaugur autre chose, quiest la reconnaissance et lacceptationde la chair , cest--dire des pul-sions, et quelles ont se satisfaire,faute de quoi il y a malaise, maladie,nvrose, symptme. Plus prcisment,

    quelles trouvent dans le symptmeune satisfaction de substitution tantquelles ne sont pas reconnues et ac-ceptes. Cest le grand secret : le symp-tme est une satisfaction, dnie, d-guise, dchiffrer. Le symptmeprospre labri du secret. Quand lesecret est lev, quand le symptme estinterprt, il disparat. la place delindividu malade, dit Freud, met-tons la socit qui, dans lensem-

    ble souffre de nvroses, bien quellecomporte aussi des bien-portants. Ehbien, quand cette socit dans son en-semble aura connaissance du grand se-cret, quand elle saura interprter lessymptmes, ceux-ci nauront plus lieudapparatre. Pour preuve que lide

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    na rien dutopique, il suffit de voircomme les apparitions de la Vierge sesont faites plus rares depuis que le

    clerg autorise les mdecins exami-ner les jeunes filles visionnaires.

    Lide de cette prophylaxie parlindiscrtion, si je puis dire, tait sansdoute trop simple, et dailleurs, dsles annes 1920, la pratique a com-menc montrer que la satisfaction dusymptme pouvait fort bien rsister linterprtation, lui survivre, do d-ception et remaniements thoriques et

    pratiques. Il nen reste pas moins queFreud avait bien vu que, au-del despatients quelle traitait un par un, lapsychanalyse finirait par avoir un effetsocial gnralis. Nous lavons sous lesyeux : la dcadence de linterdit, ou aumoins une difficult nouvelle accr-diter les interdits, lappel immdiat lcoute dans la gestion de toute crise,de tout trouble, lexigence de transpa-

    rence qui pse sur tout pouvoir, et querpercutent vaille que vaille les mdias,le droit aux pulsions, sa jouissance soi nous ne sommes pas loin de levoir inscrit comme droit de lhomme. Jefferson avait bien pu faire inscriredans la Constitution des tats-Unis lapoursuite du bonheur.

    Cest sans doute l que tout a com-menc, avec la Rvolution amricainesuivie de la franaise, avec le progrs

    de lgalit des conditions, pour parlercomme Tocqueville, donc avec le pro-jet des Lumires, auquel Freud se r-fre. Mais ce projet ntait lui-mmequune consquence de lmergence dela science, une fois franchies les limiteso la prudence dun Descartes en-

    tendait en confiner lextension : pastouche la religion, ni la morale et la politique. Cest dabord la science

    qui a chang le monde, en substituantau monde clos lunivers infini, termesde Koyr, qui Lacan a emprunt lesfondements de son pistmologie. Lapsychanalyse elle-mme est impen-sable avant lge de la science. Deman-der quelquun dnoncer tout ce quilui passe par la tte sans ordre ni ideprconue, au hasard, dans la persua-sion que tout ce bric--brac a un sens

    et rpond un ordre cach, voire obit des lois ? Mais il fallait pour cela quelesprit scientifique soit pass dans laconscience commune, la koin, soitdevenu une croyance populaire.

    Lacan a mme profess quen psy-chanalyse le sujet de linconscient estle sujet de la science, quil identifiaitau cogito cartsien. Beau paradoxe,alors quon tait plutt port le

    mettre au principe de lunit de laconscience.CITS. Il est bien que vous com-

    menciez parler de Lacan, car jusquprsent on na gure entendu que le nomde Freud.

    JAM. Sans doute tait-ce pour ledsocculter ! Il mest difficile de croireque Lacan soit en passe de se substi-tuer lui, encore que lon sintroduisesouvent Freud par Lacan, au moins

    celui des Sminaires. Et quand bienmme on ne le fait pas, Lacan est passpar l. Quon le veuille ou non, quonle sache ou pas, on est tributaire de cequil a pu en dire, ft-ce pour le rfu-ter. Il y a lvnement Lacan. Il laisserasur lvnement Freud une trace sans

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    doute indlbile. Il y aussi la figure de Lacan, comme vous dites. On endit du bien, on en dit du mal, mais

    personne ne lui refuse ce que Stendhalappelle quelque part dans ses Prome-nades dans Rome la hardiesse dentre pas comme tout le monde .Cela rend bien difficile de le clas-ser dans les catgories politiques dutemps. La gauche, la droite, aprs tout,ne sont avec nous que depuis la Rvo-lution franaise.

