Lacasse - Intermédiaire, Deixis Et Politique

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  • 7/23/2019 Lacasse - Intermdiaire, Deixis Et Politique

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    rudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif compos de l'Universit de Montral, l'Universit Laval et l'Universit du Qubec

    Montral. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.rudit offre des services d'dition numrique de documents

    scientifiques depuis 1998.

    Pour communiquer avec les responsables d'rudit : [email protected]

    Article

    Germain LacasseCinmas : revue d'tudes cinmatographiques / Cinmas: Journal of Film Studies, vol. 10, n 2-3, 2000, p. 85-

    104.

    Pour citer cet article, utiliser l'information suivante :

    URI: http://id.erudit.org/iderudit/024817ar

    DOI: 10.7202/024817ar

    Note : les rgles d'criture des rfrences bibliographiques peuvent varier selon les diffrents domaines du savoir.

    Ce document est protg par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'rudit (y compris la reproduction) est assujettie sa politique

    d'utilisation que vous pouvez consulter l'URI http://www.erudit.org/apropos/utilisation.html

    Document tlcharg le 24 January 2015 08:07

    Intermdialit, deixiset politique

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    In te rmdia i re ,

    deixis

    et po lit iqu e

    Germain Laasse

    R S U M

    La sphre intermdiatique est un espace symbolique au

    sein duquel on peut s'approprier les rcits par transfert

    mdiat ique. Leur

    deixis

    transforme, ces rcits se voient

    reterri to rialiss. Ce ph n om n e fut m arq ua nt au Q u be c

    au dbut du XX

    e

    s ic le , a lo rs qu 'o n ada pta p ou r l e

    vaudeville, le thtre ou la radio locale nombre de rcits

    du cinma amricain.

    A B S T R A C T

    The intermedial sphere is a symbolic space in which

    narratives are open to appropriation through a media

    t ransfer which resul ts in the t ransformat ion of their

    deixis,

    as well as their reterri torialization. This was a

    s i g n i f i c a n t p h e n o m e n o n i n Q u e b e c w h e r e s e v e r a l

    forms of ada p ta t ion of Am er ican c inem a narra t ives

    appeared in vaudeville, theater and local radio in the

    beginning of the twentieth century.

    A l a i n B e r r e n d o n n e r , d a n s

    ses Elments de pragmatique

    linguistique,appelle

    fantme de la vrit

    l 'instance universelle

    de validation des noncs, qu'il dfinit aussi comme un dic-

    tique de l 'ordre des choses (p. 59-60). Le spectre qu'il traque

    serait prsent dans toutes les communications

    ;

    celles-ci, plutt

    que d 'tre dialogiques, con sti tueraien t un jeu trois terme s :

    Le plus rem arqu able me p ara t tre ici que l 'univers, c 'est-

    -dire le " contex te" de tous les schmas de la communication,

    conu comme entit rfrentielle globale, doive tre considr

    comme un part ic ipant actif 'de l 'vnement d ' interlocution, et

    non seulement comme une ci rconstance iner te (p . 61) . Ces

    observat ions paraissent d 'une grande jus tesse parce qu 'el les

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    concordent avec plusieurs exemples de capture et de transfor

    mation du fantme, dont la place et la forme changent avec les

    vrits dont il serait l 'invisible cho. Il se manifeste tout autant

    dans la sphre intermdiatique, o les nonciateurs essaient de le

    faire changer de position afin de valider leur propre vrit. Nous

    nous proposons donc ici de faire un peu de

    ghostbusting:

    traquer

    le spectre intermdiatique dans l'histoire et l 'exorciser dans le

    prsent. Nous commencerons cependant par proposer et analy

    ser quelques dfinitions de cet univers spectral.

    On pourrait appeler sphre intermdiatique

    1

    l'espace la

    fois rel et symbolique constitu par les mdias et leur rapport

    avec les communauts . Empruntant part ie l lement la termino

    logie de Deleuze et Guattari dans

    Mille Plateaux,

    on pourrait

    aussi nommer reterritorialisation virtuelle le phnomne que

    consti tue la reconfiguration du social dans l ' intermdiatique.

    Deleuze et Guattari, fortement inspirs des crits de Nietzsche

    sur les forces actives et sur les formes comme devenir

    2

    , dcrivent

    d ' ab ord l 'ex i s t ence de s t r a t e s , qu i son t de s ph n om ne s

    d'paississement sur le Corps de la terre, la fois molculaires et

    molaires

    :

    accumulations, coagulations, sdimentations, plisse

    ments. [...] Chaque strate, ou articulation, consiste en milieux

    cods, substances formes (1980, p. 627). Dans les strates et

    entre elles apparaissent les agen cem ents , qui sont d 'abo rd

    territoriaux, et ces territoires sont faits de [...] fragments dco

    ds de toutes sortes, emprunts aux milieux, mais qui acquirent

    alors une valeur de

    "

    proprits "

    (p. 62 9).

    La terr i toria l isa t ion comporte contenu e t expression, sys

    t me smio t ique e t sys t me p ragma t ique , ma i s au n iveau

    suprieur, l 'agencement dont elle fait partie comporte lui aussi

    des [. .. ] l ignes de d ter ri to ria l isa tio n qu i le trav ersen t et

    l 'emportent (p. 630). La sphre intermdiatique serait donc

    un agencement o se succdent la territorialisation sociale

    et la dterritorialisation symbolique. Le rapport de l ' individu

    avec l 'espace-temps rel y deviendrait un rapport entre le sujet

    et un espace-temps reconfigur symboliquement. On pourrait

    c i ter comme exemples la Bible , rc i t de re terr i toria l isa t ion

    symbolique de la communaut juive dans l 'Antiquit, ou le ci

    nma qubco i s con tempora in , a f f i rma t ion dans l e champ

    O O CiNeM AS, vol. 10, n

    os

    2-3

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    cul turel d 'une communaut longtemps br ime dans l 'espace

    social.

