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1 L’escalier par le mémoire "Le meilleur moment de l'amour, c'est quand on monte l'escalier." Georges Clemenceau Il était intéressant d’observer la réaction des gens à l’annonce de mon sujet de mémoire. Souvent les ‘non-architectes’ étaient curieux et intéressés, les architectes en revanche étaient surpris, voire dubitatifs. Ces réactions sont révélatrices et mettent en évidence plusieurs choses. Tout d’abord, tout le monde peut comprendre le sujet à priori, il ne s’agit pas d’une problématique abstraite nécessitant un bagage spécifique au champ architectural pour qu’elle soit compréhensible. Ensuite, que cet élément ne laisse pas indifférent. Tout le monde le connait, tout le monde est capable d’en parler, par une anecdote, un souvenir, une image, un sentiment, etc. Enfin que les architectes, ou plus précisément pour la majorité, des étudiants en architecture montrent le plus de scepticisme reflète tant le manque d’intérêt qui lui ai adressé, que leur position inconfortable envers celui-ci, voire leur manque de compréhension vis-à-vis de son potentiel. Et c’est tout à fait compréhensible, qui n’a jamais pesté sur un escalier qui ne rentrait pas dans un plan ? Durant mon expérience d’assistant en atelier de première année, j’ai encore pu allègrement constater la difficulté de constituait l’escalier. Peut-être cela tient-il au fait qu’il faut réfléchir cet élément en trois dimensions, avec la nécessité de tenir compte à la fois de son impact en terme de volume (ou du vide qu’il implique) en plan et en coupe, sur les rapports de circulation qu’il implique, sur la place qu'il occupe, etc. Un ensemble complexe de considérations qu’il faut en plus allier à l’aspect global du projet de se cohérence générale. Ce manque d’intérêt voire ce rejet de l’escalier était déjà surprenant pour moi, mais l’est d’autant plus au jour de mes recherches. En effet lorsque l’on creuse un peu l’histoire de l’architecture, on peut se rendre compte qu’une partie considérable des grands architectes ont témoigné un intérêt direct ou indirect à l’escalier. Qu’il ait été manifeste ou non, cet intérêt n’est pas surprenant, l’escalier est un élément architectonique irrémédiablement lié à des questions d’architectures plus essentielles comme la circulation, la conception tridimensionnelle, l’articulation spatiale, la composition d’un plan, d'une coupe ou d’une façade, etc. L’escalier est rarement une fin en soi, mais un moyen. Le mémoire se veut avant tout architectural, au service d’une pratique de l’architecture. Les thèmes abordés seront donc autant que possible liés à des questions d’architecture. L’escalier est dès lors un prétexte pour parler d’architecture. Mais devant l’ambigüité de définir réellement ce qui peut être qualifié d’architecture et où s’arrête le métier d’architecte pousse le mémoire à étendre la question de l’escalier a des domaines parallèles à l’architecture comme la scénographie, la sculpture, la gravure, etc. On retrouve, par ailleurs, chez certains artistes et scénographes des questions proches de celles de certains architectes et des enjeux qui peuvent éclairer la discipline architecturale. (à reformuler) Le mémoire se refuse à envisager l’escalier sous une dimension chronologique, typologique et technique. N’en déplaise à la plupart des ouvrages ou mémoires sur le sujet, aborder la question sous cet angle d’approche expose nécessairement a une certaine superficialité, à des raccourcis voire parfois à des contradictions. De nombreux ouvrages sont consacrés à la mise en œuvre d’escalier de tout type. Si ils sont utiles ponctuellement, lire entièrement ce qui ressemble plus à des relevés techniques se révèle être périlleux tant l’ennui est profond. La réelle opportunité que présente

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L’escalier par le mémoire

"Le meilleur moment de l'amour, c'est quand on monte l'escalier." Georges Clemenceau

Il était intéressant d’observer la réaction des gens à l’annonce de mon sujet de mémoire. Souvent les

‘non-architectes’ étaient curieux et intéressés, les architectes en revanche étaient surpris, voire

dubitatifs. Ces réactions sont révélatrices et mettent en évidence plusieurs choses. Tout d’abord,

tout le monde peut comprendre le sujet à priori, il ne s’agit pas d’une problématique abstraite

nécessitant un bagage spécifique au champ architectural pour qu’elle soit compréhensible. Ensuite,

que cet élément ne laisse pas indifférent. Tout le monde le connait, tout le monde est capable d’en

parler, par une anecdote, un souvenir, une image, un sentiment, etc. Enfin que les architectes, ou

plus précisément pour la majorité, des étudiants en architecture montrent le plus de scepticisme

reflète tant le manque d’intérêt qui lui ai adressé, que leur position inconfortable envers celui-ci,

voire leur manque de compréhension vis-à-vis de son potentiel. Et c’est tout à fait compréhensible,

qui n’a jamais pesté sur un escalier qui ne rentrait pas dans un plan ? Durant mon expérience

d’assistant en atelier de première année, j’ai encore pu allègrement constater la difficulté de

constituait l’escalier. Peut-être cela tient-il au fait qu’il faut réfléchir cet élément en trois dimensions,

avec la nécessité de tenir compte à la fois de son impact en terme de volume (ou du vide qu’il

implique) en plan et en coupe, sur les rapports de circulation qu’il implique, sur la place qu'il occupe,

etc. Un ensemble complexe de considérations qu’il faut en plus allier à l’aspect global du projet de se

cohérence générale.

Ce manque d’intérêt voire ce rejet de l’escalier était déjà surprenant pour moi, mais l’est d’autant

plus au jour de mes recherches. En effet lorsque l’on creuse un peu l’histoire de l’architecture, on

peut se rendre compte qu’une partie considérable des grands architectes ont témoigné un intérêt

direct ou indirect à l’escalier. Qu’il ait été manifeste ou non, cet intérêt n’est pas surprenant,

l’escalier est un élément architectonique irrémédiablement lié à des questions d’architectures plus

essentielles comme la circulation, la conception tridimensionnelle, l’articulation spatiale, la

composition d’un plan, d'une coupe ou d’une façade, etc. L’escalier est rarement une fin en soi, mais

un moyen.

Le mémoire se veut avant tout architectural, au service d’une pratique de l’architecture. Les thèmes

abordés seront donc autant que possible liés à des questions d’architecture. L’escalier est dès lors un

prétexte pour parler d’architecture. Mais devant l’ambigüité de définir réellement ce qui peut être

qualifié d’architecture et où s’arrête le métier d’architecte pousse le mémoire à étendre la question

de l’escalier a des domaines parallèles à l’architecture comme la scénographie, la sculpture, la

gravure, etc. On retrouve, par ailleurs, chez certains artistes et scénographes des questions proches

de celles de certains architectes et des enjeux qui peuvent éclairer la discipline architecturale. (à

reformuler)

Le mémoire se refuse à envisager l’escalier sous une dimension chronologique, typologique et

technique. N’en déplaise à la plupart des ouvrages ou mémoires sur le sujet, aborder la question sous

cet angle d’approche expose nécessairement a une certaine superficialité, à des raccourcis voire

parfois à des contradictions. De nombreux ouvrages sont consacrés à la mise en œuvre d’escalier de

tout type. Si ils sont utiles ponctuellement, lire entièrement ce qui ressemble plus à des relevés

techniques se révèle être périlleux tant l’ennui est profond. La réelle opportunité que présente

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l’isolation d’un élément d’architecture tel que l’escalier tient dans la souplesse de sa transversalité

dans l’histoire de l’architecture. Il est en effet possible de traverser l’histoire en n’en regardant qu’un

fragment précis. En assumant ce caractère transversal, il est alors possible d’effectuer des

regroupements thématiques anachroniques avec toute la l’originalité et la surprise que cela sous-

entend.

Cette méthodologie fragmentaire et anachronique s’inspire de « Atlas Mnémosyne », de Aby Warburg. Il s’agit un projet d’écriture d’une histoire de l’art essentiellement véhiculée par des images, plus exactement des photographies d’œuvres et de textes qu’il agence en les punaisant sur de grandes toiles noires (fig1). « Warburg avait compris qu'il devait renoncer à fixer les images, comme un philosophe doit savoir renoncer à fixer ses opinions. La pensée est affaire de plasticité, de mobilité, de métamorphose »1, « Il essayait sans cesse de nouvelles reproductions, de nouvelles

associations... […] ...il cherchait aussi à détecter et à mettre en lumière les combinaisons dans lesquelles les pensées et les images communiquent leur contenu le plus lointain, le plus insaisissable, le plus secret. »2 Si les images qu’il choisit ont de ça en commun qu’elles sont toutes des photographies, elles relèvent cependant d’un contenu hétérogène. Parfois l’objet de la photographie est une peinture, d’autres fois, une sculpture, une architecture, une foule, etc. Parfois encore, le contenu est le détail d’un personnage dans un tableau, ou bien une vue générale d’un bâtiment. La nature hétérogène du contenu et de la forme du contenu se manifeste aussi dans la pluralité des époques dans lesquels les œuvres sont puisées, à savoir toute l’histoire de l’art. L’atlas Mnémosyne procède « par coupes, par choix tranchants, par montages et remontages successifs »3. Cette méthode heuristique permet, à partir d'un désordre, de voir émerger des rapports évidents ou des contradictions entre les choses et de mettre l’imagination au travail. Cette installation qui fait acte de mémoire portera le nom de Mnémosyne. Son atlas Mnémosyne compilé entre 1924 et 1929, année de sa mort, reste inachevé. La mémoire s’éloignera de la complexité du Mnémosyne par son rapport hétérogène entre les images et la nature de leur contenu. L’objet d’étude étant définie ; l’escalier, la marge de liberté dans l’interprétation et la relecture d’une histoire sont bien évidemment relatifs en comparaison du Mnémosyne. Le mémoire s'éloignera (du moins pour l’instant) du Mnémosyne dans sa forme, le format type « mémoire » permet difficilement d’avoir une vision à la fois globale et précise des illustrations. Si un affichage global voit le jour dans ce format réduit, il se paye au prix d’une lisibilité, d’une clarté et de l’élégance de « l’objet ». Mais à l’instar du Mnémosyne, le mémoire se base lui aussi sur les images pour amorcer une

proximité thématique souvent anachronique. La manière dont j’ai procédé pour définir les thèmes et

le choix des exemples n’est pas sans lien aux allers et retour de Warburg, à l’accrochage et au

décrochage des images, à la remise à plat de toutes les images, à l’ajout de tel projet pour ensuite le

déplacer ailleurs, et ceci jusqu’au dernier moment. La forme même du mémoire exploite les

possibilités offertes par ce type de méthodologie. Il est composé de deux entités de format

équivalent : un ouvrage regroupant les textes, un autre avec les images et quelques notes. « L'image

remployée, son montage, extrait fragmentaire inséré dans un discours, devient donc le lieu d'une

interrogation sur l'histoire et la mémoire, leur action et interaction réciproque, pour la recherche

1 Georges Didi-Huberman, L'image survivante– Histoire de l'art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Editions de Minuit, 2002 2 Helmut Farber, ≪ Une forme qui pense ≫, Trafic n°45, Automne 2003, p. 114. 3 Georges Didi-Huberman, ibid.

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d'une forme qui permet une autre conception du Temps »4. Sans prétendre à une nouvelle

conception du temps, le mémoire tentera de proposer deux formes de lectures.

La première, thématique et textuelle, est la mienne. Elle tente d’ouvrir des réflexions tournant

autour de l’escalier tout en se mettant à l’abri de la lecture chronologique ou typologique. Elle n’est

dès lors pas un « résumé », mais une proposition de lecture. Elle puise dans le répertoire

iconographique pour illustrer son propos et aborde les images de manière « brute ». Cette forme de

lecture assume sa subjectivité. Le nombre de thèmes, alors, importe peu, on peut considérer le

mémoire comme un travail ouvert à l'image du "work in progress" de Warburg, auquel on pourrait

rajouter, chaque semaine ou chaque mois un nouveau thème. L’escalier est observé de biais, par des

notions qui lui sont extérieures. Ce regard de biais permet de focaliser sur des questions

d’architectures et non sur l’élément lui-même, conjointement aux objectifs du mémoire. Ainsi

l’escalier sera appréhendé par « l’espace », par sa « représentation », par « la façade », par « les

limites qui l’enveloppent », etc.

La Deuxième lecture est iconographique et est laissée au lecteur. L’accumulation d’images dans un

objet autonome offre la possibilité au lecteur de se créer sa propre histoire, de cheminée à travers

ses propres divagations sans nécessairement se référer au texte. Il est clair que les projets illustrant

thématiques ne sont pas exhaustifs et que les projets eux-mêmes ne revoient pas uniquement aux

notions qu’ils illustrent dans le cas présent. Les escaliers et les projets évoqués dans le cadre de l’un

des thèmes pourraient tout autant être développés pour un autre. La souplesse que constituent deux

formats autonomes permet au lecteur d’envisager d’autres rapprochements, d’effectuer des lectures

croisées.

Le mémoire se présente comme une promenade dans l’histoire de l’architecture et par extension,

celle de l’histoire de l’art, du théâtre et du cinéma. Dès lors, l’exposé pourra parfois peut-être

frustrer le lecteur. Il pourra reproché le manque de développement de tel ou tel projet, ou l’oublie

de tel architecte qui aurait pu peut-être mieux illustré la thématique. Signalons simplement que le

travail ne se veut pas exhaustif, qu’il est une construction subjective et qu’il évoque avec modestie le

compte rendu de mes recherches. L’ouvrage iconographique tente cependant de pallier

partiellement à ce manque. Des vignettes illustratives reprendront, dans l’ouvrage textuel, les

œuvres cités en guise d’indication (COMING SOON), mais le lecteur est invité à se référer à l’ouvrage

iconographique où de nombreux projets non cités trouvent leur place entre les revoie au texte. Ils

sont choisis pour leur lien à la thématique et laissent au lecteur le choix d’interprétation. Pour

clarifier une promenade, dans l’esprit du lecteur, où il est facile de se perdre, tant il abonde tour,

détour et retour, chaque thématique sera précédée d’un petit texte introductif évoquant le propos

développé avec en gras une reprise des sous-thèmes.

Bon voyage.

4 Barbara Laborde – Image & Narrative, Vol 10, N°3 - 2009

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L’escalier par ses propriétés Nous allons tenter ici de mettre en évidence quelques-unes des propriétés à la fois physique et métaphorique ou symbolique de l’escalier. Pour cela, l’escalier est appréhendé de deux manières, par l’objet physique lui-même d’une part, et d’autre part par sa représentation. En déplaçant le propos sur sa représentation, il est possible des mettre à jour une dimension qui le dépasse largement. Le théâtre, le cinéma et l’art ont utilisé l’escalier pour ses propriétés et renseignent directement ou indirectement la discipline architecturale. L’escalier n’est dès lors plus un élément utilitaire, mais renvoie à une multitude de considérations dont nous développerons certains aspects. Nous commencerons par observer l’escalier en tant qu’objet par le mouvement qu’il implique. Ceci nous permettra d’introduire une série de termes indispensable pour la compréhension de certains projets développés par la suite ; escalier rampe-sur-rampe, hélicoïdal, à noyau plein ou évidé, etc. Le mouvement servira de transition pour regarder l’escalier sous un autre jour, celui de sa représentation, à commencer par la discipline théâtrale et la scénographie contemporaine, au sein de laquelle la dynamique du déplacement et l’occupation scénique jouent un rôle crucial. Nous glisserons ensuite vers le cinéma, où l’escalier acquiert un rôle remarquable pour définir des ambiances, pour souligné les relations entre les personnages voire même pour révéler les clés de compréhension du film. Nous nous intéresserons ensuite à l’escalier par sa représentation dans l’art, où il a pu constituer un thème central et récurrent au cours de l’histoire et insisterons sur un aspect particulier de l’univers auquel il peut renvoyer : la désorientation. Ensuite, nous réeffecturons un retour au cœur de ses propriétés physiques, en observant l’escalier par ses proportions, et tenterons de montrer que la pente peut jouer un rôle important dans l’appréciation d’une ascension ou d’une descente. Cette décomposition de l’escalier par les proportions de ses degrés introduira enfin une autre propriété de l’escalier, celle d’indicateur d’échelle. Ces deux dernières parties nous permettront de revenir à un propos qui par la suite sera centré sur l’architecture. Escalier par la sensation du mouvement «Toute ascension vers un endroit admirable se fait par un escalier en spiral » Francis Bacon

Escalier et mouvement forment une entité indissociable. L’acte d’ascension ou de descente des

marches induit le mouvement. Le moment de pause que constituent les paliers éventuels n’est

qu’une étape pour mieux continuer le déplacement. Le théâtre a bien compris, comme nous le

verrons le potentiel dynamique de l’escalier, lié en l’occurrence à l’expression du corps comme

médium entre acteur et spectateur. L’escalier implique dans sa configuration l’indication du

mouvement et conduit le spectateur à un déplacement réel. Les propos tenus par Socrate,

personnage de Paul Valery s’applique particulièrement bien à cet aspect de l’escalier : « Ô mon ami,

tu ne trouves donc pas admirable que la vue et le mouvement soient si étroitement unis et que je

change en mouvement un objet visible, comme une ligne, et un mouvement en objet ? (…) La vue me

donne un mouvement, et le mouvement me fait sentir sa génération et les liens du tracement. Je suis

mû par la vue…»5. De même que l‘escalier répond à une fonction unique par une diversité de

signification, le mouvement qu’il induit s’affirme de manière différente avec des intensités variables.