    Allons au plus simple. Que retien-

    drait un lecteur qui feuilletterait lescrits et les dits de Lacan en cherchantcomment caractriser le rapport de La-can la politique ? Il me semble que letrait qui lui apparatrait le plus sail-lant, cest la dfiance lendroit desidaux, des systmes et des utopiesdont le champ politique est sem. Il necroit pas aux lois de lhistoire. Il rcuseBossuet comme Toynbee, Comte avec

    Marx. On ne trouve pas un mot chezlui qui puisse faire penser quil entre-tenait lide daucune cit radieuse,quelle soit place dans le pass ouprojete dans lavenir. Pas de nos-talgie, pas despoir non plus. Quant auprsent, la modernit, il a commeFreud le sentiment trs vif de ses im-passes. Les lendemains ne chantentque le chant du malaise. Ce que lontrouve au contraire, et foison, ce sont

    des notations sur la politique qui vontde lironie au cynisme, ponctues desarcasmes et de ricanements divers.Elle est comique, et elle est meur-trire. Ce quil retient du cardinal deRetz, cest que ce sont les peuples toujours qui soldent les frais de lv-

    nement politique. Il peint le conqu-rant qui arrive avec toujours ces mots la bouche : Au travail ! Lali-

    nation du travail pour lui est un fait,mais un fait de structure, si bien que lalutte des classes encourage seulementles exploits rivaliser sur lexploi-tation, que les exploitants svertuent perptuer. Il reconnat cette vritdans un livre anonyme crit lore duConsulat, qui prne sans fard lunionsacre des possdants anciens et nou-veaux, nobles et acqureurs des biens

    nationaux. On y lit, si mon souvenirest bon, que les gouvernements ont ledevoir de se passer le flambeau dupouvoir sans le laisser jamais tomberdans les mains du peuple, qui naquen faire, sinon le pire usage. Il nestpas plus indulgent pour la contre-socit communiste en France lemot, si je ne me trompe, est dAnnieKriegel qui contrefait les matres

    mots de lordre bourgeois, qui sont ses yeux ceux de Vichy : travail, fa-mille, patrie. Cela, crit en 1970.

    Bref, mon politologue concluraque, dans le champ politique, Lacanest contre tout ce qui est pour. Et celecteur, pour htif que je limagine,naurait pas tort. Aux yeux de Lacan,la politique procde par identification,elle manipule des signifiants-matres,elle cherche par l capturer le sujet.

    Celui-ci, il faut le dire, ne demandeque a, tant, comme inconscient, enmanque didentit, vide, vanouissant,comme le cogito prcisment, avantque le grand Autre divin ne le stabi-lise cest au moins la lecture de Gu-roult. Cest ici le rle que joue lAutre,

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    non plus divin mais politique, si lonveut, ce que Lacan appelle le discoursdu matre, et o il voit rien de moins

    que lenvers de la psychanalyse. Car lapsychanalyse va contre les identifica-tions du sujet, elle les dfait une une,les fait tomber comme les peaux dunoignon. De ce fait, elle rend le sujet sa vacuit primordiale, ce qui, dumme coup, dgage le fantasme in-conscient qui ordonnait ses choix et sadestine, et isole ce qui le supporte,de quelque nom quon lappelle : le

    quantum de libido, lobjet petit a, lecondensateur de jouissance. Il en r-sulterait une possibilit indite pour lesujet de traverser son fantasme, etde prendre un nouveau dpart.

    Vous sentez bien que je cours laposte. Je vous rsume en deux coupsde cuillre pot ce qui demanderait detout autres dveloppements si nousavions parler clinique. Mais tel quel,

    cest suffisant, je lespre, pour que jepuisse avancer devant vous que, pourLacan, la psychanalyse est lenvers dela politique.

    CITS. Pourtant, Lacan ne dit-il pas explicitement que linconscient,cest la politique ?

    JAM. Cest prcisment ce que je vous permets dapercevoir. On apu croire quil serait trs raisonnablede dire que la politique, cest lin-

    conscient, et draisonnable de soute-nir linverse. Il nen est rien, car quelest le definiendum ? Cest de la poli-tique que lon a une ide, alors quproprement parler on nen a aucunede linconscient, cest lui le terme dfinir, tandis que la politique est

    bien plutt le definiens. Dire quelinconscient, cest la politique, cestdabord le situer dans une dimension

    transindividuelle, comme limplique lefait mme de laborder dans la relationanalytique.

    Linconscient freudien nest pasune ralit substantielle qui seraitcache dans le psychisme individuel,conu comme un monde clos, solip-siste, quil sagirait de forcer, eton se demande comment. Cest lin-conscient dun sujet qui est structu-

    rellement coordonn au discours delAutre. Ce sujet na dautre ralit quedtre suppos aux signifiants de cediscours qui lidentifient et qui le vhi-culent. Pour le dire dans les termes descatgories dAristote, cest un upoki-menon, ce nest pas une ousia. Cestun sujet suppos savoir, ou supposau savoir. Lacan a demble abordlinconscient en ayant recours un

    schma de la communication, com-portant metteur et rcepteur, avectoutes les rvisions que vous pouvezimaginer, comme celle de dire que lesujet comme metteur reoit son mes-sage du rcepteur inconscient sous uneforme inverse. Vous mexcuserez dene pas entrer dans le dtail. Il suffitpour ce qui nous occupe de remarquerque Lacan aborde linconscient, enconstruit le concept, sans recours

    aucune intuition, mais bien partirde la pratique analytique elle-mme.Donc, linconscient est une relation,ou quelque chose qui se produit dansune relation.