    Chacun de ces agencements suppose une deixis particulire,

    une configuration abstraite des rapports l 'espace, au temps et

    au social, puisque la deixis dfinit l 'orientation du sujet dans

    l 'espace et le temps. Les dict iques sont couramment dfinis

    comme les termes servant dsigner. Wlad Godzich et Jeff

    Ki t t ay , dveloppant l es thses de Benvenis te e t Jakobson ,

    dmontrent que la

    deixis

    dsigne galement la contextualisation

    de renonciation, l ' inscription du locuteur dans un espace-temps

    qui actualise et valide son discours (p. 18-23). L'apparition et

    l 'volution des mdias supposent une volution de cette struc

    ture abstraite. Les mdias pourraient tre considrs, ainsi que le

    proposait McLuhan, comme des prolongements des sens, mais

    chaque stade de leur volution impliquerait une nouvelle sym-

    bolisation abstraite du rapport au monde qu'ils tablissent et

    maintiennent. Cette symbolisat ion n 'est videmment plus struc

    ture par des dictiques explicites, mais par cette deixis abstraite

    que Berrendonner appelle fantme de la vrit et qu'Oswald

    Ducrot appelle la prsupposition: [.. .] acte par lequel le locu

    teur impose un destinataire un certain univers de discours

    (1972, p. 97). Cet acte se manifeste de diffrentes faons, mais

    n'affiche pas de marques aisment localisables. Pour les reprer

    dans l 'univers mdiatique, il faut d'abord comprendre la nature

    des mdias et leur impact sur la deixis.

    Aprs avoir approfondi la dfinition de deixis, il faut donc en

    faire autant pour

    mdia.

    Parmi les mots apparents

    mdia,

    on

    trouve mdian (lat. maedius, qui est au milieu) qui se trouve au

    milieu {Dictionnaire encyclopdiqueLarousse,1994, p . 643) . O n

    trouve aussi mdiat: qui a rapport, qui ne touche une chose

    que par une autre; qui est intermdiaire (p. 643). Ce dernier

    te rme nous condui t mdiatrice: d ro i te perpendicu la i re au

    segment en son mil ieu (p. 643). Quand nous parlons d ' interm-

    dialit, nous renvoyons donc une notion qui fait apparatre un

    nud de l ignes dont chacune ne touche une chose que par un

    point, mais o toutes les lignes se touchent. C'est forc puis

    qu 'e l l e peu t t re df in ie comme une mul t ip l i c i t de l ignes

    mdianes . On peu t auss i penser une f igure gomt r ique

    In termdia l i t ,

    deixis

    et poli t iqu e O /

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    complexe plusieurs dimensions, puisque plusieurs mdiatrices

    s'y superposent et se croisent pour sparer et opposer diffrentes

    surfaces.

    Il est facile de s'y perdre, et la seule faon de s'y retrouver est

    peut-tre celle que suggrait Deleuze dans

    Dialogues:

    [...] faire

    la ligne, et pas le point (Deleuze et Parnet, p. 34). Car faire le

    point est devenu impossible. Nous allons donc essayer de tracer

    la ligne de l 'intermdialit, de la dfinir de faon diachronique,

    car nous croyons que la croissance fulgurante qu'elle a connue

    au cours des dernires dcennies tend faire oublier ses antc

    dents .

    Nous parlerons ici de prhistoire de l ' intermdialit et

    d'intermdialit dans la prhistoire, cette hypothse tant pose

    com m e m ode d ' ana ly se pa ra log ique d ' un phnom ne don t

    l 'acclrat ion semble actuellement effarante. Nous parlerons

    aussi encore de deixis, puisque la mdialit renvoie un sujet

    percevant et sa position dans un monde, et nous proposerons

    d'envisager diffrentes configurations dictiques correspondant

    aux tapes historiques de l 'intermdialit et concidant souvent

    avec l 'histoire politique.

    La

    eixis

    pluritopique

    La perception sensorielle et sa mmorisation sont peut-tre

    les premires oprations mdiatiques; McLuhan disait que les

    mdias sont les prolongements des sens (1972). Effectuons le

    parcours rebours et voyons comment les sens correspondaient

    aux mdias avant que ceux-ci n'apparaissent. La perception dans

    l'espace et le temps dpendait des organes sensitifs; l 'informa

    t ion, dont on sai t aujourd'hui qu'el le circule mme entre les

    cellules, tait galement change au moyen des organes

    :

    voix et

    oue, membres et vision, etc. Cette mmoire pourrait tre consi

    d re com m e une op ra t i on i n t e rm d ia t i que cons i s t an t en

    l 'encryptage biologique de la perception spatio-temporelle. La

    position du sujet dans l 'espace reposait en quelque sorte sur une

    deixissensorielle p lut t que discursive.

    C e t t e

    deixis

    est bouleverse plutt radicalement mesure

    qu'voluent le langage gestuel et le langage verbal. Leur capacit

    de transmission distance et de conservation est indissociable-

    ment l i e l ' expans ion t e r r i to r ia le . Cel le -c i p rovoque de

    88 CiNeM AS vol. 10 n

    os

    2-3

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    nouveaux rcits de mmorisation o le sujet est mis en relation

    avec des espaces distants, familiers ou trangers, supposant une

    deixis

    maintenant mani fes te dans le l angage , e t que nous

    qualifions de

    pluritopique

    puisqu'elle repose sur la relation d'un

    sujet avec plusieurs territoires. Faire la ligne devient dj plus

    pertinent que de faire le point: quels sont les liens associant le

    sujet avec cet environnement tendu mais discontinu et frag

    men t?Ces l iens abstraits corr espo nde nt h isto riqu em en t aux

    premiers arts intermdiatiques, les peintures des grottes pari

    tales dont l 'anthropologue Leroi-Gourhan a soulign le [. . .]

    contexte oral avec lequel l 'assemblage symbolique tait coor

    donn et dont il reproduit spatialement les valeurs

    (p. 27 3).