L’escalier droit à volée (l'ensemble des marches) unique (fig2) concentre l’utilisateur vers le point où

il le conduit. Dans un mouvement unidirectionnel et continu, le parcours à suivre est visualisé

d’emblée et la qualité du mouvement, selon les proportions des marches, est appréhendée

5 Paul Valery, Eupalinos ou l’architecte, Gallimard, 1921

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immédiatement comme un trajet qui requiert un effort ou non. Selon la taille du giron (profondeur

de la marche) et celle de la contremarche (hauteur de la marche), le trajet sera rapide ou lent.

Dans un escalier rampe-sur-rampe, à volée droite parallèle et paliers intermédiaires (fig. 3), le

parcours suit un mouvement alternatif de direction opposée. Si les paliers ont l’avantage de proposer

des aires de repos, ils engendrent aussi un ralentissement dans le déplacement où se succèdent

mouvement oblique et mouvement horizontal. Lorsque les volées sont séparées par un mûr noyau

plein (parois séparant les deux volées), chaque fois que l’on amorce le parcours d’une volée, rien ne

laisse deviner la nature de la suite du trajet. Cette typologie induite la notion de succession d’espace,

l’utilisateur parcourt une suite de tunnels rampants (revers des marches). Il suffit d’ajourer les murs

noyaux pour mesurer une partie de la suite du parcours tout en rendant explicite le changement de

direction. Le simple fait d’apercevoir la volée suivant invite à poursuivre ou fait ressentir la fatigue.

L’escalier à vis (fig. 4), ou escalier hélicoïdal, et à noyau central plein (axe autour duquel tourne

l’escalier) procure la plus forte sensation de mouvement. Le déplacement de l’utilisateur, descente

ou ascension, se double d’un mouvement circulaire continu autour du noyau central, mouvement

amplifié si les parois qui délimitent l’escalier sont circulaires plutôt que rectangulaires. L’utilisateur

est alors irrésistiblement entrainé par un enroulement des lignes et des formes dans le déroulement

de l’hélice qui s’impose comme guide. Après avoir descendu une hauteur importante par un

colimaçon, on est si fortement imprégné du mouvement hélicoïdal que l’on a tendance à continuer

ce mouvement même lorsque le niveau horizontal est atteint. De plus, l’escalier à vis procure

toujours la sensation d’un parcours plus rapide qu’un escalier droit et à palier. Pour le premier une

sensation de glissement accélère le mouvement, alors que pour le second la continuité du

déplacement est contrariée par la succession de périodes régulièrement réparties d’activité et de

relatifs repos, alternance de déplacement oblique et horizontal. La sensation du mouvement en vrille

est plus pénétrante dans l’esprit de l’utilisateur, et elle l’est d’autant plus que le noyau central est de

diamètre réduit et que la forme de l’enveloppe est proche du centre.

La substitution d’un vide au noyau plein (aussi appelé jour) de la vis change de nouveau le caractère

de l’hélice (fig 5). L’impression de vitesse est atténuée, le corps ne s’enroule plus autour du cylindre

central, on est dans une configuration moins englobante. Le regard ne se concentre plus sur le

couloir spiralé, mais peut s’ouvrir sur le développement séduisant de la vis et son aboutissement. Les

regards peuvent se croiser, on peut lire l’ensemble de l’escalier. Le spectacle du tube vertical

s’impose à nous.

L’escalier à retours, ou escalier quart-tournant et à jour central (fig. 6), bien qu’il propose des paliers

plus nombreux que l’escalier rampe sur rampe, engendre une sensation d’un mouvement plus

rapide. Les changements de direction sont plus variés et plus courts en distance et en temps, mais

surtout l’utilisateur suit du regard au travers le jour les directions. Il mesure le développement total

de l’escalier vers le bas ou vers le haut.

Le traitement de ces escaliers, leur technique constructive, leur ordonnance, leur décoration, la

richesse de leurs matériaux, l’ampleur donnée ou non à leurs emmarchements, ne changeront que

partiellement leur caractère et leur signification, inscrits déjà dès le tracé. Les axes de directions sont

fortement responsables des impressions dégagées par l’escalier, ligne simple ou composée, rectitude

ou ondulation, trajet unidirectionnel ou alternatif… Le degré d’ouverture des murs qui les enveloppe

modifiera les rapports qu’ils entretiennent avec les espaces adjacents ainsi que la perception qu’il

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sera possible d’en avoir d’un regard extérieur. La perception singulière du mouvement lié à la

typologie de l’escalier ne sera pas modifiée, mais l’expérience spatiale s’en trouvera bouleversé.

L’escalier par le théâtre

« Escalier, symbole du mouvement » Siegfried Giedion

Dans le théâtre l’escalier est plus qu’un motif d’arrière fond au pouvoir évocateur, il fusionne avec le

corps pour mettre en évidence l’acteur. Pour l’escalier occupe une place de choix sur la scène, il a

fallu attendre l’apport théorique du metteur en scène et scénographe Adolphe Appia, qui selon Jean

Chollet, « situe l’origine des plus profondes révolutions de la scénographie contemporaine »6. Appia

critique le naturalisme, l’illusion et refuse la notion d’art total, « la fausseté d’un univers scénique à

deux dimensions où s’inscrit la réalité à trois dimensions du corps de l’acteur »7. Le renouvellement

de la conception scénique, amorcé par Appia et prolongé, comme nous le verrons, par Edward

Gordon Craig considère la scène comme espace à trois dimensions, qui « rompt avec l’enfermement

caractéristique de la scène italienne et substitue aux toiles peintes des dispositifs simples : cubes,

plots, marches, paravents, qui, combinés avec la lumière, doivent renforcer l’expressivité du corps

humain »8. Insérés dans cet espace, l’acteur et ses mouvements doivent être mis en valeur. Les

décors architecturés prennent des formes suggestives plutôt que descriptives. L’univers dramatique

et ses mutations peuvent ainsi être évoqués dans une aire de jeux ou toute la hauteur et la

profondeur scénique est exploitée, soumit au pouvoir suggestif de la lumière.

L’escalier s’est affirmé comme un véritable révélateur du mouvement des acteurs lorsque cette

réforme scénique du début du siècle s’est axée sur la valorisation du jeu des comédiens dans un

espace tridimensionnel. La puissance expressive de l’art dramatique devant s’appuyer sur

l’interférence entre l’acteur et les éléments scénique. L’acteur anime alors l’espace et l’espace vivifie

son jeu en lui répondant. Appia souligne qu’un élément de la scène a été négligé dans le décor

traditionnel et échappe à toute proposition, c’est le sol sur lequel se déplace l’acteur. Appia accorde

une importance particulière à la construction du sol et l’utilisation des escaliers devient une des

caractéristiques essentielles de ses propositions scénographiques (Fig. 7). Il s’agit tout d’abord de

rendre le mouvement du corps de l’acteur pleinement expressif en le confrontant avec le décor : « le

mouvement du corps humain demande des obstacles pour s’exprimer ; tous les artistes savent que la

beauté des mouvements du corps dépend de la variété des points d’appui que lui offrent le sol et les

objets »9. Mettant en valeur les mouvements entre les différents plans « l’escalier, si bien complice

du corps, devint un guide sûr »10.

Lorsque Craig envisage ce qu’il nomme « le drame du silence » pour lequel il affirme la primauté de

l’action dramatique sur ce qui se dit ou sur ce que l’on nous raconte, sa démarche trouve sa parfaite

illustration dans un drame qu’il imagine en 1905 et qu’il nomme « The Steps » (fig 9). Quatre

esquisses représentent quatre phases de l’action dramatique, quatre ambiances, pour lesquelles le

même dispositif architecturé est installé sur la scène, un immense escalier bordé par de hauts murs,

6 Jean chollet, La Scénographie, Encyclopedia Universalis, édition 2004

7 Adolphe Appia, La Mise en scène du drame wagnérien, L. Chailley, 1895

8 Jean Chollet, Ibid.

9 Adolphe Appia, Comment réformer notre mise en scène, La Revue, Paris, 1er juin 1904, p. 347

10 Appia, Comment réformer notre mise en scène, ibid.

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s’élevant frontalement du bas du plateau vers une terrasse supérieur. Un même espace va porter des

actions dramatiques et des ambiances différentes, grâce aux transformations d’atmosphères

engendrées par des variations de lumière, des positions particulières des personnages immobiles ou

en mouvement dans l’escalier. Craig définit le théâtre comme « un art du mouvement, dans un

espace symbolique fondé sur la rencontre géométrique des lignes et des plans, des jeux d’ombres, de

la lumière et de la couleur »11. À propos de la deuxième ambiance, « vous constatez que l’escalier n’a

pas changé, mais il semble d’assoupir », troisième ambiance, « Quoique ces personnages

m’intéressent dans une certaine mesure, c’est l’escalier sur lequel ils se déplacent qui m’émeut. Si

cet escalier était chose morte, combien il serait triste, mais au contraire, il frissonne d’une vie plus

vivante que celle de l’homme ou de la femme ». L’escalier unique de Craig vit les aventures de ses

personnages et devient capable d’expression multiple.

Pour Craig, ce qui est dramatique ne se limite pas aux rapports humains ou à leurs sentiments, mais

se manifeste aussi dans leurs créations, l’architecture et en particulier l’escalier : « Le drame est

enfant de la plus noble des créations humaines, l’Architecture. (…) À propos de ce sens de

l’Architecture tel qu’il pourrait être utilisé dans mon art, j’ai souvent pensé qu’il serait possible de

donner la vie, et non la parole, à ces lieux en les utilisant à des fins dramatiques. Lorsque me vint ce

désir, j’esquissais perpétuellement des drames dont le lieu d’action jouait un rôle architectural et se

prêtait à mes fins. C’est alors que je commençais par composer un drame intitulé “The Steps”.

L’escalier dans cette pièce est un symbole de vie, un thème d’ascension, de chute, de rencontre

possible ou de rupture. Craig se sert du pouvoir évocateur de l’escalier qui ne se contente pas d’être

le témoin du drame, mais participe à l’action, il s’anime.

L’escalier dans le théâtre peut devenir un élément métaphorique qui figure les ruptures ou des

passages dans des mondes divisé ou hiérarchisé verticalement, entre enfer et paradis, entre bien et

mal, entre esclave et maitre, entre tyran et son peuple… Les scénographies utilisant les escaliers sont

innombrables, et la mise en scène de grands thèmes classiques n’échappent pas à la montée ou

descente de marche quelques soient les metteurs en scène.

Dans Œdipe-roi de Sophocle, dont la scénographie est réalisée par Svoboda (fig 10), un escalier

monumental débute dans la fosse d’orchestre et s’élève dans toute la largeur de la scène pour fuir

dans les cintres. Quelques podiums rompent le flot des marches pour organiser des aires de jeu à des

moments clefs du drame. Les contremarches sont perforées de manière à laisser passer le son de

l’orchestre situé en dessous. Vu de la salle, cet escalier n’a ni de début, ni de fin, aucune limite ne

l’interrompt à court et à jardin, on ne voit pas où il descend et où il finit dans les hauteurs. S’il

représente bien à certains moments du déroulement du drame, l’escalier qui conduit au palais du roi

de Thèbes, il est avant tout “une image monumentale du destin, une surface de projection, sur

laquelle la tragédie plaque son héros”12. L’escalier matérialise les grands thèmes du drame, en

particulier l’irréversibilité de la destinée. Lorsqu’Œdipe, abandonné de tous, gravit lentement

l’immense escalier, éclairé alors en contre-jour révélant sa structure perforé, le roi déchu semble pris

dans les mailles du destin. Beaucoup d’autres scénographies imaginées par Svoboda utilisent

l’escalier pour porter l’action et le destin des hommes et le scénographe a longuement exploré et

exploité la valeur de cet élément architectural.

11

Chollet, Ibid. 12

Denis Bablet, Josef Svoboda, L'AGE D'HOMME, 2004

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Il est intéressant de constater la manière dont Charles Garnier fait sortir le spectacle théâtral de son

cadre spatial strict. Pour l’Opéra de Paris (fig. 12), on assiste en quelque sorte à une équivalence en

termes de hiérarchie entre l’espace de représentation (la scène), et un espace de représentation (le

foyer). Garnier explique à propos des escaliers des salles de spectacle de son époque qu’ils sont

« petits, mesquins, et ont au plus l’importance d’escaliers secondaires »13. Les accès à la scène sont

traités, à l’époque, comme des espaces purement utilitaires. Garnier va leur donner une ampleur

remarquable : pratiquement un quart du bâtiment leur est dévolu. On entre par un vestibule assez

bas de plafonds qui contraste avec le foyer tout en hauteur et son escalier monumental. L’espace lui-

même devient l’objet de spectacle, avec ses galeries ouvertes, sa profusion d’ornement, son escalier

aux volées courbes et divergentes, ses balcons disposés comme des loges. L’architecture se fait mise

en scène. Viollet le Duc dira même : « La salle semble faite pour l’escalier, et non l’escalier pour la

salle »14. L’aristocratie peut ainsi parader dans un espace de représentation. « C’est sur ses marches

que va s’engager le spectacle de la bourgeoisie montante »15. L’espace de l’escalier donne

l’opportunité à la foule de se transformer à la fois en public et en acteur avant même l’entrée dans la

salle.

L’escalier par le cinema (icono coming soon)

« Stairway is a metaphor of achievement or loss of a position in the society, a metaphor of hierarchy »

Jacob's Ladder, The Battleship Potemkin

L’escalier partage avec le cinéma quelques-uns de ses éléments constituant ses propriétés et son

vocabulaire, par exemple il est une séquence bien souvent autonome, il impose un changement de

rythme, il propose parfois un cadrage vers l’espace qu’il dessert, il est anticipation de l’évènement à

venir, etc. Certains réalisateurs ont utilisé ses propriétés spatiales, contraste haut/bas, le noyau de la

spiral, le développement infini de ses volées, etc., pour renseigner sur les rapports entre les

personnages ou pour induire une ambiance particulière liée à l’intrigue. Sa dimension symbolique et

métaphorique en fond un parfait instrument de mis en suspens, d’allégorie, d’accentuation des

rapports, de situation dramatique, etc.

Eisenstein , dans le cuirassé de Potemkine, a choisi d’utiliser la force émotionnelle et symbolique de

l’escalier pour porter au plus haut degré l’inhumanité et la sauvagerie dont l’autorité en place a fait

preuve face à la contestation. Après avoir offert ses marches comme gradins pour un spectacle plein

de liesses, l’escalier devient le théâtre de la tragédie. Le développement de l’escalier, avec ses

innombrables marches et la répétition des paliers, nous empêche d’avoir un véritable repère pour

savoir où et quand il se termine, et permet ainsi d’étirer le temps, comme l’explique Barthélémy

Amengual : « Dans sa globalité, le massacre sur l’escalier est construit sur un étirement

expressionniste de la durée, qui vise à accorder à la monstruosité de l’événement l’espace, le volume

temporel, le retentissement que sa dénonciation exige et que la réalité eût refusée (…) La séquence

dure plus de six minutes. Dans la réalité, précise Eisenstein lui-même, une minute après la première

salve, l’escalier aurait été balayé »16.

13

Charles Garnier, le Théâtre, Librairie Hachette, Paris, 1871 14

Viollet le Duc, Le nouvel Opéra, Gazette des architectes et du bâtiment, n°3, 1863, p. 70 15 S. Neumann & R. Copan, Collection Architecture, L’Opéra de Paris par Charles Garnier, Arte Editions, 2003

16 Barthélémy Amengual, Le cuirassé de Potemkine, Etude critique, Nathan, 1992

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Dans psycho et Vertigo, c’est en haut de l’escalier que s’installe le mystère de l’intrigue, mais c’est là

aussi que se trouve la clef de l’énigme, les solutions qui permettraient aux personnages, et à nous

même, d’échapper à cet univers angoissant. Dans Vertigo, l’escalier cristallise la cause originelle de

toute l’intrigue du film : le vertige du héros. La forme même de cet escalier s’inscrit parfaitement

dans ce qui est la forme mère du film, la spirale, la spirale du vertige. Dans Psycho, l’escalier est

porteur d’une forte sensation d’insécurité due au contexte bien sûr, et augmenté par la façon dont

Hitchcock filme cet espace. Le cadrage (gros plan, plan large, etc.) et le type de prise de vue (plongée,

contreplongée, etc.), avec la manière dont se déplace la caméra a tendance à styliser la vision de

l’escalier et reflète les sensations recherchées.

Il peut devenir l’expression, la mise en scène du pouvoir et de l’autorité, exprimant le rang éminent

du propriétaire d’une demeure, comme dans The Splendor of Amberson. Dans In the mood for love,

l’escalier devient motif pour représenter l’évolution et les états d’âme du couple. La polarité de

l’escalier, haut / bas, est utilisée comme métaphore de la séparation. Une scène d'escalier est un

moyen privilégié pour représenter l'agilité d'un bretteur (les aventures de Robin des bois) ou la

virtuosité d'un couple de danseurs (Astaire et Rogers dans La Joyeuse Divorcée).

Même si c’est bel et bien les propriétés spatiales de l’escalier qui sont exploitées, les objectifs

cinématographiques sont tout autres. Comme l’explique Michel Chion : “ l'escalier n'est guère qu'une

image objectivée du montage sous forme d'artefact. Il est comme une figuration dans le film, visible,

symbolisée (…)»17. Dans le cinéma, l’escalier est un moment, une image s’inscrivant dans un monde

plus large. Dans la peinture et la sculpture, il peut dépasser cette dimension anecdotique et poser les

bases d’un univers plus lourd de sens.