    En voulez-vous un exemple ?Celui-ci vient de Freud. Cest le mot

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    desprit. Il ny a pas de mot despritsans un public. Il faut quil y aitconnivence avec lui, que lmetteur

    sinscrive dans le cadre des connaissan-ces et des significations, quil se sou-mette aux ides reues, que le messagese conforme aux rgles du discours envigueur, et cest alors seulement que lercepteur, en fonction dAutre, le vali-dera comme mot desprit. Cest dansle champ de cet Autre que le messagespirituel est mis, et, la limite, parcet Autre lui-mme, do il part vers le

    sujet qui le retransmet, lui-mme sur-pris de la trouvaille qui lui vient donne sait o. Eh bien, ce processus, que je vous retranscris en termes laca-niens, Freud lappelle explicitementun processus social . Cest pour La-can le principe commun de toutes lesformations de linconscient.

    Je ne vois pas quil soit l autrechose que freudien. Freud inaugure sa

    Massenpsychologie en soulignant bienque, dans la vie mentale de quelquun,quelque autre est toujours dj impli-qu, comme modle, comme object,comme soutien ou obstacle, de tellesorte que la psychologie individuelleest demble psychologie sociale. Lestermes introduits par Lacan, du sujetet de lAutre, sont l pour articuleravec prcision cette transindividualitprimordiale. Cest lorientation la plus

    constante de Lacan, qui prcde mmeson entre en analyse. Voyez sa thsede psychiatrie. Elle est consacre laparanoa, qui est la psychose o la re-lation sociale, ici la relation lAutrecomme perscuteur, est de premierplan. De mme, quand il semploie un

    peu plus tard rcrire la mtapsycho-logie freudienne dans son article desComplexes familiaux, cest Durkheim

    quil fait appel pour situer la familleconjugale . Et cest enfin chez Lvi-Strauss quil trouvera le ressort de sonenseignement, je veux dire : la triparti-tion du symbolique, de limaginaire etdu rel.

    CITS. Mais il sagit l du social,non de la politique.

    JAM. Cest exact. Mais lAutre abien des dimensions : sociale, comme

    dans lexemple du mot desprit ; lo-gique, quand cest la vrit quil va-lide ; et aussi politique, quand vous r-duisez sa fonction celle du signifiant-matre qui capture le sujet, et lattelle un travail dont la jouissance lui est d-robe. Cest la structure dite du dis-cours du matre , et cest aussi cellede linconscient. Allons jusque-l, quisera, je lespre, parlant pour vous : si

    lhomme est un animal politique, cestparce quil est un tre parlant et parl un parltre , disait Lacan, sujetde linconscient, ce qui le voue rece-voir de lAutre les signifiants qui lematrisent, le reprsentent, et le dna-turent, teignant en lui la jouissancede lanimal que lon doit supposer,mais dont on ne sait rien, sinon cequon peut entrevoir chez lanimal do-mestique. Il sen produit un suppl-

    ment, ce plus-de-jouir qui fait cho la plus-value, et dont toute la ques-tion est de savoir o elle passe, dansquel lieu, dans quelle dimension, etqui se lapproprie.

    Linconscient, cest la politique ;en profrant cette formule, Lacan na

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    Entretien avec J.-A. MillerPropos recueillispar J.-P. Clro

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    rien fait dautre que dannoncer ce dis-cours du matre dont il a construit leschma dans la foule de Mai 68, sans

    doute pour indiquer ses auditeurs,qui se multipliaient alors, dconfitsquils taient de la participation auxvnements, que lissue quils cher-chaient ils la trouveraient plutt duct de la psychanalyse, et par le biaisdune dsidalisation de la politique. Ilest significatif quon ait fait de lui parla suite un des hrauts de la pense-68,alors quil na eu de cesse de dtour-

    ner de limpasse une gnration quilvoyait se perdre, mais il est vrai quil apu se faire couter delle, parce quilaimait lnergie de la rvolte, quil nevoulait pas la dcourager, lteindre,mais la rorienter, la rendre utile. quoi ? Au moins la psychanalyse !Disons, au combat des Lumires.Dautres, minents, de la gnrationde Lacan couraient aprs les tudiants

    ou les couvraient de sarcasmes. Quandvous lisez le Sminairede Lenvers de lapsychanalyse, qui date de 1969-1970,vous voyez avec quel art il savait leurdire leurs quatre vrits, mais sans ai-greur, avec sympathie, en leur expli-quant le tourniquet o ils taient pris,en les invitant la lucidit. Vous medemandiez tout lheure comment lapsychanalyse pouvait intervenir dansle champ politique. Vous en avez l un

    exemple qui est sans doute unique.Cela ne supposait pas du tout pourLacan de sortir du champ de la psy-chanalyse, mais au contraire dinviter venir y voir.