    L'occupat ion de ces terr i toi res pluri topiques suppose non

    seulement une symbolisation diffrente et un niveau suprieur

    d'abstraction, mais aussi des moyens de communication dis

    tance entre les membres de la communaut. D'o l 'mergence

    de nouvelles pratiques signifiantes, mergence dont l 'histoire

    fournit beaucoup d'exemples de l 'mergence nouvelle. Godzich

    et Kittay ont montr de faon fort pertinente que la disparition

    de la posie orale, ou du moins sa marginalisation, est lie

    l ' imposit ion et la gnralisation de la prose cri te par les

    groupes qui ont tir profit de l'mergence de l'Etat vers la fin du

    Moyen ge (p. 200). La gnralisation de la prose crite a im

    pos une nouvelle

    deixis,

    dont le degr d'abstraction

    s est

    encore

    intensifi au moment de l'expansion territoriale, et aussi lorsque

    la hirarchie

    s est

    complexifie : l 'espace pluritopique correspond

    aussi une centralisation de l'autorit, et cette centralisation ne

    semble jamais devoir s'arrter. Lorsqu'elle est dtruite, on la voit

    rapidement rapparatre sous une autre forme, s 'efforant de

    correspondre au fantme de la vritpo ur mieux convaincre

    ses interlocuteurs.

    Le cinma oral

    Le cinma oral est l 'une de ces pratiques intermdiatiques qui

    rsultent de l 'apparit ion d'un nouveau mdia, de son insti tu

    tionnalisation et des rsistances qu'il suscite.

    se s

    dbuts, le

    c inma tenai t plus de l 'a t t rac t ion fora ine que du mdia ; sa

    capacit discursive tait faible et il devait compter avec l'aide

    Intermdialit,deixiset politique O J

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    d'un explicateur verbal, ce dernier assurant la comprhension

    des lments narratifs

    3

    . Le nouveau mdia devait faire appel

    une ancienne pratique, et ce n'est qu'au bout d'un long travail

    de lgitimation et de hirarchisation qu'il est arriv s'en dga

    ger. Lec inma mu et est devenu la pratique signifiante domi

    nante dans les pays produisant des films, tandis que dans les

    communauts marginales et les colonies, le cinma oral a eu

    cours trs longtemps, dans certains cas jusqu'au milieu du sicle.

    La Premire Gu erre mo ndiale semble marquer le triomp he du

    langage cinmatographique insti tutionnalis. Le fi lm que l 'on

    c o n s i d r e c o m m e s o n m o d l e a c h e v ,

    Birth of a Na tion

    (Griffith), est sorti en 1916. Cette concidence n'est pas compl

    tement fortuite; le processus de normalisation de la pratique

    tait dj enclench, mais la guerre a pouss les Etats accrotre

    de faon tota l i ta i re le contrle des communicat ions e t des

    discours . Les bonimenteurs de f i lms, dont le nombre avai t

    diminu mesure que le cinma acqurait une capacit narra

    tive,

    ont t rappels en masse en 1914 pour commenter des

    films de guerre qui risquaient d'effrayer les civils, et pour attiser

    l 'ardeur patriotique. Le gouvernement du Canada, qui ne s'tait

    jamais proccup de cinma, mit sur pied un service de propa

    gande cinmatographique dont la direction fut confie l 'un de

    ses

    plus riches et puissants citoyens. Pourtant, c 'est au mme

    moment que semble

    s tre

    consolide au Qubec la pratique du

    cinma oral, puisqu'il y est apparu alors ce qu'on appelle le bur

    lesque q ubcois:un spectacle compos de danse, de thtre po

    pulaire comique et de vues animes bonimentes. On voit donc

    merger presque s imul tanment deux pra t iques in te rmdia

    tiques dont les discours divergent: celle d'un Etat propageant le

    cinma oral comme moyen de soutenir son intervention arme,

    et celle d 'une communaut consolidant le cinma oral comme

    moyen de rsistance.

    La mmoire tant inscrite dans l 'espace autant que dans le

    temps, les images animes constituent un outil providentiel pour

    un Etat en mergence qui veut suggrer ses sujets une nouvelle

    reprsentation et une nouvelle assimilation de l'espace politique

    et de la temporalit historique. C'est donc du point de vue de

    leur

    deixis

    qu'il faut tenter de lire ces images pour comprendre

    J U CiNeMA S, vol. 10, n

    os

    2-3

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    comment l'tat voulait s'y inscrire et sy perptuer. C'est par une

    deixisde l'absence qu 'il le fait, p ar l'instau ration d'u n systme d e

    signes renvoyant une autorit invisible et bureaucratique qui se

    manifeste en montrant qu'elle efface ses traces, en montrant

    qu'elle retient ses mots et peut-tre son souffle... Les films de

    guerre nous permettent donc de lire comme par transparence les

    traces de la prsence de l'tat canadien: il n'est pas visible sur

    l 'cran, mais trs apparent derrire; transparent, i l pouse la

    forme diffuse et mouvante dufantm e de la vrit .

    Le rsu l ta t de ce t te longue campagne de p ropagande es t

    l 'mergence d'une deixiscinmatographique endogne qui sup

    plante la configuration exogne prcdente. Le sujet canadien,

    auparavant spectateur accessoire de films trangers, est devenu le

    partenaire des acteurs de l 'intervention militaire. Pour maintenir

    ce nouveau point de vue, l 'tat canadien a d 'ail leurs mis sur

    pied la f in de la guerre le Canadian Government Motion

    Picture Bureau en lui confiant un mandat clair: offrir une image

    canadienne du Canada, aux Canadiens et aux trangers; offrir

    aux citoyens un cadre montrant les fragments de l 'espace pluri-

    topique dsormais occup, un cadre permettant aussi d'exporter

    au loin les portions de l 'espace canadien. Comme l'a soulign

    D e l e u z e , l ' e s p a c e c i n m a t o g r a p h i q u e e s t v e n u s u p p l a n t e r

    l 'espace naturel et provoquer la dislocation des liens sensori-

    moteurs

    4

    . L'tat en mergence trouvait ainsi moyen d'apparatre

    dans la nouvelle sphre et d'tre inscrit dans l 'univers qu'elle

    dsignait. Il capturait le fantme de la vrit et tentait de le

    garder captif derrire la trame de l'cran. L'coute actuelle de ces

    films d'poque constitue d'ailleurs une exprience extrmement

    trange o la vrit est pour le moins spectrale. Voici le propos

    authentique d'un confrencier militaire prsentant des films

    un auditoire montralais en 1916 :

    Toujours au grand air, la vie d 'un soldat est saine et

    rconfortante. Le confrencier a rencontr d 'anciens

    employs de bureaux qu i t ra na ien t jad is une san t

    chancelante et sont aujourd'hui plus forts et plus virils

    qu'ils ne l'ont jamais t aprs un an ou six mois de vie

    dans les tranches. La nourriture est bonne et saine et

    on a le grand air continuellement. Rien de meil leur

    pour rendre un homme la vitalit teinte et perdue

    5

    .