L’escalier par l’art

« … Et quelques fois, les escaliers sont plus que la liaison entre deux étages. » Giovani Battista

Piranesi

L’escalier est un sujet qui a figuré dans de nombreuses œuvres phares de l’histoire de l’art, dans la

peinture et la gravure tout d’abord. Par exemple Rembrandt avec le Philosophe en méditation (fig

13), dont Paul Valery dira que l’escalier suggère « (…) l’idée de reploiement en soi-même, celle de

profondeur, celle de la formation par l’être même de sa richesse de connaissance (…)», ou encore

Marcel Duchamp avec son Nu descendant l’escalier (fig. 14), qui utilisant la figure de l’escalier pour

induire le mouvement dans une composition picturale statique. De même dans la sculpture et les

installations, le motif de l’escalier abonde par exemple avec Rachel Whiteread et ses Stairs (fig.16),

qui matérialise l’espace de l’escalier, inversant masse et espace vide ou bien avec Staircase IV (fig.

17) de Do-Ho Suh, escalier en textile flottant au-dessus du sol ou encore avec Eliasson qui invite

l’utilisateur a arpenté sa sculpture d’escalier à boucle close dans Umschreibung (fig. 18).

L’objectif n’est pas de répertorier la pluralité des postures des artistes face à l’escalier. Celles-ci sont

trop nombreuses et trop complexes, renvoyant à des notions dépassant largement le cadre du

mémoire. Ces postures relèvent souvent du pouvoir métaphorique ou symbolique de l’escalier qui

renseigne moins un mémoire dont les supports d’étude de prédilection sont des projets

d’architecture. Insistons cependant sur quelques exemples qui touchent de plus près des

17

Michel Chion, Le cinéma est-il dans l’escalier ?, BREF, n°59, 2003, p. 45

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thématiques architecturales. Le présent exposé focalisera sur la question de la perception et de la

désorientation à travers les installations de Baumann et Lang, de Erlich et les gravures de Piranèse et

d’Escher et fera le lien avec deux bâtiments, le Centre d’Accueil de Zernez par Olgiati et un projet de

logement par l’architecte Hayakawa.

Dans son installation réalisée à l’occasion de l’exposition « Tour et détour » (fig. 20), Krijn De Koning

recompose une architecture au cœur de l’abbaye de Corbigny. L’artiste n’intervient pas ici sur

l’espace par l’escalier, mais investit l’espace de l’escalier. Son travail, comme il le dit, « deals with

space and place »18. Des cloisons jaunes et blanches prennent naissance au rez-de-chaussée dans

tout l’espace de la cage pour se déployer au fil de la rampe, partitionnant l’espace et les marches. Il

traite la fonction de l’espace, en la modifiant. « Ses sculptures sont de nature réactive: elles

cherchent des voies pour se mêler à l’architecture existante et changer ainsi radicalement les

perspectives d’un site et l’impression qui s’en dégage. »19 Le jaune habillant les parois ajoutées

achève de recréer un nouvel environnement. Ancien et nouveau fusionnent alors dans une nouvelle

entité autonome, entretenant des relations singulières. La perception du lieu s’en trouve

radicalement modifié, par exemple des percements mettent en valeur des éléments particuliers

comme le garde-corps en fonte à la manière d’un cadrage photographique, tandis la contraction des

murs ajoutés annihile la sensation d’espace du noyau central de la cage.

Le travail du duo Sabina Lang et Daniel Baumann brouille les limites de la perception en manipulant des éléments simples de l’architecture. Dans la série Beautifull stairs, les artistes utilisent le motif de l’escalier comme élément parasite. Ils jouent sur l’illusion de l’usage, provoquant la perception du spectateur et le transférant dans un environnement spatial irréel. « L/Bʼs is a phantasmagoria of the everyday, suspense of perception, a reworking of conventional semantics of space. »20 Dans Beautiful steps #5 (fig. 21), l’architecture agit comme le principal protagoniste de la vision troublante des artistes. Deux petits escaliers passent à travers les fenêtres d’angles de la pièce, et continuent leur route autour de la tour d’angle du bâtiment par une passerelle suspendue au-dessus du vide. Dans Beautiful steps #2 (fig 22), à dos d’une façade en béton, deux portes en métal sont reliées par un escalier sans garde-corps dont les marches sont accrochées à la façade. Dans les deux œuvres, on est aux limites de l’absurde, les artistes rendent possible ce qui échappent à la logique et au bon sens. « Partly looking like an evacuation path, partly recalling Alice in the Wonderland spatial acrobatics, it acts as a vehicle of the imagination without borders. Its elegant neutral structure animates the rather dull façade, unveiling its possible second skin, generating suspense of a historical nature, provoking estrangement that evokes a critical stance. »21 Les artistes jouent sur la limite entre réalité et fiction. Ils investissent la question de la relation entre intérieur et extérieur, le public et le privé, conjointement avec la notion de réel et d’imaginaire. « It is truly a dream-like creation, fully nostalgic, obviously referring to the viewerʼs unconscious, while simultaneously immersed in the everyday, the mundane, the ordinary. »22 Dans The Staircase (fig 23), Leandro Erlich joue lui aussi sur la perception d’une réalité et son

apparence. La cage d’escalier et son vide central sont, dans la mémoire collective, un volume qui se

dresse de haut en bas verticalement. Dans son installation, il transpose le volume de la cage

horizontalement. Le visiteur rentre alors dans cette cage par ce qui devrait être un mur vertical et

18

De Koning, Amsterdam Weekly, 6-12, Decembre, 2007 19

Extrait du communiqué de presse "On this", Galerie Cent8/Serge Le Borgne, 2008 20

Adam Budak, Beautiful Steps, or in the tower of a fortified self, Universalmuseum Joanneum, Graz, 2010 21

Adam Budak, Idib. 22

Adam Budak, Idib.

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perçoit directement toute sa profondeur et ses marches, mais dans une perspective horizontale. Le

point d’observation est sujet à l’inversion. Cela donne lieu à des images qui déclenchent chez le

spectateur des sensations illusoires. « Dans mon travail, la surprise est un élément déclencheur. Elle

est un moyen d’interpeller le spectateur, de lui faire voir que les choses, dites réelles, ont des degrés

variables. »23 La désorientation et l’ambiguïté sont autant de sensations qu’éveillent les travaux de

Leandro Erlich. Le spectateur devient, malgré lui, acteur d’une scène de théâtre élaborée, lâché dans

un environnement qui est en partie réel et fictionnel. « La place de choix qui lui [le spectateur] est

accordée est la condition sine qua non à la réussite de l’œuvre. Dans la sphère des illusions, des

inversions et des réflexions, le visiteur est invité à une expérience illusoire ».24

Le Centre d’accueil du parc national à Zernez par Olgiati (fig 24) est constitué de deux cubes en béton, qui s’interpénètre à un angle. Un escalier unique se dédouble après quelques marches à l’angle de jonction des deux cubes. Si les parois bordant l’escalier sont perpendiculaires d’un côté, conformément à la rencontre des deux cubes, de l’autre les parois sont obliquées, évasant la forme chacun des deux escaliers. Ce qui parait clair en plan se révèle plus complexe au niveau spatial. Irina Davidovici compare le Centre à la Scala Regia (fig 103), que nous développerons plus précisément par la suite. Tous deux présentent une forme d’entonnoir et sont éclairés au sommet. Si dans le cas de la Scala Reggia, la superposition de colonnes tend à contrer une perspective trop marquée, induit par la contraction des murs, en revanche à Zernez, elle est délibérément manifestée. Au sens de cérémonie de la Scala Reggia, se substitue à Zernez, « the disorientation as the two staircases, united at the bottom, divide and diverge like identical reflections off an angle mirror »25. Olgiati joue avec l’illusion et la réalité. Amorcé par le trouble de la perception que constitue l’escalier, Olgiati prolonge l’expérience de désorientation en superposant des galeries, interconnectées à chacun des trois niveaux. Le dispositif, jouant de répétition, crée « a maze of equivalent, seemingly identical rooms. The lost visitor is first led up and later down in order to arrive, without any guidance than from the building itself, to the point of departure. »26 Olgiati declare à propos du Centre: “I don’t want people to understand my buildings at first glance (…). They must use their intellect."27

Le rôle des escaliers comme vecteur de la perturbation de la perception s’exprime aussi par d’autres

moyens, cette fois-ci picturale. L’accumulation d’escalier, leurs superpositions, leur multiplication

dans différentes positions, le cadrage, etc. peuvent induire une forme de désorientation, un

labyrinthe vertical. Cette notion est d’autant plus intéressante qu’elle renvoie directement à un

thème architectural. Le labyrinthe vertical ne se limite pas à un confus réseau de chemin sur un plan

horizontal, il fait appel à l’escalier pour composer le dédale des cheminements entre ces niveaux, et

les montées et les descentes s’offrent comme autant de voies possibles pour échapper ou se perdre

durant l’épreuve de ce parcours à l’issue incertaine.

Giovanni Battista Piranesi propose dans ses gravures intitulées Invenzioni Capric Di Carceri (fig 26 &

27), une vision du labyrinthe vertical. Le regard se perd dans le réseau inextricable de ponts,

passerelles, échelles, escaliers droits, escaliers en spirale, éléments suspendus dans le vide d’un

espace vertical monumental dans lequel errent de minuscules silhouettes. La démesure de ce

parcours, la sensation du vide, ces volées de marches qui n’échappent pas ou se heurtent à des murs,

la précarité des échelles, les ponts interrompus, le motif de la marche répété indéfiniment, tout cet

23

Leandro Erlich, Window and ladder – Too late for help, 2008 24

Sébastien Bazou – Leandro Erlich - http://www.artefake.com 25

Irina Davidovici, System, Gesture, Unity, OASE #86, Nai publishers, 2012 26

Irina Davidovici, ibid 27

Entretient entre Oliver Wainwright et Valerio Olgiati - http://www.iconeye.com/

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univers dégage de l’anxiété. Une impression d’insécurité et de doute, et le malaise de la répétition

nous enferment dans un mouvement perpétuel auquel on semble condamné. « Tel un labyrinthe, le

décor annihile tout balisage éventuel, et, conjugué à la sensation de vertige, renvoie à la notion

d’infini. En outre, la démultiplication des cheminements possibles dans un espace clos corrobore la

notion de paradoxe fractal. »28

De nombreux écrivains romantiques ont été influencés par « le caprice du prisonnier ». Ils

s’approprient, dans leurs écrits, l’univers Piranesien comme une métaphore architecturale de leur

propre angoisse et celle de leurs personnages, et leurs escaliers sont habités de l’esprit humain qui

s’élance vers les hauteurs ou débouche sur le seuil des gouffres. Dans sa nouvelle, Mademoiselle

Dafné, écrit par Théophile Gautier, dont le sous-titre est justement « dans la manière de Piranèse »,

le prince Lothario tombe le piège de sa belle-mère aidé par la belle Dafné. Il est précipité violemment

dans les sous-sols d’une villa. Réchappant de sa chute qui aurait dû être mortelle, il se voit condamné

à errer dans les catacombes labyrinthiques à la recherche d’une éventuelle issue. « Lothario franchit

le seuil et rencontra un escalier qui semblait descendre dans les entrailles de la terre (…). Un autre

escalier se présenta, faisant dans l’intérieur des massifs de maçonnerie de capricieuses

circonvolutions. (…) cet escalier qui montait et descendait et n’en finissait pas, obstrué parfois de

décombres, rappelait au prince ce cauchemar à l’eau forte où Piranèse a représenté une échelle

infinie de degré serpentant à travers de noires et formidables architectures, et gravie péniblement

par un homme qu’on revoit à chaque palier plus las, plus délabré, plus maigre, plus spectral et qui,

arrivé après tant d’efforts au plus haut de cette Babel d’escaliers partant du centre de la terre,

reconnaît avec un affreux désespoir qu’elle aboutit à une trappe impossible à ouvrir. (…) Lothario, à

force d’errer dans ce rêve de pierre commençait à éprouver des inquiétudes nerveuses, des frissons

maladifs. La fatigue et le découragement l’envahissaient ; (…) perdu dans ce labyrinthe de passages,

de couloirs, de chambres, d’escaliers, de planchers effondrés qui pouvaient l’engloutir et le jeter, les

os brisés, au fond d’un noir plus absolu, plus opaque encore ». Pour Gautier et d’autres écrivains

romantiques, l’univers piranésien avec ses escaliers sans fin, offre l’archétype d’un monde

d’inquiétudes et d’angoisse incarné dans l’architecture.

Un autre graveur, M. C. Escher, a composé avec des labyrinthes d’escaliers. Ses gravures, comme

Cage d’escalier (fig 28) ou La relativité (fig 29), ne sont exactement des labyrinthes verticaux, mais

plutôt des labyrinthes à plusieurs directions verticales. Cet univers trouble, désoriente en présentant

au même moment, plusieurs « hauts » et « bas ». En juxtaposant des espaces autonomes, qui ont

chacun leur propre loi de la pesanteur, et qui répondent à des lois de perspectives différentes,

l’artiste bouleverse les repères. Ces espaces n’appartiennent à aucune logique et ne peuvent

coexister simultanément sans devenir incohérents. L’art du graveur réussit pourtant à les faire

cohabiter et les relie par des escaliers. Dans La Relativité, où règnent simultanément trois champs de

gravitations perpendiculaires, une impression de vertige domine et la chute imminente menace

quelques-uns des personnages s’ils osent s’aventurer un peu plus loin et échappent à leur pesanteur.

Dans la Cage d’escalier, la dimension humaine et son échelle sont inexistantes. Des créatures

remplacent les hommes conférant au labyrinthe une dimension d’autant plus inquiétante.

À l’instar d’Olgiati, le labyrinthe fascine d’autant plus les architectes, on peut déceler dans le travail

de beaucoup d’architectes des principes fondés sur « la ligne brisée, la sinuosité, l’enchevêtrement,

28

Anne dell’Essa, Erre, variation labyrinthique, Editions du Centre Pompidou-Metz, Metz, 2011

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l’expansion... »29 Il peut parfois incarner un objectif, qu’il convient de nuancer lorsqu’il est appliqué

un programme. C’est alors plus les ambiances, les notions parallèles auxquels il revoit qui sont

utilisés, par exemple la désorientation, l’absence de fuite du regard, le parcours sans fin, etc.

L’escalier est alors un outil qui peut renforcer certaines de ces notions, voire même leur donner

parfois une dimension supplémentaire. Insistons ici sur la désorientation.

Le projet intitulé Labyrinthine Stair System (fig 30) de l’architecte Hayakawa, n’est pas sans lien à

l’univers Piranésien. Il est clair que l’échelle du projet ne revoit pas à la monumentalité des espaces

Piranesiens, et le programme de logement ne peut s’astreindre d’une dimension fonctionnelle, mais

l’on peut extraire certains des procédés utilisés par Piranèse pour induire la désorientation. Les ailes

d’appartement définissent une cour centrale commune qui dessert les différents logements

individuels. C’est cet espace central distributif commun qui portera toute la charge labyrinthique.

L’architecte joue sur une découpe fragmenté des murs qui dessinent la cour intérieure, les gardes

corps des balcons alternes entre béton et métal, les angles des différents logements sont saillant,

l’espace n’est ainsi pas directement compréhensible, il faut se déplacer pour l’envisager dans sa

globalité. Les différences de niveaux tendent aussi à perturber la lecture de l’espace et induisent des

points de vue différents, fermant les angles de vues ou dévoilant un cadrage précis. Enfin, la

multiplication des escaliers, leurs positions et orientations relatives, et le nombre de leur marche

parfont l’illusion d’un dédale, où l’on a l’impression de s’y perdre. C’est par une déclinaison de

moyen très simple qu’Hayakawa parvient à induire une désorientation, c’est par un processus de

répétition et de singularité qu’il parvient à donner une identité à la cour de ses logements.

Comme nous avons pu le voir, dès lors qu’on isole ses propriétés spatiales et l’univers auquel il

revoit, il constitue un objet riche d’inspiration, voire de fascination. Au cœur même de ces

propriétés, il y a l’homme et son échelle. L’escalier a été créé par et pour ses dimensions. Pour rester

confortables au pas humain, les proportions de la pente doivent respecter un ordre de grandeur qui

peut sensiblement varier. Cette variation peut avoir des implications sur l’appréhension de

l’ascension et de la descente.

L’escalier par ses proportions

« Pourquoi les architectes ne songent-ils pas, pour diminuer la fatigue, à limiter la hauteur des

marches au fur et à mesure qu'on monte un escalier ? » Albert Willemetz

Même si l’escalier se décline sous d’innombrables variations, engendrées par des changements

culturels, sociaux, esthétiques, législatifs, etc. Il demeure néanmoins un élément soumis aux

constantes que représentent les dimensions du corps humain et la manière dont il marche. L'escalier

dépend des dimensions répétées du module qui le compose: la marche. Si on le compare à d’autres

éléments permettant le passage, par exemple la porte, on constate que les dimensions minimales qui

autorisent le franchissement du corps peuvent varier. Les dimensions constituant l’encadrement de

la porte peuvent évoluer dans leur forme et leur proportion sans porter intégrité à sa fonction

première. En revanche si les proportions des marches varient trop, celui-ci peut devenir

inconfortable, impraticable, voire dangereux.