    Sinon, de quoi sagit-il ? Parlonsclair : de mettre la psychanalyse au ser-

    vice de la politique. Faut-il y consen-tir ? Dans ce que je vous ai dj dit, il ya la rponse, ou plusieurs, qui ne sont

    pas forcment compatibles entre elles,conformment la logique du chau-dron qui est celle de linconscient. Pre-mire rponse : non, car cest contra-dictoire avec ce qui est son oprationpropre, qui est de suspendre les certi-tudes du sujet et de le sparer de sesidentifications.

    Seconde : elle est dores et dj auservice de la politique, pour autant

    quelle la dsidalise. La psychanalyse,et plus largement le monde psy, quiest la fois son surgeon et son OGM,concourent sans aucun doute cetteprivatisation de lexprience qui est la fois leffet, la condition et la plaiede la dmocratie reprsentative. Yabesoin de la psychanalyse pour d-tourner les citoyens de la politiqueen leur intimant de mener un destin

    essentiellement priv , pour citervotre introduction ? La politique sencharge trs bien toute seule, et je nevois pas pourquoi la psychanalyseprendrait le pch sur elle. En re-vanche, la dsidalisation a tendance crer aux gouvernants quelques petitesdifficults qui ne sont pas pour d-plaire aux gouverns. Le mystre estncessaire la royaut, disait le fonda-teur de The Economistau temps de lareine Victoria. Le mystre est dissip,et lauguste magazine sest dclar,voil quelques annes, rpublicain. Laconfiance ntant plus l que sousbnfice dinventaire, llecteur de-vient consumriste, tandis que la poli-tique se privatise . Les Lumires

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    nannonaient pas autre chose, cest lalibert des Modernes.

    Troisimement : oui, la psychana-

    lyse est au service de la politique, etcomment ! Les hommes politiques, ettout ce qui les entoure au titre de spindoctors, nont attendu la permissionde personne pour tirer quelques le-ons utiles de la psychanalyse. Djen 1936, se trouvant Marienbadpour le Congrs international de psy-chanalyse o il prsenta une commu-nication princepssur le stade du mi-

    roir , Lacan se rendit Munich auxJeux olympiques, et fut mis en pr-sence de Goebbels. En lui serrant lamain, raconta-t-il, jai senti quil avaitt analys. Ctait lanctre des spindoctors. Avant que le spin ne devienneune profession honore, on appelait aen bon franais lintox. On pourraitparler aussi de Tchakotine et du Violdes foules. Tout cela est contem-

    porain de la dcouverte freudienne.Freud avait dailleurs anticip dans saMassenpsychologie quelque chose desgrands mouvements de masse totali-taires, savoir des sujets pars sontsusceptibles de tomber sous le coupdune identification collective pourpeu quun objet soit mis en positionde dnominateur commun idal.Lanalyse a mis en vidence le carac-tre lmentaire des modes de capture

    du sujet, de son imagination, de sondsir, et, mieux encore, la simplicitconfondante de leurs ressorts, signi-fiant-matre et plus-de-jouir.

    La publicit, devenue une industrieessentielle la consommation, en a tirprofit. La politique dans les dmocra-

    ties reprsentatives ne peut plus setourner vers ceux que vous appelez descitoyens, sans en passer par elle. Ce

    nest pas vous que japprendrai que lemarketing politique est devenu unart, voire une industrie, qui produit tire-larigot sigles, slogans, emblmes,catch-phrases, sound-bites, photos-oppor-tunities, en fonction des donnes re-cueillies laide denqutes sur lopi-nion, des sondages pointus auxgroupesde discussion thmatique. On cre lesmots quil faut, comme par exemple ce

    signifiant rcent qui a beaucoup services temps derniers, armes de destruc-tion massive : il a lavantage deconfondre deux types darmes, lesarmes nuclaires et les armes chimiqueset bactriologiques, dont la puissanceltale est fort distincte. Ce marketingnest pas un maquillage. Cest lui quitransforme les options politiques enforce matrielle effective, il est lui-

    mme la plus puissante des armes dedsinformation massive et, au-del, ilconditionne dsormais le contenu poli-tique lui-mme.

    Or il est frappant que, loin decacher ces docteurs de spin, on lesexhibe, car le public sait quils existent,veut les connatre, veut visiter les cou-lisses. Donc, non seulement on met enscne le dcor, mais on fait spectacle delenvers du dcor, au moins un envers

    du dcor. On ne peut quen conclureque non seulement les praticiens de lapolitique sont les premiers savoir quela politique est dsormais dsidaliseet faire avec, mais encore que lescitoyens veulentquil en soit ainsi. Ladsidalisation de la politique nest pas