    Intermdialit,deixiset politique J 1

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    La perptuation du cinma oral comme pratique de rsistance

    permettait par contre aux communauts rsistantes de produire

    sur place leur discours d'appropriation et donc d'imposer leur

    tour une au t re deixis endogne. Le discours de l 'Etat sur la

    guerre tait attnu ou critiqu par les interventions des boni-

    menteurs, monologuistes, chanteurs et comdiens des commu

    nauts opposes la guerre, dont les propos antibellicistes sont

    devenus l 'une des hantises du fantme de la vrit pay par

    l'Etat, le chef-censeur Ernest J. Chambers. Il n'est pas tabli que

    le bonimenteur populaire se livrait un commentaire critique

    des films de propagande, mais l'examen des traces sonores des

    salles o il exerait montre un contexte fortement rsistant et

    laisse penser qu'il a pu participer une lecture rsistante des

    films de guerre. Comme le confrencier militaire, le bonimen

    teur populaire semble avoir connu un regain de popularit pen

    dant la guerre, dans une forme de spectacle qui s est dvelopp

    durant cette priode au Qubec. Variante du vaudeville amri

    cain , le bur lesque qubcois tai t const i tu de numros de

    danse, de sketches, de monologues comiques et de vues animes

    bonimentes (Hbert, 1981). L'opposition des Canadiens fran

    ais la guerre a stimul le sentiment nationaliste, et les histo

    riens du burlesque soulignent la volont des artistes d'accentuer

    l 'usage du f ranais dans les spectacles. Plusieurs des boni-

    menteurs franais qui pratiquaient leur mtier sur les scnes du

    Qubec sont repartis en France pour s 'enrler et ont cd la

    place des collgues qubcois. Les chos des spectacles de

    l'poque sont devenus bien diffrents de ceux des soires ani

    mes par un confrencier militaire.

    La pice de rsistance cet gard est certainement le mono

    logue crit en 1917 par Armand Leclaire, qui s'intitule simple

    ment Le conscrit Baptiste. Il raconte les bvues commises par

    un campagnard qubcois incapable d'excuter les exercices que

    lui commandent les officiers recruteurs; habile aux travaux des

    champs, il n'entend rien aux manuvres militaires et finit par

    dcourager les recruteurs :

    Ba pti ste , qu e m'dit l 'z 'off icier , t 'es m ieu x d 'al le r

    t rava i l le r dans tes champs. T 'es dcharg , tu fe ras

    jamais un soldat . . .

    Ben,

    j'vas

    dire l, to que j'y

    ) L CiNeMA S, vol. 10, n

    os

    2-3

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    r p e r c u t e , j ' a i m e m i e u x r e s t e r h a b i t a n t q u e d ' t r e

    soldat pis faire des singeries avec des fusils qui sont tant

    s e u r e m e n t p a s c a p a b l e s d e q u e r u n e m o u c h e

    Pis

    r 'viens pas me badrer cheu nous, to, parce que j 'en ai

    un fusil moi itou, pis j ' t 'avartis qu'y est charg c'lui-l

    L-dessus, j 'ai pris le bord. Quand les criatures m'ont

    vu arriver, vous parlez qu 'y m 'on t fait une fte Fau t

    vous dire qu'y avait pus rien que mo pis mossieu le

    cur dans la paroisse en fait d 'hommes, les autres ont

    t conscript ionns ou ben y sont morts

    6

    .

    Le monologue ironise adroitement sur l 'habilet du paysan

    qubcois pour les travaux agricoles et sur son indiffrence aux

    manuvres militaires

    ;

    il valorise les travaux civils au dtriment

    de l'esprit guerrier, qu'il ridiculise. Son auteur, Armand Leclaire,

    tait comdien et dramaturge. Il travaillait dans les scopes

    avec les bonimenteurs Alex Silvio, Hector Pellerin et autres. Son

    texte a t rcit dans les thtres, et a galement t publi dans

    Le

    Passe-temps,

    magazine populaire de chanson et de musique

    largement rpandu. La lecture que fait Leclaire de la conscrip

    tion et du travail des recruteurs tait certainement partage par

    une grande par t ie de l ' audi to i re f rancophone de Mont ra l ,

    lequel devait trouver assez ridicules les trs nombreux fi lms

    montrant les soldats l 'entranement. Le public avait volu un

    peu comme Leclaire, qui avait aussi crit quelques annes plus

    tt une pice protestant contre la suppression du franais dans

    les coles de l'Ontario.

    Ces monologues et ces chansons, prsents dans les salles

    mmes o taient projets les films officiels, constituaient peut-

    tre le seul commentaire raliste de la guerre. Lus et entendus

    dans les scopes ou ailleurs, dits et chants avant ou aprs les

    films,

    i l s ne pouva ient manquer de cons t i tue r un cont ras te

    frappant. Le censeur canadien, Ernest J. Chambers, a d'ailleurs

    trouv assez tt raison de s 'en plaindre. Son rapport insiste

    particulirement sur lesnumroset les pices de thtre :

    [...] des hom me s ha ut placs et de jug em en t [...] on t

    fait remarquer que les chansons de certains vaudevilles

    exprimaient une envie pathtique de la paix tout prix

    et visaient de toute vidence provoquer un sentiment

    de lassitude l 'gard de la guerre (p. 276).