29

Guillaume Désanges, Erre, variations labyrinthique, Editions du Centre Pompidou-Metz, Metz, 2011

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14

L’escalier est donc un élément qui ne peut s’affranchir de sa fonction. Il résulte de l’action à

accomplir. D’autres éléments architecturaux peuvent jouer du paradoxe entre leur configuration

type et la fonction auxquels ils sont supposés répondre. Une cloison, par exemple, peut se jouer de

sa fonction première, celle de délimiter physiquement un espace. En la traitant de manière

transparente, elle introduit une ambigüité entre séparation et liaison. Umberto Eco envisage

l’escalier comme un « signe » important de l’architecture dans la mesure où il indique directement à

quelle vocation il renvoie : « Dès que je le reconnais comme tel et le classe sous le concept général

“d’escalier”, chaque escalier me communique la fonction qu’il permet et la communique si bien que,

selon le type d’escalier , grand escalier de marbre, escalier en colimaçon, petit escalier raide, échelle,

échelle d’incendie…, je comprends si je monterai aisément ou avec effort »30. Sous l’abord général

d’une fonction à remplir, la technique constructive et plastique suggère cependant des destinations

variées. En effet au-delà de ces invariants, il est possible de manipuler les proportions de la pente.

Cette manipulation aura des conséquences non négligeables sur l’allure et la cadence. En maitrisant

ces proportions, il est possible d’influencer la perception que l’utilisateur aura de l’architecture.

Les proportions des escaliers baroques, « (…) commode, large et clair (…), dont la chose la plus

admirable est la pente tranquille »31 sont à l'image de leurs ambitions (fig. 31). « On this stairs, the

formalities of reception and departure were played out within the diplomatic protocol of the

court. »32 Les dignitaires étaient souvent reçus dans l’escalier et le lieu de leur réception devait être à

la mesure de leur rang et de leur position sociale. Leur dimensionnement était le reflet de la nature

cérémonieuse donnée à l’espace qui les accueille, la largeur des marches et des girons et la faiblesse

de leur hauteur ralentissent le pas, laissant au visiteur tout le temps de contempler ces espaces

surchargés en ornement de toute sorte. Les cages d’escaliers aux dimensions pachydermiques, qui

accueillait ces monuments impliquaient nécessairement de devoir franchir des distances

importantes, la pente douce permet de réduire les efforts. La faible dénivellation répondait aussi à

un souci pratique, celui de permettre aux dames vêtues de leurs amples et grandiloquentes robes, de

descendre l’escalier dans une démarche élégante sans risquer de tomber.

Herzog et De Meuron, pour le musée Küppersmühle à Duisburg, (fig 36) distinguent espaces d’expositions et de circulation en rendant la tour pentagonale de circulation indépendante, « It is somewhat like a separate building with a spatial quality of its own that comfortably links the three floors of exhibition space”. Les architectes ont accordé une attention particulière au traitement de la cage d’escalier. « The proportions of the treads have been designed to make the use of the stairs somewhat slower than usual. This conscious deceleration of movement ties in with the architectural strategy of a site for calm and concentrated perception.” En traitant l’escalier en pente douce, les architectes atténuent la rupture de rythme et de cadence qu’il existe entre un lieu d’exposition d’œuvre d’art et un lieu de circulation. Mais paradoxalement la cage d’escalier contraste par sa matérialité avec les « white-box » des espaces d’expositions. La séquence circulatoire est donc réellement autonome, mais en évitant un changement de rythme trop brutal, l’utilisateur prolonge l’expérience qu’il vient de rencontrer dans les pièces d’expositions en se les réappropriant. La pause que constitue l’ascension permet de digérer l’art pour mieux apprécier les œuvres à venir. Dans le Guggenheim de New York (fig 33), la rampe hélicoïdale s’enroule autour d’un vide de 18m.

Tous les espaces d’exposition s’articulent autour de cette rampe, accumulée comme des agrégats

30

Umberto Eco, La structure absente, Mercure de France, 1984 31

Heinrich Wölfflin, Renaissance et Baroque, Le Livre de Poche, Paris, 1967 32

Templer, The Staircase, History & Theories, The MIT Press, Cambridge, 1994

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autour d’un noyau. Le visiteur est d’abord propulsé en haut du bâtiment puis au gré de sa volonté et

de sa curiosité rentre ou non dans un espace d’exposition. La pente douce de la rampe incite le

visiteur à la flânerie. Des jeux de vue croisée se mettent en place au cours de la descente.

Architecture et art se mêlent pour former une œuvre totale qui plonge le spectateur dans une

expérience à la fois visuelle et physique.

Indicateur d’échelle

La relative constante des proportions auxquelles l’escalier obéit peut permettre d’appréhender

l’échelle d’un bâtiment. Ils font partie des quelques éléments en architecture qui peuvent indiquer à

un observateur quelle taille a un bâtiment ou une partie d’un bâtiment. Par ailleurs, le mot

« échelle » en anglais, « scale », partage la même racine étymologique que le latin pour escalier,

« scala ». L’escalier peut permettre cette fonction d’échelle uniquement parce que les dimensions du

giron et de la contremarche doivent être conformes aux limites confortables imposées par le pas

humain. Au plus loin est un objet et le plus large il est, au plus il est difficile pour nous d’estimer sa

taille correctement. D’autres indices sont disponibles. On peut par exemple comparer le bâtiment à

des éléments familiers –gens, voitures, mobilier urbain, etc. -. En l’absence de ces indices, les

marches et les escaliers sont les éléments indicateurs d’échelle la plus fiable. Certains architectes

jouent délibérément sur les proportions des éléments, en les accentuant ou les diminuant, et

troublent ainsi l’appréhension de l’échelle du bâtiment. Le Portikus Museum (fig34) de Christoph

Mäckler présente des allures de Cathédrale Gothique, avec ses deux façades élancées, son toit à

double pente et ses fenêtres allongées verticalement. Mais on est loin d’une volumétrie de

cathédrale. La proportion du bâtiment et celles de ses éléments ne permettent pas d’appréhender

d’emblée son échelle. Son curieux escalier en porte à faux, en revanche, rétablit une échelle humaine

et permet globalement de lire les dimensions du bâtiment.

Jusqu’ici nous avons focalisé sur des notions précises renvoyant aux propriétés intrinsèques de

l’escalier. Que ces propriétés soient physiques, normatives, symboliques ou métaphoriques, elles

suggèrent néanmoins que l’escalier n’est pas un simple organe utilitaire. Même si les thématiques

abordées précédemment peuvent trouver écho dans des préoccupations architecturales, l’exposé est

resté focalisé sur l’escalier en tant qu’objet. Pour mieux comprendre ses implications, tentons de

l’appréhender par des éléments extérieurs à lui-même. En l’observant par ses limites, par

l’enveloppe ou l’espace qui l’accueille, il est possible de déplacer le propos vers des questions

plongeant au cœur de l’architecture.

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L’escalier par son enveloppe

« Maitre de la maison, il exige deux souverainement deux choses que le monde moderne tend de plus

en plus à nous refuser : l’espace et l’effort » Michel Tournier

Dans les deux parties qui vont suivre ; l’escalier par son enveloppe et l’escalier par la façade, nous

allons procéder par regroupements morphologiques, rapport de l’escalier avec l’enveloppe qui le

contient et le rapport de l’escalier à la façade. L’approche morphologique permet de dépasser la

nécessité d’inscrire chaque projet dans son contexte (historique, sociale, culturelle, etc.), pour

focalisé sur un objectif précis : évoquer la pluralité des démarches, de comprendre les rapports que

peut entretenir l’escalier avec l’espace qui l’accueil ou avec la façade et d’en comprendre l’intérêt.

Dès lors la succession des projets développés ne s’inscrit pas dans une continuité historique. Le

regroupement s’effectue pour leur proximité thématique. Les projets ne sont pas non plus

sélectionnés pour leur prétendu caractère innovant ou leur figure d’exception liée à leur contexte. Ils

sont choisis par affinité et surtout pour leur aspect évocateur de la thématique.

Nous allons nous intéresser ici à l’espace dédié au système circulatoire accueillant les escaliers. Celui-

ci se définit avant tout par ses limites. Pour comprendre les rapports qu’entretienne cet espace avec

les escaliers, il faut préférer telle ou telle terminologie pour désigner l’entité formée par la somme de

l’escalier et de l’espace qui l’entoure. Il s’agit en fait du même terme, cage d’escalier, qui traduit de

l’allemand ou de l’anglais est révélateur des enjeux sous-tendus par chaque projet. Cage d’escalier

sous-entends que la limite qui enserre l’escalier, le contracte jusqu’à parfois former une entité

fusionnelle quasi autonome, est un volume indépendant. En Anglais on parle de Stairhall et en

allemand, Treppenhaus, littéralement « Maison d’escalier ». Les deux termes insistent sur

l’indépendance et l’importance de l’escalier avec l’espace qui l’accueille, l’escalier est un objet dans

un espace qui, comme nous le verrons, devient parfois extravagant. S’il est parfois aisé d’identifier s’il

s’agit d’une cage d’escalier ou d’une Treppenhaus, d’autre fois la désignation est beaucoup plus

ambigüe. Cette ambigüité se retrouve à plusieurs niveaux. Par exemple, lorsqu’il n’est pas possible

d’appréhender clairement le volume qui accueille l’escalier on tend à percevoir une indépendance

entre le système circulatoire et les escaliers. Lorsque celui-ci se tient dans une pièce de vie, espace

statique et dynamique fusionnent alors. Dans les cas, l’escalier existe pour lui-même, comme

élément autonome tendant à contraster avec son environnement immédiat. Dès lors, il semble qu’il

faille préférer le terme d’escalier libre.

Cage d’escalier unifiée

À la Renaissance, certains architectes ont cherché à unifier cage et escalier. Cette recherche

d’unification s’explique pour plusieurs raisons. D’une part, avec l’apparition de « demeures d’un type

nouveau, développées en hauteur, où les pièces nobles se trouvent à l’étage » 33, les architectes

cherchent à exprimer le rang des commanditaires par des moyens symboliques et non par l’épaisseur

des murailles. L’acte d’ascension au piano Nobile devient alors une séquence privilégiée. Il émerge

« […] le désir de créer un effet de grande ampleur à l’intérieur de la cage »34 . D’autre part, “the

architectural theories of the early renaissance, however, required the freedom of movement

manifest in a staircase to be rendered as statically as possible. The diagonal forms of the stairs

33

Jean Guillaume & André Chastel, L’escalier dans l’architecture de la Renaissance, Picard Editeur, Paris, 1985 34

J. Guillaume, Ibid.

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interfered with the cubic perfection aimed for in the rest of the space. »35 Le « […] gout de la

symétrie » 36 a poussé ces architectes à cacher l’escalier dans son propre compartiment afin de

préserver l’intégrité de la composition, comme nous verrons plus en détail avec le prochain thème.

L’unification peut être réalisée de plusieurs manières différentes, souvent associées, par exemple, en

introduisant un jour de grandes dimensions. Les supports du noyau intérieurs s’amenuisent jusqu’à

parfois disparaitre. Elle peut aussi être réalisée en limitant le développement de l’escalier à une seule

révolution continue, ce qui supprime les problèmes de support et permet de loger aisément les

volées dans une vaste cage non compartimentée.

Au château de Montal (fig36), le mûr noyau séparant les volées de l’escalier rampe sur rampe est

percé, les plafonds sont ornés de moulures. Ces percements permettent de rendre visible la

succession des volées et de comprendre les limites de la cage dans son ensemble. L’ornementation

des plafonds rampants et des colonnes, qui remplacent les murs noyaux pleins, assure la cohérence

de l’ensemble. Au château de Mergentheim (fig37), le noyau central est vide ou presque. Seules six

colonnes sculptées portent la « grande vis ». La transparence est poussée jusqu’à ne traiter le garde-

corps que comme une ligne continue s’accrochant aux colonnes du noyau et permettant des jeux

croisés de regards. L’unité de la cage et de l’escalier est totale.

Cette volonté d’unifier l’escalier et sa cage amène les architectes de la renaissance à repenser des

solutions techniques en vue de créer des effets grandioses. Philibert de l’Orme, pour le vestibule du

Palais des Tuileries à Paris, aujourd’hui détruit (fig38), réalisa une vis de plan ovale inscrite dans une

cage rectangulaire. L’escalier se développe en spiral, et est porté par des voutes parfaitement lisses.

La vis parait ainsi suspendue dans le vide de la cage. La continuité des murs et du rampant de

l’escalier affirme son caractère unifié. Les contemporains du vestibule du Palais des Tuileries ne

cachent pas leur admiration pour ce « degré ovale, vide et sans colonnes, ni noyaux dans le milieu,

qui tourne de fond en cime », pour « cette pesante masse de pierre et de bronze faite en coquille qui

roule entre deux airs », « miracle de la coupe des pierres »37, qui permettait de dégager et d'unifier

l'espace grandiose de la cage, une cage toute en hauteur.

Cette recherche « d’effet », ou plus précisément de singularité, de la cage d’escalier se manifeste

aussi dans l’école Breiten à Eschenbach, conçu par Kerez (fig39). Il conçoit une vaste structure

ouverte qui contraste avec trois volumes solides intérieurs, trois « cages » contenant les circulations.

Chacune a sa propre volumétrie et manifeste une typologie, un ascenseur, un escalier droit, deux

escaliers rampe-sur-rampe, le deuxième étant décalé au premier étage. La différence de typologie

entre les deux cages d’escalier permet de déplacer les accès à chaque étage ce qui modifie les

rapports à la circulation. À chaque étage, le hall central joue de similarité et de différence subtile. Ces

cages de circulation sont extrêmement lisibles dans tout le bâtiment tant par leur matériau, qui

diffère avec celui des murs des salles de classe, que par leur jeu de décalage dans le hall central. Les

trois circulations sont baignées de lumière, leur donnant des allures d’atrium. La luminosité contraste

avec la pénombre relative du hall et participe à leur autonomie. Ces trois volumes quasi sculpturaux

traversent littéralement l’ensemble du bâtiment et participent à la construction de l’identité du lieu.

Les cages de circulation deviennent un évènement singulier et autonome.

35

Templer, Op. Cit. 36

J. Guillaume, Op. Cit. 37

H. Sauval, Histoire et recherches des antiquités de la ville de Paris, 1724, t. II, Paris, p. 46 à 57

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Treppenhaus

Comme nous l’avons expliqué, l’expression « maison de l’escalier » est parfois plus adaptée pour

désigner l’espace de circulation dédié à l’escalier. Ce qui caractérise la Treppenhaus, ce sont ses

dimensions et le rapport qu’elle entretient avec l’escalier. Le traitement de l’escalier en assumant ses

diagonales jouera de tension avec l’espace qui l’accueil et participera d’autant plus à son

indépendance au sein d’un espace de grandes dimensions. Les rapports de proportions entre

Treppenhaus et escaliers tendront à le mettre en exergue par contraste et s’intégrera dans un

ensemble grandiose.

Cette relative indépendance se manifeste clairement dans la conception du vestibule de la

bibliothèque Laurentienne par Michel-Ange (fig40). Michel-Ange conçoit ici son escalier comme un

objet libre dans l’espace, ne se rattachant au vestibule que sur un de ses côtés. Le vestibule apparait

comme un écrin pour recevoir l’escalier, et paradoxalement, ce dernier donne l’impression de

pénétrer ce lieu comme un intrus. Une « dramatic experiment »38 ,comme le dit Templer, attend le

visiteur qui doit escalader à contre-courant ce flot de marche divisé en trois cascades qui s’écoulent

vers le bas et le côté. La composition du vestibule s’inscrit dans la conception globale de la

bibliothèque conçue selon une succession de trois unités spatiales, un carré (le vestibule), un

rectangle (la salle de lecture), un triangle (regroupement de livres rares), ce dernier n’ayant pas été

réalisés. Chacun des lieux a sa signification propre. Le vestibule est un lieu de tension, un espace

relativement étroit où interfèrent une articulation murale fortement présente et le mouvement de

l’escalier particulièrement puissant. Au vestibule vertical et actif se succède une salle de lecture

passive et horizontale. Michel ange exploite le dynamisme de l’escalier pour créer des tensions dans

le vestibule et accentuer la sensation de passage entre des espaces qualifiés différemment. À

l’expérience spatiale s’ajoute une symbolique des lieux, « la première zone, la plus basse, représente

les conflits de l’existence terrestre, la lutte de l’âme individuelle pour attendre à une signification

existentielle. »39 Le mouvement de l’escalier est contrôlé dans un espace délimité où il devient

porteur de signification. Templer declare: « Michelangelo treats the stair as sculpture to be used

rather than as a useful device to be adorned with sculpture »40.

Heinz Tesar, pour son projet de bâtiment administratif Schömer-Haus (fig 42), articule les bureaux

autour d’un vaste hall central de forme ovale. Une cage d’escalier aux allures de volière est accolée

tangentiellement à l’un des côtés. Sa géométrie et ses matériaux contrastent avec ceux du hall

central. Aux courbes des coursives répondent un pavé, et au béton répondent des tubes d’acier. La

mise en scène est totale lorsque l’on pénètre dans le bâtiment et que l’on se retrouve directement

confronté au hall et à l’escalier. La transparence de l’escalier et le rapport qu’il entretient avec le hall

lui fait acquérir une forme d’ambiguïté : est-ce le hall qui est Treppenhaus et accueille les circulations

verticales ou bien la « volière » est-elle une cage d’escalier inséré dans un autre espace ?

Dans l’Europe baroque du Saint-Empire des Habsbourg, le cérémonial de l’escalier est poussé à

l’extrême. Les escaliers deviennent « orgueil du palais aristocratique»41. La quantité d’espace allouée

à la «maison de l’escalier» augmente vers des proportions gigantesques jusqu’à devenir souvent la

38

Templer, Op. Cit. 39

Chrisitan Norberg Schulz, La signification de l’Architecture Occidentale, Editions Mardaga, 2007 40

Templer, Op. Cit. 41

Wölfflin, Op. Cit.