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    un malheur de la dmocratie, mais sondestin, sa logique et, si je puis dire, sondsir. On doit constater que la dca-

    dence de labsolu dans le champ poli-tique, qui est heureuse pour autantquelle est loppos du fanatisme,nouvre pas seulement la voie la dis-cussion rationnelle de leurs intrts pardes citoyens dpassionns, mais aussiau rgne de lopinion, et au rgne surlopinion, si bien que le dbat public sedroule dsormais dans llment delincroyance et de la tromperie, de la

    manipulation avoue et consentie. Onfilme et on diffuse les sances de brain-stormingde M. Sgula. Lhomme in-dispensable de lquipe de M. TonyBlair, que lon dit passionn de spin,tout le monde sait, du moins auRoyaume-Uni, que cest son directeurde la communication et de la stratgie,M. Allistair Campbell, et sil devaitpartir la suite du suicide de M. Kelly,

    M. Blair pourra-t-il survivre ? M. Busha lui aussi son jumeau, M. Karl Rove,plus discret. Etc. Bref, cest la rgle dujeu. Ce sont les conditions objectivesde lopration politique dans les dmo-craties dveloppes.

    Le dplorer ? Cela aussi fait partiedu jeu. Dailleurs, qui dit encore quecest abject ? Quelques imprcateurspeut-tre, rduits limpuissance, etquand lun deux a du talent, on se f-

    licite du piment quil apporte au dbatpublic. Je ne vois que cela sarrte.Cela est pris dans le mouvementmme de la modernit, qui met envidence le caractre artificiel, cons-truit, de toute chose en ce monde : lelien social, les croyances, les significa-

    tions, les paysages, comme le montraitSimon Schama. La psychanalyse y par-ticipe. Depuis les Lumires, il ny a

    pas eu de discours plus puissant fairevaciller les semblants. Cest dj ce quefaisait Socrate quand il dambulaitdans Athnes, mais ctait pour vousintroduire des symboles supposs,eux, tenir le coup. Lironie de Lacan,cest lironie de Socrate, ou mme cellede Marx, mais sans les Ides ni lecommunisme.

    CITS. Belle formule qui semble

    ouvrir des horizons de scepticisme pra-tique... Le fait de se dire psychanalysteimplique-t-il ncessairement un choixpolitique ?

    JAM. Mais oui. Qui pratique lapsychanalyse doit logiquement vouloirles conditions matrielles de cette pra-tique. La premire, cest lexistencedune socit civile au sens propre,comme distincte de ltat, celle quun

    Adam Ferguson voyait merger sousses yeux, non sans perplexit dailleurs.La psychanalyse nexiste pas l silnest pas permis dironiser, de mettreen question les idaux de la cit, sansavoir boire la cigu. Elle est donc in-compatible avec tout ordre de type to-talitaire, qui rassemble dans les mmesmains le politique, le social, lco-nomique, voire le religieux. Elle apartie lie avec la libert dexpression

    et avec le pluralisme. Elle tait inter-dite en Union sovitique, une tho-cratie ne saurait lautoriser, elle ne sedveloppe pas pour lheure en terredIslam, o reste prvalent lidalde lUmma, dune communaut descroyants, et elle pitine en Asie. Bref,

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    tant que la division du travail, la d-mocratie et lindividualisme nont pasexerc leurs ravages, il ny a pas place

    pour la psychanalyse.Cela na pas empch quil ny ait

    des psychanalystes communistes, maiscest quils imaginaient ou bien quele communisme gurirait les nvrosespar la libration sexuelle quil im-pliquait, ide dmentie par les faits, oubien quil tait compatible avec lexis-tence dune socit civile, expriencequi na pas t faite. Est-ce dire pour

    autant que le libralisme est la condi-tion politique de la psychanalyse ?Dans le feu de sa polmique contre lapsychanalyse amricaine, quil voyaitserve des idaux vhiculs par la so-cit de consommation, the affluent so-ciety comme lappelait Galbraith, La-can pouvait crire, en manire deprovocation certainement, quil trou-vait justifie la prvention que la psy-

    chanalyse rencontrait lEst. Ce quelon doit constater en tous les cas, cestquaux tats-Unis, si la psychanalysedorientation lacanienne intresse lesintellectuels, sa pratique effective nefait quy vivoter, et dune faon gn-rale il est craindre que la psychana-lyse ne sy tiole, coince entre les so-cits dassurance qui remboursent destraitements dure limite et les psy-chotropes dont lusage qui se rpand

    tout-va. Il semble en somme quil y aitune voie franaise vers la psychana-lyse, qui se rpand dans le monde la-tin, mais difficilement ailleurs jusquprsent.

    CITS. Vous considrerez que La-can tait anti-amricain ?

    JAM. Au sens que lon donneaujourdhui ce terme, il ne ltaitni plus ni moins que la moyenne de

    ses compatriotes, et que Freud lui-mme. Il considrait que la psychana-lyse stait dnature en traversantlAtlantique, que les immigrs qui larpandaient avaient laiss derrire euxlEurope comme un mauvais souvenir,et quils navaient eu de cesse de seconformer aux valeurs de ce que lonappelait jadis lAmerican way of life. Enfaisant vibrer cette corde, que lon

    peut dire politique, Lacan savait cer-tainement quil se faisait couter enFrance, gauche comme droite. Onvient de voir cristalliser au niveau poli-tique le dcouplage, qui vient de loin,des sensibilits et des murs entrelAmrique et la France, voire lEu-rope. Cela nempche pas pour autantlamricanisation de progresser.