    Intermdialit,

    deixis

    et politique

    J J

  • 7/23/2019 Lacasse - Intermdiaire, Deixis Et Politique

    11/21

    La rpression de ces textes rsistants fut faite par l'entremise

    des cr i t iques dramat iques des journaux, auxquels le censeur

    demanda de dcourager l a p rsen ta t ion de t e l s spec tac les .

    Lorsque les reprsentations suspectes se poursuivaient, les ren

    seignements fournis par les journaux taient transmis la police

    qui intervenait, mais une partie des textes rfractaires chappait

    probablement au censeur, parce que le public de gens haut

    placs et de jugement ne frquentait pas beaucoup les salles de

    vaudeville, et les critiques dramatiques des journaux en parlaient

    assez rarement. Il est donc permis de penser que la rsistance la

    propagande pouvait se manifester dans le spectacle populaire;

    el le tai t probablement al lusive plutt qu'explici te, mais el le

    tait lisible pour qui avait appris cette sorte de lecture.

    Au Qubec , l e c inma ora l es t demeur une pra t ique en

    vogue jusqu' l 'arrive du cinma parlant , mais par la suite,

    d'autres pratiques rsistantes sont apparues, venant contrer ou

    at tnuer les prat iques hgmoniques . Aussi btardes que le

    cinma oral, ces pratiques sont le thtre cinmatographique, la

    radio visuelle et le cinma radiophonique, qui sont trois formes

    d'appropriation locale du cinma tranger, trois formes de do

    mesticat ion du fantme de la vrit par des strates diffrentes

    de la couche dominante.

    Le thtre cinmatographique

    Le thtre cinmatographique consiste dans l 'adaptat ion au

    th t r e de su j e t s popu l a i r e s au c inm a . Au Qubec , ce t t e

    pratique est apparue vers 1920; assez marginale, elle a quand

    mme produi t un bon nombre de t ex tes dont cer ta ins on t

    connu un trs grand succs sur scne. La premire de ces pices

    est probablement la revue Alio Chat-Plin. Prsente en dcembre

    1915,

    cette comdie en trois actes qui tenait autant de la pice

    que de la revue portait sur l 'actualit locale. Chariot en tait le

    personnage principal ; c 'est lui qui assurai t le l ien entre les

    tableaux

    7

    . C'est dire qu'au centre de la narration, on trouve un

    personnage de cinma. L'adaptation suivante semble avoir t

    Les Dops,m on te en 1918 par Paul Gury, un Breton vivant au

    Qubec, qui a cri t de nombreux mlodrames thtraux entre

    1930 et 1950 et qui a dirig deux films qubcois des annes

    J4 CiNeM AS, vol. 10, n

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    2-3

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    12/21

    c i n q u a n t e

    8

    . Cet te pice avai t probablement t adapte des

    nombreux films sur le sujet produits aprs la guerre

    9

    . Gury a

    aussi crit

    Les

    Esclaves blanches,peut-tre ad apte d u popu laire

    fi lm danois ral is par Alfred Lind en 1911,

    La Traite des

    Blanches (Den Hvide Slavind),

    ou du moins inspir des mmes

    rcits et des mmes thmes: enlvements de femmes, prostitu

    tion, criminalit et exploitation. Le film danois avait eu tant de

    succs aux Etats-Unis qu'une adaptation en a t faite en 1913

    par George Loane Tucker pour Universa l :

    Traffic in Souls

    (Sadoul, p. 350).

    L'exemple le mieux connu, et qui a at t ir le public et la

    critique plus que tout autre, est

    Le Cheik

    ou

    Entre deux civi

    lisations, crit en 1923 par Armand Leclaire. La pice reposait de

    toute vidence sur les lments qui avaient fait le succs du film

    The Sheik

    (Georges Melford, 1921) avec Rudolf Valentino, mais

    aussi sur l ' immense popularit dont l 'acteur jouissait alors. La

    pice raconte les aventures d 'un groupe de Qubcois qui

    rencontrent des Arabes dans le dsert nord-africain, o le fils

    d 'un che ik ten te de sdui re la f i l l e d 'un gologue qu ' i l a

    rencontre auparavant Montral. La pice est assez semblable

    au film, histoire raciste d'une jeune Anglaise tombe amoureuse

    du cheik Ahmed, ensuite enleve par un bandit, plus tard sauve

    par le cheik qui rvle alors son origine blanche et peut pouser

    l 'hrone. L'histoire d'amour est centrale dans la pice comme

    dans le fi lm, et el le suscite une intrigue dynamique o les

    pripties se succdent un rythme enlevant. Selon l 'historien

    Alonzo Leblanc, cette pice a de toute vidence t cre pour

    exploiter le succs du film de Valentino

    ;

    et sa forme mlodra

    matique la destinait certainement au public populaire des cin

    mas.

    La pice a t prsente au thtre Chanteclerc Montral

    (p .

    441-442). Elle a obtenu un succs considrable et a t joue

    maintes reprises au cours des annes suivantes.

    Les mmes films mettant en vedette Valentino ont inspir un

    autre auteur, dont ces adaptations seront la spcialit. Pendant

    une carrire de deux dcennies, il a crit plusieurs pices explici

    tement adaptes de f i lms amricains . Son nom ta i t Ernest

    Guimond, mais i l crivait aussi sous le pseudonyme de Jean

    Bart, ce qui n'tait certainement pas fortuit, Jean Bart tant un

    Intermdialit,

    deixis

    et politique

    J J

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    pirate franais. En 1927, Guimond a profit, lui aussi, de la

    grande popularit des histoires arabes pour crire une pice sur

    le sujet. Probablement assez proche de la pice de Leclaire, la

    sienne s'intitulait

    Le Fils du cheik

    et racontait le conflit entre un

    cheik et son fils au sujet de l'amoureuse blanche de ce dernier

    (Rinfret, p. 147). La pice semble aussi avoir t une adaptation

    assez f idle du dernier f i lm de Valent ino

    Son of the Sheik

    (George Fitzmaurice, 1926).