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plus grande pièce du bâtiment. Installé dans un hall hypertrophié, l’escalier devient un monument en

soit et un spectacle offert au visiteur. Lieu incontournable des formalités de réception, du protocole

diplomatique et des cérémonies officielles, il est la scène organisant l’accès au Piano Nobile, une

pièce à part entière développant sa propre expression.

Dans son projet pour le Palais des Hofburg (fig 43), Neumann propose un complexe d’escalier dont la

« maison » constitue la plus grande pièce du Palais. Il est situé sur l’axe central, éclairé par deux

cours latérales. Depuis le rez-de-chaussée, deux volées de marches mènent au cœur du grand hall où

s’ouvre une succession « presque labyrinthique d’escalier et de palier »42. Les escaliers et pallier

suspendu, dessinant des voutes permettent le passage au niveau de plus bas dans n’importe quel

sens. L’ensemble, accentué par l’abstraction du dessin, met en évidence l’indépendance du complexe

d’escalier avec sa cage et son caractère d’objet quasi sculptural. Le dédale de volées multipliant

ascensions, descentes et bifurcations perpendiculaires, joue le rôle « de principale attraction du

château »43.

Vasari affirme que « les escaliers doivent être en toutes leurs parties donner une idée de

magnificence, car beaucoup de gens ne voient que l’escalier et pas le reste de la maison »44. Les

escaliers dans l’architecture deviennent une fin en soi, des objets d’art resplendissant, les joyaux de

la couronne du palais. Les palais baroques, “exemplified perfectly the current theory that allowed

each building element to display its own expression, even if this tended to isolate it from the

surroundings »45. Les murs extérieurs se dissolvent, remplacés par de larges fenêtres, des miroirs, des

trompes l’œil, des sculptures, des plafonds feignant le ciel.

Au Palais de Pommersfelden (fig 44), 1717 par Lucas Von Hildebrandt, l’escalier monumental a pour

« maison » le pavillon central du bâtiment dans la cour d’honneur. À l’instar du projet de Neumann,

la cage d’escalier est la plus grande pièce du palais. Les volées s’étendent comme deux immenses

bras pour organiser l’accès au premier étage dans un espace conçu comme une cour intérieure

bordée de colonnade sur trois étages où les galeries de chaque niveau ouvrent des loges sur les

allées et venue dans l’escalier. L’ensemble est couronné par un vaste plafond vouté orné d’une

fresque nuageuse. À Pommersfelden l’escalier se donne à voir du premier coup d’œil dès l’entrée

dans une luminosité homogène.

Les architectes Grabber-Pulver investisse en le thème de la « Treppenhaus » dans leur projet de

logement collectif à Oerlikon, intitulé Rondo (fig 45). La distribution des appartements est assurée

par des coursives à l’intérieur d’un atrium central. Les étages sont reliés entre eux par une série

d’escalier droit, quart-tournant, et rampe-sur-rampe. Un jeu de volume flotte au-dessus de la tête

des visiteurs formant un ensemble sculptural apparemment complexe. Peter Neitzke dans un texte

virulent46, explique en quoi la cage d’escalier du projet de Graber Pulver est une réinterprétation

ratée de la Treppenhaus baroque. En comparant la cage d’escalier du château de Pommersflede avec

celle du projet des architectes Zurichois, il met en évidence l’échec des ambitions sous-jacentes.

Neitzke évoque tout d’abord la question du cérémonial. Comme on a pu le voir, les escaliers du

42

Andrea Deplazes, Construire l’architecture, du matériau brut à l’édifice, Birkhäuser, Bâle, 2010 43

Deplazes, Ibid. 44

Giorgio Vasari, Lives of the artists, 1550, Betty Burroughs, New York, 1946 45

Templer, Op. Cit. 46

Peter Neitzke, Über Treppen, Baumeister, Fevrier, 2008, p. 49

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château baroque intègrent une série d’éléments qui permettent d’en faire une mise en scène. La

taille des girons est généreuse, et celle les contremarches faibles pour que l’allure soit modérée et

l’utilisateur deviennent en quelque sorte spectateur du spectacle grandiloquent qui lui était offert.

Les proportions qu’impliquaient le rapport entre girons et contremarche une conséquence directe

sur les dimensions des escaliers, qui a leur tour prenait une longueur et une largeur considérable.

Dans le cas de logement collectif, il impossible d’envisager de telle dimension découlant rapport

girons/contremarche. Neitzke évoque aussi la question du rapport entre l’escalier et l’espace qui

l’englobe. Dans le cas de Pommersfelde, le volume qui accueille l’escalier est percé d’arcade, chargé

de sculptures et autres trompe-l’œil qui en faisaient un décor à la hauteur des ambitions de

l’expérience singulière que constituait l’usage de l’escalier. De plus, la grandiloquence de l’escalier

avait pour but de mener les visiteurs aux pièces nobles, le rituel de montée était continu et

s’achevait dans des lieux prolongeant l’expérience spatiale. Pour Rondo, la sévérité de traitement,

tant de l’escalier, de ses garde-corps et de l’enveloppe qui l’accueille, en fond une expérience

abstraite et univoque. Le système de circulation ne mène qu’à une série de portes qui ne permet

aucun jeu de perspective ni d’aucune complexité spatial. L’apparent dédale de circulations disparait

lorsqu’on est au dernier niveau, il est alors possible de comprendre en un coup d’œil ce que nomme

Nietzke une supercherie. Il insiste enfin sur la notion d’échelle. Pour le Palais Baroque tel

Pommersfelden, le volume qu’occupait l’escalier monumental n’était aucunement un problème.

Dans le cas de Rondo, la taille de l’espace central qui aurait permis de parvenir à des effets aussi

riches est beaucoup trop restreinte, on ne peut avoir le recul nécessaire pour apprécier l’architecture

à sa juste valeur, contrairement à l’architecture baroque. Il faut cependant modérer les propos de

Nietzke. Même si effectivement la transposition d’ambition baroque à un projet de logement

collectif est ratée, on peut concéder au projet de s’attaquer à un thème inhabituel chez les

architectes contemporains. Concentrer les efforts sur la cage d’escalier et tenter d’en faire un lieu

singulier, c’est lui donner une importance suffisante pour conférer une identité au lieu. La cage

d’escalier devient un lieu de vie sociale qui n’est pas sans rappeler les ambitions sociales d’un

bâtiment comme le Familistère de Fourier.

Escalier libre

Comme nous avons pu le voir, il faut parfois étendre la notion de cage d’escalier à un espace qui le

dépasse largement. Ceci introduit une définition ambigüe de la notion de cage d’escalier. Parfois il

faut préférer la terminologie « Treppenhaus » pour comprendre la relation qu’entretiennent cage et

escalier. L’escalier libre sous-entend une autonomie encore plus forte avec un espace qui serait dédié

à la circulation lorsque celui-ci n’est pas clairement identifiable. Cette autonomie s’acquiert

essentiellement par contraste de différentes natures. Cela peut-être un contraste d’usage entre un

élément dynamique et une espace statique, un contraste formel et matériel, etc.

L’escalier du château de Chambord (fig46), inspiré par les plans de Leonard de Vinci, est à double

révolution. Deux hélices qui s’entrelacent à la manière de brins d’ADN. Le corps principal du château

présente un plan cruciforme avec au centre l’escalier à double révolution. Chaque axe d’entrée mène

donc à l’escalier qui se présente comme l’événement focal et sculptural. Celui-ci est largement

ouvert et dévoile largement ses volées. Le noyau est lui aussi percé laissant traverser le regard de

part et d’autre des volées qui ne se croise pas. Ce jeu de mise en scène était destiné à éblouir la cour

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de François 1er pour qui le château a été construit. Cette typologie d’escalier est, selon J. Guillaume,

« une expérience isolée, aussi singulière que le château pour lequel il a été construit »47.

L’apparition de nouveaux matériaux et de nouvelles techniques de construction ont eu des

conséquences non négligeables sur les escaliers. « Perhaps more than in any other period, the

nineteenth and twentieth-century stairs have been explored as a spatial-structural-aesthetic object.

Cheap cast iron opened the way to delicate as well as decorative and decorated structures. Steel,

glass, concrete and plastic made it possible to extend the goal of dematerialization (…). For

modernism, this dematerialization was part of a greater philosophical goal of extending and

enlarging the apparent space of the room by the use of transparency – to make the space appear

larger by reducing solid part to a minimum »48. Enlevé partiellement ou complètement les murs

d’enclos augmentent le sens de connexion spatial entre l’escalier et les espaces et entre les étages

joints. Les uns peuvent sentir l’espace de l’escalier et simultanément les vues changeantes de

l’espace extérieur ou intérieur à travers lequel l’escalier passe.

Dans la salle centrale du Palais des réceptions et des congrès à Rome (fig47), Libera à supprimer les

murs encadrant la salle centrale sur deux niveaux. Celle-ci est délimitée par un pourtour poreux, une

trame évidée créant des effets de transparence et de superposition. Sur deux des murs latéraux, les

escaliers sont encadrés par des grands piliers, à ces piliers qui vont supporter les parois pleines de

cubes sont accroché deux niveaux de galerie. L’encadrement des escaliers est comme une

résurgence partielle et fantomatique de l’expression d’une cage. Quand on les observe de l’extérieur,

la double volée croisée des escaliers agit comme un filtre visuel. De l’intérieur la limite implicite de la

cage d’escalier dirige le regard. La disparition des murs de la cage donne lieu à un spectacle visuel,

une composition quasi graphique de superposition de trams, accentués par le contraste du noir et du

blanc de l’escalier.

Au 19e et 20e siècle, « (…) the structural shock as a response to structural to structural pyrotechnics

was often in part an end in itself. The beholder was, and was intended to be, astonished that the

structure stood. The helical stair, for example, is by nature akin to spring shape »49. L’escalier est

devenu parfois le lieu d’expérimentation et d’expression des techniques constructive et des

nouveaux matériaux.

Dans le Rookery Building, de Burnham & Root (fig48), l’escalier de l’atrium est suspendu dans les airs,

ils exploitent les possibilités offertes par la fonte pour un effet de grande ampleur. En tant qu’objet

tout d’abord, l’escalier par sa couleur et son traitement s’affirme comme élément autonome. Il

apparait comme un élément rattaché, un appendice instable accentué par ses lignes légères et

courbes en porte à faux. Il s’affirme aussi dans son expérience d’usage, la transparence permise par

la perforation du métal donne lieu à une impression de marcher dans le vide, suspendu dans l’air.

Pour le musée de Rio (fig 49), Reidy compense la menace d’écrasement de la masse colossale de sa

structure en introduisant un escalier hélicoïdal. La ligne de l’escalier est composée par la trace

réduite de ses contremarches et girons telle une feuille de béton. L’escalier est porté uniquement par

47

J. Guillaume, Op. Cit. 48

Templer, Op. Cit. 49

Temple, Ibid.

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un élément de béton unique sous son rampant et perpendiculaire aux marches. Le contraste entre la

finesse de l’escalier et la massivité du bâtiment exerce une forte impression sur l’utilisateur. La

montée de l’escalier devient presque un moment de soulagement.

« As a rule (…) the stair tended to be subordinated within spatial and architectonic composition,

although seldom the dominant element, it was often used to give vitality, accent, and interest within

the canon of abstraction (…) In fact, this characteristic was often exploited to give interest to an

otherwise static composition »50. Dans cette perspective, la ligne diagonale ou hélicoïdale de

l’escalier tend à attirer l’attention sur elle. Elle redonne un mouvement à des espaces d’ordre plus

statique comme des bureaux ou un salon.

Pour l’appartement Beistigui (fig 51), Le Corbusier met en place un escalier à vis qui connecte

l’intérieur de l’appartement et la partie supérieure de la terrasse. L’escalier intérieur acquiert une

dimension sculpturale. Il ne se rattache en aucun point avec les murs, ce qui renforce son autonomie

et contraste avec la géométrie orthogonale de la pièce qui l’accueille. Au même titre que le mobilier

rococo de la pièce, il s’extrait de l’atmosphère abstraite des murs blancs, dévoilant ses marches

sombres. Disposé dans un angle au fond de la pièce, il est semblable à l’une des pièces de son client,

collectionneur d’art surréaliste. « Le Corbusier n’a de cesse, dans l’évolution du projet, de parvenir à

donner à chacun des éléments, à chacun des organes du paysage architectural sa singularité, son

intégrité et son indépendance ».51 L’escalier devient lui aussi un élément de contemplation.

OFFICE KGDVS conçoit la Villa Voka (fig 54) comme une « tête de Janus »52, montrant deux facettes

distinctes en fonction de leur orientation respective : vers la rue ou vers le jardin. Les activités

‘publics’ du bâtiment sont regroupées côté jardins et bordent la cour intérieure. Côté rue, la façade

vitrée exhibe les activités de bureau. Deux éléments se détachent clairement derrière une façade où

dominent travées horizontales et verticales, deux escaliers droits et un escalier hélicoïdal. Ils

deviennent un point d’attraction focale tant par leur traitement et par leur allure. Ces deux escaliers

relèvent par ailleurs d’une autre vocation. Leur position dans le plan est en effet déterminante, ils

organisent l’espace implicitement. Les deux escaliers droits d’accroche aux salles de l’aile inférieure,

faisant tampon avec l’espace de circulation. Dans l’aile supérieure, l’escalier hélicoïdal partitionne

l’espace en deux, et permettant ainsi d’isolé l’espace le plus au fond. Le potentiel organisationnel de

l’escalier sera développé par la suite.

Les exemples qui renvoient à des préoccupations structurelles, esthétiques, techniques, etc. liées à

l’escalier libre sont très nombreux dans l’histoire. Tenter d’évoquer un maximum de ces petits bijoux

d’architecture rendrait le propos redondant. Comme en témoigne l’iconographie, beaucoup de

grands architectes ont témoigné un intérêt prononcé pour la manipulation formelle et matérielle

ainsi qu’à la mise en exergue de l’escalier. Pour dépasser cette potentielle redondance, il faut

envisager l’escalier sous le jour d’un autre point de vue. La ligne diagonale de l’escalier et le

contraste qu’elle induit avec la multiplication de plan horizontaux et verticaux ne se limitent pas aux

escaliers intérieurs. Au contraire, la dynamique de l’oblique a été exploitée à l’extérieur, en façade,

comme nous allons pouvoir le voir.

50

Templer, Ibid. 51

Jacques Lucan, Le Corbusier une encyclopédie, Spadem, Paris, 1987 52

OFFICE Kersten Geers David Van Severen, SEVEN ROOMS, Hatje Cantz, 2009

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L’escalier par la façade

«The architect who does not conceive of a staircase as something fantastic is not an artist ». Gio

Ponti

Par la nature même de leur vocation première, celle de connecter des niveaux verticaux, les escaliers

revêtent une forme diagonale. Lorsqu’ils sont exprimés en façade, les architectes ont assumé cette

diagonale de manière différente au cours de l’histoire de l’architecture. Comme nous allons-le voire

en premier lieu, inséré dans sa cage, l’escalier s’exprime en tant que volume indépendant à

l’extérieur du bâtiment. La diagonale peut être cachée dans un volume opaque qui s’affirme alors

comme entité autonome. Lorsque les architectes choisissent de l’exprimer, la diagonale peut

s’afficher par une multitude de moyens. En perçant le volume de la cage, ils rendent le volume plus

ou moins transparent et jouent de la forme de ses garde-corps et de ses ouvertures. Nous

constaterons ensuite qu’en assumant l’oblique de l’escalier, il est possible de donner une vie à

l’escalier de secours en tant qu’objet dépassant largement ses nécessités fonctionnelles. En

l’accrochant à la façade, la diagonale discontinue de l’escalier complexifie les compositions de

façade. Puis nous observerons que l’escalier peut avoir un impact direct sur la façade, en sculptant la

forme du bâtiment. Imprimer sa forme sur la façade sous forme de saillie, d’échancrure, de pli, de

boursouflure, etc. détermine une partie de la volumétrie générale du bâtiment et peut avoir une

implication sur la singularité de la spatialité intérieure. En dernier lieu nous tenterons de mettre en

évidence les limites d’une pratique liée à la composition de la façade lorsque l’escalier devient un

motif exacerbé.

Volumes indépendants

Nous l’avons vu, lorsque l’escalier fusionne avec l’enveloppe de sa cage, il tend à former un volume

autonome. Cette autonomie est plus ou moins perceptible selon le rapport que le volume entretient

avec le reste du bâtiment, qu’il joue de contraste sur l’ornementation, sur les lignes et les travées,

sur les matériaux ou encore sur la manière dont il s’articule avec le reste du bâtiment. Ces cages

d’escaliers peuvent être utilisées pour donner un accent en affirmant sa présence, pour balancer des

compositions volumétriques, ou bien marqué l’entrée de l’édifice tout en mettant en évidence le

centre de la composition symétrique. Au-delà des règles de composition symétrique, il peut affirmer

sa singularité et renforcer l’expression du bâtiment. Le degré de transparence de la cage aura des

implications sur la perception de l’escalier comme objet par sa diagonale contrastant avec le reste de

l’édifice, et acquérant ainsi une expressivité propre.

Diagonale cachée dans un volume

Selon Templer, « the early Rennaissance architects (…) tended to put stairs into their own

compartments to prevent them from violating the even balance of horizontal and vertical

components of the rest of their composition. »53 Il faut nuancer cette affirmation. Si en effet,

enfermer l’escalier dans un compartiment plus ou moins opaque permet de préserver les règles

strictes de compositions en façade à la Renaissance, jouant essentiellement d’horizontale et de

verticales il existe quelques exceptions comme nous le verrons. Il faut cependant concéder que

beaucoup d’architectes de la Renaissance ont caché l’escalier dans un compartiment autonome

53

Templer, Op. Cit.