    CITS. la fin des annes 1960,

    la psychanalyse tait apparue porteusedun idal rvolutionnaire. Pensez-vousquil soit possible de dissocier la psy-chanalyse de lusage politique qui enest fait ? Lintervention politique dela psychanalyse est-elle impliquedans sa doctrine ? La psychanalysesinscrit-elle comme une idologie rac-tionnaire ?

    JAM. Je vous rponds trs vite.La psychanalyse, rvolutionnaire ou

    ractionnaire ? Cest un Janus. Politi-quement, cest le miroir aux alouettes.Ou en fait-on aujourdhui un usagepolitique explicite ? Dans les dbats desocit, et on lui fait dire le pour et lecontre. Quest-ce qui est impliqu parsa doctrine ? Quun psychanalyste est

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    conjoindre, comme par miracle, lespossibilits indites offertes par le pro-grs de la biologie, la procration as-

    siste, le clonage, le dchiffrage dugnome humain, la perspective quelhomme devienne lui-mme un orga-nisme gntiquement modifi.

    Alors, le Nom-du-Pre nest plus cequil tait. Cela fait longtemps quilbattait de laile, Balzac aurait ditdepuis le rgicide franais, depuis ladisparition de la socit dordre, et lemli-mlo mis dans les affaires du

    monde par le capitalisme, commeprvu par le Manifeste communiste. La-can notait dj en 1938, comme unfait acquis, le dclin social de limagopaternelle, puis, dans les annes 1950,que le complexe ddipe ne pourraitindfiniment tenir laffiche dans nossocits. Nous y sommes. La dcisionde la Cour suprme dont je parlais encommenant ouvre la voie au mariage

    gay et lesbien. La droite religieuse de-mande le vote dun amendement laConstitution dfinissant le mariagecomme un lien htrosexuel finalitreproductive. Lglise mobilise. Laguerre de civilisation, mais intestinecelle-l, sera passionnante suivre.

    La psychanalyse est subversive tan-dis que les psychanalystes sont sponta-nment conservateurs. bon droit,car ce bouleversement symbolique se

    paiera. Mais, tout de mme, quel aveu-glement ce serait de ne pas y recon-natre la consquence de leur action !

    CITS. Mais quen est-il alors duprimat accord au phallus ?

    JAM. Qui accorde ce primat ?CITS. Mais la psychanalyse.

    JAM. Si, dans le champ qui est levtre, vous procdiez un recense-ment des symboles du pouvoir, vous

    nauriez pas de doute sur le primat im-mmorial du phallus et sur la pri-maut politique virile. Cette configu-ration est entre en contradiction aveclesprit de la modernit, les droits delhomme, si je puis dire, le dveloppe-ment des forces productives, etc., et ily a peine cinquante ans que lon a enFrance renonc au monopole lectoraldu phallus, moiti moins de temps

    que lavortement est lgalis. Ctaithier. La nouvelle est-elle dj parvenue un inconscient qui tourne en ronddans le mme sillon depuis toujours etqui, de plus, ne connat pas le temps ?La psychanalyse naccorde aucun pri-mat au phallus, elle le reconnat, parceque cest ce que lui fournit son exp-rience. Cest sur le corps du mlequest prleve la forme symbolisant

    par excellence la turgescence de la jouissance, forme glorieuse qui su-blime une ralit qui lest moins, pourtre clipses. Cest sans doute soncaractre la fois saillant, visible etvanouissant, transformiste, entre pr-sence et absence, qui vaut lorganerig du mle dtre pass ltat designifiant et de signification.

    Le reconnatre, cest du mme coupreconnatre que la signification phal-

    lique , comme disait Freud, sen vapromener bien loin de son point dedpart. Cette signification et lorganemle, cela fait deux. Rien de plus phal-licis que le corps fminin, et spciale-ment quand son dfaut est mis en vi-dence. Cest autour de ce manque, et

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    en particulier quand il est repr sur lecorps de la mre, que Freud fait tour-ner sa clinique. Il montre que la

    rencontre avec les modalits de cemanque a une fonction dcisive quantau choix de la nvrose et de lorien-tation sexuelle.

    Maintenant, demandons-nousquelle a t de fait la porte politiquedes dcouvertes de la psychanalyse cepropos. Ont-elles jou dans le sens dejustifier le privilge politique viril parune sorte de nouveau droit naturel ?