    Guimond voula i t videmment profi ter de la populari t de

    Valentino et des autres pices inspires par ces films. Or, il avait

    dj crit des textes semblables, le premier encore inspir d'un

    autre film de Georges Fitzmaurice, qui avait ralis

    Son of the

    Sheik.

    N en France, Fitzmaurice avait aussi t directeur de

    thtre

    ;

    ses films taient peut-tre d'une facture plus thtrale et

    plus facile adapter pour la scne. Sous la plume de Guimond,

    son film

    The Cheat

    (1923) est devenu une pice intitule

    La

    Marque d infamie,

    crite en 1924 et clairement inspire du film,

    de l 'aveu mme de Guimond (Rinfret, p. 152). La pice a t

    monte la mme anne. Le texte original a t perdu et les

    descriptions en sont vagues, mais le film lui-mme avait eu une

    histoire rptitive. Un premier film avait t fait en 1915 par

    Cecil B. de Mille, et une autre version avait t ralise en 1923

    par Fitzmaurice, avec PoIa Negri (Sadoul, p. 163).

    The Cheat

    raconte une autre histoire raciste, celle d'une riche

    famille amricaine menace par la prsence d'un voisin asiatique

    qui convoite la femme du hros. Lorsque celle-ci est ruine par

    un mauvais placement, l 'Asiatique propose de lui donner de

    l 'argent si elle accepte de faire l 'amour avec lui. Comme elle

    refuse, il la marque avec un fer brlant. Le mari est tran en

    cour aprs avoir tu le tratre, mais il est disculp lorsque sa

    femme montre la marque. Ce film eut un succs retentissant en

    France grce son style soign et inventif (utilisant beaucoup le

    gros p lan e t dosant habi lement la lumire e t l 'ombre) . Au

    Qubec, c 'es t probablement son inspira t ion mlodramatique

    qui lui valut un grand succs.

    En 1928 , Gu imond a c r i t

    Le Sinistre Fantme

    (Rinfret ,

    p. 159), imitant le clbre

    Phantom of the Opera

    (Rupert Julian,

    1925).

    La pice a t prsente en 1928 au Chanteclerc, thtre

    )U

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  • 7/23/2019 Lacasse - Intermdiaire, Deixis Et Politique

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    alors dirig par Alex Silvio, surnomm Montral le roi des

    confrenciers, mais qui semble aussi avoir t le roi des produc

    teurs de pices adaptes de films. L'histoire est aujourd'hui bien

    connue, mais il importe d'en rappeler l ' intrigue parce que c'est

    probablement sa teneur mlodramatique qui donne la raison de

    son adaptation au Qubec. Un homme dfigur vit secrtement

    dans les sous-sols de l 'Opra de Paris, o il tombe amoureux

    d'une jeune tudiante en musique. Il essaie de la garder prison

    nire de son souterrain et de se faire aimer d'elle, mais il est tu

    par les gens venus la recherche de la jeune fille. De toute vi

    dence, les Qubcois aimaient aussi les histoires d'enlvement.

    Cela

    a-t-il

    un rapport avec la captivit nationale

    ?

    La m taphore

    est facile, mais on constate qu'elle revient dans plusieurs de ces

    mlodrames adapts; elle pourrait aussi dsigner la rigoureuse

    morale impose alors par un clerg puissant et puritain. De

    nombreux Qubco i s , hommes ou femmes , pouva ien t a lo r s

    rver d'tre enlevs par un personnage mystrieux, ou d'enlever

    un amant ou une amante malgr une possible fin tragique.. . Le

    fantme de l 'opra est donc devenu celui de la vrit en propo

    sant l 'imaginaire local un rcit tranger qui transgressait une

    situation politique et une morale contraignantes.

    Ce t te adapta t ion ident i ta i re par t ransfe r t in te rmdia t ique

    s e m b l e a v o i r t u n e t a c t i q u e f o r t p o p u l a i r e . E n 1 9 2 6 ,

    Guimond a cri t La Vierge blanche, inspire de toute vidence

    du film White Sister(H enr y K ing, 1923) tou rn en Italie avec

    Lillian Gish et Ronald Colman. Ce film racontait l 'amour du

    d'un officier italien pour une jeune couventine. L'officier est

    dclar mort par la sur jalouse de la couventine, qui entre alors

    chez les surs blanches. Part i puis revenu, l 'officier dsire

    obtenir du pape la dispense qui lui permet t ra i t d 'pouser la

    religieuse. Mais le Vsuve fait alors ruption et l'officier est tu

    en portant secours aux victimes; la religieuse retourne alors au

    service de Dieu (Connelly, p. 306). Notons que le film White

    Sister est lui-m m e adapt d 'un e n ouvelle crite en 1909 par

    E Marion Crawford; l 'auteur a aussi cri t une pice, et une

    premire version du film avait t faite en 1915 par Fred Wright

    pour Essanay (King Hanson, p . 1028) . Dans ce t te vers ion ,

    l'officier tait enlev par dessauvagesplu tt que dclar m or t

    Intermdialit eixiset politiqu e 97

  • 7/23/2019 Lacasse - Intermdiaire, Deixis Et Politique

    15/21

    par la sur jalouse. La pice de Guimond, qui a t prsente au

    Chanteclerc et au thtre Saint-Denis, semble avoir t assez

    semblable au film. Mais le plus tonnant, c'est que deux autres

    adaptations du mme fi lm virent le jour au Qubec. L'auteur

    dramatique Marc Forrez a crit un mlodrame en quatre parties

    sous le titre Vengeance

    d amo ur ou Sur blanche,

    dont la source

    tait explicite (Rinfret, p. 44). Une autre pice portant le mme

    titre a aussi t crite par un auteur nomm Charles E. Harpe,

    probablement un pseudonyme de Maurice Beaupr , ac teur e t

    dramaturge occasionnel (p. 191)

    1 0

    . Le texte en a t conserv et

    ressemble beaucoup l 'histoire du film : une sur jalouse com

    plote pour loigner l 'amant qui est ensuite suppos mort . La

    s ur p lore dc ide de dev eni r re l ig ieuse ; son am ou reu x

    s'enrle dans l'aviation, mais bless mort, meurt dans ses bras.