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s’exprimant de manière plus ou moins lisible en façade. Nous verrons que certains architectes

contemporains partagent avec les architectes de la Renaissance, certaines des possibilités offertes

par ce système.

À Azay-le-Rideau (fig55), l’architecte manifeste clairement la position de l’escalier en dotant sa cage, d’une façade propre. Celle-ci est composée d’une série de quatre doubles ouvertures qui correspond aux paliers de l’escalier rampe-sur-rampe disposé perpendiculairement à la façade. La cage dépasse largement de la corniche de toiture et il y abonde ornementations et moulures. Elle acquiert par contraste à la sobriété relative du reste de la façade une importance dominante, « les arcades, totalement différentes des fenêtres voisines, pouvaient ouvrir à mi- étage sans perturber la composition générale de la façade. »54 Ce décor joue un rôle de filtre qui laisse difficilement percevoir le déploiement des volées de l’extérieur tout en permettant à la lumière d’éclairer abondamment l’intérieur. À Ecouen (fig56), l’escalier est logé dans un pavillon autonome, qui marque l’entrée du bâtiment. Là

aussi, la cage d’escalier possède une façade propre dépassant largement l’aile de bâtiment et qui en

signal sa présence. De même qu’au château d’Azay-le-Rideau, le décor spécifique et abondant

contraste avec l’ensemble. Toutefois, le pavillon occupe toute la profondeur du corps de bâtiment et

permet le passage directement entre cours et jardin tout en offrant la possibilité d’éclairer l’escalier

des deux côtés. Il est construit au centre du bâtiment principal et en saillit ce qui en renforce son

autonomie, et permet de conserver une symétrie dans les masses. « Les architectes qui ont

découvert les mérites du pavillon rectangulaire ont trouvé en même temps une façon originale de

jouer sur les volumes en juxtaposant tourelle (ronde ou carrée) et pavillon, forme élancée et forme

massive. »55 Leur juxtaposition témoigne de leur « goût pour les contrastes de volumes »56.

À La Muette de Saint-Germain (fig58), rien ne laisse transparaitre la présente du double escalier, si ce

n’est par son volume hexagonal et son couronnement par une coupole qui contraste avec les corps

adjacents. Les travées horizontales sont continues entre les trois corps de bâtiments. Le volume que

constitue la cage d’escalier est complètement indépendant et la travée verticale et centrale des

ouvertures fait axe de symétrie de l’ensemble. En ce qui concerne la disposition des ouvertures et de

leur dimension, le souci de composition supplante ici les nécessités d’usages. Les fenêtres ne

s’ouvrent pas pour offrir des vues sur l’extérieur ou bien pour permettre un éclairage abondant, mais

bien pour respecter une composition régulière et symétrique. L’indépendance du volume, juxtaposé

au reste du Château uniquement par un coté de l’hexagone permet de libérer l’espace intérieur du

reste du bâtiment et offre ainsi une plus grande liberté de disposition des pièces.

Le projet Kitchen Tower de Xaveer de Geyter (fig 59) est composé de trois tours jointes par un bord.

Ici, il n’est pas question de symétrie, ni d’ornementation. Chacune des trois tours se distingue par son

expression, sa volumétrie et son programme. La première est de verre à base carré ou se concentre

tous les programmes de l’école : restaurant, salles de cuisines, chambres froides, etc. À celle-ci sont

greffées quatre lattes blanches contenant un ascenseur, des débarras et locaux techniques. La

deuxième tour est de métal et à base rectangulaire percée de cercle, elle contient les escaliers de

secours. Enfin la dernière est de béton, de base irrégulière et renferme les circulations et les

sanitaires. L’expression singulière de chacune des trois tours tend à exprimer la spécificité des

54

J. Guillaume, Op. Cit. 55

J. Guillaume, Ibid. 56

J. Guillaume, Ibid

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programmes qu’elles accueillent. L’autonomie des cages d’escalier permet là aussi de libérer le

volume intérieur des cuisines tout en accentuant son expression à l’extérieur et de jouer de

contraste d’ambiance à l’intérieur, en alternant texture, luminosité, couleurs, etc. La Kitchen Tower

de De Geyter « dessine une verticale sur la ligne d’horizon, sert de repère et devient un point central

excentrique qui rayonne sur l’ensemble du site. »57

Diagonal affiché dans un volume

Lorsque le volume de la cage d’escalier se perce, il laisse nécessairement apparaitre la diagonale de

l’escalier ou de son garde-corps. Ceci implique un impact non négligeable sur la façade. Les

architectes ont composé différemment avec cette rupture dans la continuité visuelle. Parfois la force

et la présence de l’oblique fait de l’escalier et sa cage un objet devenant évènement focal et invitant

l’utilisateur à s’y engager. D’autres fois, il est un décor grandiose, ou bien un lieu d’expérimentation

matériel et plastique.

La grande vis de l’aile François 1er au château de Blois (fig. 61) fait partie de ces exceptions qui

nuancent le propos de Templer. L’escalier du château de Blois fait partie de « ces expériences

isolées »58, au même titre que l’escalier du château de Chambord, qui par ailleurs n’est pas sans

points communs avec celui de Blois. Du côté de la cour, les murs de cage disparaissent remplacés par

des piliers, des arcs rampants portent les marches et les loggias situées entre les piliers, elles-mêmes

moins inclinées que les marches. Il est lié à la fois au volume plein du bâtiment et à l’espace ouvert

de la cour. La transparence partielle de la cage dévoile largement les diagonales de son hélice, alliée

à ses proportions et à sa forme, le volume de l’escalier s’impose comme un élément quasi autonome,

un évènement focal dans la cour intérieure. Par sa force expressive, il attise la curiosité et incite à s’y

engager. L’expérience n’est dès lors plus uniquement visuelle, l’escalier est un organe qui se veut

être vécu.

La cage d’escalier du Conservatoire Érik Satie (fig.62), réalisée à Paris au début des années 80 par

Christian De Portzamparc, participe à la création d’un évènement architectural dans le paysage

urbain. L’architecte caractérise le site de son intervention comme un quartier « spatialement triste,

formé de longues rues si bien remplies, qu’aucun évènement n’apparait »59. De plus, le conservatoire

doit prendre place à un carrefour de rues, et requiert un traitement d’angle que Portzamparc ne se

résout pas à envisager selon la solution usitée d’un bâtiment à angle arrondi ou en biais. Il dispose

dans l’alignement une tour cylindrique d’escalier, émergeant de la façade du projet, pour rompre la

monotonie de la rue et l’indifférenciation de l’espace urbain. La cage d’escalier participe à la

réalisation d’un édifice identifiable dans la ville, dont le caractère est à la fois artistique et

institutionnel. La tour, telle un phare devient un signe architectural visible de loin qui ponctue

l’interminable rue de l’université. De plus, la cage d’escalier est génératrice de tensions plastiques,

elle interfère avec le volume cubique statique de l’école sur lequel elle s’accole de façon asymétrique

et juxtapose le mouvement oblique de l’enveloppe ajourée de l’hélice. Une ouverture insolite de la

façade reprend, déployée en éventail, le mouvement de la spirale. Portzamparc gère la coexistence

des différences, et compose avec les caractéristiques de l’escalier, sa cage et le dynamisme de ses

lignes.

57

Christophe Van Gerrewey, Un événement social de poids, A+ 234, Fevrier-Mars 2012 58

J. Guillaume, Op. Cit. 59

Jean-Pierre Le Dantec, Christian de Portzamparc, Edition du regard, Paris, 1995

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Plus encore qu’un élément isolé les escaliers peuvent participer à l’expression tout entière d’une

façade. Ferdinando Sanfelice donna une attention particulière aux escaliers de ses palaces urbains,

singulier dans leur complexité formelle et spatiale. Pour le Palazzo dello Spagnolo (fig.64), il plaça ses

escaliers dans la cour intérieure, occupant tout un corps de bâtiment. Après avoir passé un porche

étroit, on découvre la cage d’escalier, complètement ouverte et symétrique, qui s’étale sur

l’entièreté de la façade de la cour, jouissant d’un statut prédominant. La séquence du porche ne

présage en rien le spectacle qui va s’offrir dans la cour. La surprise est alors totale, le décor est

grandiose. Le complexe d’escalier agit comme un filtre, mettant en scène plusieurs plans à la manière

d’un tableau et laisse transparaitre ponctuellement le jardin en arrière fond. Ce dispositif permet de

pallier au manque de perspective dû au jardin remontant à l’arrière. Le jeu de diagonal des volées

dites « de faucons », superposés sur plusieurs plans, s’offre à l’œil directement, soulignées par les

formes trapézoïdales des colonnes et des ouvertures qui répondent aux obliques des escaliers.

« Perhaps more than in any other period, the nineteenth-and twentieth-century stair has been

explored as a spatial-structural-aesthetic object. […] Cheap cast iron opened the way to delicate as

well as decorative and decorated structures »60. Dans la cadre de l’exposition Werkbund à Cologne

en 1914, la réalisation de Bruno Taut manifeste la tentative d’affecter l’utilisation du verre à tous les

éléments de la construction (fig66). Les briques de verre Luxfer Prismer, constituant les parois

verticales et même les marches des escaliers, laissent largement passé la lumière, mais ne dévoilent

pas clairement l’intérieur du bâtiment.

L’usine expérimentale présentée par Gropius pour la même exposition (fig67) joue des références à

l’histoire et constitue un lieu d’expérimentation entre autres matérielle et esthétique où les cages

d’escaliers font l’objet d’une attention particulière. « La façade de ce complexe rigoureusement

symétrique faisait songer aux pilastres assyriens, l’entrée évoquait l’architecture égyptienne, les

cages d’escalier flanquaient le tout, semblables à des tours d’angle et la maçonnerie de briques

s’agrémentait de détails empruntés à l’architecture classique »61. Aux allures de château fort

moderne, le bâtiment est composé d’un corps central massif quasi opaque, balancé par deux

cylindres de verre aux extrémités, contenant les escaliers. Dans, l’architecte réinterprète sa façade

transparente, expérimentée deux ans plus tôt à l’usine Fagus (fig68), façade constituée d’éléments

en verre montés sur une structure métallique qui dévoilait partiellement son escalier rampe-sur-

rampe. Il enveloppe cette fois-ci deux cages d’escaliers par une peau totalement transparente et

courbée dévoilant le développement de la spirale. Les escaliers de Gropius ainsi exhibés participent à

une composition plastique où se juxtaposent ces éléments fortement dynamiques au corps compact

et statique du bâtiment. Gropius affirme un contraste, entre masse statique rectiligne et opaque et

volume transparent exposant les lignes diagonales filantes et courbes de l’escalier.

Objet raccroché

Avec le développement des constructions de grande hauteur permis par l’invention de l’ascenseur, et

l’imposition des escaliers de secours, « stairs have been given a new emphasis in compositions, in

contrast to their decrease in importance in the general movement system ». Certains architectes

accordent une attention particulière aux escaliers de secours. Loin de constituer une donnée

60

Templer, Op. Cit 61 J. L. Cohen & H. Damisch, Walter Gropius, Américanisme et modernité, Flammarion, Paris, 1993

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encombrante, les cages d’escaliers de secours peuvent parfois être un moteur dans la composition

de volume qui conditionne la perception des façades.

À première vue, l’immeuble d’habitation ‘Le Brasilia’ (fig70) , de l’architecte Boukobza pourrait

paraitre relativement fidèle aux innombrables grands ensembles construits dans les années 60. Mais

il joue des références, en empruntant une partie du vocabulaire et certaines caractéristiques de la

cité Radieuse située à proximité (fig71) ou de l’immeuble Copan, tout en prenant quelques libertés

vis-à-vis de celles-ci. Pointons ici du doigt un élément précis, sa cage d’escalier de secours. À l’instar

de la cité radieuse, une cage d’escalier de secours du Brasilia s’accroche à une des façades latérales

aveugles. Mais Boukobza en propose une version plus grandiose. Desservant un niveau sur deux, il se

développe sur toute la hauteur en une double révolution autour de deux noyaux différents.

L’alternance de doubles spires entre deux passerelles vers le bâtiment donne lieu à une organisation

singulière avant de prendre un rythme de colonne sans fin. L’émergence des fûts au-delà des volées,

l’absence de couronnement et leurs hauteurs différentes rejoignent l’idée de la tour comme «

ascenseur vers le ciel des premiers modernes »62. L’architecte transforme ici un élément fonctionnel

en véritable objet sculptural.

Les escaliers de secours de la banque Llyod’s (fig72) conçue par Richard Rogers, s’imposent dans le

paysage londonien sur toutes les façades du bâtiment. Exhibées à l’extérieur de la construction, leurs

enveloppes polies de panneau d’acier inoxydable s’imposent violemment dans la composition en

contrastant avec les surfaces où prédomine la transparence du verre. L’espace servant de la banque,

au sens Kahnien, les six tours renfermant les escaliers, les ascenseurs et les toilettes, s’affiche devant

et au dehors de l’espace servi. Les escaliers de la Lloyd’s, telles des sculptures en acier tourné,

participent à l’expression singulière du bâtiment et propulsent l’ensemble vers le ciel. Ici, ce sont les

gardes corps qui imposent le rythme d’une ascension qui semble ne jamais prendre fin.

Lorsque l’architecture du XXe siècle compose avec le mouvement au détriment de l’ornement en

façade, la direction intrinsèque de l’escalier, l’oblique, s’introduit naturellement et s’affiche dans la

composition. Elle peut jouer de contraste avec des volumes et des ordonnances statiques, assumer

des asymétries, réaliser fonctionnellement, visuellement et plastiquement les liaisons spatiales.

Au Centre Georges Pompidou (fig74), construit par Renzo Piano et Richard Rogers, « l’idée de base

s’est constituée à partir du mouvement des gens. (…) Les escaliers mécaniques de la façade

principale expriment à la fois la fonction qui leur est propre, et l’importance que revêt plus

généralement le mouvement des visiteurs dans la conception du centre. »63 Comme dans le bâtiment

de la Lloyd’s à Londres, les réseaux techniques et les circulations sont rejetés à la périphérie du

bâtiment afin de libérer l’espace intérieur et laisser dans le centre davantage de liberté dans la

modulation des installations. Les parcours d’accès et de distribution, escaliers, ascenseurs, galeries,

sont accrochés à la structure porteuse dans une ossature transparente qui laisse apparent le flux du

public. Mais à la différence du bâtiment du siège de la Lloyd’s, le « tube » de circulation s’impose ici

horizontalement, courant sur toute la longueur de la façade. Comme le dit Piano, « L’édifice est un

diagramme que les gens lisent en un instant, et on comprend immédiatement dans quel sens on se

62

Fernand Boukobza - http://www.boukobza-architecte.com 63

Antoine Picon, Du plateau de Beaubourg au Centre Georges Pompidou, Editions Georges Pompidou, Paris, 1985

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déplace »64, mais ce déplacement des visiteurs est un élément de composition dans l’architecture,

participant au spectacle d’animation offert par l’édifice sur la place.

L’escalier émergeant sur la façade du bâtiment peut devenir un objet spatial esthétique, capable

d’attirer l’attention par le dynamisme de ses lignes, de créer l’étonnement, voire de devenir un

évènement à la fois visuelle et en terme d’expérience. Michael Graves exploite l'escalier libéré de sa

cage comme expérience spatiale dans la maison Snyderman (fig78). Cet escalier droit assure la liaison

entre les deux étages et est accroché en porte à faux du volume du bâtiment, suspendu entre ciel et

terre. Extirpé du corps de la construction, l’escalier aménage un parcours offrant des vues vers

l’intérieur de la villa. L’architecture se donne un moment à voir lors de ce déplacement. La ligne

diagonale de l’escalier est utilisée comme contrepoint à la grille orthogonale.

L’expérience spatiale d’un escalier en porte-à-faux est d’autant plus manifeste dans la maison

Douglass (fig81) conçue par Richard Meier. Plus encore qu’une rupture dans la composition

orthogonale d’une façade, Meier confronte l’utilisateur avec le vide. Accrochées à la maison en

porte à faux, ses volées de marches en résille métallique relient le salon aux chambres. Il est

suspendu dans le vide au-dessus de la forêt de conifères. Dans une architecture qui peut évoquer le

pont d’un bateau, l’escalier fortement détaché de la façade fait figure de proue de la villa, se tendant

vers les eaux du lac Michigan sur les rives duquel se dresse la construction. L’acte d’ascension

devient un évènement architectural.

Façade sculptée

L’escalier peut décrire une partie de la volumétrie du bâtiment. Même s’il est intégré au volume

intérieur, certains architectes en manifestent sa présence à l’extérieur, par une échancrure ou par un

porte à faux affichant la diagonale discontinue de ses volées. À l’inverse, la forme d’un l’escalier à

l’extérieur peut déterminer une partie de la volumétrie intérieure d’un bâtiment, assumant la forme

de ses rampants ou de ses plans obliques.

Dans les dortoirs du MIT (fig83), réalisés par Alvar Aalto, les escaliers desservant tous les niveaux

courent sur la façade, installés dans un volume en porte à faux décrivant deux zébrures.