    Cest le contraire. La psychanalyse amis en lumire le montage signifiantdu primat du phallus. Le phallus est unsemblant ; le rel en jeu, cest la jouis-sance ; la norme sexuelle est un arti-fice ; le dsir na pas dobjet naturel :comme tel, il est pervers. Au terme,Lacan a pu dire quil ny a pas de rap-port sexuel, que le mode de jouir nestpas programm de nature au niveau de

    lespce humaine, mais quil stablitdiffremment pour chacun des deuxsexes, et, un autre niveau, pour cha-cun, un par un. Pourquoi, sinon, lefminisme franais des annes 1970 seserait-il regroup sous lauvent deLacan, et pour tudier ses textes ?

    Sans doute les psychanalystes,Freud lui-mme, ont-ils t en retardsur la psychanalyse, sans doute se sont-ils montrs dpasss par les cons-

    quences de leur acte, sans doute lesont-ils encore. Ils ont ouvert la botede Pandore et, comme Pandore, ilsvoudraient la refermer, mais cest envain. Ne leur demandez pas de parta-ger les espoirs des militants. Il nen de-meure pas moins que le montage

    Nom-du-Pre et signification phal-lique qui temprait dsir etjouissance est dsormais soumis rude

    preuve tous les niveaux de la civili-sation, et quil fait la preuve de soninsuffisance. Pour parler comme La-can, sa dcadence saccompagne de lamonte au znith social du plus-de-jouir. Il me semble que nous pouvonsnous accorder dire que la jouissance,la poursuite de la jouissance, est dsor-mais une ide neuve en politique.

    CITS. Votre dernire formule ne

    me rapelle pas seulement Saint-Just ; elleme fait penser ce que dit Jacques La-can dans son Sminaire VII, Lthiquede la psychanalyse, je cite : Lexigencedu bonheur sur le plan politique ades consquences. Rcuse-t-il ici lathorie marxiste ? lutilitarisme ?

    JAM. Dans la formule de Saint-Just : Le bonheur est une ide neuveen Europe , le bonheur, se substitue

    au salut. Cest le combat des Lumi-res : faire descendre le bonheur descieux sur la terre. Comme le ditPrvert, Notre Pre qui tes auxcieux / Restez-y. Do, en effet, luti-litarisme, le rgne de lutile. Maispourquoi Lacan sy intresse-t-il pro-pos des pulsions ? Quest-ce que luti-litarisme ? Cest le savoir que les signi-fiants ne sont que des semblants, etquil sagit de les disposer, de les arti-

    culer dans des dispositifs juridiques,politiques, sociaux, conomiques, defaon maximiser le plaisir et de mi-nimiser la peine. Le plaisir et la peinene sont pas des semblants, cest durel, et il sagit doprer sur a en cher-chant le meilleur montage signifiant.

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    Lutilitarisme est un artificialisme d-traditionnalisteur, si je puis dire, un constructivisme au sens de Hayek,

    comme lest le marxisme. Seulement,la question du bonheur, pose jadis auniveau collectif, est devenue aujour-dhui celle de la jouissance, conform-ment la logique individualiste de lamodernit.

    CITS. Est-ce que les deux derni-res dcennies, qui ont chang tant dedonnes que lon croyait dfinitives, onttransform sensiblement les rapports de

    la psychanalyse et de la politique, si tantest quils fussent aisment dtermins etdterminables du temps de Lacan ?

    JAM. Quest-ce que le temps deLacan ? Disons que cest le XXe sicleque Hobchawn fait commenceren 1917 avec la rvolution russe,et qui sachve lanne du bicentenairede la Rvolution franaise avec lachute du Mur. Cest lge o idaux et

    idologies taient au znith social.Mais les plus lucides pouvaient djannoncer que lenjeu vritable de cettequerelle bruyante, mais aussi immobi-lise par lquilibre de la terreur, ctaiten fait la production et la consomma-tion de masse. Ce nest pas autre chosequun Kojve, que Lacan tenait pourson matre, appelait la fin de lhistoire,et qui le faisait se vouer ldificationdu March commun tout en se disant

    stalinien. La dispute tait utilitariste, sije puis dire, et elle sest dailleurs rglesans guerre chaude entre les deux prin-cipaux protagonistes. La psychanalyseportait plutt prendre quelque dis-tance et dsidaliser ce qui luivalu dtre taxe, au beau temps du

    jdanovisme franais, didologie rac-tionnaire. Elle anticipait sur ce quimaintenant crve les yeux, que la

    jouissance est devenue un facteur de lapolitique.