    Ce rcit fut aussi populaire que celui du

    Cheik,

    probablement

    parce qu'il permettait d'exprimenter sur le plan symbolique des

    affects interdits par une socit trs police. Ce transfert inter

    mdiatique permettait d'ailleurs la diffusion de ces rcits venus

    du cinma sans subir les foudres d'un clerg qui avait fait du

    film son pire ennemi.

    La radio visuelle

    La radio visuelle est une autre pratique intermdiatique qui

    consiste en l 'adaptation radiophonique d'uvres cinmatogra

    phiques. Elle a t pratique de faon systmatique et explicite

    pendant plusieurs annes, principalement par l 'entremise d'une

    mission appele

    Radio-Thtre Lux

    Franais,

    qu i semb le avoir

    imi t l a fo rmule amr i ca ine du

    Lux Radio Theater,

    lequel

    prsentait la radio des Etats-Unis des versions adaptes des films

    les plus populaires (Thomas, 1991)

    n

    . L'mission qubcoise a t

    prsente entre 1942 et 1945 CKAC et CHRC, et reposait sur

    des pices adaptes du cinma ou du thtre (Page, 1975, p. 662).

    Henry Deyglun, qui a beaucoup crit pour la scne, a galement

    adapt plusieurs rcits pour le

    Thtre Lux

    (Legris, p. 89). Paul

    L'Anglais, le producteur de cette mission (p. 57), avait aupa

    ravant t chanteur la radio (Proulx, p. 34) et avait crit pour la

    radio les feuilletons

    Jeanne et Arthur

    et

    Ceux quon aime,

    traduits

    de radio-romans amricains (Page, 1975, p. 353). Une mission

    ) 0 CiNeM AS, vol. 10, n

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    2-3

  • 7/23/2019 Lacasse - Intermdiaire, Deixis Et Politique

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    semblable a t diffuse par CBF en 1942 et 1943, intitule Silver

    Theater ou Thtre d Hollywood (p. 662). D'autres missions se

    sont inspires de cette veine bien que de faon moins explicite. La

    radio f t rapidement appel un grand nombre d 'auteurs, qui

    devaient beaucoup produire pour suffire la demande. Ernest

    Guimond, qui avait crit des pices de thtre adaptes de films

    amricains, a galement crit plusieurs pices radiop hon iques sous

    le mm e pseu dony me de Jean B art (Legris, p. 89 ).

    Le plus digne reprsentant de cette radio visuelle est peut-tre

    Henri Letondal .

    Scripteur

    de rad io des plus p rolifiques, il

    avait d'abord t chroniqueur de cinma et de thtre pour le

    j o u r n a l

    La Patrie

    (de 1921 1925) ainsi que comdien et

    chanteur la station CKAC. Pendant les annes trente il a t

    l 'animateur du cabaret Le M atou bott, o il montait des revues

    et interprtait ses propres chansons, et a crit pour la radio des

    dizaines de pices dont certaines, comme Meurtre au studio ou

    La Photo rvlatrice, semblent exploiter les mmes thmes que le

    c inma popula i re : Le Supplice indien, La Mystrieuse Dam e

    blonde, Le Plerin de Bnars, etc. Il a ensuite pass de nom

    breuses annes (de 1939 1955) Hollywood o il a jou dans

    une t ren ta ine de f i lms e t a ra l i s pour CKAC l 'miss ion

    Hollywood vousparle (Page, 1978, p. 13-14 et 43). Cette mis

    sion n'tait pas la seule qui tait consacre au cinma puisque

    CKAC prsentait aussi, trois fois par semaine, entre 1938 et

    1942,

    Radio-Cinma Revue crite par Jeanne Frey (Page, 1975,

    p. 293) Les autres stations produisaient probablement des mis

    sions semblables, et le journal populaire

    Radiomonde

    vantait les

    vedettes du cinma autant que les missions de radio qui les fai

    saient connatre. L'coute des enregistrements conservs permet

    trait sans doute de reconnatre la musique des films mentionns

    dans les missions, mais la production locale instaurait une ins

    tance d'nonciation fondant une subjectivit hybride plutt que

    fonde uniquement sur le rapport l 'extrieur.

    Le cinma radiophonique

    L'tape ultime de ce processus a t ce qu'on pourrait appeler

    le c inma rad iophonique : l 'adaptat ion cinm atogra phiqu e

    des uvres de fiction les plus populaires de la radio. Aprs la

    In te rmdia l i t ,

    deixis

    e t poli t ique

    J J

  • 7/23/2019 Lacasse - Intermdiaire, Deixis Et Politique

    17/21

    p r o d u c t i o n d u Pre Chopin (1944), scnaris par l 'auteur de

    radio Jean Desprez, le financier Ren Germain a vite compris

    com bien les u vres rad ioph on iqu es pou vaient tre rentables ;

    aussi a-t-il requis les services du producteur de radio Paul

    L'Anglais (Bonneville, p. 5). Trois des cinq films

    Un homme et

    sonpch (1949), Le Cur de village (1949), Sraphin (1950) ,

    que ce dernier a dirigs t i tre de producteur de cinma, ont

    donc t tirs du rpertoire radiophonique et ont t raliss par

    ce vieux routier de la radio qu'tait Paul Gury. En outre, les trois

    films ont t jous en grande partie par les comdiens qui avaient

    popularis les personnages la radio: Hector Charland, Ovila

    Lgar, Nicole Germain, etc. (Lever, p. 101), les voix de ces

    comdiens ne pouvant manquer de rappeler aux specta teurs

    qubcois les missions de radio o i ls les avaient d 'abord

    entendues. Paul L'Anglais s est d'ailleurs plaint de cette distribu

    t ion t ro p rad iop ho niq ue , le s com dien s ignora nt le j eu du

    cinma (Bonnevil le , p. 9). L'Anglais a nanmoins produit en

    1952 le Tit-Coq de Gratien Glinas, auteur qui avait acquis sa

    renomme la radio grce son clbre personnage Fridolin

    (Page, 1976, p. 81). Le cinma national contribuait ainsi singu

    lariser et consolider par emprunt intermdiatique une culture

    hybride largement fonde sur l 'adapta t ion, donc aussi sur le

    dplacement de l'instance de validation des discours.