L’architecture expose la ligne caractéristique de l’escalier droit à paliers intermédiaire, alternance

d’horizontales et d’oblique, pour accentuer la dualité des deux façades principales. La façade sud

côtoie la rivière en décrivant une ondulation, continue et lisse. Il oppose, côté nord, des arêtes vives

verticales et la ligne brisée engendrée par les volées et paliers. Les deux zébrures en porte à faux de

l’escalier ont une « double fonction ». 65 Outre l’aspect fonctionnel primaire de l’escalier, les deux

obliques forment un V pointant à sa jonction l’emplacement de l’entrée principale du dortoir. Le

geste à priori formel devient repère, visible de partout dans le campus. Bruno Zevi écrit dans le

Langage Moderne de l’architecture : « l’escalier qui était jusqu’ici enfermé dans un tube vertical, fait

saillie sur toute la façade qui donne sur le campus et devient l’instrument de réunification des

différents étages superposés, Aalto remplace la décomposition des parcours en un couloir

(circulation horizontale) et en escaliers (circulation verticale) par un escalier-couloir »66. L’effet de

zébrure est accentué par le décalage des percements modulaire de type industriel qui suit le

64

A. Picon, Ibid. 65

Malcolm Quantrill, Alvar Aalto : A Critical Study, Schocken, New-York, 1983 66

Bruno Zevi, Le Langage Moderne de l’architecture, Pocket, Paris, 2003

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parcours de l’escalier. Aalto réutilise ce motif caractéristique de l’escalier, alternance d’horizontal et

d’oblique, au palais Finlandia Hall (fig84). Un volume plein dont une arrête suit la découpe des volées

et paliers qu’il enferme joue le contraste avec la façade régulièrement percée d’ouvertures verticales

sur laquelle il s’accroche.

Dans leur réaffectation d’une laiterie de campagne en résidence pour musiciens (fig89), Robbrecht

en Daem comble l’espace qui sépare l’ancienne laiterie de la pente escarpée par une nouvelle

construction. Les locaux donnant sur rue sont dédiés aux réceptions et des petites expositions tandis

que la nouvelle construction contient la salle de concert. Aux allures de ziggourat, l’extension donne

accès au toit par un large escalier extérieur en spiral. Exploité comme 5em façade, l’escalier extérieur

définit à la fois la forme extérieure et répercute son impact sur celle des espaces intérieurs. Le

ziggourat est conçue comme une coquille qui est habillée avec la même brique rouge des deux côtés,

générant un toit en spirale douce à l’extérieur et un plafond sculptural à l’intérieur. Simultanément,

ce double effet produit du ziggourat produit « a subtle statement about architecture’s potential role

and signifiance in creating spaces for art. »67 Le résultat est un espace construit comme « une

coupole : les dalles se projettent vers le centre de la salle »68, la présence de l’escalier est lisible

partout dans le bâtiment.

Exacerbation

Dans tous les exemples que nous avons évoqués, c’est par le caractère d’évènement plus ou moins

ponctuel que l’escalier acquiert sa qualité, et le projet sa singularité. C’est en complexifiant les

rapports entre les éléments, en introduisant une certaine ambiguïté, en brouillant la lecture que le

projet surprend voire subjugue. Lorsque l’escalier devient un motif exacerbé en façade, il annihile

tout son potentiel. Sa simplification conduit à un rapport univoque lui faisant perdre son sens. Dans

le projet le Stavanger concert hall de BIG (fig 93), le motif de l’escalier est reproduit sur toute la

façade. Cette uniformisation conduit à une appréhension directe des ressorts du projet, elle balaye

toute équivoque, toute complexité. À propos des escaliers de certains bâtiments de la Renaissance,

Julien Guadet dit : « Quiconque veut donner une haute idée de son habitation ou de son édifice,

compte avant tout sur la séduction de l’escalier, occasion unique d’effets pittoresques et

d’architecture animée. On a parfois exagéré, et il y a tel petit palais d’Italie dont l’escalier occupe la

moitié. Cela, c’est la supercherie moitié ridicule, moitié touchante, de celui qui se prive du nécessaire

pour pouvoir être fier de son superflue »69. Même si l’objet de la critique de Guadet est d’un autre

ordre, il semble que ce qui caractérise le projet de BIG, c’est son aspect superflu, cette dépense

d’énergie pour un résultat superficiel. Les images 3D du projet prétende une utilisation possible de la

façade comme espace public par son pli, mais il faudrait être naïf pour y croire. Elles ne sont qu’un

argument de vente démagogique et vulgaire. Alors que la plupart les projets cités trouvent leur

pertinence dans le temps, ont et continueront de suscité de l’intérêt, certains des projets de BIG sont

antinomiques d’une pratique prospective de l’architecture et symptomatique de la superficialité

d’une tendance formaliste et tape-à-l’œil. Heureusement ce type de pratique reste marginal.

67

Wouter Davidts - http://www.robbrechtendaem.com/ 68 Maurizio Cohen, Musicien en résidence : Laiterie réaffectée par Robbrecht & Daem Architecten,

A+ 193, Avril–Mai 2005

69

Julien Guadet, Éléments et théorie de l'architecture, Librarie de la construction moderne, 1905

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Nous avons pu le voir que les escaliers insérés ou non dans leur enveloppe peuvent avoir un impact

non négligeable sur un bâtiment, tant dans leur appréhension intérieur qu’extérieur. Le contraste

amorcé par la rupture visible en façade peut se prolonger dans une véritable expérience spatiale à

l’intérieur. Mais la réciprocité des rapports que peuvent entretenir l’escalier et le bâtiment ne

s’exprime pas uniquement dans une relation à l’enveloppe ou la façade. Pour dépasser cette

appréciation qui est restée jusqu’ici essentiellement formelle, il faut étendre l’étude à des notions

dépassant largement le cadre strict de l’escalier, en l’observant par des principes d’organisations,

d’articulation, de composition en plan et en coupe, de circulations, etc.

Escalier par l’espace

« C’est souvent la manière dont les escaliers sont intégrés à l’organisation spatiale d’une maison qui

trahit la capacité de l’architecte à gérer l’espace. » Sigfried Giedion

Si l’on s’intéresse à l’escalier du point de vue de l’espace, il ne peut s’appréhender seul. Il dépend

des espaces qu’il dessert et qui le desservent et liés à ceux qui le bordent. Nous tenterons ici de

mettre à jour le potentiel spatial de l’escalier. Par potentiel spatial, nous entendons les possibilités

d’organisations et d’articulations des espaces à la fois en plan et de manière tridimensionnelle.

Nous verrons tout d’abord que l’escalier peut constituer une base dans l’élaboration d’un plan. Il

peut permettre une organisation simple, et même se charger de vocations supplémentaires,

devenant lieu de rencontre, reprenant une partie des charges. Nous constaterons aussi qu’il peut

jouer un rôle important pour assurer des continuités ou autonomisé des espaces et qu’il peut avoir

une place prépondérante dans une composition. Nous tenterons ensuite de mettre en évidence une

facette particulière de l’escalier, lorsque celui-ci devient couloir vertical. Il peut dès lors parfois être

le seul organe de distribution entre les différentes fonctions d’un programme. Nous étendrons cette

notion à celle d’articulation tridimensionnelle. Plus encore qu’un couloir vertical, il devient ici la

condition à la fois d’organisation et distribution. Nous évoquerons enfin son rôle central dans le

dispositif bien connu de promenade, de parcours architectural, concluant par ailleurs notre propre

promenade à travers l’histoire de l’architecture.

Organisation et Composition spatiales

Qu’il soit conçu comme un volume hermétique et autonome ou bien comme un objet libre à l’image

des projets développer en amont, l’escalier réclame ses propres dimensions, son propre volume. La

largeur de ses marches, alliées à la hauteur de son échappée, de la longueur de ses volées, etc.

implique un espace virtuel qui lui est dédié. Par nature, l’escalier se développe en hauteur, il

constitue avec le mur ou la colonne, le principal élément de liaison vertical de l’architecture. À la

différence du mur ou de la colonne, il a pour vocation d’être marqué par le pas de l’homme, de lier

deux niveaux. Il n’est pas étonnant que certains architectes cherchent à tirer parti de son volume

pour organiser l’espace en plan. Selon son degré de transparence et celui des éléments qui le

constitue, il peut devenir limite implicite ou explicite. De même, en coupe sa position, des

dimensions et son traitement peuvent assurer fluidité ou indépendance.

Le bâtiment de marketing Ricola, construit par Herzog & De Meuron (fig95) se dresse au milieu d’un

village entouré par la nature. L’intention première était de mettre en place une architecture tentant

de lier intérieur et extérieur par l’intermédiaire de façade vitré, une conception du bureau paysager

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jusqu’ici tout à fait classique. Ils disposent ainsi les programmes en périphérie et expliquent à propos

de l’organisation intérieure : « The building is planned as a single, cohesive, open space that offers,

for the most part, a transparent office landscape on two floors »70. Ce qui distingue le Ricola

Headquarter, c’est notamment son escalier monumental, monumental en comparaison de l’échelle

du bâtiment. Disposé au milieu de l’espace, il est simultanément un élément organisant le

programme autour de lui, un connecteur vertical entre les étages, « a meeting place and an

auditorium »71. Il devient, en plus d’être l’évènement focal et l’élément organisationnel, un lieu

rendez-vous, de cohésions sociales. C’est bel et bien par son échelle et sa position stratégique qu’il

lui est permis de répondre à ces vocations. Il acquiert par cela une dimension en faisant un moteur

du projet.

Face à des parcelles aux dimensions réduites, il est parfois difficile de sous cloisonnés sous peine

d’aboutir à des espaces inexploitables, sous-éclairés, voire invivables. L’escalier peut donc devenir un

moyen simple d’agencer les espaces sans perdre de place, tout en conférant une certaine cohésion à

l’ensemble. Ce type de bâtiments, construits sur des parcelles extrêmement exigües ou irrégulières

en milieu urbain, est courant Tokyo. Les architectes doivent alors trouver des solutions pour

compenser le manque d’espace et les vis-à-vis. La Small House de SANAA (fig 96) est représentative

de ce type problématique. Les clients voulaient quatre niveaux séparés correspondant à diverses

fonctions d’une habitation ; un bureau, deux chambres, une cuisine/ salle à manger, une terrasse

avec buanderie. L’escalier hélicoïdal central détermine l’agencement des différents niveaux. Chaque

étage et sa relation avec l’escalier sont conçus pour répondre à la fonction correspondante. Par

exemple, la contraction de l’escalier avec la paroi extérieure intimise les tables de travail de la

cuisine, tout en libérant une surface en L pour le séjour et une table à manger, les paliers s’ouvrent à

des positions stratégiques, faisant dos à la cuisine ou face à la buanderie. Les quatre colonnes

entourant l’escalier, expression réduite et implicite d’une cage d’escalier, reprennent une partie des

charges. L’escalier devient colonne vertébrale du projet. Les plateaux s’y accrochent et leurs surfaces

varient selon les besoins des programmes. Les colonnes sont liées à l’espace virtuelle de l’escalier à

vis, celui-ci en plus d’être l’unique élément d’organisation du plan de la maison participe à la

dimension structurelle du bâtiment, il devient par cela élément à fonction multiple.

Il arrive que la circulation verticale soit liée à un tel point à la conception tridimensionnel d’un

ouvrage architectural qu’elle en devient une composante fixe, qu’elle soit, dès le début un thème, un

ancrage au projet. Sa construction et sa matérialisation découlent directement de la structure du

bâtiment ou en constituent un élément permanent. Le principal enjeu du projet de l’école Zollverein

portait sur la flexibilité des espaces (fig98). SANAA répond à la problématique en proposant un

bâtiment comportant quatre niveaux de hauteurs différentes et des plans ouverts uniquement

structurés par les deux cages d’escalier et une cage d’ascenseur. L’indétermination d’usage a conduit

les architectes à proposer un projet ou les seuls éléments fixes sont les cages de circulations

disposées à des endroits stratégiques. Cette disposition suggère un agencement implicite : le rapport

de dimension entre les cages et la façade et entre les cages entre elles permettent ou non

l’intégration de tel ou tel programme (salle de classe, auditorium, bureau, etc.). Une grille modulée

sur les dimensions des cages d’escalier vient définir la cellule minimale. Dès lors, l'ordre et la

70

Fernando Márquez Cecilia, El Croquis. Herzog & de Meuron 1998-2002, Vol. No. 109/110, Richard Levene, Madrid, 2002 71

Fernando Márquez Cecilia, Ibid.

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disposition des salles n'ont pas d'importance. Elles sont dans des positions équivalentes. Il n'y a pas

d'accent dans le plan, car tous les éléments sont disposés de manière multiple dans une situation

d'équilibre. La répétition des éléments, la grille modulaire et le processus d’indétermination

poussent Adrien Besson à se demander si « l’on peut encore parler de plan? »72.

Il n’est pas nécessaire que les escaliers soient placés au centre, comme élément flottant dans un

plan, ou bien qu’il soit inséré dans une grille régulière à des positions stratégiques pour répondre à

des ambitions organisationnelles. Par sa dimension verticale, il peut devenir pivot, assurer des

continuités spatiales et en dernière instance permettre une forme d’autonomie sous couvert d’une

unité spatiale générale.

On pénètre dans la salle de lecture de la Viipuri Library de Aalto (fig 99) par une étroite cage

d’escalier (fig 4). Le visiteur débouche alors sur un vaste palier situé au milieu de la salle de lecture.

La main courante guide alors le lecteur vers le guichet d’accueil. Un nouvel escalier courbe vient lier

les guichets à l’autre parti de la salle de lecture. Aalto utilise la circulation verticale pour rassembler

les zones de prêt et de lecture, ce qui permet aux zones d’être facilement surveillé par une seule

personne. La singularité des deux escaliers dépend selon Deplazes « des décisions de natures

organisationnelle et spatiale »73. En effet, l’escalier principal qui se dédouble en deux volets

parallèles sert à la fois d’accès au guichet et de circulation interne dans les salles de lecture. La main

courante permet de séparer les lecteurs des arrivants et sortants. L’escalier courbe achève de relier

le guichet à l’autre salle de lecture. Les escaliers et les différences de niveaux qu’ils impliquent

deviennent la condition d’unité, de continuité et d’intimité de l’ensemble de l’espace de la salle de

lecture.

Au Palazzo Dell’Università (fig100), on entre dans par un vestibule sombre. L’œil est directement

attiré vers la cour, située dans l’axe de l’entrée, qui elle est baignée de lumière. L’escalier est gardé

par deux statuts de lion, et l’escalier est fuselé, formant une fausse perspective pour en accentuer sa

longueur et sa monumentalité. Au sommet, tous les murs sont enlevés. Vestibule et cours sont ainsi

interconnectés par une colonnade voûtée. Le parti dénote selon Nobert-Schulz, « un nouveau souci

de continuité spatiale (…), le grand escalier menant à la cour est devenu complètement transparent.

(…) il en résulte un vigoureux mouvement en profondeur »74. De la cour, l’attention est directement

portée vers l’unique élément diagonal en bout de l’axe de circulation - l’escalier (fig101) – et sur la

colonnade du niveau supérieur, qui cadre un aperçu du jardin sur la terrasse supérieur. L’escalier un

nouveau calque, la première volée est disposée dans le même axe que l’escalier menant au vestibule

en contrebas. Au premier pallié, l’escalier se divise en deux volés à angle droit, après ces deux volées

divergeant, deux nouvelles volées parallèles finales mènent à une colonnade voutée qui entoure la

cour au Piano Nobile. Selon Templer, “This grand internal staircase, were designed to make the

transition from the ground to the piano Nobile and the upper floors as imperceptible a spatial barrier

as possible. The stairs and the stair halls are used to distract the stair user from the act of climbing

and to integrate the vertically adjacent spaces »75. L’escalier de la cour comprend en réalité une

autre disposition du même type, qui lui est superposé. La mise en scène est d’autant plus manifeste

que la dernière volée d’escaliers ne mène nulle part. Cet élément architectonique non fonctionnel

72

Adrien Besson, Architecture et indétermination, Matière 8, p.59 73

A. Deplazes, Op. Cit. 74

Christian Norberg-Schulz, Architecture Baroque, Gallimard, Paris, 1992 75

Templer, Op. Cit.

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trouve sa justification uniquement dans la satisfaction du regard. Le décor a un début et une fin, le

jeu de composition est total.

L’escalier peut devenir un moteur dans la composition autant qu’un moyen de plonger l’utilisateur au

cœur de l’architecture. Pour le pavillon de l’exposition des arts décoratifs de paris en 1925 (fig102),

Mel’Nikov exploite la plus grande dimension de la parcelle concédée, la diagonale du rectangle, pour

y insérer un escalier. Les deux escaliers brisent la trame orthogonale du pavé du pavillon en en

transperçant son volume. Ainsi, la « façade principale est en quelque sorte intérieure, donc

indépendante de l’entourage »76. L’escalier affiche sa force et son dynamisme à la fois dans l’oblique

du rampant de ses volées et surtout dans sa traversé diagonal du plan. Il exprime ainsi la

« suprématie du mouvement sur l’ornementation »77. Son escalier se tend vers l’extérieur pour

inciter les passants à y entrer dans les salles d’expositions accessibles au premier étage. Il

accompagne alors le pas des visiteurs dans une expérience visuelle et psychologique. La foule

pénètre le bâtiment de biais, sous la protection (relative) des poutres entrecroisées qui abritent

l’escalier, les visiteurs ne sont pas tout à fait dehors, ni tout à fait dedans. Le tracé particulier de

marches, ces dernières ne sont pas perpendiculaires aux parois qui la bordent, interpelle l’utilisateur.