    CITS. Cela crve les yeux ?JAM. Quels sont les deux livres

    de philosophie politique que lon re-tient de la dernire priode ? Celui deFukuyama qui glose la thse koj-vienne sur la fin de lhistoire, et celuide Huntingdon sur le choc des ci-vilisations, qui ne parle pas dautre

    chose. Ce qui distingue les civilisa-tions, voire ce qui les oppose, cest es-sentiellement le mode de jouir, et enparticulier la norme du rapport entreles sexes. Elle est, chez nous, d-nonce dans son semblant, alorsquailleurs, en Islam notamment, elleest encense comme naturelle ou divi-nement prescrite. Le communismerel a t emport en Europe par son

    chec dvelopper les forces pro-ductives, mais surtout par le dsirdaccder la consommation demasse. Il ny a plus que la religionpour tenter de ranimer le dsir dautrechose. Encore lui faut-il se plier aucadre utilitariste du dbat. Que veutdire la vogue du born-again aux tats-Unis ? Jsus ma sauv, je me portebeaucoup mieux depuis que je crois.Jesus is good for you !La religion peut-elle se marier avec lutilitarisme etle constructivisme de la jouissance ?Pour le christianisme, cest trsavanc, en dpit de la belle rsistancequoppose le Vatican. Pour le boudd-hisme, cela ne fait pas difficult.Voyons ce quil en sera pour lIslam.

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    Alors, si vous maccordez que lajouissance est devenu un facteur de lapolitique, la psychanalyse va-t-elle,

    doit-elle conserver la mme distancevolontiers sarcastique lendroit de lapolitique qu lge des idologies ? Jecrois quelle ne le pourra pas. Le privdevient public. Cest l un trs vastemouvement, un destin de la moder-nit, et la psychanalyse y est en-trane, pour le meilleur et pour lepire.

    CITS. ma connaissance, Lacan

    na pas crit un ouvrage de politique,alors quil a crit un ouvrage dthiqueauquel il tenait, juste titre, beaucoup,lesminaire deLthique de la psycha-nalyse. Ce livre ne contient explicite-ment que peu de propos sur la politique.Les considrations portant sur ce terrain,en dpit des troubles de cette priode,sont souvent liminaires et assez fuyantes.Ce relatif silence, au moins direct, sur

    la politique ne tient-il pas au faitquaucune politique du dsir ne vientfaire pendant lthique du dsir quilprconise ? Sil est possible de mener undestin individuel sans cder sur son d-sir , selon la maxime clbre, et condition quon nen comprenne pas laformule dans les limites trop troites dela seule dontologie du psychanalyste, onne voit pas trop ce que signifierait cettergle thique, tendue une collectivit,sous quelque entit quelle se prsente :volont gnrale, moi collectif, corps po-litique, rpublique, Commonwealth.

    JAM. Ah, je ne suis pas daccordl-dessus. On peut tout fait parlerdune collectivit en termes de dsir.Vous voyez un Luther mettre au point

    un dsir indit, ce dsir se communi-quer de proche en proche, dans uneconjoncture historique donne, bien

    entendu, donner naissance une com-munaut des croyants, et devenir vi-demment un facteur de la politique.Lnine na pas fait autre chose, et il atransmis une lite un dsir trs d-cid, qui a fini par dprir et se rsor-ber. Dans toute la question des natio-nalits au XIXe sicle, la question dudsir est trs prsente. Au XXe, parlonsdes Catalans, des Basques, du rle que

    joue linvestissement libidinal de lalangue maternelle, et le montage signi-fiant qui la fait passer de loral lcrit,voire qui la rinvente. Il y a encore ledsir farouche des Israliens. Quandon sinquite de leffet sur leur mo-ral des attentats-suicides, de quoiparle-t-on, sinon de leur dsir ? Cesttoujours cela quil sagit datteindre,en dernire instance, chez lennemi. Il

    nest pas vaincu, dit-on, tant quil nela pas admis. Disant cela, on vise dansle sujet quelque chose dintraitable,qui est sourd aux bonnes raisons et tout prchi-prcha, qui est de lordredu dsir. Lacan dit quelque part sonadmiration pour le non du 18 Juincomme pour lintrpidit du peupleanglais, reposant sur un rapport vri-dique au rel, qui fait contraste avecles fantasmagories et le radotage snile

    dont Vichy berait les Franais. Etquand on essaie de construire unenouvelle communaut politique parun montage signifiant complexe, maissans solliciter le dsir, eh bien on senaperoit ! Je pense lUnion euro-penne.

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    Je crois donc quil y a une politiquedu dsir, ne serait-ce que parce que lapolitique joue des identifications, et

    quil ny a pas didentification quundsir ne supporte. Cest en ce sens quela psychanalyse, elle, nest pas une po-litique, mais une thique, qui sexerceen sens contraire. Et cest ce qui justifieles noncs tranchants, provocants, an-tipolitiques, que vous trouvez ce pro-pos dans le sminaire que vous citez.Lacan fait de lhomme de gauche unfool, de lhomme de droite un knave.

    Dun ct, le bouffon qui profre desvrits sans consquences, limbcile ;de lautre, la canaille qui saccommode

    de lordre du monde. Avec ce curieuxentrecroisement qui fait quen masseles hommes de gauche se conduisenten knaves je suppose que cela dsigneles staliniens et les hommes de droiteen fools cela, dit au temps de la guerredAlgrie. Cest sommaire, sans doute,mais sans quartier. On se dit que voilun psychanalyste qui ne cde pas surson dsir !

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    Entretien avec J.-A. MillerPropos recueillispar J.-P. Clro

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