    Mdias et territoires

    Rappelant les hypothses de Derrida sur une graphie prc

    dant toute oralit, Deleuze et Guattari supposent galement que

    l a r e p r s e n t a t i o n t e r r i t o r i a l e e s t f a i t e d e d e u x l m e n t s

    htrognes: voix et graphisme. L'apparit ion et l 'volution du

    socius

    pro vo qu ent [ . . . ] la grande tche du re foulement

    germinal intense. Ce qui est refoul, en effet, c'est le corps plein

    comme fond de la terre intense, qui doit faire place au socius en

    extension dans lequel passent ou ne passent pas les intensits en

    cause (1974, p. 241). Selon eux, l 'extension du social cre un

    rgime de connotation o la chose elle-mme devient signe,

    cause d'un graphisme connot la voix. Le dsquil ibre des

    deux lments est rattrap par l 'il qui voit le mot [...] pour

    autant qu'il value la douleur du graphisme (p. 241).

    100 CiN eM AS vol. 10 n

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    2-3

  • 7/23/2019 Lacasse - Intermdiaire, Deixis Et Politique

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    Ce traumatisme li au dveloppement de la graphie serait

    aussi le corollaire de l'apparition et du dveloppement des Etats.

    La pseu do-territorialit est le pro du it d'u ne effective dte rri-

    torialisation qui substitue des signes abstraits aux signes de la

    terre, et qui fait de la terre elle-mme une proprit d'Etat, ou

    de sts plus r iches serviteurs et fonctionnaires (p. 232). La

    machine despotique d 'Etat surcode les f lux terri toriaux, mais

    ceux-c i chappent , re f luen t , se dcodent e t dborden t sur

    d'autres territoires et dans d'autres canaux. Cette description de

    la naissance du rapport entre le signe et l'Etat semble radicale,

    mais elle est pourtant assez semblable celle des rapports entre

    de nouveaux mdias. D'abord espaces vides o s'engouffrent les

    flux dcods, ils sont rapidement encercls et quadrills par la

    machine bureaucratique qui y impose le surcodage, mais ils ont

    tout de mme constitu des territoires sauvages, des espaces

    lisses affirment Deleuze et Guattari (1980), c 'est--dire des

    lieux d'expression non encore soumis l'institution, lieux o se

    sont prcipits les flux dcods avant que la machine despotique

    n'en contrle toutes les entres.

    L'observation permet galement de constater que la sphre

    intermdiatique suscite la constitution de terri toires symboli

    ques qui compensent la rduction de l 'espace social et politique.

    La sphre intermdiatique pourrait donc tre envisage comme

    un espace temporairement nomade o l 'apparit ion de nouveaux

    mdias non encore arraisonns permettrait certaines commu

    nauts d 'occuper un terrain symbolique leur chappant dans

    l'espace go-politique. Le fantme de la vrit, loin d'tre un

    spectre , serai t l ' instance indispensable suppose par Berren-

    donner, et correspondrait aussi ce que Ducrot appelle poly

    phonie: un point de vue qui parat s'imposer un certain ni

    veau d 'analyse (1980, p . 38-42) . Au Qubec la communaut

    francophone suscita ainsi un contexte de validation de son affir

    mation culturelle en adaptant de nouveaux mdias non encore

    institutionnaliss les rcits hgmoniques produits l'tranger.

    L'intermdialit est certainement un phnomne contempo

    rain, du moins sur son versant technologique, o les prolonge

    ments matriels des sens provoquent une prolifration exponen

    t ie l le e t une vir tual isat ion des espaces plur i topiques et des

    Intermdialit

    eixis

    et politiq ue 101

  • 7/23/2019 Lacasse - Intermdiaire, Deixis Et Politique

    19/21

    configurations dictiques. Cette prolifration peut fournir le

    modle permettant d'explorer rebours les configurations ant

    rieures, et ensuite par anticipation, celles qu'on peut projeter en

    examinant la gnalogie ainsi retrace. Il en ressort que se dve

    loppent concurremment deux sor tes de conf igurat ions dic

    t iques : une st rate p lus englob ante do nt dpe nd la s t ruc ture

    dominante des socits, et des strates infrieures qui ne s'y ratta

    chent qu'pisodiquement, qui peuvent mme s'en dtacher ou y

    rsister dans les cas o les intrts deviennent trop antagoniques.

    Analyse selon ce modle, la nouvelle sphre intermdiatique

    offre cer ta inement un terrain pour le dveloppement d 'une

    oligarchie mondiale aux tentacules effrayantes. Elle laisse aussi

    supposer l 'apparit ion d 'autres forces, d 'autres rseaux, et la

    comprhension des rapports de forces dans ces rseaux ne peut

    probablement plus tre appele faire la ligne, pas plus que faire

    le point, et peut-tre ces expressions n'ont-elle jamais t appro

    pries. Dj dans la prhistoire, quand les nomades ont com

    menc occuper des territoires distants en effectuant des migra

    tions saisonnires, il fallait peut-tre trouver une expression plus

    adquate que faire la ligne, car il ne

    s agit

    plus seulement de la

    mdiane entre deux plans, mais de plusieurs lignes reliant des

    surfaces distantes. Peut-tre fallait-il dj parler de faire la trame,

    ou mme de faire le net?

    Universit Laval

    N O T E S

    1 C e t t e e x p re ss io n es t e m p r u n t e a u t i t r e d u p re m ie r c o l lo q u e d u C R I : La

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    2 Voir ce sujet le livre de Gilles Deleuz e,

    Nietzsche etlaphilosophie

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    3 Voir ce sujet not re thse de doc tora t, Le Bonimenteur et le cinma oral. Les vues

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    4 Voir Gilles De leuze ,

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    et

    Sraphin

    e n 1 9 5 0 , d e u x a d a p t a t i o n s d ' u n r o m a n s u cc s d e C l a u d e - H e n r i

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