Frederick Starr écrit dans son étude du pavillon : « la séquence qui conduit le public sous l’alternance

des panneaux de toiture vers le premier étage est une des promenades architecturales les plus

dramatiques qu’il ait été donné à un architecte du XXe siècle de concevoir. »78 La mobilité humaine

devient un composant de l’architecture, et l’escalier « transforme le mouvement de la foule en une

partie intégrante de la construction. »79

Couloir vertical

Ce qui distingue fondamentalement un escalier d’un couloir c’est la dimension verticale. Le couloir

accompagne l’utilisateur d’un mouvement horizontal continu d’un endroit à un autre situé à des

distances variables. Il est pourtant possible que la distinction entre les deux s’amenuise en fonction

du traitement de l’escalier. Il est possible à la fois de connecter deux niveaux situés à des hauteurs

différentes et de franchir une distance horizontale plus ou moins considérable. Au cours de l’histoire,

cette propriété de l’escalier a été utilisée à des fins diverses. Parfois le couloir tridimensionnel est

utilisé pour franchir de longue distance tout en manifestant une dimension monumentale ou

cérémoniale. D’autres fois, il permet d’accentuer les tensions et les propriétés spatiales d’un projet. Il

peut aussi permettre d’aboutir sur un plan sans couloir, lui-même devenant couloir.

A la Scala Regia (fig 103), Bernini devait faire face à une parcelle relativement étroite en comparaison

de sa longueur, ces proportions étaient « peu propice à l’aménagement d’un escalier

monumental»80. Par une série d’artifice, Bernini va recréer une monumentalité tout en distrayant

l’utilisateur de l’acte de montée. Ainsi, les marches occupent toute la largeur de la parcelle, les girons

sont larges tandis que la hauteur des contremarches est faible, la foulée est par conséquent aisée. La

longue distance à franchir est compensée par une pente douce, l’effort à fournir est moindre. De

76

Marcel-Eugène Cahen, Clarté, n°16, 1925 77

Frederick Starr, K. Mel’nikov, le pavillon soviétique, Edition l’Equerre, 1981 78

F. Starr, ibid. 79

F. Starr, ibid. 80

Norberg-Schulz, Op. Cit.

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plus, Bernini « corrige les dimensions réelles de l’espace »81. En effet, les murs convergents de la

parcelle auraient donné une impression de profondeur importante, si l’architecte n’avait pas placé

une série de colonnes dont la convergence est moindre. Les colonnes compensent, dans une fausse

perspective, la profondeur de la parcelle. La lumière joue aussi un rôle crucial dans cette mise en

scène. Deux ouvertures filtrent la lumière et rythment l’ascension. La première est latérale et située

à hauteur du palier intermédiaire. La seconde est frontale, dans l’axe d’ascension, percé dans le mur

du palier final. Les deux ouvertures grâce à leur position, leur orientation et leurs relations aux

colonnes donnent lieu à des jeux de lumière complexes qui « dissolves the contours of the room » 82.

La maison Crypte (fig 104), construite par Christian Girard, présente la particularité d’être construite

en intérieur d’îlot dans une parcelle toute en longueur, et situé en contrebas de la rue. La maison

s’organise autour d’un patio central. Les espaces de vies sont disposés de part et d’autre de celui-ci,

séjour d’un côté, cuisine, salle à manger et chambres de l’autre. La particularité de la parcelle à

conduit l’architecte, selon Pascale Blin, « à déployer la maison selon quatre séquences, l’entrée-

descente, le grand séjour mono orienté, le patio, l’espace repas (à double hauteur), associé en plan

et en volume à l’espace nuit (…)»83. Les escaliers accentuent les tensions entre les séquences, ils

deviennent les éléments uniques de transition entre les différents volumes. Ils prolongent le

parcours étiré de la maison, ils jouent avec la longueur de la parcelle. Leur nombre, leur déclinaison

en taille et en type (escalier extérieur et intérieur, escalier droit et à vis, escalier ascendant et

descendant) participent à la qualification de la maison. Escalier et circulation horizontale se fondent

l’un dans l’autre pour former un objet unique, mais à vocation multiple. [ Il est cependant regrettable

à mon sens que le principal élément d’articulation et le véritable espace singulier de la maison, sa

crypte, ne soient pas à la hauteur des ambitions affichées. En effet sa position centrale, son type

d’espace (enterré), constitue des atouts avec lesquels il aurait été possible de jouer. Dans le cas

présent, son traitement et sa compression en font un espace quasi résiduel. En poussant le jeu de

déclinaison d’escalier qui se révèle à l’intérieur et à l’extérieur, la crypte aurait pu acquérir une

véritable identité, un objet secret et mystérieux qui ne se limitent pas à trois pièces étriquées et

fermées. ]

Le musée d’art de Vaduz (fig 105), conçu par Meinrad Morger, Heinrich Degelo et Christian Kerez,

arbore une forme parallélépipédique. Un volume opaque qui ne dévoile en rien ses espaces

intérieurs. Le plan intérieur joue sur la figure du rectangle dans des rapports d’homothétie.

L’ensemble des espaces d’expositions est organisé autour de deux escaliers droits, l’un grimpant

dans la direction opposée de l’autre, les deux connectant le rez au premier étage. La disposition

intérieure est pour Jacques Lucan exemplaire d’un plan sans couloir, qui « établit une égalité

figurative entre toutes les surfaces du plan, qu’elles soient utiles ou de circulation ou de

dégagement »84. En effet, les escaliers deviennent couloir, ils permettent de connecter deux étages

tout en distribuant les espaces d’exposition situés aux extrémités du musée. Les escaliers et leur

configuration deviennent la condition pour un parcours continu. La problématique du plan sans

couloir dépasse selon Lucan aussi bien, « une composition « Beau-Art » qui accorde souvent une

prépondérance aux espaces de distribution, y voyant l’âme même de la composition »85, qu’une

81

Norberg-Schulz, Op. Cit. 82

Nikolaus Pevsner. An Outline of European Architecture. Penguin, 1963 83

Pascal Blin, 25 maisons en ville, Fréderic Lenne, Paris, 2006 84

Jacques Lucan, Matière D’art – Architecture contemporaine en Suisse, Birkhäuser, 2001 85

J. Lucan, Idib.

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conception « moderne » où distribuer est fréquemment synonyme d’une promenade architecturale,

qui propose une succession de séquence et de tableau.

Articulation tridimensionnelle

« La conception spatiale tridimensionnelle vise à réduire le contraste entre mouvement horizontal et

vertical en fondant les zones de circulation horizontale et verticale les unes dans les autres »86. Les

séparations entre les niveaux peuvent être encore réduites par des décalages ou des plans inclinés.

Organisation et articulation verticale sont alors liées dans une relation insécable. Ces dispositifs

permettent de manipuler la hiérarchie entre les étages et parfois de créer un parcours jouant des

spécificités des espaces mis en place.

Mallet-Stevens pour un projet dont le programme comprenait un atelier pour sculpteur et trois

appartements autonomes (fig 106) propose de mettre en place une distribution intérieure qui

« rompt avec l’idée d’un espace servant qui distribue les pièces de représentation »87. Comme le

remarque Christian Bonnefois, « à la notion d’étage se substitue celle d’articulation de volumes

fragmentés, correspondants aux différents éléments du programme, qui s’interpénètrent »88. De

l’extérieur, l’indépendance des volumes est clairement lisible, l’escalier et sa cage contraste par son

volume cylindrique avec les autres. Couronnée par un disque de ciment, elle s’affiche comme une

tour, un repère. En coupe, cette discontinuité est clairement lisible. Elle est en effet issue de la

dénivellation du rez-de-chaussée, divisé en trois niveaux : l’atelier supérieur, au niveau de la rue,

l’atelier inférieur en contrebas de celle-ci (-1m35) et la loggia en mezzanine sur l’atelier inférieur

(+0.9m). Ce décalage se répercute sur tous les niveaux de la construction et induit le positionnement

des étages supérieurs les uns par rapport aux autres. Au centre, l’escalier et sa cage constituent un

pivot. L’hélice de l’escalier reconstitue l’unité de l’ensemble. Il articule les différents volumes des

appartements et les dessert directement. Cet agencement permet au bâtiment de s’astreindre de

couloir tout en permettant une organisation périphérique souple au gré des nécessités d’orientation,

de surface et de hauteur sous plafond.

Adolph Loos dépasse la superposition régulière de plateaux horizontaux reliés entre eux par le

volume vertical d’une cage d’escalier en créant une juxtaposition tridimensionnelle de pièce, le

Raumplan. Dans beaucoup de projets de Loos, les pièces ont non seulement des surfaces différentes

du sol, mais présentent aussi des hauteurs sous plafond variées, selon leur destination et leur

signification. Il en résulte des volumes imbriqués les uns dans les autres engendrant de nombreuses

différences de niveaux. Dans une telle architecte, Loos introduit un jeu complexe et parfois même

difficile sur les circulations, ou les escaliers développent un rôle stratégique. Dans la majorité de ses

villas, Loos caractérise de façon spécifique le changement d’étage par des escaliers différenciés – à

une volée unique, à double volé, droit, à retour, à 2 – 4 – 8 marches, etc. – et orienté de plusieurs

manières. « Dans ce sens, il contribue à ce que le parcours à la verticale, durez à l’attique, soit vécu

comme une série d’expériences diverses. »89 Il établit un seuil entre les étages par des circulations

verticales souvent différenciées. En effet, « l’escalier ou plutôt les escaliers sont souvent des

86

Deplazes, Op. Cit. 87

Oliver Cinqualbre, Robert Mallet-Stevens - L’œuvre complète, Article de Christian Bonnefois, Edition du Centre Pompidou, Paris, 2005 88

Christian Bonnefoi, Le N°10 de la rue Mallet-Stevens, Architecture, Mouvement et Continuité, n°41, Mars 1977, p23-27 89

Bruno Marchand, Cours de Théorie de l’architecture donné à l’EPFL de Lausanne

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éléments de transition, non pas dans le sens fonctionnel, mais formel, entre les différentes parties

compositives, entre les différentes centralités. L’escalier purement fonctionnel, lien direct entre les

différents lieux, est toujours cloisonné. »90 La conception Loosienne de l’espace engendre des

autonomies apparentes, les différences de niveaux qui participent à l’individualisation des pièces.

Mais les escaliers résolvent les déplacements graduels. Ils introduisent des tensions, renforcent les

liaisons ou accentuent les séparations. La maison Müller à Prague (fig107), qui apparait, de

l’extérieur comme un volume relativement simple propose dans son intérieur une succession

d’expériences spatiales complexe dont Tournikiotis propose une description : « L’entrée donne,

comme toujours, sur un vestibule avec lavabo et W.-C. On accède à la zone de séjour par un escalier

en “chicane” et l’on doit redescendre deux fois quatre marches pour obtenir, en fin de parcours, une

vue en surplomb de la salle de séjour. Six autres marches mènent à cette dernière et il faut ensuite

en monter deux pour se rendre dans la salle à manger. Cette différence de niveau constitue la seule

séparation entre les deux espaces. En remontant les huit marches, on gagne le boudoir de

Mme Müller et on en redescend quatre pour atteindre la bibliothèque de M. Müller. Le boudoir lui-

même est divisé en deux parties : un coin pour l’intimité, qui communique avec la salle de séjour par

une fenêtre oblongue ; et un coin pour écrire, trois marches plus basses, d’où l’on descend

directement dans la salle de séjour. La bibliothèque, lieu de travail de M. Müller, est la seule pièce

qui soit séparée de ce continuum de la vie diurne. Les chambres se trouvent à l’étage supérieur. Un

ascenseur facilite les communications. »91 Les escaliers de la maison Müller participent à la

découverte progressive de l’espace de l’habitation. L’escalier n’est plus cet élément autonome, mais

interfère avec le reste de l’espace. Il invite à la promenade architecturale.

Investissant le thème de la fluidité et de continuité spatiale, OMA proposa pour le concours de la

bibliothèque de Jussieu (fig 108), en 1993, un cube dans lequel évoluaient deux hélices hélicoïdales

soutenues verticalement par une série de poteaux traversant tout le bâtiment. Koolhaas met ici en

application ce qu’il nomme le « inside-out city » qui consiste à un pliage de « rue » générant un

boulevard intérieur vertical qui expose et relie tous les programmes dans une séquence unique. Il

explique : « A tous les éléments du programme, il offre l’avantage de la visibilité et de l’accessibilité :

le visiteur devient un flâneur baudelairien , observateur séduit par un monde de livres,

d’informations, et par les “situations” urbaines.[…] De par son échelle et sa diversité, l’effet des plans

inhabités devient presque celui d’un forum, thème qui déclenche la lecture du boulevard comme

composante d’un système de “cité”, dépassant le cadre du programme : places, parcs, escaliers

monumentaux, cafés, boutiques ».92 La division classique entre horizontale et verticale est ici

dépassée. Il prolonge le rez-de-chaussée vers le haut dans un ruban continu, sans véritables escaliers.

Il reprend dans un sens l’interprétation de Claude Parent à propos de l’oblique : « En réalisant à

l’intérieur de l’habitation une mobilité généralisée, l’obliquité transformera l’ancienne cellule qui

n’était en somme qu’un “micro ghetto”, en un véritable paysage intérieur que nous parcourrons

librement »93.

Promenade architecturale

90

Felice Fanuele, Trotzdem (essais 1900-1930), Innsbruck, 1931 91

P. Tournikiotis, Loos, Macula, Paris, 1991 92

Rem Koolhaas & Bruce Mau, S,M,L,XL O.M.A, Monacelli Press, 1995 93

Claude Parent, Circulation habitables, Architecture principe, n°5, juillet 1966

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Le Corbusier a bien évidemment exploité pleinement l’escalier dans ce qu’il nomme l’architecture

vivante. « L’architecture se marche, se parcourt. (…) Muni de ses yeux, et regardant devant lui, notre

homme marche, se déplace, livré à ses occupations, enregistrant ainsi le déroulement des faits

architecturaux apparus à la suite l’un de l’autre. Il en ressent de l’émoi, fruit de commotion

successive »94. Pour la villa Savoye (fig 109) , Le Corbusier intègre doublement la dimension verticale

du plan libre. D’une part, la spirale de l’escalier sans cage se déroule et traverse librement les

différents niveaux. « Celui-ci (le solarium) est relié par trois volées d’un escalier à vis jusqu’à la cave

creusée en terre sus les pilotis. Cette vis, organe vertical pur, s’insère librement dans la composition

horizontale. »95 À l’escalier se juxtapose une rampe. Le premier propose une circulation discontinue

qui tourne dans le sens des aiguilles d’une montre. L’autre s’arpente de manière continue et monte

dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. À l’élan du mouvement rapide dégagé par la vis

s’oppose la lenteur cérémoniale de la rampe. Les deux sont liés dans un angle à 90°, dans une

proximité tangente. Les deux circulations sont agencées de manière à ce que cette zone tangente

corresponde au niveau intermédiaire de l’escalier et au niveau plein de la rampe. Cette relation fait

dire à Moore : « Ainsi, avec une maitrise des éléments standard de l’architecture, il a généré un motif

de relation espace/temps périodique très complexe, expérimenté de manière primaire à travers le

mouvement du corps. »96 L’escalier est inscrit dans le corps du bâtiment, et offre au regard la

traversée des espaces intérieure. La rampe offre alternativement des vues sur l’intérieur et

l’extérieur. Rampe et escalier participent pleinement à la promenade architecturale, proposant deux

façons différentes d’appréhender l’espace en trois dimensions. « L’architecture assume plus de vie et

donne plus à mesure qu’elle devient une scène de mouvement. »97

Pour l’ambassade des Pays-Bas à Berlin (fig 110), Koolhaas prolonge les préoccupations de la

bibliothèque de Jussieu et conçoit une circulation continue qui relie tous les étages du bâtiment sans

interruption. Koolhaas introduit la notion de « trajectory » dont il explique: « it’s a spatial element in

itself carved out of the interior of a cube made up of levels of offices and generic workspaces »98.

Cette “trajectoire” entretient une relation visuelle directe au contexte, à la Spree, à la tour de

télévision Fernsehturm, à la cour intérieure, etc. Le parcours alterne couloir intérieur et en façade,

percé visuelle sur l’extérieur, vides sur des espaces situés en dessous, etc. La diversité du

cheminement en fond une véritable promenade architecturale. Ici le plan, bien que nécessaire à la

compréhension globale et technique du projet, porte préjudice à la représentation du rapport

espace/temps, qui est ici l’essence du projet. Rem Koolhaas oppose donc la représentation classique

du plan à celle de la coupe « du cheminement ». Le rôle du « boulevard intérieur» est confirmé par

le système structurel, le bâtiment est soutenu par les murs adjacent à la « trajectoire ». À celle-ci se

greffent tous les éléments du programme, bureau, salle de conférences, fitness, etc.

L’escalier libéré de sa cage, et intégré au système circulatoire général, développe pleinement son potentiel en matière d’expérience spatiale. « Il ouvre de riches et variées interactions avec les espaces qu’il traverse, offrent à volonté des changements de vues quand ses volées de retournement. »99 Il ouvre la voie pour une architecture sensible et subtile, une architecture

94

Le Corbusier, entretien avec les étudiants des écoles d’architecture, Paris, Les Editions de Minuit, 1957 95

Benton Tim, Les villas de Le Corbusier, 1920 -1930, Editions Dunod, Paris, 1991 96

Kent C. Bloomer & Charles W. Moore, Body, Mind, and Architecture, Yale Press, 1977 97

Moore, Ibid. 98

Roberto Gargiani, Rem Koolhaas/OMA : The construction of Merveilles, EPFL Press, Lausanne, 2008 99

Delplazes, Op. Cit.

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complexe jouant d’évènement et de singularité. La promenade s’achève sur celle de l’ambassade de Berlin. Il ne nous reste plus qu’à conclure et je n’ai aucune idée de comment le faire. J’espère que mon mémoire vous aura intéressé, ou dans le cas échéant vous aurez au moins découvert quelques projets digne d’intérêt. Merci pour votre temps.